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LE MOI-PEAU ET LA RÉFLEXIVITÉ

René Roussillon
in Didier Anzieu et al., Didier Anzieu : le Moi-peau et la psychanalyse des limites

ERES | « Le Carnet psy »

2008 | pages 89 à 102


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https://www.cairn.info/didier-anzieu-le-moi-peau-et-la-psychanalyse-
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Le Moi-peau et la réflexivité
René Roussillon

LE MOI-PEAU ET LA PENSÉE DE FREUD


Didier Anzieu est un créateur et aucun de ceux
qui ont côtoyé de près son œuvre n’en doute,
c’est aussi sans doute l’un des quelques psycha-
nalystes français qui a fait avancer non seule-
ment la compréhension métapsychologique et
clinique des problématiques narcissiques-iden-
titaires mais aussi la question des conditions de
leur mise en analyse concrète. C’est un créateur
et, comme le souligne Winnicott, tout créateur
doit traiter pour son propre compte le paradoxe

René Roussillon, psychanalyste, SPP.


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qui consiste dans le fait d’innover mais en


s’étayant en même temps sur la tradition de
pensée du champ dans lequel il opère.
Didier Anzieu, en effet, s’étaye sur la pensée de
Freud, qu’il connaît bien depuis son étude réfé-
rentielle sur l’autoanalyse, et en particulier,
s’agissant du Moi-peau, sur un chantier laissé
en friche par celui-ci concernant la question de
la surface et des barrières de contact du moi.
Mais il innove en plusieurs points.
D’abord il rend audible et lisible l’état de cette
question chez Freud, là où de nombreux
auteurs étaient passés « sans voir » ce que
celui-ci proposait. Ensuite, il prolonge les intui-
tions freudiennes en leur donnant un véritable
statut métapsychologique et propose des déve-
loppements qui lui sont propres, en se fondant
sur une clinique différente et complémentaire
de celle de l’époque de Freud, il permet ainsi à
la fois d’identifier certains manques de la théo-
rie et de combler ceux que ses innovations
rendent accessibles. Relevons les « manques »
ainsi rendus sensibles.
Le premier de ceux-ci concerne la question des
formes de la différence. Freud a montré la voie
en explorant deux grandes formes de celles-ci,
la différence des générations et la différence des
sexes ; on peut ajouter, au croisement de celles-
ci, la différence entre sexualité infantile et
sexualité adulte. Mais par contre, celle qui
sous-tend les différentes formes ainsi explorées,
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Le Moi-peau et la réflexivité 91

la différence moi/non-moi, n’a que peu été


problématisée dans ses travaux, elle semble être
une donne pour lui.
Le deuxième, nous le trouverons dans le fait que
même si Freud n’a pas été complètement étran-
ger à la question de la peau ni à celle de la
surface, comme le relevé détaillé que Didier
Anzieu en propose dans son livre le montre, sa
problématique propre est surtout centrée sur « le
vu et l’entendu », formule qui revient régulière-
ment sous sa plume. La question du « senti »
n’est que peu explorée dans ses travaux, sauf
peut-être sous cette forme particulière qu’est
celle de l’affect. L’affect aussi « touche » mais
d’une manière qui lui est spécifique et qui ne
couvre pas, loin s’en faut, tout le champ de la
question du touché. Là aussi dans une large
mesure le fait de se sentir va de soi pour lui.
En troisième lieu, il est vrai que ce que l’on a pu
appeler le « tournant de 1920 » ouvre une série
de chantiers cliniques et théoriques mais laisse
en grande partie inachevé le travail qu’ils appel-
lent. La mélancolie et la question de « l’ombre
de l’objet qui tombe sur le moi » amorce bien la
problématisation de la question des rapports du
moi au non-moi ; elle laisse entrevoir la ques-
tion moderne de la subjectivation et de l’appro-
priation subjective, mais sans aller beaucoup
plus loin que d’en indiquer la direction. Et ce
n’est que tout à fait à la fin de sa vie, en 1937-
1938, qu’il laisse comme un testament à ceux
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qui voudront s’en emparer – et ceci dans les


