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L'INVENTION JÉSUITE DU « SENTIMENT D'EXISTENCE », OU

COMMENT LA PHILOSOPHIE SORT DES COLLÈGES

Jacob Schmutz

Presses Universitaires de France | Dix-septième siècle

2007/4 - n° 237
pages 615 à 631

ISSN 0012-4273

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Pour citer cet article :


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Schmutz Jacob, « L'invention jésuite du « sentiment d'existence », ou comment la philosophie sort des collèges »,
Dix-septième siècle, 2007/4 n° 237, p. 615-631. DOI : 10.3917/dss.074.0615
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L’invention jésuite du « sentiment d’existence »,
ou comment la philosophie sort des collèges
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La mauvaise réputation de la philosophie scolastique n’est plus à faire auprès des
amateurs d’idées claires et distinctes et de beaux discours : « Tout ce qui sent l’air de
l’Escole m’est de mauvaise odeur », écrivait par exemple l’historiographe du roi et
philosophe mondain René Bary en 16601, qui entend lui opposer de « beaux senti-
ments, de belles expressions, du bel esprit et de la belle science », comme il l’écrit
dans sa dédicace à Mme de Ryeux. Le présent travail n’a pas l’ambition de faire
perdre à la scolastique sa mauvaise odeur, mais souhaiterait démontrer que la philo-
sophie des collèges fut en réalité à l’origine d’un grand nombre des concepts utilisés
par « ce beau monde », dont parle encore René Bary2, et que l’interprétation courante
qui voit l’émergence de la philosophie moderne dans une rupture avec les « galima-
tias de l’École » mérite d’être révisée sur de nombreux points de détail. On tentera
dès lors de montrer que la sèche scolastique, réduite essentiellement dans ce travail à
sa composante jésuite, n’était pas seulement un exercice rigoureux d’apprentissage
de concepts et de modes de raisonnement remontant par divers chemins à l’aristoté-
lisme médiéval, dispensé selon l’ordre canonique du triennum philosophicum (logique,
physique, métaphysique)3. Sans nier la dimension répétitive de cet enseignement, il
s’agira de montrer, d’une part, que les classes des collèges ont aussi été des lieux pri-
vilégiés d’expérimentation conceptuelle, y compris dans des disciplines réputées les
plus conservatrices, comme la métaphysique, et d’autre part, que les thèses dévelop-

1. R. Bary, Fine philosophie accomodée à l’intelligence des dames, Paris, 1660, p. 14.
2. R. Bary, La morale où après l’examen des plus belles questions de l’Ecolle, l’on rapporte sur les passions, sur les
vertus, et sur les vices, les plus belles remarques de l’histoire, Paris, 1663, p. 196.
3. Sur la structure des cours scolastiques, voir les travaux classiques de L. Thorndike, « The Cursus
philosophicus before Descartes », Archives internationales d’histoire de la science, 4 (1951), p. 16-24 ; et surtout,
la bonne typologie que l’on peut trouver dans P. R. Blum, Philosophenphilosophie und Schulphilosophie. Typen
des philosophierens in der Neuzeit, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1998, p. 158-181 : « Der Standardkurs
der katholischen Schulphilosophie im 17. Jahrhundert ».
XVII e siècle, no 237, 59e année, no 4-2007
616 Jacob Schmutz

pées pouvaient, sous certaines conditions, devenir des idées discutées dans l’en-
semble de la communauté lettrée et ainsi produire des effets parfois inattendus dans
d’autres champs du savoir, comme la théologie, la spiritualité mais aussi la littérature
et l’histoire.
La défense d’une telle conviction se heurte à un problème méthodologique
majeur, lié aux sources documentaires. Si la « jésuitologie » académique internatio-
nale se porte plutôt bien, comme nombre de publications des dix dernières années
l’attestent, il n’existe pour l’heure aucun travail d’envergure sur la philosophie jésuite
proprement française du XVIIe siècle, c’est-à-dire portant sur des auteurs de l’Assis-
tance française et actifs dans les collèges français, dont certains furent de véritables
phares intellectuels de l’Europe, comme le Collège de Clermont à Paris et celui de la
Trinité à Lyon. Il existe de riches études sur les écoles de grammaire, la rhétorique et
la spiritualité, ainsi que plusieurs monographies de qualité, anciennes et récentes, sur
les structures institutionnelles4. En revanche, à quelques exceptions près, tous les
travaux portant sur le contenu doctrinal et philosophique à proprement parler des
cours enseignés se limitent soit à des études de cas sur des figures exemplaires, soit
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se plient à l’exercice ingrat de ne chercher dans le vaste océan scolastique que la
source ou l’origine de définitions utilisées par les grands génies du siècle, comme
Descartes, Malebranche ou Arnauld5. Et même dans ce dernier exercice, c’est sou-
vent vers l’Espagne, plutôt que vers la France, que se dirigent les historiens : outre
l’œuvre omniprésente de Francisco Suárez (1548-1617), le recours aux vastes cours
de philosophie de Pedro Hurtado de Mendoza (1578-1641) ou de Rodrigo de
Arriaga (1592-1667) est devenu un passage obligé, d’autant plus que certaines de
leurs éditions avaient été imprimées en France et qu’ils furent amplement diffusés
dans les collèges français. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de produits d’impor-
tation, avec des problèmes, des controverses et des règles de lecture qui ne furent
pas toujours les mêmes à Lyon qu’à Salamanque, Rome ou Prague. Le problème

4. Les célèbres histoires des grands collèges français (comme celle de G. Dupont-Ferrier pour
Clermont, ou C. de Rochemontaix pour La Flèche) ne donnent guère d’information sur le contenu
doctrinal des cours enseignés. La même observation vaut pour le récent travail d’histoire culturelle de
S. Van Damme, La Cité jésuite. Savoirs, culture écrite et sociabilité urbaine à Lyon (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Éd.
de l’EHESS, 2003 ; E. Fouilloux, B. Hours (éd.), Les Jésuites à Lyon, Lyon, Presses de l’ENS-LSH, 2005. La
meilleure présentation d’ensemble du panorama scolastique français du XVIIe siècle reste L. W. B. Bro-
ckliss, French Higher Education in the Seventeenth- and Eighteenth-Centuries. A Cultural History, Oxford, OUP,
1987, avec un abrégé dans le nouvel Ueberweg : « Der Philosophieunterricht in Frankreich », dans Die
Philosophie des 17. Jahrhunderts, vol. 2, Frankreich und Niederlande, éd. J.-P. Schobinger, Bâle, Schwabe
& Co., 1993 (Grundriss der Geschichte der Philosophie), p. 3-32, p. 71-75 (pour la bibliographie). On
attend toujours un travail du niveau de celui que François de Dainville (1909-1971) avait consacré aux
Jésuites et l’éducation de la société française. La géographie des humanistes, Paris, Beauchesne, 1940, pour la philo-
sophie au sein de la Compagnie.
5. Un exercice initié par les travaux d’Étienne Gilson (1884-1978), notamment La liberté chez Des-
cartes et la théologie, Paris, Alcan, 1913 ; Index scolastico-cartésien, Paris, Vrin, 1913 ; Études sur le rôle de la
pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1930. Dans la même mouvance, un travail
bien informé sur le rapport entre Descartes et la scolastique française est R. Ariew, Descartes and the Last
Scholastics, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1999. Enfin, il convient de signaler l’excellent travail de
G. Sortais, Le cartésianisme chez les Jésuites français au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, Beauchesne, 1929
(Archives de philosophie, 6/3), qui reste un modèle à suivre.
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 617

documentaire se complique quand on constate qu’il faut attendre 1653 pour voir le
premier cours complet de philosophie imprimé d’un jésuite français, celui de Pierre
Gautruche (1602-1681) à Caen6. Les cours d’Honoré Fabri (1607-1688), qui remon-
tent à son enseignement lyonnais de 1640-1646 et qui furent imprimés par les bons
soins du médecin Pierre Mosnier, n’ont pas connu de diffusion d’envergure, sans
doute en raison des censures qui ont frappé leur auteur7, et une série d’autres
manuels n’ont porté que sur certaines matières particulières, comme le best-seller de
logique de Philippe Du Trieu (1580-1635) ou les travaux de physique d’Étienne
Noël (1581-1659)8. La seule exception réelle est l’œuvre d’un jésuite d’origine hol-
landaise, Henri Marcellius (1593-1664), brièvement de passage au Collège de Reims,
qui fut chargé de publier un abrégé de toute la philosophie sous la forme d’un
« Arsenal scientifique » (Armamentarium scientificum) 9. Ce n’est donc qu’au cours de la
seconde moitié du XVIIe siècle qu’on commence à imprimer plus massivement, et
qu’on voit apparaître quelques cours de qualité, comme celui de Georges de Rhodes
(1597-1661) en 1671, jusqu’à celui de Gaspard Buhon (?-1726), publié à Paris
en 1723, un des derniers témoins de ce modèle classique10. En raison de cette rela-
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tive indigence documentaire, des jugements hâtifs guettent l’historien, en particulier
lorsqu’il s’agit de comparer ou d’apprécier les rapports entre philosophie jésuite et
cartésianisme par exemple, étant donné qu’on ne dispose guère de cours imprimés

