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DIONYSOS ANTÉ-ŒDIPE

Bruno Heuzé

ERES | « Chimères »

2007/3 n° 65 | pages 119 à 136


ISSN 0986-6035
ISBN 9782749234021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-chimeres-2007-3-page-119.htm
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Bruno Heuzé, « Dionysos anté-Œdipe », Chimères 2007/3 (n° 65), p. 119-136.
DOI 10.3917/chime.065.0119
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CONCEPT
BRUNO HEUZÉ

DIONYSOS ANTÉ-ŒDIPE

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Le désir n’a pas pour objet des personnes ou des choses,
mais des milieux tout entiers qu’il parcourt,
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des vibrations et flux de toute nature qu’il épouse.


Gilles Deleuze et Félix Guattari,
L’Anti-Oedipe

Bruno Heuzé est musi-


cien et journaliste.

O N PEUT CONSIDÉRER L’Anti-Œdipe comme un livre


négatif, au sens hégélien du terme. Ce serait cepen-
dant s’arrêter trop pesamment sur la formulation même
de son titre, qui voulait avant tout claquer tel un mot
d’ordre, ameuter comme un slogan, porter une revendica-
tion en ces temps insurrectionnels. Car derrière la néga-
tion de l’Œdipe, il faut entendre la force affirmative que
sa destitution libère. Au-delà du carcan de la structure, il
faut capter l’élan cosmique qui anime les machines de
désir, sous le système de représentation saisir le principe
dionysiaque qui mobilise le processus traversant capita-
lisme et schizophrénie. Derrière l’appel à l’extinction du
signifiant, nous sommes alors conviés à mettre en lumière
la pensée résolument nietzschéenne qui irrigue tout le
livre, et que chacune de ses pages scande et agence. Ainsi,
depuis cet omniprésent devenir traversant les flux et les

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Bruno Heuzé – Dionysos anté-Œdipe

schizes, résonne avec force l’invitation à énoncer Dionysos 1- La vision diony-


siaque du monde
avant Œdipe. écrit en 1870 et resté
longtemps inédit, est
le premier grand texte
Dionysos philosophos de Nietzsche préfigu-
rant La naissance de
Divinité nomade, maître des ambiguïtés, transhumant la tragédie. Les
Chants de
entre les oppositions et jonglant avec les contraires, Zarathoustra pren-
dront ensuite le titre
Dionysos avance par-delà les contradictions, portant l’al- de Dithyrambes de
térité dans l’errance, ouvrant celle-ci à la valeur de l’autre Dionysos. Le dernier
chapitre du quatrième
dans la métamorphose. Nietzsche en fait dès ses premiers livre pressenti pour La
écrits le principe actif de sa pensée, le moteur indéfectible volonté de puissance

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a pour titre
de toute sa philosophie. Ainsi naît sa Vision dionysiaque du « Dionysos
monde, avant même La naissance de la tragédie, qui perdu- Philosophos », (frag-
ment 23 [13] de 1888,
rera au-delà des revirements et des ruptures, traversant la édition Colli-Montinari
des œuvres philoso-
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totalité de ses livres, illuminant les poèmes qui font suite phiques complètes de
au Zarathoustra, irradiant de l’intérieur l’architecture fan- Nietzche). Certains
des billets dits « de
tôme de La volonté de puissance et animant fiévreusement la folie », envoyés par
jusqu’aux ultimes fragments posthumes1. Nietzsche à ses amis,
en janvier 1889,
seront signés
Contrastant avec Apollon, Dionysos apparaît comme l’un Dionysos.
des deux pôles de l’art décrit dès La naissance de la tragédie
comme « cette tâche suprême de la vie », puisque « activité
proprement métaphysique ». Dieu du printemps perpétuel,
du fond pré-individuel, du processus universel, accompa-
gné de l’ivresse, de l’extase, de la musique et de la danse,
Dionysos évacue l’opposition entre art et nature pour pro-
mouvoir un art de la nature, en même temps que la repré-
sentation s’efface au profit de la création. Au fond de cette
« métaphysique de l’artiste », le dionysiaque met avant
tout en évidence la démesure humaine qui est aussi celle
du monde, et sur laquelle se penche ce que Nietzsche
appellera lui-même la « psychologie des profondeurs »
dans Par-delà bien et mal. Car le dionysiaque ouvre d’em-
blée à cet envers du monde apparent, qui n’est ni un
monde supérieur, ni un monde idéal, ni celui des essences,
mais l’océan de forces et de devenirs qui brassent le réel.

