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Le Corps comme icône en souffrance

par Gérard APFELDORFER

| Dilecta | Corps

2008/1 - N° 4
ISSN 1954-1228 | pages 71 à 78

Pour citer cet article :


— Apfeldorfer G., Le Corps comme icône en souffrance, Corps 2008/1, N° 4, p. 71-78.

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(LIRE)
Le corps comme icône
en souffrance
Gérard Apfeldorfer

L e médecin que je suis constate, dans sa pratique quotidienne, l’exa-


cerbation de plaintes fondées sur l’apparence corporelle. Aussi en suis-je venu à
m’interroger sur ce corps que nous avons, ou bien que nous sommes, sur la façon dont
nous le vivons et sur les modifications survenues de ce point de vue au cours des dernières
décennies. Tant qu’à se plaindre, pourquoi ne pas se plaindre du corps, de ce qu’il donne
à voir aux autres de nous-mêmes ? On connaît l’autre au travers de ce qu’il nous donne à
voir, à entendre, à humer, à toucher, à goûter. Regarder ce que l’autre fait de son corps et
avec son corps nous en apprend beaucoup. La gestualité, les mimiques, mais aussi le main-
tien, la coiffure et le vêtement fondent une communication non verbale pleine de subtilité,
renseignent sur les différentes appartenances, culturelles, socio-économiques, et permet-
tent d’appréhender l’autre le plus souvent sur un mode subliminal.
La taille et la forme du corps, la qualité de peau, les traits du visage, ont aussi une valeur
de communication et renseignent sur l’âge et l’histoire, sur le mode de vie. Ils apportent
des informations qui, étant moins sous le contrôle de l’individu, peuvent paraître révéler la
vérité des êtres. Pour juger ses semblables sur le fond, on se fie donc à la forme. Cepen-
dant, il nous faut, pour porter nos jugements, avoir des règles de décodage de nature
culturelle : un même aspect du corps ne sera pas lu de la même façon selon les lieux ou
les époques.

La beauté a-t-elle un sens ?


Considérons la beauté physique. Cette beauté n’est pas si simple à définir. À la suite de
Pythagore et Platon, on a ainsi défini les canons de la beauté : les proportions de chaque
partie, ainsi que le tout, doivent obéir à une harmonie cachée et respecter le nombre d’or.
Puis, le relativisme culturel passant par là, on a voulu définir la beauté comme la moyenni-
sation d’une population (Amadieu, 2002) – la plus belle des Lapones est alors la Lapone la
plus moyenne, la plus Lapone de toutes les Lapones –, ou comme une affaire de mode (des
modèles de beauté ressortiraient régulièrement, puis tomberaient en désuétude, Gilman,
2001). Citons encore la conception fonctionnaliste, dans laquelle un corps beau signale
certaines qualités recherchées. On a par exemple trouvé belles les femmes aux hanches
larges et à la poitrine abondante, indices de fertilité, ou au teint frais, à l’œil vif, signes de
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jeunesse et de bonne santé. Dans la même logique, on trouverait belles aujourd’hui les
femmes minces, voire maigres, car ces caractères physiques seraient perçus comme des

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indices de maîtrise et de contrôle de soi. Le comportement alimentaire normal est en effet
compris par beaucoup de personnes comme le résultat d’une maîtrise consciente.
Aujourd’hui, les critères les plus pertinents de la beauté sont la féminité ou le caractère
androgyne, ainsi que la jeunesse et la minceur. On note une homogénéisation des sexes, ainsi
qu’une mondialisation des critères de beauté, puisque les modèles africains ou asiatiques
subissent l’influence du modèle occidental et lui empruntent certaines de ses caractéris-
tiques. La tendance moderne serait également à une beauté disharmonieuse, comportant
une exagération de certains traits, de certaines formes. Il s’agirait là d’une politique infla-
tionniste. En effet, une bouche pulpeuse, une poitrine avantageuse ou un corps mince sont
des attributs aujourd’hui liés à la beauté ; une femme sera d’autant plus belle que sa bouche
sera plus pulpeuse, que sa poitrine sera plus avantageuse, que son corps sera plus mince
(Apfeldorfer, 2004). En somme, la beauté moderne, engluée dans l’idéologie de « l’encore
plus », vire à la caricature. Mais cette beauté, quelle que soit la définition qu’on en donne,
se conçoit comme un effet de communication. L’effet de halo (Amadieu, 2002) décrit par
les sociologues le montre bien : les riches et les puissants se nimbent en quelque sorte d’un
halo, qui fait qu’on les trouve plus grands et plus beaux que nature.

