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Bouton Christophe. La tragédie de l'histoire. Hegel et l'idée d'histoire mondiale. In: Romantisme, 1999, n°104. Penser avec
l'histoire. pp. 7-17;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1999.3404
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1999_num_29_104_3404
Résumé
La philosophie hégélienne de l'histoire contient deux niveaux étroitement liés l'un à l'autre. La
conception rationaliste de l'histoire affirme à la fois l'intelligibilité des événements historiques et
l'historicité de l'esprit qui se manifeste en eux. La théorie de l'histoire mondiale (Weltgeschichte), qui se
propose de comprendre l'histoire du monde dans sa totalité et selon un point de vue universel, est
fondée sur l'interprétation de trois thèmes complémentaires : la Révolution française de 1789, le
christianisme et la tragédie grecque. Il s'agit dès lors pour Hegel de concilier les notions de liberté et de
progrès, issues des Lumières, avec l'idée antique du destin, qui rend compte à ses yeux de la
dimension tragique de l'histoire.
Christophe BOUTON
La tragédie de l'histoire.
Hegel et l'idée d'histoire mondiale
en part rationnelle, n'est pas pour Hegel un simple principe d'intelligibilité, comme
chez Kant, elle est bien plutôt le fondement légitime et irréductible de toute
philosophie de l'histoire. Assurément, certains des prédécesseurs de Hegel, les philosophes
des Lumières comme Lessing, Fichte, Herder, ont interrogé le sens et les limites de la
rationalité de l'histoire, ils ont médité sur l'origine, le but final, l'orientation
providentielle de l'histoire, ils ont scruté en elle les traces du progrès, de l'éducation ou de la
perfectibilité du genre humain, pour en brosser à chaque fois un tableau général. Mais
aucun d'entre eux, pas même Kant, ne s'est vraiment penché sur la nature propre de
l'histoire, non sur ses diverses caractéristiques, mais sur ce qui la définit au plus
intime : l'historicité, ce qui fait la temporalité spécifique de l'histoire 3.
Il a fallu attendre le crépuscule des Lumières pour voir surgir la question de
l'histoire en tant que telle, que Hegel est le premier philosophe à avoir posée dans toute sa
radicalité. Son originalité est en effet d'avoir compris que la rationalité de l'histoire
implique l'historicité de la raison, ou plutôt de l'esprit. Hegel a forgé à ce propos,
semble-t-il le premier, le concept de Geschichtlichkeit, qui fut ensuite employé par
certains de ses contemporains, Heine, Rosenkranz, Rudolf Haym, puis consacré par le
comte Yorck, Dilthey, Heidegger et Marcuse. On trouve au moins deux occurrences
de ce concept dans le corpus hégélien. La première, qui se situe à l'origine dans
l'édition de Michelet des Leçons sur l'histoire de la philosophie, concerne les Grecs, qui
possèdent «le caractère de la libre, la belle historicité, de Mnémosyne, en vertu de
laquelle ce qu'ils sont est auprès d'eux-mêmes comme Mnémosyne»4. Mnémosyne
est pour Hegel la déesse de la mémoire, celle qui n'oublie jamais. Ce passage rappelle
ainsi que l'historicité est fondée sur l'intériorisation du souvenir (Erinnerung), qui
nomme la capacité pour l'esprit de dépasser et de conserver le passé dans l'actualité
d'un présent. À la raison kantienne éternelle, Hegel substitue la notion d'esprit qui est
intrinsèquement temporel, au sens où il garde dans son intériorité les étapes qu'il a
laissées derrière lui. C'est l'esprit qui permet, par les médiations du langage et du
souvenir, de transformer la négativité du temps de la nature, qui est sans nouveauté ni
progrès, en un temps historique, dont la trame est composée de développements et
d'avancées incessants. La deuxième référence explicite à l'historicité, issue également
de l'édition Michelet, renvoie cette fois-ci au christianisme :
Ce qui est essentiel chez les Pères orthodoxes de l'Église qui s'opposent à ces
spéculations gnostiques, c'est, en outre, qu'ils ont conservé la forme déterminée de l'objectivité,
de la réalité effective du Christ, mais de telle sorte que cette histoire a en même temps
l'Idée comme fondement, c'est-à-dire cette réunion intime de l'Idée et de la figure
historique. Il s'agit donc en même temps de la véritable Idée de l'esprit sous la forme
déterminée de l'historicité 5.
