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LES FONDEMENTS DE L’APPRENTISSAGE

Marcel Crahay
in Véronique Bedin et al., Apprendre
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Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2014 | pages 13 à 24
ISBN 9782361062057
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https://www.cairn.info/apprendre---page-13.htm
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LES FONDEMENTS
DE L’APPRENTISSAGE

L a conception de l’apprentissage humain relève de plu-


sieurs traditions pédagogiques et psychologiques. Cha-
cune d’elles s’ancre dans une tradition et des postulats philo-
sophiques : la conception empiriste estime qu’au fondement de
l’apprentissage et de la connaissance se trouve la perception.
Une deuxième tradition philosophique, de Platon à Descartes,
postule que la raison prime la perception. Elle s’est ressourcée
et réactualisée récemment grâce aux apports de la psychologie
et de la linguistique qui constatent l’importance des structures
mentales de traitement de l’information. À ces deux traditions
philosophiques auxquelles s’apparentent aujourd’hui encore de
nombreuses pratiques pédagogiques, se sont adjointes au cours
du xxe siècle des théories psychologiques pour qui le fondement
de l’apprentissage est l’action du sujet1. Le behaviorisme, puis le
constructivisme piagétien se fondent sur cette prémisse. Un der­
nier courant, représenté par le psychologue russe Lev Vygotsky
et aujourd’hui par la psychologie culturelle de Jerome Bruner,
met l’emphase sur le langage. Pour cette approche, la pensée
humaine est contrainte par le système de signes et de signiica­
tion de la langue écrite ou orale, produit par l’interaction entre
les structures mentales de l’individu et la culture dans laquelle il
évolue.

La perception ou la raison
Une première conception de l’apprentissage humain est
représentée par l’empirisme. Ce courant philosophique et péda­
gogique important fonde son approche de l’apprentissage
sur la perception et l’expérience. Les philosophes John Locke
1­ M. Crahay, Psychologie de l’éducation, Puf, « Quadrige », 2e édition, 2010.
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Apprentissages : ce que disent la psychologie et les sciences cognitives

(1632-1702), David Hume (1711-1776), Étienne de Condillac


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(1714-1796) et Claude André Helvétius (1715-1771) sont les
représentants les plus typiques de cette manière de penser que
l’on retrouve aussi chez Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
ainsi que chez divers pédagogues : Johan F. Herbart (1776-1841)
avec son concept d’aperception, Maria Montessori (1870-1952)
avec le concept d’esprit absorbant et son éducation sensorielle,
Ovide Decroly (1871-1932) avec son principe pédagogique sous
forme de triptyque « observation – association – expression »…
En matière d’enseignement, les empiristes mettent essentielle-
ment l’accent sur l’organisation de l’expérience sensorielle des
enfants : l’enseignement doit partir du concret. Pour l’approche
empiriste, l’apprentissage se ramène en quelque sorte à un enre-
gistrement ou à un stockage en mémoire d’informations venant
de l’extérieur. Tout se passe comme si les stimulations externes
venaient marquer le cerveau de leur empreinte. L’esprit est consi-
déré au départ comme une cire vierge, une table rase qui se fait
imprégner par le monde réel, et ceci par l’intermédiaire des sens.
Dans cette optique, l’esprit est façonné par les expériences qu’il
est donné à l’individu de vivre.
Si les connaissances s’acquièrent par un contact direct avec
le réel, l’enseignement doit se donner pour fonction d’organi-
ser cette rencontre avec les choses, et la pédagogie a pour objet
l’étude des façons de structurer l’expérience sensitive des élèves.
Foncièrement optimiste quant au pouvoir de l’éducation, l’em-
pirisme est profondément égalitaire : moyennant un choix adé-
quat des expériences auxquelles soumettre les enfants, il est pos-
sible de leur faire maîtriser toutes les compétences essentielles.
À l’inverse de l’empirisme, le rationalisme se méie de l’expé­
rience sensorielle que l’être humain peut avoir du réel. Mettant
en évidence les illusions perceptives dont l’individu peut être vic­
time, le rationalisme airme que les sens ne donnent qu’une vue
confuse et non signiicative de la réalité des choses. Si la structu­
ration des connaissances provient, non pas de l’organisation du
monde extérieur (comme le postulent les empiristes), mais de
l’intérieur (comme le postulent les rationalistes), l’enseignement
doit se donner pour première mission de susciter la rélexion