beauté du Diable, divine beauté


Voilà qui nous conduit au sens qu’on donne à ce corps, en l’occurrence au sens qu’on
donne à la beauté. N’est pas toujours associée à celle-ci une valeur positive. Pour les Mani-
chéens par exemple, la beauté charnelle s’avère être un piège démoniaque qui encourage
la concupiscence, l’accouplement et la procréation. Or la chair, la vie matérielle, c’est le Mal,
tandis que l’Esprit désincarné est le Bien, la Lumière. Le Salut consiste à combattre ses désirs
charnels, à se détacher de la matérialité. En cela, la beauté physique est un handicap pour la
personne qui en est affligée et un danger pour ceux qui la côtoient. Les sectes cathares des
xiie et xiiie siècles1, les mouvements puritains apparus aux xvie et xviie siècles et le mouve-
ment romantique du xixe siècle reprennent ces idées, en partie ou en totalité. Le mythe de
la « femme fatale », toujours vivace, est là pour nous rappeler cette vision particulière de
la beauté. La femme fatale (cela se dit en français, même dans les pays de langue anglaise)
est « une séductrice à la beauté vénéneuse, une tentatrice, une sirène, imprévisible et déli-
cieusement cruelle »2 de nature perverse, qui se complaît donc dans le malheur d’essence
diabolique qu’elle suscite, dans la lignée des sorcières du Moyen Âge.
Le problème de la femme fatale, c’est qu’elle ne fait pas une bonne mère, qu’elle ne
permet pas aux peuples de croître et se multiplier. Les nations, pour prospérer, ont besoin
d’un autre mythe, celui d’un corps féminin que l’homme pourrait désirer et honorer avec
la bénédiction de l’Église. Le désir, la beauté qui l’éveille, dès lors qu’ils sont au service de
la procréation, doivent être valorisés. On en vient à l’idée qu’on peut en croire ses yeux :
les apparences ne sont pas trompeuses, elles révèlent notre nature profonde, si bien que
« ce qui est beau est bon, et que ce qui est beau est récompensé » (Bruchon-Schweitzer,
1989). N’avons-nous pas été bercés par ces contes dans lesquels les gentils sont beaux et les
méchants sont laids ? Blanche-Neige, innocente et serviable, est plus belle que sa marâtre,
que la jalousie enlaidit. La beauté de Blanche-Neige est bien près de causer sa perte, puisque
la méchante Reine veut sa mort. Après de nombreuses péripéties et tentatives d’assassinat,
la méchante Reine prend la forme d’une vieille femme, laide et méchante, ce qui correspond
à sa vraie nature, pour empoisonner Blanche-Neige. Celle-ci est ensuite ressuscitée par le
baiser d’un Prince, envoûté par la beauté de la belle endormie3.

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Les méchantes fées, les sorciers et sorcières, les vilains nains, qui sont tous vieux et
laids, possèdent le pouvoir de falsifier la vérité : par un mauvais sort, ils rendent laides des
personnes pourtant gentilles. Le sort peut être parfois levé par un amour qui saura voir
la beauté intérieure au-delà de la laideur apparente, ou bien par de bonnes actions qui
rendront impossible la persistance de cette anomalie : une personne bonne dans un corps
laid. Inversement les bonnes fées, ou bien Dieu, ont ce pouvoir de remettre en conformité
la nature profonde des êtres et leur apparence. Les personnes bonnes et justes sont alors
belles, tandis que la noirceur intérieure des personnes méchantes devient visible aux yeux
de tous. La bonne santé est à comprendre de la même façon : elle signifie une âme pure,
du côté de Dieu. À l’inverse, la maladie traduit une faute qui peut relever d’une noirceur de
l’âme, d’un mode de vie antinaturel ou bien, dans une vision psychologisante, de mauvaises
pensées refoulées.