petites notes rédigées à Londres plus encore
que dans Construction en analyse –, deux indi-
cations essentielles pour comprendre les déve-
loppements de la pensée de Didier Anzieu. Il
souligne d’une part que les expériences
précoces semblent se conserver beaucoup plus
que les expériences postérieures, et d’autre part
il en indique la raison probable en notant entre
parenthèse : « faiblesse de la synthèse du moi ».
Je connais peu de travaux postfreudiens qui ont
repris de front la question de la capacité de
synthèse du moi, même si la faiblesse de celle-
ci a souvent été soulignée dans les tableaux
cliniques des pathologies du narcissisme.
L’analyse de la naissance du Moi-peau et de ses
fonctions psychiques telles que Didier Anzieu
les profile, s’inscrit, par contre, directement
dans la voie ainsi esquissée. Le Moi-peau
rassemble les expériences précoces les plus
significatives, il se donne comme la première
formation de rassemblement de ces premières
expériences et donc, d’une certaine manière,
propose une première forme de la question de
la synthèse. On ne sera pas très étonné de rele-
ver dès lors que l’une des questions cliniques,
que l’un des écueils sur lesquels Didier Anzieu
s’est le plus penché, concerne les formes de ce
que la tradition a fixé sous le nom de « réaction
thérapeutique négative », où précisément la
capacité de synthèse semble en difficulté. Les
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Le Moi-peau et la réflexivité 93

analystes contemporains aux prises avec les


arcanes et paradoxes des formes de la réaction
thérapeutique négative feraient bien de méditer
l’apport de Didier Anzieu sur cette question,
apport qu’il faudrait avoir le temps d’extraire des
nombreux fragments de cure dont il émaille ses
principaux textes cliniques, rassemblés dans
l’article écrit pour le volume codirigé avec René
Kaës – article qui n’a jamais eu l’audience qu’il
mériterait chez les psychanalystes – et qui est
consacré à « L’analyse transitionnelle en psycha-
nalyse individuelle ». Je ne peux malheureuse-
ment pas reprendre ici, faute de place, les
principales thèses qu’il propose, mais je veux
simplement souligner combien il est la contre-
partie technique du livre Le Moi-peau.

PEAU COMMUNE ET MOI-PEAU


L’article « Le Moi-peau » est publié en premier
en 1974, et le livre du même nom en 1985 ; et
pourtant ceux qui se tiennent au courant de
l’avancée des travaux cliniques concernant les
expériences précoces et leur place dans la
construction de la psyché pourront faire le
même constat que celui que j’ai fait en relisant
les deux textes : ils n’ont pas pris une ride. Dans
un domaine où l’évolution des conceptions est
rapide, dans la mesure où le continent noir
qu’est le bébé commence seulement à être
déchiffré, cela mérite d’être souligné, il est vrai
que Didier Anzieu est fort bien documenté sur
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94 Didier Anzieu

tous les travaux de son époque sur la vie


psychique des premiers temps. Le lecteur actuel
peut donc continuer d’étayer sa réflexion sur
les propositions de Didier Anzieu, elles sont
toujours actuelles. Je vais essayer de résumer
l’essentiel des points que je souhaite relever
dans ma réflexion sur la réflexivité « à la
manière Anzieu », c’est-à-dire en listant un
certain nombre de propositions précises
formant un argumentaire en plusieurs points.
1. Tout d’abord – j’ai commencé à l’indiquer
mais cela vaut le rappel –, la problématique
centrale est celle de la différenciation moi/non-
moi. La fonction du Moi-peau est de proposer
une première forme de délimitation entre le
moi et son environnement. On ne peut qu’être
frappé de la manière dont la proposition d’An-
zieu est ici anticipatrice de celle que Francisco
Varela va élaborer concernant la définition et le
fonctionnement du vivant et pour laquelle il
propose la conception de l’auto-poëse. Une
enveloppe délimite un dehors et un dedans, et
forme la barrière à partir de laquelle tout ce qui
pénètre au dedans doit et va être transformé
en fonction des particularités du « milieu
interne » ainsi défini. Là encore cela mériterait
développement.
2. C’est dans un même mouvement que la diffé-
renciation entre le bébé et son environnement
premier, principalement ici la mère, bien sûr, et
la différenciation entre le moi psychique et le
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Le Moi-peau et la réflexivité 95