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Les fondements de l’apprentissage

de l’élève, considérant celle-ci comme une fonction pouvant


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s’exercer de façon autonome. Postulant que les structures de la
pensée sont innées, le rationalisme et ses émules contemporaines
conduisent à penser que l’individu doit découvrir la vérité en
lui-même grâce au travail de la raison dont il est naturellement
doté. Autrement dit, c’est par déduction et/ou introspection que
les progrès cognitifs se réalisent. Ce qui amène logiquement à
valoriser l’enseignement du latin, de la logique ou, depuis une
cinquantaine d’années, des mathématiques ; ces enseignements
étant conçus comme des gymnastiques intellectuelles ou, plus
largement, comme des façons d’exercer la logique de l’individu.

L’action et le langage
La psychologie naissante s’enracine dans la philosophie prag-
matiste et souligne la dimension agissante du sujet. L’individu
se trouve placé dans l’obligation de créer des formes de connais-
sances de plus en plus sophistiquées, en s’eforçant d’ajuster
ses actions aux contraintes de la réalité. Pour les béhavioristes
Edward L. horndike et Burrhus Skinner comme pour le
constructiviste Jean Piaget, tous marqués par l’héritage intellec-
tuel de John Dewey, les actions constituent le moyen par lequel
l’individu interagit avec le milieu, s’y adapte et le transforme
tout à la fois. Tout apprentissage s’enracine dans l’action exercée
par le sujet sur son environnement.
Dans cette perspective, E. L. horndike (1874-1949) consi-
dère que l’apprentissage se réalise par essais et erreurs. Traitant
du conditionnement opérant, Burrhus Skinner airme que les
hommes agissent sur le monde, le transforment et sont trans­
formés en retour par les conséquences de leurs actions. Cette
dernière airmation pourrait être reprise par J. Piaget. Ces
auteurs se distinguent notamment par le rôle qu’ils accordent
à l’erreur dans ce processus d’ajustement des actions au milieu.
La loi de l’efet formulée par horndike airme que les actions
couronnées de succès tendent à être répétées par le sujet alors
que celles sanctionnées par l’échec sont éliminées de son réper­
toire d’actions. À l’opposé, B. Skinner n’attribue aucun efet à
l’erreur au point qu’il prétendra, tout au long de son œuvre,

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Apprentissages : ce que disent la psychologie et les sciences cognitives

que l’apprentissage peut se réaliser sans erreur. Il en fera un idéal


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pédagogique puisqu’un cours programmé bien conçu doit, selon
lui, mener l’élève à la compétence terminale au il d’une pro­
gression comportant au minimum 95 % de bonnes réponses.
Quant à J. Piaget, il donne aux erreurs une fonction de per­
turbation ou de facteurs déséquilibrant : toute action constitue
une tentative d’assimilation d’une réalité ; lorsque celle­ci résiste,
il y a échec d’assimilation et déséquilibration momentanée du
système cognitif du sujet qui va s’eforcer de créer un nouvel
état d’équilibre en inventant de nouveaux procédés d’action ; s’il
réussit, il aura réalisé une accommodation.
Les théories de l’apprentissage par l’action sont confrontées à
un problème crucial : le passage des actions aux concepts et, plus
globalement, le rapport entre pensée conceptuelle et intelligence
pratique ou sensori­motrice. B. Skinner le résout en distinguant
les comportements contrôlés par les contingences et ceux gouver­
nés par les règles ; celles­ci étant transmises aux individus par la
voie du langage. La solution de J. Piaget est plus complexe. Selon
lui, c’est avec l’émergence d’appareils sémiotiques (langage, imi­
tation diférée, jeu de faire­semblant, image mentale, etc.) vers
l’âge de deux ans que commence à s’opérer la métamorphose
des schèmes sensori­moteurs en schèmes conceptuels. Ainsi, s’il
est vrai que tout savoir trouve son origine dans l’action, cela ne
signiie pas qu’il suise d’agir pour accéder à une connaissance
représentative adaptée des réalités qui ont été manipulées. Toute
la diiculté consiste à reconstruire sur le plan sémiotique ce qui
est maîtrisé à un niveau pratique. Cette reconstruction consti­
tue, aux yeux de J. Piaget, une conceptualisation et implique
notamment un processus d’abstraction.
Toute action efective comporte une dimension physique
et une dimension logico­mathématique. Ainsi, lorsque le bébé
réagit à la vue d’un objet suspendu en tendant la main pour
le balancer, il découvre qu’une impulsion peut provoquer un
mouvement et, ce faisant, mobilise une liaison inférentielle : sus­
pendu = balancement. L’enfant est face à un autre type de liaison
lorsqu’il constate que la bille, qu’il vient d’introduire dans un
cube vide, peut être retirée du bout du doigt ; une action directe

