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Mémoire rédigé par Jeanne Proust,

sous la direction de Michel Philippon

Master 2, UFR de Philosophie


Université Michel de Montaigne Bordeaux III.
Année universitaire 2008/09

LA FORCE DES HABITUDES

Anthropologie philosophique de la notion de sclérose : genèse, emprise, libération

Rust never sleeps1

1
« La rouille ne dort jamais » : titre d’un album de Neil Young enregistré en 1979, repris par un slogan
publicitaire pour un produit anti-corrosion.

1
« Toute habitude rend notre main plus spirituelle et notre esprit plus malhabile ».2 L'habitude, loin
d'être exclusivement réservée au corps, concerne fondamentalement toutes nos idées et impressions. La
réitération des mêmes gestes, physiques ou mentaux, peut modeler la physionomie comme la personnalité
de l’individu. Nietzsche va jusqu'à attribuer la spiritualité au corps qui s'est habitué à certains mouvements :
la main exercée devient experte et peut prétendre atteindre une quasi-perfection dans l'exécution artistique
ou artisanale, par exemple. L'habitude corporelle est la condition de l'excellence, de l'admirable. A l'inverse,
l'esprit semble plutôt victime de l'habitude. Cette dernière le réduirait selon Nietzsche à une mécanique
défaillante : l'esprit se voit attribuer l'adjectif péjoratif de « malhabile », normalement réservé au corps. Si
l’habitude cultive le corps, et peut donc constituer un atout, elle est aussi souvent responsable,
parallèlement, d’une déperdition progressive de la faculté d’adaptation, de l’ouverture, de la flexibilité de
l’esprit - déperdition qui constitue l'objet principal de cette étude.3 La répétition régulière et ininterrompue
du même mouvement renforce le muscle qu’elle fait travailler, affine le sens qu'elle exerce, mais affaiblit,
handicape l’intellect en évinçant peu à peu ce que la nature humaine comporte d'imprévisible, de
nouveauté et de liberté radicales. Ainsi tous les domaines de la vie humaine sont-ils confrontés au danger
que représente ce que l’on appellera ici la sclérose : sclérose des usages personnels ou collectifs, des
coutumes, des règles et des normes ; sclérose des valeurs morales et artistiques, des institutions politiques,
des structures sociales. L'individu comme le groupe social oscillent entre maintien, durcissement
inconscient des habitudes, et aspiration à la nouveauté. D'une part s'imposent la paresse, le confort du déjà-
vu, l'assurance que procurent les vieilles valeurs ancrées depuis longtemps - dont l'ancienneté même est
valeur, la valeur par excellence. S'y trouvent liées la crainte de l'inconnu, la réticence face à ce qui n'est pas
encore reconnu par la communauté. D'autre part, l'homme éprouve intimement cette volonté de
bouleverser le donné habituel, de sortir au contraire d'une réitération stérile qui le rend finalement, de
manière paradoxale, étranger à lui-même.
Plusieurs paramètres sont à prendre en compte pour qui veut s'efforcer de saisir le processus de la
pensée à la lumière de l'habitude. D'abord, bien qu'il ne nous préoccupera qu'à titre secondaire, nous ne
chercherons pas à occulter le profit que l'esprit peut tirer de l'habitude. Le rôle positif, parce que productif
de l’habitude pourra même en un sens nous permettre de répondre à la question de la sclérose. Conçue
comme exercice, entraînement, l’habitude contribue à améliorer, perfectionner certaines dispositions
intellectuelles ; condition d'apprentissage d'une méthode bien réglée, elle est à l'origine moins d'une raideur
que d'une rigueur toute bénéfique à l'épanouissement de l'esprit. Définie comme une disposition du corps
2
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, in Œuvres II, Robert Laffont – Bouquins, 1990, p. 159
3
On a donc là deux définitions de l'habileté : l'habileté au sens le plus familier : celle du corps, qui grandit avec
l'habitude ; et celle de l'esprit, qui quant à elle s'étiole avec l'habitude : l'habileté prend pour la pensée le sens
d'agilité, de plasticité, et vise à exclure tout mécanisme (implicite dans la notion de savoir-faire, par exemple), ce
qui n'est pas le cas pour l'habileté corporelle.

2
ou de l'esprit acquise par la répétition des mêmes actes, l'habitude se trouve ensuite être à l'origine d'une
grande aptitude à exercer ces actes. C'est en ce sens qu'Alain va jusqu'à parler de libération par l'habitude :
« L’habitude n’asservit point mais au contraire libère, faisant couler en quelque sorte
le vouloir jusqu’aux fibres les plus intimes des membres, de façon que l’action la plus
nouvelle et la plus imprévue soit exécutée en perfection, non point après qu’elle a été pensée,
mais dans le moment même qu’elle est pensée. »4

Grâce à l'habitude, l'action se trouve facilitée. A partir d'une volonté première, active, un vouloir
diffus va envahir le corps ou l'esprit au fur et à mesure de la réitération : on pourrait ici remplacer
« membres » par « composantes mentales », en lien direct ou indirect avec le mouvement corporel.
L'effort de la volonté est supprimé au même titre que le décalage chronologique entre la pensée de l'action
et l'action elle-même. L'habitude donne de la justesse, de l'acuité au coup d'œil, de l'aisance à l'expression
orale ou écrite. Elle « dégrossit » la réflexion qui se fait plus aigüe et rigoureuse. Issue non de la paresse,
mais d'une volonté réfléchie, l'habitude est donc l'outil indispensable de l'apprentissage ; elle se fait
expérience, savoir-faire nécessaire dans tous les arts, dans toutes les techniques du corps comme de l'esprit.
L'habitude devient ici moyen, gage même de qualité dans le travail, de l'action la plus quotidienne et banale
(cuisiner, par exemple) à la performance la plus artistique (jouer du Paganini ou, pour le poète, écrire un
sonnet). Elle endurcit ainsi des capacités dont on vante alors, plutôt qu'on ne la blâme, la solidité : la bonne
matière est celle qui garde la forme.
Concernant les aspects positifs de l’habitude donc, on pense d’abord à l'apprentissage, à
l'éducation, à l’exercice qui fait progresser ; mais il ne faut pas par ailleurs négliger le confort que procure
l’habitude. Notre notion est en ce sens liée au bonheur par nombre de penseurs. Lisons Benjamin Constant
par exemple : « Rien de plus absurde que de violenter les habitudes, sous prétexte de servir les intérêts. Le
premier des intérêts, c'est d'être heureux, et les habitudes forment une partie essentielle du bonheur ».5
Raymond Radiguet souligne lui aussi, dans Le Diable au corps, l’agrément que nous procure la répétition
des mêmes gestes : « Ce n'est pas dans la nouveauté, c'est dans l'habitude que nous trouvons les plus
grands plaisirs ».6 Le sentiment de l'agréable se trouve en effet très souvent lié à l'habitude, imprimée à nos
facultés physiques, et, plus insidieusement, à nos facultés intellectuelles et morales. Être « en terrain
connu » procure un sentiment de sécurité, une assurance : nous sommes dispensés de tout effort corporel,
mental ou social. Nos muscles habitués à tel ou tel mouvement n'en ressentent plus de douleur. L'habitué de
tel restaurant s'y rend comme il se rendrait chez lui, en toute confiance, sans avoir à prouver quoi que ce soit
à quiconque se trouve dans ce lieu familier. On retrouve finalement ici l'idée de paresse, aussi inséparable
de celle d' « habitude sclérosante » que celle d'effort en est distinct. Le type de bonheur que procure une

4
Alain, Préliminaires à l'esthétique, classiques UQAC, p. 134
5
Constant, Benjamin, De l'esprit de conquête et de l'usurpation, GF, 1986, p. 121
6
Radiguet, Raymond, LeDiable au corps (1923), Le livre de poche, 2000, p. 55

3
habitude misonéiste, qui ne recherche et n'entretient que la facilité, exclut la liberté en confinant à la
dépendance. On s'aperçoit donc bien vite que l'approche de l’habitude comme source de confort nous
mène tout droit à la perspective qui sera plus particulièrement la nôtre, à savoir l'effet sclérosant de cette
habitude.
L' « homme d'habitude », routinier, s'irrite du moindre changement qui advient dans sa vie ; il est
« grognon comme un vieux chien qu'on aurait dérangé dans ses habitudes »7, selon l’expression de Céline
qui souligne par ailleurs ainsi le caractère instinctif, animal de l’habitude. Sortir d'une habitude ancrée en
nous depuis longtemps est aussi inconfortable que de sortir de soi-même. L'habitude acquise constitue une
donnée individuelle parfois si inextirpable qu'elle ne se distingue plus très bien de l'inné, comme le
caractère ne se dissocie que difficilement de l'idiosyncrasie, du tempérament dans l'étude de la personnalité.
L'étymologie nous le confirme : habitude vient du latin habitudo, qui au XIVème siècle signifiait
« complexion » : l'habitudo renvoie à la constitution intime, au tempérament d'un sujet. D'où le proverbe,
né avec Aristote, qui donne à l'habitude le statut de seconde nature, se superposant à la première, purement
biologique, au point même de l'absorber, de la supplanter. L’habitude habille cette première nature, elle est
l’habit qui finit par faire le moine : l'être humain ne se définirait finalement que par la somme de ses
habitudes. En cela, dire d'une habitude qu'elle est enracinée ou invétérée est un pléonasme. « Chaque fois
qu'on perd une habitude, remarque Victor Hugo, il semble qu'on perde quelque chose de la vie. Et dans le
fait la vie n'est que la plus grande et la plus longue de nos habitudes ».8 Mais peut-on affirmer pour autant
que notre existence ne soit régie que par la tendance à répéter et conforter le même ? Si « ek-sister », c’est
sortir de soi-même, et par là, sortir d'habitudes faites instincts, il faut envisager en l'homme la possibilité
toujours ouverte d'agir et de penser autrement, d'introduire du changement dans sa perception, sa réflexion
et ses actes.
Nous subissons le plus souvent nos habitudes. Quand bien même elles naîtraient d’une volonté
réfléchie (ce qui est loin d'être toujours le cas), l’individu concerné ne souhaiterait pas nécessairement que
cette volonté se transmue en habitude. L'habitude qui fait naître la routine fige le sujet jusqu'à lui ôter toute
possibilité de jouir de son hypothétique libre-arbitre. Nous façonnons nos habitudes, puis nos habitudes
nous façonnent ; la liberté cède la place - sans forcément qu'il y ait conscience de ce sournois glissement - à
l'asservissement. « L'habitude fixe nos goûts, nos aptitudes et ainsi rétrécit notre champ de disponibilité »9,
dit Ricœur : d’instrument idéal pour l’apprentissage, elle se fait appauvrissement et fixation, obstacle par
excellence au mouvement de la vie en ce qu’il serait « jaillissement perpétuel d’imprévisible

7
Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, dans Romans, t.1, édition présentée,
établie et annotée par Henri Godard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1981
8
Hugo, Victor, Œuvres complètes, Robert Laffont - Bouquins 1989, p. 112
9
Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté, t.2, Finitude et culpabilité, 1er volume, Aubier, 1960, p. 74

4
nouveauté »10, selon la fameuse formule de Bergson. L’habitude, née d'une norme, d'un accident ou d'une
volonté, creuse son terreau dans le corps et l’esprit de l'individu souvent jusqu’à gangrener le peu d’aptitude
au dépaysement qui lui restait. Elle nous fait nous sédentariser dans des tendances, nous fait habiter
toujours le même quotidien prévisible, nous fait toujours sillonner la même routine anesthésiante. Nous
avons écrit plus haut que l'habitude pouvait affiner les sens ; certes, mais d'une part ces sens orientent leur
attention, leur acuité dans une direction très spécifique, cependant que la multiplicité des impressions plus
communes passe inaperçue. D'autre part et le plus souvent, on ne prête pas attention à ce qui est familier, à
ce dont on a l'habitude – qui ne renvoie plus ici à l'exercice actif, à la concentration appliquée, mais à
l'habitude qui se dérobe à la conscience, activité négative en ce qu'elle réduit à néant des ressentis qui
pourtant avaient d'abord été vifs. On peut donner l'exemple, que prend d'ailleurs Leibniz, du meunier qui, à
force d'entendre le bruit du moulin qui tourne, ne le remarque plus. La sensation, originellement source de
plaisir, de douleur ou de curiosité, s'amenuise jusqu'à passer inaperçue chez celui qui s'y habitue.
Nous comprendrons dans cette étude l’habitude d'abord comme résultat, comme disposition
acquise, de corps ou d’esprit, du fait de la réitération des mêmes actes ou mêmes situations, et donnant lieu,
en aval, à cette réitération de l'exercice - exis ou hexis, en grec, renvoie à l'actualisation de la disposition, et
par suite à l'habitude. Elle se définit par ailleurs comme plasticité naturelle appelant la rigidité,
correspondant cette fois à la possibilité qu’ont les êtres vivants de « contracter » des habitudes.11 L’habitude
renvoie donc à la fois à un penchant particulier, assimilé dans le passé et déterminant pour le futur, et au
processus général d’assimilation, d'habituation, d'accoutumance. La temporalité envisagée notamment
comme vieillesse, comme facteur sclérosant, constituera un thème incontournable de notre sujet. C’est
progressivement, en vieillissant, que les habitudes se raidissent, et deviennent proprement constitutives de
tout notre être ; c’est là ce qui fait dire à Picasso la difficulté qu'il y a à vouloir redevenir un enfant. La
tendre enfance (au sens propre de malléable, ouverte à tous les possibles) apparaît comme une sorte de
paradis trop vite perdu, et quasi impossible à retrouver. D'abord, les actualisations, a fortiori quand elles
sont répétées, ôtent les virtualités : la vaste potentialité de l'enfant doit se restreindre pour passer à l'actuel.
Ensuite, outre la restriction, la spécialisation qu'implique cette actualisation répétitive, les habitudes se font
mécanismes. Aussi infimes qu'elles puissent nous sembler, elles risquent toujours, avec le temps, de se
déformer en automatismes, de s'endurcir au point de scléroser pensées et comportements, nous enfermant
ainsi dans un statu quo sans imprévisibilité envisageable. Rousseau avait bien vu ce danger de la sclérose :
l’un des objectifs majeurs de sa pédagogie est en effet de l’éviter : « la seule habitude que l'on doit laisser
prendre à un enfant est de n'en contracter aucune ».12

10
Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, classiques UQAC, p. 21
11
Ainsi, le singulier du terme « habitude » renvoie au processus en général, à la possibilité de contracter des
habitudes alors que le pluriel s'applique uniquement aux habitudes-résultats.
12
Rousseau, Jean-Jacques, Émile ou de l'éducation, Garnier-Frères, 1962, p. 43

5
Notre réflexion, dont on vient de dessiner les pistes, se concentrera donc sur la sclérose comprise
comme raidissement, anesthésie paralysante trouvant son origine dans l'habitude.13 Le terme de sclérose,
étymologiquement, renvoie au grec sklêros, qui signifie dur ; la sclérose désigne avant tout, au sens propre,
une maladie qui entraîne un durcissement des tissus dans les régions atteintes du cerveau et de la moelle
épinière. En médecine, on parle notamment de sclérose en plaques et d'artériosclérose (« Induration
pathologique d'un organe ou d'un tissu organique, due à une prolifération de tissu conjonctif »14). Au sens
figuré, celui qui nous intéresse ici, la sclérose conserve l'idée de durcissement : le terme désigne un état,
jugé défectueux, de ce qui ne sait plus évoluer ni s'adapter, qui a perdu toute souplesse ; il est proche de
ceux, déjà évoqués, de vieillissement, de paralysie, d'engourdissement. La sclérose, qui renvoie comme
l'habitude autant à un processus qu'à l'aboutissement de ce processus, peut toucher l'individu comme le
groupe social - en des domaines si variés qu'il serait facile de se noyer sous un déluge d'exemples. Nous
cantonnerons donc notre analyse aux quelques champs, tantôt historiques, tantôt théoriques, qui nous ont
semblé les plus « symptomatiques », d’après l’intérêt qu’ils présentent pour l’analyse, et en vue d’obtenir
des variantes assez différenciées pour pouvoir répondre aux questions suivantes : De quelle ontologie du
temps, de quelle chronologie - au sens le plus fondamental - relève l’analyse de la sclérose ? Dans quelle
mesure et de quelle manière le processus de sclérification des habitudes constitue-t-il une donnée
structurante fondamentale du devenir individuel et de la société ? A quelles conditions peut-on espérer
sortir de l'immobilisme, du piétinement intellectuel, social, culturel auquel peuvent mener les habitudes ?
Notre étude sur le pouvoir des habitudes, de l'action répétée dans le temps, s'orientera donc certes
sur l'individu particulier, sur la manière dont le sujet vit la double tendance, variable, de l'aspiration ou de la
réticence au changement, du bien-être ou de l'angoisse provoqués par la routine. Mais nous nous
pencherons par ailleurs sur des phénomènes débordant largement la sphère individuelle : l’apparition d'un
néo-classicisme sclérosé dans l’art du XIXe siècle est ainsi, par exemple, révélatrice du poids des habitudes
comprises ici en termes de tradition esthétique ancrée dans les regards. Le conformisme, tendance
spontanée, et la norme disciplinarisante, exercice imposé, nous éclaireront aussi sur les variantes sociales de
l'habitude. Les sciences, et la philosophie elle-même, ne sont pas à l’abri de mécanismes de pensée
irréfléchis, mécanismes qui systématisent, rigidifient un contenu se voulant pourtant au plus proche du réel
et de la vie. On s'attachera donc tout d'abord, dans une partie préliminaire, à considérer les principaux
auteurs dont l'approche de l'habitude nous permette d'apercevoir son aspect potentiellement sclérosant. Il

13
Il est sans doute possible d'envisager cette notion de sclérose sous un autre angle que celui de son rapport avec
l'habitude, mais il nous a semblé que c'était là le sens le plus essentiel de la sclérose ; il intéressera donc
exclusivement notre propos. Le raidissement du corps ou de la pensée n'a pas forcément besoin de la répétition ;
il peut être soudain, ou ne naître que du passage du temps sur l'immobilité. En cette dernière acception
cependant, l'être humain ne peut que difficilement être concerné ; il agit, et son immobilité se comprend
davantage comme répétition d'actes similaires, même infimes, que comme inertie au sens propre.
14
Définition du dictionnaire Le Robert, dictionnaire d'aujourd'hui, france loisirs, 1994

6
s'agira de rappeler quels éléments la philosophie a apportés pour la compréhension du processus fixateur,
raidissant, déterminant de l'habitude. L'objet du présent travail sera, dans un second temps, en partant de cet
apport philosophique, de décrire et d'analyser différentes formes que peut revêtir la sclérose - sans la limiter
au strict domaine existentiel - et les circonstances de ces manifestations. On pourra à l’occasion étendre
l’analyse du processus qui nous intéresse à des secteurs apparemment régis par d’autres types de logique,
en nous appuyant à chaque fois sur des exemples pris tant dans la philosophie que dans la sociologie ou la
littérature. Notre enjeu consistera aussi et enfin dans la considération des limites de cette puissance de
l'habitude devenue manie, stagnation, afin d'estimer la mesure dans laquelle on pourrait prétendre en sortir.
Si l'on a pu contracter une habitude, c'est que l'on peut sans nul doute s'en défaire, aussi douloureuse que la
tâche puisse s'annoncer. « Contracter », se contracter, « prendre le pli » n’impliquent pas pétrification
définitive. Après tout, c'est d'une rencontre toute accidentelle que s'est ensuite construite une disposition,
une habitude essentielle ; le présent et l'avenir ne sont pas systématiquement le passé.
Nous examinerons donc dans le dernier grand moment de notre travail quelles seraient les
modalités de sortie de cet état de sclérose, toujours aux niveaux individuel et sociétal. Partout le nouveau
entre en querelle avec l’ancien, l'indétermination avec la détermination. Une réflexion sur la modernité
artistique s'engagera, pour rendre compte de ces efforts de renouvellement dans un domaine - l'art - tout
particulièrement appelé, à partir du romantisme, à constituer une échappatoire face à la sclérose de
l'académisme, mais aussi, plus globalement, à la sclérose sociale. Au delà du seul champ artistique, on verra
comment les individus parviennent à se détacher de la norme, à inventer finalement le quotidien, selon
l'expression de Michel de Certeau, à retrouver une ek-sistence authentique hors des habitudes qu’on leur
prescrit, à faire fi de la standardisation imposée du dehors par le politico-social.15 Enfin, au niveau de la
réflexion au sens fort, de la pensée spéculative, il semble crucial de se demander dans quelle mesure la
philosophie peut remplir la fonction de ce que l'on pourrait appeler une « science du
désengourdissement », ou un art de la souplesse spirituelle. Sortir de la sclérose, ce peut être, à l'aide d'une
philosophie partisante d'un thaumazein perpétuel, travailler à ne questionner l'être qu'en se requestionnant
sans cesse soi-même. Ce peut être s'efforcer d'accueillir le réel changeant dans l'étonnement, l'admiration,16
en s'interdisant de le figer dans des cadres préconçus, dictés de façon inappropriée par nos habitudes
perceptives et intellectuelles.
15
Certes, ainsi que nous l'avons déjà esquissé, on peut sans peine imaginer de « bonnes » habitudes efficaces,
productives ; mais ce souci de rendement, pourtant extérieur à l’individu, n'est pas moins sclérosant que la
recherche du confort, en ce qu'il vise lui aussi à l'anéantissement des aspérités du réel par la contrainte d’un
moule régulateur. Quête de quiétude agréable et exigence normative machinisante sont au même titre, bien que
de façon différente, à l'origine de la sclérose de l'existence.
16
Nous entendons ici le terme d'admiration dans le sens que Descartes lui confère, à savoir une passion - « la
première de toutes » (art. 53 des Passions de l'âme) - pour ce qui advient, ce qui est nouveau. C'est une « subite
surprise de l'âme » (art. 70 des Passions de l'âme), associée à une « impression qui change le mouvement des
esprits » (art. 72 des Passions de l'âme). L'admiratio cartésienne s'inscrit dans la droite lignée du thaumazein, de
l'étonnement philosphique décrit par Platon (Théétète, 155d) puis Aristote (Métaphysique, 982a)..