6. P. Gautruche, Institutio totius philosophiae cum introductione ad alias facultates, 4 vol., Caen, 1653 (avec
plusieurs rééditions). Sur son œuvre, voir L. W. B. Brockliss, « Pierre Gautruche et l’enseignement de la
philosophie de la nature dans les collèges jésuites français vers 1650 », dans Les Jésuites à la Renaissance.
Système éducatif et production du savoir, éd. L. Giard, Paris, PUF, 1995, p. 187-219.
7. Cf. Philosophiae tomus primus, qui complectitur scientiarum methodum sex libris explicatam, logicam analy-
ticam, duodecim libris demonstratam, et aliquot controversias logicas, breviter disputatas auctore Petro Mosnerio, cuncta
excerpta ex praelectionibus R. P. Hon. Fabry, Lyon, 1646 ; Tractatus physicus de motu locali, in quo effectus omnes,
qui ad impetum, motum naturalem, violentum et mixtum pertinent, explicantur et ex principiis physicis demonstrantur,
auctore Petro Mousnerio, cuncta excerpta ex praelectionibus R. P. Honorati Fabry Societatis Iesu, Lyon, 1646 ; Meta-
physica demonstrativa, sive scientia rationum universalium, auctore Petro Mousnero, cuncta excerpta ex praelectionibus
Honorati Fabri, Lyon, 1648. Sur l’œuvre de Fabri, voir l’excellente monographie de S. Roux, « La philo-
sophie naturelle d’Honoré Fabri (16071688) », dans Les Jésuites à Lyon, éd. E. Fouilloux, B. Hours,
Lyon, Presses de l’ENS-LSH, 2005, p. 75-94.
8. P. Du Trieu, Manuductio ad logicam, Douai, 1615 (plus de 80 rééditions... encore utilisées à
Oxford au XIXe siècle) ; E. Noël, Aphorismi physici seu physicae peripateticae principia breviter ac dilucide propo-
sita, La Flèche, 1646 ; Sol Flamma, sive Tractatus de sole, ut flamma est, eiusque paublo, Paris, 1646 – volume
qui contient aussi l’opuscule de Pierre Bourdin, Aphorismi analogici parvi mundi ad magnum et magni ad
parvum, Paris, 1647 ; Gravitas comparata, Paris, 1648 ; Physica vetus et nova, Paris, 1648 ; Interpres naturae sive
arcana physicae septem libris comprehensa, La Flèche, 1653 ; Examen logicarum, La Flèche, 1658 ; Liber de
mundo magno et parvo, supero et infero, La Flèche, 1659.
9. H. Marcellius, Armamentarium scientificum, in quo reposita ordinate et breviter illustrata continentur axio-
mata, pronunciata, dicta philosophica in primis et theologica, deinde etiam iuridica, medica et moralia, 2 vol., Paris,
1635.
10. G. de Rhodes, Philosophia peripatetica ad veram Aristotelis mentem, Lyon, 1671 ; G. Buhon, Philoso-
phia ad morem gymnasiorum, finemque accomodata, 4 vol., Lyon, 1723. Outre ces deux cours, on peut encore
citer les imprimés suivants : G. Chabron (1601-1670, Toulouse), Philosophia per argumenta breviter explicata
ad usum et exemplum huius scientiae studio vacantium, 3 vol., Paris, 1660 (2 rééd.) ; J. Guilleminot (1614-1680,
Bourgogne), Selectae ex universaliore philosophia quaestiones, Paris, 1671 ; J. Chanevelle (1620-1699, Nor-
mandie, Paris), Ethica, Paris, 1666 ; Physica universalis et particularis, Paris, 1667-1671 ; Metaphysica generalis,
Paris, 1677.
618 Jacob Schmutz

antérieurs à 1663, date de la mise à l’index donec corrigantur des œuvres de Descartes.
Par ailleurs, il est également facile de décrier la philosophie jésuite comme
« dépassée » sur la base de l’examen de ces cours imprimés, mais c’est oublier qu’en
dehors de quelques exceptions notables, les cours n’ont été rédigés et imprimés qu’à
la fin de la carrière de leur auteur, à sa retraite, voire à titre posthume, soit souvent
vingt, voire trente ans après que les matières qui s’y trouvent avaient été enseignées.
Le seul moyen d’éviter ces jugements hâtifs et de se forger une image plus exacte de
la situation consiste dès lors à étudier les cours manuscrits. Malgré les destructions
et les pertes, un grand nombre de témoins manuscrits, souvent mal catalogués11,
subsiste dans de nombreuses bibliothèques françaises et étrangères. Certains de ces
cours, souvent datables avec précision, permettent d’apprécier avec beaucoup plus
d’exactitude l’évolution des problématiques. Ils permettent aussi de constater la for-
mation, dès les années 1620, d’une culture philosophique jésuite authentiquement
française, c’est-à-dire avec des thèmes ou des problèmes qui ne se retrouvent pas
toujours dans les manuels produits en Espagne, au Portugal, en Italie ou en Europe
centrale à la même époque.
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Parmi ces thèmes, on trouve ce fameux « sentiment d’existence », qui servira dans
ce qui suit à confirmer ces hypothèses méthodologiques. Le concept est bien connu
des historiens des lettres et de la philosophie du Siècle des Lumières, et l’une de ses
descriptions les plus célèbres se trouve dans la cinquième promenade des Rêveries du
promeneur solitaire (écrites entre 1776 et 1778, publiées à titre posthume en 1782) :
« De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien
sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-
même comme Dieu. Le sentiment d’existence dépouillé de toute autre affection est
par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix... »12. Un peu aupa-
ravant, l’Encyclopédie (1756) avait présenté le « sentiment » comme la voie royale pour
comprendre le concept classique de l’existence : le « moi » prend conscience de lui-
même par la multiplicité des sensations et des perceptions13, de telle sorte que
« l’existence – c’en est là le trait essentiel – est donc ce qui s’aperçoit dans une rela-
tion actuelle de coprésence au moi »14. Qu’un tel sentiment soit aussi « précieux »,
comme le dit Rousseau, explique pourquoi on en trouve une autre description sug-

11. Quelques-uns de ces cours sont repris dans : C. Lohr, Latin Aristotle Commentators, vol. II :
Renaissance Authors, Florence, Leo S. Olschki, 2 vol., 1988. Un catalogue collectif des manuscrits scolas-
tiques français de la période moderne (1500-1800) est actuellement en cours d’élaboration par nos
soins.
12. J.-J. Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (1782), 5e promenade.
13. Encyclopédie, t. VI, s.v. « Existence » : « ... Quoique aperçus hors de nous [scil. les objets], comme
leur perception est toujours accompagnée de celle du moi, cette perception simultanée établit entre eux
& nous une relation de présence qui donne aux deux termes de cette relation, le moi & l’objet extérieur,
toute la réalité que la conscience assure au sentiment du moi ». Bien qu’il ne soit pas signé, on s’accorde
généralement à attribuer l’article « existence » à Turgot ; le texte se trouve d’ailleurs repris dans Turgot,
Œuvres, Osnabrück, O. Zeller, 1966, vol. II, p. 756-770.
14. Pour reprendre les termes de J.-C. Bardout, « Causalité ou subjectivité : le développement du
sentiment d’existence, de Descartes à l’Encyclopédie », Quaestio. Annuario di storia della metafisica, 3 (2003),
p. 163-205 (ici p. 201). Pour une autre archéologie de la notion, voir J. Spink, « Les avatars du sentiment
d’existence, de Locke à Rousseau », XVIIIe siècle, 10 (1978), p. 268-298.
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 619

gestive à l’article « délicieux » de l’Encyclopédie 15. Or, les travaux historiques sur la
notion de « sentiment d’existence » la rapportent généralement à une origine jésuite,
à savoir l’œuvre de Claude Buffier (1661-1737)16. Ce dernier illustre de fait admira-
blement le processus de diffusion de notions d’origine scolastique en dehors des
collèges : il fut formé de manière tout à fait classique comme élève (1686-1691) du
Collège de Clermont, qui venait alors d’être rebaptisé du nom de Louis-le-Grand, et
il y enseigna ensuite pendant de longues années au tournant du XVIIIe siècle. Buffier
publie séparément une série de traités, puis les réunit sous forme d’un vaste Cours de
sciences, en 1732, qui constitue une des premières grandes encyclopédies modernes de
la philosophie en langue vernaculaire17. Or, Buffier estime que toute sa théorie de la
science se fonde sur le « sentiment d’existence » : « La première source et le premier
principe de toute vérité dont nous soyons susceptibles, est le sentiment intime qu’a
chacun de nous de sa propre existence, et de ce qu’il en éprouve en lui-même. C’est
là, dis-je, la base de toute autre vérité et de toute autre science humaine. Il n’en est
point de plus immédiate, pour nous convaincre que l’objet de notre pensée existe
aussi réellement que notre pensée, et le sentiment intime que nous en avons, ne sont
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réellement que nous-mêmes qui pensons, qui existons, et qui en avons le senti-
ment »18. Buffier écrit en français, dans des imprimés, faciles à consulter : il devient
donc une proie aisée pour les historiens de la philosophie, et se voit généralement
adoubé du titre d’inventeur de cette notion si fondamentale, qui allait se répandre
comme une traînée de poudre dans la philosophie française, mais aussi dans toute la
philosophie du sens commun écossaise. Dans les Nouveaux essais d’anthropologie de
Maine de Biran (1766-1824), contemporain français de Kant, la notion de « sens
intime » allait encore jouer un rôle métaphysique fondamental : la seule certitude
dont le savant peut partir est « le sens intime de mon existence individuelle », à titre
de fondement de toute pensée, c’est-à-dire la conscience de sa permanence à travers
le flux perpétuel des modifications sensorielles et intellectuelles. Il évoque une