moi corporel s’effectuent. On pense ici aux


rapprochements possibles avec la notion de
« double limite » proposée par André Green.
3. Mais ce processus de différenciation, ce proces-
sus à deux faces, ne peut s’effectuer sans un temps
préalable, celui de la construction d’une peau
commune entre bébé et mère. Celle-ci apparaît
comme une formation intermédiaire, transition-
nelle, qui assure la maintenance et la synthèse, à
une époque où le bébé n’est pas capable de l’assu-
mer seul. La qualité de cette peau commune est
étroitement dépendante de la qualité des soins
maternels et des satisfactions données à la pulsion
d’attachement et à la communication précoce
qu’elle sous-tend. C’est le champ sensori-moteur
qui est ici au premier plan, tant au niveau de
l’éprouver qu’au niveau des premières formes de
« partage d’affect » et de communication. On
pense ici, bien sûr, aux propositions du middle
group anglais, en particulier aux propositions de
M. Little concernant ce qu’elle nomme oneness,
mais aussi à celles de Joyce MacDougall concer-
nant la forme « un corps pour deux » – un corps
ou une partie du corps, ou encore une fonction
psychique pour deux. Les travaux de Gisela
Pankov sur l’image du corps des patients psycho-
tiques pourraient aussi fournir la trame de rappro-
chements féconds.
4. Les avatars et la qualité, disons les particula-
rités, de cette formation intermédiaire entre
bébé et environnement conditionnent la qualité
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du processus de différenciation, aussi bien celle


qui doit se mettre en place entre le bébé et son
environnement que celle qui concerne la diffé-
renciation entre corps et psyché. Il ne faut donc
non pas penser séparation-différenciation à la
manière de Margaret Malher, mais plutôt la
dialectique attachement-différenciation.
5. Les difficultés caractéristiques des pathologies
narcissiques-identitaires et limites prennent
naissance dans le processus de construction de
la peau commune et de différenciation du Moi-
peau psychique ; elles sont à appréhender
autant à partir de la manière dont elles portent
la trace des investissements libidinaux que des
processus de pensées qu’elles mettent en œuvre.
À la place de l’organisation des formes de la
conflictualité (ambivalence et conflits associés)
elles tendent à produire des formes de paradoxe,
à la place des formations de compromis elles
structurent des impasses. L’interface, la double
face de l’interface s’aplatit alors et se retourne en
un processus sans fin qui prend la forme d’une
bande de Moëbius dans laquelle une même face
doit assurer à la fois le versant interne et le
versant externe de l’interface.
6. Ces difficultés doivent être analysées « détail
par détail », elles doivent être reconstruites à la
fois dans leurs particularités historiques et dans
leur fonction actuelle dans le transfert, et autant
dans les particularités des modes de présence
de l’objet que dans les réactions et défenses du
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Le Moi-peau et la réflexivité 97

sujet, autant dans les formes singulières de


peau commune qu’elles ont engendrées que
dans les aléas des processus de différenciation
qu’elles ont induits (Moi-peau passoire, cara-
pace, vécu d’arrachement de la peau commune,
écorché-vif…).
7. Les signifiants formels prennent sens au sein
de la peau commune, ils doivent être compris en
fonction des aléas de la construction de celle-ci,
ils doivent être analysés comme le produit du
mouvement de l’un et de la réponse de l’autre.
Par exemple, un élan du bébé en direction de
l’objet qui ne rencontre qu’un objet qui se
dérobe, se montre insaisissable, un élan qui
glisse, donc, sur une forme de rejet, produira un
signifiant formel dans lequel le mouvement s’in-
curve et fait retour vers son point de départ…

