Vous êtes sur la page 1sur 15

LE CANON AUX AGRÉGATIONS DU XIXE SIÈCLE

Martine Jey

Presses Universitaires de France | Revue d'histoire littéraire de la France

2014/1 - Vol. 114


pages 143 à 156

ISSN 0035-2411
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2014-1-page-143.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Jey Martine, « Le canon aux agrégations du XIXe siècle »,
Revue d'histoire littéraire de la France, 2014/1 Vol. 114, p. 143-156. DOI : 10.3917/rhlf.141.0143
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
Le canon aux agrégations du xixe siècle

Martine Jey*

Un canon implique sélection, diffusion, nationalisation, il implique éga-


lement règle, système de valeurs. Il n’en va pas autrement du canon sco-
laire, universitaire, tel qu’il se stabilise au xixe siècle. L’institution scolaire
est un des lieux majeurs où le canon s’élabore. Le canon des auteurs fran-
çais s’est cristallisé d’autant plus rapidement que le système scolaire, en
France, est centralisé : aussi la première liste nationale, en 1803, qui associe
à un auteur latin un auteur français, ces couplages produisant un effet de
légitimation1, contribue-t-elle à l’élaboration du canon et à sa diffusion. Le
mot canon renvoie à la fois à une liste d’auteurs et aux critères qui ont per-
mis de les sélectionner, par le biais de programmes officiels, sujets d’exa-
mens et de concours, manuels – avec une moindre importance puisqu’ils
croisent les choix d’un individu avec ceux de l’institution.
La construction de la culture nationale est largement dépendante de
l’institution scolaire, de la culture de ses enseignants. Concours de recrute-
ment et formation des professeurs jouent à cet égard un rôle fondamental.
Statut et place de la littérature française, définition de la littérature, hié-
rarchie des genres, canon des auteurs : les concours de recrutement sont un
observatoire privilégié de l’évolution de ces questions. Programmes et sujets
donnés à l’écrit sont issus d’une sélection importante opérée par une ins-
tance nationale, tout au moins collective. La nature des écrits servant au
recrutement d’enseignants influe sur les études supérieures, elle influe aussi
sur la manière dont les professeurs vont former leurs élèves. Elle contribue

*  Université Paris-Sorbonne/Espé.
1.  Ces couplages entre un auteur latin ou grec et un auteur français sont une constante dans la
première moitié du xixe  et un principe de sélection : Démosthène/Bossuet ; Horace/Boileau ;
Virgile/Voltaire (La Henriade)… Les auteurs français sont d’abord conçus comme des imitateurs,
voire des traducteurs. D’où l’importance accordée à la comparaison, à l’imitation dans les sujets.
RHLF, 2014, n° 1, pp. 143-156
144 revue d’histoire littéraire de la france

à ce que se répandent des exercices, des écrits, des formes d’évaluation,


ainsi que des modèles esthétiques, des normes d’écriture légitimés par ces
concours.
Alors que les langues anciennes dominent largement les études secon-
daires et les concours2, les sujets donnés dans le cadre de la « composition
française » aux agrégations offrent un intérêt à plus d’un titre : quelles
connaissances littéraires exige-t-on, au xixe siècle, d’un professeur de lettres ?
Quelles relations établir entre les connaissances requises à ces concours et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
celles transmises aux élèves de l’enseignement secondaire, quels rapports
entre le canon à l’agrégation et celui du secondaire ? Sujets et programmes
permettent de définir les attentes institutionnelles, concernant en particulier
le statut de la littérature française, les listes d’auteurs sélectionnés, la norme
esthétique diffusée. Les « classiques », les auteurs étudiés dans les classes,
sont le fruit d’une sélection particulièrement étroite.

L’AGRÉGATION, LES AGRÉGATIONS

Sans faire ici une histoire de l’agrégation3, il convient de rappeler que ce


concours à son origine4 n’avait pas grand-chose à voir avec celui que nous
connaissons. Brièvement, et pour se limiter au xixe siècle, les concours
d’agrégation sont organisés par le règlement du 6  février 1821, avec trois
spécialités : lettres, grammaire et sciences. D’autres spécialités apparaîtront
ultérieurement : la philosophie en 18255, l’histoire en 1831, les mathéma­
tiques et les sciences physiques et naturelles en 1841. L’agrégation était
proche d’un concours interne puisque les candidats, en majorité, ensei-
gnaient déjà6, ou avaient été recrutés pour enseigner dans le secondaire
comme les élèves de l’École normale supérieure. Le concours évaluait aussi