15. Encyclopédie, vol. IV (1754), s.v. « Délicieux » : « Il ne lui restait dans ce moment d’enchantement
et de faiblesse, ni mémoire du passé, ni désir de l’avenir, ni inquiétude sur le présent [...] Il passait par un
mouvement imperceptible de la veille au sommeil ; mais sur ce passage imperceptible, au milieu de la
défaillance de toutes ses facultés, il veillait encore assez, sinon pour penser à quelque chose de distinct,
du moins pour sentir toute la douceur de son existence ». R. Mortier a montré que ce texte constitue
l’une des sources de l’analyse de Rousseau : R. Mortier, « À propos du sentiment d’existence chez
Diderot et Rousseau : note sur un article de l’Encyclopédie », dans Id., Le cœur et la raison, Oxford, The
Voltaire Foundation, 1990.
16. Sur Claude Buffier, la notice la plus actuelle est celle d’H. Beylard dans le Diccionario histórico de la
Compañía de Jesús, éd. C. E. O’Neill, J. M. Domínguez, Rome – Madrid, Institutum Historicum S.I. –
Universidad Pontificia de Comillas, 2001, vol. I, col. 567-568 ; ainsi que C. Daniel, Les Jésuites instituteurs
de la jeunesse française au XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, V. Palmé, 1880, p. 89-98, 189-199, 236-242, 283-287.
Sur sa place dans l’histoire du « sentiment d’existence », voir J. A. Ventosa Aguilar, El sentido común en las
obras filosóficas del P. Claude Buffier, S.I. Contribución a la historia de la filosofía del sentido común, Barcelone,
Seminario Conciliar, 1957 ; K. S. Wilkins, A Study in the Works of Claude Buffier, Genève, Institut
& Musée Voltaire, 1969 ; L. Marcil-Lacoste, Claude Buffier and Thomas Reid. Two Common-Sense Philoso-
phers, Kingston, McGill-Queen’s, 1982.
17. C. Buffier, Cours de sciences, sur les principes nouveaux et simples, pour former le langage, l’esprit et le cœur,
dans l’usage ordinaire de la vie, Paris, 1732.
18. C. Buffier, Traité des premières vérités, I, § 9 (repr. Cours de sciences, éd. citée, p. 558).
620 Jacob Schmutz

« aperception interne immédiate », qui dépend seulement et exclusivement du moi,


érigé en point d’Archimède, et la définit assez rigoureusement comme : « Ce qui
reste de toutes les sensations ou idées, opérations intellectuelles, quand on a ôté tout
ce qui est passif, tout ce qui n’est pas inhérent au moi ou ne naît pas de son activité
constitutive »19.
Cette notion – ne serait-ce qu’en raison de sa reprise par la philosophie écossaise
du sens commun – est souvent interprétée comme une réaction antimétaphysique,
et donc antiscolastique. Pour les plus idéologues des historiens, elle devient même le
levier privilégié d’une philosophie de l’existence, de l’intériorité, du sentiment,
contre les abstractions aristotéliciennes et la scolastique concernée par les essences,
les définitions, les vérités éternelles plutôt que par la contingence et la singularité du
moi. Pourtant, il n’en est rien. La notion de « sentiment d’existence », telle que la
popularise Buffier, correspond très exactement à un processus de vulgarisation et de
diffusion d’une notion scolastique élaborée dans l’obscurité des collèges. Sa défini-
tion, telle que l’énonce Buffier, indique la direction dans laquelle chercher, en sou-
lignant l’idée que le sentiment d’existence est une notion « immédiate », et donc
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« première »20. Cette insistance témoigne d’un certain classicisme métaphysique, typi-
quement scolastique, puisque l’examen de notions premières et immédiates consti-
tuait justement l’un des points centraux des cours de métaphysique jésuites du
XVIIe siècle. L’immédiateté est en effet ce qui caractérise les propositions qualifiées
par Aristote de 5mesa, celles que l’on connaît sans moyen terme syllogistique, à
savoir les axiomes ou les « premiers principes » du raisonnement. De ce point de
vue, les cours de métaphysique jésuites du XVIIe siècle ont été à leur manière une ten-
tative de répondre aux énigmes laissées par Aristote dans une œuvre longtemps
laissée sans nom, avant de se voir baptisée Métaphysique. Aristote appelait cette
science la philosophie, ou la « science recherchée ». Que cherche-t-elle ? Quel est
son objet ? Il affirme pêle-mêle que son objet est le vrai (livre a), les causes suprêmes
(livres A et a), l’être en tant qu’être (livre G ou Z), les principes du raisonnement
(livre G) ou encore le divin et les êtres séparés (livres E, K). Toute la tâche des com-
mentateurs, depuis l’Antiquité tardive, avait été d’essayer de trouver une unité à ces
différentes déterminations ; pour ce faire, la voie royale consistait à étudier la méta-
physique à la lumière de la théorie de la science développée par Aristote dans une
autre œuvre, les Seconds Analytiques 21. Un des soucis majeurs des interprètes néo-pla-
toniciens, arabes, puis chrétiens médiévaux de la Métaphysique d’Aristote avait été de
procéder avec une méthode susceptible d’unifier ces différentes déclarations en assi-

19. Maine de Biran, Nouveaux essais d’anthropologie (1824), éd. P. Tisserand, Œuvres, vol. XIV, Paris,
Alcan, 1921, p. 212.
20. C. Buffier, Traité des premières vérités, I, § 9 (Cours de sciences, éd. citée, p. 558).
21. La bibliographie sur le sujet est immense : deux travaux récents illustrent bien cette probléma-
tique, qui à travers la scolastique médiévale latine plonge ses racines dans la philosophie arabe et chez
les commentateurs anciens d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise en tête : M. Bonelli, Alessandro di Afro-
disia e la Metafisica come scienza dimostrativa, Naples, Bibliopolis, 2001 ; A. Bertolacci, The Reception of Aristo-
tle’s Metaphysics in Avicenna’s Kitab al-Šifa’, Leiden, Brill, 2006, p. 64-103 en particulier (sur l’impact
d’Ammonius et al-Farabi). Pour le Moyen Âge latin, voir le travail classique d’A. Zimmermann, Onto-
logie oder Metaphysik ? Die Diskussion über den Gegenstand der Metaphysik im 13. Und 14. Jahrhundert, 2e éd.,
Louvain, Peeters, 1998 (Recherches de théologie et philosophie médiévales, Bibliotheca, 1).
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 621

gnant à la métaphysique un objet bien précis, dont les autres seraient en quelque
sorte déductibles. C’est au Moyen Âge – dans les grands commentaires d’Avicenne,
Averroès, Thomas d’Aquin, Pierre d’Auvergne, Jean Duns Scot et tant d’autres –
que se constitue pour la première fois la métaphysique comme science d’un seul
sujet (subiectum), selon le modèle exigé par les Analytiques qui affirme que toute
science porte sur un sujet, en démontre des propriétés d’après certains principes22.
Or, ce sujet doit être une notion première, immédiate, ce qui veut dire, en termes aris-
totéliciens, qu’elle n’est pas acquise au moyen d’autres notions, comme par le moyen
terme d’un syllogisme. La notion première par excellence, aux yeux des commenta-
teurs médiévaux depuis Avicenne, c’est l’ens, l’être ou plus exactement l’étant (tq un),
ce qui fait de la métaphysique la science de l’ens inquantum ens, de l’étant en tant qu’é-
tant, une détermination qui reste au cœur des projets métaphysiques de Pedro da
Fonseca (1528-1599) et Francisco Suárez23, pour ne citer que les deux principaux
représentants de la première génération des métaphysiciens jésuites. Toutes les
autres assignations données par Aristote pourront ainsi être articulées autour de
cette notion : la vérité en tant qu’elle l’exprime, les causes en tant que tout étant est
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causé, Dieu comme cause suprême de l’étant, et les principes comme découlant de
l’étant, en premier lieu le principe de non-contradiction, qui affirme que le même ne
peut pas être et ne pas être en même temps et sous le même rapport, et dont la pri-
mauté dans l’ordre du langage vient du fait qu’il se fonde sur des notions premières
dans l’ordre de la pensée24. Pareille méthode visant à ramener la multiplicité à un pre-

