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PARMENIDE,
AU-DELÀ DE L'EXISTENCE
Peinture en couverture :
«Au-delà de l'existence »,Huile et papier japonais, par Gotof
https:/lwww.gotofart.com
PARMENIDE,
AU-DELÀ DE L'EXISTENCE
NOUVELLE TRADUCTION ET COMMENTAIRES
9
par la Déesse, dont il ne mentionne jamais le nom.
Cette révélation tourne autour du constat fondamen-
tal « il y a », qu'on pourrait aussi formuler « il n'y a
pas rien ». Tous les jours, de notre lever au coucher
notre attention est constamment tournée vers ce qu'il
y a sans jamais s'arrêter, étonnée, au fait même qu'il
y a. Celui qui a été vraiment bouleversé par cette évi-
dence apparemment innocente, mais en fait stupé-
fiante, celui pour qui cette révélation est devenue la
grande affaire de sa vie ne peut plus poursuivre une
existence personnelle faite de calculs et d'inquiétudes
comme avant : il est sorti du cauchemar. Nul doute
que si la civilisation occidentale s'était édifiée à la lu-
mière de cette révélation plutôt que sur la croyance
dans le rationalisme et l'individualisme, elle n'aurait
pas pris un faux départ et ne serait pas en train de
vivre la mauvaise arrivée que nous lui connaissons.
Après Parménide le destin de l'Occident en devenir a
bifurqué de façon dramatique.
Celui qui a le bonheur de tomber sur le poème de
Parménide et surtout de le laisser faire son chemin de
lumière en lui ne le regrettera pas. L'intuition fonda-
mentale qui le sous-tend a le pouvoir de mettre fin à
toute forme de confusion, de doute et d'inquiétude,
et de faire tourner sur leurs gonds les portes s'ouvrant
sur la béante éternité. Accueillir cette intuition sim-
plement est la plus grande grâce qui se puisse vivre.
Dans la deuxième partie des fragments qu'il nous
reste de son poème, Parménide développe un dis-
cours cosmologique, dans lequel le monde se déroule
comme une actualisation du « il y a » de la première
partie. Malheureusement ces fragments sont très
épars. Il nous reste du poème de Parménide 185 lignes,
10
qui font à peine 8 ou 9 pages de livre. On compte
aujourd'hui des centaines de livres et des dizaines de
milliers de pages de commentaires autour de ces 8 ou
9 pages limpides : certains sont inspirés et éclairants,
d'autres confinent à un bavardage érudit, mais sans
lumière. Parménide a composé son poème initia-
tique à partir de son expérience directe de la réalité
et c'est pourquoi les auteurs, anciens ou modernes,
qui se sont essayés à le traduire et le commenter à
partir de concepts forgés depuis un savoir de com-
pilation ont pu à l'occasion formuler de belles pen-
sées, mais ne pouvaient ultimement que passer à côté
de l'essentiel1. Parménide aurait sans doute souri en
voyant certaines traductions modernes de son poème
initiatique et les interminables introductions, notes
savantes, explications, polémiques, justifications et
argumentations qui les accompagnent souvent.
Le cœur de la révélation de la Déesse à Parménide
échappe au monde de l'opinion et du point de vue :
ce n'est pas matière à discussion, mais à réalisation.
Toute traduction constitue une sorte de point de vue,
bien sûr; néanmoins, je m'y suis adonné en demeu-
rant à l'écoute de la Déesse, c'est-à-dire de la source
au-delà même de l'existence et de son contraire. À
l'image de Parménide guidé par les jeunes filles du
soleil lui montrant le chemin, j'ai tenu compte des
signes fournis par le sens archaïque et originel de plu-
sieurs mots-clés employés par Parménide.
1 Il nous faut ici rendre un hommage particulier, chez les modernes, à Martin
Heidegger pour ses remarquables travaux sur les « présocratiques », particu-
lièrement Parménide, et surtout, encore plus près de nous, à Peter Kingsley
dont les ouvrages dépassent largement la simple érudition et puisent à la même
source bouillonnante qui avait jadis inspiré Parménide.
ll
On peut, bien sûr, tout à loisir souligner certains as-
pects intéressants d'ordre étymologique, replacer le per-
sonnage et son poème dans leur contexte historique et
culturel et se risquer à des hypothèses sur les influences
qu'a pu subir Parménide et sur celles qu'il a eues sur de
nombreux auteurs après lui, mais rien de tout cela per-
met d'accéder au cœur même de la révélation qu'il met
dans la bouche de la Déesse. Il n'existe tout simplement
pas de chemin connu ni même connaissable donnant
accès à la révélation de la vérité sans bornes derrière ce
que nous appelons l'existence.
Le poème de Parménide est dense et chargé de signi-
fication, dit-on : raison de plus pour se taire et d'abord
écouter ! C'est d'ailleurs là notre seule chance de déceler
le grand mystère de l'existence. A peine une génération
plus tard, un auteur aussi fondamental pour l'Occident
en formation que Platon commençait déjà à essayer de
concevoir l'inconcevable et à alourdir le Simple. Dès lors
et malgré quelques lumineuses exceptions, la philoso-
phie occidentale s'est enfoncée dans les marécages des
raisonnements et de savoirs de compilation, entraînant
avec eux l'héritage de Parménide pour l'Occident. La lu-
mineuse révélation de la Déesse n'est pas opposée à la
raison ; simplement, elle la transcende. C'est la révéla-
tion qui éclaire la raison, non l'inverse.
Moins de cent ans après sa composition, plusieurs
mots-dés du poème avaient déjà commencé à prendre
un autre sens. Une brume de plus en plus épaisse al-
lait étouffer leur lumière aurorale et enfumer les esprits.
Si nous avions mieux écouté Parménide lui-même, re-
cueillis2 et attentifs à ce qui luit au plus intime de nous-
mêmes, nous aurions davantage porté à attention à
ce que les mots qu'il emploie signifiaient vraiment en
Grèce archaïque.
2 Au sens premier du verbe Ài'.yffi et de son substantif Myoç.
1
'1mtot 't<li µe <pépoumv, ocrov 't' èm 0uµè>ç iKcivot,
1téµ1tov, È1tEi µ' èç ôôov ~fjcrav 1tOÀ.u<p1iµov èiyoucrm
ôaiµovoç, il Ka'tà. 1tclV't' èicrni <pépet Eiô6'ta <p&'ta·
tj1 <pep6µf1V, 'tf\ ycip µe 1tOÀU<ppacrw1 <pépov Ï1t1tot
éipµa n't<livoucrm, Koùpm ô' ôôè>v iiyeµ6veuov.
II
Ei ô' ay' Èycbv Èpéco, K6µtcrat ÔÈ cri> µù9ov clKOU<J<lÇ,
afaep OÔOt µoÙVClt ôtÇilat6Ç eiat VOi'\<JClt·
' ,,
11' µsv ,,
01tCOÇ ecrnv ' ouK
'te Kat' coç ,,
' ecrn ,.
µ11' etvm,
1tet9oùç Ècrn KéÂ.Su9oç, ÀÂ.119Bin yàp Û1t11Ôei,
ÎJ ô' IDÇ OÙK scrnv 'tS KClt IDÇ :x:pSOOV Ècrn µiJ e{vm,
'tÎJV ÔÎl 'tût <pp6.Çco 1tClVCl1tSU9éa sµµev cl'tClp1tOV·
ou'te yàp èiv yvoi11ç 't6 ye µiJ èov (où yàp àvucr't6v)
ou'te cppacrmç.
16
Et la Déesse vint m'accueillir avec empressement, prit
ma main droite dans sa main, ainsi proféra des mots et
m'adressa la parole avec puissance 6 : « ô brave jeune
homme, accompagné d'immortelles cochères, toi qui avec
ces cavales qui t'emportent parvient à notre demeure, ré-
jouis-toi, car ce n'est certes pas un mauvais destin qui t'a
poussé à aller sur ce chemin, car il est loin de la voie des
hommes, mais la loi divine et la justice. Il convient que
tu sois instruit de tout, tant du cœur tranquille de la Vé-
rité, sphère parfaite, que des opinions des mortels, dans
lesquelles on ne peut avoir aucune véritable confiance. Tu
apprendras également cela: que les apparences manifes-
tées devaient vraiment être telles, imprégnant tout de fond
en comble.
II
Eh bien! approche donc, moi je vais te dire - et toi,
en écoutant prends bien en garde la révélation (µù0oç),
la portant avec toi- quelles sont les deux seules voies de
recherche à reconnaître. L'une, à savoir qu' « il y a »7 et
aussi qu' « il n'y a pas » ne saurait être, est la voie de ce qui
est sûr, car elle suit la Vérité. L'autre, à savoir qu' « il n'y
a pas » et que nécessairement « il y a » ne soit pas, cette
voie, je te la déclare vraiment tout de suite étroit sentier de
parfaite ignorance. Car le «n'étant pas», tu ne saurais ni
le percevoir (ce n'est pas actualisable) ni le formuler.
17
III
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.•. 'tO '
yap mrto
' '
VOEtv
"""
Ecrnv
' ,
'tE Kat' EtV<ll.
T
IV
AsucrcrE ô' oµcoç Ù.7tEOV't<l v6cp 7t<lpE6vta PsoaiCOÇ·
où yàp à.7totµit~Et tè> f.ov t0u f.Ovtoç axscr0m
ouw crKtôv<iµsvov 7tUV'tll 7t<lvtcoç Katà K6crµov
outs cruvtcrt<i µsvov.
V
Suvov ÔÈ µoi f.crnv,
Û7t7t60sv èip~coµm· t60t yàp 7t<lÀtv t~oµm aÙ0tç.
18
III
... c'est, en effet, une même chose percevoir et être.
IV
Vois néanmoins ce qui est absent comme une présence
avérée pour la faculté de perception. Car celle-ci n'empê-
chera pas « il y a » de se référer à « il y a », ni en se disper-
sant totalement dans l'univers ni en étant rassemblé.
V
Peu m'importe par où je commence, car je retournerai
en ce point8 •
19
VI
Xpl) 'tO Uystv 'tS vosiv 't' èè>v éµµsvm· éan yàp slvm,
µ11ôèv ô' oùK éanv· 'ta a' èyro q>paÇsa0m èivcoya.
Ilpro'tT}ç yap a' àq>' 6ôoù 'tClU'tT}Ç ôtÇilmoç <dpyco>,
aù'tàp fütet't' èmè> 'tf\ç, flv ôl) ppowi siô6'tSÇ oùôèv
7tÂ.clTIOV'tClt, OtKpClVOt· à.µ11xavi11 yàp ÈV ClÙ'tOOV
a'ri10smv i0Uvst 7tÂ.ClK'tOV v6ov· oi ôè q>opoùv'tat
KCO<j>Ot oµroç 't'U<j>Â.Ot 'tS, 'tS0T}7tO'tSÇ, èiK:pt'tCl q>ÙÂ.Cl,
olç 'tO 7tÉÂ.StV 'tf, KClt OÙK slvm 'tClÙ'tOV vsv6µta'tat
KO'Ô 'tClÙ'tOV, 7tclV'tCOV ôè 7tClÂ.tV'tp07tOÇ èan KÉÂ.Su0oç.
20
VI
Il faut cueillir9 et avoir à l'esprit qu' « il y a » est bien
réel. Car « il y a » est, mais non « il n'y a pas » 10 • Voilà
ce que moi je t'enjoins de méditer. Tout d'abord, je te
détourne de cette voie de recherche, mais aussi de cette
autre que forgent à la croisée des chemins 11 les mortels qui
ne savent rien 12 ; car c'est l'indigence qui gouverne 13 dans
leurs poitrines leur esprit errant. Ils se laissent entraîner, à
la fois sourds, aveugles et hébétés, foules indécises en qui
s'est fixée cette habitude qu'être et ne pas être sont et ne
sont pas une même chose. Le chemin qu'ils suivent tous
est refermé sur lui-même.
21
VII
Où yàp µi17t0-re -roùw ôaµft elvm µ1) ÈÛV'ta·
èûJ..à cru 'tflcrô' àcp' 6ôoù ôtÇftcnoç elpye v61iµa·
µT)ÔÉ cr' Ë0oç noÀunetpov 6ôè>v Ka-rà 'ti]vôe ~uicr0co,
VCOµÙV èi<JlC01tOV oµµa Kat ÎJxrlB<J<JaV àKOUÎ]V
Kat yJ..&crcrav, Kpivm ôè J..6y~ noÀUÔT)ptv ÉÀBîX,OV
È~ èµé0ev pT)0év-ra.
22
VII
Eh! non, il n'y a aucune chance qu'on puisse jamais
forcer à être 14 les choses qui ne sont pas; éloigne donc
ton intelligence de cette voie de recherche. Que l'habitu-
de, façonnée par l'accumulation des expériences 15 , ne te
contraigne pas sur cette voie: promener un regard qui ne
voit pas, cette oreille remplie d'échos et cette langue aussi.
Discerne plutôt dans la révélation 16 et choisis l'exposé très
controversé, les paroles sorties de moi.
23
VIII
M6voç ô' Én µù0oç 6ôoio
ÀEt7tE't'Clt roç Éanv· 'taULTI ô' èm ai]µa't' Éam
7tOMÙ µaÀ', cOÇ àyévr1wv èov Kai àvci>Â.e0p6v èanv,
èan yàp oùÂ.oµeÂ.éç 'tE Kai à'tpeµèç iiô' à'téÂ.Ea'tOV·
oùôé no't' ~v oùô' Éa'tat, ènei vùv Éanv 6µoù nêiv,
Ëv, cruvexéç· riva yàp yévvav ôtÇi]aem aùwù;
nn n60ev aù~ri0év; oü't' èK µ1) è6vwç èaaaco
cpaa0m a' OÙÔÈ VOEÎV· où yàp cpa'tOV OÙÔÈ VOT)'tOV
Éanv 01tCOÇ OÙlC Éan. Ti ô, av µtv Kai XPÉOÇ ropaev
üa'tepov il np6a0ev, 'toù µrioevoç àpl;aµevov cpùv;
oÜ'tCOÇ il miµnav 7tEÂ.évm XPEcOV èanv il oùxf.
Oùôè no't' èK 7t1) èûvwç ècpi]aet manoç iaxl)ç
yiyvea0ai n nap' aù't6· wù eiveKev oÜ'tE yevéa0m
OÜ't' ÜÀÂ.ua0m àviiKE ~ilCT) xaÂ.aaaaa 7tÉÔTiatV,
ÙÀÀ' ÉXEt· Î1 ÔÈ Kpimç 7tEpi 'tOU'tCOV èv 'téi)ô' Éanv·
Éanv il oùK Éanv· KÉKpt'tm ô' oùv, c'Oanep àvaylCT),
'tl)v µèv èêiv àv6T)'tOV àvci>vuµov où yàp ÙÂ.T)0i]ç
Éanv 6ô6ç, 'tl)v ô' c'Oa'te néÂ.etv Kai è'ti]'tUµov dvm.
TI&ç ô, èiv É7tEt'ta 7tÉÂ.Ot't0 è6v; 7t&Ç ô, av lCE yévotw;
24
VIII
Ne subsiste plus dès lors pour la parole-révélation
(µù0oç) qu' « il y a ». Sur cette voie existent vraiment de
nombreux signes indiquant qu'inengendré « il y a » est
aussi impérissable, « il y a » est entier, tranquille et sans
fin. Jamais il n'y avait, jamais il n'y aura, car « il y a »
maintenant 17, tout entier à la fois, un, sans couture 18 •
Quelle naissance pourrait-on chercher à cela? Comment
et d'où cela serait-il venu à croître? Je ne te laisserai ni
dire ni concevoir que c'est à partir du non-être, car il n'est
pas possible de dire ni de concevoir qu'il n'y a pas. Quelle
nécessité l'aurait fait surgir ou plus tard ou plus tôt en
commençant du néant? Ainsi, il est nécessaire qu' « il y a »
soit absolument ou pas du tout. Jamais non plus la force de
la conviction n'admettra que de ce qui est de quelque fa-
çon puisse naître autre chose en parallèle. C'est pourquoi
la Justice n'a permis, en relâchant ses liens, ni qu'il naisse
ni qu'il périsse, mais elle le tient! Le seul choix là-dessus
porte sur ceci: il y a ou il n'y a pas. Il a donc déjà été déci-
dé, car c'est une nécessité, d'abandonner l'une inconnue
et sans nom, car elle n'est pas la voie de la vérité, de sorte
que c'est l'autre qui subsiste et est véridique. Comment ce
qui est pourrait-il alors devoir être? Comment pourrait-il
être né?
17 Il ne faut pas voir dans le mot maintenant (vùv) notre image habituelle d'un
instant dans le temps; c'est plutôt un maintenant intemporel, un« maintenant»
en-dehors du temps, le seul « maintenant » qui soit réel.
18 Le mot est cruvi:xl:ç: «qui se tient, continu, non interrompu».
25
9Z'.
27
Tmhov ô' ècrtl voaiv 'tB Kat oüvaKsv ecrn v611µa.