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Dans un long aphorisme au lyrisme exacerbé, datant de 2- Nietzsche, La


volonté de puissance,
l’été 1885, Nietzsche nous tend un miroir à travers lequel II, § 51, ou OC XI,
Fragments
ce monde surgit tel « un monstre de force, sans commen- Posthumes 1885,
cement ni fin; une somme fixe de force, dure comme l’ai- Paris, Gallimard,
1982, 38 [12].
rain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas mais
3- Nietzsche, La
se transforme (…) Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance,
IV, § 464, ou OC XIV,
volonté de puissance, et nul autre. Et vous-même, vous Fragments
êtes aussi cette volonté de puissance, et rien d’autre » 2, Posthumes 1888,
Paris, Gallimard, 1977,
conclut-il, lançant encore une fois cette continuité imma- 14 [89].
nente de l’homme et de l’univers, que scande le principe

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dionysiaque.
Un caractère moins connu du dieu festif, et qui n’est
pourtant pas d’une moindre importance, est celui de sa
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mise en pièce par les Titans et de sa renaissance. Hérité de


la figure de Zagreus, avatar de Dionysos venu de Thrace,
ce mythe lui confère d’emblée une dimension singulière,
qui touche à l’intimité même de l’espace et du temps, en
portant chacun à sa limite interne : cohérence de l’espace
discontinu et traversée des cycles du temps. Nietzsche évo-
que cet épisode dans la dixième section de La naissance de
la tragédie, et précise qu’il « signifie que le démembre-
ment, la passion dionysiaque proprement dite, équivaut à
une métamorphose en air, eau, terre et feu, et que nous
devons par conséquent considérer l’état d’individuation
comme la source et la cause originelle de toute souffrance,
comme quelque chose de condamnable en soi ». Ceci fait
donc de Dionysos le héros tragique en soi, mais également
de l’art la possibilité d’un renouvellement du monde, et
du principe dionysiaque la direction non individuée de ce
renouvellement. « Dionysos écartelé est une promesse de
vie, il renaîtra éternellement et reviendra du fond de la
décomposition », reprend encore Nietzsche dans un fragment
datant du printemps 1888, qui sera intégré à La volonté de
puissance3 par sa sœur et P. Gast.

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Enfin, surgi de la cuisse de Zeus, « deux fois né » comme 4- Voir les parties III
et V du « Prologue »
une étymologie de son nom le suggère, Dionysos entre- du Zarathoustra.
tient d’emblée avec l’enfantement une relation qui s’étend, 5- Voir notamment le
chapitre « Géologie
avant tout triangle œdipien, entre constellation et surface de la morale » dans
Mille Plateaux, Paris,
terrestre : ni patrimoine ni fixation matrilinéaire, mais Édition de Minuit,
épanouissement et fécondation géodésiques pris dans un 1980.

perpétuel sacre printanier. À sa danse chamarrée répond,


non pas l’attribution mais la distribution, non pas une
répartition territoriale mais la traversée des lignes de fuite,
la course de la terre et la bigarrure du peuplement; plus

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que la silencieuse dérive des continents se fait entendre
ici : une grande étreinte océanique.
Avant Œdipe se dresse donc Dionysos, « fils plus ancien
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que ses pères », qui lie l’homme à la terre hors de toute


dynastie. Celui qui évacue père et mère pour la fécondité
turgescente et circulaire de la grappe. Celui qui dispense
de la latence des gênes au profit d’une genèse perpétuelle.
Celui qui n’a plus besoin de passer par le simulacre exu-
toire du sang du Crucifié pour faire couler le jus de la
terre dans le corps de l’homme et rendre indiscernables,
dans l’avènement du surhomme, le sang, le sens et le
chant de la terre, sous le signe de l’étoile dansante4. Celui
enfin, qui dépasse toute généalogie pour une géologie
dont les strates se font plis, non plus barrières sédimentées
signifiantes mais passages de sens à travers le prisme méta-
morphique de la différence, dans le continuum d’intensité
de la grande fête moléculaire5. À ce titre, retrouver le sens
de la terre, n’est-ce pas précisément filer sur cette ligne où
consentir à la volonté de puissance n’est autre qu’affirmer
la différence, suivre le fond insaisissable et machinique des
choses, s’entreposer là où le fond est flux, s’interposer en
courant soi-même sur cet horizon en mouvement où l’in-
conscient se proclame à l’instant où la pensée s’oublie…

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Tel est Dionysos. Non pas contre l’Œdipe, ni opposé à


lui, mais avant lui, le précédant partout. Traçant au sol le
lien de l’homme au Cosmos avant toute triangulation
familiale, Dionysos chante la préséance de la musique sur
toute figure et sur tout signifiant, comme il exalte la rhi-
zosphère au-dessus de la chambre parentale. Par-delà l’an-
tithèse de l’Œdipe, comme par-delà l’opposition au
Crucifié, c’est à la grande différence processuelle, à la
danse machinique du devenir, qu’il faut attacher le pana-
che de la sarabande dionysiaque et entendre alors scintiller

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une nouvelle économie du désir dans son sillage musical.
Échappant d’emblée par son élan et son agilité, à la dialec-
tique qui aurait tendance à le rabattre, par antagonisme,
sur les figures territoriales du Crucifié et de l’Œdipe, qui
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elles-mêmes se superposent au creux d’une paume trouée par


un regard aveugle, Dionysos est le grand horloger fantasque
et dansant de la mécanosphère.