22. Aristote, Anal. post., I, 10, 76 b 12-16 (trad. J. Tricot) : « C’est qu’en effet, toute science démons-
trative tourne autour de trois éléments : ce dont elle pose l’existence (c’est-à-dire le genre dont elle
considère les propriétés essentielles) ; les principes communs, appelés axiomes, vérités premières
d’après lesquelles s’enchaîne la démonstration ; et, en troisième lieu, les propriétés, dont la science
pose, pour chacune, la signification » ; cf. encore F. Suárez, Disputationes metaphysicae, disp. 3, s. 3, n. 2,
dans Opera Omnia, Paris, Vivès, 1866 (1re éd., Salamanque, 1597), p. 111 b : « In hac re omnes conve-
niunt in metaphysica (sicut in aliis scientiis) necessaria esse aliqua prima principia per se nota, quibus
passiones demonstrentur ».
23. Cf. F. Suárez, Disputationes metaphysicae, disp. 1, s. 1, n. 26, éd. citée, p. 11 a : « Dicendum est
ergo, ens inquantum ens reale esse obiectum adaequatum huius scientiae » ; pour un exemple typique-
ment français d’une telle lecture suárezienne de la métaphysique, voir par exemple le cours dicté par le
jésuite J. Chanevelle (1620-1699), Metaphysica (Collège de Clermont, 1665), cop. Pierre de Maupeou,
Paris, BNF, ms. lat. 18451, 47 f. Il y défend le projet de la métaphysique comme science de l’ens ut ens
(fo 2 vo - 3 ro), et poursuit ensuite l’exposé des principes complexes, comme le principe de la non-con-
tradiction. Pour une appréciation générale de la métaphysique suárezienne et des controverses sur son
objet, voir J.-F. Courtine, Suárez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990 ( « Épiméthée » ) ; L. Hon-
nefelder, Scientia transcendens. Die formale Bestimmtheit der Seiendheit und Realität in der Metaphysik des Mittelal-
ters und der Neuzeit (Duns Scotus, Suárez, Wolff, Kant, Peirce), Hambourg, Meiner, 1990 (Paradeigmata), et
plus récemment R. Darge, Suárez’ transzendentale Seinsauslegung und die Metaphysiktradition, Leiden-Boston,
Brill, 2004 (STGMA, 80) ; J. Schmutz, « Science divine et métaphysique chez Francisco Suárez », dans
Francisco Suárez, éste es el hombre. Libro Homenaje al Profesor Salvador Castellote Cubells, Valence, Facultad de
Teología San Vicente Ferrer, 2004 (Analecta Valentina, 50), p. 347-359.
24. Suárez, Disputationes metaphysicae, disp. 3, s. 3, n. 2, éd. citée, p. 112 a : « ... quia ens ut ens in
ordine ad hanc scientiam [scil. metaphysicam] est prius caeteris, passiones illi adaequatae sunt etiam
priores, et consequenter etiam universalissima principia [...] ». Sur l’archéologie médiévale des principes
« connus par soi » (per se nota), voir la remarquable synthèse de L. F. Tuninetti, « Per se notum ». Die logische
Beschaffenheit des Selbstverständlichen im Denken des Thomas von Aquin, Leiden - Köln - New York, Brill, 1996
(STGMA, 47).
622 Jacob Schmutz

mier immédiat et inconditionné portait aussi un nom dans la tradition scolastique, ici
plus inspirée par Galien que par Aristote lui-même : la resolutio, le fait de « re-
conduire » toutes les conclusions à leurs principes fondamentaux, ou encore tous les
objets du monde à un terme premier, prédicable de tous. De fait, la première chose
qu’on peut dire de quoi que ce soit, c’est que c’est un étant. La méthode résolutive
s’oppose alors à la méthode compositive (compositio), qui elle à l’inverse consiste à
composer une notion simple avec d’autres notions, obtenant ainsi des notions tou-
jours plus complexes : c’est le processus de détermination, qui consiste à partir de
l’ens – première notion connue de tout intellect – et de le déterminer comme une
substance corporelle, animée, rationnelle, et donc à fabriquer du particulier en par-
tant du plus général25.
Ce rappel extrêmement succinct et superficiel du « discours de la méthode » sco-
lastique a pour seul but de faire apparaître ce qui est traditionnel et ce qui est nou-
veau dans la démarche de Buffier. Ce dernier s’accorde en effet avec la tradition en
affirmant qu’il convient de parvenir à une notion première, mais il propose le « senti-
ment d’existence », alors que la scolastique traditionnelle défend que le premier est
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simplement l’ens, pris abstraitement et indépendamment de savoir s’il s’agit de tel ou
tel étant particulier, et encore moins de l’étant particulier qu’est le moi de celui qui
pense. Comment Buffier est-il passé d’une notion simple aussi abstraite qu’est l’ens à
celle, concrète, de mon existence ? À première vue, il semble qu’il s’agit clairement d’un
écho direct de la rupture cartésienne. De fait, Descartes avait lui aussi défendu la
nécessité, dans les Méditations, de parvenir à un premier inconcussum 26, une « pensée la
plus connue »27, indubitable et résistant à la tromperie humaine ou divine, un pre-
mier fondement qu’il identifie – en premier lieu –, par la proposition ego existo. La
similitude avec la démarche scolastique avait d’ailleurs fait observer à René Bary que
« les livres de M. Descartes sont des sources de principes et de conséquences, et il
suffit pour être résolutif d’être cartésien »28. Dans la foulée, Descartes avait rejeté les
premiers principes classiques de la scolastique – qu’il appelait les « notions commu-
nes » – précisément parce qu’elle ne permettaient pas de faire connaître une exis-

25. Pour un exemple scolastique typiquement parisien, voir par exemple G. de Mazure, Appendix de
methodo, dans Id., Totius philosophiae pars prima, quae rationalis dicitur seul logica (Collège de Lisieux, Paris,
1626), Paris, BNF, ms. lat. 16140, f. 293 sq., qui distingue entre la méthode résolutive, compositive et
définitive (ou définitionnelle). Mais à la modernité, les deux mouvements de résolution et de composi-
tion seront parfois qualifiés d’analyse : voir par exemple l’œuvre du docteur et socius de la Sorbonne,
F. Hallier, Analysis logicae, in qua logicarum praeceptionum usus ac doctrina discutitur, servata omnium, quae in ali-
qua disciplina traduntur, connexione, Paris, 1630, p. 303 : « Est authem duplex methodus Analytica, iuxta
quam scientiae doceri possunt : una principiorum in conclusiones ; altera conclusionum ad principia
reductiva et resolutiva ». Cela sera à la source d’un certain nombre d’ambiguïtés de langage, mais
explique pourquoi Descartes peut définir l’analyse comme une démonstration a priori (Secondes réponses,
AT IX-1, 121-122).
26. Descartes, Meditationes II (AT VII, 24) : « minimum quid [...] quod certum sit et inconcussum ».
27. Descartes, Premières réponses (AT IX, 85 ; texte latin en AT VII, 107) : « C’est pourquoi j’ai mieux
aimé appuyer mon raisonnement sur l’existence de moi-même, laquelle ne dépend d’aucune suite de
causes, et qui m’est si connue que rien ne le peut être davantage ».
28. R. Bary, La Physique, où selon les anciens et les modernes il est traité de tout ce qu’il y a de plus curieux dans la
nature, est divisée en trois tomes, et dans le troisième tome, il est métaphysiquement traité de Dieu, Paris, 1671, préface.
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 623

tence : le principe de non-contradiction, dans sa formulation abstraite, s’applique à


n’importe quel ordre de réalité ou à n’importe quelle situation, et par conséquent
« ne nous rend de rien plus savants », comme il le disait à Clerselier29. En revanche,
l’affirmation de l’existence de notre âme à partir de l’expérience de ses affections
– comme la pensée, la vie ou encore la sensation – nous permet d’arriver à une pre-
mière existence certaine et irréductible. Il s’ensuit que le premier concept de la méta-
physique est un singulier contingent, l’existence du moi, et non un universel30.
Pourtant, à aucun endroit, Descartes ne qualifie-t-il ce premier de « sentiment »
ou encore de « sens intime de l’existence », comme le fait Buffier. L’introduction de
cette détermination « sensible » est intervenue dans la confrontation, par de nom-
breux jésuites postcartésiens, de la doctrine cartésienne de l’existence de soi et du
cogito avec l’enseignement bien plus classique de la scolastique sur les premières
notions et les premiers principes31. À ce titre, il est possible de renouer plus étroite-
ment les liens qui unissent cette métaphysique classique avec celles de Descartes et
de Buffier. Ce lien passe par les cours manuscrits des collèges, et par les évolutions
internes de la métaphysique en France au XVIIe siècle, qui rendent justement la tradi-
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tion jésuite française irréductible, sans autre forme de procès, à ses grands modèles
ibériques ou italiens. Le renversement opéré par Buffier n’est en effet pas à expli-
quer par la pénétration du cartésianisme, ou alors seulement très médiatement. On
peut le démontrer en opérant une comparaison suivie avec un témoin manuscrit
aussi banal qu’éloquent : le cours de logique d’un obscur jésuite du Collège de La
Flèche, Claude Girauld (1655-1720), dicté en 1696 et rédigé dans un latin
effroyable32. Les cours de logique inauguraient le cycle triennal. Si on ne trouve