Où yàp èiveu wù è6vwç, èv Ql 1Œcpancrµèvov ècrnv,
aûpt1cratç 'tO voaiv· oùô'ilv yàp <il> Écrnv il Écr'tm
èiMo mipal; wù è6vwç, È1Œt 't6 ya Moip' ènéô11crsv
OUÀ.OV àKiVT)'tOV 't' ɵSVat· 't<î> 7tclV't' ovoµ' ÉO"'tat,
ocrcm ppowt Ka'té0svw 7t€7tot06't€Ç alvm ÙÀ.T)0f\,
yiyvacr0ai 'tB Kat oÀ.À.ucr0m, alvai 'tB Kat oùx.i,
Kat 't6nov àUcicrcrmv ôta 'ta x.p6a cpavov àµBioatv.
Aù'tàp ènat naipaç m)µawv, 'tB'tBÀBcrµévov ècrtl
7tclV't00SV, €ÙKUKÀ.OU crcpaipT)Ç èvaÀ.iylCl.OV oyKcp,
µacrcr60sv icronallç 7tclV'tll· 'to yàp OU'tB n µaiÇov
ou'ta n Pm6'tapov nal..évm x.pt6v ècrn tj'j il tj'j.
ÜU'tB yàp o'ÙK èè>v Écrn, 't6 KSV nau01. µtv iKVaicr0m
aiç oµ6v, OU't' èè>v Écrnv 01tCOÇ €tT) KSV è6vwç
tj'j µdÀ.À.OV tj'j ô' ~O"O"OV, È7t€t 7tdV ècrnv èicruÀ.OV·
Ot yàp 7t(lV't00€V foov, oµroç èv 7t€tpam KUp€1..
28
C'est une même chose connaître et la connaissance « il
y a »21 . Car sans l'être dans lequel elle est formulée, tu ne
trouveras pas le connaître. En effet, rien n'était, n'est ou
ne sera hormis ou à côté de ce qui est, car le Destin l'a en-
chaîné de manière à ce qu'il soit sans parties et immobile;
c'est pourquoi son nom sera tout 22, tout ce que les mortels
ont affirmé, persuadés que c'est la vérité: naître et périr,
être et ne pas être, changer de lieu et changer d'apparence
à la surface. En outre, puisque ce qui lui donne son achè-
vement23 est en ses limites, il est parfait en tout, semblable
à la courbure d'une sphère bien ronde, de même force en
tous sens depuis le centre. Il est nécessaire qu'il n'y ait en
cela ni plus grand ni plus petit ici et là. Car cela n'est pas
non étant, ce qui pourrait l'empêcher d'arriver au Même,
non plus que cela est de telle façon qu'il pourrait être ici
plus qu'étant et moins là, car il est complètement inson-
dable. Étant tellement égal à lui-même de toutes parts, il
se trouve pareillement dans ses limites.
30
Je mets ici fin à la révélation (Â.Oyoç) sûre que je
t'adresse et à la réflexion autour de la vérité. À partir de
maintenant, comprends donc les opinions des mortels en
écoutant bien l'arrangement trompeur de mes paroles24 •
Pour nommer les formes, ils ont, en effet, proposé deux
approches dont il ne faudrait pas faire une (selon eux) 25 et
c'est en cela qu'ils errent. Ils les ont mises en opposition,
ils ont assigné des structures et attribué des qualités qui
les distinguent les unes des autres. D'un côté le feu éthéré
de la flamme, favorable et très léger, partout semblable à
lui-même, mais différent de l'autre. À l'opposé cet autre
en lui-même par ses aspects contraires, la nuit sans clarté,
lourde et de structure épaisse. Moi je vais te révéler tout ce
bon agencement 26 afin que le « bon sens » des mortels ne
puisse jamais te dépasser. 27
31
IX
Ainàp 87tstôi) 7t6.v-ra cpaoç Kat vùl; 6v6µacr-rm
Kai -rà x:a-rà mps-rtpaç ôuvaµsiç am wicri -rs x:ai wiç,
7tàv 7tÂ.fov 8crtlv ôµou cpasoç x:ai vuK'tè>ç àcpavwu
forov àµcpo-rtprov, 87tsi oùôs-rtpcp µfaa µriôtv.
X
Eïcrn ô' ai0spiav -rs cpumv -ra -r' 8v ai0épt 7t6.vm
crfJµa-ra x:ai x:cx.Sapàç sùaytoç ÎJEÂ.ioto
Â.aµ7t6.ôoç epy' àiôTJÂ.Cl Kat Ô7t7t68ev 8Çsytvovw,
epya 'tE KUKÂ.ffi7COÇ 7CEucrn 7tEpi<pot'tCl crEÀÎlVTJÇ
Kat cpucrtv, siôilcrsiç ôè x:ai oùpavè>v àµcpiç exov-ra
E\'Sev ecpu -rs Kat roç µtv èiyoucr' B7tÉÔTJcrEV AvO.yKTJ
7tEipm' exsiv èicr-rprov.
XI
7CWÇ yaia KClt flÂ.toÇ ÎJÔÈ crEÀÎlVTJ
ai01lp -rs Çuvè>ç yaÂ.a -r' oùpaviov x:ai oÂ.uµ7toç
ecrxawç iJô' èicr-rprov Sspµè>v µtvoç ropµilSricrav
yiyvscr8m.
32
IX
Mais puisque toutes choses ont été nommées lumière et
nuit en fonction de leurs aptitudes respectives (à devenir)
dans telles ou telles circonstances, tout est plein à la fois
de lumière et de nuit sans lumière, les deux à égalité, car
« rien » n'a part à aucun des deux.
X
Tu connaîtras la nature de l'éther, tous les signes dans
l'éther, et du pur flamboiement du soleil resplendissant
les œuvres invisibles28 (consumantes), ainsi que d'où cela
provient. Tu apprendras les œuvres en va-et-vient circu-
laire de la lune au disque arrondi ainsi que sa nature. Tu
connaîtras aussi le ciel qui l'entoure, d'où il est sorti et
comment la Nécessité qui le mène l'a forcé à maintenir les
limites des astres.
XI
comment la Terre, le Soleil, ainsi que la Lune,
l'universel éther, la Voie lactée (le lait du ciel), l'Olympe
extrême et la puissance29 ardente des astres se ruèrent vers
le devenir.
33
XII
Ai yàp crtstv6tspm 7tÂ.i'jvto m>poç àKpÎJtoto,
ai o' È7tt 'tClÎÇ VUK'tOÇ, µstà ÔÈ q>Â.oyoç IB'tCll afoa.
ÈV ÔÈ µém:p to'6trov ôaiµrov il 7t<lvta mospv~·
7tUV'tCl yàp <fl> O'TIY)'EpOto 'tOKOU KCll µ~toc; èipxst
7téµ7toucr' èipcrsvt Si'jÂ.u µtyÈV t6 t' èvavtiov aùnç
èipcrsv 811Â.utépcp.
XIII
IlproncrtOV µÈV "Epcota 9s&v µ'flTIO'Cl'tO 7tUV'tCOV ...
XIV
NuKn<paÈç 7tEpi yaiav àÂ.roµsvov àU6tptov <p&ç ...
XV
aiei 7tCl7t'tCltVOUO'Cl 7tpè>ç a&yàç ÎlEÂ.totO.
XVa
UOCltOptÇOV st7tEtV TI)v yi'jv
34
XII
Les (anneaux) les plus étroits sont remplis d'un feu sans
mélange. Ceux qui suivent (sont remplis) de nuit, après
cela jaillit une part due à la flamme. Au centre de ces an-
neaux, la Divinité gouverne tout; (elle est) tout en effet,
elle est à l'origine du terrible enfantement et de l'union,
poussant le féminin uni au mâle et en retour le mâle au
féminin.
XIII
De tous les dieux, le premier que son esprit machina
fut Éros.
XIV
Claire dans la nuit, errant autour de la Terre, Lumière
venue d'ailleurs ...
XV
Jetant toujours des regards vifs vers les rayons du soleil.
XVa
Dire la terre enracinée dans l'eau.
35
XVI
îlç yàp ÉKUO"tOÇ ÉXEt KpdcrtV µEÂ.éCOV 7tOÂ.U7tÂ.U"(K'tCOV,
'tcOÇ v6oç àv0pro7totcrt 7tapicr'ta'tm· 'tO yàp aù't6
écrnv o7tep cppovtet µeÂ.écov cpucnç àv0pro7totcnv
l((ll 7tdcrtv l((lt 7tUVTI· 'tO yàp 7tMOV ècrtl v61iµa.
XVII
ôeÇ,t'tepoicrtv µèv Koupouç, Â.moîcn ôè Koupaç ...
36
XVI
En effet, comme chacun tient le mélange de ses membres
errant dans toutes les directions, de cette façon la faculté
de perception se porte garante auprès des hommes. C'est
le même « il y a » qui, vraie nature du corps30, a la faculté
de percevoir pour les hommes, pour tous et chacun. Car la
plénitude, c'est la faculté de perception31 •
XVII
À droite des garçons, à gauche des filles
30 Il faut ici entendre qrumç dans le sens de « vraie nature, constitution, es-
sence» telle qu'on le retrouve chez Homère et Héraclite.
31 Le substantif to 1û.f.ov signifie « le plein ». Parménide veut dire ici que
c'est la faculté de perception (v611µa) qui tient tout, explique tout, est tout; la
phrase précédente vient justement de formuler que c'est la connaissance, ou fa-
culté de perception (v6oç), qui tient tout, un peu comme l'homme tient tous ses
membres errant dans toutes les directions. Ici comme ailleurs dans le poème,
les universitaires ont pondu des traductions sans doute défendables sur le strict
plan grammatical («et ce qui l'emporte constitue la pensée», « car pour la
plus grande partie "est" la pensée», etc.), mais sans affinité avec la révélation
de Parménide. C'est ce qui arrive quand on tente d'expliquer l'inconcevable à
partir d'un savoir de compilation et qu'on s'essaie à lire Parménide à travers
les verres lourdement teintés de Platon, d'Aristote et de toute la philosophie
occidentale, démarche savante, mais sans grande lumière. «L'étendue du sa-
voir n'enseigne pas l'intelligence véritable» (7toA.uµa9i11 v6ov où ôtoamcet),
proclamait Héraclite.
37
XVIII
femina virque simul Veneris cum germina miscent,
venis informans diverso ex sanguine virtus
temperiem servans bene condita corpora fingit.
nam si virtutes permixto semine pugnent
nec faciant unam permixto in corpore, dirae
nascentem gemino vexabunt semine sexum.
XIX
Oihro 'tot lCU'tà ô6Çav ecpu 'tUÔ€ 1Cai Vl>V eacrt
Kat µeTtnett' àno wùôe TeÂ.emficroucrt TpacptvTa·
wiç ô' ovoµ' èiv0pro1tot 1Ca'té0evt' Ènicrriµov ÉlCUcr'tcp.
38
XVIII
Quand l'homme et la femme mêlent les semences de
l'amour, la force constituée à partir de sangs opposés fa-
çonne des corps bien constitués, à condition de conserver
la juste proportion. Mais si lorsque les semences se mé-
langent, leurs puissances respectives sont en conflit et
refusent de s'unir dans le corps issu du mélange, alors,
cruelles, avec leur semence à double origine elles sème-
ront le trouble dans le sexe à naître.
XIX
C'est donc ainsi que pour toi il semble que ces choses
sont nées, qu'elles sont maintenant et que, dans la suite du
temps, après avoir prospéré elles prendront fin. À leur su-
jet, les hommes ont conféré à chacune un nom distinctif.
La grande lumière de la Grèce archaïque
41
que nous connaissons aujourd'hui en Occident sous le
nom abusif de « philosophie ». L'usage moderne de ce
mot n'est rien de moins qu'une véritable profanation33 •
Ce n'est pas que la raison soit hors-jeu dans notre
investigation de la réalité de l'existence, loin de là,
mais sans la révélation directe elle tourne à vide et
laisse l'homme dans son illusion de pauvre homme
individuel et incapable de conjurer l'angoisse fonda-
mentale de son existence. La perte du pressentiment
du sacré, c'est-à-dire de ce qui est infiniment plus vaste
que cette étroite image de soi-même que les humains
tentent lamentablement de défendre jour après jour,
a scellé le sort d'une civilisation qui s'est avérée et se
montre de plus en plus incapable de vivre en harmonie
avec elle-même et avec la Terre qui la porte.
Typique de notre civilisation est que la plupart des
érudits modernes idolâtrent cette période d' obscurcis-
sement de la lumière des premiers Grecs et négligent
grossièrement celle de sa plus brillante fulguration 34 • Il
33 Les divers sens du mot latin profanus décrivent assez bien ce qui est advenu
de la philosophie et de la civilisation occidentales en général : 1) en avant de
l'enceinte consacrée (defanum : lieu consacré, temple; ce mot latin est proba-
blement lié à l'antique racine verbale védique et indo-européenne bhii- : res-
plendir, être lumineux, briller), qui n'est plus sacré 2) impie, sacrilège, criminel
3) non initié, ignorant 4) sinistre, de mauvais augure.
34 De plus, la situation de la femme était bien meilleure durant la période
archaîque que durant la période classique qui suivit. Homère nous brosse le
tableau d'une époque où la femme disposait d'un statut et d'une grande liberté
qu'elle devait perdre à partir du v• siècle avant notre ère : elle pouvait se dépla-
cer seule librement, discuter sur un pied d'égalité avec son mari, participer aux
festins et aux cérémonies, et elles étaient responsables d'une partie de l'écono-
mie. L'urbanisation croissante s'accompagna, dans la plupart des cités grecques
de la période classique, de l'exclusion des femmes de la vie économique, in-
tellectuelle, politique, sportive et sociale, du moins dans les milieux aristocra-
tiques, ce qui alla de paire, dans cette même aristocratie, avec l'accroissement
considérable de l'homosexualité masculine (alors qu'Homère décrit la société
archaîque comme fortement hétérosexuelle).
42
faut dire qu'à partir des ve et ive siècles, la voix des an-
ciens veilleurs de la vérité intemporelle fut submer-
gée par le nombre incomparablement plus grand de
documents écrits laissés par les auteurs de la période
dite classique, déjà crépusculaire sur le plan pure-
ment spirituel. D'autre part, cette période classique de
la Grèce fut largement dominée par Athènes, avec ses
philosophes, ses écrivains et ses hommes politiques
bien connus, et cela a fini par laisser l'impression
qu'Athènes était la Grèce, ce qui, on le sait, était très
très loin d'être le cas.
Par Grèce archaïque, il faut entendre tout l'espace
grec d'avant le Ve siècle avant notre ère. Dès le mi-
lieu du vie siècle avant notre ère, à l'époque où Rome
n'était encore qu'une obscure petite agglomération
de villages du Latium régie par des rois étrusques,
les Grecs dans leur ensemble avaient déjà établi non
pas un empire militairement et politiquement unifié
comme devait le faire plus tard Rome, mais une sorte
d'empire commercial et culturel aux vastes propor-
tions s'étendant sur un territoire immense, compre-
nant la Grèce continentale, la Macédoine, la Thessa-
lonique, les nombreuses îles de la mer Égée, la Crête
et la partie nord de Chypre, les innombrables colo-
nies sur tout le pourtour de la Mer noire (notamment
Apollonia et Istria dans l'actuelle Roumanie) et ce-
lui de la Méditerranée : les côtes de l'actuelle Alba-
nie de l'actuelle Croatie, la Sicile, tout le sud de l'Ita-
lie (appelé Grande Grèce), le nord de la Sardaigne,
la Corse, le sud de la France actuelle, dont MaaaaÀia
(aujourd'hui Marseille), Avri1toÀtç (l'actuelle Antibes,
s'étendant jusqu'à ce qui devait devenir plus tard
NiKata (l'actuelle Nice)), Aya0i] Tux11 (« la Bonne For-
43
tune », ou ..i\:ya0'ft I16J..iç (« la Bonne Ville »), l'actuelle
Agde), une partie de la côte andalouse et de celle
d'Afrique du Nord (la région de l'actuelle Bengha-
zi), une part du nord de l'Égypte et l'immense côte
turque au complet.
AFRIQUE
SOOkm
44
part n'ont pas laissé de traces écrites et que tout ce
qui nous reste des autres, ce sont des fragments, des
citations éparses retrouvées chez d'autres auteurs de
l' Antiquité. Outre Héraclite, qui vécut non pas en
Grande Grèce, mais à Éphèse (en actuelle Turquie),
nous devons penser à Pythagore et tout son héritage,
bien sûr, mais aussi à cet authentique prophète que
fut Empédocle d' Agrigente. Outre Parménide, les
noms de Xénophane, Anaximandre, Zénon et Épimé-
nide viennent aussi à l'esprit, tous ayant vécu dans le
sud de l'Italie.