Les Pères de l'Eglise ont pressenti l'idée d'historicité, en affirmant contre les
gnostiques le caractère réel de la vie du Christ, c'est-à-dire la dimension historique de
3. Voir à ce propos l'article très suggestif de W. Jaeschke, «Die Geschichtlichkeit der Geschichte»,
Hegel-Jahrbuch, 1995, Berlin, Akademie Verlag, p. 363-373.
4. Vorlesungen iiber die Geschichte der Philosophie /, Werke 18, Frankfurt am Main, Suhrkamp,
p. 175, éd. Michelet, Werke XIII, p. 173.
5. Vorlesungen Liber die Geschichte der Philosophie II, Werke 19, Suhrkamp, p. 529-530, éd. Michelet,
Werke XV, p. 137. Sur l'origine de l'historicité dans la philosophie de Hegel, voir Leonard von Renthe-Fink,
Geschichtlichkeit, Ihr terminologischer und begrifflicher Ursprung bei Hegel, Haym, Dilthey und Yorck, Gôttin-
gen, 1 964, p. 20-46. Renthe-Fink signale les deux occurrences du terme Geschichtlichkeit que nous citons et se
prononce en faveur de l'hypothèse selon laquelle Hegel serait l'inventeur du néologisme (p. 29). Mais l'édition
de Michelet, qui mélange cours et manuscrits d'auditeurs, ne permet pas de vérifier ce fait avec certitude.
L'histoire du monde
La philosophie hégélienne de l'histoire présente deux niveaux étroitement corrélés,
qu'il convient néanmoins de distinguer. A la conception rationaliste de l'histoire,
reposant sur les notions d'esprit et d'historicité, se greffe une théorie de l'histoire
mondiale (Weltgeschichte), qui se donne pour tâche de penser l'histoire d'un point de
vue absolument universel, selon la totalité des aspects qui caractérisent le
développement des hommes. S 'agissant de ce projet, Hegel entend se démarquer des historiens
de métier, y compris de Ranke8, parce qu'ils limitent toujours leurs recherches à une
partie de l'histoire (l'histoire spéciale), ou se contentent, quand ils prennent plus de
6. Vorlesungen iiber die Geschichte der Philosophie, Teil I, Einleitung, hrsg. von P. Garniron und
W. Jaeschke, Hamburg, F. Meiner, 1994, p. 6 (cours de 1823).
7. Voir la Science nouvelle de 1744, livre I, section III, citée par P. Christofolini, Vico et l'histoire,
Paris, PUF, 1995, p. 23.
8. Le célèbre historien Ranke a commencé sa carrière à l'Université de Berlin en 1825, où il a côtoyé
Hegel quelques années. Sur ce point, voir S. Jordan, «Der Weltgeist als Betruger oder das kleiniche Interesse
des Historikers. Elemente geschichstheorischen Denkens bei Hegel und Ranke», Jahrbuch fiir Hegelfor-
schung, Band 3, 1997, Sankt Augustin, Academia Verlag, p. 219-243.
9. «die philosophische Weltgeschichte, die allgemeine Weltgeschichte» . Nous citons Die Vernunft in
der Geschichte (noté VG), hrsg. von J. Hoffmeister (1955), Hamburg, F. Meiner, 1994, p. 3. Sur ce concept
de «Weltgeschichte», voir J. D'Hondt, Hegel, Philosophe de l'histoire vivante, Paris, PUF, 1987,
p. 420-428.
10. Principes de la philosophie du droit (noté PPD), §340, trad. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 1998,
p. 411. Le traducteur rappelle le vers de Schiller, tiré du poème Resignation (1788) : «Die Weltgeschichte
ist das Weltgericht».
de l'histoire mondiale n'est pas suffisamment fondée dans le système hégélien, et qu'elle
ne fait qu'oblitérer la découverte primordiale de l'historicité n. Sans aller aussi loin,
disons plutôt qu'il semble difficile, en effet, de faire le lien entre la conception de
l'historicité de l'esprit, dégagée en premier dès les années d'Iéna (1800-1807) 12, et l'idée
d'histoire mondiale, développée surtout à partir de 1816, à Heidelberg puis à Berlin. Il
est toutefois possible de repérer et d'esquisser certaines des médiations qui assurent,
dans la pensée de Hegel, le passage de l'une à l'autre de ces deux approches de l'histoire.