29. Cf. Descartes, À Clerselier, juin ou juillet 1646 (AT IV, 444-445).
30. Pour une histoire plus détaillée et une appréciation des limites de ce renversement, je me
permets de renvoyer à J. Schmutz, « L’existence de l’ego comme premier principe métaphysique avant
Descartes », dans Généalogies du sujet, de saint Anselme à Malebranche, éd. O. Boulnois, Paris, Vrin, 2007,
p. 215-268.
31. Autre témoignage intermédiaire, le cours de philosophie de Louis Rouillard, le maître de Male-
branche qui fut professeur au Collège de la Marche et un des premiers à confronter Descartes avec la
scolastique traditionnelle, compare l’évidence du cogito ergo sum et des premiers principes évidents de la
scolastique en précisant qu’il ne s’agit pas d’une connaissance sensible ; en revanche, il n’utilise pas à cet
endroit le vocabulaire du sentiment intellectuel ni celui de la conscience : voir L. Rouillard, Commentarii
in universam Aristotelis philosophiam, et primo loco in logicam (Collège de La Marche, 1670), disp. 1, c. 3 ( « An
existat philosophia ? » ), Paris, BNF, ms. lat. 11159, fo 8 ro : « Cognitio quaelibet non est a sensibus :
Impossibile est idem simul esse et non esse, omne totum est maius sua parte, cogito ergo sum, ergo in rerum natura hae
veritates obiectorum instar saltem sunt in intellectu nullatenus in sensu. Sola sensibilia sunt in sensibus.
Hae autem non sunt sensibiles : non sunt colores qui visu, non soni ut auditu non odores ut olfactu,
non sapores non denique qualitates tactiles, neque primae neque secundae, non calor aut frigus [...] ».
32. Cl. Girauld, Liber secundus controversiae logicae, contr. 2 ( « De existentia philosophiae » ), dans
Veteris ac novae philosophiae dogmata (Collège de La Flèche, 1696-1698), Vanves, Archives jésuites fran-
çaises, Collection des Fontaines, ms. 4o 243. Je tiens à remercier Mlle Jacqueline Diot, directrice de la
Bibliothèque du Centre Sèvres, pour avoir mis à ma disposition l’Inventaire des manuscrits de la Bibliothèque
des Fontaines du P. André Derville, S. J. Il conviendrait d’étudier d’autres cours du Collège de La Flèche :
je n’ai malheureusement pas pu avoir accès à celui de C. Challemoux († 1709), Scientiarum maxima logica
(dicté en 1687-1688), conservé à la BM de Laval, ms. 60, qui d’après les indications de La Rochemon-
teix, propose aussi déjà une confrontation avec Descartes quelques années avant son collège Claude
Girauld.
624 Jacob Schmutz

guère de nouveautés dans l’analyse des termes et des propositions qui en forment
l’armature centrale, ils méritent toutefois d’être pris en considération parce qu’à leur
début, on trouve quelques réflexions méthodologiques générales sur le statut et la
méthode de la philosophie : on se demande en général si la philosophie existe, si elle
est possible, comment elle s’acquiert, à partir de la question classique de savoir si
Adam était ou non philosophe au paradis33. Girauld n’échappe pas à la règle. Dans sa
discussion de la question de existentia philosophiae, il propose une intéressante compa-
raison entre la position cartésienne et celle de la scolastique traditionnelle34. La ques-
tion de l’existence de la philosophie est encore liée à la théorie de la science : la phi-
losophie est possible si elle peut devenir une science, et elle peut devenir une science
si elle possède des principes certains à partir desquels procéder.
Dans la tradition métaphysique, cette question des principes faisait directement
écho à la question des premières notions : les notions sont quelque chose de simple
– l’ens – tandis que les principes sont quelque chose de complexe, des propositions.
Les premiers principes, comme les axiomes, sont donc ceux qui sont fondés sur les
notions premières, comme en géométrie celles qui sont fondées sur le point,
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l’unité, etc. ; en métaphysique, ce sont classiquement les premiers principes fondés
sur l’ens, comme le principe de non-contradiction (le même ne peut pas être et ne pas
être) ou du tiers-exclus (il ne peut y avoir affirmation et négation du même)35. C’est
parce que le principe d’Aristote – il est impossible que le même soit et ne soit pas en
même temps et sous le même rapport36 – se fonde sur une notion absolument pre-

33. Tous les cours jésuites ne sont pas aussi complets : l’un des derniers imprimés, celui de
G. Buhon (1723), expédie la chose assez rapidement, se contentant d’asséner contre les sceptiques et
pyrrhoniens que la science est possible : G. Buhon, Logica disputata, dans Id., Philosophia ad morem gymnasio-
rum finemque accomodata, Venise, 1724, vol. I, p. 47-51 ( « An detur scientia ? » ). Il conviendrait de dater
exactement l’apparition de cette question, typique du contexte scolastique français : celui de P. Gau-
truche n’en fait pas encore cas, par exemple ; pas plus que la logique du P. Tournay, enseignée au Collège
de Clermont l’année académique 1679-1680 : cf. Tournay, Compendium logicae, Paris, BNF, ms. lat. 11161,
qui commence par des questions générales sur le nom, l’origine et les écoles de la philosophie, mais pas
avec la question épistémologique de savoir si une philosophie comme science est possible.
34. Cf. Girauld, fo 1 ro sq. : « Prima controversia [proemialis] : De origine philosophiae seu an
Deus Adamo philosophiam infudevit » : fo 11 ro sq. : « Secunda controversia : De existentia philo-
sophiae ».
35. C’est ce qui fait du « principe de non-contradiction » le principe premier de la métaphysique
médiévale classique. Pour un exposé jésuite moderne classique, voir par exemple Suárez, Disputationes
metaphysicae, disp. 3, s. 3 ( « Quibus principiis demonstrari possint passiones de ente, et an inter ea hoc
sit primum, ’impossibile est idem simul esse et non esse’ » ), éd. citée, p. 111 a - 115 a. Pour une autre bonne
discussion des principes d’un point de vue jésuite précartésien, voir H. Marcellius, Armamentarium scien-
tificum, op. cit., dont toute la première partie est consacrée à la discussion des principes, et la partie II à la
discussion des principes de l’être (p. 22) : « Quodlibet est vel non est. Est hoc primum principium affirma-
tivum absolutum de esse rei, quo significatur naturalis et necessaria immediatio contradictorie opposi-
torum ; talis nempe, ut impossibile sit, inter illa cadere aliquod medium ».
36. Aristote, Met., G 3, 1005 b 19-22, trad. B. Cassin, M. Narcy, La décision du sens. Le livre Gamma de
la Métaphysique d’Aristote, introduction, texte, traduction et commentaire, Paris, Vrin, 1998 (Histoire des
doctrines de l’Antiquité classique, 13), p. 125 : « Il est impossible que le même simultanément appar-
tienne et n’appartienne pas au même et selon le même (et toutes les autres déterminations que nous
pourrions ajouter, considérons qu’elles sont ajoutées pour répondre aux difficultés du discours) ; et
c’est là le plus ferme de tous les principes sans exception ».
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 625

mière, connue de tout intellect – à savoir l’étant, ens – qu’il est lui-même premier.
C’est pourquoi, comme le dit encore l’influent jésuite de Louvain, Léonard Lessius
(1554-1623), c’est ce principe qui est le terme de toute résolution37. Suivant les com-
mentateurs médiévaux d’Aristote, les scolastiques de l’époque moderne ont généra-
lement tenté d’établir trois caractéristiques fondamentales de premier principe38 : la
primauté ou l’immédiateté d’abord – ce qui signifie qu’il n’est pas acquis par d’autres
propositions ; son caractère indubitable ensuite – ce qui signifie que tout le monde
doit le percevoir, et qu’il n’est pas le résultat d’un apprentissage ; et enfin la résis-
tance à la tromperie, humaine comme surnaturelle. C’était là un des points classiques
de la scolastique tardo-médiévale : même Dieu ou le Malin Génie ne peuvent trom-
per l’homme quant à la validité du principe de non-contradiction, mais seulement
quant à la validité de certains principes physiques39. Descartes, on s’en souvient,
avait lui aussi attribué ces trois caractéristiques à sa première proposition, ego existo,
elle-même aussi faite de deux notions selon lui parfaitement évidentes et premières,
l’ego et son existence. La différence entre la première proposition de la scolastique et
celle de Descartes est son statut modal : la première est une proposition nécessaire,
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universelle – toujours vraie –, tandis que la seconde n’est que contingente, puis-
qu’elle ne vaut que, comme dit Descartes, le temps que je la prononce ou la pense :
quoties a me profertur vel mente concipitur 40. Or, c’est précisément sur ce point que
Girauld entreprend sa discussion. Afin de démontrer la possibilité de la philosophie,
Girauld invoque deux types de premiers principes qu’il qualifie de « premières véri-
tés » – ce qui correspond déjà au vocabulaire de Buffier : les vérités universelles, qui
correspondent aux « notions communes » classiques ; et les vérités singulières, dont

37. L. Lessius, De perfectionibus moribusqve divinis libri XIV, quibus pleraque sacræ theologiæ mysteria breviter
ac dilucide explicantur, lib. V, c. 2, Paris, Lethielleux, 1865 (1re éd., Anvers, 1620 ; Paris, 1620), p. 61 :
« Non esse enim formaliter tollit esse, ac proinde simul cum illo stare non potest : idque adeo est evi-
dens, ut sit principium omnis ratiocinationis, in quod omnis ratio omnisque disputatio ultimo resolvi-
tur, ut in Metaphysica traditur ».
38. En écho à Aristote, la liste des trois conditions est clairement établie dans Thomas de Aquino,
In IV Met., lect. 6, n. 599 (éd. Cathala-Spiazzi, p. 167). Cette énumération des trois conditions est
encore un lieu commun au XVIIe siècle en France : voir J. Chanevelle, Metaphysica (Collège de Clermont,
1665), Paris, BNF, ms. lat. 18451, f. 7 vo - 8 ro ; P. Cohade, Metaphysica (Collège du Plessis-Sorbonne,
1671), Paris, BNF, ms. lat. 18453, p. 26-27 ; P. Barbay, Commentarius in Aristotelis metaphysicam, Paris, 1684
(1re éd., 1675), p. 19-20 : « Ad primum principium Philosophus tres requirit conditiones [...] : primo ut
sit [...] certissimum et notissimum, adeo ut circa illud nemo falli possit. Secundo, ut sit nihil supponens,
seu indemonstrabile, alioqui non esset amplius primum principium. Tertio denique ut sit aliorum axio-
matum principium, id est ut in illud caetera mediate vel immediate resolvantur ». Les trois caractéristi-
ques des « premières vérités » de Buffier s’y retrouvent : elles sont communes à la majorité des
hommes, elles déterminent nécessairement l’entendement, et elles ne s’appuient sur aucun principe
antérieur.
39. Cf. T. Gregory, « Dio ingannatore e genio maligno. Note in margine alle Meditationes di Des-
cartes », Giornale critico della filosofia italiana, 53 (1974), p. 479-516, repr. dans Id., Mundana Sapientia, Forme
di conoscenza nella cultura medievale, Rome, Éd. di Storia e Letteratura, 1992 ; trad. franç. dans Id., Genèse de
la raison classique, de Charron à Descartes, Paris, PUF, 2000 ( « Épiméthée » ) ; O. Boulnois, « Ego ou cogito ?
Doute, tromperie divine et certitude de soi, du XIVe au XVIe siècle », dans Généalogie du sujet, éd. O. Boul-
nois, Paris, Vrin, 2007, p. 171-213.
40. Descartes, Med., II (AT VII, 25).
626 Jacob Schmutz