Parménide et Héraclite, contemporains dans les décen-
nies entre -540 et -460, ainsi se nomment les deux pen-
seurs qui dans une unique coappartenance, au début
de la pensée occidentale, pensent le vrai. Penser le vrai
signifie: faire l'épreuve de celui-ci en son essence et,
dans une telle épreuve de son essence, savoir la vérité du
vrai. D'après la chronologie, deux mille cinq cents ans
se sont écoulés depuis le début de la pensée occidentale.
Ce qui fut pensé dans la pensée de ces deux penseurs
n'a pas été altéré par l'écoulement des années et des
siècles. Qu 'il soit ainsi demeuré intact et ait été préservé
des destructions du temps ne tient toutefois nullement
à ce que le pensé que ces penseurs eurent à penser ait
subsisté en soi, en quelque lieu situé hors du temps,
comme ce que l'on dit« éternel». Bien plutôt, le pensé
de cette pensée constitue précisément ce qui est propre-
ment historique, ce qui précède, et par là prépare toute
l'histoire ultérieure. Ce qui précède ainsi et détermine
toute histoire, nous le nommons l'initial. Parce qu'il
ne réside pas en arrière dans un passé, mais devance ce
qui est à venir, l'initial toujours à nouveau s'offre pro-
prement en partage à une époque. Le commencement
45
est ce qui, dans le déploiement d'essence de l'histoire, se
montre en dernier lieu. Pour une pensée, toutefois, qui
ne connaît que la forme du calcu.l, la proposition « le
commencement est ce qui est dernier » demeure un non-
sens. Tout d'abord certes, à son début, le commencement
fait son apparition en demeurant voilé d'une façon qui
lui est propre. De là vient le fait remarquable que l'ini-
tial tende à passer pour l'imparfait, l'inachevé, le gros-
sier. Il est aussi appelé le « primitif». Se fait jour dès
lors l'opinion selon laquelle les penseurs antérieurs à
Platon et Aristote seraient encore des « penseurs primi-
tifs »35.
Martin Heidegger, Parménide
Tant qu'on n'a pas été un tant soit peu ébranlé in-
térieurement soi-même, on ne peut pas résonner à
l'unisson avec la parole des maîtres de la Grèce ar-
chaïque, cette Grèce secrète qui se laisse pressentir
plus que connaître, celle des Mystères et des initia-
tions, celle des sages anonymes, remarquables poètes,
authentiques guérisseurs, audacieux législateurs,
celle de la légende d'Orphée et des mystères d'Éleusis,
celle aussi de ces grandes épopées allégoriques que
sont l'Iliade et l'Odyssée 36 • Cette Grèce-là brilla d'un
profond éclat jamais revu depuis. Les attitudes37 ap-
pelées ÈvKoiµ11cm; (repos en soi) et iicruxia (tranquillité)
46
y jouaient un rôle central. On a souvent traduit le
mot èvKoiµrimç par « incubation », mais cela ne fait
pas bien ressortir la réalité concrète de cette attitude.
Un des sens du mot est « sommeil de la mort »38 : non
pas de la mort du corps, mais de celle de l'illusion,
l'effondrement de l'imaginaire d'être quelqu'un. Le
verbe grec Kotµaro porte les sens suivants: « s'étendre,
faire reposer, apaiser, faire mourir » et aussi « camper
pour une veille, veiller ». Il s'agit bien de s'étendre et
« mourir avant de mourir » en veillant, en demeurant
extraordinairement alerte à ce qui est. Quant au mot
Ticruxia, il signifie: « tranquillité, paix, silence », ou
encore « retraite solitaire ».
Parménide fut, selon le terme consacré de cette
époque, un cproÂ.apxoç : un « maître de caverne ».
Le sud de l'Italie est d'ailleurs truffé de cavernes et
de tunnels secrets qui ont sans doute longtemps été
les témoins d'initiations et de pratiques ésotériques.
L'un de ces tunnels est situé au-dessus du petit port
de Baïes, au nord-ouest du golfe de Naples, tout près
de l'antre de la fameuse Sybille de Cumes. Découvert
en 1958, puis exploré en septembre 1962, il le fut à
nouveau en mai 2001 par Michael Baigent39 • D'après
celui-ci, beaucoup de détails concordent et portent à
croire que ce complexe de tunnels a pu inspirer le
poète Virgile dans son Énéide, dans laquelle Énée ef-
fectue un voyage initiatique, une descente aux En-
fers. De même, Strabon situe dans les environs de
Baïes l'Hadès où Ulysse, à la demande de Circée, dut
47
descendre afin d'y rencontrer la déesse de la Nuit,
Perséphone. Le site de Baïes (anciennement Bai;e,
connu aussi sous le nom d' Averne) est connu comme
ayant hébergé un « oracle des morts ». Bref, cette ré-
gion regorge d'antres, de cavernes, de complexes de
tunnels et de temples souterrains ayant souvent servi
de lieux d'initiation.
En Grèce archaïque, tout comme en Égypte an-
cienne et partout où la grande Tradition universelle
laissa une marque profonde, initiation et mort furent
toujours intimement reliées. En grec ancien, n:À6ç si-
gnifie la fin, la complétion, l'aboutissement, la per-
fection. Or, « les rites initiatiques » se disent téAf:a et
le verbe te/...éco signifie initier ; teAf:0iJ est l'initiation et
teÀouµévot les initiés40 • Pour Socrate, « les vrais phi-
losophes s'exercent à mourir4 1• » Le repos en soi est
cette veille lucide et tranquille durant laquelle il de-
vient possible percer le mystère de la mort, c'est-à-
dire le mystère de la vie42 • C'est cela même qui, pen-
dant des milliers d'années, fut au cœur de l'initiation
égyptienne. Quant aux Grecs d' Anatolie, qui ont plus
tard colonisé le sud de l'Italie et la Sicile, ont-ils per-
pétué une transmission venue du chamanisme sibé-
rien? Furent-ils influencés par les prêtres de l'Égypte
ancienne? Les deux sont probables. En tout cas, plu-
48
sieurs dans cette contrée et à cette époque furent
ébranlés au point de se faire poètes, bardes, pro-
phètes et guérisseurs sillonnant les routes de Grande
Grèce, un phénomène qu'on retrouve partout dans le
monde indo-européen, de l'Atlantique aux bouches
du Gange, de la mer du Nord à l'océan indien.
Pour « ceux qui savent », les initiés, les veilleurs
du monde traditionnel, les problèmes qui hantent et
déroutent souvent nos philosophes et hommes reli-
gieux modernes ne se posent tout simplement pas.
« L'homme qui sait » (siôroç cproç) auquel Parménide
fait allusion au tout début de son poème n'est plus
perdu et désemparé devant les « injustices » de la vie,
il ne cherche plus à connaître les causes du « mal »
dans le monde ni sur ce qu'il y a après la « mort », il
ne se révolte pas face à tel ou tel élément de ce songe
qu'est la vie manifestée, il ne lui vient pas à l'idée de
vouloir démontrer l'existence de ce qui est au-delà de
l'existence et la non-existence43 • « L'homme qui sait »
n'est plus le jouet de cette croyance selon laquelle
l'univers serait fait de « choses » ; ce postulat non
écrit, mais très présent à la base de la science moderne,
fut pourtant mis en pièces par la mécanique quan-
tique il y a déjà près de cent ans. L'homme de la Tra-
dition n'entretient plus l'idée de « matière » au sens
où l'opinion publique (la ô6Ça) l'entend aujourd'hui.
Les contorsions mentales auxquelles se livrent tant de
penseurs modernes pour essayer de répondre à ces
questions inutiles font sourire « l'homme qui sait » ;
toute cette agitation est fondée sur l'ignorance et ne
concerne pas la réalité. Les questions inutiles et toutes
43 Telle cette grotesque recherche de« preuves de l'existence de Dieu» chez
les philosophes et les théologiens chrétiens.
49
formes d'angoisse s'effondrent lorsque le rêve est fi-
nalement perçu pour ce qu'il est: un rêve. « L'homme
qui sait » se retrouve alors sur l'autre rive de l'exis-
tence, de l'autre côté des apparences, et n'est plus
concerné par le monde de l'opinion.
Voyant la multitude autour de lui, Jésus les appela à
passer vers l'autre rive44 •
50
cela est vrai49 • »À cette époque, partout dans le monde
antique maîtres spirituels, bardes, prophètes, guéris-
seurs et artisans exerçaient leur art en circulant de ville
en ville, de village en village. Combien y en eut-il que
nous ne connaîtrons jamais parce qu'ils n'ont laissé
aucune trace écrite?
Mais dans le monde grec, la fulguration de l' expé-
rience directe céda de plus en plus la place à la discussion
rationnelle. Platon et même Aristote la mentionnent
encore, mais d'une façon extérieure et profane. D'ail-
leurs, à mesure que le temps passa on ne fit plus que
cela, en parler; or, c'est à partir de ce bavardage sou-
vent spécieux que devait plus tard s'édifier la civilisa-
tion occidentale. On peut dire que l'Occident a pris un
faux départ dont nous voyons aujourd'hui les consé-
quences de plus en plus dramatiques. Aujourd'hui, la
plupart des professeurs de philosophie de nos collèges
et nos facultés négligent ce fait fondamental, à savoir
la révélation et l'initiation, qui furent toujours au cœur
de tous les témoignages spirituels authentiques et sont
à l'origine de toute véritable philosophie dans la vé-
ritable acception originelle de ce mot. En Grèce clas-
sique, on cherche les véritables initiateurs, ces gardiens
de la Tradition. Les quelques écrits légués par la pé-
riode archaïque s' engluèrent avec une étonnante ra-
pidité dans les interprétations de ceux qui pensaient
avoir compris, mais qui, en fin de compte, ne firent
que jeter une épaisse chape de plomb sur ces témoi-
gnages d'authentique fulguration. L'individualisme
grec bien connu eut tôt fait de réduire la réalité imper-
sonnelle et sans bornes formulée par les grands sages à
49 t'Jµeiç ô' uµtrepov ilioç ofooµev, ôcmov èn:' alav
àv0pûmcov ertpEq>6µecr0a 7t6Af:1ç EÙ vmELaCÎ>craç.
oï ô. èn:l ÔÎJ 1tElcJOVTat, èn:El Kal tn'tmµ6v ÈCrtlV.
(Hymne à Apollon Délien 174-6)
51
des théories et des systèmes de pensée fondés sur une
vision restreinte. Dès lors, on se mit à essayer d'expli-
quer l'impensable ; or, expliquer veut forcément dire
par la pensée, c'est-à-dire le connu, le contenu de lamé-
moire. Cette funeste perte du sens du sacré 50 donna de
plus en plus le ton à la civilisation occidentale.
La vérité, ÙÀÎJ0Et<l, comme le mot signifiait à l'origine,
n'est pas quelque chose à atteindre, mais ce qui ap-
paraît clairement dans un dévoilement: l'absence d'ou-
bli, à-ÀiJ0ri, l'absence de recouvrement. Cette ÙÀÎJ0Et<l
n'est pas quelque chose d' objectivable, telles la veritas
et la rectitudo auxquelles les Romains la réduiront plus
tard51 • Ce n'est pas la conformité à un quelconque
étant ou un quelconque être. L'àÀiJ0Et<l révélée par la
50 Nous appelons « sens du sacré » le pressentiment océanique de ce qui est
au-delà de l'existence, au-delà du fait de« vivre», au-delà de la naissance et de
la mort, au-delà de la personne.
51 C'est cette réduction qui, comme Heidegger l'écrit, a fini par mener l'Occident
à une vision impériale de la politique : «La domination du romain et la transforma-
tion du grec en romain ne se limitent toutefois nullement à diverses institutions du
monde grec ni à certaines attitudes ou certains "modes d'expression" de l'huma-
nité grecque. Mais la romanisation du grec, qu'accomplissent les Romains, ne se
réduit pas non plus simplement à la somme de tout ce qu'ils se sont approprié. Ce
qui est décisif est que la romanisation, dans le déploiement d'essence du domaine
gréco-romain de l'histoire, se produise comme une mutation de l'essence de la vé-
rité de l'être. Cette mutation de l'essence de la vérité et de l'être est l'événement
propre de l'histoire. L'impérial comme mode d'être de l'humanité historique n'est
cependant pas le fondement de la mutation de l'essence de l'c'û..ft0EUI en veritas, au
sens de la rectitudo, mais sa conséquence (... ) De la même façon, nous pensons la
7t6À.tÇ grecque et le "politique" de façon intégralement non grecque. Nous pensons
le «politique» de façon romaine, c'est-à-dire impériale. Mais dans l'horizon du
politique entendu de façon romaine, jamais l'essence de la 7t6À.lÇ grecque ne sera
comprise. Dès l'instant où nous nous dirigeons notre regard vers les domaines d'es-
sence simples qui, sans fracas et sans bruit, passent inaperçus aux yeux de l'histo-
rien, mais sont pourtant incontournables, alors, mais alors seulement, nous voyons
nos représentations fondamentales habituelles, à savoir romaines, chrétiennes et
modernes, dans leur indigence se briser au contact de l'essence initiale du grec.»
(Martin Heidegger, Parménide, Gallimard, Paris 2011, p. 74-76; cours professé à
Freiburg im Breisgau, 1942-43). L'Empire américain moderne ne continue-t-il pas
cette entreprise de romanisation impérialiste du monde grec, mais sur un monde
encore plus vulgaire?
52
Déesse est au-delà du conflit vrai-faux, au-delà des
contraires, au-delà du sacro-saint principe du tiers ex-
clu des raisonneurs ; elle est impersonnelle, intempo-
relle, inconcevable. Les mortels naissent et renaissent,
mais entre tous ces surgissements la masse d'impres-
sions accumulées traverse les eaux de l'Oubli (AiJ011)
et acquiert une transparence. C'est après ce passage
obligé qu'un nouveau dévoilement devient possible
dans l'espace-temps d'une nouvelle existence ; com-
mence alors une nouvelle joute, à:yrov. Ainsi, ÀiJ011 et
àÀi)0eta ne sont aucunement des antonymes, car l'ou-
bli est nécessaire au dévoilement. En tant que pre-
mier moment du dévoilement, le à d'àÀi)0Eta marque
la négation, le contraire ; mais en tant qu'Inconce-
vable il marque plutôt un saut quantique qui nous
laisse hors de tout concept et de son contraire, direc-
tement dans l'inconcevable. Cet Inconcevable n'est
jamais biffé ni même amoindri dans l'oubli dispen-
sé par AiJ011: il n'est ni celé, ni non celé, ni aucun
des deux, ni les deux à la fois. Sans doute est-ce pour
cela qu'Héraclite disait: « L'Unique, le seul sage, ne
veut pas et veut le nom de Zeus 52 » et aussi: « C'est le
propre de notre nature véritable de se dévoiler en se
recouvrant » 53 • Peut-être est-ce aussi pour cela qu'un
authentique sage ne ressent aucune démangeaison de
se donner en spectacle, en accord avec le dicton Àci0E
Ptrocraç : demeure en retrait tout en vivant 54 •
Ce qu'expose la Déesse et que formule Parménide
est le discours du commencement : un commence-
ment historique de ce qui allait devenir la philosophie
52 "Ev to aoqi6v µoùvov Myea0at OÙK &0éÀ.et Kal &0éJ...et Z11voç ovoµa.
53 <Wmç KpU1ttea0m q>tÀ.l:i.
54 La version latine dit vive latens (vis en retrait).
53
en Occident, sans doute, mais aussi et surtout un com-
mencement absolu et intemporel qui permet chaque
fois l'existence des existants.
C'est la révélation qui déprend l'homme de lui-
même et non une nouvelle démarche rationaliste,
volontariste et inquiète. À partir du ive siècle avant
notre ère, les Grecs tentèrent de plus en plus de com-
prendre l'inconcevable intellectuellement, autrement
dit d'expliquer l'inexplicable; dans la logorrhée des
penseurs, l'intelligence du cœur55 fut de plus en plus
reléguée aux oubliettes. Après Parménide, presque
impe~ceptiblement au début puis de plus en plus vite,
l'attention glissa vers la pensée rationnelle et savante.
Les Grecs qu'on admire tant depuis la Renaissance,
hommes brillants, mais aussi tourmentés, nous ont
légué un art du raisonnement admirable, mais étouf-
fant dès qu'on lui demande ce qu'il ne pourra jamais
donner.