Alors que la nature suit un cycle ennuyeux et répétitif, l'esprit est «toujours un
progrès vers un stade plus élevé» )V. L'idée, chère à Vico, que l'histoire obéisse à une
loi de cyclicité, conformément à laquelle elle connaisse régulièrement des retours en
arrière, est absolument étrangère à Hegel, qui considère que les régressions ou les
répétitions sont des épisodes certes inévitables, mais minoritaires et provisoires. Fort
de cette conviction, ce dernier n'a pas de mots assez durs pour stigmatiser ceux qui
veulent revenir à des formes politiques passées. Dans une lettre à son ami Niethammer
du 5 juillet 1816, il compare les partisans de la réaction en Europe - notamment celle
contre Bonaparte - à des «fourmis», des «puces» ou des «punaises», qui ne
sauraient arrêter la progression de l'esprit du monde, comparé à une «phalange cuirassée
et compacte», ou à un «colosse» qui a chaussé «les bottes de sept lieues» 18.
Il est clair que l'interprétation hégélienne du christianisme est également une
composante essentielle de sa théorie de l'histoire universelle. Non pas au sens où celle-ci
serait, comme le pense Karl Lôwith, une simple sécularisation de l'eschatologie
chrétienne, qui remplacerait le Jugement dernier par le tribunal du monde (Weltgericht), et
la Providence par la ruse de la raison et la foi dans le progrès 19. Dans l'esprit de
Hegel, l'apport déterminant de la religion chrétienne, qui s'est exprimé au travers de
l'historicité de la vie du Christ, est avant tout d'avoir affirmé et répandu le principe
de la quatrième époque de l'esprit du monde - le règne chrétien germanique auquel
appartient encore le XIXe siècle — selon lequel tous les hommes sont libres. Il a pu
songer, à ce propos, à l'épître de Paul aux Galates (3, 28) : «il n'y a plus ni Juif, ni
Grec; il n'y a plus ni esclave, ni homme libre; il n'y a plus l'homme et la femme; car
vous n'êtes qu'un en Jésus Christ». Le principe de la liberté universelle, qui reconnaît
à chaque homme la puissance infinie de la décision, est « le gond autour duquel tourne
l'histoire mondiale»20, son irruption marque une rupture qui coupe l'histoire en deux,
fermant une époque, ouvrant une autre sur des bases entièrement nouvelles.
La troisième source, plus reculée et moins manifeste, à laquelle Hegel a puisé le
matériau et certaines intuitions décisives pour l'élaboration de sa philosophie de
l'histoire mondiale, est la pensée grecque, en particulier celle du tragique. Autrement dit,
la conception de la Weltgeschichte contient nombre de motifs hellénistiques, repensés,
transformés dans les cadres du système hégélien. Au premier d'entre eux se trouve le
thème du destin, qui constitue la définition initiale que le jeune Hegel a donnée de
l'histoire 21. Dans les fragments de la période de Francfort, publiés en 1907 sous le
titre L'Esprit du christianisme et son destin, l'histoire des peuples ou des individus est
en effet conçue comme un combat contre un destin, qui commande leur évolution du
début à la fin de leur développement temporel. Chaque grand peuple a son propre
destin. Le peuple juif, la communauté chrétienne, ainsi que les individus exceptionnels
ici sur un point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine». Dans les Vorlesungen iiber die
Philosophie der Geschichte (p. 533), Hegel écrit, à propos de Napoléon, qu'«on n'a jamais remporté de
plus grandes victoires, jamais exécuté de plus grands coups de génie» (trad. J. Gibelin, p. 343).
17. Vorlesungen iiber Naturrecht und Staatwissenschaft (Heidelberg 1817/18), Nachgeschrieben von
P. Wannenmann, Hamburg, F. Meiner, 1983, p. 257.
18. Correspondance, trad, citée, t. II, p. 81.
19. De Hegel à Nietzsche, trad. R. Laureillard, Paris, NRF, 1969, p. 264- 268.
20. Vorlesungen iiber die Philosophie der Geschichte, p. 386, trad. J. Gibelin, p. 247.
21. Nous avons abordé cette question dans un article intitulé «Temps et destin chez le jeune Hegel. À
propos de l'essai de 1798 sur la constitution du Wurtemberg», à paraître fin 1999 dans le n° 5 du Jahrbuch
fiir Hegelforschung.
qui furent à leur tête, Abraham, Jésus, subissent un destin qui semble être une
puissance hostile, impersonnelle, qui les voue au malheur, à l'image de YAnankè, mais se
révèle en vérité un partage - Moira — qui fait partie intégrante de leur vie, et dans
lequel une marge de liberté leur est accordée avec la possibilité d'une réconciliation.
