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Bruno Heuzé
ERES | « Chimères »
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CONCEPT
BRUNO HEUZÉ
DIONYSOS ANTÉ-ŒDIPE
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totalité de ses livres, illuminant les poèmes qui font suite phiques complètes de
au Zarathoustra, irradiant de l’intérieur l’architecture fan- Nietzche). Certains
des billets dits « de
tôme de La volonté de puissance et animant fiévreusement la folie », envoyés par
jusqu’aux ultimes fragments posthumes1. Nietzsche à ses amis,
en janvier 1889,
seront signés
Contrastant avec Apollon, Dionysos apparaît comme l’un Dionysos.
des deux pôles de l’art décrit dès La naissance de la tragédie
comme « cette tâche suprême de la vie », puisque « activité
proprement métaphysique ». Dieu du printemps perpétuel,
du fond pré-individuel, du processus universel, accompa-
gné de l’ivresse, de l’extase, de la musique et de la danse,
Dionysos évacue l’opposition entre art et nature pour pro-
mouvoir un art de la nature, en même temps que la repré-
sentation s’efface au profit de la création. Au fond de cette
« métaphysique de l’artiste », le dionysiaque met avant
tout en évidence la démesure humaine qui est aussi celle
du monde, et sur laquelle se penche ce que Nietzsche
appellera lui-même la « psychologie des profondeurs »
dans Par-delà bien et mal. Car le dionysiaque ouvre d’em-
blée à cet envers du monde apparent, qui n’est ni un
monde supérieur, ni un monde idéal, ni celui des essences,
mais l’océan de forces et de devenirs qui brassent le réel.
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Enfin, surgi de la cuisse de Zeus, « deux fois né » comme 4- Voir les parties III
et V du « Prologue »
une étymologie de son nom le suggère, Dionysos entre- du Zarathoustra.
tient d’emblée avec l’enfantement une relation qui s’étend, 5- Voir notamment le
chapitre « Géologie
avant tout triangle œdipien, entre constellation et surface de la morale » dans
Mille Plateaux, Paris,
terrestre : ni patrimoine ni fixation matrilinéaire, mais Édition de Minuit,
épanouissement et fécondation géodésiques pris dans un 1980.
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Wagner et Freud
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Si, face aux difficultés du désir humain confronté à la réa- 6- Nietzsche évoque
cependant l’Œdipe de
lité du monde, Nietzsche se choisit un héros, ce sera Sophocle dans la neu-
Hamlet, lutteur de la lucidité tragique, et non Œdipe, vic- vième section de la
Naissance de la tragé-
time de la libido contrariée, qu’il ignore et abandonne à die. À travers une
série de retourne-
Freud6. Cependant, par-delà les turbulences et les abîmes, ments ambigus, où
au-delà de l’effarement de l’homme face aux passions obs- nature et sagesse se
combattent, il y voit
cures et aux forces éblouissantes, en deçà des velléités de « la figure la plus dou-
réconfort de la morale, qui ne sont que censure et vie loureuse du théâtre
grec », « gloire de la
momifiée, pour Nietzsche, désir et réalité ne font déjà passivité » à laquelle
qu’une grande vague que porte l’élan dionysiaque. il oppose « la gloire
de l’activité qui
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Cependant, une grande ambiguïté persiste entre Nietzsche 10- Voir en particulier
les pages 356 à 384
et Wagner, par-delà sa condamnation maintes fois formu- de L’Anti-Œdipe, op.
lée, tout comme perdure « cette ambivalence complexe » cit.
11- «… un sentiment
dans laquelle Deleuze et Guattari tiennent la sublime et extraordi-
psychanalyse 10 . Oserions-nous dire qu’elles se naire, une expérience,
une sensation de
ressemblent? La réponse est certes difficile à donner, mais l’âme dans le fond
celles-ci sont assurément convoquées dans cet inassignable même de la musique,
qui fait le plus grand
creuset commun où forces et désir mêlent leurs remous. honneur à Wagner »,
Elles se retrouvent ainsi au cœur de cette indécidabilité écrit Nietzsche dans
sa lettre à Peter Gast
où la représentation n’épuise jamais Dionysos dans datée du 21 jan-
vier 1887, alors que la
Oedipe, où la forme requise ne peut étancher les forces
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force d’être réel, tout comme la volonté de puissance dis- 15- A. Artaud, Le
Théâtre et son double
tribue la danse des points de vue sur la grande scène pré- in. « Œuvres complè-
individuelle ; scène dont Artaud dit lui-même que « la tes Tome IV », 1964,
p. 130 (première des
plus haute idée du théâtre qui soit, est celle qui se réconci- « Lettres sur le lan-
gage », envoyée le
lie philosophiquement avec le Devenir… » 15 15 septembre 1931 à
Benjamin Crémieux).
Si les hauts théâtres de la tragédie, du mythe, de l’opéra et 16- L’Anti-Œdipe, op.
de la psychanalyse se sont vidés de leur sens, en quelque cit., p. 344.
sorte épuisés dans leur fixité, c’est précisément d’avoir 17- Nietzsche, La
volonté de puissance,
perdu une scène nomade qui court sur l’horizon du Livre II, § 19.
monde. Aussi Nietzsche, Artaud, Deleuze et Guattari Fragment posthume
La sarabande moléculaire
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terre, la légère, auquel Nietzsche appelle dès le prologue 28- Maurice Blanchot,
Le livre à venir, Paris,
du Zarathoustra. C’est par là faire entendre « le déploie- Gallimard, Folio, 1986,
ment de la terre et de l’homme en l’espace du chant », dit p. 324.
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ser cette constellation machinique et musicale qui met lit- 29- Nietzsche, Par-
delà bien et mal,
téralement l’homme au monde dans une éblouissante § 230.
étreinte, au lieu de placer l’homme et le monde chacun en 30- « la musique
c’est le processus à
retrait de l’autre. Et si représentation il y a, il s’agit en l’état pur… la musi-
quelque sorte de trouer le décor pour dénuder la machine- que est processus, et
d’une certaine
rie du désir, et dans ce dépouillement où le théâtre s’efface manière, elle est
au profit de ses coulisses, dans cette mise à cru de la scène, l’amour de la vie fon-
damentalement. Elle
retrouver la force du chœur de la tragédie attique, son est même création de
noyau originaire, qui est « l’expression la plus haute, c’est- la vie. », affirme
Deleuze dans son
à-dire dionysienne, de la nature », comme l’explicite cours du 27 mai
1980. Cours à
Nietzsche en particulier dans les septième et huitième sec-
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