Dans sa dérive, la pensée rationnelle entraîna avec
elle le vocabulaire lui-même. Ceci eut comme consé-
quence que jusqu'à très récemment la plupart des
érudits modernes n'ont pas su lire correctement les
premiers Grecs: comme je l'ai dit plus haut, ils ont
interprété de nombreux mots-dés dans le sens que
ceux-ci prirent un siècle ou deux après la fin de la
période archaïque. Or, ces mots s'étaient souvent de
plus en plus teintés d'un sens éloigné de leur significa-
55 C'est ce que les visionnaires védiques nommaient hrd, ou hrdayam,
presque toujours traduit par « cœur », mais qui n'a rien à voir avec un quel-
conque sentimentalisme; il s'agit du for intérieur, du cœur de l'existence, de
la pure Intimité, I' âtman. Il est écrit : C'est mon soi dans mon for intérieur,
c'est Brahman ! Par la suite en lui j'entrerai après mon départ. Celui qui sait
cela de manière certaine n'aura plus de doutes. (e$a ma atmântar hrdaye etad
brahma, etam ital,t pretyiibhisambhavitasmïti, yasya syiid addha na vicikitsasti)
Chândogya Upanisad III, 14, 4
54
tion originelle. Un des exemples les plus dramatiques
est celui du mot Â.6yoç, qui devint « raison » au lieu
de « recueillement » et « discours révélé ». Le verbe
Myro, bien avant la période classique, où il signifia de
plus en plus « dire, parler», avait le sens de « cueil-
lir ». Même à une époque aussi tardive que le second
siècle avant notre ère, le poète bucolique Moschus de
Syracuse employait encore ce verbe dans le sens de
« cueillir »56 • C'est ainsi que nous sont parvenus les
mots « logique » et « dialectique ».
Parménide
55
grandeur, mais qui, face aux vrais sages qui les ont
précédés, s'avèrent être des eunuques spirituels. Le
fait que cet homme remarquable, Parménide, soit
maintenant tombé dans un oubli presque total, éclip-
sé par des intellectuels qui n'arrivaient pas même à le
saisir, en dit long sur l'indigence spirituelle de notre
civilisation moderne.
Élée, une colonie fondée par les habitants de la ville
de Phocée (<l>cbKma), en Anatolie 57 , a perpétué pen-
dant près de mille ans une longue tradition de maîtres
spirituels qui, depuis plusieurs siècles sinon plus, fleu-
rissait déjà dans la cité mère. Après la conquête perse
par Cyrus le Grand en -546, les habitants de Phocée,
ayant refusé de se soumettre, parvinrent à s'échapper
nuitamment de la ville assiégée en emportant tous les
objets sacrés liés à leur tradition spirituelle. Toujours
respectueux des dieux et du sacré, ils allèrent immé-
diatement consulter l'oracle d'Apollon à Delphes. Le
dieu les orienta vers le sud de l'Italie (plus particuliè-
rement Élée), la Sicile, le sud de la France et tout le
pourtour de la Méditerranée, où ils fondèrent, comme
nous l'avons mentionné précédemment, de nom-
breuses colonies prospères. La longue lignée d'ini-
tiés dont Parménide fit partie se perd dans la nuit des
temps, remontant jusqu'aux antiques traditions cha-
maniques d'Asie centrale. Ces maîtres, redisons-le,
étaient souvent en même temps poètes, guérisseurs,
56
prophètes58 et certains furent même des législateurs.
À cette époque de l'humanité, on ne compartimentait
pas de façon presque étanche comme aujourd'hui les
divers domaines d'activité.
C'est là, à Élée même, qu' Ameinias (Aµstviaç) ini-
tia Parménide à l'iim>:xia, l' « immobilité » 59 : ni plus ni
moins la méditation menant à l'état de lucidité connu
en Inde comme le samiidhi. Il s'agissait là d'une vé-
ritable initiation, un processus généralement appe-
lé, comme nous l'avons dit, « incubation », mais qui
est mieux rendu par « repos en soi, enstase ». Nous
parlons donc ici d'une véritable lignée initiatrice tra-
ditionnelle. Nous avions surtout entendu parler de
Parménide par Platon, qui, on le sait, a souvent tor-
du la réalité pour lui faire dire autre chose. Le seul
précurseur que Platon a reconnu à Parménide est Xé-
nophane, mais ce n'était là qu'une autre de ses nom-
breuses plaisanteries et généalogies fantaisistes. Pour-
tant, une génération plus tard Aristote prenait cette
blague pour une vérité historique et ses successeurs
ne remirent jamais en doute l'autorité d'Aristote.
Parménide eut donc comme maître Ameinias et
lui-même adopta plus tard Zénon. L'adoption tra-
ditionnelle n'avait rien à voir avec ce que nous,
57
modernes, appelons ainsi60 ; ce n'était pas l'adoption
d'un enfant par des parents, mais une adoption spiri-
tuelle, l'accueil dans une famille spirituelle. Pendant
de nombreux siècles, la lignée de Parménide demeu -
ra vivante : nous avons des preuves de cela dans les
inscriptions découvertes au début des années '60 à
Velia (Élée), dans le sud de l'Italie. Pourquoi per-
sonne n'avait jusque-là entendu parler d'une telle li-
gnée ? Tout simplement parce que ceux qui ont bu à
la source de la Connaissance vraie demeuraient alors
discrets le plus souvent, fuyant les foules et les col-
loques d' « éveillés ». Platon, encore lui, essaya plus
ou moins adroitement de s'inscrire dans le prolonge-
ment de Parménide, qu'il appelle « notre père », sa-
chant pourtant très bien la portée de cette expression
consacrée dans l' Antiquité.
Il ne fait aucun doute que Parménide fut lui aussi
un cproÀapxoç, un « maître de caverne ». Ce qui coule
dans son fameux poème est pure Connaissance. Par-
ménide a certainement été en contact avec les idées
de Pythagore (Ameinias était un pythagoricien) et
d'Héraclite, mais ce n'est pas cela le plus important.
Son témoignage repose d'abord et avant tout sur son
expérience directe, sur son voyage initiatique dans
l'Hadès, où il fut accueilli et instruit par la Déesse.
Dans le poème de Parménide, on retrouve le cœur de
ce qu'il y a à connaître dans l'existence.
60 Il faut se méfier des automatismes qui nous portent à attribuer un sens ap-
paremment évident (de par la forme) à des mots très anciens qui ne signifiaient
pas la même chose dans des temps reculés. Par exemple, Homère n'employait
pas le mot fratrie (<ppatpia) dans le sens moderne, mais plutôt pour désigner
une association de citoyens, liés par la communauté des sacrifices et des repas
religieux, formant une sorte de division politique.
58
Une inscription sur un bloc de marbre trou-
vé à Vélia en 1962 dit: TIAPMENEI~HI: TIYPHTOI:
OYAIA~HI: <I>YI:IKOI: (Parmeneidés, fils de Pyrés,
Ouliadés, physikos). Cette mention de Parménide, de
toute évidence initialement placée au bas de sa statue
maintenant disparue, révèle qu'il était un « maître
des rêves », c'est-à-dire un guide initiatique et un
guérisseur apollonien61 , mais aussi un qmcru(oç. Ce
dernier mot désignait, à cette époque, celui qui, ayant
été saisi des principes fondamentaux de l'existence,
savait aussi guérir.
La médecine, du moins jusqu'à Hippocrate, n'était
pas séparée de la Connaissance. On sait que Pytha-
gore, entre autres, circulait de ville en ville non pour
enseigner, mais pour guérir. La guérison chez les An-
ciens était intimement liée à une renaissance, à l'es-
sence même de la vie. Une grande partie du poème
de Parménide -la dernière- a été perdue, peut-être
parce qu'elle fut de plus en plus négligée. Or, elle trai-
tait du corps, du fœtus, de la sexualité, de la vieillesse,
etc. Plus tard, Hippocrate écrira en réaction à la fois
contre les philosophes spéculatifs, mais aussi contre
les véritables q>1.>crtKoi et il purgera la médecine de tout
ce qui n'est pas physique dans le sens moderne et res-
treint du mot. C'est donc de plein droit qu'il peut être
dit le fondateur de la médecine moderne, une méde-
cine de plus en plus sophistiquée, efficace et utile sur
un certain plan, mais également matérialiste, analy-
tique, complexe, fort coûteuse et bornée, mais sur-
tout étrangère à l'essentiel de la vie.
59
Le poème
60
correctement le discours de la Déesse, il faut se re-
porter à la saveur originelle des mots grecs à l'époque
de Parménide. En choisissant un style archaïque, une
diction épique et un langage parfois ambigu, l'auteur
situe son poème dans l'esprit de la grande Tradition,
celui de la transmission immémoriale de la Connais-
sance. La Connaissance c'est ce qui fait signe au-delà
des modalités de la manifestation, ce qui se réfère à la
vérité au-delà de ce que nous appelons naître, vivre
et mourir.
Le poème, composé dans le dialecte ionien mêlé
de quelques dorismes, était destiné à être d'abord en-
tendu par un auditoire choisi, par une élite faite de
personnes bien disposées; Parménide ne l'a certes
pas destiné au vulgaire, c'est-à-dire l'homme qui ne
voit pas plus loin que le « gros bon sens », celui qui
promène « un regard qui ne voit pas, cette oreille
remplie d'échos et cette langue aussi ». Ce sont « les
mortels qui ne savent rien; car c'est l'indigence qui
gouverne dans leurs poitrines leur esprit errant. Ils
se laissent entraîner, à la fois sourds, aveugles et hé-
bétés, foules indécises ... » C'est la foule indécise des
hommes embourbés toute leur vie dans le marécage
de l'opinion, la ô61;a. Ce mot grec, dont le sens ha-
bituel est « opinion, avis », ou encore « ce que l'on
attend, croyance », a aussi, sur le plan philosophique,
le sens plus particulier de « croyance, doctrine », par
opposition à la vérité pure (àl..i10em) ou à la gnose
(yvromç), la connaissance directe de la vérité pure. Le
mot ô61;a dérive du verbe ôoKéco: « avoir l'apparence
de », «paraître, sembler». Ce verbe est lui-même lié
au verbe ôtxoµm, dont le sens principal est « rece-
voir en présent », « accepter une chose offerte ». A la
61
lumière de tout cela, on peut dire que l'homme de la
o6~a est celui qui, grâce à ses sens, perçoit l'apparence
de la réalité et accepte comme étant la réalité la trame
tissée par son cerveau à partir de ces apparences.
L'homme de la gnose, qui constitue l'infime minorité,
est celui qui perçoit les mêmes apparences, mais ne
se contente pas d'accepter bêtement et sans question-
nement la trame virtuelle de ce que nous appelons
le monde comme étant la réalité elle-même, ou la
vérité. L'homme de la gnose, dévoré par une intense
passion de connaître, va plus loin. Bien sûr, notre ci-
vilisation est complètement dominée par l'homme
de la o6~a, qui constitue la très vaste majorité 63 ; cette
majorité dort profondément tout en prétendant à une
soi-disant liberté personnelle et collective.
Parménide transmet la Connaissane traditionnelle,
la gnose, à ceux qui sont bien disposés, c'est-à-dire
les passionnés de vérité, et il le fait simplement. Il n'a
certes pas écrit pour fournir de la matière première au
prétentieux galimatias et à la langue de bois qui ont
trop souvent régné dans les facultés de philosophie.
Il installe son auditeur sans détour dans la Connais-
sance. Car le poème n'est pas seulement destiné à
des initiés, il est une initiation en lui-même. Écrit
dans un style dense et une langue poétique volontai-
rement ambiguë et au vocabulaire riche, il exploite
63 Dans nos systèmes de gouvernance modernes, ce sont les gens de la ô6Ça,
cette« foule indécise »,qui font et défont les gouvernements sur la base de futi-
lités et d'insignifiances que leur jettent en pâture des médias possédés et habile-
ment contrôlés par les véritables dirigeants de nos sociétés « démocratiques » :
les prédateurs économiques. C'est à cette majorité de« sourds, aveugles et hé-
bétés » à qui on demande son opinion sur les sujets les plus complexes et les
plus graves ! C'est pourquoi la période que nous traversons actuellement et
que René Guénon appelait « le règne de la quantité » fut appelée par les sages
del' Antiquité« âge sombre»,« âge de fer»,« âge des conflits» (kali yuga).
62
magistralement la situation très particulière du verbe
être dans la langue, particulièrement dans la langue
grecque ancienne.
Nous sommes devant un texte initiatique de haut
niveau, fidèle reflet de la grande Tradition qui a fleuri
un peu partout sur terre: Sibérie, Mongolie, Chine,
Tibet, Inde, Perse, Babylonie, Égypte, Europe, Amé-
riques. Tout y tourne autour de la Vérité, celle qui
est au-delà de la ô6Ça, les « opinions des mortels »,
au-delà de leurs doutes et de leurs raisonnements,
celle qui se réfère à l'inconcevable.
63
volontaire ou de personnel dans sa démarche. Ce qui
est volontaire passe nécessairement par la mémoire
et ne peut donc que refaire le connu, le monde de la
ô6Ça. Dans la méditation de Parménide, la personne
humaine demeure complètement passive, il y a ab-
sence de méditant. Méditer n'est pas une activité, ce
n'est pas une pratique ni un moyen: c'est un art, sans
aucun but recherché. C'est être saisi d'étonnement,
de stupéfaction, c'est être pris, transporté. Dans les
seuls premiers cinq vers, Parménide emploie quatre
fois le verbe <pépco (porter, emporter), une fois les
verbes a:yco (mener, guider), ntaivco (tendre, tirer) et
iiyeµoveuco (être le guide, montrer le chemin).
D'entrée de jeu, Parménide se décrit lui-même
comme « l'homme qui sait », autrement dit un initié,
celui qui s'est éveillé à sa nature véritable. Ce n'est
pas là orgueil ; Parménide n'est pas affecté par cette
forme d'orgueil déguisé que sont la fausse humilité
et la fausse autodérision. Il ne craint pas de décrire ce
qu'il vit en tant qu'être humain, sans rien ajouter ni
retrancher à la réalité. L'expression à l'accusatif eiô6m
<p&ta est doublement intéressante. « L'homme qui
sait » est le visionnaire, celui qui en qui s'est révélé la
Connaissance. Le verbe otôa, qui se réfère à la racine
f1Ô (vid-), tout comme le verbe sanskrit veda (racine
vid- 64 ), est un parfait au sens présent :je sais pour l'avoir
vu. Parménide est l'homme qui sait et qui est « porté
dans toutes les cités » sur « la voie très chantée de
la divinité». Comme nous l'avons mentionné, un tel
homme avait coutume d'aller de cité en cité à travers
la Grèce archaïque, tout comme les autres bardes, les
64 Le verbe latin video Ue vois) procède évidemment de la même racine
commune.
64
guérisseurs et les artisans de toutes sortes. D'ailleurs,
l'adjectif ÈtÔ6'ta peut aussi désigner l'expert (en un art,
une science). Parménide est expert dans ce qui n'est
pas matière à opinion ou à discussion. Le mot <proç
(ici à l'accusatif <pêôm) est d'usage poétique en grec
et signifie « être humain » (homme ou femme). Or,
seuls l'accent et le genre distinguent ce mot du neutre
<pêôç signifiant la lumière ; de plus, toute différence de
forme s'estompe entre l'accusatif singulier de <proç et
l'accusatif pluriel de <pêôç que plus rien ne distingue
(les deux font <pêô'ta), de sorte qu'on pourrait théo-
riquement remplacer « l'homme qui sait » par « les
lumières qui savent »65 •
« L'homme qui sait » est porté dans toutes les cités.
Le Christ ne dira-t-il pas, quelque 500 ans plus tard :
«Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur
une montagne ne peut être cachée; et on n'allume
pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais
on la met sur le chandelier, et elle éclaire tous ceux
qui sont dans la maison. » Le flamboyant Empédocle
était célèbre pour parcourir la Sicile et le sud de l'Ita-
lie sans relâche, répandant la bonne nouvelle de l'im-
mortalité, guérissant maux et afflictions, et semant la
joie et l'enthousiasme dans les foules immenses qui se
pressaient sur son passage :
65
ô amis, vous qui habitez la grande ville, la blonde
Akragas66 , là-haut sur !'Acropole, vous les artisans de
nobles œuvres, respectables et bienveillants refuges des
étrangers, ignorant la méchanceté, salut! Moi, dieu im-
mortel et non plus simple mortel, je viens parmi vous,
honoré par tous comme il sied, couronné de bandelettes
et de guirlandes fleuries. À peine suis-je arrivé dans les
opulentes cités, qu 'hommes et femmes me vénèrent; ils
me suivent par milliers pour m'interroger sur le sentier
profitable; ceux-ci ont besoin d'oracles, ceux-là désirent
entendre concernant des maux en tous genres une pa-
role de guérison, eux qui depuis longtemps sont enve-
loppés d'accablantes douleurs67 •
Empédocle, Purifications
« ... la voie très chantée de la divinité, voie qui porte l'homme qui sait
dans toutes les cités. »
L'arrivée d'Empédocle dans une citée était soulignée d'une pompe
presque royale.
67
Parménide lui-même fit ainsi. Le mot èicrtTJ est le
pluriel du neutre èicrn> (cité) 68 •
Les Filles du Soleil dirigent le char vers la lumière,
elles forcent l'allure. Là se dresse la porte « qui ouvre
sur les chemins de la Nuit et du Jour. Jusque-là,
l'homme circule dans la nuit et la porte aux deux bat-
tants donne accès à la lumière du jour, mais qui n'est
pas encore la vraie lumière sans ombre, la lumière
absolue, car celui qui chemine n'est pas encore éta-
bli à demeure dans la Connaissance ; c'est la Déesse
qui inculquera celle-ci à l'initié. Le char de Parménide
file à vive allure vers la lumière, pourtant il se dirige
vers le monde des Enfers et la Déesse qui y préside.
