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Dans la série Les petits livres de Khalil Gibran, ses récits et ses poèmes sur le thème de
l’amour demeurent parmi les plus connus.
Pour Khalil Gibran, l’amour englobe la passion, le désir, l’amour idéalisé, la justice, l’amitié
mais aussi le défi d’aimer l’étranger, le voisin ou l’ennemi.
Voici, dans cette compilation réalisée par Neil Douglas-Klotz, plus de cent fables, aphorismes,
paraboles, récits et poèmes par cette voix visionnaire du réconfort, de l’amour et de la
tolérance.
Biographie de l’auteur :
Khalil Gibran est né au Liban en 1883. Le prophète, qu’il publie en 1923, connaît aussitôt un
retentissement mondial. À la mort de l’auteur, en 1931, l’ouvrage est déjà considéré comme
un classique de la pensée humaniste.
Neil Douglas-Klotz est un chercheur de renommée mondiale dans les domaines de la
religion, de la spiritualité et de la psychologie.
Titre original
khalil gibran’s little book of love
Éditeur original
Hampton Roads Publishing Company, Inc, USA, 2018
LE PROPHÈTE
N° 4053
Dans tous ses écrits, l’amour de Gibran pour son pays natal et son
peuple transparaît. Quand il le quitta avec sa famille en 1895, le
Liban faisait toujours partie de l’Empire ottoman. Gibran se voyait
culturellement « syrien » (ni la Syrie ni le Liban n’existaient avant la
Première Guerre mondiale), et toute sa vie, il s’engagea pour la
libération de son peuple des régimes oppressifs. Il fut déçu de la
façon dont les puissances occidentales se sont partagé le Moyen-
Orient en divers pays et en plusieurs sphères d’influence, après la
guerre. Il a considéré cela comme une trahison de l’amitié. Dans son
essai « La Voix d’un poète » du livre Larme et sourire, il déplore :
Un petit moment,
et mon désir rassemblera
poussière et écume
pour un autre corps.
Un petit moment,
un moment de repos au vent,
et une autre femme me portera.
Neil DOUGLAS-KLOTZ
Fife, Écosse
Octobre 2017
Le début de l’amour
Viens, ma bien-aimée,
marchons au milieu des tertres.
Car la neige a fondu,
et la vie a émergé de son sommeil
et elle parcourt les collines et les vallées.
Viens ma bien-aimée,
buvons les dernières larmes de l’hiver
dans les coupes en lys
et apaisons 3 nos esprits
avec la mélodie des oiseaux,
et errons dans l’exaltation
à travers la brise enivrante.
J’avais dix-huit ans quand l’amour m’ouvrit les yeux de ses rayons
magiques et toucha mon âme pour la première fois de ses doigts
ardents. Et Selma Karamy fut la première femme qui réveilla mon
esprit de sa beauté et me conduisit dans le jardin de grande affection,
où les jours passent comme des rêves et les nuits comme des
mariages.
La beauté a son propre langage divin, plus haut que les voix des
langues et des lèvres. Il s’agit d’un langage sans temps, commun à
toute l’humanité, un lac calme qui attire les ruisselets chantants
jusqu’à ses profondeurs et qui les rend silencieux.
Seuls nos esprits peuvent saisir la beauté, ou vivre et grandir avec
elle. Elle intrigue nos esprits. Nous sommes incapables de la décrire
avec des mots. C’est une sensation que nos yeux ne peuvent voir,
constituée à la fois par les sentiments de celui qui observe et l’essence
de celui qu’on observe.
Ils se rencontrent,
comme deux âmes liées aux étoiles
se rencontrent dans le ciel.
Je suis la flamme
et je suis le buisson sec.
Et une partie de moi
consume l’autre partie.
L’amour à travers les âges
Je l’aimais en secret,
et mon sommeil était
entouré de flammes.
Trois personnes étaient séparées dans leurs pensées mais unies dans
leur amour, trois personnes innocentes avec beaucoup de sentiments
mais peu de connaissance.