2.  En 1890, les épreuves de langues anciennes sont les suivantes : versions latine et grecque,
thèmes latin et grec, composition latine.
3.  Cette histoire a été faite dans l’ouvrage de référence que constitue L’Histoire de l’agréga-
tion d’André Chervel, Paris, INRP. Éditions Kimé, 1993. Voir aussi Yves Verneuil, Les Agrégés.
Histoire d’une exception française, Paris, Belin, 2005. Deux articles  également : Anne-Marie
Thiesse et Hélène Mathieu, « Déclin de l’âge classique et naissance des classiques. L’évolution des
programmes scolaires depuis 1890 », Littérature, n° 42, 1981, pp. 89-108 ; Pierre Albertini, « Le
cursus studiorum des professeurs de lettres », Histoire de l’éducation, n°  45, janvier  1990,
pp. 43-69.
4.  On ne parlera pas de l’agrégation de l’Ancien Régime qui a un autre fonctionnement. À
partir de 1821, certains sujets sont du domaine de l’histoire ou de la philosophie, les agrégations
dans ces disciplines n’existant pas encore.
5.  Il faut attendre 1830 pour qu’une agrégation de philosophie soit effectivement organisée.
6.  Pour que soit donnée l’autorisation de se présenter au concours (les candidats faisaient l’ob-
jet d’une présélection), étaient prises en compte les années d’enseignement ; ainsi sous le ministère
Fortoul, on impose une ancienneté de cinq ans.
le canon aux agrégations du xixe  siècle 145

des pratiques professionnelles par l’épreuve orale de correction de copies7 ;


un stage, dont la durée a varié selon les époques, était organisé.
Entre ces différentes agrégations (l’agrégation des lettres8, celle de
grammaire, l’agrégation secondaire spéciale9 et celle des jeunes filles10)
existait une hiérarchie dont on peut se demander si elle influait sur le choix
des auteurs sélectionnés. Au sommet l’agrégation des lettres – concours
masculin, inutile de le préciser – pour les professeurs des classes de lettres,
de la troisième à la philosophie. L’agrégation de grammaire a longtemps été
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
tenue pour une agrégation de second ordre, parce que ce concours recrutait
les professeurs destinés aux classes de « grammaire », de la sixième à la
quatrième ; les sujets de « composition française » qui ont d’abord concerné
la langue ont, à partir de 1885, porté sur la littérature. L’agrégation secon-
daire spéciale et l’agrégation pour les jeunes filles, plus récentes, n’avaient
pas le prestige de leurs aînées pour des raisons qui tenaient à leurs finalités
et à leur public : la première porte la tache originelle d’une finalité profes-
sionnelle, pour la seconde, la prétendue infériorité du sexe dit faible rend
moins légitime un concours qui lui est destiné. Pas d’épreuves de langues
anciennes à ces deux agrégations : la littérature française trouve donc
« naturellement » sa place, elle n’a pas à la conquérir face aux littératures
latine et grecque.
À l’origine, en 1821, aux agrégations des lettres et de grammaire, seules
les épreuves d’explications orales (elles portaient sur les langues anciennes)
ont un programme d’auteurs défini, programme d’auteurs latins et grecs. Une
explication d’auteurs français est ajoutée aux épreuves orales en 1844 pour
l’agrégation de grammaire et en 1849 pour celle des lettres, le programme
d’auteurs s’augmente alors d’une liste d’auteurs français. En 1904, le règle-
ment précise que la « composition française » se fera désormais « sur un pro-
gramme d’auteurs indiqué à l’avance ». C’est le début du programme d’auteurs

7.  Cette épreuve fait l’objet d’abondants commentaires dans les rapports : « 1° Correction
d’un devoir. Cette épreuve est très délicate et met les candidats dans des conditions inégales. On a
une demi-heure pour la préparer : ceux qui tombent sur un thème latin ou sur une version latine
peuvent s’en tirer ; mais ceux qui tombent sur un discours latin, sur une version grecque ou même
sur un discours français n’ont pas toujours assez de temps pour étudier le texte et pour juger la
copie. Il y aurait peut-être à faire là quelque modification au règlement. Du reste, cette fois encore,
l’épreuve a été médiocre. Les candidats jugent très sévèrement les devoirs ; ils ne cherchent qu’à
critiquer ; ils ne voyent [sic] pas le bien ; ils ne justifient pas assez le blâme qu’ils infligent et ne
montrent pas assez ce qu’il faudrait mettre pour bien faire » (Archives nationales, F/17/7097, rap-
port du concours de 1867). Cette épreuve est supprimée en 1885 à toutes les agrégations.
8.  Pour l’agrégation des lettres, les sujets analysés ont été donnés de 1821 à 1899, pour celle
de grammaire de 1886 à 1899.
9.  Par l’agrégation secondaire spéciale, on recrutait les professeurs de l’enseignement secon-
daire spécial, qui, lorsqu’il fut créé par V. Duruy, avait une finalité professionnelle. Créée en 1866,
cette agrégation est supprimée en 1893.
10.  L’enseignement secondaire féminin est fondé en 1881, par Camille Sée, l’agrégation en
1883.
146 revue d’histoire littéraire de la france

pour l’écrit. Dans la pratique des concours, dès 1874, le sujet de composition
française à l’écrit était fondé sur le programme de l’oral11. Le règlement de
1904 entérine une pratique trentenaire des jurys. À partir de 1914, se met en
place le système actuel avec un auteur par siècle au programme. La manière
d’envisager l’élaboration du canon diffère donc en fonction de ces dates :
1874, 1904, 1914. Pour avoir un corpus homogène, nous nous en tiendrons
d’abord aux sujets12 effectivement donnés et suivrons les étapes d’une évolu-
tion qui conduit à la dissertation sur un auteur français ; nous envisagerons
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
ensuite les programmes des dernières années du siècle.