Wagner et Freud

Dionysos avant Œdipe, c’est donc aussi Nietzsche avant


Freud. Ce qui est vrai chronologiquement, mais égale-
ment, et surtout, quant à l’antériorité des mécanismes de
pensée visés. Dès La naissance de la tragédie, Nietzsche
entend s’approcher au plus près de « ce fond mystérieux
de notre être dont nous sommes la manifestation », et ceci
avant toute représentation. Mais c’est en particulier avec
La généalogie de la morale que Nietzsche procède à un
démontage méticuleux des processus pervers qui condui-
sent à étouffer l’expansion vitale, au nom d’une morale
dont les idéaux ne font qu’abaisser l’homme, nier la force
naturelle qui l’habite et le conduire alors à la mélancolie,
pour se mettre avant tout au service du pouvoir et de la
religion. Ainsi un livre comme Malaise dans la civilisation
a-t-il des reliefs résolument nietzschéens.

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Si, face aux difficultés du désir humain confronté à la réa- 6- Nietzsche évoque
cependant l’Œdipe de
lité du monde, Nietzsche se choisit un héros, ce sera Sophocle dans la neu-
Hamlet, lutteur de la lucidité tragique, et non Œdipe, vic- vième section de la
Naissance de la tragé-
time de la libido contrariée, qu’il ignore et abandonne à die. À travers une
série de retourne-
Freud6. Cependant, par-delà les turbulences et les abîmes, ments ambigus, où
au-delà de l’effarement de l’homme face aux passions obs- nature et sagesse se
combattent, il y voit
cures et aux forces éblouissantes, en deçà des velléités de « la figure la plus dou-
réconfort de la morale, qui ne sont que censure et vie loureuse du théâtre
grec », « gloire de la
momifiée, pour Nietzsche, désir et réalité ne font déjà passivité » à laquelle
qu’une grande vague que porte l’élan dionysiaque. il oppose « la gloire
de l’activité qui

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auréole le Prométhée
Mais Dionysos avant Œdipe, c’est surtout la production d’Eschyle ».
avant la représentation, l’élan expansif avant la surface de 7- Nietzsche,
projection, l’usine avant le théâtre diront Deleuze et L’Antéchrist, § 50.
8- Gilles Deleuze et
Guattari, ou encore le cosmos en mouvement se dépliant
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Félix Guattari, L’Anti-


indéfiniment en perçant l’écran de la voûte céleste fixe. Œdipe, Paris, Édition
de Minuit, 1972,
Les forces avant l’organisation. Mais là comme ailleurs, il p. 352.
est affaire de croyance et de pouvoir, l’un et l’autre intime- 9- « L’inconscient leib-
nizien est l’ensemble
ment liés. « La prétendue “preuve par l’efficacité” n’est des différentiels de la
donc au fond, qu’une croyance, telle que l’effet que l’on conscience. C’est la
totalité infinie des dif-
attend de la foi ne manquera pas de se produire », rappelle férentiels de la
Nietzsche dans L’Antéchrist, à propos de la religion qui conscience », précise
Deleuze dans son
proclame que « la foi donne la béatitude, donc elle est cours du 29 avril
vraie » 7. Propos auxquels Deleuze et Guattari font indi- 1980. Par analogie,
l’inconscient nietz-
rectement écho : « Ne faut-il pas dire même que c’est le schéen est l’ensem-
psychanalyste qui croit, le psychanalyste en nous ? La ble des rapports de
forces qui sous-ten-
croyance serait-elle un effet sur le matériel conscient, que dent la conscience.
Cours à l’Université
la représentation inconsciente exerce à distance ? Mais, de Vincennes Paris
inversement, qu’est-ce qui a réduit l’inconscient à cet état VIII, archives sonores,
BNF.
de représentation, sinon d’abord un système de croyances
mis à la place des productions ? » 8 Dans le sillage de
Leibniz, autre perspectiviste avec lequel il ne se sent
cependant que peu d’affinité, Nietzsche est le premier
promoteur d’un inconscient différentiel 9, inconscient
musical, auquel Freud puis Lacan substitueront un
inconscient qui s’oppose au conscient par le portail du

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symbole et du signifiant, tous deux placés sous l’égide du


manque et non plus de la volonté de puissance, sous la
tutelle de la croyance et non de l’élan du désir. Tel est
bien l’enjeu de la préséance de Dionysos sur Œdipe, et
celle-ci se décline autant à travers le contentieux entre
Nietzsche et Wagner, que dans le rapport conflictuel de
Deleuze et Guattari à la psychanalyse.
La musique ne prétend à aucune vérité, tout du moins à
partir de 1876 pour Nietzsche. Elle ne représente rien,
n’est pas en soi objet de croyance, même si elle est, à