la première est celle qui exprime que l’homme se connaît lui-même41. Or, dans les
deux cas, explique Girauld, l’homme connaît par expérience que ces propositions
sont absolument vraies. Son argumentation est assez classique sur les premières pro-
positions universelles : leur évidence doit venir de l’évidence des termes qui les com-
posent42. Plus actuelle ou plus moderne est par contre l’argumentation qui concerne
l’évidence de soi : il reprend ici clairement l’argument aristotélicien qui exige que ce
premier principe doit être « sans condition », et donc que sa connaissance ne soit pas
acquise par une démonstration. Or, si les premiers principes complexes sont connus
par la faculté aristotélicienne du no¢V (l’intellectus principiorum de la scolastique), qu’en
est-il alors de la connaissance de l’ego ? Dans la tradition aristotélicienne, on considé-
rait classiquement que l’âme ne pouvait se connaître que par l’intermédiaire de ses
propres actes, et donc par la sensation, et donc jamais directement : « Nous sentons
que nous sentons, et nous pensons que nous pensons ; et parce que nous le sentons
nous pensons que nous sommes », dit une phrase célèbre de l’Éthique à Nicomaque 43,
inlassablement commentée au Moyen Âge. Cette doctrine a toutefois été régulière-
ment corrigée par l’autorité d’Augustin, qui avait plaidé pour une connaissance directe
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et immédiate de l’âme par elle-même fondée sur la certitude du ego existere, ego vivere, ego
intelligere 44, doctrine transmise au Moyen Âge surtout à travers l’apocryphe De spiritu

41. Girauld, Liber secundus controversiae logicae, contr. 2 ( « De existentia philosophiae » ), ms. cité,
p. 11-12 : « Contra hunc novum Philosophum [scil. Cartezium] fit prima assertio, multas veritates tam
universales, tam singulares certissime cognoscimus. Probatur prima pars experientia : quisque sibi pro-
ponat has veritates universales : impossibile est idem simul esse et non esse ; prius est rem esse quam agere ; totum est
maius sua parte ; duo et duo sunt quatuor ; dandum est unicuique quod suum est et alias infinitas similes : tum se
consulat, quid sentiat de istis veritatibus, certe nemo est, qui si terminos penetrat de his veritatibus
dubitare possit. Probatur secunda pars : quisque certus est se existere, se cogitare, hic vigilare et non
dormire, ita ut de iis veritatibus singularibus dubitare porsus nequeat ».
42. Girauld, Logica, ms. cité, p. 13 : « Ratio huius rei est quia prima principia ut fiant perfecte evi-
dentia solum indigent attente penetratione terminorum ».
43. Aristote, Éth. Nic., IX, 9, 1170 a 31-33. Voir le commentaire de Thomas de Aquino, De veri-
tate, q. 10, a. 8, resp. (Leon., XXII/2, 321 b) : « Quantum igitur ad actualem cognitionem, qua aliquis
se in actu considerat animam habere, sic dico, quod anima cognoscitur per actus suos. In hoc enim
aliquis percipit se animam habere, et vivere, et esse, quod percipit se sentire et intelligere, et alia huius-
modi vitae opera exercere ; unde dicit philosophus in IX Ethicorum : sentimus autem quoniam sentimus ; et
intelligimus quoniam intelligimus ; et quia hoc sentimus, intelligimus quoniam sumus. Nullus autem percipit se
intelligere nisi ex hoc quod aliquid intelligit : quia prius est intelligere aliquid quam intelligere se intelli-
gere ; et ideo anima pervenit ad actualiter percipiendum se esse, per illud quod intelligit, vel sentit ».
Pour une étude approfondie de ces questions de la connaissance de soi (et un commentaire appro-
fondi de ces textes), voir F.-X. Putallaz, Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1991
(EPhM, 66).
44. Augustin, De Trinitate, X, 10, 14 (ed. W. J. Mountain, F. Glorie, CCSL, 50, 327-328 ; BA, 16,
148) : « Viuere se tamen et meminisse et intellegere et uelle et cogitare et scire et iudicare quis dubitet ?
Quandoquidem etiam si dubitat, uiuit ; si dubitat, unde dubitet meminit ; si dubitat, dubitare se intel-
ligit ; si dubitat, certus esse uult ; si dubitat, cogitat ; si dubitat, scit se nescire ; si dubitat, iudicat non se
temere consentire oportere. Quisquis igitur alicunde dubitat de his omnibus dubitare non debet quae si
non essent, de ulla re dubitare non posset » ; plus encore que les textes d’Augustin, ce sont les passages
compilés au chapitre 32 de l’apocryphe De spiritu et anima qui ont été continuellement cités : « Nihil
enim tam novit mens, quam id quod sibi praesto est : nec menti quidquam magis praesto est, quam ipsa
sibi. Nam cognoscit se vivere, se meminisse, se intelligere, se velle, cogitare, scire, judicare. Haec omnia
novit in se ». Cf. De spiritu et anima liber unus (PL, 40, 801).
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 627

et anima. Renforcée par l’autorité d’Avicenne – qui puisait d’une certaine manière aux
mêmes sources néo-platoniciennes qu’Augustin – cette doctrine augustinienne
d’une connaissance immédiate s’était largement imposée dans les milieux francis-
cains et augustiniens, et les cours jésuites du XVIIe siècle ont encore parfaitement
gardé la mémoire de cette opposition45. Girauld suit clairement la deuxième voie,
pour défendre la possibilité d’une connaissance immédiate et certaine de l’âme de sa
propre existence. Son vocabulaire n’est pourtant pas cartésien, mais proprement
scolastique : il mobilise un vocabulaire de l’expérience intérieure qui remonte
aux XIIIe et XIVe siècles, principalement issu de l’école franciscaine : il dit qu’il s’agit
d’une experientia quaedam intellectualis, ou encore d’un sensus intimus. L’origine de la
notion est clairement augustinienne : pour le Docteur d’Hippône, le « sens intime »
sert à désigner des expériences primordiales (alors que les sens internes sont des
puissances ou facultés de l’âme), et il utilise ce lexique par exemple pour parler de
l’expérience que possède l’homme de la liberté de sa volonté46. La particularité des
auteurs modernes est d’appliquer cette notion de sens intime à la présence à soi. De
même, une autre nouveauté typique de Girauld est d’associer à cela le lexique de la
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conscience : il y a un « sens intime » par lequel nous sommes « conscients » de notre
existence. Une telle expérience est donc première : on peut tout au plus s’en
convaincre par une démonstration du type qui cogitat existit, atque ego cogito, ergo existo 47.