ÉMERGENCE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE  :


VERS LA DISSERTATION PORTANT SUR UN AUTEUR

Dans une première période (de 1821 à 1832), les sujets portent sur des
domaines assez larges, variés, sans ancrages disciplinaires précis ; ils ren-
voient à une conception élargie de la littérature, celle des Belles-lettres. La
rhétorique domine encore, ainsi que les langues anciennes, dans l’enseigne-
ment secondaire et aux concours. On peut déterminer trois principaux
domaines :
– l’histoire :
« Pierre le Grand à son Conseil au retour de ses voyages » (1823).
« Guillaume, duc de Normandie, déclare aux seigneurs normands le projet
qu’il a formé de conquérir l’Angleterre » (1826).
– la morale :
« Peut-on exciter l’émulation dans les jeunes gens sans porter atteinte au
développement des sentiments généreux et désintéressés ? » (1830)
– la pédagogie, l’enseignement :
« De quelle manière l’enseignement des langues classiques développe l’intel-
ligence, l’imagination et le cœur de la jeunesse » (1821).
« On a défini le bon orateur : vir bonus dicendi peritus. On peut définir le
bon professeur : vir bonus docendi peritus. Tracer, d’après cette dernière
définition, le portrait du bon professeur » (1826).
« De l’influence morale du professeur sur ses élèves » (1827).

De tels sujets proposent à la réflexion des candidats des thèmes généraux,


desquels la littérature au sens où nous l’entendons aujourd’hui (on peut dire
celle des écrivains, des « grands auteurs ») est absente. Le recrutement des
professeurs s’opère en fonction d’une culture générale, tenant ainsi compte
du caractère polyvalent de ce qu’est alors l’enseignement des lettres.

11.  Cela permet au jury de donner des sujets comme celui-ci : « Des mérites originaux
d’Apollonius de Rhodes. Qu’a-t-il prétendu faire ? En quoi a-t-il réussi et échoué ? » (1882).
12. Voir aux Archives nationales les séries F/17/7060-7110, AJ/16/377-380. Voir André
Chervel, La Composition française au xixe siècle, Vuibert/INRP, 1999.
le canon aux agrégations du xixe  siècle 147

À partir de 1832 s’ouvre une deuxième période que l’on peut faire aller
jusqu’en 1874 : les sujets, à quelques exceptions près, ont pour objet la lit-
térature, envisagée toutefois diversement.
Traces encore vivantes des sujets de rhétorique, deux libellés demandent
aux candidats d’imaginer un dialogue sur un sujet littéraire. Ainsi le premier
sujet dans lequel on fait référence à des œuvres littéraires est donné en 1836 :
« Entretien entre Condé, Balzac, et Scudéry sur les premières tragédies de
Corneille. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
Corneille est le premier auteur dont on ait à commenter l’œuvre dans un
sujet d’agrégation. Si ce sujet peut faire naître des éléments d’analyse, des
bribes de commentaire à propos des premières tragédies de Corneille, il
prend la forme d’un genre établi depuis l’Antiquité, celui du dialogue, genre
que les lycéens étaient amenés à pratiquer couramment. Il en est de même
pour le sujet suivant, donné en 1837 :
« Dialogue entre Montaigne et Charron sur la méthode dans les compositions
littéraires. »
Les sujets, tout d’abord, restent généraux13, sans faire mention d’un
auteur particulier : le plus fréquemment deux axes d’études dominent, celui
des genres littéraires et celui de l’influence, celle-ci pouvant être entendue
aussi bien dans le sens politique que dans le sens littéraire :
« Apprécier l’influence de l’esprit et du gouvernement de Richelieu sur la langue
et la littérature françaises du xviie siècle » (1840).
« Apprécier l’influence de Louis XIV sur les lettres françaises au xviie siècle. Sur
quels genres de littérature s’est-elle particulièrement fait sentir ? » (1841).
L’évolution est nette entre les deux sujets suivants que séparent vingt
ans. Évolution terminologique d’abord puisqu’on parle dorénavant d’in-
fluence et non d’imitation mais aussi prise en compte des littératures
mo­dernes étrangères. Car cette manière de passer de l’imitation de l’Anti-
quité à l’influence de la littérature anglaise est aussi une façon de recon­
naître l’existence de littératures modernes et leur importance :
« Quel caractère les grands écrivains français du xviie siècle ont-ils donné à
l’imitation de l’Antiquité ? » (1832).
« Exposer et apprécier l’influence de la littérature anglaise sur la littérature fran-
çaise au xviiie siècle » (1853).
La majorité des sujets concerne la poésie lyrique et dramatique, confor-
mément aux hiérarchies scolaires des genres ; la poésie est envisagée selon
les problématiques de la décadence, des manques, ou du perfectionnement,
caractéristiques d’une approche normative :
« Quelles sont les causes de l’infériorité de la France dans l’épopée ? » (1843).
« Rechercher et exposer les causes de la décadence de la poésie au xviiie siècle » (1845).