Les qualités du corps n’ont pas de sens,


mais ont de la valeur
Ce corps, reflet d’une âme bonne ou mauvaise, cède aujourd’hui la place à un corps
dont l’individu serait propriétaire. Ce corps dont nous sommes riches vient à point nommé
dans une société en panne de désir, qui peine à consommer suffisamment pour entretenir la
machine économique. Car ce qui fait défaut aujourd’hui, ce qui constitue le goulot d’étran-
glement du système économique des pays riches, ce n’est pas la production de richesses,
mais leur consommation, indispensable à la production elle-même. Transformer en objets
de consommation ce qui était auparavant des qualités intrinsèques permet en quelque sorte
de procéder à une augmentation de capital. La jeunesse, la bonne santé, la beauté des
formes et des traits, l’intelligence, la clarté de vue, la chance, la gaieté, le bon caractère, tout
cela était précédemment compris comme dons des dieux, de Dieu, à qui on pouvait rendre
grâce, ou bien comme dons de la nature, dont on ne pouvait que se féliciter. Ces qualités
n’en sont plus, mais sont devenues des choses qui se possèdent4.
La santé, la beauté, ainsi que l’un de ses avatars, la minceur, sont alors des capitaux qui
peuvent s’hériter, si on a la chance d’avoir reçu en héritage les gènes adéquats. Ou bien
ils peuvent s’obtenir par le labeur, faire l’objet d’un négoce et permettre l’émergence d’un
business. Le capital-santé, par exemple, se cultive et s’entretient par le labeur d’une vie saine.
On peut aussi améliorer sa santé par l’achat de soins d’hygiène, médicaux ou chirurgicaux. Il
en va de même du capital-beauté et du capital-jeunesse, dont on peut ralentir l’évaporation
spontanée par les mêmes moyens. Tout comme la production de biens et de services se
globalise à l’échelle planétaire, la globalisation des soins médicaux, chirurgicaux, dentaires et
esthétiques est, elle aussi, en bonne voie. Les états du corps peuvent alors donner lieu à une
production et un commerce enrichissants.

Le monde post-moderne
ou la quête de l’harmonie revisitée
Ce monde moderne, dans lequel la vie se réussit en accumulant du capital sous toutes
les formes possibles, où il convient de multiplier les expériences et les activités de toutes
sortes, d’avoir une vie « bien remplie », correspond à un idéal boulimique. Cette forme de
gavage, où l’on consomme sans avoir eu la possibilité de désirer, produit principalement de
la déception. Aussi certains en viennent-ils à remettre en question cette conception consu-