Cette intuition se retrouve, de façon plus implicite, dans la théorie achevée de l'histoire
du monde, exposée dans les Principes de la philosophie du droit de 1820. Hegel
indique que les principes des esprits des peuples sont à chaque fois particuliers, bornés
à une époque précise, de sorte que l'esprit du monde, qui est infini, n'obtient jamais à
travers ceux-ci qu'une réalisation limitée et provisoire. C'est la raison pour laquelle
les peuples ne peuvent perdurer sur la scène de l'histoire universelle, et doivent laisser
place à une nouvelle figure de l'esprit :
leurs destins et leurs actes dans leur rapport mutuel sont la dialectique phénoménale de
la finite de ces esprits, à partir de laquelle l'esprit universel, Y esprit du monde, se
produit comme ce qui est dépourvu de bornes, tout comme c'est lui qui, à même ces
esprits, exerce son droit - et son droit est le plus élevé de tous - dans V histoire du
monde, en tant que tribunal du monde. {PPD, §340, p. 411)
Hegel comprend l'histoire limitée de chaque peuple «historico-mondial» (weltges-
chichtlich) comme un «destin» qui comporte trois temps. Après une période de
croissance et d'épanouissement, qui va de l'enfance à la prise de conscience claire de son
principe, vient l'époque où le peuple prend part à l'histoire mondiale et y accomplit sa
tâche. Il jouit alors, dit Hegel, d'un droit absolu, celui même de l'esprit universel, qui
l'emporte sur toute autre forme juridique. Mais en vertu de la liberté infinie de
l'esprit, le peuple dominant, une fois son acmé atteint, doit céder la place au surgissement
d'un principe supérieur, incarné par un autre peuple, et il entame une période
irréversible de décadence, de corruption, ou de stagnation 22. Il est significatif que le grand
homme, qui est à la tête du peuple historico-mondial, reproduise, au niveau
individuel, le même mouvement ternaire, et connaisse également un «destin» tragique qui
fait de lui, après qu'il a achevé son œuvre historique, une «douille vide» (VG, p. 99-
100). La défaite et l'abdication forcée de Napoléon offrent ainsi pour Hegel le
«spectacle effrayant et prodigieux» d'un «énorme génie» qui accomplit son destin en étant
contraint de se détruire lui-même, c'est «la chose la plus tragique qui soit», à laquelle
le monde, pareil au «chœur dans la tragédie antique», assiste indifférent23.
L'objet de la philosophie de l'histoire est de montrer «comment l'esprit d'une
époque exprime son principe dans toute la réalité et le destin de celle-ci, dans
l'histoire»24. L'histoire du monde apparaît, du même coup, comme une dialectique infinie
résultant de l'enchaînement des destins des peuples particuliers. Est-elle pour autant
un fatum qui annulerait par avance toute liberté? En aucun cas. Hegel prend soin de
préciser que l'histoire mondiale n'est pas soumise au fatalisme ou à quelque
déterminisme causal inéluctable, car elle n'est pas «la nécessité abstraite et dépourvue de
raison d'un destin aveugle» (PPD, §342, p. 412). Le destin des peuples historiques est
22. Voir les Principes de la philosophie du droit, §347, trad. J.-F. Kervégan, p. 414-415.
23. Voir la lettre à Niethammer du 29 avril 1814, Correspondance, trad, citée, t. II, p. 31. Napoléon
avait été contraint d'abdiquer le 6 avril 1814.
24. Vorlesungen iiber die Geschichte der Philosophie, Teil I, Einleitung, p. 60 (cours de 1820). On peut
rapprocher ce texte de celui moins tardif du §202 de la Propédeutique philosophique (rédigée à partir de
1808), où est également présent le thème du destin : «l'histoire philosophique [...] considère, de façon
capitale, l'esprit universel du monde, la manière dont il a parcouru, dans une corrélation interne, à travers
l'histoire des nations en apparence séparées, et à travers leurs destins, les diverses étapes de sa formation», trad.