13.  « Dans quel esprit doivent être étudiés de nos jours les grands écrivains du xviie ? » (1844)
148 revue d’histoire littéraire de la france

« Y a-t-il, dans la vie des peuples, des époques plus particulièrement favorables
à l’essor de la poésie lyrique ? » (1846)
« Pourquoi la tragédie moderne, et la tragédie française en particulier n’a-t-elle
pas admis l’emploi du chœur ? Les essais tentés en ce genre ont-ils été heureux et
pourraient-ils amener un véritable perfectionnement de notre système dramatique ? »
(1850).

Dans cette deuxième période, deux autres sujets seulement portent sur
des auteurs et plus précisément sur des œuvres :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
« Du caractère de l’éloquence religieuse dans les sermons de Massillon » (1856).
« Apprécier la correspondance entre Racine et Boileau » (1857).

Les sujets de leçons marquent la même évolution, plus nettement


centrés néanmoins sur des études d’auteurs, puisqu’il existe un pro-
gramme pour l’oral. On remarque aussi une forte présence de sujets
impliquant une comparaison entre un auteur latin ou grec et un auteur
français14. L’étude de la littérature française ne s’est pas encore affranchie
de l’Antiquité.
C’est à partir de 1874 – et c’est la troisième période – que s’imposent les
sujets sur un auteur (Racine et Corneille se détachent alors), puis sur une
œuvre précise d’un auteur. On trouve encore beaucoup de comparaisons
d’auteurs, ce qui explique la présence dans cette première liste d’auteurs
« mineurs » :
« Régnier et Malherbe appartiennent-ils à la même école ? Chercher en quoi cha-
cun d’eux a contribué aux progrès de la poésie française » (1880).
« Comparer la manière dont Corneille ou Rotrou représentent et expriment dans
ses différentes phases l’enthousiasme religieux » (1887).

14.  Procès-verbal manuscrit des épreuves de 1867 : sujets de leçons.


« Les Philippiques de Cicéron appartiennent-elles au même genre que celles de Démosthène ?
Le genre épistolaire est-il en prose un genre proprement dit ? Qu’est-il en poésie dans Horace
et dans Boileau ?
Définir d’après La Bruyère le caractère de l’homme de [illisible] au 17e siècle.
Discuter les motifs qu’on a donnés pour expliquer pourquoi Aristophane a livré Socrate à la
risée publique dans les Nuées.
Quelle utilité peut-on tirer de la lecture des Oraisons funèbres de Fléchier sous le point de vue
de l’art d’écrire ?
Étudier les qualités d’invention, de composition, de style que l’on rencontre dans le 7e livre des
Fables de La Fontaine
Le caractère d’Œdipe dans les deux tragédies de Sophocle
Appréciation littéraire du 1er livre des Histoires de Tacite jusqu’au chapitre [illisible]
Comparer l’esprit satirique de Juvénal avec celui d’Horace
L’éloquence moderne peut-elle encore tirer quelque utilité des préceptes de rhétorique exposés
dans le IIe livre de Quintilien
Les chœurs dans le théâtre grec. Est-ce une chose raisonnable d’avoir essayé de les introduire
dans nos tragédies ?
La parabase dans la comédie antique et en particulier dans Les Nuées » (Archives nationales,
F/17/7097).
le canon aux agrégations du xixe  siècle 149

Un nombre toujours élevé de sujets implique d’évaluer influences et


emprunts, en rapport surtout avec les littératures latine et grecque, affirmant
la force du lien que l’on établit entre les trois littératures. Ce sujet sur La
Fontaine témoigne en même temps d’une réelle ouverture puisque la littéra-
ture du Moyen âge est envisagée comme source possible :
« Comment La Fontaine se montre-t-il, dans ses Fables, imitateur original de
l’Antiquité et de l’ancienne littérature française ? » (1881)15.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

L’étude de la circulation des textes (imitation, influence, sources, ce qu’on

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
nommerait aujourd’hui intertextualité), tel est l’angle sous lequel la plupart
des sujets proposent d’examiner les auteurs et les œuvres littéraires16.
On peut élaborer une liste d’auteurs canoniques, par un calcul d’occur­
rences, à partir des sujets donnés à l’agrégation des lettres de 1836 à 1899 :
Racine : 8, Corneille : 8 ; Malherbe : 3 ; Régnier : 2 ; Molière : 2 ;
La Fontaine : 2 ; Voltaire : 2 ; Boileau : 2 ; La Rochefoucauld : 1 ; Du Bellay :
1 ; Rotrou : 1, Lamartine : 1 ; Victor Hugo : 1 ; Chénier : 1 ; Michelet 1.