7
I/ PHYSIOLOGIE , PSYCHOLOGIE ET METAPHYSIQUE DE LA SCLEROSE : REGARDS DE
PHILOSOPHES

1/ L’habitude, thème philosophique à part entière : approches ravaissonienne et biranienne

Qui se penche sur la notion d’habitude d'un point de vue philosophique est très vite amené à
s'orienter vers deux ouvrages, dont les titres indiquent leur prévalence : on pense à L’influence de
l’habitude sur la faculté de penser, de Maine de Biran, et à De l'habitude de Félix Ravaisson. Le contenu
de l’un comme de l’autre ne peut certes être ignoré ; pour autant, l’objet de notre travail diffère trop de ceux
des deux auteurs pour qu’il faille leur y attribuer une place centrale. Nous nous attarderons donc sur ces
deux ouvrages dans ce premier chapitre uniquement, dans la mesure où ils orientent leurs analyses dans des
directions qui ne sont pas en lien direct avec l’aspect plus existentiel, plus socialement observable de
l’habitude que nous voulons mettre en avant. Nous essaierons donc seulement de dégager, chez les deux
penseurs - plus particulièrement chez Ravaisson - les outils conceptuels et éléments de réflexion qui
pourraient nous aider à mieux comprendre les mécanismes de l'habitude à l'œuvre dans des comportements
humains qualifiables de sclérosés, que nous décrirons plus concrètement en seconde partie.

1.1/ Maine de Biran, physiologue de l'habitude

Maine de Biran, dans la droite ligne des sensualistes, concentre toute son attention au profil
physique de l’habitude. Il adopte une position qui se veut descriptive des effets, dans les domaines
psychologique et physiologique, sans rechercher les causes. « Dans tout ce qui va suivre, je n’ai d’autre
vue que de rechercher et d’analyser des effets, tels qu’il nous est donné de les connaître »17. Chez Biran, la
réflexion intérieure, le mental est conçu sur le modèle du physiologique, du « jeu des organes ». La même
logique régit corps et esprit : à la suite des idéologues, Biran s’en tient donc au « comment », puisque selon
lui,
« Nous ne savons rien sur la nature des forces. Elles ne se manifestent à nous que par
leurs effets […] on doit, à son exemple [Biran parle de la méthode du physicien] ne s'occuper
que du rapport et de la succession des phénomènes, en laissant derrière soi, et sous le voile
qui les couvre, les causes premières, qui ne sauraient jamais devenir pour l'homme objets de
connaissances »18.

Biran analyse donc les effets de l'habitude sur les sensations, et sur les opérations de l'entendement.
La répétition et l'exercice, remarque-t-il, font s'émousser les sensations, mais permettent par ailleurs aux

17
Maine de Biran, Serge Nicolas, Influence de l'habitude sur la faculté de penser, l'Harmattan, 2006, p. 10
18
Op.cit., p. 11

8
opérations de l'entendement de se préciser. Biran parle d'un « stimulus intérieur » organique, auquel sont
liées les sensations, et qui serait responsable de leur amenuisement. Il y a donc évanouissement des
impressions sensorielles, à proportion de leur passivité : ce qu'il appelle le « principe vital » de l'organe
concerné par l'habitude s'amplifie jusqu'à l'excitation de la sensation qui finit par ne plus être sentie. Les
opérations de l'entendement, quant à elles, partent d'un mouvement volontaire que l'habitude facilite, et
rend finalement automatique. La promptitude des perceptions est alors fonction de leur lien avec la
motricité volontaire. On a sensation d'une part ; motricité et perception d'autre part : dégradation de ce qui
n'est pas en notre pouvoir, perfectibilité de ce qui est en notre pouvoir. Il y a donc deux sortes d'habitudes
chez Biran : elles sont tantôt actives, tantôt passives. Les effets des habitudes sont eux aussi de deux types :
positifs et négatifs. Revenons sur la dimension négative, qui concerne le plus directement notre propos ;
l'habitude est principe de dégradation pour la sensibilité :
« Si toutes les facultés de l'homme étaient réduites à la sensation et à ses divers
modes, l'habitude exercerait donc sur elles la plus funeste influence.[...] l'être sensitif, ne
recevant plus, des impressions accoutumées, cette action stimulante qui fait la vie,
demeurerait affaissé dans un état de sommeil ou d'engourdissement ; tout exercice deviendrait
pour lui principe d'altération, et, pour ainsi dire, de mort ».19

Sommeil, engourdissement, altération, mort : autant de termes qui renvoient à la sclérose que
peuvent entraîner les habitudes. Biran va plus loin : ces dernières jouent un rôle négatif aussi au sens où, en
rendant les opération intellectuelles plus faciles, elles effacent la distinction entre volontaire et involontaire.
Il prend l'exemple de la perception visuelle : l'habitude associe une multitude de mouvements, qu'elle rend
faciles et qu'elle fait se confondre en une « perception indivisible »20 de distance, de couleur, de forme qui
semble venir de l'objet externe. Il y a donc un effet négatif de l'habitude sur les facultés actives : la
perception est presque ramenée à la sensation passive, puisque la volonté et la conscience de l'activité
percevante ont cédé la place à l'automatisme. Seuls subsistent les résultats perceptifs, coupés de l'activité
volontaire. C'est dès lors le rôle de la volonté, d'une volonté réflexive, que de lutter contre cette asphyxie de
l'activité du sujet :
« L'habitude tend sans cesse et dans toutes les natures à agrandir le domaine de cette
spontanéité qui caractérise21 ses produits. Elle domine à la fois sur l'instinct animal qu'elle
continue et sur la volonté humaine qu'elle obscurcit et limite. En rendant spontanés et
aveugles dans leurs déterminations les mouvements ou actes volontaires éclairés par la
conscience, l'habitude les ferait dégénérer en un pur automatisme si l'activité du vouloir, qui
leur imprime d'abord son caractère ne luttait constamment contre cette force aveugle qui lui
dispute l'empire. »22
19
Maine de Biran, Influence de l'habitude sur la faculté de penser, classiques UQAC (édition réalisée à partir du
texte publié en 1954), p. 116
20
Op.cit., p. 128
21
On pourrait ici prendre « caractériser » aussi au sens de déterminer, figer dans la particularité. Par ailleurs,
notons que la « spontanéïté » dont parle Biran n'est pas à prendre au sens leibnizien, philosophique du terme.
22
Maine de Biran, Dernière philosophie : existence et anthropologie, Vrin, 2003, pp. 163-164. Nous reviendrons
sur le rôle de la volonté en troisième partie.

9
1.2/ Ravaisson, métaphysicien de l'habitude

Si Maine de Biran opte pour une approche de type physiologiste, Ravaisson, au contraire, se fait
métaphysicien de l’habitude : « l’habitude, dans le sens le plus étendu, est la manière d’être générale et
permanente...»23 : les tout premiers mots de sa thèse montrent clairement que nous avons affaire à une
pensée de l'être, de l’essence, qui remonte du conséquent à l’antécédent ; qui, pour reprendre l’expression
de Dominique Janicaud, « tire toutes les conséquences du conséquent »24. Loin de s’en tenir au
« comment », Ravaisson remonte au « pourquoi » ; il se propose d’ « apprendre le comment et le
pourquoi [de l'habitude], d’en pénétrer la génération, et d’en comprendre la cause »25. Ravaisson n’ignore
pas les effets, mais s’enquiert aussi des causes - de la nature de la seconde nature ; alors que Maine de
Biran, comme le remarque très justement Janicaud, présuppose certaines causes tout en faisant mine de ne
s’enquérir que des effets26.
Concernant les effets, Maine de Biran et Ravaisson constatent la même évidente opposition. Sans
évidemment que l'on puisse, face à deux approches aussi différentes, affirmer que les lignes de démarcation
se confondent parfaitement, on remarque qu'ils distinguent tous deux entre ce que l’un appelle habitudes
passives et habitudes actives, l’autre action et passion, ou encore sensation et mouvement. Pour
Ravaisson,
« La continuité ou la répétition de la passion l’affaiblit : la continuité ou la répétition
de l’action l’exalte et la fortifie. La sensation prolongée ou répétée diminue par degrés et finit
par s’éteindre. Le mouvement prolongé ou répété devient graduellement plus facile, plus
rapide et plus assuré. La perception, qui est liée au mouvement [comme chez Biran], devient
également plus claire, plus certaine, plus prompte. »27

L’être est passif, il subit le changement, ou actif, il le commence : dans un cas la sensation
s'atténue, dans l'autre la perception s'aiguise : c'est là la « double loi de l’habitude » dont nous parle
Ravaisson. Il prend l'exemple de la consommation d'alcool28 : pour le connaisseur, individu actif, la
sensation s’affine, se fait plus aiguë ; le jugement n’est plus évincé, mais stimulé par la répétition. Pour
l’ivrogne passif, au contraire, plus la sensation se répète, plus elle s’efface, et plus devient un besoin. Ce
besoin né de la paresse se fait ressentir par le manque ; si la sensation ne se reproduit pas, l’individu est

23
Ravaisson Félix, toute première phrase de son traité De l’Habitude, désormais H, Vrin, 1984
24
Janicaud, Dominique, Ravaisson et la métaphysique, p. 16, Vrin, 1997, (désormais RM)
25
Ibid.
26
Pour le développement de ce sujet, se référer à l'ouvrage cité de Janicaud.
27
H, p. 16.
28
« En s’appliquant aux sensations les plus obscures du goût et de l’odorat, l’activité les détache en quelque
sorte de leur sujet et les transforme peu à peu en objets de perception distincte ; au sentiment elle ajoute ou
substitue le jugement. […] Le goût devient de plus en plus obtus chez celui qui se livre par passion à l’usage
fréquent des liqueurs spiritueuses ; chez celui qui cherche la science des saveurs, il devient de plus en plus
délicat et subtil. […] Ainsi partout, en toute circonstance, la continuité ou la répétition, la durée, affaiblit la
passivité, exalte l’activité. » (H, p. 17)

10
troublé, voire sujet à de graves malaises. C'est donc le manque qui, a contrario, donne la preuve sensitive
de la force de l'habitude.
« La continuité ou la répétition doit donc affaiblir par degrés le sentiment, comme elle
affaiblit la sensation ; elle y éteint par degrés, comme dans la sensation, le plaisir et la
douleur. Elle change pareillement en un besoin le sentiment même qu’elle détruit ; elle en
rend de plus en plus la privation insupportable à l’âme. »29

Comment réactiver la sensation qui s’émousse avec la répétition ? Alors que Biran affirme qu’il
faut un excitant à chaque fois plus fort, Ravaisson, au contraire, insiste sur le manque, et donc sur la
cessation de la répétition. Il prend ainsi l’exemple (chez Leibniz) du bercement ou du bruit monotone dans
l’enfance : le sommeil cesse quand le bruit cesse. Le rythme de la berceuse avait développé une sorte
d’ « activité obscure »30 qui s’est faite besoin pour la sensibilité. L’habitude se développe, telle une sorte
d’accoutumance à la fois passive et active. Le chant s’arrête, le balancement s’interrompt, l’enfant
(paradoxalement) se réveille.
A première vue, Ravaisson ne semble certes pas beaucoup insister sur l’aspect nuisible de
l’habitude qui nous intéresse – aspect nuisible que Maine de Biran aborde plus largement, dans la section II
de son livre31 : l’habitude nous dispense trop facilement des méditations longues et laborieuses ; elle tend à
enfermer notre esprit dans un automatisme paresseux. Mais à mieux y regarder, le « métaphysicien » est
aussi tout à fait conscient de la dégénérescence spirituelle que l’habitude peut entraîner. Avec l’habitude,
dit-il, « le champ de l’imagination se ferme, le flambeau de l’entendement s’éteint, la volonté s’éclipse et la
conscience s’évanouit »32. Ravaisson fait la différence entre habitude et instinct. Dans les deux cas, il n’y a
certes pas de volonté ni de conscience réfléchie. Mais la différence est en fait de degré plus que de nature :
« l’instinct est plus irréfléchi, plus irrésistible, plus infaillible »33. Il y a une sorte de perfection, de sûreté, de
nécessité dans l’instinctif. L’habitude, quant à elle, ne peut que tendre de manière asymptotique vers
l’instinct naturel, mais sans jamais se confondre parfaitement avec lui. C’est donc en ayant en tête cette
différence qu’il faut comprendre le passage suivant : « en descendant par degrés des plus claires régions
de la conscience, l’habitude en porte avec elle la lumière dans les profondeurs et dans la sombre nuit de la
nature. L’habitude transforme en mouvements instinctifs les mouvements volontaires. »34
Elle est moyen terme mobile, passage entre action et passion, entre volonté et nature. La distinction
entre activité et passivité ne va pas de soi chez Ravaisson : la passivité peut être une forme d’activité, mais

29
H, p. 26
30
« Le repos, le silence réveille. C’est donc que le bruit et le mouvement ne provoquent le sommeil qu’en
développant dans les organes des sens une sorte d’activité obscure qui les monte au ton de la sensation. » (H, p.
18)
31
Section intitulée « Des habitudes passives ».
32
H, p. 25
33
H, p. 22
34
Ibid.

11
purement vitale ; ou plutôt, cette activité purement vitale apparaît au sein même de la passivité sensitive.
L’affaiblissement d’une sensation répétée ne va pas sans l’exaltation d’une « activité secrète » ou
« obscure », dit Ravaisson. Le sens donné à « vital » reste très large, et il n'est pas question d'exposer ici
toute la philosophie de la vie de Ravaisson - sous-jacente chez lui à celle de l‘habitude35. On remarquera
simplement que lorsque le philosophe affirme que la sensation est « passive et active tout à la fois »36, c’est
principalement pour souligner l’activité d’adaptation, d'accoutumance, qu’il définit comme une
composante essentielle de la vie.

1.3/ L'habitude : loi intime du vivant

L'habitude est intimement liée chez Ravaisson à la notion de spontanéité : Janicaud parle ainsi
d’« une activité originale qui n’est plus, ou pas encore, volontaire, et qu’il vaut mieux, pour cette raison,
nommer spontanéité. »37 L’habitude se situe donc entre deux extrêmes : la nécessité naturelle, de l'ordre de
la spontanéité, et la liberté réflexive38.
« La limite inférieure est la nécessité, le Destin si l’on veut, mais dans la spontanéité
de la Nature ; la limite supérieure, la Liberté de l’entendement. L’habitude descend de l’une à
l’autre, elle rapproche ces contraires, et en les rapprochant elle en dévoile l’essence intime et
la nécessaire connexion. »39

Ravaisson conclut d'ailleurs ainsi sa thèse :


« L’habitude a pour limite et fin dernière l’identité imparfaite de l’idéal et du réel, de
l’être et de la pensée, dans la spontanéité de la nature. L’histoire de l’Habitude représente le
retour de la Liberté à la Nature, ou plutôt l’invasion du domaine de la liberté par la
spontanéité naturelle. »40

35
Dans sa Notice publiée au terme de La Pensée et le mouvant, Bergson consacre un paragraphe à Ravaisson,
pour développer une courte analyse de l'ouvrage de ce dernier. Pour Bergson, c’est toute une philosophie de la
nature qui y est exposée, et pas seulement sur le mode de l'analogie :« L’habitude motrice, une fois prise, est un
mécanisme, une série de mouvements qui se déterminent les uns les autres : elle est cette partie de nous qui est
insérée dans la nature et qui coïncide avec la nature, elle est la nature même. Or notre expérience intérieure
nous montre dans l’habitude une activité qui a passé, par degrés insensibles, de la conscience à l’inconscience
et de la volonté à l’automatisme. N’est ce pas alors sous cette forme, comme une conscience obscurcie et une
volonté endormie, que nous devons nous représenter la nature ? »
Voir http://www.asmp.fr/travaux/notices/ravaisson_bergson.htm. Bergson évoque dans cette Notice combien sa
philosophie est redevable à celle de Ravaisson.
36
H, p. 14
37
RM, p. 28
38
Selon Janicaud, Ravaisson ferait de la fatalité mécanique la source de l'habitude, et de la Liberté de
l'entendement son terme. Or il semble, à bien y regarder, que l'ordre chronologique perçu par Janicaud n’est pas
toujours valable : tout dépend, là encore, du caractère passif ou actif du comportement concerné.
39
H, p. 26 « L’habitude est donc pour ainsi dire la différentielle infinitésimale, ou, encore, la fluxion dynamique
de la Volonté à la Nature. » La Nature constitue ainsi la « limite du mouvement de décroissance de l’habitude. »
(H. p. 23)
40
H, p. 35 : Nous constatons donc ici une contradiction apparente avec d'autres passages de Ravaisson, dans
lesquels, conformément à ce que Janicaud avançait ci-dessus, l'habitude passait de la fatalité mécanique à la
liberté réflexive. C'est qu'il faudrait définir plus précisément ce que Ravaisson entend par “nature”. Ce qui suit
va sans doute éclairer ce point. Par ailleurs, on remarquera que le terme de “spontanéité” est employé cette fois

12
L’habitude est à la fois faite de spirituel et de matériel ; elle se situe dans cet entre-deux qui
structure notre existence, et la vie en général. Issue d’impressions répétées sur la mémoire, elle peut tantôt
automatiser l’individu, tantôt constituer ce qui peut assurer à l’acquis son progrès, son approfondissement.
Par ailleurs, dans la perspective vitaliste qui est celle de Ravaisson, l’habitude est en effet la loi de la vie, de
l’être, comme de la nature. Cette loi ne s’explique que par le développement d’une « spontanéité » passive
et active tout à la fois, également distincte des deux extrêmes que sont la « Fatalité mécanique » et la
« Liberté réflexive », mais partout immiscée entre ces deux pôles.
L’habitude opère une synthèse métaphysique entre la spontanéité mécanique et l’entendement
libre ; entre la nature « qui suggère et fournit les moyens », et la volonté qui « se porte aux fins »41.
L’habitude œuvre dans le sens d’une fusion de l’acte avec son but, de l’élan de la spontanéité avec la
pensée, son dernier degré étant l'immédiation de la fin et du principe. Ainsi apparaît-elle lorsque « la fin
dont l’idée provoquait le penchant s’en rapproche, y touche et s’y confond »42: « C’est la cause finale qui
prédomine de plus en plus sur la cause efficiente et qui l’absorbe en soi. Et alors en effet, la fin et le
principe, le fait et la loi, se confondent dans la nécessité ».43
Pour Ravaisson, l’habitude est une loi fondamentale du vivant pris dans son ensemble, loi dont le
principe est métaphysique, mais dont les manifestations sont naturelles. Là où Biran optait pour une
méthode expérimentale, on a chez Ravaisson une méthode analogique, qui permet de saisir l’unité
essentielle de l’habitude : la continuité de la nature n’est certes qu’une idée indémontrable, « mais cette
idéalité a son type dans la réalité du progrès de l’habitude ; elle en tire sa preuve, par la plus puissante des
analogies ».44 Janicaud peut en effet, pour résumer la pensée du philosophe qui nous intéresse, parler de
« persévérance de l’esprit au sein de la nature, persistance de la nature au cœur de l’esprit […], avec
constat d’une continuité fondamentale dans la nature, continuité que révèle le fonctionnement de
l’habitude ». 45 Cette continuité est spatiale et temporelle tout à la fois ; l’habitude se retrouve partout dans
la nature, et son mouvement ne connaît pas de rupture qualitative radicale : entre l'étape de la volonté et
celle de la sensation, pas de fossé substantiel46.
L’habitude est la nature présente en nous ; elle constitue une seconde nature chez l’individu, et
fonctionne à l’image de la Nature en général : « C’est une nature acquise, une seconde nature, qui a sa
raison dernière dans la nature primitive, mais qui seule l’explique à l’entendement. C’est enfin une nature

dans son sens philosophique.