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Les fondements de l’apprentissage

peut être annulée par son inverse. Par ailleurs, si certaines actions
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comportent un ordre strict de réalisation, d’autres sont douées
de la propriété de commutativité et d’autres encore de celle de
symétrie. Ainsi, pour remplir un récipient d’eau par transvase-
ment, il faut saisir un autre récipient, le plonger dans l’eau, le
retirer en le redressant, puis le renverser dans le premier. Dans ce
cas, il n’est pas question de permuter l’ordre des actions.
Par rapport à toutes ses actions, l’enfant peut procéder à
deux sortes d’abstractions. On parlera d’abstraction empirique
lorsque le sujet extrait, de l’application d’un schème assimilateur
sur le réel, une information sur les objets eux-mêmes et/ou une
information sur les efets de ses actions ; autrement dit, l’infor-
mation tirée de l’action sur les objets peut concerner soit les
propriétés des objets, soit une dimension physique de l’action.
On qualiiera de réléchissante toute abstraction d’une propriété
tirée, non des résultats de l’action exercée sur le monde, mais des
coordinations de schèmes qui ont été mises en œuvre. Lorsque
l’enfant laisse tomber une série de boîtes en plastique dans un
bac à eau et constate que tous ces objets lottent, il réalise une
abstraction empirique. En revanche, les notions avant­après sont
le fruit d’une abstraction réléchissante appliquée à la coordina­
tion temporelle des actions. Dès la première année, le nourris­
son introduit de l’ordre dans ses activités intentionnelles : pour
amener à lui un objet éloigné, il saisit un bâton et l’utilise pour
rapprocher la cible. Au moment de la construction de la repré­
sentation de l’ordre temporel, la succession des actions est proje­
tée sur le plan représentatif, plan sur lequel l’ordre temporel est
reconstruit en tant que concept, ce qui lui confère notamment la
capacité d’ordonner d’autres représentations. L’abstraction rélé­
chissante crée les cadres logiques nécessaires à la pensée : classes,
nombre, temps et espace, causalité et mises en relation de toutes
sortes.
En contrepoint des visions du behaviorisme ou de l’approche
piagétienne, des psychologues comme Lev S. Vygotsky, Henri
Wallon ou aujourd’hui Jerome Bruner estiment que la pensée
humaine ne peut se comprendre sans l’usage d’outils sémiotiques
et, plus particulièrement, du langage. Pour penser, l’individu a

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Apprentissages : ce que disent la psychologie et les sciences cognitives

besoin d’un système de signes lui permettant de traiter les signi-


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ications. Il le trouve dans la culture qui lui ofre le langage, mais
aussi toute une série d’outils sémiotiques (le dessin, l’écriture,
les symboles et signes divers). Postulant une nature sociale per­
mettant à l’enfant de s’approprier la vie intellectuelle de ceux
qui l’entourent, L.S. Vygotsky soutient par exemple que l’en­
fant devient homme par son insertion dans un environnement
social qui véhicule les traces culturelles des conquêtes intellec­
tuelles et technologiques réalisées par les hommes au cours de
leur histoire. L’apprentissage est avant tout une appropriation
des outils matériels (marteau, crayon, télévision, ordinateur…)
et sémiotiques dont la civilisation s’est dotée au fur et à mesure
de son évolution. Ceci ne signiie pas que l’enfant est malléable
comme une cire molle. L’apprentissage se produit en situation
sociale de coopération, lorsque les appareils sémiotiques utilisés
par le compagnon d’interaction peuvent être incorporés par l’en­
fant en fonction de son degré de développement potentiel. La
construction cognitive de la personne se réalise principalement
dans des contextes interactifs au sein desquels l’enfant et l’adulte
s’engagent dans une activité commune. Ce dernier est par nature
un agent de développement, dans la mesure où il médiatise la
relation de l’enfant au monde des objets en guidant, planiiant,
régulant, parachevant ses actions.
Dans cette perspective, la construction du sujet psycholo­
gique ne procède pas de l’intérieur vers l’extérieur, comme le
postule le rationalisme. Il n’est pas non plus le produit des mode­
lages environnementaux. Il est le fruit de la relation sociale. Selon
L.S. Vygotsky, les apprentissages ne dépendent pas du dévelop­
pement endogène de structures cognitives ; les apprentissages
activent le développement en stimulant chez l’enfant toute une
série de processus cognitifs qui ne lui sont accessibles que dans le
cadre d’interaction avec l’adulte et/ou de collaboration avec des
camarades ; une fois intériorisés, ces processus deviennent une
conquête propre à l’enfant. Dans cette perspective, la psycholo­
gie du développement doit nécessairement conjuguer la psycho­
logie de l’apprentissage et celle de l’éducation.