FORMES DES SUJETS ET NORMES DE STYLE

Discours, entretien, dialogue, lettre : la composition française prend des


formes variées et conserve les types de sujets habituellement travaillés dans la
classe de rhétorique. Toutefois, en même temps que la littérature s’impose
comme objet d’étude, la dissertation devient le type de sujet le plus fréquent.
Évolution majeure : les sujets se spécialisent, leurs champs se restreignent à
la littérature et peu à peu la dissertation domine. Cette mutation implique
aussi un changement dans la manière dont on évalue le style des candidats.
Le changement de paradigme est parfaitement visible : s’imposent un
corpus de textes et une manière nouvelle d’analyser ces textes. De l’ap­
proche rhétorique (des discours dans des domaines généraux et divers) au
commentaire d’œuvres littéraires (des dissertations sur un corpus limité à la
littérature), ce passage implique un changement profond des pratiques
d’écriture. Il ne s’agit plus d’amplifier une matière parfois longue, en utili-
sant des figures de style répertoriées dans les manuels de rhétorique mais de
comprendre un sujet, de le traiter grâce à des connaissances d’histoire litté-
raire, et cela dans une langue sobre, simple. Outre le changement d’attitude
intellectuelle, cette évolution implique en effet aussi un changement d’écri-
ture, de style. Les rapports d’agrégation sont révélateurs du temps qu’il aura
fallu aux candidats pour qu’ils adaptent leur style aux nouvelles exigences ;
du temps qu’il aura fallu également aux rapporteurs pour que changent leurs

15.  La littérature du Moyen âge entre en 1880 dans les programmes de la classe de seconde.
16. Voir aussi ce sujet : « Des emprunts faits à Tacite par Racine dans Britannicus » (1876).
150 revue d’histoire littéraire de la france

critères de jugement concernant le style des candidats. Leurs rapports


dé­voilent parfois une certaine nostalgie à l’égard de pratiques antérieures,
mais toujours leur défiance pour la modernité et la valorisation d’un modèle
« classique », de la sobriété et de la « clarté française ». On y parle de faux
goût17, de goût corrompu par les lectures contemporaines, par le journalisme
aussi ; on y exprime à d’autres moments des regrets devant la disparition
d’un style plus « orné », on y déplore la « sécheresse » ou la « froideur ».
Les mauvaises lectures sont évoquées pour expliquer les défaillances de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
langue, alors que la lecture des auteurs du xviie siècle est là pour conforter
le bien fondé du modèle et son efficacité :
Dans la composition française, qui chez plusieurs pèche par l’ordre et le plan, il est
un mérite que nous tenons à constater, c’est la correction, le naturel, la simplicité de la
diction. Sauf deux ou trois exceptions qui retracent encore la tradition de faux goût et
de déclamation ambitieuse d’une certaine littérature, nous avons reconnu l’influence
d’un sérieux commerce avec les grands et sobres écrivains du xviie siècle […]18.

En arrière-plan de ces rapports, se dessine un modèle de style qui ren-


voie à des critères projetés également sur les œuvres littéraires : mesure,
symétrie, ordre, clarté, qualités que l’on s’efforce de retrouver chez les écri-
vains dits classiques, appartenant dans leur majorité à une brève période du
siècle de Louis XIV. Alors que ce modèle national qui serait caractéristique
de l’esprit français est érigé en idéal, durant l’ensemble du xixe siècle, qu’en
est-il, à la fin du siècle, de l’ouverture aux écrivains contemporains ?
À partir de 1886, la composition française de l’agrégation de grammaire ne
porte plus sur la langue mais sur la littérature. Un relevé des programmes des
agrégations des lettres et de grammaire des dernières années du siècle met en
évidence l’évolution du canon, la timide intégration des auteurs du xixe siècle.