41
H, p. 34
42
H, p. 21
43
H, p. 22
44
H, p. 26
45
RM, pp. 30-31
46
« C’est par une suite de degrés imperceptibles que les penchants succèdent aux volontés. [...] Entre les deux
états, la transition est insensible, la limite est partout et nulle part. » (H, p. 30)

13
naturée, œuvre et révélation successive de la nature naturante ».47 Ravaisson a accordé une place
particulièrement envahissante à l’habitude en l’élevant à la dignité métaphysique. Nous conserverons cette
idée d'une omniprésence des effets de l'habitude : la finesse des descriptions du philosophe à l'échelle de
l'individu nous sera utile dans nos analyses, bien que centrées davantage sur les comportements sociaux.

1.4/ Ressaisir et combattre l'habitude : théories de l'effort

Mais si L’habitude est cette activité obscure, interne, secrète, cette « spontanéité irréfléchie, qui
pénètre et s’établit de plus en plus dans la passivité de l’organisation, en dehors, au dessous de la région
de la volonté, de la personnalité et de la conscience »48, comment dès lors penser cette habitude par
essence inconsciente, involontaire, impensable donc ? Comment reconnaître sa présence, sa mainmise si
elle reste imperceptible ? Si « nul ne réfléchit l’habitude »49, comme le rappelle Maine de Biran, l’esprit
qui veut investir cette question se heurte à un problème méthodologique. Comme le souligne très justement
Janicaud, la réflexion et l’habitude manifestent des modes de fonctionnement qui semblent incompatibles :
« alors que la réflexion exige une résistance, l’habitude émousse tout contour, dilue tout obstacle ».50
L’habitude a effacé la ligne de démarcation entre les actes volontaires et involontaires : c’est « l’adversaire
que la philosophie doit vaincre » ; « l’ennemi intime qui a installé ses quartiers en nous ».51 C’est en vue
de remédier à cette apparente impuissance de la pensée à saisir l’habitude que Ravaisson comme Maine de
Biran développent une réflexion sur l’effort. On a parlé - et on reparlera - de la paresse ; il s’agit maintenant
de signaler sa complémentaire, comprise par les deux auteurs comme un médiateur indispensable à la prise
de conscience de la distinction entre volontaire et involontaire. L’obscur domaine de l’habitude peut ainsi
être éclairé par la conscience. Chez Biran, l'effort, intimement lié à la volonté, est « l’origine commune de
nos perceptions et de nos idées. »52 Chez Ravaisson, il est la « condition première » de la conscience et de
la connaissance distincte. L’expérience de l’effort nous révèle notre activité face à la résistance organique.
L’effort opère donc apparemment en un sens radicalement inverse de celui de l’habitude. Mais cette tension
interne qu’est l’effort peut elle aussi se laisser gagner par l’habitude, et devenir passivité : si l’effort est
répété, il s’affaiblit. La résistance est moindre ; la lutte contre elle est plus aisée parce qu’exercée. L’effort
est d’abord signe d’une lutte, d’une victoire sur l’habitude, sur l’irréfléchi, mais cette victoire est toute
éphémère, puisque « l’effort est investi et guetté par l’habitude »53. L’effort naît de l’habitude en se
47
H, p. 23. Ravaisson emprunte le vocabulaire de Spinoza pour décrire l'omniprésence de l'habitude, et son statut
bivalent, de fondement engendreur et de résultat.
48
H, p. 19
49
Maine de Biran cite en fait Mirabeau.
50
RM, p. 18
51
Ibid.
52
IH, p. 35
53
RM, p. 22

14
construisant contre elle, à partir de ce (sous-) terrain latent, et meurt en elle. D’un point de vue
synchronique, l’habitude, inconsciente, occupe une place bien plus vaste que la lucidité. D’un point de vue
diachronique, l’habitude est toujours antérieure et postérieure à l’effort. L’habitude est toujours supposée
pour l’effort ; l’inverse n’est pas vrai. Cependant, l’effort peut légitimement être conçu comme « le
développement de ce dont l’habitude est l’enveloppement, le négatif au sens photographique »54 :
« L’effort fait se dessiner les contours de sensations, de gestes, de paroles que
l’habitude a formés dans l’ombre, mais qui y resteraient à jamais si l’effort ne venait les en
tirer. Effort et habitude : deux antagonistes dans une certaine mesure complémentaires, mais
dont les domaines ne se recouvrent pas, dont les forces ne se balancent pas
symétriquement. »55

Même si Ravaisson juge que Maine de Biran ne mesure pas assez l’importance de l’effort pour
l’activité volontaire56, les deux auteurs se rejoignent le plus souvent pour considérer l'effort comme la prise
de conscience de l’activité de la volonté par rapport à ce qui la précède :
« L’effort veut donc nécessairement une tendance antécédente sans effort, qui dans
son développement rencontre la résistance ; et c’est alors que la volonté se trouve, dans la
réflexion de l’activité sur elle-même, et qu’elle s’éveille dans l’effort »57

Pour les deux auteurs, la conscience ne s'éveille que dans l'effort – ce qui n'interdit pas à Ravaisson
d'en faire, comme l'habitude, un composé subtil de passivité et d’activité. C'est dans la conscience de
l’effort, associée à celle de la personnalité58, que la pensée peut se déployer contre ses habitudes, qui
forment ce que Ravaisson appelle la résistance. Mais la personnalité doit intégrer autant l'action que la
passion ; elle disparaît si elle s’abîme dans l’un ou l’autre des antipodes.
« Mais en même temps, et à mesure que la résistance s’évanouit, rien ne réfléchit plus
sur lui-même le principe de l’action, rien ne le rappelle à lui. Sa volonté se perd dans l’excès
de sa liberté. Dans la passion pure, le sujet qui l’éprouve est tout en lui et par cela même ne
se distingue pas et ne se connaît pas encore. Dans l’action pure, il est tout hors de lui et ne se
connaît plus. La personnalité périt également et dans la subjectivité, et dans l’objectivité
extrêmes : ici par l’action, et là par la passion. »59

Les notions que l’on opposerait communément à l’habitude semblent en fait s’entrecroiser, se
mêler en partie avec elle. Elles n’agissent pas seulement par contraste, elle empiètent, ou plutôt sont
envahies par l’omniprésente habitude. Ainsi, de la même manière qu’il ne faut pas dissocier radicalement
habitude et effort, ou habitude et activité, il ne faut pas non plus opposer habitude et changement, mais les
54
Ibid.
55
Ibid.
56
Dans certains passages, Maine de Biran voit surtout dans l’effort une impression, donc une passivité du sujet
face à une activité extérieure : la définition qu’il donne de l’impression en fait un quasi-synonyme de sensation.
(Voir RM, p. 25)
57
H, p. 24
58
« C’est dans la conscience de l’effort que se manifeste nécessairement à elle-même, sous la forme éminente de
l’activité volontaire, la personnalité. » (H, p. 13)
59
H, p. 14

15
hiérarchiser par ordre chronologique.
« Ce qu’on entend spécialement par l’habitude, et ce qui fait le sujet de ce travail, ce
n’est pas seulement l’habitude acquise, mais l’habitude contractée, par suite d’un
changement, à l’égard de ce changement même qui lui a donné naissance. […] l’habitude a
d’autant plus de force que la modification qui l’a produite se prolonge ou se répète
davantage. L’habitude est donc une disposition, à l’égard d’un changement, engendrée dans
un être par la continuité ou la répétition de ce même changement. »60

L’habitude est modification intime, interne au sujet qui développe une faculté tendant à reproduire
les mêmes actions. Il faut que le changement soit intérieur, et non pas seulement extérieur.61 La paresse qui
pousse à la constance, la tendance à rester dans le même, s'explique paradoxalement par le changement
même ; un changement d'abord d'origine extérieure, puis intériorisé : profond, intime, il modifie la
substance même de l’individu.
« La loi universelle, le caractère fondamental de l’être, est la tendance à persister
dans sa manière d’être. […]Dès le premier degré de l’existence se trouvent donc réunis : la
permanence, le changement ; et dans le changement même, la tendance à la permanence. »62

L’habitude est à l’œuvre partout, même là où l’on s’y attend le moins : Ravaisson n’exclut ni la
moralité, ni la réflexion théorique. Reprenant l’éthique aristotélicienne, il souligne l’importance, dans le
développement du sens moral, de l’habitude de faire de bonnes actions. La vertu est d’abord un effort,
fatigant, qui à force d’exercice, d’entraînement, devient un attrait, un penchant quasi-instinctif. L’éducation
consiste ainsi à développer le penchant de la moralité, pour accéder aux joies de la charité. Le monde
moral, pourtant placé sous le signe de la liberté, n’échappe donc pas à l’habitude. Cette dernière s’insinue
jusque dans la sphère de l’entendement pur et de la raison abstraite : l’entendement n’est pas l’activité toute
pure, nous rappelle Ravaisson ; aussi est-ce par l’habitude que s’explique, par exemple, l’association des
idées63. Il ne s’agit donc pas tant, chez Ravaisson, de juger de la nocivité ou des vertus de l’habitude, que de
montrer son efficacité et le poids de son influence sur l'homme et plus généralement, sur le vivant. Elle est
la substance même de notre vie, l’essence structurante de notre existence.
Maine de Biran et Ravaisson, chacun à sa manière, nourrissent la constellation sémantique de
l'habitude en en faisant le centre de leur réflexion philosophique. Une brève approche de leurs travaux
s'avère nécessaire pour comprendre la façon dont la philosophie a pu et peut encore penser le concept
d’habitude, sous les deux éclairages fondamentaux de l'activité et de la passivité. L’apport des deux auteurs

60
H, pp. 1 - 2
61
« On a beau lancer un corps cent fois de suite dans la même direction, avec la même vitesse, il n’en contracte
pas pour cela une habitude [...]. L’habitude suppose un changement dans la disposition, dans la puissance, dans
la vertu intérieure de ce en quoi le changement se passe. » (H, p. 2). Ravaisson reprend ici le célèbre exemple
aristotélicien de la pierre jetée plusieurs fois (Ethique à Nicomaque, II, 1, 1103a14 – 1103b25).
62
H, p. 2
63
H, p. 31

16
se révèlera utile pour cerner dans la suite de notre étude la notion de sclérose des habitudes, mais aussi pour
comprendre en quoi l'habitude peut, à l'inverse, se révéler obstacle à la sclérose.
Il s’agit maintenant de voir comment la thématique de l’habitude est abordée par d'autres auteurs,
Platon et Descartes, principalement, mais aussi, de façon plus succincte, avec Platon, Aristote, et avec
Descartes, Malebranche. Les positions de ces penseurs s'avèreront en effet utiles pour poser correctement
les fondements de l'analyse de la sclérose64. La force des habitudes est évoquée par chacun de façon certes
plus implicite et plus éparse que chez Biran et Ravaisson, mais non moins claire. La rigidification, la
fixation des comportements s'exprime chez Platon et Descartes, de façon assez différente pour que leur
comparaison mérite une attention particulière. D'abord, Platon intègre la thématique de l'habitude dans le
cadre de l'éducation de l'âme, et se place davantage du point de vue social de la Cité idéale. Mais surtout,
l’homme platonicien est sujet à la sclérose dans son âme comme dans son corps. Ce pessimisme propre à
la pensée antique affirme ainsi que l’emprise de la sclérose ne peut être que diminuée, sa venue retardée.
On peut éventuellement sélectionner des âmes moins sujettes à la sclérose que d’autres – « âmes d’or » -
mais le racornissement demeure inéluctable. Il n’est pas de territoire qui ne soit pas régi par cette loi
naturelle. L’homme cartésien, quant à lui, n’est sujet à la sclérose que de corps. La précipitation de l’esprit,
due à la sclérose du cerveau, est toujours réparable : on a là une attitude philosophique bien plus optimiste.
Deux types de durcissement, de fixation ressortent donc de la comparaison des deux positions. On a chez
Descartes une discontinuité possible - l’esprit peut être victime de ses habitudes ; mais l’âge de la maturité
viendra à point nommé pour laver le tableau de notre esprit65, et retrouver la pureté théorique (certes
relative) que les préjugés avaient ensevelie. Platon parle quant à lui d'une continuité, d'un enlisement
progressif et ininterrompu. Ce sont donc deux chronologies de l'habitude sclérosante que nous allons
maintenant essayer d'esquisser à travers les deux approches complémentaires de Platon et de Descartes.

2/ L’habitude, typos de l'âme : éducation et mémoire dans la pensée grecque

On sait que la cosmologie antique, loin de postuler une création ex nihilo, part plutôt d’un chaos
originel, antérieur au cosmos que le Démiurge s’efforce non sans peine de forger. Ce dernier cherche à
modeler la matière chaotique dont il dispose sur le modèle de la forme : il travaille à imprimer l’ordre
intelligible au désordre matériel. Or cette matière n’est pas pur support qui reçoit sans résistance ces formes
que l’artisan divin tente d’imposer : elle est au contraire déjà occupée de formes anarchiques, préexistantes
64
Nous rappelons que par « sclérose », nous entendons et entendrons toujours sclérose des habitudes.
65
Descartes René, La recherche de la vérité par la lumière naturelle, voir dialogue entre Eudoxe et Epistémon.
( Adam - Tannery, t. X, p. 507 et suivantes)

17
au travail de celui-ci. L'œuvre du Démiurge sera donc toujours imparfaite. Les êtres modelés ont en effet
tendance à revenir aux formes chaotiques originelles : maintenir l’ordre dans une matière rebelle, déréglée
constitue une tâche infinie, sans cesse à renouveler. Contre le temps, qui œuvre dans le sens d'une
restauration de la tychê, de l’irrationalité immaîtrisée, la volonté du Démiurge s'applique à maintenir un
ordonnancement artificiel, à rendre cet ordonnancement de moins en moins superficiel.
Ce classique schéma cosmologique peut facilement se transposer sur celui du travail des habitudes
sur l'individu : le Démiurge, sorte de pédagogue de la matière, effectuerait le même travail que le maître
s’efforçant d’éduquer, de former l’élève. L’âme à éduquer présente de nombreuses similitudes avec cette
matière réelle qu’est la hylê ; elles sont toutes deux déjà informées, mais le sceau n'est pas conforme aux
attentes normatives du magister. De la même manière que l’art du Démiurge est indispensable pour établir
le cosmos dans la hylê, le pédagogue doit modeler la matière humaine pour l’amener autant que possible à
prendre les bonnes habitudes que l'ordre civil requiert.

2.1/ Platon : l'âme modelée et déterminée par ses habitudes

Le projet platonicien d’éducation (païdeia) de l’âme se comprend à deux niveaux : au niveau de la


vie éternelle, d'une âme au fil de ses incarnations, et au niveau d'une incarnation particulière. A l'échelle de
la vie d'une âme, la pédagogie s'illustre notamment à la fin du Gorgias et à la fin de la République, dans le
mythe d’Er. C'est dans et par l’incarnation que l’âme apprend ; mais les épreuves, les difficultés qu’elle
traverse dans les différents corps qu’elle habite successivement restent en elle comme autant de traces.
L’âme est réceptivité aux faits qui la façonnent, et donc mémoire du vécu de toutes ses incarnations. Elle se
forge ainsi de corps en corps un caractère particulier, qui déterminera partiellement ses incarnations
futures : les traces du passé sont aussi les marques de l’avenir66. L’âme de l’homme glouton s’incarnera en
âne ; celle du tyran ou du voleur en loup, en faucon ou en milan. L’expérience que l'âme accumule la
limite, en fait, plus qu'elle ne l'éduque : elle conforte ses habitudes d'incarnation en incarnation, et s’enlise
dans la détermination, se sclérose progressivement. Si elle module donc, c’est toujours à l’intérieur d'une
même tonalité dictée par son passé.
« Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être
vu, car il était pitoyable, ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes de la vie
précédente que, la plupart du temps, elles faisaient leur choix. »67

Les âmes ne savent pas tirer profit de la chance qui leur est laissée au moment de la réincarnation.
66
Selon la distinction leibnizienne entre trace - cicatrice qui renvoie à des évènements vécus - et marque - signe
dans le présent qui indique l’avenir.
67
Platon, République, livre X, trad. Robert Baccou, 619e. Tous les passages cités de Platon sont issus des
traductions en ligne de Robert Baccou (pour la République), d'Emile Chambry (pour les Lois) et de Victor
Cousin (pour les autres œuvres).