45. Voir par exemple son traitement exemplaire chez le jésuite A. Rubio, Commentarii in libros Aristo-
telis de anima, III, q. 6 ( « Quonam modo anima pro hoc statu se ipsam cognoscat ? » ), Alcalá, 1611,
p. 557-560.
46. Cf. par exemple Augustin, De anima et eius origine, IV, 23, 37 (PL, 44, 546) : « His verbis satis
indicas quid esse spiritum hominis sentias, id est, rationale nostrum, quo sentit atque intellegit anima ;
non sicut sentitur corporis sensibus, sed sicut est ille intimus sensus, ex quo est appellata sententia » ;
De libero arbitrio, III, 1, 3 (CCSL, 29, 276) : « Non enim quicquam tam forme atque intime sentio quam
me habere voluntatem eaque me moveri ad aliquid favendum ». Pour des emplois médiévaux du
lexique, voir en particulier chez le franciscain spirituel Pierre de Jean Olieu (Ioannes Petrus Olivi), In
II Sent., q. 57, éd. B. Jansen, Quaracchi, Typographia Collegii S. Bonaventurae, 1926, vol. II, p. 334 :
« Sensu enim quodam intimo experimur cor nostrum habere existendi modum multum stabilem et
robustum, multum internum ac secretum » ; pour celui de l’expérience intellectuelle, voir par exemple
Gregoire de Rimini (Gregorius Ariminensis), In I Sent., dist. 2, q. 1, ed. A. Trapp, V. Marcolino, Berlin -
New York, W. de Gruyter, 1981 (Spätmittelalter und Reformation. Texte und Untersuchungen, 6),
283 : « Nulla istarum, ego diligo, ego dubito, ego credo, ego sum, et similium, quae evidenter mihi per experien-
tiam intellectualem notae sunt, est per se nota, cum quaelibet sit contingens ». Pour une étude de ces
questions dans le contexte médiéval : voir la bonne synthèse de M. Yrjönsuuri, « Types of self-aware-
ness in medieval thought », dans Mind and Modality. Studies in the History of Philosophy in Honour of Simo
Knuuttila, éd. V. Hirvonen, T. J. Holopainen, M. Tuominen, Leiden, Brill, 2006 (Brill’s Studies in Intel-
lectual History, 141), p. 153-169 ; S. Piron, « L’expérience subjective selon Pierre de Jean Olivi », dans
Généalogie du sujet, éd. O. Boulnois, Paris, Vrin, 2007, p. 43-54.
47. Girauld, Logica, ms. cité, p. 18 : « Instabis : saltem in veritatibus singularibus intellectus iudicat
res ita esse, quia sensus refert res ita esse. Ergo. Nego antecedens, quia iudico me existere, me cogitare
independenter a sensuum testimonio, nimirum his de rebus certus sum per experientiam quamdam intellec-
tualem quacunque evidentia cuiuscumque demonstrationis evidentiorem. Nihilominus potest etiam
cuivis sibi ipsi suam demonstrare existentiam per hanc cogitationem hoc modo : qui cogitat existit atque
ego cogito, ergo existo ». Le même type d’argument sera courant dans la tradition jésuite : la connaissance
de soi ne passe pas par les sens : A. Mayr, Philosophia peripatetica, antiquorum principiis, et recentiorum experi-
mentis conformata, vol. I : Logica, disp. 6, q. 2, a. 1, § 970, Venise, 1745, p. 509 : « ... Multa etiam indepen-
denter a sensu cognoscimus, e.g. quod actu existamus, intelligamus, etc. ».
628 Jacob Schmutz

Cependant, une telle démonstration n’est qu’une mise en forme d’une expérience
originaire qui est elle-même indémontrable – rejoignant ainsi le critère fondamental
pour Aristote d’un premier principe, et reprenant une critique classique que la sco-
lastique a toujours adressée au cogito : il faut être avant de penser, étant donné que
l’être d’une chose est toujours antérieur à toute forme d’action de cette chose.
Girauld enseigne donc à ses étudiants trois thèses importantes : le fait qu’il existe
des premières vérités universelles comme contingentes ; qu’elles sont toutes deux
indubitables48 ; et que la première vérité contingente est donnée par le « sens
intime ». Cette conclusion n’est pas acquise grâce à Descartes ni contre Descartes,
mais en quelque sorte de manière parfaitement concurrente par rapport à Descartes.
Il existe de fait dans la scolastique tardive espagnole une longue tradition textuelle
qui mettait en rapport l’évidence absolue du premier principe qu’est le principe de
non-contradiction avec les arguments – remontant en dernière instance à Augustin –
de la certitude de la vie et de l’existence de soi-même, donnant ainsi à ces derniers
une tournure métaphysique inédite49. Son vocabulaire est toutefois particulièrement
frappant, et justifie une analyse précise de ces cours manuscrits. Le vocabulaire du
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sens intime, de la conscience, appliqué à la vérité contingente de l’existence de soi ne
semble apparaître que dans ce contexte plus tardif des années 1680, et tout particu-
lièrement en France. Le moteur de ces introductions est assurément la confrontation
avec le cartésianisme, mais c’est un capital d’idées proprement scolastiques qui est
ainsi réactualisé. Il peut assurément sembler un peu audacieux de parler d’une
« invention jésuite » : pour confirmer cette hypothèse, il faudrait encore consulter un
grand nombre d’autres cours manuscrits de la même époque. Toutefois, les son-
dages opérés indiquent qu’on ne trouve clairement pas ce vocabulaire dans les géné-
rations antérieures, par exemple dans les années 166050. En revanche, on le trouve, à
partir de 1700, également chez de nombreux autres auteurs contemporains non
jésuites, notamment en Sorbonne : chez Edmond Pourchot (1651-1734), Guillaume
Dagoumer (v. 1660-1745)51 et puis surtout dans les cours de l’excellent janséniste
Jérôme Besoigne (1686-1763), tous membres de la génération qui commence à rece-
voir positivement Descartes en Sorbonne. Jérôme Besoigne met par exemple sur un
même niveau les propositions évidentes classiques telles que Le tout est plus grand que
la partie et le cogito ergo sum, qu’il considère, pour sa part, comme le premier principe

48. Cf. Buffier, Traité, I, chap. 5, § 40 (Cours, p. 566) : « Cependant il faut avouer qu’entre le genre
des premières véritez tirées du sentiment intime, et tout autre genre de premiéres véritez, il se trouve
une différence ; c’est qu’à l’égard du premier on ne peut imaginer, qu’il soit susceptible d’aucune ombre
de doute ; et qu’à l’égard des autres, on peut aléguer, qu’ils n’ont pas une évidence du genre suprême
d’évidence ».
49. Sur tout ceci, voir mon étude : J. Schmutz, « L’existence de l’ego », passim, qui cite de nombreux
témoins textuels.
50. On n’en trouve pas par exemple de trace dans le cours de métaphysique de Jacques Chanevelle,
dicté au Collège de Clermont en 1665 (cité supra).
51. Cf. G. Dagoumer, Philosophia ad usum scholae accomodata, t. III : Metaphysica, Paris, 1702, p. 423 :
« Ego cogito : propositio certissima ex intimo et immediato conscientiae sensu, ut vidimus ; ergo existit
res aliqua cogitans : fatentur omnes ; sed quaeritur quid sit res illa, an corpus, an spiritus ».
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 629

absolu52. Il précise également que nous ne connaissons pas ces vérités par les sens
extérieurs, mais par « un sens intime par lequel nous sommes conscients que la
chose est bien telle que nous la percevons »53.
Il est donc possible de revenir à présent plus précisément au texte de Claude Buf-
fier. Le célèbre jésuite de Louis-le-Grand avait lui aussi associé ce lexique du sens
intime, devenu très populaire dans les collèges français, à la doctrine cartésienne du
cogito : « La première source et le premier principe de toute vérité dont nous soyons
susceptibles, est le sentiment intime qu’a chacun de nous de sa propre existence et
de ce qu’il éprouve en lui-même. C’est là, dis-je, base de toute autre vérité et de toute
autre science humaine »54. Tout comme Claude Girauld l’enseignait déjà trente ans
plus tôt à La Flèche et comme tous ces « scolastiques qui allient très bien la subtilité
avec la solidité »55, Buffier distingue parmi les propositions « qu’il ne faut point
entreprendre et qu’il n’est nullement nécessaire de prouver »56, deux types de « pre-
mières vérités » : certaines qui sont singulières, comme le sentiment d’existence, et
d’autres universelles, comme les « axiomes ordinaires de la métaphysique »57. Les
premières sont celles qui jouissent de l’évidence au degré suprême58, tandis que les
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secondes « ne sont pas des principes de toute vérité, puisqu’ils ne servent à prouver
aucune vérité externe », il ne s’agit que de « pures convenances d’idées fondées sur
ce principe : telle chose est telle chose, ou telle idée est idée et non une autre »59. Le principe de

52. J. Besoigne, Quaestiones metaphysicae (Collège du Plessis-Sorbonne, 1714), Paris, Bibliothèque


Sainte-Geneviève, ms. 2180, fo 28 ro : « Itaque : potest duplex distingui principium cognitionis, scilicet
principium cognitionis simpliciter et principium cognitionis certe seu certitudinis. Principium cognitio-
nis simpliciter est propositio illa, quae prima omnium cognoscitur et prima occurrit homini philoso-
phanti. Haec autem propositio est ista : ego cogito, ergo sum. Principium certitudinis quod tamen solet dici
cognitionis est propositio propter quam de caeterarum veritati certi sumus. Haec autem est, quidquid
evidenter percipitur, illud est certissimum ». À l’époque où enseigne Besoigne, le cartésianisme est bien
installé au Collège du Plessis, alors que quelques années auparavant, Gabriel Petit de Montempuys
(1674-1763) eut encore affaire à la censure de la Sorbonne. Mais le principal du collège, Durieux,
défend alors le cartésianisme : cf. C. Jourdain, Histoire de l’Université de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles,
Paris, 1888, 287. Une histoire précise reste encore à écrire. On peut en tout cas signaler qu’au même
Collège du Plessis, en 1671, Paul Cohade rejette encore expressément la proposition cartésienne :
P. Cohade, Metaphysica (1671), Paris, BNF, ms. lat. 18453, p. 29 : « Ista propositio ego cogito non est pri-
mum principium ».
53. J. Besoigne, Quaestiones logicae (Collège du Plessis-Sorbonne, 1713), Paris, Bibliothèque Sainte-
Geneviève, ms. 2178, fo 17 vo - 18 ro : « Evidentia in nobis est sensus intimus quo nobis conscii sumus
rem ita se habere quomodo a nobis percipitur. Atqui sensus ille intimus est per se notus, quemad-
modum sensus doloris, voluptatis, etc., non potest non esse cuilibet manifestus » ; Id., Quaestiones meta-
physicae, ms. cité, fo 21 vo.
54. C. Buffier, Traité des premières vérités et de la source de nos jugements, I, c. 1, § 9, Paris, 1724, p. 9.
55. Buffier, Traité, préface, § 5, éd. citée, p. 4.
56. Buffier, Traité, préface, § 7, éd. citée, p. 8. Pour la définition, voir ibid., § 8, éd. citée, p. 7 : « Les
premières vérités [...] sont des propositions si claires qu’elles ne peuvent être prouvées ni combatues
par des propositions qui le soient davantage ».
57. Buffier, Traité, I, c. 11, § 85, éd. citée, p. 71.
58. Buffier, Traité, I, c. 1, § 13, éd. citée, p. 12 ; évidence suprême, qui est aussi appelée plus tradition-
nellement « évidence métaphysique », et qu’il rapporte à la connaissance de soi-même : ibid., § 48, éd.
citée, p. 35 : « Il la font ordinairement consister dans la perception de ce que nous éprouvons intimement
en nous-mêmes de nos pensées, idées ou sentiments, et dans les conséquences que nous en tirons ».
59. Buffier, Traité, I, c. 11, § 85, éd. citée, p. 71.
630 Jacob Schmutz