M. de Gandillac, Paris, Minuit, 1990, p. 219.
pensé non pas selon YAnankè, la Nécessité aveugle, qui en est la forme la plus
abstraite, celle qui pour les Grecs s'imposait aux hommes et aux dieux eux-mêmes. Il
correspond plutôt à la Moira, et exprime comme tel une puissance qui s'accorde avec
la liberté. Parce que l'esprit est «en soi et pour soi raison», l'histoire universelle,
poursuit Hegel, «est le développement, nécessaire de par le seul concept de la liberté
de l'esprit, des moments de la raison, et, en cela, de la conscience de soi et de la liberté
de l'esprit» {ibid.). Autrement dit, le destin de l'histoire du monde n'est rien d'autre
que la liberté infinie de l'esprit, dont le développement progressif délimite les
différentes époques. Les individus et les peuples agissent librement, mais dans les cadres
de conditions sociales et politiques déterminées, qui constituent leur historicité, leur
partage, un destin dans l'horizon duquel seul ils peuvent façonner leur histoire.
Hegel s'efforce ainsi de concilier la nature destinale de l'histoire, qui accentue sa
dimension tragique, avec l'idée, issue des Lumières, du progrès de la liberté. C'est
pourquoi il délaisse peu à peu le vocabulaire du destin, souvent employé dans les
premiers essais de jeunesse, au profit de celui de la raison, qui imprègne toute la
philosophie de l'histoire mondiale. Mais il reste attentif à l'aspect tragique de l'histoire,
symbolisé par la caducité des grandes civilisations, que Volney avait décrite dans son
ouvrage de 1791 intitulé Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires,
dont le deuxième chapitre - «Méditation sur les ruines» - avait été traduit dès 1792
dans la revue Minerve sous le titre Die Vergânglichkeit menschlicher Dinge 25. Dans un
cours de 1817/18, qui constitue la première ébauche de sa philosophie du droit, Hegel
interprète le nécessaire déclin des peuples selon les schemes de la tragédie grecque :
L'histoire mondiale est cette tragédie divine (gôttliche Tragôdie), où l'esprit s'élève au-
dessus de la pitié, de la vie éthique (Sittlichkeii), et de tout ce qui, partout ailleurs, a
pour lui une valeur sacrée, où l'esprit s'accomplit lui-même. C'est avec tristesse qu'on
peut considérer le déclin des grands peuples, les ruines de Palmyre et de Persépolis, où,
comme en Egypte, tout est réduit à l'état de mort. Mais ce qui a sombré, a sombré et
devait sombrer26.
Hegel explicite une intuition qu'il avait eue dans l'un de ses textes de jeunesse,
l'article de 1803/04 sur le droit naturel, où, s'inspirant de Sophocle et d'Eschyle, il
avait comparé l'histoire à «la tragédie que l'absolu joue éternellement avec lui-
même» 27. Dans la perspective du cours de 1817/18, l'histoire du monde est une
tragédie, parce qu'elle offre un spectacle qui ne peut inspirer, à celui qui la contemple, que
crainte et compassion : chaque peuple qui y participe est en proie à un destin, qui
l'entraîne nécessairement à sa perte. La tragédie de l'histoire, divisée en trois actes —
montée en puissance, gloire, et déclin -, est «divine», au sens où l'esprit du monde,
qui remplace ici les dieux grecs, règne sur le cours des événements, et édicté ses
arrêts sans appel. Cette représentation métaphorique de l'histoire mondiale ne signifie
pas, là non plus, que les hommes soient le jeu d'une puissance étrangère à leur volonté,
comme les instruments d'une instance qui les dépasse absolument. Au contraire,
l'histoire mondiale est pour Hegel une tragédie moderne, où les actions politiques des
hommes occupent une place irréductible, ainsi que le suggère ce passage :
Lorsque jadis Napoléon s'entretint avec Goethe sur la nature de la tragédie, il émit
l'opinion que la tragédie moderne se distinguait de l'ancienne essentiellement en ceci
25. Voir sur ce point J. D'Hondt, Hegel secret, Paris, PUF, 1968, p. 83-113.
26. Vorlesungen iiber Naturrecht und Staatwissenschaft, p. 256.
27. Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1990, p. 69.
que nous n'avions plus de destin sous lequel les hommes succombaient, et que la
politique avait pris la place de l' antique fatum (des alten Fatum). Celle-ci devait donc être
utilisée comme la version moderne du destin (als die neuere Schicksal), comme la
puissance (Gewalt) irrésistible des circonstances à laquelle l'individu avait à se plier28.