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mériste de l’existence. Car à quoi bon réussir professionnellement si cela conduit à rater
sa vie sentimentale ou à être un mauvais parent ? À quoi bon devenir riche si on y laisse
sa santé ? D’ailleurs, à quoi sert-il d’être jeune, beau, riche et célèbre ? Et après ? Certains,
parmi les comblés, remettent en question les fondements de ces jouissances. Ils en viennent
alors à l’idée qu’accumuler du capital, des richesses en vrac, ne saurait suffire à réussir sa
vie. Il faut aussi ne pas sacrifier le tout au profit d’une partie, disposer ce tout selon un plan
harmonieux. Il convient pour cela d’exercer sa maîtrise dans tous les domaines, profession-
nel, relationnel, sentimental. Il s’agit aussi de maîtriser son corps dont la santé éclatante, la
jeunesse permanente, la beauté et la minceur signent la réussite de cette œuvre d’art vitale.
La bonne forme, les formes, donnent à voir le niveau de maîtrise qu’on a sur la conduite de
son existence. Le schéma cognitif sous-jacent qui gouverne les chantres de l’épanouissement
personnel peut être énoncé ainsi : « Je dois réussir en toutes choses avec facilité, sans effort
perceptible, de telle sorte que je n’ai pas à payer le prix de ces réussites. »
On se doute que cette conception d’une vie dont il s’agit de faire une œuvre d’art, loin
de simplifier l’existence, augmente encore le niveau d’exigence. En effet, l’échec dans un seul
domaine obère les réussites obtenues par ailleurs. Par exemple, à quoi bon capitaliser les
réussites professionnelles si on est resté pauvre en beauté, en minceur ? Ces ratages, qui
font tache dans notre existence, témoignent d’une insuffisance de maîtrise. Car ne sommes-
nous pas responsables de notre apparence ? Chacun, s’il s’en donnait la peine, ne pourrait-il
pas modeler son corps à son gré ? Un régime étudié ferait fondre les graisses, un travail de
musculation ferait apparaître des muscles jusque-là absents, et pour le reste, le chirurgien
sculpterait un corps conforme à nos vœux. Est-ce le psychisme qui défaille ? Là encore,
chacun devrait se prendre en charge et, si nécessaire, consulter un psy à même de bricoler
un mental qui pense droit.
Si la beauté et la santé parfaites s’acquièrent grâce à une bonne hygiène de vie doublée
d’un mental d’acier, la maladie, la mort avant l’heure deviennent une forme de punition.
La laideur est une faute, le surpoids est le signe d’un ratage personnel, d’une personnalité
imparfaite, voire d’une moralité douteuse. La culpabilisation va bon train : fumeurs, alcooli-
ques et obèses, dispensés de gymnastique et amateurs de sucreries, tous sont vus comme de
mauvais citoyens qui grèvent indûment le budget de la sécurité sociale en raison de maladies
liées à des carences morales, comme des individus sans maîtrise de leur existence, comme
des individus sans talent. Le domaine des sentiments est objectivé comme le reste : une vie
réussie comporte un volet sentimental à maîtriser. En somme, la vie sentimentale existe
pour sa valeur esthétique : elle doit être belle afin de participer à la beauté de l’ensemble.

Le corps insensé ne peut que séduire


L’apparence corporelle ne renseigne donc plus sur l’âme, la vérité de l’être ou la person-
nalité, mais sur le statut socio-économique ou sur la valeur esthétique. Nous sommes dans
ce monde décrit par Michel Houellebecq5, dans lequel il existe deux formes de richesse :
celle fondée sur l’argent et celle fondée sur la beauté. Pour notre part, nous y ajouterions
volontiers la santé et la minceur, le tout constituant un capital corporel ; l’intelligence, le
savoir, le savoir-faire sont eux aussi négociables, quoique ces denrées, en raison du progrès
technologique, tendent à perdre peu à peu leur valeur marchande. Les vrais pauvres sont
ceux qui ne possèdent ni richesse pécuniaire, ni beauté, ni savoir-faire original, qui sont les
laissés-pour-compte du système, et qui n’ont d’autre ressource que la violence, le meurtre
ou le suicide.