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Les fondements de l’apprentissage

Les avancées de la psychologie cognitive


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Pour le cognitivisme, le cerveau humain traite l’informa-
tion venant de l’extérieur et se régule en fonction d’elle. Plus
exactement, il transforme les inputs informationnels en repré-
sentations symboliques de l’état du monde et manipule ces
symboles en leur appliquant des algorithmes de calcul. Ceux-ci
jouent, dans le fonctionnement cognitif, le rôle que J. Piaget
attribue aux opérations logico-mathématiques. Le champ
d’études de la psychologie est constitué par la manière dont
l’être humain recueille, modiie, encode, interprète, emmagasine
l’information de l’environnement et par la façon dont il en tient
compte pour prendre des décisions et déterminer sa conduite.
Il s’agit encore de comprendre comment une personne ajoute
de l’information à son stock de connaissances permanentes
du monde, comment elle y accède et comment elle utilise ces
connaissances face aux diférentes situations de la vie.
Dans Architecture of Cognition, John Anderson (1983)
distingue deux types de connaissance. Il montre qu’il suf­
it de quelques minutes d’étude pour mettre en mémoire une
connaissance déclarative (connaissance factuelle que l’on peut
énoncer, du type : le mont Everest culmine à 8 847  m) alors
que l’intégration d’une procédure (ensemble de connaissances
et de savoirs explicites ou implicites impossibles à formuler sim­
plement, voire à transmettre, du type : savoir faire du vélo ou
parler l’anglais) requiert une pratique graduelle et souvent consi­
dérable. Si l’on prend l’exemple de la connaissance du calcul de
l’aire d’un triangle, on comprend que la connaissance déclarative
(la formule de calcul) peut s’acquérir aisément par mémorisa­
tion. La connaissance procédurale (la mise en œuvre des straté­
gies mentales et des comportements permettant de résoudre la
question dans un problème de mathématique) est plus longue
et plus complexe à acquérir. En revanche, une fois acquise, la
procédure permet un passage à l’acte rapide et eicace. Le pas­
sage d’une forme de connaissance à l’autre n’est pas simple et
de nombreux travaux actuels portent sur la procéduralisation
des connaissances déclaratives. De manière générale, l’indi­
vidu passe d’une application lente et consciente de règles à une

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Apprentissages : ce que disent la psychologie et les sciences cognitives

pratique de plus en plus automatisée et inconsciente, par la mise


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en actes régulière de connaissances déclaratives (dans l’exemple
choisi, par la multiplication des problèmes comportant le calcul
de l’aire du triangle et nécessitant l’application de la formule).
L’apprentissage de connaissances procédurales correspond à la
constitution de séquences d’actions conditionnelles (si A se pro-
duit, alors faire B), qui permettent la réalisation de certaines
tâches dans certaines conditions. Lire et comprendre un texte,
rédiger, orthographier, calculer, résoudre un problème, maîtri-
ser une langue étrangère… toutes ces aptitudes reposent sur des
connaissances procédurales.
Toujours selon J. Anderson, la maîtrise des connaissances
déclaratives correspond à la première étape des apprentissages.
L’individu intègre dans sa mémoire à long terme des infor-
mations et des instructions relatives à une catégorie de situa-
tions, à l’utilisation d’un code (écrit, par exemple) et/ou d’un
instrument (le crayon et le cahier). Ces informations, codées
sous des formes diverses, ne débouchent sur l’exécution d’une
performance qu’au prix d’un processus d’interprétation de ces
connaissances. Ce processus est coûteux en temps et en espace
de travail : la mémoire de travail doit retrouver toutes les infor-
mations nécessaires à l’action dans la mémoire à long terme et
les y maintenir par une activité de répétition ain de procéder à
leur coordination et à leur traduction en actes. C’est ce proces­
sus que l’on constate chez l’enfant lors de l’apprentissage de la
lecture par exemple. À ce moment, la médiation verbale joue un
rôle important. Sous l’efet de la pratique, le contrôle verbal de
l’activité s’estompe et les connaissances déclaratives sont compi­
lées : elles peuvent être appliquées de façon automatique, c’est­à­
dire sans recours à aucun efort interprétatif. Dans une troisième
étape, il y a réglage progressif des procédures, ce qui aboutit à
une amélioration de la précision et de la vitesse d’exécution. On
init, en général, par lire de manière automatique.
Il existe d’autres voies d’acquisition ne faisant pas appel à la
médiation verbale. Les études relatives à l’apprentissage implicite
montrent que le sujet humain peut acquérir des façons de réa­
gir adéquatement en situation sans pouvoir expliciter les règles