PROLONGEMENTS PERSONNELS :
INTERSENSORIALITÉ ET RÉFLEXIVITÉ

Intersensorialité
À différentes reprises Didier Anzieu souligne
l’importance de ce qu’il nomme intersensoria-
lité, il fait alors l’hypothèse de l’existence d’un
« sens commun » selon le terme proposé par
Aristote. Actuellement, chez Stern par exemple,
on préfère le terme de transmodalité, mais la
problématique est commune au-delà des diffé-
rences d’appellation. Il s’agit avant tout en effet
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de souligner qu’il existe des correspondances


d’une forme de sensorialité à l’autre, voire des
modes de passages d’un sens à l’autre, des modes
de traduction d’un sens dans l’autre, et donc de
souligner que tout semble se passer comme s’il
existait une forme aperceptive ou asensorielle
qui se traduisait, selon les moments, en une
forme de sensorialité ou en une autre. Sur ce
fond Didier Anzieu rencontre la question de
savoir lequel des sens se développe le premier
dans le processus de maturation ; il discute alors
de la prééminence de la peau, par exemple sur
l’audition, qui semble être là d’emblée… En
1978, dans ma première thèse consacrée à la
paradoxalité et dans laquelle je m’appuie sur l’ar-
ticle consacré en 1974 au Moi-peau, j’ai proposé
de considérer que la question n’était pas de
savoir quel sens était premier mais de savoir
lequel donnait le modèle organisateur, je propo-
sais aussi à l’époque de généraliser le modèle et
de décrire non seulement un Moi-peau ou une
enveloppe sonore, mais une enveloppe visuelle,
une enveloppe olfactive, gustative, musculaire
(la carapace musculaire de W. Reich), voire une
enveloppe de mouvement comme dans certaine
formes d’état maniaque ou d’hyperactivité ;
Didier Anzieu proposera plus tard l’idée d’une
enveloppe de douleur, etc.
L’hypothèse qui, à l’époque, me semblait être
implicite au Moi-peau, était que l’ensemble de
la sensorialité était d’abord organisée sur le
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Le Moi-peau et la réflexivité 99

modèle du tactile et de la peau. Ainsi on touche


avec les yeux, le nez, la bouche ou encore
l’oreille, et l’ensemble des sens ; Masud Khan
n’écrivait-il pas alors un texte intitulé « l’œil
écoute » ? Avec Jean Guillaumin, mais aussi
Lacan, il me semblait qu’ensuite, l’ensemble de la
sensorialité était organisée par le visuel et « l’en-
veloppe visuelle du moi ». Depuis Guy Lavallée
a donné ses lettres de noblesse à l’idée « d’une
enveloppe visuelle du moi » et largement
confirmé ce qui n’était à l’époque qu’une simple
proposition. Puis j’avançais l’idée que l’ensemble
de la sensorialité était ensuite réorganisée sous le
primat de l’auditif et de l’appareil de langage.
Daniel N. Stern a développé en 1985 l’idée
« d’une enveloppe narrative » qui me semble
aller dans le même sens, mais il a aussi proposé
de considérer que celle-ci s’ajoutait plus qu’elle
ne se substituait aux autres. Mon idée était que la
question de l’identité et de la régulation
psychique s’effectuait par paliers – se sentir, se
voir, s’entendre – et que les formes de retourne-
ment observés dans la paradoxalité n’étaient que
des avatars qui témoignaient de l’échec des
formes premières de la réflexivité.
L’enjeu premier, celui du Moi-peau, serait donc
de (se) sentir, et le bébé apprendrait à (se)
sentir à partir de la manière dont il est senti par
son environnement premier ; puis il s’agirait
ensuite de se voir, et là encore le bébé appren-
drait à se voir à partir de la manière dont il a été
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vu ; et enfin on s’entendrait sur le modèle de la