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certaines époques et dans certaines circonstances, sou-
tien de la foi. C’est précisément l’instrumentalisation de
la musique et son dévoiement dans une forme de repré-
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sentation vampirique au service de la croyance, et donc


de la rédemption, que Nietzsche reproche à Wagner.
L’oubli de la flûte de Dionysos dénoncé dans l’opéra
wagnérien n’est autre que le surgissement d’un signi-
fiant tout puissant, instance régulatrice de transaction,
d’équivalence et de culpabilisation, qui s’étend pour
finir par recouvrir toute la scène dans les fumées de
mort qui tissent son apparat.
Ce que Nietzsche déplore ainsi, c’est le freudisme avant la
lettre de Wagner. Ou sans doute, à travers Wagner,
récuse-t-il déjà, par anticipation, ce nouvel appareil de la
croyance qui se mettra en place avec Freud et Lacan :
Parsifal, héros immaculé rapporté à un Phallus désin-
carné, dressé vers son seul salut, pétrifié dans le rachat de
lui-même par la négation de soi-même, inscrit dans son
propre manque par une chasteté forcée, force cosmique
réduite à sa simple forme hypostasiée dans l’illusion de sa
rédemption. C’est finalement moins un Wagner tout
puissant que castré, que Nietzsche se sent obligé de com-
battre pour éviter la contagion maladive, véhiculée par sa
musique, que cet affaiblissement favorise.

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Cependant, une grande ambiguïté persiste entre Nietzsche 10- Voir en particulier
les pages 356 à 384
et Wagner, par-delà sa condamnation maintes fois formu- de L’Anti-Œdipe, op.
lée, tout comme perdure « cette ambivalence complexe » cit.
11- «… un sentiment
dans laquelle Deleuze et Guattari tiennent la sublime et extraordi-
psychanalyse 10 . Oserions-nous dire qu’elles se naire, une expérience,
une sensation de
ressemblent? La réponse est certes difficile à donner, mais l’âme dans le fond
celles-ci sont assurément convoquées dans cet inassignable même de la musique,
qui fait le plus grand
creuset commun où forces et désir mêlent leurs remous. honneur à Wagner »,
Elles se retrouvent ainsi au cœur de cette indécidabilité écrit Nietzsche dans
sa lettre à Peter Gast
où la représentation n’épuise jamais Dionysos dans datée du 21 jan-
vier 1887, alors que la
Oedipe, où la forme requise ne peut étancher les forces

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rupture avec Wagner
qu’elle mobilise, où Wagner et la psychanalyse ont posé les est consommée
depuis dix ans.
bonnes questions tout en leur donnant une mauvaise
12- Nietzsche, Le cas
réponse. C’est par ce dehors, ouvert par Wagner et par Wagner, § 8.
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Freud avant qu’ils ne s’en détournent, que Nietzsche puis


Deleuze et Guattari leur restent respectivement attachés
dans un lien intime et ambigu : Parsifal, dont le prélude
émeut Nietzsche au plus profond de lui-même dans l’om-
bre de l’Opéra de Monte-Carlo un soir de décembre
188611, mais qu’une velléité de rédemption chrétienne a
pourtant défiguré ; l’inconscient immanent et machinique,
traversant toute l’œuvre de Deleuze et Guattari, mais que
le pouvoir psychanalytique, après l’avoir mis à nu, a ins-
trumentalisé en objet de croyance sur-figuré.
Le théâtre qui se substitue au processus, à la production et
à la musique, apportant avec lui le manque et le malaise,
voilà bien ce qui chagrine à un siècle d’intervalle le philo-
sophe au marteau et les deux penseurs de la déterritoriali-
sation. « Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a
prouvé en sacrifiant dans la musique toute loi, ou, plus
précisément, tout style, pour en faire ce qu’il lui fallait,
une rhétorique théâtrale, un moyen parmi d’autres d’ex-
pression, de renforcement du geste, de suggestion, de pit-
toresque psychologique » 12, dénonce Nietzsche en accu-
sant expressément Wagner d’être un faussaire, un artificier,

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un comédien, un séducteur, attitude qui est en quelque 13- L’Anti-Œdipe, op.


cit., p. 363.
sorte portée à son comble dans l’imposture de Bayreuth.
« Telle est l’ambivalence qui traverse la psychanalyse,
répondent Deleuze et Guattari, et qui déborde le pro-
blème particulier du mythe et de la tragédie : d’une main
elle défait le système des représentations objectives (le
mythe, la tragédie) au profit de l’essence subjective conçue
comme production désirante, et de l’autre main reverse
cette production dans un système de représentations sub-
jectives (le rêve, le fantasme, dont le mythe et la tragédie

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sont posés comme développements ou projections). Des
images, rien que des images. Ce qui reste à la fin, c’est un
théâtre intime et familial, le théâtre de l’homme privé, qui
n’est plus ni production désirante ni représentation objec-
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tive. L’inconscient comme scène. Tout un théâtre mis à la


place de la production, et qui la défigure encore plus que
ne pouvaient le faire la tragédie et le mythe réduits à leurs
seules ressources antiques » 13. Deleuze et Guattari repro-
chent à la psychanalyse d’avoir incarcéré le processus vital
dans un système clos de représentations, de même que
Nietzsche reproche à Socrate et Euripide d’avoir fait dégé-
nérer la tragédie en la rendant bavarde, en oubliant la
musique qui lui donne son âme, en réduisant le rôle du
chœur dionysiaque, et en enfermant ainsi la vie dans le
logos, tout comme il accusera plus tard Wagner d’avoir
rendu la musique malade d’un velléitaire excès de
démonstration.