En fait, l'initié passe de l'état de veille (qui semble
être le jour aux hommes, mais sont réellement les
ténèbres de l'illusion, ou de l'ignorance) au « repos
en soi » (ÈVKoiµ11cnç) et à la tranquillité (ticruxia) dont
nous avons parlé plus haut et qui, pour les hommes,
semble être une nuit, mais sont en fait l'espace où
se déploie la lumière de la Connaissance. Le poème
dit que la porte « ouvre sur les chemins de la Nuit et
du Jour » et spécifie même qu'elle est faite d'éther
(ai0éptm), la partie lumineuse et la plus élevée de
l' « atmosphère ».
Les Filles du Soleil -expression clairement apollo-
nienne- doivent persuader la « très rigoureuse Jus-
tice » (8i'Kll) de déverrouiller les battants de la porte.
8i'Kll est la Justice personnifiée, la justice divine. Il faut
entendre ce mot comme signifiant d'abord et avant
tout ce qui est conforme à la réalité. La déesse Jus-
68 Ce mot ancien, comme beaucoup d'autres mots grecs, a fini par perdre
son digamma initial (F) et se prononçait originellement f'<l<rru (vdstu). Le mot
sanskrit viistu a le sens de résidence et le verbe vas- signifier habiter, résider.
68
tice symbolise la « justice » naturelle, sans intention,
impersonnelle, au même titre que la loi de la gravita-
tion. La justice humaine, elle, est relative, intention-
nelle, personnelle : elle est tributaire de la notion de
« personne » et fait donc partie du scénario du drame
humain (ou de la comédie, selon le point de vue). Les
diverses civilisations de mouvance indo-européenne
avaient développé un vocabulaire très précis pour le
concept d' « ordre », si fondamental dans toute vie
en société. C'est ce à quoi se réfèrent le mot védique
rtam en Inde, le mot arta en Perse ancienne et le mot
grec K6crµoç. Le même concept était divinisé sous la
forme de l'importante déesse Maât chez les anciens
Égyptiens. Dans toutes ces civilisations, l'ordre est ce
qui régit l'univers au complet : les mouvements des
corps célestes, le retour périodique des saisons (rtu en
sanskrit) et des années, les rapports des hommes avec
ce qui dépasse leurs forces et leur compréhension
humaines (ce qu'on nomme les dieux), ainsi que les
rapports entre les hommes eux-mêmes et les socié-
tés. Dans le Rg Veda et dans tous les témoignages que
nous avons du monde ancien, cette préoccupation
pour l'ordre est constante. Chez les Romains, ars (au
génitif artis) désigne la disposition naturelle, le talent,
le savoir-faire : l'art. Le sens d'agencement ou d'or-
ganisation, bref de bon ordre, est également suggéré
dans le mot latin artus, signifiant « articulation ».
Les anciens Grecs avaient deux mots pour parler de
la justice : 0éµtç et ôilcr1. La Séµiç est d'abord et avant
tout ce qui est en accord avec ce qui est, avec la réa-
lité, avec l'univers: c'est la loi divine, par opposition
avec la loi humaine, la ôilCll. La Séµiç est la base à partir
de laquelle les hommes sont appelés à se comporter
69
les uns avec les autres. Dans l'Odyssée, Eumée ne re-
connaît pas Ulysse déguisé en mendiant, mais le reçoit
néanmoins. Comme celui-ci le remerciait de son hos-
pitalité, il lui fait cette réponse: « ô étranger, la loi
divine (0éµtç) ne me permet pas, même si quelqu'un
de plus misérable que toi venait, d'outrager un étran-
ger; car c'est de Zeus que viennent tous les étrangers
et tous les miséreux69 • » La justice n'est pas arbitraire,
elle n'est ni inventée, ni pensée, ni réfléchie; elle est
d'origine divine. Le mot 0éµiç se réfère à la racine 011
(dont le degré faible est 0e) et au verbe à redouble-
ment ti011µt, «je pose, j'établis, j'installe ». Dans la
langue védique, c'est la racine verbale dha- qui a ce
sens avec le verbe à redoublement dadhiimi de même
sens70 • La 0éµtç est donc la loi divine au sens où elle
découle naturellement de ce qui est établi, ce qui est.
Quant à la ôiK'Tl, le mot semble procéder d'une
vieille racine indo-européenne supposée deik-, qui a
donné dis- (indiquer, montrer) en sanskrit, fü:ilcvuµt (je
montre) en grec et le verbe dico (je dis) en latin. Au-
trement dit, la ôiK'Tl est la justice qu'on montre, celle
qu'on dit, qu'on prononce. Le juge est celui qui dit la
justice (juge se disait iudex en latin, de ius dixit), celui
qui la montre avec autorité. Ainsi, ôiK'Tl est la règle qui
doit être fondée sur la 0éµiç des dieux et qui sert aux
hommes pour le maintien de l'ordre; elle intervient
pour mettre fin à l'abus de la ~ia, la force. Le mot ôiK'Tl
désigne aussi l'usage, ce que les hommes ont l'habitu-
de de faire, ce sur quoi ils s'entendent. Le mot v6µoç
69 Çclv ·, oü µ01 0éµtç fot', oùo · cl Kmdrov cré0i:v D.001
Çclvov ànµJicrm· 7tpè>ç yàp ~t6ç clmv a7tavti:ç
Çclvoi tE 7ttffiXOt TE. (Odyssée XIV, 56-57).
70 Dans le ~g Veda, l'ordre et la justice (dhtiman) sont établis par le grand
dieu souverain Varm:ia, avec sa contrepartie Mitra.
70
a aussi le sens de loi humaine; il se réfère au verbe
vtµco, «j'attribue, je répartis selon l'usage ».
La déesse Justice se laisse séduire par « de douces
paroles » des Filles du Soleil et retire le pêne du ver-
rou des portes. Les battants tournent sur leurs gonds
et découvrent « l'ouverture béante », les jeunes filles
guident le char et les cavales tout droit sur la grande
route ...
71
plus que «jeune homme » : ce terme désignait celui
qui était assez brave pour explorer l'autre versant de
la montagne, la face cachée, celui qui se montrait as-
sez audacieux pour passer sur l'autre rive et se tenir
de l'autre côté des apparences. En fait, le Koup6ç est
un myste, un candidat à l'initiation. Ce mot se réfère
à une tradition immémoriale qu'on peut retrouver
dans de nombreuses contrées. Le Koup6ç, s'il est béni
des dieux, rencontre la divinité qui lui sera associée et
qui l'instruira. Certains peuples d'indiens d'Amérique
du Nord initiaient les jeunes hommes de la même ma-
nière: ils devaient demeurer seuls dans la forêt et en
affronter les peurs et les dangers, avant d'être initiés
par le Grand Esprit. On connaît aussi la légende des
Dioscures, les ~t6crKoupm (littéralement « les braves
jeunes hommes de Zeus » ), Castor et Pollux, associés
à la constellation des Gémeaux et qu'on ne peut pas
ne pas associer aux A.SVinii védiques, les Cavaliers ju-
meaux dont l'épouse est justement la Fille du Soleil
(sürasya duhitii) et qu'on appelle aussi les héros (narii).
Vous, les deux Cavaliers aux nombreux prodiges, héros
pleins de sollicitude, avec l'énergique et lumineuse in-
telligence accueillez nos chants72 •
].lg Veda 1, 3, 2
72
Justice ». On ne peut aussi s'empêcher de penser aux
légendaires jumeaux fondateurs de Rome, Romulus
et Remus. Si le roi Numa Pompilius, successeur de
Romulus et fondateur notoire des institutions reli-
gieuses de la Rome archaïque (notamment celle des
flamines), incarnait la stabilité et l'antique gravitas,
Romulus incarnait plutôt l'impétuosité, la vitesse, la
celeritas73 • Sans entrer dans des détails qui nous empor-
teraient trop loin, cette dualité de la religion romaine
archaïque plongeait profondément dans la tradition
indo-européenne en faisant écho à la nature double
du grand Dieu souverain védique Varul)a, aussi connu
comme dieu aux deux aspects sous le double nom de
Mitra-Varul)a. Lorsque la Déesse appelle Parménide
73 Si lejiamen Dialis assure à Rome l'ordre sacré durant toute l'année, tout
comme le brahmane en Inde (les mots jlamen et brahman ont d'ailleurs une
racine indo-européenne commune), en revanche, pendant une journée dans
l'année (la dernière, le 24 février dans le calendrier romain) les luperques (de
Lupercus, nom des prêtres de Lupercus) assuraient un désordre non moins sacré
dans les rues de la Cité: c'était le jour des Lupercales. Les luperques couraient
presque nus dans les rues et fouettaient les passantes (pour les féconder) et
les passants. En Inde hindouiste, ce rôle était tenu par les gandharva. À côté
de la religion publique statique, bien réglée et tranquille, celle des Lupercales
était dynamique, libre et violente. Les traits similaires chez les luperques et les
gandharva, traits diamétralement opposés à ceux des flamines et des brahmanes
respectivement. Les luperques appartenaient nécessairement à l'ordre équestre
(equites), alors que le flamine ne peut ni monter sur un cheval ni même en
toucher un. De plus, en tant que chevaliers, les luperques portaient un anneau,
alors que 1ejlamen Dialis ne pouvait le faire, à moins d'être un anneau ouvert.
Lejlamen Dialis ne devait avoir aucun lien, même symbolique, car sa fonction
consistait justement à délivrer des liens, tout comme le brahmane indien. Il était
complètement dispensé même de toute forme de serment, ce qui le disqualifiait
de facto du service militaire. Tout ce qui se référait à un lien de quelque nature
que ce soit était banni de sa vie. Un prisonnier ou un esclave enchaîné qui
pénétrait chez lui était instantanément gracié et ses entraves lancées dans la
rue par le compluvium (l'ouverture carrée au-dessus de l'atrium des maisons
romaines). Le flamine de Jupiter ne devait porter aucune ceinture, aucun lien
dans ses vêtements, aucune chaîne. Au-dessus de lui, jamais de vignes avec des
vrilles qui emprisonnent. Près de lui, jamais de lierres, qui s'accrochent.
73
Koup6ç, la formule est donc loin d'être banale, elle est
même codifiée : la Déesse accueille un véritable hé-
ros, un impétueux explorateur résolu à aller jusqu'au
bout de ce qu'il a entrepris en s'incarnant.
La Déesse reçoit Parménide en lui disant : «Ré-
jouis-toi, car ce n'est certes pas un mauvais destin
(µoipa) qui t'a poussé à aller sur ce chemin (car il est
loin de la voie des hommes), mais la loi divine (Séµtç)
et la justice (ôilCTl)· » Le « destin » (µoipa) est la part
assignée à chacun. La vie sur terre, l'incarnation, est
une exploration et chaque créature, y compris et sur-
tout chaque être humain, n'est rien d'autre qu'une
voie d'exploration parmi des milliards et des milliards.
Chaque goutte de la pluie du ciel suit un chemin par-
ticulier pour retourner à l'océan. Pourquoi tel chemin
semble-t-il plus rapide, plus abrupt, plus doux ou plus
facile que tel autre ? Ce genre de question ne donne
plus de démangeaisons à « l'homme qui sait », elle
n'a plus de sens pour lui. Car telle est la loi divine,
la Séµiç, qui échappe au monde mental de l'opinion
et du point de vue. La « voie des hommes » est celle
de l'imaginaire d'une vie personnelle; pris dans ce fi-
let, les hommes se retrouvent désemparés devant des
questions dépourvues de sens véritable, ne se réfé-
rant pas à la réalité et ne tendant pas à mener vers
la lumière. Ayant inventé cet autre imaginaire qu'est
le caricatural Dieu personnel des trois religions occi-
dentales d'origine sémitique 74, ils lui prêtent des in-
tentions et se prennent à tenter de le soudoyer ou
de le maudire, de « croire » ou ne pas « croire » en
lui. .. Avant d'arriver sur l'espace béant dévoilé par les
74 Ici, nous nous référons bien aux courants exotériques de ces trois religions
et non à leurs courants ésotériques profonds.
74
Filles du Soleil, au-delà des battants de la porte tour-
nant sur ses gonds, le chemin du héros (Koup6ç) est au
contraire étroit et c'est plutôt le chemin des hommes
endormis, ceux de la ô61;a, qui est large.
Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux
est le chemin qui mène à la perdition et il en est beau-
coup qui s'y engagent; mais étroite est la porte et res-
serré le chemin qui mène à la Vie et il en est peu qui le
trouvent75 •
Évangile selon Matthieu 7, 13-14.
75 EicrÉÀ.0En: Ôlà rijç O'tEVfjÇ mlÀ.flÇ: on 1tÀ.UtEla ÎJ mlÀ.fl, Kai EÙpUXCOPOÇ ÎJ OOOÇ
iJ àm'xyoucra Eiç ~v Ù7tffiÀ.Elav, Kal 7tOÀ.À.O{ eimv oi Eicrepx6µEVot fü' aùrijç: ti
crrEVl') iJ mJÀ.fl, Kal tE0À.tµµÉVtl iJ 6ôè>ç iJ àm'xyoucra eiç ~v ÇcoiJv, Kal 6À.iyot eicrlv
oi eùpicrKOVtEÇ aùtiJv. (Matthieu 7, 13-14)
76 La préposition 7tapa, en composition nominale, a ici le sens de « contraire,
violer, aller de travers». En sanskrit, l'adjectif para a le sens d' « ultérieur, plus
haut» et la préposition et adverbe paras signifie« au-delà de, plus que, outre ».
75
de chemin. La vérité au cœur de l'existence n'est pas
tributaire du temps, elle n'est pas en évolution. Les
opinions des mortels, elles, existent dans le monde
sans cesse changeant du temps; comment pourrait-on
avoir confiance en elles ?
Cependant, la Déesse n'a aucune critique à formu-
ler sur le monde, car, dit-elle, « les apparences mani-
festées 77 devaient vraiment être telles ». Il n'y a pas
d'erreur dans la manifestation, « Dieu » ne s'est pas
trompé dans sa création. La vieille question du « mal
dans le monde » fut toujours posée en porte à faux. Il
n'y a pas de mal dans le « monde », seulement igno-
rance dans la tête des hommes. Cette manifestation
que nous appelons le monde est forcément à l'image
de la Réalité qui la sous-tend est c'est pourquoi elle
semble si réelle aux mortels. C'est le sport divin, je
grand jeu, la /fla des Indiens. Héraclite aimait à dire
que « la puissance créatrice aime à se cacher » : cpumç
Kp'61t-recr0m cptÀ.Ei. La plupart des traducteurs rendent
ces trois mots par « la nature aime à se cacher », ce
qui n'est pas faux, mais pas assez précis. Le mot cpucriç
est lié au verbe cpuco (je nais, je croîs), de même racine
verbale antique que le verbe sanskrit védique bhü-:
être (dans le sens de devenir) 78 • La cpumç est plus que
ce que nous entendons par « nature » : c'est ce qui
permet le devenir, ce qui permet la manifestation. La
77 Les apparences manifestées ne sont vraiment rien d'autre que ce que nous
appelons le monde, ou l'univers. Le participe pluriel ooKoùVta signifie ici lit-
téralement « les choses qui semblent, qui apparaissent». Parménide s'amuse
à faire écho à ooKoùvta quand il emploie l'adverbe 001ctµcoç, qui signifie
« comme il convient » ou « tel » ; le monde devait avoir les apparences du réel.
Le scénario, les dialogues, les costumes, les décors, tout doit avoir une véritable
ressemblance ...
78 Le verbe être comme tel se dit asti (il est, il y a; racine as-) correspondant
au grec ècm : il est, il y a.
76
nature, au sens où nous comprenons habituellement
ce mot, n'aime pas à se cacher; au contraire, elle est
pleinement manifestée, elle n'est que manifestation 1
C'est la puissance de la manifestation qui « aime à se
cacher » : c'est notre vraie nature, la vraie nature du
réel, qui « aime à se cacher ». Dans ce sens-là nous
pouvons employer le mot nature. L'idée de « mal »
vient uniquement lorsque nous commençons à croire
vraiment qu'il y a des « choses » ou des êtres indé-
pendants et séparés dans le « monde » et que tout
cela est la réalité. Quel mal réel y a-t-il dans cette
création littéraire qu'est un roman? Mais quand on
commence à s'identifier à un personnage, la question
se pose, forçant parfois l'homme à maudire le grand
Romancier ou à d'extraordinaires contorsions pour
expliquer comment le grand Romancier infiniment
bon aurait pu créer un monde où existe le mal.