Un drame était joué par : un vieil homme qui aimait sa fille et qui
se souciait de son bonheur, une jeune femme de vingt ans qui
observait l’avenir avec anxiété et un jeune homme, rêveur et inquiet,
qui n’avait goûté ni le vin de la vie ni son vinaigre, et qui essayait
d’atteindre le sommet de l’amour et de la connaissance mais était
incapable de se lever.
Nous trois, assis au crépuscule, nous mangions et buvions dans
cette maison solitaire, gardée par les yeux du ciel, mais au fond de
nos verres se cachaient amertume et angoisse.
Ce que les amoureux embrassent
Un homme et une femme s’assirent près d’une fenêtre qui donnait sur
le printemps. Ils s’assirent près l’un de l’autre.
Et la femme dit : « Je vous aime. Vous êtes beau, vous êtes riche et
vous êtes toujours bien vêtu. »
Et l’homme dit : « Je vous aime. Vous êtes une belle pensée, une
chose bien lointaine pour tenir dans la main et une chanson dans mes
rêves. »
Mais la femme se détourna de lui avec colère et dit : « Monsieur, à
présent laissez-moi s’il vous plaît. Je ne suis ni pensée ni une chose
qui passe dans vos rêves. Je suis une femme. Je voudrais que vous me
désiriez, comme une épouse et comme la mère des enfants à venir. »
Et ils se séparèrent.
Et l’homme se disait dans son cœur : « Un autre rêve est encore en
train de s’évanouir comme un brouillard. »
Et la femme se disait : « Qu’est-ce que cet homme qui me
transforme en brouillard et en rêve ? »
Qui aimons-nous ?
Alors que le soleil retirait ses rayons du jardin et que la lune lançait
des faisceaux de velours sur les fleurs, je m’assis sous les arbres,
réfléchissant aux phénomènes du climat et regardant à travers les
branches les étoiles qui scintillaient comme des éclats d’argent sur un
tapis bleu. Et j’entendais de loin le murmure agité du ruisseau qui
chantait en dévalant la vallée.
Lorsque les oiseaux prirent refuge parmi les branchages, que les
fleurs eurent plié leurs pétales et que le grand silence s’installa,
j’entendis un bruissement de pas dans l’herbe. Je prêtai attention et
vis un jeune couple s’approcher de mon abri. Ils s’assirent sous un
arbre où je pouvais les observer sans être repéré.
Après avoir regardé dans toutes les directions, le jeune homme
dit : « Assieds-toi près de moi ma bien-aimée et écoute mon cœur.
Souris car ta joie est le symbole de notre avenir. Sois joyeuse car les
jours brillants se réjouissent avec nous.
« Mon âme m’avertit du doute dans ton cœur, mais le doute en
amour est un péché. Bientôt, tu seras la propriétaire de cette vaste
terre, éclairée par cette belle lune. Bientôt, tu seras la maîtresse de
mon palais et tous les serviteurs et toutes les servantes obéiront à tes
ordres.
« Souris ma bien-aimée, comme l’or qui sourit des coffres de mon
père.
« Mon cœur refuse de te cacher son secret. Douze mois de confort
et de voyage nous attendent. Pendant un an, nous dépenserons l’or
de mon père à visiter les bords des lacs bleus de Suisse, à admirer les
monuments d’Italie et d’Égypte, et à nous reposer sous les cèdres
sacrés au Liban. Tu rencontreras des princesses qui t’envieront pour
tes bijoux et tes parures.
« Je ferai toutes ces choses pour toi. Seras-tu satisfaite ? »
Peu de temps après, je les vis marcher, écrasant les fleurs comme
le pas du riche sur le cœur du pauvre.
À mesure que je les perdais de vue, j’entamai une comparaison
entre l’amour et l’argent et une analyse de leur place dans le cœur.
L’argent ! L’origine de l’amour dépourvu de sincérité, la source de la
fausse lumière et de la fausse fortune, le puits d’eau empoisonnée, le
désespoir de la vieillesse !
J’errais toujours dans le vaste désert de la contemplation
lorsqu’un couple triste et pâle passa près de moi et s’assit sur l’herbe :
un jeune homme et une jeune femme qui avaient abandonné leurs
cabanes de fermiers dans les champs avoisinants pour cet endroit
frais et solitaire.