17.  Rapport de Burnouf à l’agrégation de grammaire (1841) : « Si une branche d’études paraît
aller en s’affaiblissant, […] c’est l’étude de la langue française. On l’écrit mal et on l’entend
médiocrement. Beaucoup des fautes qui déparent les thèmes viennent de ce que les composants
n’ont pas compris le sens du texte français ; et dans les versions, les contre-sens viennent surtout
de ce qu’ils ignorent la valeur des expressions françaises dont ils se servent. Cette ignorance de
notre belle langue tient à plusieurs causes. La première c’est qu’on ne lit plus nos bons auteurs, et
qu’on lit une foule d’écrits propres à gâter le goût et corrompre le style ; la seconde, c’est que dans
la plupart des classes, en province, on ne songe pas que les versions dictées ont pour objet princi-
pal d’exercer les élèves à écrire en français. Il en résulte qu’on ne corrige les versions que sous le
rapport du sens, et que l’on ne donne aucune attention au style. […] Des versions bien corrigées,
avec l’explication spéciale des auteurs français prescrite par le Conseil royal, peuvent seules arrê-
ter les progrès du néologisme et de la barbarie » (A.N. F/17/7060).
18.  Rapport de 1851 : « Les épreuves orales ont été la partie supérieure du concours, et jamais
peut-être il ne s’est rencontré une si heureuse réunion de talents divers, d’esprits brillants ou sages,
tous se renfermant avec justesse dans la mesure et le ton convenables aux diverses questions d’éru-
dition, de goût, ou d’histoire littéraire qui ont fait la matière des leçons. Les qualités que nous
avions tant de fois regrettées dans d’autres concours, la méthode, l’ordre, la sobriété, l’absence de
prétention déclamatoire et de fausse éloquence écrite et apprise, se sont rencontrées ici dans
presque tous les candidats » (A. N. F/17/7071).
le canon aux agrégations du xixe  siècle 151

PROGRAMMES  : RÉSISTANCE ET OUVERTURE DU CANON

Dans quelle mesure convient-il de faire lire et apprendre aux élèves les morceaux
choisis des classiques français du xixe siècle, inscrits désormais dans les programmes
de toutes les classes ? Quels sont les avantages, quels pourraient être les inconvé-
nients de cette étude ? (1890, agrégation de grammaire).
Depuis quelques années, on a fait la part toujours plus large dans les programmes
classiques aux auteurs du xixe siècle. Quelles sont les causes de cette innovation ?
Quels avantages pouvons-nous y trouver pour nos élèves ? D’autre part, quelles dif-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
ficultés peut-on rencontrer dans le choix et l’explication des textes ? N’y a-t-il pas là
des précautions à prendre, des dangers à éviter ?  (1896, agrégation des jeunes
filles).

À la fin du xixe siècle, l’étude d’auteurs de ce siècle ne va pas de soi.


L’ouverture récente des programmes scolaires à une sélection d’auteurs du
xixe suscite des réticences sur lesquelles les candidats sont invités à réflé-
chir, dans les termes des exercices rhétoriques. On retrouve ces mises en
garde dans les textes officiels de l’enseignement secondaire. Ceux de 1885
révèlent l’état d’esprit dans lequel s’opère cette ouverture : « […] la
Commission s’est demandé s’il était bon de restreindre aux classiques le
choix des auteurs. Elle a décidé que par le mot “classiques”, il ne fallait pas
entendre seulement les auteurs du xviie siècle mais aussi les grands écri-
vains du xviiie et du xixe siècles. Toutefois, les professeurs ne devront les
admettre qu’avec la plus grande prudence19. »
La fonction axiologique allouée à la littérature dans le secondaire, clai-
rement lisible dans ce texte officiel de 1890, oriente sélection et commen-
taire des œuvres, excluant ce qui s’éloigne du modèle canonique, valorisé
au nom d’une formation morale, instrumentalisant ainsi la littérature :
Or jamais il ne fut plus urgent de former des générations saines, vigoureuses,
toujours prêtes à l’action et même au sacrifice. Ils [Les maîtres] banniront donc
sévèrement de leur classe tout ce qui, dans les œuvres contemporaines, sent la
re­cherche, le sophisme, la prétention impuissante et maladive ; ils proscriront surtout,
quel que soit le nom de leurs auteurs, les livres capables d’incliner les jeunes gens
vers l’ironie et le scepticisme20.

Concours de recrutement et textes officiels de l’enseignement secon-


daire induisent une approche suspicieuse et méfiante de la littérature contem-
poraine.

19.  Arrêté du 22 janvier 1885. Classe de Cinquième.


20.  Instructions officielles, 1890. En 1896, même réticence : « On a voulu étendre les hori-
zons de l’éducation secondaire. Mais, au centre de son domaine élargi, on a tenu à dresser les
siècles classiques comme“la citadelle et le sanctuaire” des fortes études françaises. » Circulaire
relative aux auteurs adoptés pour l’enseignement secondaire classique (arrêté du 16  juillet
1896).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Programmes aux agrégations des lettres et de grammaire


Agrégation des lettres
152

1886 1888 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1894 1895 1896 1897 1898
Moyen âge x x x x x x x x x
Rabelais x
Henri Estienne x
Du Bellay x x
Régnier x x
Ronsard x x x
Marot x x
Montaigne x x x x x

21.  Les Martyrs, chap. VI.


La Boétie x
Satire Ménipée x
Malherbe x
Rotrou x
Corneille x x x x x x x x x x x x x
Racine x x x x x x x x x x x x x
Bossuet x x x x x x x x x x x x x
Boileau x x x
La Fontaine x x x x x x x x
Molière x x x x x x x x x
Pascal x x x x x x x
Vaugelas x
Bourdaloue x x x
Fénelon x x x
La Bruyère x x x x x x x
Regnard x
revue d’histoire littéraire de la france

Buffon x
Malebranche x
Voltaire x x x x
Montesquieu x x x
Rousseau x x x
A. Chénier x
Chateaubriand21 x x

terre natale ». – « Novissima verba »). Recueillements poétiques (« La Vigne et la maison »).