La machinerie déballée sur la scène

Si, cependant, ni le théâtre, ni l’opéra, ni la psychanalyse,


ne sauraient être trop rapidement éconduits, la seule scène
sur laquelle Nietzsche, puis Deleuze et Guattari, puissent
finalement se retrouver et s’entendre, est moins celle de la
tragédie grecque que celle du théâtre de la cruauté. Est-ce

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d’ailleurs un hasard si peu avant L’Anti-Œdipe, Artaud a 14- Gilles Deleuze,


Logique du sens,
déjà été approché par Deleuze, sondé sous un autre angle Paris, Édition de
dans Logique du sens, abordé par sa plus viscérale profon- Minuit, 1969, p. 108.

deur, celle d’une langue concassée dont la surface est


comme soulevée et déchiquetée par le séisme des
entrailles? Ce langage taillé dans le corps voit l’irruption
« de mots-souffles, de mots-cris où toutes les valeurs litté-
rales, syllabiques et phonétiques sont remplacées par des
valeurs exclusivement toniques et non écrites, auxquelles cor-
respond un corps glorieux » 14, le corps sans organes
d’Antonin Artaud auquel Deleuze emprunte déjà l’expression.

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Là encore, d’ailleurs, la composante sonore est déterminante.
Car on l’a bien compris, il n’est nullement question de
représentation dans le théâtre d’Artaud, mais d’un surgis-
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sement de la part la plus crue et indocile du monde, celle


qu’aucune métaphore ne peut drainer ni aucun signifiant
contenir. Convoquant une introuvable origine dans la
répétition, il y a au centre de l’agencement théâtral
d’Artaud une scène en fuite où Dieu fait effraction sur
terre tel un météore, soulevant cet ouragan astral où
Dionysos et Héliogabale se toisent puis dansent et se
confondent. Ainsi se dresse l’événement, tout à la fois
conjonction, éclipse et big bang, implexe d’une fantasti-
que machine abstraite jonglant les forces du cosmos au
cœur de l’homme. Shiva dansant dans son cercle de feu et
rythmant sur son tambourin l’incommensurable Inégal de
l’Eternel Retour. Par définition, le théâtre de la cruauté
fait du corps sans organes, cette scène immédiate, éruptive
et insaisissable, qui est elle-même substance fondamentale
dont sourdent les agencements machiniques, substrat in-
candescent traversé par la variation infinie, jeu de gra-
dients de densité qui doit bien plus aux turbulences dio-
nysiaques qu’aux contours apolliniens. Bien au-delà du
symbolique et de l’imaginaire, la scène débordante
d’Artaud est mobilisée par un désir qui s’y matérialise à

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force d’être réel, tout comme la volonté de puissance dis- 15- A. Artaud, Le
Théâtre et son double
tribue la danse des points de vue sur la grande scène pré- in. « Œuvres complè-
individuelle ; scène dont Artaud dit lui-même que « la tes Tome IV », 1964,
p. 130 (première des
plus haute idée du théâtre qui soit, est celle qui se réconci- « Lettres sur le lan-
gage », envoyée le
lie philosophiquement avec le Devenir… » 15 15 septembre 1931 à
Benjamin Crémieux).
Si les hauts théâtres de la tragédie, du mythe, de l’opéra et 16- L’Anti-Œdipe, op.
de la psychanalyse se sont vidés de leur sens, en quelque cit., p. 344.
sorte épuisés dans leur fixité, c’est précisément d’avoir 17- Nietzsche, La
volonté de puissance,
perdu une scène nomade qui court sur l’horizon du Livre II, § 19.
monde. Aussi Nietzsche, Artaud, Deleuze et Guattari Fragment posthume

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non identifié. Ndlr.
rêvent-ils ensemble d’un corps sans organes comme d’une 18- Communication
scène sans décor, découvrant la machinerie du désir, qui du 28 janvier 1967 à
la Société Française
file avec le monde sur son horizon parce que l’horizon scé- de Philosophie,
nique se fond à la course du monde. Il y a là d’ailleurs la reprise dans L’île
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déserte, Paris, Édition


dimension panthéiste d’un désir spinoziste qu’il faut aller de Minuit, 2002,
chercher aux confins de l’organique et du minéral, de p. 134.

l’animé et de l’inanimé, à la jonction des flux qui s’enfan-


tent perpétuellement du grand remous des forces.