Après quelques instants de silence absolu, j’entendis les mots
suivants entrecoupés de soupirs par des lèvres mordues par le temps.
« Ne verse pas de larmes ma bien-aimée. L’amour qui ouvre nos
yeux et qui a fait de nos cœurs ses adorateurs peut nous donner la
bénédiction de la patience. Sois consolée pour notre attente, car nous
avons prêté serment et sommes entrés dans le sanctuaire de l’amour.
Notre amour grandira ainsi à travers les épreuves. C’est bien au nom
de l’amour que nous subissons les obstacles de la pauvreté, les affres
de la misère et le vide de la séparation. J’affronterai ces épreuves
jusqu’à ce que je triomphe et que je dépose entre tes mains une force
qui aidera à tout surmonter pour achever le voyage de la vie.
« L’amour – qui est Dieu – considérera nos esprits et nos larmes
comme de l’encens brûlé sur son autel et nous récompensera avec
force. Au revoir ma bien-aimée. Il faut que je parte avant que la lune
ne disparaisse. »
Une voix pure, combinée à la flamme dévorante de l’amour, à
l’amertume sans espoir du désir inassouvi et à la douceur résolue de
la patience, dit : « Au revoir mon bien-aimé. »
Ils se séparèrent et l’élégie de leur union fut étouffée par les
gémissements de mon cœur en pleurs.
Je contemplai la nature endormie et y découvris par une profonde
réflexion la réalité d’une chose vaste et infinie – une chose qu’aucun
pouvoir ne pourrait exiger, influencer ou acquérir, et qu’aucun riche
ne pourrait acheter. Elle ne pourrait pas non plus être effacée par les
larmes du temps ou étouffée par le chagrin – une chose que l’on ne
peut découvrir ni au bord des lacs bleus de la Suisse ni dans les beaux
monuments d’Italie. C’est une chose qui prend de la force avec
patience, grandit malgré les obstacles, se réchauffe en hiver, fleurit au
printemps, souffle une brise en été et porte des fruits en automne. J’ai
trouvé l’amour.
L’amour purifié par les larmes
Viens ma bien-aimée !
La nature est bien fatiguée et
elle présente ses adieux à l’enthousiasme
d’une calme et satisfaite mélodie.
Entre cœur et âme
Je te suis, ô amour !
Que veux-tu de moi ?
J’ai marché avec toi
sur le chemin enflammé,
et quand j’ouvris les yeux,
je ne vis qu’obscurité.
Mes lèvres tremblaient
mais tu ne les laissas prononcer
que des mots de misère.
Il y a deux sabbats, mon cœur était serré comme une pierre dans ma
poitrine, car mon fils m’avait quittée pour partir à bord d’un navire à
Tyr. Il voulait devenir marin. Et il m’annonça qu’il ne reviendrait plus.
Et un soir, je cherchai Marie.
Quand j’entrai chez elle, elle était assise derrière son métier à
tisser mais elle ne tissait pas. Elle regardait le ciel au-delà
de Nazareth.
Et je la saluai : « Bonjour Marie. »
Et elle tendit le bras vers moi et dit : « Viens t’asseoir à côté de
moi et regardons le soleil versant son sang sur les collines. »
Je m’assis à côté d’elle sur le banc et nous regardâmes vers l’ouest
à travers la fenêtre.
Et après un moment, Marie dit : « Je me demande qui crucifie le
soleil ce soir ? »
Ensuite, je dis : « Je suis venue vers toi cherchant le réconfort.
Mon fils m’a quittée pour la mer et je suis seule dans la maison d’en
face. »
Puis Marie dit : « Je voudrais te réconforter mais comment puis-je
le faire ? »
Et je lui répondis : « Si tu parles uniquement de ton fils je serai
réconfortée. »
Marie me sourit alors, posa sa main sur mon épaule et dit : « Je
vais parler de lui. Ce qui te consolera me donnera la consolation. »
Ensuite elle parla de Jésus et elle parla longuement de tout ce qui
advint au début.
Et il me semblait qu’il n’y avait aucune différence entre son fils et
le mien dans son discours, car elle me dit : « Mon fils aussi est marin.