Vigny22 x

22.  Les Destinées (« La Maison du berger ». – « La Mort du loup ». – « La Bouteille à la mer ».)
Lamartine23 x

23.  Harmonies poétiques (« Pensées des morts ». – « L’Infini dans les cieux ». – « Milly ou la
Hugo x
Michelet x

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Agrégation de grammaire

1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1894 1895 1896 1897 1898
Moyen âge xx xx xx xx xxx xxx x x x x xxx x xx
Rabelais x
Henri Estienne x x
Du Bellay x x
Régnier x
Ronsard x
D’Aubigné x
Montaigne x x
La Boétie x
Malherbe x
Corneille x x x x x x x x x x x
Racine x x x x x x x x
Bossuet x x x x x x x x x x
Boileau x x x
La Fontaine x x x x x x
Molière x x x x x x x x
Pascal x x x
Vaugelas x
Bourdaloue x
Fénelon x
La Bruyère x x x x x
Saint-Simon x
Voltaire x x x
Montesquieu x x
le canon aux agrégations du xixe  siècle

Rousseau x x
A. Chénier x
Rivarol x
Chateaubriand x

24.  Arsène Darmesteter, La Vie des mots étudiée dans leurs significations, 1887.
Vigny x
Lamartine x x
Hugo x x x x
Sainte-Beuve x
Taine x
153

Darmesteter24 x

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
154 revue d’histoire littéraire de la france

Sur ces treize années, les auteurs retenus, en nombre réduit25, sont en
grande majorité du xviie siècle. Peu d’auteurs, avec peu d’œuvres, repré­
sentent les autres siècles, et cela de manière épisodique : aucun écrivain ne
se détache. Aux programmes de ces deux agrégations, outre cette présence
imposante du xviie siècle26, plus concentrée peut-être à l’agrégation des
lettres autour des trois auteurs, Racine, Corneille, Bossuet, la faible représen-
tation du xviiie siècle peut surprendre. Voltaire n’est au programme de
l’agrégation des lettres que quatre fois (avec Zaïre, des extraits de sa corres-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
pondance et du Siècle). On retrouve le canon de l’enseignement secondaire,
centré sur les auteurs qu’on rattache au modèle louis-quatorzien, retenant
comme critères symétrie, ordre, mesure, clarté.
Le sort réservé au Moyen âge diffère nettement de l’agrégation des
lettres à celle de grammaire. Dans cette dernière, son étude apparaît tôt sous
l’influence d’Egger, président du jury, qui souhaitait que la grammaire histo-
rique et la grammaire comparée fissent partie des connaissances des profes-
seurs du secondaire. Ce sont des arguments du même ordre qui prévalent
pour justifier à l’agrégation de grammaire la présence au programme
d’œuvres du Moyen âge ou du xvie siècle27.
Chateaubriand, Vigny, Lamartine, Hugo, ces auteurs entrent dans cet
ordre dans les programmes, plus tardivement à l’agrégation des lettres qu’à
celle de grammaire, et de manière concomitante avec leur entrée dans les
programmes du secondaire28. Occupent dans cette ouverture une place
majeure les poètes romantiques qu’on hésite pourtant à considérer comme
classiques ; ainsi dans le sujet suivant donné à l’agrégation féminine :
« Pensez-vous que nos grands poètes lyriques, Lamartine et Victor Hugo,
puissent être considérés comme classiques ? – Dans quel sens et dans quelle mesure
pourrait-on les considérer ainsi ? » (1893).

Les éléments de corrigé proposés dans le rapport dévoilent les attentes


du jury : déterminer « avec soin les conditions qui font un classique » ; les
candidates se sont acquittées de ce point, en revanche, selon le rapporteur,
l’effort pour retrouver dans ces deux auteurs des « mérites classiques » a été