La Déesse demande à Parménide d'approcher et
d'écouter le µù0oç;, c'est-à-dire les paroles qu'elle va
prononcer, la révélation qu'elle va lui faire. Elle lui
dit surtout « prends en garde » (K6µtcrm) la révélation,
elle lui recommande de l'emporter avec lui : le verbe
KoµiÇco porte les deux nuances de « prendre soin »
et de « mettre à l'abri ». Bien que la logique ne soit
pas absente de ses paroles, la Déesse n'adresse pas à
Parménide un discours logique faisant appel à un sa-
voir de compilation, mais bien une révélation. Elle lui
parle des deux voies de recherche. Le mot ôiÇ11mç; a le
sens de « recherche », mais le préfixe di- signale une
dualité, une bifurcation : le verbe ôiÇco signifie « être
en doute, hésiter ». Il n'y a qu'une réalité, elle est non
duelle. Elle échappe à toutes les alternatives, à tous
les concepts, à tout ce qui peut avoir un contraire.
77
Même dire qu'il n'y a qu'une réalité constitue déjà un
abus de langage, car la réalité n'a rien à voir avec un,
deux ou plusieurs. À la fin du deuxième fragment, la
Déesse dit : «Car le "n'étant pas", tu ne saurais ni le
percevoir (ce n'est pas actualisable) ni le formuler ».
Elle ne parle pas d'une chose qui ne serait pas (comme
dire « il n'y a personne ici »), mais de l'absence de
contraire au « il y a ». L'absence ou le contraire d' « il
y a » n'offre aucune prise, c'est une impossibilité ab-
solue, car pour le percevoir, il faut que soit « il y a ».
C'est ce que précise la phrase suivante (III-1 ).
Il y a
78
montre bien. Le poème déploie un florilège de formes
du verbe être, soit à la 3e personne, soit à l'infinitif80 •
Parménide a utilisé toutes les formes impersonnelles
du verbe être et seulement celles-là. Le verbe grec tan,
tout comme le verbe être en français, se retrouve sous
deux formes: copulative 81 et absolue (comme simple-
ment « être »). Parménide utilise abondamment le
mode absolu de Ècrn, car il s'exprime dans une langue
qui, depuis la période de la langue proto-indo-euro-
péenne, mettait l'accent sur ce mode 82 • D'ailleurs, les
phrases purement nominales abondent dans le grec de
la période archaïque, notamment chez Homère, tout
comme en Inde dans le sanskrit védique et le sanskrit
classique, ce qui montre bien que ce n'est que très
tardivement dans l'histoire de la langue que le rôle
copulatif du verbe être n'a pris de l'importance.
Le verbe Ècrn en mode autonome a chez Parménide
valeur absolue, impersonnelle, universelle, intempo-
relle et indivise: être en tant qu' « être là ». Ce n'est
pas un processus, il n'est pas soumis au temps, mais il
contient le temps, le devenir. C'est pourquoi Parmé-
nide a souvent recours, comme Homère et les poètes,
79
au verbe 7tÉÀ.oµcu, qu'il emploie parfois à la voie ac-
tive (7tÉÀ.ro). Ce verbe a, en effet, le sens premier de
« se mouvoir », souvent « se mouvoir dans un lieu »,
d'où, par extension, « se trouver, être » 83 • Parménide
a clairement établi l'équation entre les verbes 1tÉÀ.ro et
ècrn, notamment en VI, 8, quand il parle des mortels
ignorants « pour qui l'être comme le non-être sont
et ne sont pas une même chose »: il utilise les in-
finitifs respectifs de ces verbes, 7tÉÀ.Etv et elvcu, pour
désigner « être » deux fois 84 • En VIII, 24-25, Parmé-
nide dit « car tout entier il est saturé d'être. Aussi
est-il parfaitement continu: en effet, l'être se réfère à
l'être 85 • » En si peu de mots, on retrouve cinq occur-
rences de ècrn sous quatre formes diverses 86 et deux
verbes qui, par la charpente de leurs consonnes (7tÀ.)
rappellent étrangement le verbe 7tÉÀ.ro 87 • Bien sûr, sur
le strict plan de l'étymologie, les verbes 1tÉÀ.ro, 7ttµ7tÂ.Tlµt
et 7teÀ.aÇro ne sont pas liés, mais il est néanmoins ici
permis d'apprécier l'art consommé avec lequel Par-
ménide, tant par le sens que par la sonorité des mots,
ramène « il y a » dans sa plénitude intrinsèque et son
déploiement. Il ne faut d'ailleurs jamais oublier que
le poème de Parménide se situe dans un contexte de
83 Ce verbe grec appartient à une vieille famille de mots indo-européens ex-
primant proprement l'idée de« circuler, circuler autour»; on a pu relier étymo-
loqiement le verbe sanskrit car-, «circuler, cheminer, faire paître». L'emploi
du verbe 7tÉÀ.oµmhtÉÀ.ro par Parménide au sens d'« être» rend donc l'idée de se
mouvoir, exister dans l'espace-temps, arriver, survenir.
84 oîç to 7tÉÂ.elV te Kai oi>K clvm tai>tov vev6µ1Crtm.
85 ... 7tàv ô' ɵ7t/..e6v ècmv é6vroç.
Téi> Çuvexèç 7tàv ECl'tlV" EOV yàp E6Vtl 7tf:MÇet.
86 Deux fois ECl'tlV et une fois é6Vtoç, éov et é6Vtt.
87 ɵ7t/..e6v (du verbe 1rlµ7tÀ.T)µt) et 7t&MÇe1. Le premier est un participe signi-
fiant « rempli de », le second est la 3° personne du singulier de 7tEÀ.aÇco: « ap-
procher de, s'approcher de».
80
transmission orale et que la sonorité importait. Dans
7teMÇet, on sent « l'immobilité d'un mouvement an-
térieur » qu'exprime le verbe 1tÉÂ.ro et le fragment V
exprime une sorte d'incessant retour dans la mani-
festation temporelle du « il y a » intemporel: « Peu
m'importe par où que je commence, car je retourne-
rai en ce point. »
Formulant un intemporel retour, le poème revient
en VIII, 30 avec l'adverbe ˵7teôov, (fermement stable,
bien enraciné, très solide) rappeler sur le plan sonore
l'˵7tÂ.e6v de VIII, 24. Ayant exprimé le dynamisme
intrinsèque d' « il y a », Parménide réaffirme son im-
muabilité. Plus loin, la comparaison avec le « volume
d'une sphère bien ronde, de même force en tous sens
depuis le centre » vient renforcer cette idée de perfec-
tion, de retour sur soi et de complétude.
Si l'on demande si le « il y a » de Parménide est
en mouvement, il faut répondre non. Quand on de-
mande s'il est statique, il faut répondre non. Quand
on demande s'il est les deux, il faut répondre non.
Quand on demande s'il n'est aucun des deux, il faut
répondre non. Il faut toujours répondre non, car ce
qui permet « il y a » est inconcevable, impensable.
La notion d'existence est une construction de notre
cerveau pour rendre compte de l'apparition et de la
disparition des objets de perception. L'Inconcevable
qui permet « il y a » est antérieur à tout cela, au-delà
de l'idée d'existence ou de non-existence. Le cerveau
ne peut concevoir quoi que ce soit qui serait au-delà
d'exister et ne pas exister.
81
Il y a une Réalité qui ne relève pourtant pas de l 'exis-
tence. L'existence et l'inexistence ne sont que des opi-
nions dictées par les affects.
Houang-po (Chine, 1x" siècle)
82
que voulons-nous dire au juste par phénomène? La
racine grecque (et, plus anciennement indo-euro-
péenne) du mot nous fait signe : le verbe cpaivco a le
sens de « briller, paraître, apparaître ». C'est bien ain-
si que le phénomène survient : quelque chose brille
sous telle ou telle forme : quelque chose dont nous
ne connaissons jamais la nature véritable, mais il y a
fulguration lumineuse en nous. La même racine in-
do-européenne a donné les racines verbales bhan- et
sa variante bhii en sanskrit88 • Le mot bhiinu a le sens
de splendeur, apparence, lumière, rayon de lumière;
bhanam signifie apparence, évidence, perception, lu-
mière. Si bhan- a pris en sanskrit le sens plus particu-
lier de « dire, déclarer », les racines verbales bhii- et
bhiis- ont toujours conservé le sens de « resplendir,
briller, apparaître, devenir évident ». Les mots grecs
cpnoç et cp&ç (la lumière) tiennent de la même ra-
cine indo-européenne bhiis- et le mot cpncrµa signifie
« forme, apparition, vision ». L'Inde traditionnelle
appelle l'apparition lumineuse de toute chose ou évé-
nement iibhiisa. Bref, ce que nous appelons phéno-
mènes et objets n'est qu'apparitions lumineuses et
rien d'autre. Tout objet de perception est apparition lumi-
neuse. Il n'y a ni objet ni sujet dans le monde, seule-
ment la Lumière consciente et ses apparitions lumi-
neuses en elle-même.
88 En effet, la lettre q> n'était pas prononcée f par les Anciens; ni la pronon-
ciation érasmienne ni la prononciation du grec moderne ne sont conformes à ce
que nous pouvons savoir de la valeur du q> des anciens Grecs. Pour eux, cette
lettre était une sourde aspirée et non une spirante : elle devait donc se prononcer
ph (comme en sanskrit) et non f. La labiale sonore aspirée bh est devenue la
labiale muette aspirée ph et en compensation le a de bhan- s'est allongé en ai,
d'où le passage de la racine verbale bhan- au verbe grec q>aivro.
83
Quand je connais la « table », qu'est-ce que je
connais au juste ? Chaque fois, d'abord et avant tout
je connais « il y a ». C'est de cela que la Déesse en-
tretient Parménide. L'unique Réalité est ce qui per-
met de savoir « il y a ». Plus loin, la Déesse précise :
«C'est une même chose connaître et la connaissance
qu'"il y a" ». Le mot v61'lµa signifie la source de l'acte
de connaître, l'intelligence, et se réfère au verbe voÉco,
connaître. Chaque fois que je perçois ou connais un
objet, profondément je sais « il y a ». Tout est dit dans
cette toute petite phrase de la Déesse. Le mot « être »
employé dans la phrase suivante dans sa forme par-
ticipiale neutre €6vwç ne désigne pas un quelconque
Étant suprême, mais plutôt ce qui est au-delà de ce
que nous imaginons en disant « être ». Pour formuler
quoi que ce soit, il faut bien utiliser des mots ... qui
se réfèrent tous à l'espace et au temps, et risquent
donc de nous tromper si on n'est pas attentif et qu'on
pense au lieu d'écouter au plus profond ; la Déesse
ne parle-t-elle pas plus loin de « l'arrangement trom-
peur de mes paroles » ? Ce vers quoi elle fait signe est
au-delà de paires de contraires tels être et non-être.
C'est seulement en tant qu '« Il est » qu'on peut le per-
cevoir et par sa vraie nature, les deux. Sa vraie nature
est claire pour qui l'appréhende en tant qu '« Il est » 89 •
Katha Upani~ad VI, 13
84
Ni'>v
85
Plus loin, la Déesse ajoute: « Car si c'est advenu,
cela n'est pas, non plus que si cela doit un jour ve-
nir à être. Ainsi s'éteint sa genèse et sa destruction
n'est plus un sujet d'enquête. » Mieux que ce à quoi
nous pouvons penser en entendant « immortalité »
ou « éternité », il y a la Réalité, sans autre possibi-
lité, sans bornes, intemporelle, inconcevable. Le
temps que nous expérimentons dans nos vies indi-
viduelles est inséparable de la Réalité intemporelle :
il est comme intérieur, intrinsèque à la Réalité. C'est
magique ! C'est la magie des dieux, la maya dont parle
l'antique ~g Veda en Inde.
C'est à cette inconcevable réalité que se référait
Anaximandre d'Halicarnasse (environ -610 à -540)
qui a vécu un siècle avant Parménide. En effet, Anaxi-
mandre affirmait que le commencement (àpxiJ, qui si-
gnifie aussi le principe) était l'infini, le sans borne,
l'èi1tatpov. L'àpxiJ d'Anaximandre est très près du vùv
de Parménide, au point de s'y confondre. Ce n'est pas
seulement un commencement historique, mais aussi
et surtout un commencement ontologique, hors du
temps. On peut aussi traduire iinatpov comme l'indé-
terminé dont tous les êtres sont les déterminations, ou
manifestations, particulières. L'indéterminé ne peut
être limité. Exister c'est être quelque chose, c'est une
délimitation, une détermination. La physique a fait
un pas de géant en 1925-26 lorsqu'elle a commencé
à comprendre que ce que nous appelons une parti-
cule est la manifestation (ou détermination) locale
dans l'espace-temps, au moment de la mesure, d'une
réalité beaucoup plus diffuse qu'Erwin Schrodinger
a alors appelé la fonction d'onde, qu'on pourrait un
86
peu assimiler à une sorte de tendance à être90 •
Dans leurs discussions sur l' èi7tetpov d'Anaximandre,
Aristote et les philosophes modernes ont conceptuali-
sé l'inconcevable et délimité le sans bornes. Le verbe
« définir » est la francisation du verbe latin definire,
dont le sens est « limiter, borner » (de finis: limite,
borne). Définir l'èi7tetpov est un total non-sens.
La Déesse met Parménide en garde contre les
voies de perdition si populaires auprès des hommes.
Contrairement à l'opinion convenue dans nos sociétés
modernes, la clarté ne viendra jamais du « bas ». La
lumière vient d' « en haut » ; ce n'est pas le « monde »
qui éclaire la Lumière consciente, c'est l'inverse. Ce
n'est qu'après lui avoir révélé la plus haute vérité,
que la grande Déesse va entretenir Parménide du
« monde ». Cette grande vérité qu'elle lui dévoile d'abord
et lui enjoint de porter au monde, c'est que la Lumière
consciente, celle qui permet de dire « il y a », est l'unique
réalité. Il n'y a rien en dehors d'elle et elle échappe
à la dichotomie de la pensée, y compris être ou ne
pas être. C'est pourquoi la Déesse dit si clairement
à son porte-parole (vrai sens du mot 7tpocpitTIJç) qu'il
90 C'est Erwin Schrôdinger qui proposa le premier la notion de fonction
d'onde (notée par la lettre 'I') dans la fameuse équation qui porte son nom. En
1930, le grand physicien Paul Dirac écrivait : «La tradition classique consistait
à considérer le monde comme une association d'objets observables (particules,
fluides, champs, etc.) se déplaçant sous l'effet de forces régies par des lois défi-
nies, de sorte qu'on pouvait se faire des représentations mentales de ce monde
dans l'espace-temps. Cela a conduit à l'édification d'une physique dont le but
était d'établir des hypothèses sur le mécanisme et les forces reliant ces objets
observables, afin de rendre compte de leur comportement de la manière la plus
simple possible. Mais il est récemment devenu de plus en plus évident que la
nature fonctionne selon un schéma différent. Ses lois fondamentales ne gou-
vernent pas de manière directe le monde tel qu'il apparaît dans nos images,
mais elles régissent plutôt un substrat dont nous ne pouvons nous faire de re-
présentation mentale sans trahir la réalité. »
87
existe une seule voie pour la connaissance vraie : il y
a. Le non-être n'est qu'une pensée et cette pensée est
possible uniquement parce qu' « il y a ». Ce que nous
entendons habituellement par « être » se réfère à
des étants, des « choses » qui auraient une existence
réelle en tant que choses dans l'espace-temps. Mais la
réalité est au-delà des étants et du contraire : la Réali-
té n'est ni quelque chose ni rien.
Les érudits ont noirci des milliers de pages et se
sont querellés longtemps pour déterminer si Parmé-
nide parlait de deux voies ou trois voies dans son
poème. Pourtant, nulle part il ne mentionne une
troisième voie et déjà la seconde est irréelle. Quant
à la première, comment pourrait-elle être une voie
puisqu'elle mène là où nous sommes déjà? Pourquoi
s'inquiéter, puisque ce que nous redoutons tant (ne
plus exister en tant qu'individus) est déjà arrivé? Ce
que nous serons après la mort de cette image qu'est le
corps, nous le sommes déjà : vùv.
Répétons-le :
La Réalité à laquelle fait allusion la grande Déesse
et que le poème appelle « être », à défaut d'autre
mot, est au-delà de ce que nous concevons comme
exister et ne pas exister. Quand Parménide utilise
l'infinitif du verbe être elvm (ou ses anciennes formes
doriennes et ioniennes eµµev et eµµevm), il se réfère
au fait qu' « il y a ». La réalité, qu'on peut appeler
pure Lumière consciente, est sans contraire, sans
autre possibilité. Le « il y a » de Parménide n'a pas
de contraire et n'est donc pas matière à opinion ou
à argumentation. Toute construction philosophique
reposant sur la notion de néant est une pure perte de
temps et d'énergie, une absurdité. La source de « il y
88
a » est proprement inconcevable. Chaque fois qu'on
y pense, c'est à une image qu'on pense, on en fait
« quelque chose ».
Cela n'est pas dans l'instant présent, Cela n'est pas de-
main; qui connaît Cela qui est transcendant et mer-
veilleux? Cela doit être pressenti dans la conscience de
«l'autre» et, approché directement par la pensée, Cela
s'évanouit 91 •••
89
l'esprit », bref, « être conscient » ; nous pourrions
même oser : «être conscience »94 • Il n'y a pas de
« choses » (les objets de perception « extérieurs » ou
« intérieurs ») sans ma connaissance de ces « choses ».