18
Le caractère, le « style » d’une âme ne s’efface pas entre deux incarnations : la mort et l’errance qui
s’ensuit n’ont rien d’une cure de jouvence qui ferait table rase du passé.68 L'âme ne peut pas se lustrer, se
nettoyer absolument de son passé, et retrouver ainsi une virginité originelle - malgré, le cas échéant, les
peines endurées au Tartare. On retrouve ici le pessimisme païen propre à l’antiquité, qui associe praxis et
poïesis : toute action, toute expérience me définit, me détermine un peu plus. L’âme est tout ce qu’elle a
fait, et ce, dans le cas d’un crime par exemple, sans possibilité de pardon, de rédemption69. Là où la pensée
chrétienne opte pour une conception discontinuiste du temps, la pensée païenne ne conçoit pas
d’arrangement possible après coup : l’âme, « quand elle est dépouillée de son corps, […] garde les
marques évidentes de son caractère, et des accidents que chaque âme a éprouvés, en conséquence du
genre de vie qu'elle a embrassé ».70 Elle reste « toute cicatrisée de parjures et d'injustices par les
empreintes que chaque action y a gravées ».71 Telle la statue du Dieu Glaucos, elle se dénature avec le
temps : « c’est ainsi que l’âme se montre à nous, défigurée par mille maux »72. Platon évoque ainsi
davantage les mauvaises habitudes, liées aux plaisirs corporels : telles des clous, elles fixent l'âme au corps,
ce qui rend la mort plus difficile ; le tissu reste comme solidaire de la planche :
« Chaque peine, chaque plaisir, a, pour ainsi dire, un clou avec lequel il attache l'âme
au corps, la rend semblable, et lui fait croire que rien n'est vrai que ce que le corps lui dit. Or,
si elle emprunte au corps ses croyances, et partage ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de
prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes habitudes, tellement qu'il lui est impossible
d'arriver jamais pure à l'autre monde ; mais, sortant de cette vie toute pleine encore du corps
qu'elle quitte, elle retombe bientôt dans un autre corps et y prend racine, comme une plante
dans la terre où elle a été semée ».73

Les actions des âmes ordinaires, exception faite des ascétiques « âmes d'or », les pétrissent, puis
les pétrifient dans leurs tendances ; leur plasticité s’atténue d'incarnation en incarnation. Au niveau
maintenant non plus de la longue vie des âmes, mais d'une incarnation humaine particulière, Platon reprend
cette idée de caractérisation, de paralysie progressive - que les habitudes qui y contribuent soient d'ailleurs
jugées mauvaises ou bonnes. Remarquons au passage que la question du lien entre les deux niveaux (vie
d'âme et vie incarnée) n'a rien d'évident : Platon décrit l'âme de l'enfant comme un terrain souple, vierge de
toute habitude encore, alors même qu'il parle de vies antérieures qui ont déjà marqué, estampillé l'âme.
Certes, les âmes, avant de se réincarner, boivent de l'eau du fleuve Amélès (« sans souci »), qui les rend
amnésiques ; on peut donc imaginer que cette amnésie durerait le temps de l'incarnation, sans doute, et
68
L’âme platonicienne diffère en cela de l’âme décrite, par exemple, par Averroès. Ce dernier conçoit l’âme
comme faisant partie de l’âme totale, divine, de l’Intellect unique et absolu qu’est Dieu ; elle n’est qu’un éclat
qui, à la mort, retourne se fondre dans cette raison divine et se lave ainsi de toute trace singulière de son passé
personnel.
69
Cet « effet boomerang » des actions justifie entre autres la fameuse maxime de l’Apologie de Socrate, selon
laquelle il vaut mieux subir l’injustice que la commettre.
70
Platon, Gorgias, trad. Victor Cousin, 524d
71
Op.cit., 524e-525a
72
Platon, République, livre X, trad. Robert Baccou, 611d
73
Platon, Phédon, trad. Victor Cousin, 83d - 83e

19
légitimerait l'importance de l'éducation pour les individus incarnés - hypothèse qui laisserait de côté, par
contre, la question de la réminiscence. Mais retenons seulement pour notre propos l'idée d'une analogie,
dans le processus temporel de fixation des habitudes, entre vie spirituelle et vie humaine. C'est ce niveau
humain, incarné qui concentrera davantage notre attention ; l'éducation prescrite par les philosophes n'opère
ce processus de détermination progressive que par l'indispensable entremise des habitudes.

2.2/ Les éducations des âmes

La pédagogie « populaire »74 joue sur la « malléabilité sclérosable » de l'âme - la comparaison


avec la cire, souvent évoquée, illustre bien l'idée d'un support ductile destiné à être (en-)durci, figé. Elle a
ainsi pour but d'inculquer à l'individu les « bonnes » habitudes qui permettent de préserver l'ordre dans la
Cité. Il faut façonner, imprégner l'âme des coutumes et traditions héritées des ancêtres (sous réserve que
l'on ait d'abord épuré cette tradition de tout ce qui serait susceptible de pervertir la jeunesse ; l'immuabilité
des coutumes est donc, en ce sens, relative). On connaît l’analogie platonicienne entre âme et corps : « les
vertus de l'âme paraissent bien se rapprocher de celles du corps – car en réalité, quand on ne les a pas
tout d'abord, on les peut acquérir dans la suite par l'habitude et l'exercice »75. C’est par l’entraînement
répété, l'exercice (rappelons que hexis renvoie à « habitude ») que l’âme se modèle conformément aux lois
imposées dans la Cité, que s'impriment (plattein) en elle les typoi (« patrons » de conduite) adéquats.
L’accoutumance tient donc le premier rôle dans une éducation de type « artisanal ». La conception
platonicienne de l’âme associe ainsi nature et artifice : le naturel de l’âme n’est pas uniquement naturel ;
c’est un mixte complexe entre nature et histoire, mixte qui seul rend possible l’éducation. L’âme n’a pas de
nature entièrement pré-constituée (sinon l'éducation n'aurait pas lieu d'être) ; mais elle ne se ramène pas
exclusivement non plus à une construction selon les circonstances (il n’y aurait pas de « moi » support,
d’être à éduquer ; seules les circonstances feraient l’être). L’âme doit donc tout à la fois avoir une nature
propre, et être poreuse, perméable à l’expérience pour pouvoir être éduquée, pour que son inévitable
caractérisation soit susceptible de se faire dans la forme que la Cité exige qu'elle prenne. Les difficultés que
l’on rencontre lorsqu’on apprend quelque chose sont essentiellement dues à la persistance dans l’âme de ce
qui a déjà été appris. On peut comparer le poids des apprentissages d’un individu à celui des impedimenta
des fantassins romains : traduits autant par « bagage » que par « empêchements », ces impedimenta sont à
la fois ce qui permet d’avancer plus longtemps - ils sont indispensables à la résistance, sur le long terme,
des soldats - et ce qui les ralentit en leur pesant lourdement sur le dos. De même, l’âme qui apprend

74
C'est le sens d' « éducation », faible, « démocratique », qui nous intéressera le plus ici, comme potentiellement
sclérosante. L'éducation au sens fort, celle dont il est surtout question dans la République, concerne surtout les
cas particuliers que sont les âmes-philosophes.(cf. infra)
75
Platon, République, livre VII, trad. Robert Baccou, 518d - 518e

20
acquiert un bagage, une expérience qui la rend plus sage. Mais ce bagage même, qui n’est rien d’autre
qu’un ensemble d’habitudes bien ancrées, détermine l’âme, la rend moins souple, moins malléable.
L'éducation doit se faire dès le plus jeune âge : à mesure que l’âme devient, sa réalisation empêche
la réalisation des autres possibles. Le temps pour l’âme est l’occasion d’un apprentissage, d’une
amélioration ; mais chaque fois qu’elle passe de la puissance à l’acte, sa puissance décroît : l’âme se prive
de ses possibilités. L’acte ainsi manifeste la puissance, mais l’acte tue aussi la puissance au moment même
où il la réalise. Les vieillards en savent peut-être plus que les jeunes ; mais ils sont surtout moins aptes à se
réformer76. Le possible conditionne le réel, mais le réel détruit le possible ; d'où la nécessité d'une éducation
concentrée sur l'enfance. Cette sclérose, ce mouvement vers le figé qu'est le vieillissement est à la fois
corporel et spirituel ; Platon n'a de cesse face à ce constat, de souligner toute l'importance du
commencement, des premiers moments, décisifs de la vie d’un individu :
« Ne sais-tu pas que le commencement, en toute chose, est ce qu'il y a de plus important,
particulièrement pour un être jeune et tendre ? C’est surtout alors en effet qu'on le façonne et
qu'il reçoit l'empreinte dont on veut le marquer ».77

Le commencement est plus de la moitié du tout : la majeure partie du destin s’y joue, même si ce
qui suit le commencement va à contre-courant des premières tendances assimilées.78 Aussi Platon insiste-t-
il dans les Lois sur la portée des premières influences de l’entourage, sur le rôle fondamental des nourrices,
qui doivent chanter les bonnes chansons, raconter les bonnes histoires. Les Lois naissent d’une volonté de
maîtriser l’ensemble des circonstances qui permettront d’éduquer le citoyen dès le plus jeune âge. Il s’agit
d’une prise en main de la société tout entière, et de tout le temps des existences individuelles jusque dans le
ventre de la future mère : « les femmes enceintes feront de fréquentes promenades ; elles façonneront leur
enfant nouveau-né comme un morceau de cire, tant qu'il est mou et flexible ».79 Cette entreprise totalitaire
ambitionne d’éduquer – ou plutôt d’inculquer de « bonnes » habitudes aux âmes encore tendres, afin d'en
obtenir de futurs citoyens exemplaires.80
Il s’agit donc de conformer les individus au même moule : le fait d’inculquer les mêmes valeurs à
76
On peut facilement comprendre, dans cette perspective, la fascination qu’exerce la jeunesse sur les hommes
d'âge mûr : l’enfant est tout plein de virtualités. Encore malléable, il charme par sa pureté, sa virginité, sa
fraîcheur candide. Il n’est pas encore déterminé, pas tout à fait : un grand nombre encore de possibilités sont
contenues en germe dans sa nature élastique. Quelle tragédie que l’apparition du duvet, avant celle de la barbe,
sur le visage déjà endurci de l’adolescent ! Il grandit, il se fait homme ; le bien-aimé du pédéraste affligé
commence alors sa chute dans la détermination, dans la sclérose.
77
Platon, République, livre II, trad. Robert Baccou, 377a
78
« Le commencement est la moitié de l'ouvrage ; tout le monde s'accorde à donner des éloges à un beau
commencement [...] il me paraît que c'est plus de la moitié du tout » (Platon, Lois, livre VI, trad. Victor Cousin,
6753e)
79
Platon, Lois, livre VII, trad. Victor Cousin, 789a
80
Platon considère comme inessentiel, pour le citoyen ordinaire d'avoir une connaissance approfondie,
dialectique de la définition des valeurs en elles-mêmes ; pourtant, du point de vue de la vie de l'âme, il revient
par ailleurs (dans le mythe d'Er notamment) sur l'idée que la pratique de la vertu par habitude, si elle n'est pas
éclairée par la philosophie, ne suffit pas à garantir le salut éternel. L'obéissance critique est en ce sens préférée à
l'obéissance aveugle.

21
tous semble ainsi mener à une forme de sclérose sociale - toute salutaire pour l’ordre de la Cité selon
Platon. Les jeux des enfants doivent rester les mêmes que ceux que la tradition perpétue pour ne pas
donner l’envie d’un autre genre de vie, envie qui troublerait la tranquillité de la cité. Le respect des usages
habituels est indispensable, et toute altérité, aspérité doit être réduite à néant ; on doit figer, consacrer les
comportements, et avec eux, les coutumes qui conditionnent ces comportements. On sait que l’exemple de
la discipline musicale en Égypte laisse Platon admiratif : si quiconque, choriste ou musicien, règle son
instrument autrement que ce qui est traditionnellement prescrit, il s’expose à être traduit en justice. 81 Platon
fait de la censure une instance politique essentielle pour préserver l’ordre. Des juges, des législateurs
réglementent la musique, les chants, les danses, des examinateurs trient les poèmes : il ne faut rien
concéder aux passions déréglées. Pour prévenir le désordre social, on recourt donc à une raideur
hiérarchique qui règle définitivement les mœurs. La réflexion sur les valeurs inculquées propres à assurer la
sécurité politique est un privilège réservé aux seuls philosophes ; est primordiale pour la Cité la mise en
place d'un « dressage » généralisé fondé sur la répétition, et prenant appui sur les passions, les sentiments.
« Quant à cette partie de la vertu qui consiste à bien dresser les enfants en ce qui
concerne le plaisir et la douleur et leur apprend à haïr du commencement de la vie jusqu'à la
fin ce qu'il faut haïr et aimer ce qu'il faut aimer, je la sépare du reste par la pensée, et je ne
crois pas qu'on se trompe en lui donnant le nom d'éducation. »82

A cette pétrification normative homogénéisante des us et coutumes fait écho la sclérose des
spécialisations professionnelles, que l’on doit faire se développer, elles aussi, dès l’enfance. Platon envisage
une sorte de nivellement dans la Cité, de hiérarchisation par classes : chacun doit rester à sa place, remplir
un rôle définitivement fixé dans l’organisation sociale ; l’« imprégnation » éducative doit être avant tout,
pour la majorité des membres de la cité, un exercice spécifique en vue d'un métier déterminé.83 De la
même manière, les genres sexuels sont appelés à être confortés pour une meilleure harmonie sociale : à
propos du chant, Platon affirme qu’il faut
« En fixer les formes par une loi, car il faut attribuer à l'un et à l'autre sexe ce que la
nécessité impose, et, comme chaque sexe se distingue par une nature différente, c'est en se

81
Pour les Égyptiens, il faut « habituer les jeunes gens à former de belles figures et à chanter de beaux airs.
Aussi, après en avoir défini la nature et les espèces, ils en ont exposé les modèles dans les temples, et ils ont
défendu aux peintres et à tous ceux qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables de rien innover en
dehors de ces modèles et d'imaginer quoi que ce soit de contraire aux usages de leurs pères ; cela n'est permis
ni pour les figures ni pour tout ce qui regarde la musique. » (Platon, Lois, livre II, trad. Emile Chambry, 656d)
82
Platon, Lois, livre II, trad Emile Chambry, 653b-653c. Platon n'exclut pas l'usage de certaines ruses pour
amener l'enfant sur la voie du juste, que, prise sérieusement, il jugerait ennuyeuse : c'est là la fonction des jeux et
des chants.
83
« [Celui] qui veut devenir bon en quoi que ce soit, doit s'y exercer dès l'enfance, soit en s'amusant, soit en s'en
occupant sérieusement, sans rien négliger de ce qui s'y rapporte. Il faut, par exemple, que celui qui veut devenir
un bon laboureur ou un bon architecte s'amuse, celui-ci à construire de petits châteaux d'enfant, celui-là à
remuer la terre, que le maître qui les élève leur fournisse à l'un et à l'autre de petits outils faits sur le modèle des
véritables […] Je dis donc que l'essentiel de l'éducation consiste dans cette discipline bien entendue qui pousse
autant que possible l'esprit de l'enfant qui s'amuse à aimer ce qui, lorsqu'il sera devenu un homme, doit le
rendre accompli dans la vertu propre à sa profession. » (Platon, Lois, livre I, trad. Émile Chambry, 643e - 643d)

22
fondant sur cette différence qu'il faut faire ce discernement. Aussi il faut déclarer propre aux
hommes ce qui a grand air et penche du côté du courage, et donner à la femme ce qui incline
du côté de la modestie et de la retenue, comme étant plus féminin. »84

Le programme d’éducation que propose Platon dans les lois prend l'homme à sa naissance, et le
tient en lisière presque jusqu'au seuil de la vieillesse. Tranche d’âge par tranche d’âge, l’individu est
extrêmement encadré : il doit acquérir le plus tôt possible certaines dispositions, prescrites par les gardiens
« parfaits », et mimées sur le modèle des hommes vertueux expérimentés ; le temps, la répétition
contrainte par le respect obligatoire des usages en vigueur, viendront consolider ces premières empreintes
fondamentales.
Platon distingue, on l'a déjà mentionné, l’âme philosophe de l’âme vulgaire. La vertu est inculquée
au vulgaire, qui prend mécaniquement « le pli », alors que les philosophes la réfléchissent, la théorisent, et
raisonnent sur l’effort à fournir pour freiner les mauvais instincts. L’ortho-doxie, l’opinion droite, diffère de
la philosophie, en ce qu’elle n’a pas conscience de penser juste : elle le fait par habitude, sans se demander
pourquoi. L'obéissance dont parle Platon dans l'éducation « vulgaire » ou « populaire » est d'abord
aveugle avant d'être critique pour les cas exceptionnels que constituent les âmes philosophes - c'est
pourquoi nous nous sommes permis de parler aussi d'habitudes sclérosantes pour désigner ces « bonnes
habitudes », résultats d'une éducation conformiste, traditionaliste et nivelante. Parler d'éducation
sclérosante, en ce sens, n'est pas un oxymore. A bien y regarder, il n'est pas nécessairement question de
séparer radicalement les deux types d'éducation, mais plutôt de les articuler en envisageant l'éducation des
gardiens de la Cité comme privilège élitiste après une éducation que l'on pourrait dès lors qualifier de
« tronc commun ». Seule l’âme philosophe ou « âme d'or », fort rare, peut tendre à s'affranchir des
mauvaises habitudes qui la caractérisent pour développer, volontairement, celles qui la font progresser vers
le Vrai. Son éducation, indissociable de la philosophie, ne l'enferme pas dans des tendances, mais vise à
permettre le développement complet de ses facultés rationnelles, pour consentir librement aux habitudes
vertueuses qu'elle avait d'abord reçues mécaniquement.
« J'appelle éducation la vertu qui se montre d'abord chez les enfants, soit que le
plaisir, l'amitié, le chagrin et la haine s'élèvent dans leur âme conformément à l'ordre, avant
qu'ils puissent déjà s'en rendre compte, soit que, la raison venue, ils s'accordent avec elle sur
les bonnes habitudes auxquelles on les a formés. C'est dans cet accord complet que consiste la
vertu. »85

Deux voies complémentaires pour accéder à la vertu, donc : l'éducation qui inculque de bonnes
habitudes par le biais des passions, et celle qui mène, par la connaissance philosophique, à une

84
Platon, Lois, livre VII, trad. Émile Chambry, 802e. Cela dit, Platon déclare aussi qu’il est honteux que les
femmes ne soient pas entraînées aux mêmes arts que les hommes, tels l'équitation, ou les arts de la guerre
(toujours dans le Livre VII des Lois, 804e).
85
Platon, Lois, Livre II, trad. Émile Chambry, 653 b-c

23
compréhension de plus en plus éclairée, impersonnelle et contemplative, du Bien suprême. La justice
relève ainsi d'abord d’une pratique à l’intérieur d’une cité ordonnée, puis, pour les gardiens, d’une
connaissance juste des formes idéales de l’être. L’ « éducation » qui spécialise, qui entraîne à une activité
particulière jusqu’à l’excellence ne mérite donc en fait pas vraiment le nom d’éducation.86 La véritable
éducation ne sclérose pas ; elle est à l’âme, élevée par la connaissance du Juste au rang d'âme d'or, ce que la
gymnastique est au corps. Si elle est liée de façon indissociable à l’exercice de la vertu, elle requiert aussi et
surtout la conscience de ce qu’est cette vertu – cette conscience étant réservée la plupart du temps aux âmes
philosophes.