manière dont on a été entendu. Didier Anzieu
souligne dans son livre que la peau est le
premier modèle de la réflexivité dans la mesure
où, quand on se touche, on se perçoit à la fois
du dehors par la partie qui touche, et du dedans
par la partie qui est touchée ; les travaux
modernes postérieurs ont bien montré que les
bébés ne se trompent pas et ne traitent pas les
contacts qu’ils peuvent avoir avec leur propre
corps et sa surface comme ceux dans lesquels
c’est d’un autre que vient le toucher.

Réflexivité
Les dernières remarques nous ont conduit à la
question de la réflexivité, paradigme à partir
duquel nombre de questions, traditionnelle-
ment posées en termes de narcissisme, peuvent
êtres utilement reformulées. L’intérêt du para-
digme de la réflexivité est qu’il ouvre sur la
question de la place de l’objet dans la naissance
et les formes de celle-ci, là où, souvent, l’ana-
lyse en termes de narcissisme menaçait d’enfer-
mer les questions dans le solipsisme et ses
impasses : le solipsisme appartient à l’univers
narcissique, il n’en permet pas l’analyse.
Si la forme « se sentir » est la première forme de
réflexivité, comment penser la place de l’objet
dans celle-ci ? Comment penser le processus de
différenciation qui fait passer de la sensation du
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Le Moi-peau et la réflexivité 101

moi corporel au Moi-peau psychique ? Nous


avons déjà indiqué comment la « peau
commune » permettait une régulation « transi-
tionnelle » au sein de l’unité duelle mère-bébé
qu’elle incarne, comment donc l’objet contri-
buait ainsi aux formes de rassemblement
premier qui sous-tendent les premières formes
de la capacité de synthèse. Il faut compléter
cette première proposition par un repérage de la
fonction de l’objet dans le passage de la sensori-
motricité première, celle qui est au plus près de
l’éprouver corporel, à l’affect sensori-moteur,
qui prend valeur de message. Je ne sais pas si la
sensori-motricité première est d’emblée
« messagère » ou si elle n’acquiert cette qualité
que dans le partage avec l’objet et la libidinali-
sation qu’il rend possible. La question me
semble indécidable dans l’état actuel ne nos
connaissances, il paraît probable qu’elle est
potentiellement messagère d’emblée, mais
qu’elle n’acquiert cette pleine propriété que
dans et par le partage avec l’objet et la libidina-
lisation qu’il introduit, selon le modèle de l’épi-
genèse interactionnelle. Par contre ce qui me
paraît important est que le partage sensori-
moteur, j’entends par là celui qui s’effectue au
sein de ce que j’ai proposé de nommer le
« partage esthésique », et qui opère par le biais
de micro-échanges et ajustements mimo-gesto-
posturaux entre bébé et mère, permet de
donner progressivement à l’éprouver sensoriel
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102 Didier Anzieu

premier la valeur d’un message et donc d’un


« signifiant » psychique.
C’est ce passage progressif de l’éprouver corpo-
rel au statut de message intersubjectif qui me
semble à l’origine du décollement du peau à
peau premier, du décollement de la peau de l’un
et de celle de l’autre, en même temps que
s’opère le passage et la transformation du
proprement corporel à la représentance
psychique, qui sera, elle, capable de se saisir
comme représentation psychique, comme
représentation de soi ou de moments de soi.
Ainsi les expériences sensorielles qui sous-
tendent le Moi-peau corporel vont-elles
pouvoir être reprises dans l’ordre représentatif
et signifiant pour produire cette formation
psychique qu’est le Moi-peau et qui représente
aussi bien l’enveloppe psychique du sujet que la
représentation de sa surface de contact et de
rencontre avec l’objet.

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