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Faut-il s’étonner de cette violence qui surgit ? Non, puisque la richesse corporelle, ou à
défaut la richesse financière, servent justement à instaurer une relation de séduction. Or la
séduction est tout entière une affaire de pouvoir, de violence exercée sur ses semblables.
Si on en croit les clichés, les femmes recourent à la magie, la sorcellerie. Elles usent de leurs
charmes, ensorcellent, mettent en scène leurs appâts pour enivrer, attirer, fasciner, persua-
der, et en définitive, instaurer un ascendant et attacher, réduire leur proie à merci. Quant
aux hommes, selon les mêmes clichés, ils paradent, font les fiers-à-bras afin de capter l’at-
tention et obliger la belle à les considérer. Puis ils multiplient les assauts, font le siège de leur
dulcinée, font étalage de leur flamme, de leur désir, jusqu’à ce que leur conquête, captivée,
succombe et se rende.
Si l’exercice de la violence séduit, comme l’exemple du syndrome de Stockholm6 ou
pour être plus classique, l’enlèvement des Sabines par les premiers Romains7 le mettent en
évidence, on use la plupart du temps de la violence sur le mode du simulacre, en mettant
en place un leurre que l’autre nimbe de ses désirs. Ce leurre est constitué de son apparence
physique mise en scène, de mimiques et de postures, de belles histoires envoûtantes qu’on
raconte, de danses ou de chansons, si bien qu’il y faut un certain savoir-faire. Il s’agit de
détourner d’elle-même la personne à séduire. Ce n’est pas si difficile, car être débarrassé de
soi, être enchanté, procure de la jouissance (Cyrulnik, 1997).
Le problème aujourd’hui n’est pas qu’on séduise, car ce mode relationnel, ludique, fonde
le désir et permet les relations sexuelles. De quoi se plaindrait-on ? Non, le problème est
que la relation de séduction devient le mode relationnel prédominant, ne laissant que peu
de place à cette autre forme de communication, plus élaborée, propre à l’espèce humaine et
à quelques autres mammifères supérieurs, qu’on nommera la relation empathique. L’empa-
thie permet de comprendre les sentiments et les points de vue de l’autre. Elle fonde l’amitié,
la compréhension et le respect mutuels. C’est parce qu’on est capable de voir en l’autre un
semblable qu’on peut lui donner, et qu’on comprend que, ce faisant, on l’oblige, si bien qu’il
nous donnera lui aussi à son tour. C’est sur ce schéma du don et de la dette que peuvent
s’instaurer des relations durables, ce que la relation de séduction, relation instantanée, ne
permet pas (Apfeldorfer, 2004). Nous voilà donc dans ce monde dans lequel l’empathie est
en berne et où tout est de plus en plus affaire de séduction. Dès lors, comment demander
à quelqu’un de voir au-delà des apparences, au-delà de ce corps faisant office de leurre,
afin de comprendre et découvrir la personne que nous sommes ? Au-delà des apparences
corporelles, au-delà de l’emprise qu’on manifeste, il n’y a rien à voir. Communiquant sur le
mode de la séduction à toute heure du jour et de la nuit, la réalité des individus finit par
résider tout entière dans leur apparence. L’apparence corporelle se fait icône de l’individu,
elle renseigne sur la totalité de l’être, représente la personne aux yeux des autres, à ses
propres yeux, par là même, la fait exister. Les gens sont ce dont ils ont l’air, ni plus ni moins
(Apfeldorfer, 2001).

Les échoués honteux


La croyance selon laquelle nous sommes pleinement responsables de nos réussites et de
nos échecs, de notre aspect corporel, de notre état de santé, fait ainsi peser sur chacun une
terrible responsabilité. La maladie, le vieillissement, la mort sont évacués au profit d’un corps
machine, marchandisé ou d’un corps image, bel objet. La réification de ce corps iconique,
sans substance, conduit à une insatisfaction grandissante vis-à-vis du corps biologique. On
supporte de plus en plus mal que le corps réel vienne se mettre en travers. Mais, justement,

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plus le corps réel est déshabité, et plus il se montre récalcitrant. Les appétits que l’on tente
de contrôler sur un mode volontariste s’exacerbent, l’organisme tangue lors des tentatives
de maîtrise des émotions et des humeurs au moyen de drogues et de médications psycho-
tropes. Ne parvenant pas à maîtriser son corps, sa vie, à réaliser ses potentialités, à réaliser
son devoir de bonheur, on ressent son insuffisance et on déprime.
Dans ce monde, l’obèse représente un parfait bouc émissaire. Il est celui qui, à l’image
d’une société boulimique, ne maîtrise pas sa consommation. D’un point de vue post-moderne,
il est le révélateur de l’impossibilité de construire une vie régie par un idéal esthétique, de
réussir sa vie en tant qu’œuvre d’art. Son corps infiltré de graisse rend visible sa véritable
nature. Il est obèse, et rien d’autre. On l’accablera donc de honte (Tisseron, 1992). Cette
honte, qui atteint l’individu dans sa définition même, engendre un sentiment d’illégitimité,
de déchéance privée ou publique. Elle ne peut pas être dite, ne peut qu’être niée ou dissi-
mulée. Elle paralyse la pensée et conduit à l’inhibition (de Gaulejac, 1996). Elle dévalorise
toute réussite, remet en question les investissements psychiques narcissiques, sexuels ou
d’attachement (Tisseron, 1992).