La sarabande moléculaire

« Au fond de l’homme, le Ça : la cellule schizophrénique,


les molécules schizo, leurs chaînes et leurs jargons » 16,
nous disent Deleuze et Guattari. « La volonté de puissance
est le fait ultime jusqu’où nous puissions descendre. Notre
intellect est un instrument » 17, anticipe Nietzsche. Au
fond des choses et des Idées, les dynamismes spatio-tem-
porels du champ intensif : « c’est-à-dire des agitations
d’espace, des creusées de temps, de pures synthèses de
vitesses, de directions et de rythmes », dit Deleuze dans
« La méthode de dramatisation » 18. Au fond de l’homme
et du monde, la matière-mouvement : flux musical subor-
ganique, transversal à toute ritournelle car en prise avec la
grande ritournelle cosmique. Poussant au-delà des consi-
dérations pessimistes de Schopenhauer, Nietzsche a le pre-

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Bruno Heuzé – Dionysos anté-Œdipe

mier avancé l’intuition de cette transversalité de la musi- 19- Nietzsche,


Humain trop humain,
que au monde, mettant la pensée à son plus intime § 215.
contact et ouvrant de nouvelles régions dans le discours. 20- Nietzsche, OC
XIV, Fragments pos-
La percevant d’emblée comme expression de la « volonté thumes 1888 – 1889,
en soi » dans La naissance de la tragédie, puis révoquant la op. cit. 14 [61].
21- L’Anti-Œdipe, op.
possibilité qu’aucune musique « ne parle de “volonté ”, de cit., p. 28.
“chose en soi ”» 19 dans Humain trop humain, avant
d’énoncer sa dimension physiologique comme expression
de la force et de la puissance du corps, notamment dans
Le gai savoir, Nietzsche exige enfin, par ce ressort même,

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que la musique se fasse Grand Style, art de la volonté de
puissance20, autrement dit synthèse disjonctive, agence-
ment machinique apte à brasser le grand hétérogène du
monde et à donner consistance aux forces du chaos tout
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en gardant sa vitesse infinie.


C’est cette grande continuité de la musique et du dehors,
annoncée par Nietzsche au cœur de la pensée, mettant
l’homme dans le cosmos, que Deleuze et Guattari pro-
longent avec le moléculaire, en énonçant le processus cos-
mique du désir au centre de l’homme. L’homme devient
alors sujet acentré et résonnant, traversé par les points de
vue, « sujet nietzschéen qui passe par une série d’états, et
qui identifie les noms de l’histoire à ces états », sujet étoilé
entre les constellations-ritournelles, dans un perspecti-
visme musical céleste où s’activent les puissances et s’ac-
tionnent les forces, « au centre [duquel] il y a la machine
du désir, la machine célibataire de l’éternel retour » 21.
À cet égard, le corps sans organes n’est pas séparable des
objets partiels avec lesquels se tisse « la chaîne moléculaire
du désir », de même que Dionysos ne se disloque pas
quand son corps est mis en pièces. Car le devenir diony-
siaque est moins dans la divinité démembrée et rapiécée
que dans la possibilité même du multiple, dans la multi-
plicité qu’elle détermine, qui la traverse et qui la garde

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Bruno Heuzé – Dionysos anté-Œdipe

vivante, moins dans le réassemblage du dieu recousu que 22 Nietzsche, OC XIII,


Fragments
dans le nouvel agencement qu’il énonce à travers l’espace Posthumes Automne
hétérogène qu’il occupe et met en mouvement : espace 1887 – mars 1888,
Paris, Gallimard, 1976,
topologique par excellence dont les nouvelles contiguïtés 9 [7].
sont balisées par les membres épars. Autrement dit, 23- L’Anti-Œdipe, op.
cit., p. 390, en italique
Dionysos n’est pas un organisme, mais l’instance méta- dans le texte.
morphique mettant en jeu de nouvelles synthèses :
connexion désirante, disjonction incluse et conjonction
nomade. « Nous sommes davantage que l’individu, nous
sommes toute la chaîne avec de surcroît les tâches de tous
les avenirs de la chaîne », disait déjà Nietzsche dans un frag-

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ment posthume de l’automne 188722.
Le morcellement de Dionysos n’est donc en aucun cas
perte, mais extension et redoublement de la puissance,
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nouvelle modalité de l’être à travers le devenir, affirmation


de la déterritorialisation et énoncé de la déterritorialisa-
tion comme affirmation. Les membres éparpillés de
Dionysos ne tracent la topographie sacrificielle d’aucun
drame originel ni ne dressent l’autel dévoué au culte d’une
quelconque rédemption, mais chantent la cohérence
dynamique d’une multiplicité où « les objets partiels sont les
puissances directes du corps sans organes, et le corps sans orga-
nes, la matière brute des objets partiels » 23. Distribution
nomade faisant écho au jubilatoire éparpillement diony-
siaque, scintillement proprement cosmique, inaugurale
parce qu’inchoative, celle-ci scande la volonté nietzs-
chéenne comme elle embrase la schize d’Artaud, avant de
traverser les pages de Différence et répétition, de faire cli-
queter les machines désirantes, clignoter les agencements
et scintiller le plan d’immanence, puis d’illuminer les
constellations d’univers si chères à Guattari. Car la danse
de Dionysos, celle qui envoie ses membres si loin qu’ils
rythment eux-mêmes l’espace qu’ils brassent en lui
donnant une nouvelle cohésion, cette danse n’est autre
que l’instance cosmique de la déterritorialisation.