Pourquoi ne confierais-tu pas ton fils aux vagues, alors que je leur ai
fait confiance ?
« La femme sera pour toujours la matrice et le berceau mais
jamais le tombeau. Nous mourons afin de donner la vie à la vie,
même si nos doigts tissent le fil pour l’habit que nous ne porterons
jamais.
« Et nous lançons le filet pour le poisson que nous ne goûterons
jamais.
« Et pour cela nous sommes affligées, mais c’est dans tout cela que
réside notre joie. »
Ainsi me parla Marie.
Et je la quittai et rentrai chez moi. Et même si la lumière du jour
était partie, je m’assis derrière mon métier à tisser pour tisser plus
d’étoffe.
Les saisons de votre cœur
Le fou dit :
Seul ?
Eh bien ?
Seul tu es venu,
et seul, tu disparaîtras
à travers la brume.
Si vous possédez,
vous ne devez pas réclamer.
Pleure pour la bien-aimée
1. Byblos (appelé Jbeil aujourd’hui) est une ancienne ville sur la côte méditerranéenne
du Liban d’aujourd’hui. Autrefois occupée par l’Égypte et l’Assyrie, Byblos est liée à la
grande déesse Astarté (appelée « la Dame de Byblos ») et à son époux mourant,
Tammouz. Leur vénération était sans doute encore très importante au temps de Jésus.
Récolter la douleur du cœur
Le mot le plus doux sur les lèvres de l’humanité est celui de « mère ».
Et le plus bel appel est celui de « ma mère ! ». C’est un mot plein
d’espoir et d’amour, un mot doux et aimable venant du fond du cœur.
La mère est tout – elle est notre consolation dans la douleur, notre
espoir dans la misère et notre force dans la faiblesse. Elle est la
source de l’amour, de la miséricorde, de la compassion et du pardon.
Tout dans la nature évoque la mère. Le soleil est la mère de la
terre et la nourrit de sa chaleur. Le soir venu, il ne quitte jamais
l’univers avant de bercer la terre, au chant de la mer et aux cantiques
des oiseaux et des ruisseaux.
Et cette terre est la mère des arbres et des fleurs. Elle leur donne
naissance, les nourrit et les nettoie. Les arbres et les fleurs deviennent
des mères affectueuses pour leurs grands fruits et graines. Et la mère,
le modèle de toute existence, est l’esprit éternel, plein de beauté et
d’amour.
Le mot « mère » est caché dans nos cœurs et il arrive sur nos
lèvres aux moments de chagrin et de bonheur, tout comme le parfum
qui émane du cœur de la rose et qui se mélange avec de l’air clair ou
nuageux.
La chanson silencieuse
La chanson silencieuse
au cœur d’une mère
chante sur les lèvres de son enfant,
aucun désir ne demeure insatisfait.
À propos des enfants
Une branche fleurie dit à une branche voisine : « C’est une journée
terne et vide. » Et l’autre branche répondit : « Elle est vraiment vide
et terne. »
À ce moment-là, un moineau se posa sur l’une des branches, puis
un autre moineau à côté.
L’un des moineaux pépia et dit : « Ma compagne m’a quitté. »
Et l’autre moineau s’écria : « Ma compagne est également partie et
elle ne reviendra pas. Mais cela m’importe peu. »
Alors les deux oiseaux commencèrent à gazouiller et à gronder, et
bientôt ils se battirent en émettant des bruits aigus dans l’air.
Tout à coup, deux autres moineaux descendirent du ciel et se
posèrent tranquillement à côté des deux oiseaux agités. Et il y eut le
calme et la paix.
Ensuite, les quatre quittèrent la branche en s’envolant deux par
deux.
Et la première branche dit à sa branche voisine : « Il y avait un
bruit extrêmement fort ! »
Et l’autre branche répondit : « Appelle cela comme tu veux, il est
maintenant à la fois paisible et spacieux. Et si l’air d’en haut est
paisible, il me semble que ceux qui séjournent en bas peuvent faire la
paix aussi. Ne peux-tu pas t’agiter dans le vent un peu plus près de
moi ? »
Et la première branche dit : « Oh, peut-être, pour la paix, avant
que le printemps ne finisse ! »
Et puis elle se remua avec le vent fort pour embrasser l’autre
branche.