Le comportement alimentaire est à maîtriser


On comprend que la personne honteuse de son obésité n’aspire qu’à une chose : faire
la démonstration de sa volonté, et ainsi de sa valeur, en maîtrisant son alimentation et donc,
croit-elle, son poids et ses formes corporelles. On comprend aussi que les « pas-encore-
gros » mais menacés de l’être, c’est-à-dire tout un chacun, aient à cœur de faire de même.
Tous y sont encouragés par différentes croyances, véhiculées par le corps social, les médias,
le corps médical, les pouvoirs publics : « le corps de chacun est infiniment malléable et avec
le bon régime, la bonne méthode, tout individu peut parvenir à atteindre son idéal pondé-
ral et esthétique » ; « une fois cet idéal atteint, on en sera récompensé à tous points de
vue (carrière, richesse, bonheur, séduction) » (Brownell et Wadden, 1992 : 505-517). Une
autre croyance pourrait s’énoncer : « Le poids et l’alimentation doivent faire l’objet d’une
surveillance de tous les instants, faute de quoi le poids ne peut qu’augmenter sans limite. »
Ces schémas cognitifs conduisent à mettre en place une alimentation de type réflexif,
où il convient de « manger avec sa tête », de se défier de ses appétits. Dans cette pers-
pective, se laisser guider par ses sensations et ses émotions alimentaires (c’est-à-dire avoir
un comportement alimentaire où le biologique et le mental sont en harmonie) ne peut
qu’empêcher de maigrir et conduire à l’obésité. La restriction cognitive, qui consiste en « une
intention de contrôler ses apports alimentaires dans le but de perdre du poids ou de ne
pas en prendre » (Herman et Polivy, 1975 : 666-672), devient le comportement alimentaire
recommandé à tous, afin de ne pas sombrer dans l’Enfer de l’obésité, ou afin d’en réchapper.
Le piège se referme : la restriction cognitive oblige à ignorer délibérément les sensations et
les émotions alimentaires qui guident normalement les conduites alimentaires. L’individu se
défie de son propre corps, de ses réactions, de ses appétits et entame une lutte avec ce
corps rebelle, indisciplinable, en définitive haïssable car à l’origine de tous ses malheurs. La
restriction cognitive conduit à des troubles du comportement alimentaire, une courbe de
poids en yoyo avec, à moyen terme, une prise de poids, une baisse de l’estime de soi entraî-
nant la dépression et des troubles de la personnalité (Apfeldorfer et Zermati, 2006).
La restriction cognitive nous fournit en définitive la plus belle illustration qui soit de la toxi-
cité de ces croyances selon lesquelles le corps serait un objet à maîtriser et le comportement
alimentaire normal serait contrôlé sur un mode volontaire. Rappelons-le : normalement,

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notre corps n’est pas autre chose que nous-même, nos conduites alimentaires nous sont
dictées par des mécanismes biologiques, psychologiques et sociaux complexes que nous ne
pouvons pas contrarier sans dommages. Ce n’est pas en entrant en lutte contre soi-même
qu’on sortira de cette ornière. Au contraire, c’est en étant à l’écoute de soi-même qu’on
pourra être à son mieux.

Soigner le corps iconique ?