Par contre, même quand aucun objet n'est perçu, ce qui
permet de réaliser « il y a » ne disparaît pas pour au-
tant. S'il n'y avait pas connaissance, aucune « chose »
n'aurait pu se découper dans mon esprit et je ne pour-
rais même pas penser ou dire « il y a », mais Cela qui
permet de percevoir et pressentir « il y a » demeure.
Telle est la grande vérité que la Déesse vient confirmer
à « l'homme qui sait », une découverte à laquelle tous
les hommes sont conviés.
C'est uniquement en présence de perception qu'il
y a « existence ». Dans les états de veille et de rêve,
il a perception d'objets: dans les deux cas ces objets
sont interprétés comme étant extérieurs à un « moi »
supposé sujet. Dans l'état de veille, nous sommes sortis
de l'état de rêve et il devient clair que les objets et le
sujet du rêve ne furent toujours qu'une seule et même
réalité. Tant que nous ne sortons pas de l'état de veille,
tant que nous sommes collés à la pensée, à la mémoire,
aux images, il nous est impossible de réaliser que là
aussi objets et sujet ne sont que des images formées à
partir d'une seule et même réalité. L'état de sommeil
profond est celui où il y a perception d'absence d'objet
et de sujet: une fois revenus dans l'état de veille, nous
disons qu'il n'y avait « rien »95 • Mais comment le sa-
vons-nous?
94 En sanskrit, la même racine a donné naissance au verbe jiiii- (connaître)
et au substantifjiiiinam (la connaissance). Le mot anglais knowledge et le mot
français gnose (du grec yv&mç) véhiculent le même sens.
95 « Le sommeil est la fluctuation (mentale) fondée sur l'expérience de
non-existence (d'objet)» (abhiivapratyayiilambana vrttirnidrii), dit le Yoga
Sütra de Patai'ijali.
90
Dans tous les cas la Lumière consciente est l'unique
réalité et cette réalité, qui projette en elle-même tous
les devenirs possibles, n'est elle-même pas un deve-
nir. Le devenir porte l'annonce du non-devenir et
« l'homme qui sait » en est le messager. L'homme
conscient d'être le messager de la grâce, c'est-à-dire la
lumineuse annonce de la vérité, est alors clairement
l'Homme cosmique : il est Hermès, le Messager. Il n'y
a devenir, ce que nous appelons « existence » (dvm),
que lorsqu'il y a perception, connaissance (voëiv).
C'est exactement ce que formule l'hymne X, 129 du
E.g Veda où il est dit qu'avant de naître par la puis-
sance de son ardeur, « cet Un » est âbhu: « exempt de
devenir », apparemment vide pour la pensée96 • Cela
n'est pas à raisonner ou à penser, mais à pressentir.
Ce n'est que par extension que voeîv a aussi signi-
fié « penser ». N'est-il pas remarquable qu'à partir du
début du ive siècle avant notre ère le verbe voeîv ait de
plus en plus pris le sens exclusif de « penser » plutôt
que son sens originel de « se mettre dans l'esprit (par
l'entremise des sens), s'apercevoir »?Penser n'est pas
exclus de voeîv, mais ce n'est qu'un aspect particulier
et non le plus important. Il peut y avoir voeîv sans la
96 Les traductions habituelles donnent d'ailleurs «vide» pour l'adjectif
abhu; rappelons que la racine verbale bhü- (bhavati : il est) signifie « être»,
mais avec la nuance de « devenir», alors que as- (asti : il est) a le pur sens
d'« être». L'adjectif bhu, qui s'emploie toujours en finale de composé, a sim-
plement le sens de« qui existe, qui devient». Quant à a, le professeur Renou
précise, dans sa Grammaire de la langue védique : «ii marque, en tant que pré-
verbe, un mouvement vers ou une position à telle place ( ... ) mais plus souvent
un mouvement en direction du sujet. » Voilà pourquoi nous lisons abhu comme
« tendant à être», « tendant à devenir» : l'inconcevable Réalité, qui est hors
de tout devenir, recèle néanmoins en elle la tendance à être, un peu comme la
fonction d'onde de la mécanique quantique représente une tendance à être qui
se manifeste en tant que « particule» au moment d'une mesure, c'est-à-dire
quand il y a perception, quand il y a connaissance (vo&îv).
91
pensée, mais il ne peut y avoir la pensée sans voeîv.
La Déesse initiatrice révèle à Parménide que l'objet
connu, la connaissance et cela qui connaît ne sont
qu'une seule et même réalité, que nous pouvons ap-
peler la Lumière consciente.
Dans l'acte de percevoir, ce qui perçoit est la chose
perçue, sinon comment pourrait-il y avoir percep-
tion ? Il ne peut y avoir perception d' « autre chose »
que Moi, pur Regard, pur pouvoir de perception, pure
Lumière consciente. Il ne peut donc pas y avoir de
« chose », car une « chose », par définition, est tou -
jours « autre chose ». Une « chose » est toujours une
entité séparée des autres « choses » et surtout séparée
de cela qui perçoit; or, cela ne peut être. Finalement,
percevoir, c'est toujours savoir « il y a ».
Parménide pourrait aussi avoir dit que penser et
être sont une seule réalité, bien sûr, car tout ce qu'on
pense existe; mais ce serait une réduction de ce que
transmet la Déesse: le voeîv inclut la pensée, certes,
mais aussi toute perception, tout ce qui fait l'objet
d'une connaissance dans un sens très large. Non seu-
lement on a presque toujours suivi l'interprétation
réductrice ( « penser », au sens restrictif), mais cette
restriction s'est alourdie davantage quand on est allé
jusqu'à prétendre que le poète aurait voulu dire la
« bonne » pensée, la « vraie » pensée, la pensée
«juste ». Beaucoup de commentateurs se sont épui-
sés à trouver un sens très pointu à ce dire pourtant
extrêmement simple. La Déesse révèle à Parménide
une vérité criante d'évidence, à savoir que tout ce qui
fait l'objet d'une connaissance fait signe vers « il y
a ».Elle n'introduit pas une séparation entre le soi-di-
sant réel extérieur et la pensée: tout ce qui est connu
92
est réel. De plus, elle affirme que l'objet connu n'est
rien sans la connaissance qu'on en a97 et que cette
connaissance est l'actualisation de l'inconcevable réa-
lité, qui n'est, ni une chose ni une idée, ni une image,
ni rien de ce qu'on peut penser ou imaginer98 •
Ce qui « est » n'est et n'est tel que par ma connais-
sance. Ce qui donne à connaître est inconnaissable ;
au-delà de ce que nous appelons exister ou ne pas
exister, cela ne saurait faire l'objet d'une perception.
Inversement, ce qui est perçu ne peut percevoir. Les
choses qui existent existent en tant que choses uni-
quement grâce à ma perception : c'est mon regard qui
les découpe en tant que choses. C'est le pur Regard
qui est les « choses ». C'est là l'essence même de ce
que, 2500 ans plus tard, devaient réaliser les physi-
ciens qui formulèrent la mécanique quantique.
La révélation de la Déesse est ni plus ni moins que celle de
notre immortalité, mieux, de notre intemporalité. Au plus
profond de notre cœur, nous savons tous que nous ne
vivons pas 75, 80 ou 85 ans, ni même 100 ans; nous
savons tous intuitivement qu'il y a beaucoup plus
dans la vie que quelques décennies souvent teintées
de calculs et d'inquiétudes. C'est justement à cause de
cette certitude (voilée, mais tout de même une certi-
tude) et parce qu'en même temps nous nous croyons
des entités mortelles qu'il y a la peur de la mort. Cette
frayeur n'est rien d'autre qu'une sorte de révolte de-
vant l'absurdité.
93
Si les penseurs de l'Occident en devenir avaient
écouté et médité la parole de la Déesse au lieu de ra-
tiociner, ils n'auraient pas contribué à engager notre
civilisation dans le marasme spirituel et social qui l'ac-
cable aujourd'hui. Car ils ont influencé notre manière
de vivre beaucoup plus que ce que pourraient le croire
les fabricants d'opinion modernes. La base d'une civi-
lisation n'est pas l'économie, mais la vision que nous
avons de l'existence99 • La pensée philosophique occi-
dentale a parcouru la même trajectoire que nous sui-
vons tous les jours: celle d'une confusion qui nous
fait oublier la vérité centrale de toute existence, à sa-
voir qu'il y a. Chaque matin, à notre réveil, nous nous
tournons vers ce qu'il y a plutôt que de nous arrêter
au fait qu'il y a. Nous recommençons à nous tourner
vers les « choses », les pensées, les concepts, bref, tout
ce qui constitue les apparences, toujours dans le cadre
de l'espace et du temps. Nous avons inventé un per-
sonnage appelé « moi », une prétendue entité indé-
pendante du reste des énergies de l'univers au centre
du petit monde que nous avons également inventé.
Alors nous avons peur, nous calculons, nous nous in-
quiétons, et nous défendons toute la journée quelque
chose que nous ne sommes pas. Tel est le spectacle
lamentable que nous donnons de nous-mêmes.
La seule transformation véritable pouvant surve-
99 C'est pourquoi être homme d'affaires prospère, banquier ou économiste
n'est absolument pas une qualification pour présider à la destinée d'une nation
et imprimer les grandes directions d'une société. Mais la caste des marchands,
qui domine entièrement notre civilisation depuis quelques centaines d'années
et a fait main basse sur la gouvernance de la plupart des grands pays, a réussi à
former la 06Ça en ce sens, d'autant plus que tous les grands médias lui appar-
tiennent et mettent à l'unisson l'accent sur telle nouvelle en ignorant telle autre,
et ont ainsi réussi à former l'opinion publique, ce que le grand Noam Chomsky
appelait« la fabrication du consentement» (manufacturing consent).
94
nir sur terre aura lieu dans le for intérieur de chaque
être humain qui réalisera qu' « il y a » et qu'il est lui-
même la pure Lumière consciente permettant cette
prise de conscience. Tout le reste n'est qu'ajourne-
ment. Le tournant décisif est ce moment de totale stu-
péfaction quand l'homme réalise hors de tout doute:
« Mais c'est moi ! Je suis Cela 1 » C'est à partir de ce
constat bouleversant que la joie s'installe à demeure
et que toute forme de doute, de peur et de souffrance
s'évanouit. L'homme parcourt alors le monde en tant
qu' « homme qui sait ».
Quand il adore la pure essence à travers la variété in-
nombrable des qualités et des distinctions, tantôt revê-
tue d'une forme, tantôt sans forme, cette essence non
née qui est celle de Shiva, quand devant cette merveille
il s'écrit« qu'est cela?», le sage, dont l'ignorance a été
abolie par l'initiation de son guru, n'est plus le jouet de
l'illusion 100 •
Shankaracharya, La vague de félicité du libéré vivant
95
sous la plume de Platon, soit bien après la mort de Par-
ménide. L'élévation de la logique comme valeur fonda-
trice de notre civilisation est fondée sur cette méprise.
L'homme moderne en est venu à croire qu'il peut arri-
ver à la vérité par des discussions, des débats et des rai-
sonnements ou en compilant du savoir ; mais la vérité
n'est pas démocratique : elle surgit toujours comme
une révélation et il n'y a rien de progressif dans son
irruption.
Dans un deuxième temps du poème de Parménide,
après avoir déclaré illusoires les impressions, les images
et le « monde », la Déesse nous y plonge. Elle ne sépare
pas le « il y a » et le monde : elle n'enjoint pas Parmé-
nide de transcender celui-ci, car il n'y a rien à transcen-
der, aucune réalité à chercher derrière le monde. Tout
est la réalité.
Regardez dans le jardin, voyez les fleurs, les arbres,
les oiseaux, les nuages, le ciel, la terre, les lacs, les ri-
vières, les animaux, les humains, les étoiles, les ga-
laxies: c'est le réel. Il n'y a rien à chercher derrière ce
réel. Mais nous ne le regardons pas tel qu'il est; nous le
voyons sans cesse à travers le brouillard de nos images.
Déjà la Déesse avait annoncé à Parménide que tout est
tel que cela doit être: « Tu apprendras également cela:
que les apparences manifestées devaient vraiment être
telles, imprégnant tout de fond en comble. » Dans la
partie grandement perdue de son poème, Parménide
laisse la Déesse montrer que le « comment » de l'uni-
vers se devait d'être tel qu'il est de fond en comble,
« comme il convient » (ôoldµcoç): les apparences mani-
festées ('tà ôoKoùv'ta) ne sont pas le fruit du hasard, elles
sont telles qu'elles doivent être, reflétant nécessaire-
ment leur vraie nature. Ce que nous appelons l'univers
96
n'était pas seulement possible, cela était inévitable.
Donc, rien à prendre dans ce monde, mais rien à
rejeter ou à fuir non plus. On parle souvent de dé-
tachement, mais se détacher de quoi ? De l'illusion !
Vouloir se détacher d'un objet, d'une personne ou
d'une situation est fondé sur la même croyance que
vouloir les attraper : c'est encore prêter aux choses
et aux personnes une réalité extérieure séparée, c'est
prendre des images pour la réalité. La même croyance
sous-tend le désir de prendre un objet et celui de s'en
détacher. À un moment donné -et ce moment était
arrivé pour Parménide-, un discernement se fait :
l'image est vue comme une image et alors la réalité
luit en toute sa splendeur. Le poème nous décrit le
monde 101 , mais nous avertit que notre manière de le
voir est illusion. Le monde est réel, mais il n'est ab-
solument rien de ce qu'on croit. Quand il s'agit de
connaître la nature du réel, notre savoir, malgré sa
beauté en soi, est finalement inutile.
La Déesse déclare les hommes perdus, sans re-
cours, sans moyens, gouvernés par leur impuissance,
leur embarras (àµTJxavia) 102 • C'est qu'ils sont les jouets
du pouvoir de l'illusion: ils manquent de perspica-
cité (µfjnç). Ce µilnç qu'affectionne la Déesse est
chargé de sens et d'humour. Il signifie à la fois « sa-
gesse, prudence, perspicacité », mais aussi « ruse » et
101 Il est intéressant de noter que Parménide savait déjà, tout comme les an-
ciens Égyptiens, que la Terre est une sphère.
102 Le mot àµT]xavia (àµTJxaviT] dans le dialecte ionien de Parménide) signifie
l'absence d'ingéniosité, l'absence de moyens, l'absence de ruse : l'absence de
µT]xavia, un substantif dont nos mots « machine » et « machination » dérivent.
97
« artifice »103 • La µi'jnç de Parménide rappelle étrange-
ment le oünç de l'Odyssée d'Homère 104 • Le mot oünç
signifie« personne », « rien». C'est le nom qu'Ulysse
donna au cyclope Polyphème 105 qui le tenait prison-
nier, lui et ses compagnons, dans son antre et lui de-
mandait de s'identifier. Il s'agissait d'une ruse, bien
sûr, car, après avoir endormi le géant en lui faisant
boire du vin, Ulysse le rendit aveugle et, le lendemain
matin, il accrocha ses hommes ainsi que lui-même
sous les moutons de Polyphème. Ainsi, lorsque,
comme d'habitude, le Cyclope fit sortir ses mou-
tons pour les mener au pâturage, les hommes purent
s'échapper de la caverne. Polyphème étant désormais
aveugle ne put les voir. Plus tard, aux autres cyclopes
qui lui demandaient qui l'avait rendu aveugle, il ne
put que répondre « personne » et pendant ce temps
Ulysse et ses compagnons avaient déjà pris la fuite.
C'est pourquoi tant dans l'Iliade que l'Odyssée Ulysse
est dit 7toÂ.uµ11nç: très ingénieux, subtil 106 •
98
prisonniers du bavard dans la caverne de leur tête. Le
pouvoir d'illusion du monde est incarné par la déesse
Aphrodite, celle qui règne sur le jour, contrepartie de
Perséphone, régnant sur la nuit. En fait, les deux sont
une seule et même Déesse perçue dans ses rôles dif-
férents. C'est le grand sport divin, que l'Inde nomma
lïla (ou maya quand on ne voit pas le jeu comme un
jeu et qu'on en est dupe): la Lumière consciente crée
sur sa propre paroi les formes innombrables de l'Uni-
vers, formes tellement fascinantes que l'homme les
prend pour des réalités en elles-mêmes et qu'il en fait
des choses séparées les unes des autres et séparées de
lui-même, alors qu'il n'est rien d'autre que cette Lu-
mière consciente.