À propos des ennemis
Quand votre ami vous partage ses pensées, ne craignez pas de faire
part du « non » dans votre propre esprit, ne refusez pas le « oui » non
plus.
Et quand votre ami cesse de parler, que votre cœur ne cesse pas
de l’écouter.
Car, en amitié, toutes les pensées, tous les désirs, et toutes les
attentes naissent et sont partagés sans paroles, avec une joie passée
sous silence.
Quand vous vous séparez de votre ami, vous n’éprouvez pas de
chagrin, car ce que vous aimez le plus en lui est peut-être plus
évident en son absence, tel le grimpeur pour qui la montagne est plus
visible que la plaine.
Faites que l’amitié ne vous serve qu’à approfondir l’esprit.
Car l’amour qui ne cherche que la révélation de son propre
mystère n’est pas amour mais un filet à la mer qui ne fait que des
mauvaises prises.
Et que la meilleure part de vous soit pour votre ami.
S’il doit connaître le reflux de votre marée, laissez-lui connaître
son flux également.
Car qu’attendez-vous de votre ami si vous ne venez à lui que pour
des heures à tuer ?
Venez à lui toujours avec des heures à vivre.
La douce responsabilité de l’amitié
Et il disait : « Votre voisin est votre moi inconnu, rendu visible. Son
visage se reflétera dans vos eaux calmes, et si vous l’observez, vous
verrez votre propre visage.
« Si vous écoutez la nuit, vous l’entendrez parler, et ses mots
seront les battements de votre cœur.
« Soyez pour lui celui que vous voudriez qu’il soit pour vous.
« Ceci est ma loi, et je la dirai à vous et à vos enfants, et eux la
diront à leurs enfants, jusqu’à ce que le temps soit passé et que les
générations ne soient plus. »
Et un autre jour, il dit : « Vous ne serez pas vous-même seul. Vous
êtes dans les actes des autres, et eux, même s’ils ne le savent pas, sont
avec vous tous les jours.
« Ils ne commettront pas de crime sans que votre main ne soit
dans la leur.
« Ils ne tomberont pas sans que vous ne tombiez également. Et ils
ne se relèveront pas tant que vous ne serez pas levé avec eux.
« Leur chemin vers le sanctuaire est votre chemin, et quand ils
chercheront le désert, vous le chercherez aussi avec eux.
« Vous et votre voisin êtes deux graines semées dans le champ.
Vous poussez ensemble, et vous vous balancerez ensemble dans le
vent. Et aucun de vous ne réclamera le champ, car pendant sa
croissance, une graine ne réclame même pas sa propre extase.
« Aujourd’hui, je suis avec vous. Demain, je partirai vers
l’Occident. Mais avant de partir, je vous dis que votre voisin est votre
moi inconnu, rendu visible.
« Cherchez-le dans l’amour afin que vous puissiez vous connaître,
car ce n’est que dans cette connaissance que vous deviendrez mes
frères. »
Voisin mais pas ami
J’ai un désir ardent pour mon beau pays, et j’aime ses habitants à
cause de leur misère. Mais si mon peuple se levait, stimulé par le
pillage et motivé par ce qu’on appelle « l’esprit patriotique », pour
assassiner et envahir le pays voisin, alors, à la moindre atrocité
commise, je détesterais mon peuple et mon pays.
Je chante les louanges de mon lieu de naissance et espère voir la
maison de mes enfants. Mais si les habitants de cette maison
refusaient d’abriter et de nourrir ceux qui sont dans le besoin, je
convertirais mes éloges en colère et mon désir ardent en oubli. Ma
voix intérieure dirait : « La maison qui ne réconforte pas ceux qui
sont dans le besoin ne mérite pas moins que la destruction. »
J’aime mon village natal avec une partie de mon amour pour mon
pays. Et j’aime mon pays avec une partie de mon amour pour la Terre
qui est tout mon pays. Et j’aime la Terre de tout mon être, car elle est
le refuge de l’humanité, la manifestation de l’esprit de Dieu.