20
Les fondements de l’apprentissage

qui semblent gouverner son comportement. Ces savoir-faire ne


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sont pas accessibles en dehors de leur mise en œuvre : le lec-
teur expert ignore comment il procède, ce qui ne l’empêche pas
d’être performant.
En mettant en évidence le rôle crucial joué par les procédures
automatisées dans le fonctionnement cognitif, les psychologues
contemporains incitent à une révolution pédagogique. La notion
d’automatisme a plutôt mauvaise presse parmi les enseignants,
pour qui la noblesse de l’art consiste à conduire les enfants à la
découverte de lois ou de notions. Pour beaucoup d’entre eux,
ce qui est compris est acquis. Peut-être pareil adage peut-il s’ap-
pliquer aux connaissances déclaratives ? Il n’est assurément pas
valide en ce qui concerne les connaissances procédurales ; celles-
ci demandent de l’exercice ou mieux de l’automatisation.
Avec la psychologie cognitive contemporaine, on accepte de
distinguer les traitements contrôlés qui reposent sur l’interpréta-
tion de connaissances déclaratives et les traitements automatisés
qui supposent la mobilisation de connaissances procédurales, il
convient d’examiner quelle place réserver aux uns et aux autres.
La question est d’importance. Elle demande assurément qu’on
en saisisse parfaitement les enjeux et, donc, que l’on cerne claire-
ment les avantages et inconvénients de chaque mode d’interac-
tion avec notre environnement. Les traitements contrôlés sont
lents et coûteux. Leur mise en œuvre suppose un efort de la part
du sujet. Ils sont en outre inhibiteurs car leur activation gêne
la mise en œuvre d’autres traitements d’informations possibles.
Ils permettent cependant d’exercer un contrôle, notent Daniel
Gaonac’h et Jean-Michel Passerault2, puisque le sujet peut éviter
volontairement l’activation des processus de traitement contrô-
lés. Au contraire, les traitements automatisés sont irrépressibles
et il n’est pas possible de ne pas les exécuter lorsque les condi-
tions externes de leur déclenchement sont remplies. Cependant,
ils sont rapides, peu coûteux et non inhibiteurs d’autres traite-
ments qui peuvent s’efectuer en parallèle : on peut par exemple
parler ou écouter de la musique tout en conduisant.

2- D. Gaonac’h, C. Golder, « La psychologie cognitive », Profession enseignant : manuel


de psychologie pour l’enseignant, Hachette, 1995
21
Apprentissages : ce que disent la psychologie et les sciences cognitives

On constate les avantages des automatismes : rapides, peu


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coûteux, ils déchargent la mémoire de travail. Dès lors qu’elle
dispose de procédures automatisées, la mémoire à long terme
peut produire des réponses. Dans les autres cas, les informa-
tions déclaratives stockées en mémoire à long terme doivent
transiter par la mémoire de travail qui, elle, va les traduire en
procédures d’action et permettre la production d’une réponse.
L’automatisation des procédures présente donc des avantages
importants au niveau du fonctionnement cognitif de tout indi-
vidu qui s’eforce de résoudre un problème : plus un sujet dispose
de procédures automatisées, plus il peut activer des éléments
de réponse sans charger la mémoire de travail et plus il peut se
concentrer sur les nœuds spéciiques du problème.
Cependant, les traitements automatisés réalisés avec un
minimum de conscience peuvent déboucher sur des erreurs plus
ou moins systématiques. Les recherches menées sur la maîtrise
et l’utilisation des algorithmes de calcul sont éclairantes à ce
sujet. Elles indiquent notamment que les erreurs systématiques
rencontrées dans les opérations sont principalement dues à une
sorte de mobilisation aveugle des traitements automatisés : tout
se passe comme si les enfants résolvaient les opérations sans
exercer sur leurs procédures ou leurs résultats un quelconque
contrôle sémantique.
Comment doter les élèves des automatismes que requièrent la
plupart des expertises humaines tout en les conduisant à exercer
le contrôle sémantique indispensable à une conduite réellement
intelligente ? Voilà un problème que la recherche en éducation
doit absolument résoudre. Il se pose dans la compréhension de
textes et, de manière générale, dans le domaine des apprentis­
sages mathématiques.