non-contradiction est désormais réduit à la portion congrue, car il ne prouve aucune


existence, seulement une règle générale, au contraire du sentiment intime qui nous
permet d’accéder à une existence. Ce sentiment intime devient alors le pivot de toute
sa métaphysique : notion première, plus claire que toute définition, elle lui sert égale-
ment à prouver les autres termes classiques de la métaphysique, les « transcendan-
taux » acquis classiquement à partir de composition avec la notion d’étant (l’unité
par exemple, correspond à l’étant composé avec l’indivision) : pour Buffier, la
notion d’unité est acquise à partir de l’idée du moi et de l’impossibilité de concevoir
ce moi comme divisé de soi-même60. On assiste par conséquent à une véritable
« concrétisation » des concepts classiques de la métaphysique, l’un abstrait dégagé de
l’étant en tant qu’étant devenant le moi concret de l’existence61.
À titre de conclusion, on peut dire qu’il s’agit bien là d’un remarquable phéno-
mène de « sortie de la philosophie des collèges ». René Bary était conscient que « l’é-
cole affecte de certaines façons de parler qui ont peu d’usage parmi le beau
monde »62. Mais le beau monde finit par adopter ses façons de parler, pour autant
qu’on les lui présente de façon compréhensible, et le rôle de Bary lui-même ne fut
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pas négligeable sur ce point. C’est du cœur même des transformations de la scolas-
tique qu’est donc né ce célèbre « sentiment d’existence », pierre de touche de la phi-
losophie du sens commun, et qui allait encore avoir de beaux jours devant lui tout au
long du XVIIIe siècle. Le cas de Girauld – qui n’est pas isolé – illustre aussi les réser-
ves méthodologiques formulées plus haut, à savoir que les manuels imprimés sont
de mauvais guides, puisque sur le point qui nous occupe, Buffier ne fait que donner
une forme littéraire – certes très accomplie – à des problématiques vieilles de qua-
rante ans dans les collèges. Cela confirme aussi qu’il existe bien une tradition jésuite
proprement française qui se constitue au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle,
au même titre que les autres traditions nationales – Italie, Espagne, Allemagne – s’i-
solent progressivement les unes des autres. Le moteur de cette évolution est assuré-
ment la coexistence, en France, entre « ancienne » et « nouvelle philosophie », sur
laquelle nous restons toutefois terriblement mal informés en dehors de quelques
figures exemplaires. Sur ce point précis, l’historiographie n’a malheureusement
guère progressé depuis... 1862, date de la publication de l’Histoire de l’Université de
Paris de Charles Jourdain (1817-1886)63, dont les conclusions se retrouvent chez

60. Buffier, Traité, II, c. 9, § 237 (Cours, p. 633) : « Je ne puis sans folie penser de mon être, et de ce
que j’appelle moi, qu’il puisse être divisé ; car ce moi s’il pouvait être divisé en deux, seroit moi et ne seroit
plus moi. Il le seroit, puisqu’on le suppose ; et ne le seroit pas, puisque chacune des deux parties deve-
nant alors indépendante de l’autre, l’une pourroit penser sans que l’autre pensât ; c’est-à-dire que je
penserois et que je ne penserois pas au même temps ; ce qui détruit toute idée de moi et de moi-même ».
61. Les conséquences de ce déplacement se retrouveront jusque dans le parti dit « égoïste » du
début du XVIIIe siècle : voir sur ce point le bel article de S. Charles, « Du “je pense, je suis” au “Je pense,
seul je suis” : crise du cartésianisme et revers des Lumières », Revue philosophique de Louvain, 4 (2004),
p. 565-582.
62. Bary, La morale, op. cit., p. 196.
63. C. Jourdain, Histoire de l’Université de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862, qui publie aussi de
nombreux documents sur la pénétration du cartésianisme. Une amélioration du dossier a été apportée
par la recherche américaine récente : il convient de signaler en particulier les contributions de
T. McClaughlin, « Censorship and defenders of the cartesian faith in mid-Seventeenth-Century
L’invention jésuite du « sentiment d’existence » 631

Laurence Brockliss64 et plus récemment encore François Azouvi : « Entre 1680


et 1720, l’enseignement des professeurs se transforme profondément [...] : dès avant
le début du XVIIIe siècle, la traditionnelle ontologie est subvertie par des éléments
cartésiens »65. Le constat général est juste, mais sans doute faut-il relativiser la notion
de « subversion » : c’est bien à partir de ses potentialités propres que la scolastique a
pu assez facilement digérer un certain nombre d’éléments cartésiens, comme l’affir-
mation de l’existence de l’ego comme fondement métaphysique, et les faire ensuite
progresser dans de nouvelles directions, en lui associant par exemple le vocabulaire
scolastique du sentiment intime et de la conscience qui fut promis à un formidable
avenir, puisque même les animaux s’en verront finalement gratifiés66. Comme le
disait Buffier dans son avertissement au lecteur, s’il parle des opinions de Descartes,
de Malebranche, de Locke, « c’est que sans les chercher je les ai trouvez sur ma
route, n’aïant en vue que de suivre la clarté la moins suspecte de l’intelligence
humaine »67. En histoire de la philosophie, il est temps d’adopter enfin une approche
résolument empiriste, en étudiant les problèmes à l’endroit exact de leur naissance,
c’est-à-dire dans les salles de cours et dans les gribouillages parfois infâmes des
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élèves. La méthode pourrait être multipliée et appliquée à de nombreux autres lieux,
et ainsi accroître l’intelligibilité de phénomènes si souvent jugés « nouveaux » dans la
philosophie du Grand Siècle.
Jacob SCHMUTZ,
Université de Paris IV - Sorbonne.

France », Journal of the History of Ideas, 40 (1979), p. 563-581 ; R. Ariew, « Quelques condamnations du
cartésianisme, 1662-1706 », Archives de philosophie, 67 (1994), p. 4 sq. (Bulletin cartésien, 22) ; Ariew, Descar-
tes and the Last Scholastics, op. cit., chap. 9 ; T. M. Schmaltz, « A tale of two condemnations : Two cartesian
condemnations in Seventeenth-Century France », dans Il Seicento e Descartes. Dibattiti cartesiani, éd. A. Del
Prete, Florence, Le Monnier Università, 2004, p. 203-221. Dans l’ensemble, je souscris toutefois totale-
ment aux observations de Boris Noguès : « Entre un passé médiéval brillant et l’urgence d’une histoire
immédiate, l’Université de Paris de l’âge moderne a peu mobilisé les historiens au XXe siècle. L’on ne
dispose en effet que de monographies d’établissements scolaires ou de récits chronologiques s’effor-
çant d’illustrer l’ampleur de la décadence moderne. L’histoire de l’université n’y est lue qu’au travers du
prisme des statuts et des procès-verbaux des diverses assemblées. Seules l’histoire intellectuelle de l’u-
niversité (avec les travaux de J. K. Farge et J. M. Grès-Gayer) et la sociologie des populations étudian-
tes ont été abordées par les historiens des dernières décennies ». Cf. B. Noguès, « Une corporation
enseignante atypique : les professeurs des collèges parisiens sous l’Ancien Régime (v. 1660 - v. 1793) »,
Paris et Île-de-France. Mémoires, 57 (2006), p. 119-145 (ici p. 119) ; dont l’argumentaire est repris dans Id.,
Une archéologie du corps enseignant. Les professeurs des collèges parisiens aux XVIIe et XVIIIe siècles (1598-1793),
Paris, Belin, 2006 ( « Histoire de l’éducation » ).
64. Brockliss, French Higher Education, op. cit., p. 350, qui signale aussi le basculement du corps ensei-
gnant parisien en faveur du cartésianisme entre 1690 et 1720.
65. F. Azouvi, Descartes et la France. Histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002, p. 84.
66. J.-B. Lamarck, « Instinct », dans Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle, Paris, Déterville, 1817,
vol. 16, p. 332 : « Tout être sensible, c’est-à-dire doué de la faculté de sentir, et ce n’est que dans le
règne animal qu’il en existe de cette sorte, possède un sentiment intérieur, dont il jouit sans le discerner,
qui lui donne une notion très obscure de son existence, ou autrement, qui constitue en lui le sentiment
de son être, et qui y donne lieu à ce moi si connu de nous, parce que nous avons le pouvoir d’y donner
de l’attention » ; Id., Philosophie zoologique, 1re partie, chap. 4, Paris, Dentu, 1809, p. 84, passim.
67. Buffier, Traité, « Avertissement » (Cours, p. 554).

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