L’humanité est l’esprit de l’Être suprême sur la terre et cette
humanité se tient parmi les ruines, se cachant derrière des haillons en
lambeaux, versant des larmes sur ses joues creuses et appelant ses
enfants d’une voix pitoyable. Mais les enfants chantent l’hymne de
leur clan. Ils aiguisent les épées et ne peuvent pas entendre le cri de
leurs mères.
L’humanité appelle son peuple mais il ne l’écoute pas. Si quelqu’un
écoutait et consolait une mère en essuyant ses larmes, d’autres
diraient : « Il est faible, affecté par ses sentiments. »
L’humanité est l’esprit de l’Être suprême sur terre et cet Être
suprême prêche l’amour et la bonne volonté. Mais les gens se
moquent de tels enseignements. Jésus de Nazareth écouta et la
crucifixion était son lot. Socrate entendit la voix et la suivit, et lui
aussi le paya de sa vie. Les adeptes du Nazaréen et de Socrate sont
les adeptes de la divinité, et puisque les gens ne les tueront pas, ils se
moquent en disant : « Le ridicule est plus amer que de tuer. »
Jérusalem ne put tuer le Nazaréen, de même qu’Athènes ne put le
faire pour Socrate. Ils vivent encore et vivront éternellement. Le
ridicule ne peut pas triompher des adeptes de la divinité. Ils vivent et
grandissent pour toujours.
Des espaces dans votre union
Ensuite, il dit avec de la joie et des rires dans sa voix : « Allons vers le
Pays du Nord pour rencontrer le printemps.
« Viens avec moi sur les collines, car l’hiver est passé et les neiges
du Liban descendent dans les vallées pour chanter avec les ruisseaux.
« Les champs et les vignobles ont banni le sommeil et sont
réveillés pour accueillir le soleil avec leurs figues vertes et leurs
raisins tendres. »
C’était la fin de l’été lorsque lui et trois autres hommes
marchèrent pour la première fois sur cette route. C’était le soir, il
s’arrêta et resta au bord du pâturage.
Je jouais de la flûte et mon troupeau paissait tout autour de moi.
Quand il s’arrêta je me levai et me dirigeai vers lui.
Et il me demanda : « Où se trouve la tombe d’Élie ? N’est-elle pas
quelque part près d’ici ? »
Et je lui répondis : « Elle est là, monsieur, sous ce grand tas de
pierres. Même à ce jour, chaque passant apporte une pierre et la pose
sur le tas. »
Il me remercia et s’éloigna et ses amis le suivirent.
Après trois jours, Gamaliel, qui était aussi berger, me dit que
l’homme qui était passé était un prophète en Judée. Mais je ne le crus
pas. Pourtant, je pensai à cet homme plusieurs nuits.
Quand le printemps arriva, Jésus passa encore une fois dans ce
pâturage et cette fois-ci, il était seul.
Ce jour-là, je ne jouais pas de la flûte, j’avais perdu une brebis et
j’étais endeuillé. Et mon cœur était abattu en moi.
Je m’approchai de lui et restai immobile devant lui car je désirais
être réconforté.
Et il me regarda et dit : « Vous ne jouez pas de la flûte
aujourd’hui. D’où vient le chagrin dans vos yeux ? »
Je répondis : « Une de mes brebis est perdue. Je l’ai cherchée
partout mais je ne l’ai pas trouvée. Et je ne sais que faire. »
Il resta silencieux un moment. Puis il me sourit et me dit :
« Attendez un peu ici et je trouverai votre brebis. » Et il s’éloigna et
disparut dans les collines.
Au bout d’une heure, il revint et ma brebis était juste derrière lui.
Dès qu’il se tint devant moi, elle leva les yeux vers lui, de même que
je le regardais. Puis je l’embrassai avec joie.
Et il posa sa main sur mon épaule et dit : « À partir de ce jour,
vous aimerez cette brebis plus qu’aucune autre de votre troupeau, car
elle était perdue et maintenant elle est retrouvée. »
Et j’embrassai de nouveau ma brebis avec joie, et elle s’approcha
de moi, et je me tus.