Le destin «moderne» propre à l'histoire mondiale se compose de deux
déterminations opposées et néanmoins inséparables : il désigne la force des circonstances
données, la contrainte de l'historicité, au sein de laquelle la liberté politique des individus
est requise, et a toujours la possibilité de jouer son rôle.
Si l'histoire universelle est conçue sur le modèle d'une tragédie, on ne doit pas
s'étonner que les acteurs de celle-ci, les individus historiques, doivent, aux yeux de
Hegel, «être appelés des héros» (VG, p. 97). La théorie des grands hommes fait en
effet souvent écho à la conception hégélienne du héros antique, tel qu'il est représenté
chez Homère ou dans la tragédie grecque. Ceci est vrai tout d'abord pour ce que
Hegel nomme «le droit des héros (Heroenrecht) à fonder des États» (PPD, §350,
p. 417). Parce que le droit ne saurait être établi historiquement par un quelconque
«contrat social», force est d'admettre qu'une certaine violence est à l'origine de la
création des États. En d'autres termes, c'est la violence des «héros» qui, par
l'institution de structures politiques, met fin à la violence des hommes régnant dans l'état
préjuridique. Seule la première est légitime, parce qu'elle est fondée sur «le droit absolu
de l'idée» (ibid.), c'est-à-dire sur la volonté de sortir de l'état de nature, qui n'est que
violence et inertie, afin d'instaurer un domaine où la liberté est possible, celui même
de l'histoire29. Comme le montre un passage du cours d' Esthétique consacré à «L'âge
des héros» (Heroenzeit), tel qu'il est dépeint dans l'art, le héros fondateur d'État
correspond trait pour trait aux héros antiques célébrés par les poètes grecs 30. Le monde
du héros antique est l'exact opposé de celui de l'État constitué, où les individus sont
soumis à la puissance universelle des lois, il correspond à une période sans ordre
juridique stable, dans lequel quelques individualités, comme Achille ou Hercule,
entreprennent grâce à la grandeur exceptionnelle de leur caractère des actions d'éclat. Le
héros est, pourrait-on dire, «une force qui va». Il obéit à sa propre loi, à l'image
d'Oreste, et sa vertu est Yarétè grecque qui fait de lui un individu plastique, capable
d'allier l'extrême particularité de sa personnalité avec le souci d'un intérêt universel,
au service duquel il se met :
Les héros, en revanche, sont des individus qui, à partir de l'autonomie de leur caractère
et de leur arbitraire, prennent sur eux et mènent à bien la totalité d'une action, et chez
lesquels le fait d'accomplir ce qui est légitime et éthique apparaît comme l'affaire de
leurs convictions individuelles (CE, I, p. 248).
Hegel sait bien que les Monarques des temps modernes n'ont plus grand chose à
voir avec les héros de l'ère mythique, dont la disparition fait en réalité partie du
progrès de l'esprit, et résulte de l'avènement de la subjectivité infinie qui caractérise
l'individu moderne. Toutefois, ce n'est pas sans une certaine nostalgie qu'il évoque l'âge
des héros, qui n'existent plus à son époque que dans les représentations artistiques, à
l'image du personnage Karl Moor de Schiller :
28. Vorlesungen iiber die Philosophie der Geschichte, p. 339, trad. J. Gibelin (modifiée), p. 215.
29. Voir sur cette question de l'origine de l'État selon Hegel les indications de J.-F. Kervégan, PPD,
trad, citée, note 1, p. 417, et note 1, p. 175.
30. Voir Cours d'Esthétique (noté CE), t. I, trad, de J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Paris, Aubier,
1995, p. 240 et suiv. Nous devons à Gérard Lebrun d'avoir attiré notre attention sur l'importance de ce
texte pour l'interprétation de la philosophie hégélienne de l'histoire.
(Paris)
33. Voir Vorlesungen iiber die Philosophie des Geistes (Berlin 1827/28), Nachgeschrieben von J.E.
Erdmann und F. Walter, Hamburg, F. Meiner, 1994, p. 252-253.
34. Le rôle déterminant de la passion s'accorde donc avec l'idée de Hegel selon laquelle une action
« authentiquement tragique» repose sur «le principe de la liberté et de l'autonomie individuelles», Cours
d'esthétique, t. III, Paris, Aubier, 1997, p. 504.
35. Dans Essais, t. 2, trad, de M. de Gandillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 200.