2.3/ Aristote : l'habitude nécessaire à l'exercice de la vertu

La part d’automatisme qui entre toujours en jeu dans l’exercice de la vertu, même chez le
philosophe, est soulignée davantage encore par Aristote que par Platon ; l’homme bon est selon lui à mi-
chemin entre habitude et réflexion. Si certaines dispositions innées sont nécessaires, l’éducation dont parle
Aristote relève principalement de l’acquis par habitude. La vertu est donc tout d'abord une hexis, une
disposition acquise : « la vertu morale est le produit de l'habitude, d'où lui est venu son nom »87. Le
philosophe attire ici notre attention sur la ressemblance entre les termes d'éthos (l'habitude) et d'èthos (le
caractère, la disposition psychique, souvent envisagés du point de vue moral). Comme Platon, Aristote
propose de soumettre les citoyens à des pratiques entrant dans l’esprit de la constitution : l’éducation joue
donc, là encore, un rôle conservateur. C'est dans cette optique traditionaliste que la cité doit prendre en
charge les habitudes de ses citoyens : Aristote reproche même aux cités démocratiques grecques de ne pas
assez s'imposer de ce point de vue, en laissant à chacun la liberté de choisir son mode de vie. Pour éviter
toute mutation nuisible à l'ordre, l'éducation (qui relève toujours de la science législative), doit être présente
à toutes les échelles, individuelle, familiale, sociale ; aux niveaux privé et public. Reprocher à l’éducation
sa résistance aux changements est absurde : le changement n’est guère souhaitable en soi, puisqu’il risque
de mener à la corruption. Sans aller jusqu’à voir derrière cette « éducation par habitudes » une exhortation
au rabâchage mécanique, il faut comprendre que l’entraînement répétitif à certaines pratiques est, pour
Aristote, essentiel à leur apprentissage. Il insiste ainsi dans l’Éthique à Nicomaque sur le fait que « les
choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple,

86
« Ce n'est pas là pour nous, je pense, l'éducation dont nous traitons à présent ; nous parlons en effet de celle
qui vise à nous former à la vertu dès l'enfance, qui nous inspire un désir ardent de devenir un citoyen parfait,
sachant commander et obéir selon la justice. Or voilà celle que nous cherchons à définir et qui, ce me semble,
mérite seule le nom d'éducation. Quant à celle qui vise l'acquisition des richesses ou de la force ou de tout autre
talent, où la sagesse et la justice n'entrent pour rien, c'est une éducation d'artisans et d'esclaves, qui ne mérite
pas du tout le nom d'éducation.» (Platon, Lois, Livre I, trad. Émile Chambry, 643d -644a, nous soulignons.)
87
Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 1, 1103a (Traduction Jules Tricot, Paris, Vrin, 1987). Platon, au livre VII
des Lois, avait déjà rapproché les deux termes (792e).

24
c’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ».88 Cela
vaut également pour l’enseignement scientifique : « C’est par l’exercice de la science que devient savant
en acte l’être qui possède la science »-, jusqu’à, in fine, l’éducation morale : « C’est en pratiquant les
actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions
courageuses que nous devenons courageux ».89
L’habitude occupe donc une place fondamentale dans la « philosophie des choses humaines »
d'Aristote. Dans le livre II de l'Ethique à Nicomaque, le Stagirite répond à la question qui ouvrait le Ménon
(70a) : la vertu vient-elle de l'enseignement, de l'exercice - de l'habitude en somme, ou existe-t-elle en
chacun par nature et de naissance ? On sait qu'Aristote mentionne deux types de vertu, relatifs à deux
parties distinctes de l'âme. L'âme rationnelle possède ses propres vertus dites intellectuelles ou dianoétiques,
et la partie désirante (qui peut obéir à la raison sans pour autant être de nature rationnelle), possède des
vertus dites morales ou éthiques. Si pour les premières, comme la prudence ou la sagesse, Aristote ne
mentionne pas la nécessité de la répétition, il considère les secondes, quant à elles, comme les fruits d'une
pratique habituelle commencée là aussi dès l'enfance : « Ce n'est donc pas une œuvre négligeable de
contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c'est au contraire d'une importance majeure,
disons mieux totale ».90
On retrouve là le poids de l'enfance, du commencement déjà évoqué par Platon, et avec lui,
l'efficace du comportement mimétique. Les enfants doivent imiter la conduite des hommes déjà vertueux :
la disposition vertueuse proviendrait d'abord d'une observation, de l'extérieur, avant de progressivement
s'intérioriser, pour être finalement comprise, justifiée. Elle serait donc seconde par rapport aux actes
vertueux (« les dispositions morales proviennent d'actes qui leur sont semblables »91) ; en ce sens il n'y
aurait pas d'innéisme. Pourtant, c'est en étant déjà vertueux qu'on devient vertueux - il y a là une circularité
patente : « les choses qu'il faut avoir apprises pour les faire, c'est en les faisant que nous les apprenons »92.
Les bonnes actions permettent les bonnes dispositions, et les bonnes dispositions permettent les bonnes
actions. Le caractère inévitable de ce cercle peut cependant être nuancé par la distinction que fait Aristote, à
propos du « mimétisme moral », entre être un homme vertueux et imiter un homme vertueux.
Déconnectée d'une disposition morale ancrée en nous, la pratique d'actes moraux n'a pas de valeur
vertueuse. « Ce n'est ni par nature, ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la
nature nous a donné la capacité de les recevoir, et cette capacité est amenée à maturité en nous par
l'habitude. »93 L'habitude ne fait qu'« amener à maturité » quelque chose de déjà là, une sorte de

88
Op.cit. I, 13, 1103a, 23-39
89
Op.cit., II, 1, 1103b
90
Ibid.
91
Op.cit., II, 2, 1103b
92
Op.cit., II, 1, 1103a
93
Op.cit., II, 1, 1103a14 – 1103b25

25
« capacité à recevoir les vertus » : on a là une différence entre vertu et technique ; l'art n'a besoin que
d'exercice, et ne dépend pas d'une capacité naturelle première chez l'artisan. En matière de morale, en
revanche, trois facteurs sont à prendre en compte : l'influence des habitudes, certes, mais aussi la spécificité
de la nature humaine, son exclusivité à détenir la raison. L'homme bon doit « avoir certaines dispositions
de corps et d’âme »94 : l'habitude est en elle-même axiologiquement neutre, même si elle est considérée
comme l'outil indispensable au développement de l'hexis vertueuse.
« [l'homme] possède la raison ; par conséquent, en lui doivent s’harmoniser l’un avec
l’autre les trois facteurs dont nous parlons, car, en fait, les hommes, pour suivre leur raison,
agissent en bien des cas contrairement à leurs habitudes et à leur nature, s’ils sont persuadés
qu’il est meilleur de se comporter autrement. »95

Isolée de la raison, de la disposition ou capacité à voir la vertu, l'habitude ne mène pas


obligatoirement à cette dernière ; elle en est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il y a donc un
pouvoir primordial de la raison, dont l'usage conditionne la vertu authentique parallèlement à l'habitude. La
raison, présente dans la nature de chaque homme, s'élève même parfois contre les habitudes qui ne
répondent pas assez à l'exigence d'un comportement vertueux. Il n'en demeure pas moins que la réitération
des actions vertueuses est indispensable pour conforter, consolider cette vertu.

Éduquer, c'est façonner : chez Platon comme chez Aristote, l’âme doit s'exercer à la vertu, réitérer
les mêmes comportements pour se modeler selon les exigences de la Cité. L'habitude, quand elle n'est pas
« mauvaise », c'est à dire liée aux plaisirs corporels, est soumise aux exigences normatives de la cité : elle
est l'outil pour « contracter », figer le « bon » comportement. L’analogie entre le corps et l’âme, constante
dans la pédagogie platonicienne, souligne l’efficacité de la fonction-habitude sur l'âme dans le processus
pédagogique. L'âme tend, en vieillissant, à se figer - c'est pourquoi il faut fixer en elle au plus tôt la tendance
à bien agir. Sur ce point, Descartes diffère fondamentalement de la position platonicienne : l'âme ne peut se
scléroser ; le cerveau seul peut contracter des habitudes. Ces dernières ne relèvent que de la substance
étendue, elle n’appartiennent en rien à la substance pensante, régie selon une tout autre législation - suivant
la doctrine de la distinction réelle. Même si la glande pinéale est à l’origine d’un certain retentissement des
sillons du cerveau sur l’âme, cette dernière est censée rester intacte. Au même titre que l’habitude, la
mémoire demeure affaire corporelle. Après les chemins frayés par l’expérience dans l’âme platonicienne,
c’est maintenant sur les sillons creusés par les esprits animaux dans la matière cérébrale que nous allons
nous pencher.
94
Op.cit., II, 2, 1103c. Aristote évoque un peu plus loin l'existence, rare selon lui mais notable, d'habitudes
animales ; nous ne nous y attarderons pas; mais il est important de noter que la démarcation entre instinct animal
et habitude humaine n'est pas si stricte qu'elle en a l'air dans la tradition philosophique – la frontière peut être
franchie dans un sens comme dans l'autre, d'ailleurs.
95
Op.cit., II, 2, 1103c

26
3/ Ornières du terrain cérébral : l'habitude dans le dualisme cartésien

Descartes, loin de l'approche analogique platonicienne, propose une description du cerveau qui, si
elle peut certes paraître naïve du point de vue des connaissances actuelles en anatomie, n’en a pas moins le
mérite de nous aider à imaginer plus clairement les mécanismes à l'œuvre au moment de la formation des
habitudes. Pour expliquer le phénomène de la mémoire, et, à terme, celui de l’habitude, il élabore tout un
schéma explicatif à partir du mouvement des « esprits animaux », que nous allons brièvement rappeler ici.
On sait que ces derniers, malgré leur dénomination, sont de petits corps contenus dans le sang, et dont le
cours est déterminé par l’inclinaison de la « glande pinéale ». Véritable coup de force philosophique, la
proposition cartésienne de l'existence de cette glande ambitionne d'expliquer l’union de l’âme et du corps :
située au centre du cerveau, elle permettrait l’interaction entre les substances étendue et pensante. Elle se
meut, s’incline selon la différence de force entre les esprits, et l’action des objets qui touchent les sens - liée
à l’attention qu’on leur porte. Ce faisant, elle oriente le cours des esprits animaux dans telle ou telle
direction. Aux inclinaisons de la glande répondent ainsi les inclinations de l’âme. Sortant de la glande
pinéale, où ils ont reçu une impression, les esprits animaux passent ensuite par des tuyaux ; ils élargissent
les pores ou « intervalles » du cerveau, plient, disposent les filets qu’ils rencontrent et y tracent ainsi des
figures qui se rapportent à celles des objets, « non pas toutefois si aisément ni si parfaitement du premier
coup,[...] mais peu à peu de mieux en mieux, selon que leur action est plus forte, et qu’elle dure plus
longtemps, ou qu’elle est plus de fois réitérée. »96 L’habitude se crée ainsi progressivement dans les filets,
le tissu de la mémoire. Descartes constate que
« Ces figures ne s’effacent pas non plus si aisément, mais [qu’]elles s’y conservent en
telle sorte, que par leur moyen, les idées qui ont été autrefois sur cette glande, s’y peuvent
former derechef longtemps après, sans que la présence des objets auxquels elles se rapportent
y soit requise. Et c’est en quoi consiste la mémoire. »97

Voilà établie une théorie toute mécaniste de la mémoire, que le philosophe associe très étroitement
à l'habitude : le souvenir consiste en des traces cérébrales dessinées en fonction de l’ouverture plus ou
moins large des pores du cerveau, traces qui ont quelque rapport98 avec l’objet du souvenir. Dans la
cinquième partie du Traité de l’homme, Descartes propose une comparaison éclairante. Il représente une
toile tendue99 dans laquelle on fait passer plusieurs aiguilles : une fois ôtées, les aiguilles laissent derrière
elles de petits trous, qu’il sera de plus en plus facile de rouvrir en proportion du nombre de passages de
l’aiguille. On a là l'illustration de la fameuse expression selon laquelle les petits ruisseaux font les grandes
96
Descartes, René, Traité de l'Homme, FA I, p. 451. Nous soulignons. On peut remarquer que dans ce processus
(et c'est là typiquement cartésien), le qualitatif naît du quantitatif, voire se confond avec lui.
97
Op.cit. p. 451-452
98
Descartes ne décrit pas précisément la nature de ce rapport.
99
Op.cit., Figure 30, p. 452

27
rivières100: l'habitude est un processus d'accumulation infinitésimale. D’autre part, Descartes mentionne que
l'importance de l'habitude – il prend notamment l'exemple de la perception visuelle - est manifeste dans le
fait qu’une perception partielle évoque souvent un souvenir total :

« La souvenance d’une chose peut être excitée par celle d’une autre, qui a été
autrefois imprimée en même temps qu’elle en la mémoire. Comme, si je vois deux yeux avec
un nez, je m’imagine aussitôt un front et une bouche, et toutes les autres parties d’un visage,
parce que je n’ai pas accoutumé de les voir l’une sans l’autre ».101

La mémoire, l’habitude et l’imagination sont ici étroitement liées. On a « accoutumé de »


percevoir les choses ainsi par le passé. Les esprits animaux, alors même que l’on ne perçoit qu'un des
éléments de l’objet entier, se précipitent dans les routines déjà creusées vers lesquelles cette partie perçue de
l’objet les oriente, et l’objet dans son ensemble supposé est ainsi reconstitué mentalement102. La glande
pinéale, à la moindre pression des esprits animaux, s’inclinera largement du côté vers lequel ils poussent :
s’il y a la moindre ressemblance entre une chose présente et une chose vue par le passé, l’identification
s’opère, et le mouvement amorcé s’amplifie de façon automatique103.
Dans cette sorte de « tissu cérébral », les pores déjà ouverts s’ouvrent donc de plus en plus, tandis
que ceux qui sont peu empruntés se ferment de plus en plus. La sclérose qui guette l’individu peut ainsi
apparaître sous deux formes liées entre elles : négative et positive. D’une part, progressivement, les
possibilités qui n’ont pas été exploitées dès le début se verrouillent ; d’autre part et surtout, celles qui sont
empruntées souvent se creusent, se cavent de plus en plus. Le cerveau doit être à la fois docile et solide,
comme l'âme chez Platon : suffisamment docile pour recevoir la trace, et assez solide pour la conserver. Le
préjugé de l’enfant constitue, dans cette perspective, la trace sclérosante par excellence. Les premières idées
ont le privilège d’imprimer leur trace avec plus de force ; elles jouissent d'une sorte de priorité, et parasitent
ensuite le jugement sain. En effet, le confort du préjugé habituel, du lit déjà creusé est instinctivement
préféré à la lucidité objective qui nécessite un effort d’attention, et d’humilité.104

100
Cette expression trouve son équivalent dans bien d'autres langues ;notamment en espagnol : muchos pocos
hacen un mucho.
101
Op.cit., p. 453
102
On peut penser à l’exemple cité par Descartes dans la seconde méditation, du regard porté de la fenêtre vers la
rue, où l’on passer des chapeaux et des manteaux ; l'esprit intervient pour compléter une perception lacunaire en
fonction de notre expérience et de nos habitudes.
103
On est là encore face à un thème récurrent chez Descartes : la partie est prise pour le tout.
104
Malebranche, dans De la Recherche de la Vérité, reconnaît aussi très clairement la force, néfaste pour l'esprit,
de ce que l’on pourrait appeler des idées-habitudes : « les esprits animaux vont d'ordinaire dans les traces des
idées qui nous sont les plus familières, ce qui fait qu'on ne juge point sainement les choses » (Malebranche,
Nicolas, De la Recherche de la Vérité, Livre II, De l'imagination, texte présenté par Philippon, Michel, Ellipses,
2006, p. 47)

28
3.1/ Précipitation et prévention

L'esprit précipité « ne juge des choses que par rapport à soi-même et à ses premières pensées »105
; il ne prend pas le temps d’un détour réflexif pour mieux juger les faits ou les idées qui s’offrent à lui. Il en
reste au stade naïf de l’enfance, et réédite sans cesse ses modèles ; sans mesurer l'aspect mutilant des
routines dans lesquelles il s'enferme. Descartes comme Malebranche valorisent la patience contre la hâte
précisément pour éviter la facilité trompeuse des habitudes cérébrales formées depuis l’enfance, et
consolidées par le temps, par un manque d'attention toujours plus grand. Paresse, précipitation, prévention :
trois pièges que nous tend l'habitude. La précipitation marque le cerveau comme on plie un morceau de
papier106 : sur la surface d’abord lisse se dessinent et se confirment ensuite des rainures quasi-indélébiles. A
moins d’un gros effort de la volonté, les esprits animaux suivent la pente indiquée par les premières
perceptions, les premiers chemins tracés sur la matière d’abord isomorphe, neutre, du cerveau de l’enfant.
Les trajets se répètent, les stries se raidissent, et le sujet passif finit par se complaire dans le déjà-vu.
De cette précipitation à l'œuvre dans l'acte de connaître, Descartes mentionne une variante, ou
plutôt, il donne à ce phénomène généralement épistémologique, ou gnoséologique une assise affective.
Dans la Lettre à Chanut du 6 juin 1647, il explique comment la contingence des premières rencontres se
mue en sentiment nécessaire. L’objet qui ressemblera un tant soit peu au premier objet de rencontre y sera
identifié dans un cerveau pré-façonné par ses premières impressions. Les esprits animaux reprendront le
même pli. Si l’on ne peut savoir pourquoi Descartes est tombé amoureux d’une fille louche dans son
enfance107, et remonter ainsi aux causes du contingent, on peut en revanche déduire de la première
impression le comportement futur.108 Ici, l'habitude n'est pas tant responsable de la sclérose qu'occasion de
prendre la mesure de la puissance des premières impressions. Il y a répétition, mais cette répétition est plus
témoin d'un typos déjà imprimé qu'initiatrice, agente d'un typos en cours d'impression. Cependant, il ne
faut pas déduire de cette nuance que l'habitude sclérosante est en soi étrangère aux phénomènes de
105
Op.cit., p. 51
106
Voir Lettre à un Révérend Père Jésuite, in Oeuvres de Descartes, publiées par Victor Cousin, tome 9, Levrault,
1825, p. 167
107
Pour Descartes, il s’agit semble-t-il d’un premier hasard, pur de tout déterminisme - terme de l’analyse en
amont duquel on ne peut pas remonter.
108
Flaubert donne une description éclairante de ce phénomène dans Novembre :"Le type dont presque tous les
hommes sont en quête n'est peut-être que le souvenir d'un amour conçu dans le ciel ou dès les premiers jours de
la vie ; nous sommes en quête de tout ce qui s'y rapporte, la seconde femme qui vous plaît ressemble presque
toujours à la première, il faut un grand degré de corruption ou un cœur bien vaste pour tout aimer. Voyez aussi
comme ce sont éternellement les mêmes dont vous parlent les gens qui écrivent, et qu'ils décrivent cent fois sans
jamais s'en lasser. J'ai connu un ami qui avait adoré, à quinze ans, une jeune mère qu'il avait vue nourrissant
son enfant ; de longtemps il n'estima que les tailles de poissarde, la beauté des femmes sveltes lui était odieuse."
(Flaubert Gustave, Novembre, in Œuvres de jeunesse, tome I, Louis Conard, 1810, pp. 236-237). Le phénomène
est mainte fois repris en littérature : Proust l'évoque dans Albertine, et Barbey d'Aurevilly dans Ce qui ne meurt
pas.

29
précipitation et de prévention que Descartes décrit. En confortant, creusant la routine déjà tracée (fosse déjà
béante ou esquisse, pointillés à suivre), elle empêche l'accueil du nouveau. Le sujet naïf croit voir le présent
là où il ne voit en fait que le passé ; il projette sa propre expérience, obsolète, sur la situation nouvelle à
laquelle il est confronté. La prévention est en effet essentiellement contraire aux exigences préalables à
toute recherche de la vérité, puisque cette recherche nécessite que l’on sache distinguer un souvenir d’une
pure intuition intellectuelle. Rien de commun en effet entre la trace gravée par l’extérieur, responsable de
l’éventuelle sclérose, et la « semence de vérité » déposée en nous par Dieu, interne et innée (qui renverrait
plutôt aux conditions de sortie de la sclérose par la philosophie).
Descartes n’a de cesse d'insister sur le poids du vécu, du passé, du déjà-perçu, poids alourdi par
l'habitude : il est quasiment impossible à l'homme de revenir à une perception vierge, à une ouverture brute
au présent. Le philosophe lui-même, en trouvant les fondements de sa philosophie, subit la force des
habitudes passives, des opinions dont son éducation l’a imprégné. C’est pourquoi, s’il donne son
assentiment aux découvertes philosophiques qu'il fait, il ne parvient pas pour autant à se sentir absolument
persuadé.109 Si la raison, de laquelle l’assentiment émane, est satisfaite, l’opinion n’est pas encore
convaincue. La « persuasio », constituée et aguerrie par l’habitude, est ainsi caractérisée par une sourde
« résistance de la mentalité enfantine, fortifiée chez les doctes par la philosophie des écoles »110. Il s’agit,
dit plus loin Gouhier dans La pensée métaphysique de Descartes, d’un « état de certitude qui nous attache
à nos opinions et nous dispense de remettre en question ce que, à tort ou à raison, nous croyons être leur
vérité ». Il arrive ainsi, malgré l’évidence, qu’il y ait un retard de la persuasio sur l’assentio, une difficulté
de les faire immédiatement coïncider dans la « scientia ». Il faut (se) convaincre en plus de démontrer ; de
la connaissance de l’évidence à sa transmission, le pas est large à franchir : Gouhier parle du « trac » de
Descartes avant d’entrer en scène111, avant de communiquer aux autres la vérité qu’il pense avoir
découverte. Le philosophe, qui est pourtant connu pour son (trop) plein d’assurance, se rend donc bien
compte que persuader aux autres une vérité n’est pas chose aisée : après s’être libéré soi-même de ses
anciennes opinions, il faut en libérer les autres qui n’y consentiront peut-être pas.
« Les jugements de plusieurs sont si faibles et si peu raisonnables qu’ils se laissent
bien plus souvent persuader par les premières opinions qu’ils auront eues d’une chose, pour
fausses et éloignées de la raison qu’elles puissent être, que par une solide et véritable mais
postérieurement entendue réfutation de leurs opinions »112.