Un amour au-delà
Approche-toi,
Ô compagne de toute ma vie !
Embrasse-moi,
car je crains la solitude.
La lampe est faible,
et le vin que nous avons pressé
nous ferme les yeux.
Laissons-nous nous regarder
avant qu’ils ne soient clos.
Embrasse-moi, ma bien-aimée,
car l’hiver a tout volé
sauf nos lèvres en mouvement.
Tu es proche de moi, mienne pour toujours.
Ce ne sont pas les syllabes qui proviennent des lèvres et des langues
qui rapprochent les cœurs. Il y a quelque chose de plus grand et de
plus pur que ce qu’énonce la bouche.
Le silence illumine nos âmes, murmure dans nos cœurs et les
rassemble.
Le silence nous sépare de nous-mêmes, nous fait naviguer dans le
firmament de l’esprit et nous rapproche du ciel.
Il nous fait sentir que les corps ne sont que des prisons et que ce
monde n’est qu’un lieu d’exil.
Chant d’amour de la vague
Je me faufile rapidement
derrière l’horizon bleu
pour lancer l’argent de mon écume
sur l’or de son sable,
et nous nous unissons dans une brillance fondue.
1. « L’air » dans le texte original en arabe, jeu de mots entre hawa, un des nombreux
mots désignant l’amour, et hawaâ, l’air. (N.d.T.)
Graines de cœur
Jésus nous appela mon frère et moi alors que nous travaillions dans
les champs. J’étais jeune en ce temps et seule la voix de l’aube avait
visité mes oreilles.
Il m’appela et je le suivis.
Ce soir-là, je retournai chez mon père pour prendre mon autre
manteau. Et je dis à ma mère : « Jésus de Nazareth voudrait que je
sois de sa compagnie. »
Et elle répondit : « Suis son chemin mon fils, comme ton frère. »
Et je l’accompagnai. Son parfum m’appela et me commanda, mais
uniquement pour me relâcher.
Ô ma foi,
ma connaissance sauvage !
Comment volerai-je à votre hauteur,
comment verrai-je avec vous notre moi suprême
dessiné dans le ciel ?
Comment vais-je transformer cette mer en moi en
brume
et me mouvoir avec vous dans un espace
incommensurable ?
Comment un prisonnier dans le temple
peut-il observer ses dômes dorés ?
Comment le cœur d’un fruit
peut-il s’étirer pour couvrir le fruit aussi ?
Ô ma foi !
Je suis enchaîné derrière ces barreaux
d’argent et d’ébène,
et je ne peux m’envoler avec vous.
Cependant, vous montez de mon cœur vers le ciel
et c’est mon cœur qui vous retient,
et je serai heureux.
Envie du cœur de la bien-aimée
Lazare :
Le fou :
Marie :
Lazare :
Du réconfort ?
Du réconfort, le traître, le mortel !
Un réconfort qui trompe nos sens et
nous rend esclaves de l’heure qui passe !
Je n’aurais pas de réconfort.
J’aurais de la passion !
Je brûlerais dans l’espace frais
avec ma bien-aimée.
Je serais dans l’espace illimité
avec ma compagne, mon autre moi.
Et la voix résonna et
résonna encore dans l’espace
et moi, comme une marée montante,
j’étais devenu une marée descendante.
Une maison divisée, un vêtement déchiré,
une jeunesse perdue, une tour écroulée,
et de ses pierres brisées
un repère a été fait.
Premier Dieu :
Autel éternel !
Voudrais-tu bien cette nuit
un dieu pour sacrifice ?
Maintenant je viens,
et en venant, j’offre
ma passion et mon chagrin.
Là ! voici un danseur,
taillé dans notre ancien empressement,
et le chanteur pleure
mes propres chansons au vent.
J’observe
et j’ai mesuré l’appel
et maintenant je cède.
Troisième Dieu :
L’amour triomphe !
Le blanc et le vert de l’amour au bord d’un lac.
Et la fière majesté de l’amour dans la tour ou dans la
loge.
L’amour dans un jardin ou dans le désert inexploré –
L’amour est notre seigneur et notre maître.