La science moderne explore le monde des appa-
rences, le domaine d'Aphrodite. Beaucoup de scien-
tifiques ont espéré et d'autres espèrent encore décou-
vrir ainsi une vérité ultime. Entreprise éminemment
noble dans son intention et certes passionnante dans
son déploiement, mais vouée à l'échec dès le départ :
il est impossible de trouver ce qui est réel à partir
de ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire à partir des appa-
rences. Un véritable saut quantique doit survenir
dans la tête du chercheur. La Réalité se manifeste di-
rectement107. C'est pour cette raison que la Déesse fait
signe vers celle-ci en premier et seulement ensuite
se tourne vers sa manifestation. C'est la Réalité qui
fait comprendre les apparences, non l'inverse. Toute
la démarche scientifique moderne repose sur une
croyance de base, à savoir que le monde serait fait
107 Le grand physicien américain John Archibald Wheeler, disciple d'Eins-
tein à l'Université de Princeton et grand spécialiste de la relativité générale,
entre autres, disait à ses étudiants: «N'effectuez jamais aucun calcul tant que
vous ne connaissez pas la réponse! »
99
de choses ayant une existence réelle séparée. Cette
approche, qui permet une grande compréhension
du « comment » de l'univers et tant de merveilleux
développements techniques, nous laisse néanmoins
parfaitement ignorants de la nature même de cet uni-
vers, car elle est fondée sur une superstition, sur une
légende urbaine. Les succès de la science, qui se sont
avérés non seulement indéniables, mais énormes,
appartiennent tous au monde des apparences. Dans
sa recherche de la vérité, la science n'a qu'égratigné
la surface du paraître de l'existence: nous ne savons
rien de plus que les hommes qui vivaient il y a quatre
ou cinq millénaires sur la réalité elle-même, bien au
contraire. Nous en avons appris énormément sur le
« comment » de la manifestation, mais absolument
rien sur le « quoi ».
Pas d'illusion sans la réalité et pas de réalité séparée
de l'illusion. L'homme qui fait preuve de µflnç cesse
de dormir et s'éveille à sa nature véritable: il prend
conscience de la liberté, mais ce n'est pas une absurde
et impossible liberté personnelle. L'homme sage, celui
qui fait preuve de discernement sait qu'il n'y a per-
sonne (µfl-nç, ou-nç). Parler d'illusion ne veut pas dire
que le monde est illusoire. Le monde est réel, mais
il n'est pas du tout ce que les hommes imaginent.
Parler de « l'illusion » comme d'un obstacle au réel
constitue justement une illusion. Une fois débarqués
sur cette Terre tout ce que nous avons pour démar-
rer notre enquête, ce sont nos cinq sens et notre cer-
veau capable d'arranger les informations et tisser une
trame que nous appelons le monde : c'est à partir de
ce monde d'apparences et à travers lui qu'il nous re-
vient de discerner le réel.
100
La gigantesque force qui produit l'illusion est la
même qui nous en fait sortir: µi)nç. Dans le premier
cas, cette puissance est personnifiée par Aphrodite,
dans le second par Perséphone. Pour le monde de
la Tradition, rappelons-le, les dieux et les déesses ne
sont pas les abstractions philosophiques ou des per-
sonnages fantasmagoriques doués de comportements
humains qu'en ont faits les érudits modernes; ils sont
des puissances réelles en nous tous, des mouvements
de la Vie. Ultimement tous les dieux sont des mouve-
ments intérieurs du seul Dieu, qui est pure Lumière
consciente. Cette réalité unique et inconcevable, les
maîtres du shivaïsme cachemirien l'ont nommée Shi-
va. Sa quintuple activité consiste en: émanation (de
l'univers, des objets, des perceptions), conservation,
dissolution, obnubilation et grâce 108 • Comme nous
venons de le mentionner, les deux derniers corres-
pondent, en Grèce archaïque, à l'activité d'Aphrodite
et celle de Perséphone par le jeu de la µi)nç. Aphro-
dite est mouvement, elle règne sur le monde visible.
Perséphone est tranquillité, elle règne sur le monde
invisible. L'illusion du monde est la manifestation de
la Réalité. Ce mouvement et cette tranquillité sont les
deux facettes de l'Inconcevable 109 •
La Déesse ne prêche pas de se couper du monde,
de se séparer des objets des sens, bien au contraire.
Elle suggère simplement de connaître le « monde »,
le connaître pour la première fois. Non pas se conten-
ter d'images, de noms, de modèles, de théories, mais
de vraiment voir, connaître par expérience directe: otôa
108 Sr$/i, sthiti, sarrihara, tirodhana et anugraha.
109 « Si on vous demande quel est le signe de votre Père en vous, répondez:
"C'est un mouvement et un repos." » Évangile selon Thomas 50.
101
en grec, veda en sanskrit 110 • Elle lance: « En effet, rien
n'était, n'est ou ne sera hormis ou à côté de ce qui
est, car le Destin l'a enchaîné de manière à ce qu'il
soit sans parties et immobile; c'est pourquoi son nom
sera tout ... » La grande Déesse ne conseille donc pas à
Parménide de s'éloigner du monde. Il n'est pas ques-
tion de combattre le « mal » dans le monde, ou autres
fadaises morales aptes à séduire les masses de la ô6Ça
en Extrême-Occident, car ce serait demeurer sous le
joug de l'illusion. Elle ne lui demande pas de refuser
le monde des sens, bien au contraire 111 • Non, tout sim-
plement elle lui dessille les yeux et, dès lors, il appa-
raît clairement qu'il n'y a jamais rien eu à atteindre,
rien à délaisser, rien à faire. Il n'y a rien à abandon-
ner, sauf ce qui n'existe pas: or, cela n'existe pas ...
Au lieu de penser à mon passé ou mon futur tandis
que je vois l'arbre, si je prends conscience que je suis
en train de regarder l'arbre et ainsi de suite pour tous
les sens et pour la pensée, alors un retournement est
possible et je peux réaliser : wow ! il y a ! il n'y a pas
rien ! cela, c'est moi !
Tout va bien! Tel est le profond message de la
Déesse. Celle-ci assure Parménide qu'ainsi le « bon
sens » (yvc0µ11) des hommes du monde, ceux qui « ne
savent pas », ne pourra jamais l'abuser ou le surpas-
ser. Le « gros bon sens », tissu de trompeuses impres-
l l 0 Notre mot français« savoir» dérive du verbe latin sapio (sapere), dont le
sens originel est intransitif: avoir du goût, goûter quelque chose. Toute forme
de savoir commence par une expérience directe, mais notre apprentissage nous
fait dériver de plus en plus loin de la source.
l l l Cela fait partie du credo des universitaires qui se sont essayés à traduire et
interpréter Parménide à partir de leur savoir de compilation; selon eux, Pamé-
nide aurait enseigné de s'éloigner du monde des sens.
102
sions de surface, façonne la vie entière de l'homme
de la rue. La Déesse décrit les hommes du monde
comme èilcptta q>ÙÂ.a: foule confuse, indécise, sans dis-
cernement112. Elle ne le fait pas par dérision ou cy-
nisme; elle fait pour que nous reconnaissions cela en
nous, condition nécessaire pour s'éveiller à la réalité.
Nous réduisons la réalité à des images, nous le faisons
chaque matin en sautant hors du lit, voire presque
chaque instant de l'état de veille, et alors nous deve-
nons àµTJxavia, sans moyens, dépourvus, confus.
Poésie
103
langage de Parménide rejoint celui des anciens Égyp-
tiens, le langage des Mythes, des Mystères, le langage
du Rg Veda en Inde. La poésie est d'abord et avant tout
un voyage. Ce n'est certes pas un hasard si l'ancien
mot grec oïµ11 (ou oiµoç) signifie « chemin, route »,
mais aussi« poème». Le poète ne fait pas que racon-
ter son voyage, il permet qu'il se produise pour nous,
en nous. Mais encore faut-il savoir écouter ...
Parménide a choisi de composer son poème en
hexamètres dactyliques. Empédocle aussi a écrit son
poème sur la Nature en hexamètres dactyliques. C'est
également cette forme de mètre que les grands poètes
archaïques employèrent, notamment Homère, avec
l'Iliade et l'Odyssée, et Hésiode, avec la Théogonie et les
Travaux et les Jours. Or, nous disposons maintenant de
preuves scientifiques que l'hexamètre dactylique a
un effet physiologique bénéfique certain. Des scienti-
fiques allemands, sous la direction du professeur Dirk
Cysarz à l'hôpital d'Herdecke et à l'Institut de Ma-
thématiques de l'Université de Witten/Herdecke, ont
démontré que la récitation d'hexamètres dactyliques
synchronise parfaitement la respiration et le rythme
cardiaque, et tend à régulariser la tension artérielle.
Certains prétendent que les plus anciens poètes grecs
ont appris cette métrique en écoutant les oiseaux
chanter. Mais savoir écouter n'est-il pas le secret de
toute véritable poésie?
Pourtant, dans la poésie de Parménide il y a beau-
coup plus que cela. Son poème a été composé avec un
art sublime. Les érudits modernes ont fini par recon-
naître que le maître d'Élée avait écrit quelques-uns de
plus beaux vers de l'humanité. C'est que Parménide
portait attention à la sonorité et cela s'entend dans
104
son poème. Il connaissait parfaitement les règles de
la métrique poétique grecque et s'il en outrepassait
parfois les règles c'était à dessein, pour produire un
effet particulier par une assonance ou par un chan-
gement de rythme. Au lieu de nous mener vers une
apothéose au son des trompettes, il nous conduit avec
un art consommé vers l'intérieur. Ses images, ses mé-
taphores, son choix de mots, la répétition de certains
mots 115 sur un mode incantatoire: tout concourt à ins-
taller le lecteur dans l'espace initiatique. Aussi, il ne
faut pas se surprendre de ce que les historiens aient
depuis longtemps noté que la poésie épique grecque
plonge ses racines dans le langage des chamanes asia-
tiques. Le recours constant à l'ambiguïté poétique fait
partie du langage des oracles.
Dans le poème de Parménide, tout ce qui bouge
émet le son de la flûte (crùptyÇ), toujours le même
son. Ici encore on retrouve la puissance incantatoire.
Mais il y a plus. Chez les Grecs, le mot cruptyµ6ç dé-
signait le sifflement du serpent. Le mot cruptyÇ dé-
signe la partie d'un roseau ou de tout objet tubulaire
qui permet d'émettre un sifflement. S'il avait voulu
parler d'une flûte, Parménide aurait employé le mot
habituel, aùÂ.6ç. Pourquoi employa-t-il alors cruptyÇ ?
Parce qu'avec ce mot il a voulu signifier la montée de
l'énergie dans le chercheur, phénomène bien connu
en Inde, où on associe la kundalinf à un serpent.
Ce son qui n'est pas un son, il en est question en-
core dans le poème révélant un oracle d'Apollon dans
un temple construit au-dessus d'une grotte en Anato-
lie: il y est dit qu'une fois pris par la source de ce son,
« le cœur ne peut plus être déchiré, car plus rien ne
115 Ainsi, le mot « emporter » revient plusieurs fois dès le début du poème.
105
permet de disjoindre. » L'initié, dans toutes les tradi-
tions, notamment celle de l'Égypte ancienne, est en
rapport essentiel avec le Soleil (le Dieu des dieux :
pour les Grecs Apollon, pour les Égyptiens Rê, pour les
Indiens Savitar). L'initié est celui qui se montre apte à
conduire le char du Soleil surgissant de la Nuit. Or, la
« Recette d'immortalité », section d'un texte magique
de la Grèce archaïque dont le papyrus est conservé à
la Bibliothèque Nationale de France et qui ne fait que
reproduire un texte de l'Égypte ancienne, comporte
une image intéressante montrant à l'initié le Soleil
avec un tuyau de flûte sortant de lui. Un hymne or-
phique appelle le Soleil cruptlC'tÎ}ç, le siffleur. ..
Cela nous ramène à Delphes, au grand Temple
d'Apollon. Selon le mythe, Apollon s'approprie le
pouvoir prophétique du serpent protecteur des pou-
voirs de la Terre et de la Nuit représenté par son siffle-
ment. Il combat victorieusement le serpent, mais sans
le détruire à jamais, et le corps du serpent est enterré
dans le sanctuaire. Les colons grecs qui ont fondé tant
de villes en Grande Grèce ont tous consulté l'Oracle
d'Apollon avant de partir et partout ils ont reproduit
le drame d'Apollon et du serpent lors des fêtes. Lors-
qu'il vainquit le serpent, Apollon était jeune, il était
un Koùpoç, le nom par lequel Parménide est accueil-
li par la Déesse 116 • Le dernier acte du drame portait
le nom de l'instrument de musique du serpent, le
crùptyl;, ou le cruptyµ6ç. Tout cela se réfère à la victoire
d'Apollon sur l'obscurité, victoire que reproduit l'ini-
tié dans sa vie et dans son initiation.
116 Les Crétois désignaient aussi Épiménide, un autre sage, poète, guérisseur
et prophète, comme un Koùpoç.
106
Parménide est accueilli par la Déesse et c'est elle
qui parle. Elle ne discute pas avec Parménide. Elle sait
très bien que ce n'est pas d'abord et avant tout en
discutant et en raisonnant que l'homme peut décou-
vrir ce qui est véridique et juste. La Déesse n'a que
faire de nos opinions. Elle connaît la force de l'ha-
bitude et des conditionnements humains, et elle sait
que seule l'évidence peut nous faire sortir de l'illu-
sion dans laquelle nous sommes plongés jour après
jour. L'évidence ne se fonde pas sur des arguments
logiques; c'est un courant qui nous emporte au-delà
de toute discussion. La vie n'est pas démocratique;
elle est, tout simplement. La seule façon de vivre en
harmonie sur terre est de se mettre en résonance avec
l'évidence.
Beaucoup de mots utilisés par Parménide, nous
l'avons dit, ont subi une distorsion qui ne s'est qu'ag-
gravée au cours des siècles. Une de celles-ci a affecté
un mot crucial, central, dans le témoignage de Parmé-
nide et de tous les sages de la Grèce archaïque: ce mot
est, comme nous l'avons souligné plus haut, Àoyoç.
Génération après génération, les érudits et les univer-
sitaires ont traduit ce mot par « raison » sans même
remarquer, ou peut-être ont-ils fait semblant de ne
pas le voir, que le mot Àoyoç ne prit ce sens qu'un bon
siècle après Parménide ... Et encore, on voit que c'est
d'abord timidement que ce sens s'est imposé. Une
autre erreur patente consiste à faire dire à ce même
mot grec une platitude: « discours ». La traduction
par « discours » n'est pas fausse, mais restrictive, car
pour Parménide, tout comme pour Héraclite, le À6yoç
est d'abord et avant tout la révélation. Discours il y
a, oui, mais discours révélé. C'est donc la parole, mais
107
pas n'importe quelle parole: la parole juste, la parole
sacrée, la parole vraie, celle révélée par la Déesse. Une
telle parole n'est pas matière à opinion, elle est à ja-
mais paradoxale : en-dehors et au-delà de la ô6Ça.
Le mot « logique » avait, dans la Grèce archaïque,
le sens de parole: il s'agit ici de la parole de la Déesse,
le pouvoir de séduction du Réel. Le À.6yoç est la pa-
role de ce qui est. Héraclite dit: « la sagesse veut
que ceux qui sont à l'écoute, non de moi, mais du
/...6yoç, conviennent que toutes choses est l'Unique. »
C'est quand le mot À.oy6ç a pris le sens de raison, ou
raisonnement, que l'homme occidental a commen-
cé à s'éloigner de la puissance sans bornes de la Vie,
n'écoutant plus que le ronronnement de sa propre
pensée et le bêlement de ses opinions. Quel est le ré-
sultat de cette bifurcation? L'homme est malheureux
et agité: il ne vit pas en paix ni avec lui-même ni avec
les autres. On a inventé la fable de la transition qu'au-
raient accomplie les Grecs entre le mythe (µu8oç), vu
comme superstition, et la raison (finalement associée
à À.oy6ç). Or Parménide, comme tous les Grecs de la
période archaïque, ne concevait pas une telle oppo-
sition entre les deux ; bien plus, il utilisait les deux
mots dans le même sens : révélation.
Le prétendu « miracle grec » attribué à la période
classique est une imposture: celle d'une soi-disant
transition entre d'une part l'époque du mythe perçu
comme un ramassis fables et de légendes, et, d'autre
part, la raison vue comme le véritable moyen pour
atteindre la vérité. Une transition a bel et bien eu lieu,
c'est certain et nous en voyons les désastreuses consé-
quences aujourd'hui. Mais elle ne fut ni un miracle ni
l'affaire de Parménide. Pour celui-ci, µu8oç et À.oy6ç se
108
référaient tous les deux à la révélation, seule possibi-
lité pour la Connaissance. Miracle il y eut, mais avant,
pendant et après la période classique de la Grèce. Il
fut, est et sera toujours l'affaire de tous ceux, connus
ou inconnus, en Grèce ou ailleurs, en qui se révéla, se
révèle et se révélera directement cette Connaissance.
Nous disons miracle parce que la raison et l'accumu-
lation de savoir de seconde main furent, sont et seront
à jamais incapables d'expliquer l'inconcevable réalité
au-delà du fait d'exister ou ne pas exister.
Il y a
Achevé d'imprimer en France par EPAC Technologies
N° d'édition: 4550414303119