109
Montaigne, mais aussi Pascal avaient déjà évoqué ce phénomène : « Il ne faut pas se méconnaître : nous
sommes automate autant qu'esprit ; et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la
seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent que l'esprit. La
coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l'automate qui entraîne l'esprit sans qu'il y
pense ». (Pascal, Pensées, p. 1119-1120)
110
Fin des réponses aux sixièmes objections, cité in Gouhier, Henri, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin,
1987, p. 91.
111
Gouhier Henri, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, 1987, p. 93
112
Descartes, Méditations, Préface de l’auteur au lecteur, cité par Gouhier p. 92, in op.cit.

30
Tous les esprits ne sont pas disposés ou préparés à recevoir la vérité – c’est pourquoi Descartes
valorise dans une certaine mesure la rhétorique comme condition d’efficacité de sa pensée : à l’art de
démontrer, pour obtenir l’assentiment, il faut ajouter un art de séduire pour persuader. Il faut que l’évidence
qui provoque l’assentio produise aussi la persuasion, en un sentiment de certitude et de sécurité. Ainsi, les
deux écueils à éviter sont la persuasio sans scientia, d'une part, symptôme de l'enfance prolongée, et la
scientia sans persuasio d'autre part, qui ne tient pas compte du poids des préjugés, de la « faiblesse des
âmes qui se laissent le plus souvent guider par leurs passions et leurs habitudes »113. Les hommes sont
d'une manière générale plus victimes de l'adhérence de leurs préjugés qu'ils ne réfléchissent leur adhésion à
quelque pensée que ce soit. En accord avec le fait qu'il est difficile de reconnaître ses torts, et qu'il est
toujours plus agréable d'avoir raison, Stendhal, puis Valéry et Léautaud à sa suite, semblent plus proches de
la réalité psychologique lorsqu'ils affirment que "Tout bon raisonnement offense".114 Mieux vaut consolider
une vielle tranchée que bifurquer, repartir à zéro en lançant un nouveau chantier.
Descartes choisit, pour illustrer le processus à l'œuvre dans l’accumulation des connaissances,
l’image d'un tableau. Dans la Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, Eudoxe et Epistémon
discutent de l’importance des premières impressions, et des divers stades de l'acquisition du savoir. L’enfant
juste né dispose d’une toile vierge qui va se couvrir progressivement, par couches successives, sous l'effet
des sens, de l'éducation reçue des précepteurs et de l'entendement. « [les] sens imparfaits, un instinct
aveugle, et [les] nourrices impertinentes » sont les premiers peintres - et aussi les moins compétents.
« Nos sens ne voient rien au-delà des choses plus grossières et communes, notre
inclination naturelle est toute corrompue ; et pour les précepteurs, encore qu'il s'en puisse
trouver sans doute de très parfaits, si est-ce qu'ils ne sauraient forcer notre créance de
recevoir leurs raisons, jusqu'à ce que notre entendement les ait examinées, auquel seul il
appartient de parachever cet ouvrage. »115

Ainsi l'éducation, à ses débuts, est très approximative, voire trompeuse : le jeune homme est
influençable, il se laisse facilement abuser par ce qu'il voit et ce qu'on lui inculque, jusqu'à ce qu'enfin mûr,
il se serve de son propre entendement et révise toutes ses connaissances accumulées, les retouche, les affine
à la manière d'un peintre enfin maître de son art. Pourtant, il apparaît que le travail de retouche, d'ajout,
113
Du titre de l’un des articles de l’ouvrage cité de Gouhier. On peut cependant remarquer, dans la Règle II, qu'il
semble (de façon assez surprenante) être lui aussi victime de cette faiblesse humaine, et des habitudes cérébrales
qui font obstacle à la vérité. C'est en effet un peu hâtivement (semble-t-il), pour quelqu'un qui critiquera la
précipitation, qu'il affirme qu'un raisonnement présenté clairement ne peut qu'emporter l'adhésion de celui qui
l'entend. Voilà une assertion qui semble bien naïve, et qui du reste, contredit pour une bonne part ce que
Descartes avance à propos de la précipitation et de la prévention. Le philosophe suppose, en disant cela, soit que
les hommes ne pensent rien qui puisse contredire la vérité qu'il veut leur démontrer, soit que les hommes, tous
détenteurs de bon sens, sont de purs esprits accueillant généreusement cette vérité, avec la meilleure foi du
monde. Or, force est de constater que la plupart des gens ne peuvent s'empêcher, dans une plus ou moins large
mesure, de faire preuve de mauvaise foi lorsqu'on leur démontre que ce qu'ils pensent relève de l'illusion. En fait,
cet aspect optimiste de la philosophie de Descartes n'exclut en rien sa conscience que les hommes réagissent le
plus souvent en fonction de leurs préjugés, de leurs habitudes, et de leur fierté à ne pas en démordre.
114
Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre XXVII.
115
Descartes, René, Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, t. X, Adam - Tannery, pp. 507-508.

31
aussi guidé par l'entendement qu'il puisse être, ne suffit pas à l'effacement complet des défauts du tableau.116
: il eût été plus commode de recommencer tout depuis le début. C'est ce que propose Eudoxe à Epistémon :
« Votre peintre ferait beaucoup mieux de recommencer tout à fait ce tableau, ayant
premièrement passé l'éponge par-dessus pour en effacer tous les traits qu'il y trouve, que de
perdre du temps à les corriger : il faudrait aussi que chaque homme, sitôt qu'il a atteint un
certain terme qu'on appelle l'âge de connaissance, se résolût une bonne fois d'ôter de sa
fantaisie toutes les idées imparfaites qui y ont été tracées jusques alors, et qu'il recommençât
tout de bon d'en former de nouvelles »117.

On retrouve l'image bien connue du panier qu'il faut d'abord vider complètement avant de pouvoir
séparer les bonnes pommes des mauvaises118 ; seulement, Descartes insiste ici davantage sur le caractère
extrêmement laborieux de cette vidange, de ce rinçage parfait.119 La conscience naïve est encore engluée
dans le monde ; elle ne s’est pas encore constituée comme sujet face à l’objet-monde. Elle juge d’après son
corps, d’après ses affections, ses sensations : on sait que pour Descartes, le préjugé le plus symptomatique
et le plus répandu d’un esprit précipité est de penser l’intérieur sur le modèle de l’extérieur. Penser que les
bêtes ont une âme, c’est prêter à leurs expressions visibles une cause spirituelle. 120 Le moins connu est
pensé à l'aune du plus connu, le visible est appliqué à l'invisible, par ressemblance superficielle. La doxa se
construit donc comme analogie hasardeuse, à partir d'une généralisation hâtive, précipitée. L'impérialisme
naïf du sensible auquel la plupart des gens sont soumis, va de pair avec celui du passé, de la mémoire ; les
hommes de la Caverne sont prisonniers de leurs habitudes perceptives. On a pris ce qu'on a vu en premier
pour le modèle de toute connaissance.

3.2/ La science et les arts

De même que penser l'intérieur sur le modèle de l'extérieur, « Penser les sciences sur le modèle
des arts » constitue un préjugé majeur, qui souligne bien le danger que peut représenter l'habitude pour
l'esprit. La démarche (pseudo-) scientifique prend dangereusement modèle sur les techniques du corps : elle
pense pourvoir accéder à la vérité de la même manière que l’artisan accède à la maîtrise de son métier. La
116
Ibid. « [notre entendement] est comme un excellent peintre qu'on aurait employé pour mettre les dernières
couleurs à un mauvais tableau, que de jeunes apprentis ont ébauché ; lequel aurait beau pratiquer toutes les
règles de son art, pour y corriger peu à peu tantôt un trait tantôt un autre, et y ajouter du sien tout ce qui
manque, si est-ce pourtant qu'il ne pourrait jamais si bien faire, qu'il n'y laissât de grands défauts, puisque dans
le commencement le dessin a été mal compris, les figures mal plantées, et les proportions mal observées. »
117
Op.cit., p. 508
118
L'image se trouve dans les Réponses aux septièmes objections.
119
« Vous n'ignorez pas que les premières créances qui ont été reçues en notre fantaisie y demeurent tellement
imprimées, que notre volonté seule ne suffit pas pour les effacer, si elle n'emprunte le secours de quelques
puissantes raisons ».(Descartes, René, Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, t. X, Adam – Tannery, pp.
508)
120
« Nous fondons [notre croyance à l'âme des bêtes] seulement sur la ressemblance qui est entre quelques
actions extérieures des animaux et les nôtres, laquelle n'est nullement suffisante pour prouver qu'il y en ait aussi
entre les intérieures. » (Descartes, René, lettre à Reneri pour Pollot, avril 1638, FA II, p. 57)

32
Règle I s'appuie ainsi sur le constat désolé que la plupart des gens, d'habitude, associent indûment les arts,
qui relèvent de la substance étendue, aux sciences ou à la science en général, d'essence spirituelle - sans se
douter que ce pluriel même (des sciences) témoigne d'une conception sclérosante, parce qu'artisanale en
quelque sorte, de l'attitude scientifique. L'art s'apprend de l'extérieur, il se soumet, se plie à l'objet. Dans la
technique, le corps doit s'incorporer la spécificité de cet objet ; aliéné, il se laisse envahir par l'extérieur
auquel il se con-forme peu à peu, à force d'exercice. Le travailleur « se fait la main » : l'habitude déforme.
Ainsi, si l'exercice fait le maître, c'est par humiliation : l'objet, le champ à labourer, le métal à forger, sont
l'essentiel ; ils dictent leur loi au travailleur par répétition d'accidents. S'il faut « remplir l'office », c'est donc
que l'office précède. Alors que l'esprit s'appliquera idéalement à lui-même, chez Descartes, les objets
s'appliquent physiquement sur le corps qui prend l'habitude de les manier - au moins autant que l'inverse,
autant que le corps s'applique sur l'objet à transformer. Le travail travaille le travailleur, dont le corps ne se
développe pas selon son harmonie propre. On peut penser à toutes les déformations professionnelles : le
pouce monstrueux du forgeron121, le pied meurtri du danseur, les vertèbres du violoniste ou les doigts
tordus, hyper-musculeux de certains pianistes. La loi de l'objet s'insinue progressivement dans mon corps
altéré, aliéné – corps sur-habitué qui se fait archive de son passé, qui se fait passé composé de son travail.
A travers cette analyse de l'artisanat, on est finalement amené à penser l'homme sur un modèle très
voisin de celui de l'animal. Certes, il s'agit dans un cas d'instinct et dans l'autre d'habitude : la disposition de
l'artisan est acquise et non pas innée ; mais elle est tout autant stéréotypée122. L'homme comme l'animal se
peuvent dresser. L'apprentissage des techniques d'un art particulier, progressivement, animalise l'homme, le
détermine, le dresse jusqu'à faire de cet art un quasi-instinct, une seconde nature irréversible et limitée. Le
corps se fait tout réflexe, tout déterminisme ; la liberté cède la place à une mémoire corporelle envahissante,
sclérosante, désertée par la souplesse polyvalente de la raison. L’homme, censé pourtant être indéterminé,
universel, se soumet aux lois de son milieu (de son objet) plus qu'il n'adapte le milieu à sa présence : le
corps, d'abord adaptable, se fait agencement immuable.
Ce qui nous intéresse ici, et que Descartes met en avant, c'est ce en quoi l'esprit pâtit d'être assimilé
au corps : les mains de l'artisan ont un contact direct avec la chose ; la science quant à elle doit être une
intuition, qui laisse l'œil tel qu'en lui-même, ne le sclérose pas dans une forme que lui imposerait l'objet.123
Penser les sciences sur le modèle des arts, c'est les faire déformantes au même titre que ces arts ; mais c'est
aussi être condamné à exclure, puisque tout art maîtrisé empêche la maîtrise des autres. Il n'y a pas d'artisan
en général : la disposition acquise est aussi privatrice. La possession d'une technique, faite habitude, me

121
On se souvient de Platon qui, dans le Gorgias, disait déjà que l'on reconnaît le cadavre du forgeron.
122
On pense ici à l'étymologie grecque du terme : stereo signifiant solide, et type renvoyant à typos, modèle ou
empreinte. « Stéréotypé » signifie ici enferme dans un modèle solide, fixé, sclérosé en somme.
123
Même si, dans la Dioptrique, Descartes assimile vue et toucher, ici, la métaphore est claire : il faut distinguer
entre les deux comme entre liberté et aliénation. Le toucher est ici moins exploration volontaire que passivité.

33
dépossède des autres ; l'exclusion réciproque leur est essentielle124. Les nerfs sont progressivement
assignés : l'aptitude technique détermine un circuit nerveux particulier par la répétition, l'accoutumance ; et
le temps passé à s'accoutumer à telle aptitude est du temps que l'on ne passe pas à l'exercice d'une autre.
Ainsi l'apprentissage artisanal, le « savoir-faire » est pour Descartes synonyme de perte d'universalité, de
déchéance. On parlait déjà, avec Platon, d'appauvrissement, de cloisonnement opéré par le passage de la
puissance, où cohabitaient encore les contraires, à l'acte ; on retrouve chez Descartes la même idée. L'acte
est unique et exclusif : on ne peut actualiser deux puissances contraires.125 Certes, on pourra à la fois jouer
un peu de violon, et prendre un pinceau pour gribouiller quelque paysage. Mais on ne pourra pas être
Paganini et Turner à la fois : plus on veut la qualité, plus il faut se restreindre, réduire la quantité. Le temps,
la répétition, l'habitude jouent le même rôle que la cuisson pour la glaise : elle rend la spécialisation choisie
irréversible. L'amphore ne retournera pas à la glaise pour devenir ensuite marmite. La répétition de
l'exercice me mutile, me dé-finit, solidifie la nature que cette répétition a produite. « C'est en forgeant qu'on
devient forgeron » : cette expression rebattue traduit bien l'idée que c'est la technique habituelle qui est
génératrice de ma nature – et non l'inverse (ce qui sera le cas dans la science cartésienne). Je me forge en
forgeant, et passé un certain âge, on ne peut plus faire marche arrière 126. L'habitude, seconde nature, est
pourtant aussi irrémédiable que la première.
La déformation comme l'exclusion, sclérosantes chacune à leur manière, sont évoquées par
Descartes pour mieux opposer les arts à la science. La science, c'est-à-dire la philosophie, loin de se
constituer comme science particulière (ce serait là l'oxymore par excellence) qui exclurait les autres, est la
seule authentique discipline de l'esprit en ce qu'elle ne s'attache à aucun objet spécifique. Il faut à tout prix
épargner à l'esprit la chute dans les mêmes spécialisations que le corps. Or le préjugé habituel est d'autant
plus difficile à déloger qu'on rechigne naturellement à faire l'effort d'adopter le véritable point de vue
scientifique.
« Celui qui est plein d'opinions et de préjugés, très difficilement se confie à la seule
lumière de la nature ; dès longtemps, en effet, il s'est accoutumé plutôt à céder à l'autorité
qu'à prêter l'oreille à la voix de sa propre raison ; il aime mieux interroger les autres, peser ce
qu'ont écrit les Anciens, que de se consulter lui-même sur le jugement qu'il doit porter. Et de
même que dès l'enfance il a pris pour la raison ce qui ne reposait que sur l'autorité de ses
précepteurs, de même il présente maintenant son autorité comme la raison, et il veut se faire
payer par les autres le même tribut qu'il a payé autrefois. » 127

124
A la variété des techniques fait pendant un appauvrissement ; aussi n'y a t-il pas unité, mais unicité dans l'art.
125
On se rappelle ici la première strophe de Le statuaire et la statue de Jupiter de La Fontaine : « Un bloc de
marbre était si beau/Qu'un Statuaire en fit l'emplette./Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?/Sera-t-il Dieu, table ou
cuvette ? » Mais dans l'actualisation, le bloc de marbre se fait ou Dieu, ou table, ou cuvette ; l'enfant devient
cithariste ou forgeron : un seul possible se réalisera parmi tous ceux qui cohabitaient.
126
Comme le dit la formule, « c'est cuit ».
127
Descartes, René, Recherche de la Vérité, FA II p. 1135

34
Descartes donne une ampleur à la prévention qui déborde largement la naïveté infantile. Dans la
Règle III, il nous met ainsi en garde contre l'autorité des Anciens, contre la prévention systématisée, plus
sournoise, de la scolastique, et donc contre les dangers de la lecture. Celle-ci est spontanément
"sympathisante" avec ce qui est lu : bon gré mal gré, on doit bien se laisser guider par l'auteur, sinon pour
les thèses qu'il soutient, du moins pour la manière de penser, c'est-à-dire de poser les problèmes. Descartes
se livre à une sorte d'esquisse d'anthropologie, de psychologie du lecteur, toujours enclin à adhérer à ce qu'il
lit, et de l'auteur, à l'origine des erreurs qu'on trouve dans les livres. La lecture fait intervenir deux
anthropologies dont les effets se combinent et se renforcent : l'inclination du lecteur vient se surajouter aux
inclinations des auteurs. L'adhérence quasi mécanique, qui incline la volonté du lecteur, n'est certes pas
l'adhésion intellectuelle que seule rend possible la philosophie cartésienne.128 Les habitudes cérébrales
trompeuses ne sont pas consubstantielles à l’esprit ; il s'agit d'accidents témoins de la paresse et de la
pesanteur naturelle de la tradition. Elles ne sont pas innés ; provenant de l'activité contingente qu'est la
lecture, elles ne font que "s'accrocher" à nous. « Certains germes d'erreurs, contractés à partir d'une
lecture trop assidue de leurs ouvrages, ne s'accrochent à nous malgré que nous en ayons, et nonobstant
toutes nos précautions ».129 Les erreurs seront peut-être difficiles à déloger, mais elles ne sont pas
absolument indélogeables. Parce qu'elle n'est pas essentielle à l'âme, la maladie est curable. Les coquillages
accrochés sur Glaucos l'ont mutilé, intimement modifié, attaqué dans sa nature même ; l'âme peut quant à
elle voir ses préjugés éradiqués par l'effort du doute.
Mais les erreurs des auteurs n'en forcent pas moins notre créance ; elles s'insinuent dans le cerveau
du lecteur selon une tendance, une pente naturelle de l'esprit, qui le porte à croire ce qu'il entend ou lit
souvent. Étrangères à notre entendement, elles sont pernicieuses, car reçues par notre volonté sans avoir été
filtrées par notre entendement.130 L'habitude produit peu à peu la persuasion mécaniquement,
involontairement ; notre prudence pour ne pas nous laisser influencer n'empêche que très difficilement
l'imprégnation de se faire. La répétition n'augmente en rien la vérité de la chose, mais l'idée, néanmoins, fait
son chemin dans le cerveau, trace des sillons qui inclineront de plus en plus la volonté – phénomène
anthropologique que connaît tout propagandiste. Et comme la plupart des auteurs que nous lisons furent
eux aussi lecteurs, il semble donc que toute l'histoire de la philosophie soit le lieu de la persuasion, de la

128
La traduction de la Règle III propose "s'accrochent" pour "adhaereant" : les erreurs ont une faculté adhésive
sur les esprits. Ce choix du terme « adhaere » est révélateur d'un certain pessimisme, certes, puisque les erreurs
« collent » à l'esprit. Mais c'est finalement davantage l'optimisme cartésien qui ressort de ce choix : les erreurs ne
font pas partie de l'esprit, elles n'y sont pas intégrées, assimilées.
129
Descartes, René, Recherche de la Vérité, FA II p. 1135
130
Hegel tiendra des propos similaires sur l'apprentissage qui ne fait pas intervenir l'entendement : "En ce qui
concerne les vérités mathématiques, on considèrerait encore moins comme un géomètre celui qui saurait, par
cœur, extérieurement, les théorèmes d'Euclide, sans savoir leurs démonstrations, sans les savoir, pour s'exprimer
par contraste, intérieurement. On tiendrait également pour non-satisfaisante la connaissance de la relation bien
connue des côtés d'un triangle rectangle, acquise par la mesure de beaucoup de triangles rectangles." Préface à
la Phénoménologie de l'Esprit, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Aubier, 2004, p. 53.