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Curieusement, dans une ambivalence intrinsèque, il s’y 24- L’Anti-Œdipe, op.


cit., p. 409.
joue l’effusion des flux décodés, mais aussi l’inscription 25- Voir en particulier
sur la surface d’enregistrement du corps sans organes. les belles pages de
Deleuze sur univocité
Cosmique chez Nietzsche, la danse de Dionysos est de l’être, différence,
répétition, dans le
par là même d’emblée moléculaire chez Deleuze et chapitre sur « La dif-
férence en elle-
Guattari. Elle détermine la vie intime des particules même » dans
qui jamais ne se départissent de l’espace de flux que Différence et répéti-
tion, Paris, PUF, 1968,
leur valeur ondulatoire occupe et déploie, celle dont p. 52-61.
Schrödinger déplie le mouvement sans cependant en
fixer la position, celle dont Alban Berg et John

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Coltrane sauront si bien capter l’insaisissable aura,
en faisant respectivement respirer intensivement les
interstices de la série et bruire d’un immense pneuma
les amas de notes embrasées.
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Dionysos ne s’oppose pas à Œdipe. Il le précède et le tra-


verse, lui préexiste et l’aère, le volatilise en l’espaçant du
grand dehors qu’il brasse par le mouvement de ses
membres éparpillés, objets partiels d’un dispars rayon-
nant. Car la danse de Dionysos est dispersion sans man-
que. Elle rythme le temps d’avant la scène signifiante,
scène d’une représentation où « les mille coupures-flux qui
définissent la dispersion positive dans une multiplicité
moléculaire sont rabattues sur des vacuoles de manque qui
opèrent cette soudure dans un ensemble statistique d’or-
dre molaire » 24. Elle est danse moléculaire, où les niveaux
d’énergie se répartissent selon la puissance de chacun et
non par défaut dans son rapport au signifiant tout puis-
sant, distribution nomade où résonne le chant de l’univo-
cité de l’être et l’affirmation de l’anarchie couronnée25.
Danse des singularités qui ne manquent de rien, qui troue
et défait les « formations de souveraineté » et la loi des
grands nombres déjà dénoncées par Nietzsche.
Attention cependant : Dionysos précède Œdipe, mais ne
l’anticipe pas. Il est avant Œdipe, mais n’est surtout pas

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préœdipien, pour la simple raison qu’il ne présente aucun 26- Notamment le


« Prologue 3 » et
tropisme pour lui ni aucune commune mesure avec lui. « De la vertu qui
Pure indépendance. Disjonction sans synthèse, pour le donne », dans le
Zarathoustra.
coup. De même Dionysos ne peut-il jamais être rabattu 27- L’Anti-Œdipe, op.
sur l’idée kleinienne d’un complexe antérieur à l’Œdipe cit., p. 422.

freudien. Car il est pur plan de consistance anœdipien,


dont « l’avant » relève de l’Aïon et non de Chronos.

Le sens de la terre est son chant cosmique

Enfin, Dionysos inscrit sa danse à la surface de la terre en

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la rendant féconde. Ses membres épars ne la partagent pas
mais la distribuent. En rythmant ainsi le corps plein de la
terre, corps sans organes dont les enfants sont les organes
dansant à sa périphérie, Dionysos place d’emblée la nais-
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sance, non pas dans la circonscription du triangle œdi-


pien, ni dans le carré de la tribu, ni même sous le regard
pyramidal du despote, mais sur la ligne cosmique d’une
terre dont le flux est musique. Aussi le surhomme nietz-
schéen, celui dont la terre est grosse et par lequel son sens
se fait chant, étend-il d’emblée sa ligne séminale à l’entière
surface terrestre. Car il n’a jamais connu, ne serait-ce
qu’un fragment d’instant, les figures imposées du com-
merce triangulaire. Oser la danse dionysiaque, c’est peupler
la terre différemment, en suivre le devenir, chante
Zarathoustra26. Faire sortir les flux des codes, c’est permet-
tre de nouvelles synthèses, font écho Deleuze et Guattari.
Car, loin des partages territoriaux, des figures qui les figent et
des jugements qu’ils fixent, la sarabande de Dionysos arpente
avec jubilation la terre qu’elle enfante et qui s’enfante en elle,
terre d’un « peuple à venir » et qui lui donne son sens, terre
vibratoire où « la libido ne cesse de délirer l’Histoire,
les continents, les royaumes, les races, les cultures » 27.
Faire résonner le chant de Dionysos avant la représenta-
tion du mythe d’Œdipe, c’est donc retrouver ce sens de la

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terre, la légère, auquel Nietzsche appelle dès le prologue 28- Maurice Blanchot,
Le livre à venir, Paris,
du Zarathoustra. C’est par là faire entendre « le déploie- Gallimard, Folio, 1986,
ment de la terre et de l’homme en l’espace du chant », dit p. 324.