Pensée logique et pensée narrative


Pionnier avec d’autres de la révolution cognitiviste, J. Bruner
en souligne désormais les limites3. Sans rejeter complètement
cette approche, il plaide pour l’intégration de ses apports les plus
signiicatifs dans ce qu’il appelle la psychologie culturelle.
3­ J. Bruner, L’Éducation, entrée dans la culture, Retz, 1996.
22
Les fondements de l’apprentissage

Selon lui, il faut partir du fait de base suivant : en partageant


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un objet d’attention commun, des individus diférents peuvent
élaborer une (ou des) signiication(s) commune(s). Dans ces
moments de convergence de centration, s’efectuent des échanges
de signiications marquées par la culture d’appartenance des uns
et des autres. Pour Bruner, il convient en efet de prendre tota­
lement en compte le caractère situé et perpétuellement évolutif
de la cognition humaine (Situated Cognition). Il renoue, dès lors,
avec le postulat épistémologique du constructivisme qui fait de
la réalité une élaboration de l’esprit humain confronté, avec ses
caractéristiques propres, à un environnement physique et social.
Pour Bruner, il existe deux voies principales par lesquelles
les êtres humains organisent et gèrent leurs représentations du
monde et, par conséquent, structurent leur expérience immé­
diate de ce monde. La première est principalement dévolue au
traitement des phénomènes physiques et correspond à la pen­
sée logico­scientiique, objet d’étude privilégié par Piaget. La
seconde, qualiiée de pensée narrative, est prioritairement orien­
tée vers les hommes et leurs problèmes. Nos sociétés industria­
lisées privilégient très largement la première catégorie de pensée
à laquelle correspond un mode propositionnel d’élaboration du
sens : les connaissances sont encodées de façon décontextualisée
et leur formulation théorique est régie par un système de règles
formelles. Pourtant, le genre narratif est essentiel tant pour la
cohésion d’une culture que pour la structuration des personnali­
tés individuelles. Son universalité suggère qu’il plonge ses racines
au plus profond de la spéciicité de l’homme. Les récits symbo­
lisent les situations critiques typiques de la condition humaine,
tout en véhiculant un cadre logique. Une histoire, quelle qu’elle
soit, implique une action faite par un agent dans un certain cadre
et à propos de laquelle s’expriment des attentes qui peuvent être
déçues ou satisfaites et, éventuellement, modiiées en cours de
route. Le narrateur peut opposer ce qui est advenu à ce qui aurait
pu se passer si…, sollicitant ainsi un raisonnement hypothétique
de la part du lecteur. Il peut encore souligner les relations pro­
blématiques entre intentions et actions et, plus généralement,
mettre en scène la vie intérieure d’un autre, ofrant ainsi au

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Apprentissages : ce que disent la psychologie et les sciences cognitives

lecteur la possibilité de confronter son soi à un autre soi à la fois


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impersonnel et si proche. Les récits répondent à une nécessité
culturelle et psychologique. Ils sont le relet des modes de vie
propres à une époque, tout en anticipant le plus souvent sur leur
transformation. Les héros de Shakespeare, Stendhal ou Flaubert
sont l’incarnation de thématiques qui participent autant à la
construction culturelle de notre civilisation que le sont les lois
de Newton ou la théorie d’Einstein. Certes, le genre narratif ne
satisfait pas les mêmes nécessités psychologiques que le mode
propositionnel ; il n’en est pas pour autant moins important. Au
contraire, la narration est probablement la façon la plus précoce
et la plus naturelle avec laquelle l’être humain organise son expé­
rience. Donner du sens au monde est d’abord le fruit d’un trai­
tement interprétatif ; c’est seulement dans un second temps que
le sujet s’eforce de se doter d’un cadre explicatif.

Marcel Crahay

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