35
suggestion ou de l'auto-suggestion, et non de la conviction. C'est pourquoi Descartes la rejette comme
glose, étalage d'opinions controversées, de partis-pris dont on ne saurait tirer le vrai.
La prévention pour certaines opinions, le désir sournois de faire partager cette prévention, l'emploi
de formules alambiquées, la contradiction incessante entre les auteurs sont dénoncés par Descartes131
comme autant d'incitations à rompre avec les « philosophes » indignes de ce nom. Si Descartes se
considère en effet toujours comme le premier philosophe authentique132, c'est parce qu'il estime avoir réussi
à s'émanciper radicalement du mode de pensée de ses prédécesseurs, en réfléchissant à tout nouveaux frais.
Non seulement il refuse de se calquer sur la tradition, mais il ne se lance pas même dans la critique de ce
qu'avancent les différents membres de cette tradition : ce serait rester tributaire de l'ancienne structure.
Quand bien même les Anciens seraient tous francs, nous dit Descartes, la bonne foi de l'auteur ne constitue
en rien un gage de vérité des propos qu'il avance. Quand bien même ils seraient tous d'accord : s'en tenir à
leur enseignement ne serait en rien suffisant :
« Nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de
Platon et d'Aristote, et que nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les
sujets qu'on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont point des sciences que nous
aurions apprises, mais de l'histoire. »133

Le philosophe condamne ainsi l'adhésion naïve à ce que d'autres ont dit avant nous : il n'y a de
vision possible que par nos propres yeux. La critique de l'autorité des Anciens est solidaire de l'affirmation
du rôle essentiel de l'intuition : intuitionner, c'est voir du regard de l'esprit, et cette vision ne saurait être que
personnelle (mais non partiale) - qu' « autopsique » en un sens strictement a priori. Philosopher, c'est alors
dépasser les deux premières étapes de la conscience que sont son enfance (où la connaissance se fait par
ouï-dire, dans le préjugé comme dans le respect irréfléchi de l'autorité des Anciens) et son adolescence (où
la connaissance se fait par invention propre, mais anarchique). La conscience atteint un troisième moment,
proprement philosophique, de maturité, de virilité, quand elle pense par invention propre, mais de façon
réglée, rigoureuse134.
La philosophie, science par excellence, passe par un stoïcisme de l'intelligence. L'esprit du
philosophe, tel celui d'un géomètre aveugle, est autonome : son travail consiste à s'initier à sa propre forme.
Il n'apprend rien à proprement parler : il est nativement gros de vérité. La science ne me forge pas, mais me
révèle. Là où les arts me forgent comme le fer sur l'enclume, l'exercice mental, la réflexion ne font que

131
Arithmétique et géométrie ne tombent pas sous le coup de cette critique pour Descartes : elles sont les sciences
les plus rigoureuses et les plus formatrices, en ceci aussi que rien n'y est caché : tout se voit, les erreurs y sont
manifestes; on n'y peut user de faux-fuyants, de faux-semblants.
132
Une seule philosophie est possible en ce sens : celle du vrai, du simple, du fondamental, débarrassée de tous
les préjugés et les préventions des « philosophies », au pluriel, qui se contredisent et débattent sans jamais
tomber d’accord – et qui donc ne peuvent être que de pseudo-philosophies.
133
Descartes, René, Règle III, in Règles pour la direction de l'esprit, FA I pp. 85-86
134
La Règle III des Regulae peut ainsi se lire comme une sorte de Phénoménologie de l'Esprit en miniature.

36
contribuer à l'auto-développement de la graine qui pousse. Là où la technique me fait devenir autre, la
science me fait devenir moi-même, et me libère plutôt qu'elle ne me confine. La Mathesis Universalis,
Ursprache de l'esprit, est toujours supérieure à ses « avatars » réels ou possibles.

3.3/ Compléments malebranchistes

L'approche de Malebranche complète celle de Descartes sur certains points ; il nous a semblé
intéressant de mentionner ici quelques remarques précises qui intéressent notre propos. On sait que
Malebranche reprend à Descartes sa théorie des esprits animaux :
« les esprits ne trouvent pas toujours les chemins par où ils doivent passer assez
ouverts et assez libres ; et [...] cela fait que nous avons, par exemple, de la difficulté à remuer
les doigts avec la vitesse qui est nécessaire pour jouer des instruments de musique, ou les
muscles qui servent à la prononciation, pour prononcer les mots d'une langue étrangère ;
mais que peu à peu les esprits animaux par leur cours continuel ouvrent et aplanissent ces
chemins, en sorte qu'avec le temps ils n'y trouvent plus de résistance. Or c'est dans cette
facilité que les esprits animaux ont de passer dans les membres de notre corps, que consistent
les habitudes. »135

Il s'agit d'expliquer comment le passage à l’habileté s’opère grâce à l’habitude, ici valorisée. Mais
pour les mêmes raisons que nous avancions tout à l'heure pour Descartes, l'habitude est perçue aussi
comme routine sclérosante. Si l'exposé que Malebranche fait de sa théorie des esprits animaux le rapproche
à maints égards, donc, de Descartes, en revanche, les deux philosophes diffèrent en de nombreux aspects ;
la volonté chez Descartes, par exemple, a une force que Malebranche ne lui confère pas, et à laquelle il
substitue celle, plus fragile, de l'attention. On remarque aussi que l'habitude est identifiée à la mémoire de
façon beaucoup plus radicale que chez Descartes. Ensuite et surtout, l'habitude chez Malebranche exerce
son influence à distance : le mécanisme cartésien fonctionne malgré les décalages dans le temps ou
l'espace. Ces jeux de miroirs sont rendus possibles par l'imagination, notion elle aussi étroitement liée à
celle d'habitude, même si c'est de façon moins explicite que pour la mémoire. En effet, les traces mnésiques
inscrites dans le cerveau rattachent la conscience, selon Malebranche, à tout un réseau de préjugés. Le
philosophe s'attache ainsi à décrire le mécanisme physiologique de l'imagination pour expliquer sa
contagion. Il explique d'abord, au niveau individuel, la tendance naturelle de l'esprit à rester prisonnier
d'images mentales ; l'âme se fait esclave de son cerveau, des traces mnésiques qui y sont imprimées. C'est
là que les dangers de l'habitude sont perçus : Malebranche remarque notamment la sclérose progressive des
esprits vieillissants.136 La nature, la composition de notre cerveau, auquel notre âme est unie par institution
135
Malebranche, Nicolas, De l'imagination, De la recherche de la vérité livre II, p. 108, Vrin, 2006
136
Malebranche, Nicolas, De l'imagination, De la recherche de la vérité livre II, p. 111, Vrin, 2006 : « les fibres
du cerveau dans l'enfance sont molles, flexibles et délicates. Avec l'âge elles deviennent plus sèches, plus dures
et plus fortes. Mais, dans la vieillesse, elles sont tout à fait inflexibles [...] » Malebranche dresse dans le passage

37
divine, est sujette au durcissement. Là encore sont distingués le cerveau mou de l'enfant (apparenté à celui
de la femme), impressionnable, et le cerveau dur du vieillard, rebelle à tout changement parce que sujet à la
tyrannie de l'habitude. Deux évolutions sont en fait possibles : la solidité des fibres du cerveau, qui diminue
la sensibilité de l'imagination chez les hommes mûrs, peut servir à la quête de la vérité ; mais elle peut aussi
et surtout l'entraver, chez ceux dont l'esprit se replie sur les préjugés, les « fausses opinions ». La plupart
des hommes préjugent par habitude, d'après la forme qu'a prise leur cerveau au fil du temps, à moins qu'il
n'y ait eu défiance systématique et travail continu de l'attention - travail qui n'est d'ailleurs pas incompatible
avec celui de l'imagination. Malebranche ne dit donc pas que la pensée de tous les vieillards est
nécessairement ankylosée, engoncée dans des idées qui resteraient les mêmes ; il remarque simplement le
caractère inéluctable du durcissement des fibres, et l'importance, donc, de la vigilance pour éviter que les
idées s'enlisent dans les sillons du préjugé, confortés par l'habitude. L'imagination, à ce titre, peut avoir un
rôle tout positif, que Malebranche ne méconnaît pas : sa capacité à « représenter vivement dans notre
cerveau », à en impressionner la structure peut aller tant dans le sens des préjugés qu'en sens inverse. A la
suite de Descartes, Malebranche dénonce la lecture d'autorité, ainsi que l'apprentissage par cœur – qui est
« une science de mémoire (d'habitude, donc, pour Malebranche) et non pas une science d'esprit »137.
L'accumulation des connaissances - l'érudition - et la rumination, fondements de la scolastique à ses yeux,
témoignent du pouvoir abêtissant de l'habitude. La conception malebranchiste de la sclérose du cerveau
reste donc à ce stade très proche de celle de Descartes.
L'originalité de Malebranche par rapport à Descartes réside dans le fait qu'il envisage ensuite un
niveau inter-individuel de l'imagination : cette dernière parviendrait, sans sollicitation d'un objet extérieur, à
enclencher un mécanisme corporel d'imitation de la disposition tracée dans le cerveau d'autrui.
L'imagination est ainsi décrite par Malebranche comme une véritable maladie populaire qui gagne plus
promptement les esprits que la peste n'infecte les corps. La contagion, le mimétisme, le con-formisme des
pensées sont régis par le même principe que la contagion du mal ; ils sont rendus possibles et accélérés par
un « principe » physiologique, à savoir le lien des cerveaux des hommes entre eux. Alors que chez
Descartes, « la spécificité et la nécessité d'un modèle réflexif (…) invalide tout modèle purement transitif
de la communication affective »,138 chez Malebranche, par le fait d'une institution divine ordonnatrice,
« nous sommes unis aux autres hommes en mille manières aussi réellement qu'à notre corps »139. Le lien
intrinsèque de l'âme et du corps en un même homme se prolonge, par le corps, entre les hommes : ce lien
consiste dans « une certaine disposition du cerveau qu'ont tous les hommes, pour imiter quelques-uns de
ceux avec lesquels ils conversent, pour former les mêmes jugements qu'ils font, et pour entrer dans les

qui suit un parallèle classique avec les fibres de la chair qui durcissent en vieillissant.
137
Op.cit., p. 162 (chapitre IV intitulé : Deux mauvais effets de la lecture sur l'imagination)
138
Kambouchner, Denis, Descartes et la communication des passions, p. 85, Rue Descartes, Albin Michel, 1995
139
Malebranche, Nicolas, Traité de morale, I, XII, §XXII, OC XI, 145

38
mêmes passions dont ils sont agités »140.
Certes, l'idée de contagion – à l'origine de ce que l'on pourrait appeler une sclérose
interindividuelle, n'est pas nécessairement liée à la notion d'habitude : il suffit d'un choc pour transmettre et
figer la forme d'un individu à un autre. Malebranche évoque la transmission du péché originel depuis nos
premiers parents, Adam et Ève, jusqu'à nos générations ; il parle certes de péché sans cesse réactivé, réitéré
en chacun de nous, mais peut-on vraiment parler d'habitude ? Ce sont les coups de burin sur l'ouvrage, les
répétitions qui consolident en approfondissant la trace cérébrale qui nous intéressent ici. Quand
Malebranche décrit le cas de l'enfant né aux invalides, il évoque un corps et une âme tout bouleversés par
un événement unique, puissant : le supplice d'un homme roué de coups, que la mère a vu alors qu'elle était
enceinte, a provoqué par contagion la déformation de l'enfant141. Il n'y a pas eu répétition de l'impression,
frayage progressif. De fait, Malebranche évoque l'habitude, dans le processus de contagion, mais seulement
comme facteur « consolidant » (parmi d'autres) d'une impression. Dans l'exemple du pâtre qui raconte
plusieurs fois à sa femme et à ses enfants la scène de sabbat qu'il imagine avoir vue 142, les différentes causes
de la contagion sont énoncées. La manière de parler, forte et vive, « en partie liée au vin » ; la mollesse des
cerveaux de sa femme, faible, et de ses enfants, naïfs ; la nature du propos (terrible et nouveau) ; la
confiance dont jouit le père de famille ; la force des liens entre les membres de la famille ; la
communication, l'échange des visions diverses que les enfants et la femme ont eues ; et enfin l'habitude, la
répétition de l'histoire mainte et mainte fois : voilà établis les facteurs « fixateurs » pour ainsi dire, parmi
lesquels l'habitude tient certes une place, mais toute relative. Retenons donc de Malebranche, outre sa
conception cartésienne de l'habitude, l'idée d'un mimétisme à distance, entre les individus : la contagion de
l'imagination, en ce qu'elle peut tout de même en partie s'expliquer par l'habitude, constitue un angle
d'attaque intéressant pour envisager le processus qui fait l'objet de notre étude sur le plan social.

3.4/ Habitudes de l'esprit ?

Si jusqu'ici, le cartésianisme ne voit que l'aspect sclérosant de l'habitude, c'est qu'il en fait l'apanage
du corps. Pourtant, à bien y regarder, Descartes évoque à diverses reprises un autre type d'habitude, qu'il
attribue cette fois à l'esprit. Bien qu'il ne s'y arrête pas franchement, cette habitude mérite ici toute notre
attention : il s'agit non plus d'une habitude paralysante, qui irait dans le sens d'une solidification des
préjugés, mais au contraire d'une habitude réfléchie, philosophique en quelque sorte, en ce qu'elle est
140
Op.cit., II, I, VII, §II
141
Descartes, dans une lettre à Mersenne datant du 30 juillet 1640, parle lui aussi du mimétisme étonnant entre
mère et enfant : il prend l'exemple d'une femme qui, enceinte, s'est rompu le bras, et dont l'enfant naît avec le
même handicap. Mais il ne parlera jamais de contagion sans contiguïté, « à distance » comme Malebranche.
142
Malebranche, Nicolas, De l'imagination, De la recherche de la vérité livre II, pp. 117-119, Vrin, 2006.
Delphine Kolesnick-Antoine prend cet exemple dans son introduction au livre II de de la recherche de la vérité.

39
censée prémunir contre l'autorité sclérosante de ces mêmes préjugés. L'habitude se fait ici assise nécessaire
à la virtuosité de la pensée. On l'a vu, éviter la prévention se révèle une tâche extrêmement ardue :
comment, en effet, faire abstraction de toutes ses certitudes, de ses expériences, de tout le moi historique qui
encombrent le moi pur ? Comment retrouver cette subjectivité primordiale, cette impartialité capable de
juger le moi sclérosé pour le débarrasser de ses praejudicia habituelles ? Et d'abord, comment être sûr de
pouvoir prétendre le faire ? La grande lustration du doute est précisément l'acte par lequel la conscience se
ressaisit, redevient sa propre maîtresse. Mais ce "lessivage intellectuel" ne va pas sans la perte de tous les
repères. L'activité philosophique est une activité vertigineuse : les repères ne sont pas hors de l'esprit lui-
même, et l'on risque alors de se retrouver comme « tombé dans une eau très profonde ».143 C'est justement
pour ne plus avoir à revivre l'angoisse de ce doute que Descartes fait en sorte de donner une certaine
constance, une certaine solidité aux découvertes qu'il a faites, et qu'il est conscient de pouvoir perdre de vue
à tout moment.
Loin d'être un penseur qui brûle les étapes,144 Descartes reste tout-à-fait conscient du poids de la
persuasio : le logique a besoin de l'anthropologique ; la dimension affective doit se faire instrument au
service de la souplesse intellectuelle. Cette dernière a donc besoin d'habitudes ; la vérité doit être éprouvée,
sentie, et remâchée pour s'installer durablement.
« Il ne peut, ce me semble, y avoir que deux choses qui soient requises pour être
toujours disposé à bien juger : l'une est la connaissance de la vérité, et l'autre l'habitude qui
fait qu'on se souvient et qu'on acquiesce à cette connaissance, toutes les fois que l'occasion le
requiert. »145

Aussi la mémoire façonnée par l'habitude n'est elle plus ici durcissement de l'intellection, mais son
accomplissement. La virtuosité de la pensée n'est possible que sur la base de circuits bien creusés dans le
cerveau. Même la connaissance la plus pure doit pactiser avec ce qui lui est hétéronome pour avoir une
quelconque efficace. L'or pur est trop mou ; il faut l'allier avec moins pur que lui pour qu'il garde forme et
ne s'affaisse pas sur lui-même. Descartes n’a pas explicitement énoncé ce statut ambivalent de l’habitude,
tantôt instinctive, tantôt volontaire ; il n'a pas non plus précisé, à bien y regarder, si cette ambivalence
recoupait la distinction entre corporel et spirituel. Il semble que l'habitude active dont on parle soit en fait,

143
Descartes, René, Seconde Méditation, in Discours de la Méthode / Méditations, 10/18, 1963, p. 143
144
Nous faisons ici allusion au sens étymologique de l'expression : celui qui brûle les étapes n'a pas besoin de
séjourner, de répéter : ce qui est compris est compris une bonne fois pour toutes, et on deviendrait ainsi très vite
maître et possesseur de la nature.
145
Descartes, René, Lettre à Élisabeth, Egmond, 15 septembre 1645. Autrement dit, on peut certes être attentif à
telle vérité, reconnaître la clarté et la pertinence des raisons qui nous ont persuadés cette vérité ; mais on ne sera
sûr de ne pas en être détourné seulement si, „par une longue et fréquente méditation, nous l'ayons tellement
imprimée en notre esprit, qu'elle soit tournée en habitude. Et en ce sens on a raison, dans l'Ecole, de dire que les
vertus sont des habitudes; car, en effet, on ne manque guère, faute d'avoir, en théorie, la connaissance de ce
qu'on doit faire, mais seulement faute de l'avoir en pratique, c'est-à-dire faute d'avoir une ferme habitude de le
croire“.