25.  Trente-quatre en lettres, trente-trois en grammaire. À quoi il faut ajouter le Moyen âge,
sous la forme de morceaux choisis.
26.  Le xviie siècle domine largement en lettres  : 13 auteurs sur 34  et les sept premiers sont
Corneille, Racine, Bossuet, Molière, La Fontaine, La Bruyère, Pascal.
27.  Extrait du rapport de l’agrégation de grammaire de 1874 : « L’enseignement de notre
langue maternelle est devenu de plus en plus historique. Des textes français, comme ceux de
Montaigne, d’Amyot, d’Henri Estienne, et surtout comme ceux de Joinville, ne peuvent être
convenablement interprétés que si on y applique les sévères procédés de la philologie romane,
science qui a fait sous nos yeux de si notables progrès. »
28.  Lamartine et Hugo entrent aux programmes des trois classes de lettres en 1895, sous la
rubrique « chefs-d’œuvre poétiques », Chateaubriand et Michelet en troisième seulement ; Vigny
et Musset devant attendre 1923 et 1925.
le canon aux agrégations du xixe  siècle 155

moins heureux. Ce sont les « mérites classiques » des poètes « roman­


tiques » qui leur donnent accès au canon. Commence à être perceptible une
tendance qui va se confirmer ultérieurement, l’adéquation entre un genre et
un siècle : le théâtre pour le xviie, la poésie pour le xixe.
Les deux agrégations qui ne comportent pas d’épreuves de langues
anciennes présentent les mêmes particularités : la présence de la littérature
étrangère et une plus grande diversité d’auteurs et de genres. L’absence de
latin, à l’agrégation de l’enseignement spécial, est en quelque sorte compen-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
sée par des œuvres de littératures étrangères en traduction (Goethe, Leopardi,
Schiller, Dickens). Le roman trouve également sa place (Eugénie Grandet
en 1888 ; La Mare au diable en 1889, Le Père Goriot) ainsi que l’essai (en
1887, De la démocratie en Amérique, l’introduction). L’agrégation pour les
jeunes filles semble présenter la même ouverture, (Eugénie Grandet29 en
1897, La Princesse de Clèves30 en 1898), il s’agit en réalité d’extraits courts,
réduits à quelques pages, à une scène.
Moins l’agrégation est légitime, plus les programmes s’ouvrent, ouver-
ture au demeurant réduite. À l’agrégation des lettres, la plus légitime, desti-
née à ceux qui enseignent dans les classes supérieures, le programme est
centré sur le noyau dur du canon. Hugo, par exemple, n’y est présent qu’une
seule année et tardivement (189831).

Cette brève étude du canon aux agrégations du xixe siècle permet de


repérer les évolutions suivantes : émergence de la littérature (de la res litte-
raria à une conception restreinte de la littérature) ; émergence de la littéra-
ture française ; émergence d’une étude littéraire avec son style propre
(contre la rhétorique ou à sa place)
À ces évolutions, on peut avancer plusieurs raisons. Le canon s’est
construit selon un idéal esthétique et moral inspiré d’un modèle classique
lui-même reconstruit et avec la volonté d’unifier la nation. La littérature se
trouve investie d’un rôle majeur dans l’enseignement, éduquer, diffuser des
valeurs. Ces valeurs, à un moment où s’impose la laïcité, sont portées par
l’étude de la littérature. Les métaphores religieuses abondent à son propos :
la République devait se donner de nouveaux textes sacrés. On charge la

29.  « Depuis le commencement jusqu’à “Nanon hésitait, elle connaissait son maître. – Mais va
donc, Nanon, puisque c’est ma fête. ”» « La mort de Grandet. Depuis : “C’est dit, c’est dit, s’écria
Grandet en prenant la main de sa fille”, jusqu’à “Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde
dans cette maison.” »
30.  IIIe partie, depuis « Après qu’on eut envoyé la lettre à Madame la Dauphine… » jusqu’à
« Cependant M.  de Nemours… » – IVe partie, depuis « Madame de Clèves demeura dans une
affliction si violente » jusqu’à la fin.
31.  Les Rayons et les Ombres : « Tristesse d’Olympio ». – Les Contemplations :
« À. Villequier », « Paroles », « Les Malheureux ». – Légende des siècles : « Le Petit roi de
Galice ».
156 revue d’histoire littéraire de la france

littérature d’une mission à la fois de moralisation et de constitution d’un


consensus national. Par la construction des cursus universitaires et la consti-
tution de corporatismes enseignants, un corps se spécialise, passant de la
culture générale à un savoir spécialisé, à l’analyse littéraire de textes fran-
çais, présentés comme autant de modèles, à admirer, à commenter. Il y a une
étroite relation entre la professionnalisation, spécialisation d’une profession
par le biais de ses concours de recrutement, et la spécialisation des études
littéraires. On recrute désormais pour enseigner dans le secondaire des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h51. © Presses Universitaires de France
« spécialistes » de l’analyse littéraire.
Ce canon des agrégations est identique à celui de l’enseignement secon-
daire, liaison forte, qui marque la fonction de ce concours. Il est comme lui
ramassé autour de ce qui semble incarner les valeurs nationales, l’esprit
français, une poignée d’auteurs du xviie siècle. Il faut avoir conscience de la
force de ce canon pour réaliser à quel point la « jeune littérature » s’est en
partie construite contre l’institution scolaire.
En dépit des mutations, demeurent au centre, et durablement, Corneille,
Racine, Bossuet. Force du canon, force des classiques.

Vous aimerez peut-être aussi