Les professionnels de la santé mentale, le corps médical dans son ensemble, ont désor-
mais à prendre en considération l’importance accrue des apparences corporelles dans
l’estime de soi et la vie relationnelle de leurs patients, ainsi que leur retentissement sur le
comportement alimentaire. Le poids, la non-conformité des formes corporelles, les effets
visibles de l’âge, voire la maladie et ses conséquences, sont stigmatisés et engendrent honte
(d’être tel qu’on est) et culpabilité (de ne pas parvenir à être tel qu’on le voudrait). Cette
prise de conscience est d’autant plus importante que le corps médical se pose aujourd’hui
en « grand stigmatisateur » (Poulain, 2004 : 17).
Rappelons ici la définition que donne Erving Goffman (1976) de la stigmatisation :
1. Labellisation (« anormal », « déviant ») ; 2. Réduction à l’étiquette ; 3. Justification de
discrimination et d’exclusion ; 4. Le stigmatisé se construit alors en fonction de ces rejets en
développant une dépréciation personnelle altérant l’image de soi et légitimant ces jugements
négatifs. On en vient à la nécessité de prendre soin de ce corps iconique, devenu fonde-
ment de l’estime de soi et lieu de souffrance. Une approche de thérapie cognitive pourra par
exemple consister en : 1. La reconnaissance d’une stigmatisation réelle, de la honte qu’elle
engendre, de ses effets destructeurs ; 2. Un passage en revue des croyances irrationnelles
sur le corps parfait, l’apparence parfaite, la santé parfaite ; 3. Un décodage des messages
socioculturels promouvant la perfection corporelle et le corps iconique. L’entraînement aux
habiletés sociales permet d’aborder l’évitement phobique des situations sociales, d’accepter
le regard des autres, d’échapper à la réduction de la personne à son image.
Le piège d’un corps insubstantiel et iconique conduit à la confusion de l’image et de la
personne. Chercher à tout prix à maîtriser son apparence corporelle revient à se couper de
son corps réel. Exister par l’image aboutit à la honte lorsqu’on fait le constat de son inadé-
quation. Le travail psychothérapeutique consiste alors en une restauration de la personne.
Comment qualifier cette ambition si ce n’est de réactionnaire ?

1.  D’après Eugénie Peyrat 1865, À travers le Moyen Âge, num. BNF de l’éd. de Paris, Grassart.
2.  Voir Femme fatale, écrit et réalisé par Brian de Palma, avec Antonio Banderas et Rebecca Romijn-Stamos, 2002.
3.  Voir les frères Grimm 1990, Contes, Paris, coll. « Folio bilingue », Gallimard.
4.  Houellebecq M. 1994, Extension du domaine de la lutte, Maurice Nadeau.
5.  Houellebecq M., op. cit.
6.  Voir Crocq L. 1989, « Pour une nouvelle définition du syndrome de Stockholm », dans Études épidémiologiques, vol.
ou no 1 : 165-179.
7.  Tite-Live 1860, « L’Enlèvement des Sabines », dans Histoire romaine, chap. IX, livre I, trad. Liez et Corpet.

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Bibliographie
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Apfeldorfer G. 2001, « Je suis ce dont j’ai l’air », dans Revue des deux mondes,
7 juillet 2001 : 88-95.
Apfeldorfer G. 2004, Les Relations durables, Paris, Odile Jacob.
Apfeldorfer G. et Zermati J.–P. 2006, Dictature des régimes, attention !, Paris, Odile Jacob.
Brownell K.D. & Wadden T.A. 1992, “Etiology and Treatment of Obesity:
Understanding a Serious, Prevalent and Refractory Disorder”,
dans Journal of Consulting and Clinical Psychology, no 60 (4) : 505-517.
Bruchon-Schweitzer M. 1989, « Ce qui est beau est bon : l’efficacité d’un stéréotype social »
dans Ethnologie française, XIX, 2 : 111-117.
Cyrulnik B. 1997, L’Ensorcellement du monde, Paris, Odile Jacob.
Gaulejac (de) V. 1996, Les Sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer.
Gilman Sander L. 2001, Making the Body Beautiful, A Cultural History of Aesthetic Surgery,
Princeton University Press.
Herman C.P. & Polivy J. 1975, “Anxiety, Restraint and Eating Behavior”,
dans Journal of Abnormal Psychology, vol. 84, no 6 : 666-672.
Poulain J.-P. 2004, dans Basdevant A. et Guy-Grand B. (éds.), Médecine de l’obésité,
Paris, Flammarion, pp. 17-25.
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