Mon âme est mon amie, elle me console dans la misère et la détresse
de la vie. Ceux qui n’apprivoisent pas leur âme sont des ennemis de
l’humanité, et ceux qui ne trouvent pas de guide humain en eux-
mêmes périront désespérément.
La vie émerge de l’intérieur et ne découle pas des environs.
Je suis venu dire un mot, et je vais le dire maintenant. Mais si la
mort m’empêche de le prononcer, il sera dit demain, car demain ne
laisse jamais de secret dans le livre de l’éternité.
Je suis venu vivre dans la gloire de l’amour et la lumière de la
beauté, qui sont les reflets de Dieu. Je vis ici et les gens sont
incapables de m’exiler du domaine de la vie, car ils savent que je
vivrai dans la mort.
S’ils me déchirent les yeux, j’entendrai les murmures de l’amour et
les chants de la beauté.
S’ils obstruent mes oreilles, j’apprécierai le contact de la brise avec
l’encens de l’amour et le parfum de la beauté.
S’ils me placent dans le vide, je vivrai avec mon âme, l’enfant de
l’amour et de la beauté.
Je suis venu ici pour être pour tous et avec tous, et ce que je fais
aujourd’hui dans ma solitude sera repris demain pour les gens.
Ce que je dis maintenant avec un cœur sera dit demain par une
multitude de cœurs.
Rester et partir
Ma maison me dit :
« Ne me quitte pas, car ici réside ton passé. »
Et la route m’interpelle :
« Viens et suis-moi, car je suis ton avenir. »
Un petit moment,
et mon désir rassemblera
poussière et écume
pour un autre corps.
Un petit moment,
un moment de repos au vent,
et une autre femme me portera.
Adieu à toi et
à la jeunesse que j’ai passée avec toi.
Ce n’était qu’hier
que nous nous sommes rencontrés dans un rêve.
Le début de l’amour
Le printemps de l’amour (TS) de « La Vie de l’amour » (The
Life of Love)
La beauté dans le cœur. SF
Premier amour. BW
Désir errant. F
Chanter le cœur. SF
La beauté et l’amour. BW
Si vous avez des désirs… P
Décrire le premier amour. BW
L’identité erronée. W
L’été de l’amour (TS) de « La Vie de l’amour » (The Life of
Love)
Ô amour. F
Le désir est la moitié. SF
Entre désir et paix. SF
Dieu se meut dans la passion. P
Les voix enchantées. EG
Votre corps est la harpe de votre âme. P
Le corps est un volcan. SF
L’amour à travers les âges. W
Un désir inachevé. JSM
Une passion inassouvie. W
Toutes les étoiles de ma nuit s’éteignirent. JSM
Un amour au-delà
L’hiver de l’amour (TS) de « La Vie de l’amour » (The Life of
Love)
Un rythme pour les amoureux. GP
L’amour est la seule liberté. BW
L’amour est la justice (TS) de « La Voix d’un poète » (A Poet’s
Voice)
Le silence murmure au cœur. BW
Chant d’amour de la vague. TS
Graines de cœur. SF
Le chant d’amour. TS
La lumière de l’amour. SF
L’amour se suffit à lui-même. P
Quand l’amour devient vaste (JSM) de « Jean de Patmos »
(John of Patmos)
Du fond de mon cœur. F
Envie du cœur de la bien-aimée. LB
L’amour et le temps. P
L’amour créé en un instant. BW
Les jardins de notre passion. JSM
L’assaut sauvage de l’amour. EG
Mon âme est mon amie (TS) de « La Voix d’un poète » (A
Poet’s Voice)
Rester et partir. SF
Mon désir rassemblera. P
À propos de l’auteur
Voici les dates de la vie de Gibran Khalil Gibran, nom arabe complet
de l’auteur qui a été changé de l’orthographe habituelle en « Kahlil »,
suite à une faute d’orthographe lors de son inscription à sa première
école aux États-Unis.
Gibran, J., et Gibran, K. (1974), Khalil Gibran : His Life and World
(traduction française du titre : Khalil Gibran : sa vie et son monde),
Boston : New York Graphic Society.