Blanchot en commentant Mallarmé. « Non pas la


connaissance de ce que l’un et l’autre sont naturellement,
mais le développement – hors de leur réalité donnée et en
ce qu’ils ont de mystérieux, de non éclairé, par la force
dispersante de l’espace et par la puissance rassemblante du
devenir rythmique – de l’homme et du monde » 28. C’est
les prendre ensemble et les faire résonner par le dehors.
Faire chanter Dionysos, c’est donner voix à ce « moi cos-

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mique », du fond impersonnel duquel Nietzsche nous
parle de l’avenir, en annonçant la transmutation de toutes
les valeurs. C’est sortir de la forme close de l’âme sur-
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plombante et du sujet grammatical, libération à laquelle


invitent Deleuze et Guattari à travers un inconscient pro-
cessuel outrepassant la distinction homme-nature. C’est
ainsi desceller le pacte de la terre et de l’homme sédenta-
risé dans le jugement historique qui le fixe, pour ouvrir à
une nouvelle géographie où la pensée, la terre et la
machine composent le ressac d’un monde en archipel.
Une autre distribution est ici en jeu : distribution espacée,
faisant de l’espace même et de la distance positive son
milieu, travaillant au cœur de la dispersion et de l’hétéro-
gène. En effet, celle-ci ne peut se laisser rabattre dans une
répartition territoriale fermée ni sur une surface de projec-
tion. Elle ne peut se laisser réduire à la scène d’un signi-
fiant transcendant ni aux illusions renvoyant à l’obscurité
du refoulement, tant elle met en œuvre des pièces diverses
et tant elle traverse une multiplicité de dimensions tout en
conservant la planéité de l’immanence.
Plus que prétendre la saisir, la recenser ou la représenter, il
faut ainsi suivre cette distribution nomade qui, comme la
musique, lance l’homme au milieu du monde tout en fai-
sant tourner le monde au cœur de l’homme. Il faut épou-

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ser cette constellation machinique et musicale qui met lit- 29- Nietzsche, Par-
delà bien et mal,
téralement l’homme au monde dans une éblouissante § 230.
étreinte, au lieu de placer l’homme et le monde chacun en 30- « la musique
c’est le processus à
retrait de l’autre. Et si représentation il y a, il s’agit en l’état pur… la musi-
quelque sorte de trouer le décor pour dénuder la machine- que est processus, et
d’une certaine
rie du désir, et dans ce dépouillement où le théâtre s’efface manière, elle est
au profit de ses coulisses, dans cette mise à cru de la scène, l’amour de la vie fon-
damentalement. Elle
retrouver la force du chœur de la tragédie attique, son est même création de
noyau originaire, qui est « l’expression la plus haute, c’est- la vie. », affirme
Deleuze dans son
à-dire dionysienne, de la nature », comme l’explicite cours du 27 mai
1980. Cours à
Nietzsche en particulier dans les septième et huitième sec-

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l’Université de
tions de La naissance de la tragédie. Débarrassant l’audi- Vincennes Paris VIII,
archives sonores,
teur des oripeaux de la civilisation et de l’écran des repré- BNF.
sentations, le chœur dithyrambique des serviteurs de 31- La sarabande est
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Dionysos, retrouvant le pur esprit de la musique, a en par définition une


danse qui alterne les
effet pour rôle de délivrer la nature radicale de l’homme, temps longs et les
temps courts dans
et de chanter « cet éternel texte primitif de l’homme natu- une répartition iné-
rel » 29 que tant d’images, de figures et d’illusions ont gale. On lui attribue
une origine orientale
voulu camoufler. En prise avec le devenir qui traverse tou- dédiée à la fécondité.
tes choses, la force de Dionysos est celle qui les met en rap-
port sur leur versant intempestif. C’est elle qui tisse le grand
lien hétérogène dont le monde procède, inscrivant alors la
pensée et la vie dans un même processus qui est celui de la
variation infinie. Ainsi le machinique apparaît-il comme le
versant postmoderne du principe dionysiaque nietzschéen.
Art dionysiaque s’il en est, et décrété comme tel dès La
naissance de la tragédie, la musique est par excellence la
manifestation esthétique du devenir. Par-delà mesure et
démesure, elle est processus en soi, variation continue,
déterritorialisation30. Ainsi l’inconscient machinique, tel
qu’il surgit dans L’Anti-Œdipe, est-il déjà à la croisée mul-
tiple de la géographie et de la musique : sarabande diony-
siaque où, du sol foulé inégalement au rythme de la
danse 31, montent des myriades d’enfants naturels aux
oreilles tournées vers le cosmos; corps sans organes, vibra-

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toire, traversé d’intensités et nébulisé d’objets partiels,


plan d’immanence tympanique où fourmillent variétés et
variations, où bruissent affects et concepts.
Dithyrambe, telle est bien la voix des machines du désir
de L’Anti-Œdipe, dans leur éloge de la force vitale inorga-
nique. Mais encore une fois il s’agit d’aller chercher au-
delà de l’opposition, par-delà bien et mal, ce qui se distin-
gue par sa préséance, l’usine sous le théâtre, la production
« plus tôt » que la croyance, la musique précédant la dia-
lectique, la différence plus loin que la contradiction, le

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cosmos mouvant derrière le ciel figé, Dionysos surabon-
dant et atéléologique avant l’Œdipe et sa castration
finale ; Dionysos anté-Œdipe.
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