40
très paradoxalement, de nature mentale146. L’habitude « spirituelle » part non d’une contingence, d’un
hasard premier (une rencontre avec une fille louche), mais de la découverte des semences de vérité que
Dieu a déposées en nous. Alors que les premières causes des habitudes corporelles sont toutes
accidentelles, celles des habitudes spirituelles sont innées, naturelles et identiques en tout esprit. Alors que
les traces du cerveau n’augmentent que par adjonction, et ne vieillissent qu’en se sclérosant, les semences,
en nombre limité, mûrissent vers plus de clarté, de vérité avec l’habitude, l’exercice de l’esprit qui se les
répète pour mieux les intégrer. Il ne s’agit plus de chemins cérébraux invétérés, mais de lueurs
immatérielles qui appellent une gymnastique de l’esprit, gymnastique qui tente de faire oublier au cerveau
les chemins qui le vermiculent.
« Il est néanmoins très difficile de l'ôter [le préjugé] entièrement de notre créance, si
nous ne les [les raisons] repassons souvent en notre esprit, et ne nous accoutumons ainsi à
déraciner peu à peu ce que l'habitude à croire, plutôt que la raison, avait profondément gravé
en notre esprit. »147

Deux habitudes contraires, l'une passive, et l'autre active doivent donc se faire face. L’homme peut
certes faire dévier les mouvements de la glande, et donc faire sortir les esprits animaux des routines tracées
par la prévention. La volonté, en s’exerçant à changer le cours des esprits, s’oppose donc à l’habitude
passive, corporelle, reléguée dans le voisinage du naturel, et donc, pour Descartes, du mécanique. Mais
cette volonté a donc besoin, elle aussi, de l’habitude, puisqu'elle doit « s'entraîner » à sortir des habitudes
passives, que sont, entre autres, les préjugés. Elle requiert de l’exercice, de l’industrie - industrie qui cette
fois renvoie à un effort, une attitude active de la pensée. Cette dernière forme d’habitude, loin de constituer
un obstacle, devient au contraire condition indispensable du maintien de l’idée vraie dans l’esprit du sujet
pensant :
« Quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher
continuellement mon esprit à une même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive
et souvent réitérée, me l’imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de
m’en ressouvenir, toutes les fois que j’en aurai besoin, et acquérir de cette façon l’habitude de
ne point faillir. »148

Cette mémoire-habitude est ici la béquille de la méditation, de la pensée : la vérité a elle aussi
besoin de s’imprimer fortement en la mémoire, par la répétition, pour que l’esprit puisse ensuite prétendre
atteindre et déployer une connaissance plus vaste de la science. Il faut s' « attarder assez longtemps pour
s'accoutumer à prendre de la vérité une intuition distincte et parfaitement nette »149 : on a là une
récupération, un recyclage par la philosophie du mécanisme de l’habitude, pour en tirer profit dans la
recherche du vrai. Il ne faut à aucun prix oublier ce que l’on a trouvé une fois au cours des Méditations. La
146
C'est là tout l'équivoque de la position de Descartes sur la mémoire, sur les mémoires.
147
Descartes, René, Quatrièmes Réponses, FA II, pp. 671-672
148
Descartes, René, Méditation IV, in Discours de la Méthode / Méditations, 10/18, 1963, p. 183
149
Descartes, René, Règle IX, in Règles pour la direction de l'esprit, FA I, p. 123

41
connaissance de la vérité requiert, pour durer, l’habitude de bien juger, « l’habitude de la croire »150 va
jusqu’à dire Descartes lui-même : la méditation doit être longue et fréquente pour enraciner la pensée vraie,
la solidifier (aussi solidifier, en ce sens, n'est pas scléroser). Le philosophe semble ainsi mentionner une
mémoire autre que celle du corps ; une mémoire toute intellectuelle, purement spirituelle qui n’aurait plus
rien à voir, de fait, avec les traces laissées sur le cerveau151. Malgré la doctrine de la distinction réelle, qui
verrait dans la notion d'habitude spirituelle un oxymore, il s’agirait donc bien chez Descartes de faire de
cette sorte d'habitude le socle de toute pensée. Mais sans forcément aller jusque là, retenons qu'il y a
toujours en nos cerveaux une possibilité de reprogrammation partielle, d’inversion des traces cérébrales.
Dieu ne nous a pas donné en vain la raison et la volonté ; ce qui s’est incrusté, même très profondément,
peut se corriger à l'aide de l'habitude. C’est de l’intérieur donc, et non par une sorte de grâce extérieure, que
l’homme peut faire face à ses préjugés et tenter de les remplacer par le raisonnement clair que lui dicte son
entendement152.
Si « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »153, alors tous les hommes disposent de
l’instrument intellectuel qui leur permet d’abolir leurs penchants sclérosants. Il faut faire en sorte que
l’histoire contingente du sujet, que les premières impressions, déterminantes pour l'ancrage des habitudes,
n’interviennent pas dans le raisonnement. D’où la Règle XIII, qui recommande ne rien ajouter de nous-
même, de notre moi anthropologique à notre réflexion. L’homme peut et doit tendre à se distancier au
maximum de ses attaches historiques, culturelles et sensitives : l’esprit ainsi dénudé est le même chez tous,
et peut seul accéder à la vérité : la volonté, parce qu' infinie, peut dépasser le contingent fait habitude et peut
ainsi s'émanciper de toute autorité intellectuelle. On peut noter chez Descartes un vocabulaire de la
"résolution"154 : une résolution au sens d’une décision ferme, mais aussi au sens d’une dissolution
(étymologiquement) du moi empirique, historique, conditionné par ses routines, pour ne laisser subsister
que le moi pur, universel, d’un entendement prêt à accueillir l’évidence.

150
Descartes, René, Lettre à Elisabeth du 15 sept 1645.
151
A la fin de sa vie, dans ses Lettres à Elisabeth, Descartes adopte une position quasi-hylémorphique. Poser
l’hypothèse de la glande pinéale amène à concevoir une âme présente dans tout le corps : de la liaison étroite au
mélange complet des deux substances, il n’y a qu’un pas.
152
Descartes diffère ici de Malebranche : pour ce dernier, ce n’est pas en nous-même que nous devons rechercher
le vrai, mais on doit se rendre totalement neutre, atteindre un état de pure réceptivité pour accueillir le verbe.
153
Descartes, René, Discours de la Méthode, in Discours de la Méthode / Méditations, 10/18, 1963, p. 25
154
« Je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à
choisir le chemin que je devais suivre."(Discours de la méthode, 10/18, 1963, pp. 31-32)

42
Chacun à leur manière, et en lui accordant plus ou moins de place, les philosophes ont mis en
évidence la force, l'emprise des habitudes sur les individus. Maine de Biran et Ravaisson se sont tous deux
attachés à montrer combien l'habitude est fondamentale, structurante pour la pensée, voire de manière plus
générale, pour comprendre mouvement de la vie elle-même. Parmi les philosophes les plus reconnus,
l'intérêt pour le phénomène de l'habitude, sans qu'il devienne un élément explicitement central de leur
pensée, est marqué à travers d'autres thématiques qui y sont associées. On a essayé dans cette première
partie de voir si et comment différents penseurs jugés incontournables pour l'étude de l'habitude, ont
envisagé sa fonction sclérosante. Il s'agissait de voir de quelle manière la philosophie comprend le
mécanisme de l'habitude dans ce qu'il a d'inhibant, d'appauvrissant, de durcissant : le vieillissement, le
conformisme guidé par l’ « instinct grégaire », l'éducation « orthodoxe » comme dressage, le poids
normalisant, uniformisant des coutumes, le préjugé - avec le duo pétrifiant (aux deux sens du terme)
prévention/précipitation - sont autant de terrains propices à l'implantation de la sclérose.
La philosophie a traditionnellement défini l’homme comme le seul animal doté de conscience, de
raison, de liberté ; le seul être capable de distanciation, en somme : le seul à échapper à la sclérose que
constituerait l’instinct paralysant des bêtes. C’est pourtant bien plus en droit qu’en fait que l’on peut
attribuer à l’homme une telle suprématie sur les autres espèces ; l’être humain ne tend pas naturellement à
sortir de l’hébétude dans laquelle le plongent ses tendances habituelles. C’est d’ailleurs toute sa misère, car
cette stagnation dans son déjà-vu, cette résistance au changement et au recul réflexif, l’homme ne le doit
qu’à lui-même : si l’homme est libre en droit, il est donc responsable de son enchaînement aux habitudes
qu’il s’est données. Il est ainsi plus souvent proche de l'homme décrit par La Boétie dans son Discours de
la servitude volontaire, ou de l'homme-machine de La Mettrie, que d'un héros indocile, curieux, énergique
et réfléchi. Force est de constater donc, et ce dans bien des domaines, que la puissance sclérosante de
l'habitude est à l'œuvre de façon quasi systématique dans les existences et les sociétés humaines. Il s'agit
maintenant d'observer divers champs dans lesquels la répétition de l'action dans le temps provoque un
racornissement des possibles. Notre approche sera celle d'une anthropologie et d'une sociologie
philosophiques pour décrire les symptômes d'une habitude qui se fait berceau de la sclérose. Nous
éclairerons l'ampleur du phénomène à l'aide d'exemples multiples pris notamment dans la littérature, en
nous appuyant sur les remarques déjà émises dans cette première partie.

43
II / LES DOMAINES DE PREDILECTION DE LA SCLEROSE DES HABITUDES :
TOPOGRAPHIE D'UN AMPLE PHENOMENE

Prudhomme consacre un poème à l'habitude dans lequel l'effet mortifère que nous voulons décrire,
au cours de cette partie plus exemplifiée, est pointé du doigt. « L'habitude est une étrangère / Qui
supplante en nous la raison » disent les deux premiers vers : « discrète, humble, fidèle », elle a
d' « invisibles soins » qui nous asservissent à ses volontés :
« [...]Travaillant pour nous en silence,
D'un geste sûr, toujours pareil,
Elle a l'œil de la vigilance,
Les lèvres douces du sommeil.

Mais imprudent qui s'abandonne


A son joug une fois porté !
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté ;

Et tous ceux que sa force obscure


A gagnés insensiblement
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement. »155

Les thématiques centrales de la suite de nos développements sont posées : aliénation que produit
l'habitude, étrangère et familière à la fois, envahissement discret, invisible même, mais pas moins assuré de
cette « force obscure »; passivité asservie contre raison et liberté ; vieillesse, monotonie, réification de
l'individu. On a bien là une description de la sclérose produite par l'habitude sur le plan individuel. En nous
appuyant sur les éclairages proprement philosophiques de la première partie, nous allons maintenant partir
d'exemples concrets, pris notamment dans la littérature, pour essayer de mieux cerner physiquement,
pratiquement le phénomène de la sclérose de la pensée et du comportement humains. Nous avions déjà
esquissé quelques études de cas généraux pour illustrer le propos des philosophes ; nous nous y consacrons
maintenant spécifiquement, en proposant une anthropologie et une sociologie philosophiques de la
sclérose : comment se manifestent les dérives sclérosantes de l'habitude de faire, mais aussi l'habitude de
voir, de sentir, d'entendre, de lire ? Les conséquences asservissantes et appauvrissantes de l'habitude seront
mises en lumière sous divers angles « symptomatiques » ; la routine, le poncif, la tradition, le
conformisme, le misonéisme constitueront autant de domaines d'investigation pour la topographie d'un
phénomène dont l'emprise considérable est trop souvent mésestimée. L’homme se complaît davantage à
parler de sa liberté que de ces sournoises chaînes, sous-évaluées quand elles ne sont pas simplement

155
Prudhomme, Sully, L'habitude, in Stances et poèmes, 1865

44
ignorées. Comme Maine de Biran, nous ne recherchons pas les causes, mais nous essaierons de décrire les
effets nocifs de cette force obscure à divers niveaux, du sujet social aux sphères de la pensée qui semblaient
les plus exemptes du risque de s'enliser.

1/ La routine quotidienne chez l'individu : paresse et asservissement

On constate sans peine que l'emprise de l'habitude sur le comportement des hommes en général
menace sans cesse de scléroser leur vie quotidienne. Il y a certes une prise de conscience de la paresse
humaine par les humains paresseux eux-mêmes ; on peut même vouloir en toute connaissance de cause ne
pas changer, et assumer la monotonie d'une vie pleinement choisie. Mais on a le plus souvent affaire, de
fait, à une aspiration au changement refoulée chez un individu qui cède malgré lui au confort de l'habitude.
Le déjà-vu, le déjà-connu nous rassurent ; il n'y a pas d'effort d'adaptation à fournir, et le risque de
déception est moindre - non que l'on ne puisse pas être déçu de se voir entraîné dans la routine, mais on la
connaît. Elle ne peut donc pas nous décevoir au sens fort : nous n'avons pas, vis-à-vis d'elle, d'attentes,
d'espoirs, comme on pourrait en avoir face à un état non actuel fantasmé.

L'esprit est spontanément paresseux : il se laisse entraîner dans les inclinations que l'habitude a peu
à peu renforcées. C’est comme instinctivement qu’il glisse sur cette pente du « moindre effort » tracée par
l’habitude. Ainsi, la paresse est à l'esprit ce que le mouvement naturel est au corps. Aussi Alain peut-il écrire
dans ses Définitions : « Chute : Mouvement naturel de l'esprit, toujours entraîné par les passions, les
besoins, la fatigue ».156 Passions, besoins et fatigue : la routine n'est pas loin. La paresse est la tendance
naturelle de l'âme, sa pesanteur ; elle est d'ailleurs d'autant plus dangereuse qu'elle ne s'accompagne parfois
pas même du désir de changement. En effet, au delà de l'image de cette conscience scindée entre deux
aspirations (conscientes) contraires157, conscience qui se laisse bien vite porter vers les chemins de
l'habitude, on observe un second stade, plus sournois encore, de l'emprise de l'habitude opérant cette fois
sans qu'on le sache vers la routine.
Le « ron-ron », le « train-train » sont deux expressions qui indiquent chacune à leur manière la
monotonie engourdissante de l'habitude. Le « ron-ron » évoque le sommeil du chat qui ronronne, son
confort, sa quiétude pour ne pas dire sa sérénité, son « bien-aise » pour ne pas dire son bien-être. Sérénité et
bien-être sont des notions sans doute trop fortes, philosophiquement du moins, en ce qu'elles indiquent
davantage un épanouissement de l'esprit, une plénitude qui n'exclut pas, bien au contraire, la réflexion. Or
ici, la pensée profonde n'est pas de mise : nous sommes pris dans un engrenage sans franchement le vouloir
156
Alain, Définitions, p. 1041, in Les arts et les Dieux, Gallimard, Pléïade, 1958.
157
Image que l'on s'abstiendra de réduire grossièrement au dualisme âme/corps, même si ce schéma peut s'avérer
utile dans une certaine mesure.

45
ni le savoir. Cette idée d'engrenage est d'ailleurs bien présente dans le « train-train » ; on entend là le bruit
régulier de la machine - paisible Micheline plutôt que Train à Grande Vitesse, orientant sa cadence toujours
dans la même direction indiquée par les rails158. Sortir du train-train, c'est courir le risque de dérailler, de se
détraquer : il vaut mieux suivre sagement la ligne de chemin de fer toute tracée. La routine peut tout à fait
s'observer dans une vie dite « active », mais elle est plus visible dans la paresse au sens commun de
passivité, de fainéantise molle - paresse prise ici dans un sens moins large que celui de la réticence au
changement en général. La littérature nous offre de nombreux exemples de paresseux au sens étroit, qui
donnent par ailleurs à penser la paresse comme tendance plus générale à rester dans le même : on peut
penser à Oblomov, de Gontcharov : le songe d'Oblomov159 nous dépeint l'enfance de celui-ci à
Oblomovka : Oblomovka n'est rien d'autre que le pays des habitudes paisibles, confortables, où rien
d'extraordinaire ne se passe ; les seules activités de la famille sont celles qui tournent autour du repas, et tous
les jours se ressemblent :

« L'angoisse les aurait rongés si le lendemain ne ressemblait pas à la veille et le


surlendemain au lendemain. Qu'ont-ils besoin de la diversité, des changements, de l'imprévu
que cherchent les autres ? […] Car l'imprévu, même s'il était avantageux, causait tant de
soucis : il fallait faire des démarches, se tracasser, courir de-ci, de-là sans jamais rester en
place, vendre ou écrire, en un mot se remuer : voilà qui n'était pas drôle !»160

L'arrivée au domaine d'une lettre adressée au père d'Oblomov provoque une véritable anxiété dans
la maisonnée ; on n'ose l'ouvrir, de peur d'apprendre quelque mauvaise nouvelle du dehors. Il s'agit pourtant
seulement d'un ami qui demande la recette de la bière d'Oblomovka. Ailleurs, Oblomov se souvient qu'on
préféra laisser mourir un étranger trouvé gisant dans le fossé que de l'aider : là encore, c'est la peur des
soucis que la nouveauté apporte à coup sûr qui se manifeste à toutes les générations : les enfants qui le
découvrent, épouvantés, croient avoir vu un loup-garou ou un serpent, les adultes ne s'approchent qu'avec
beaucoup d'appréhension, et courent vite s'en remettre au conseil des anciens, qui eux-mêmes n'hésitent pas
à leur dire : « si c'est un étranger, n'y touchez pas ! »161. On comprend alors comment Oblomov a pu
devenir ce personnage paresseux à l'extrême : son enfance l'a prédestiné à vivre selon ce modèle routinier.
Or l'enfance, comme on l'a déjà dit, est le moment du frayage par excellence162.

158
Précisons cependant que l'expression renvoie originairement au sens ancien du mot « train » : le train est
l'allure, le rythme.
159
Oblomov est le personnage qui donne son nom à l'ouvrage le plus connu de Gontcharov.
160
Gontcharov, Oblomov, le livre de poche, l'Age d'Homme, 1988, trad. Luba Jurgenson, p. 185
161
Op.cit., p. 149
162
L'image du sceau, du typos platonicien, est très présente dans la littérature : chez Oblomov, « Pas un détail,
pas un trait n'échappe à l'inspection minutieuse de l'enfant ; l'image de cette vie quotidienne imprime dans son
âme un sceau qui ne sera plus jamais effacé ; son esprit souple s'imprègne d'exemples vivants et brode
inconsciemment sa vie future sur le canevas de la vie qui l'entoure. » (Op.cit., p. 153)

46
On peut relever deux composantes principales de la paresse. D'abord, en amont, la peur du
nouveau, ensuite, en aval, le danger de l'asservissement à l'habitude. L' « oblomovisme » se définit avant
tout par le misonéïsme, ou la peur du nouveau163 : l' « oblomovien » immobiliste, léthargique, s'empêtre
sans cesse dans la procrastination. Changer requiert des efforts insurmontables, qui atteignent leur
paroxysme lorsqu'il s'agit de déménager :
« Et ce qu'on est troublé au début dans un nouvel appartement ! Combien de temps il
faut pour s'habituer ? Moi, je passerai au moins cinq nuits blanches dans un nouvel endroit.
L'angoisse me rongera si, en me levant, j'aperçois quelque chose d'autre que cette enseigne de
tourneur ou si je ne vois pas cette vieille passer par la fenêtre sa tête aux cheveux courts avant
le déjeuner : quel ennui ce serait ! [...] Est ce que tout ça n'est pas au dessus des forces
humaines ? »164

On retrouve là encore « l'angoisse qui ronge » à l'idée du nouveau, de l'inattendu. L'attachement


aux lieux constitue une caractéristique essentielle du comportement misonéiste : un environnement stable
fait naître un substantiel sentiment de sécurité. Lorsqu'il s'agit de prendre une décision susceptible de
bouleverser ce sentiment, Oblomov se trouve confronté à une inévitable alternative, qu'il va jusqu'à
comparer à celle d'Hamlet :
« Que devait-il faire à présent ? Aller de l’avant, ou demeurer ? Cette question à la
Oblomov était pour lui plus complexe que celle de Hamlet. Aller de l’avant, cela signifiait
rejeter tout d’un coup la robe de chambre qui avait protégé non seulement ses épaules, mais
aussi son âme [...] ».165

Oblomov rejette toute rencontre avec l'inattendu ; il refuse que d'inévitables désagréments d'ordre
pratique viennent bouleverser une vie devenue oisive somnolence. S'il entraperçoit à un moment les joies
d'une destinée dynamique, ouverte sur le monde, il se rend bien vite compte qu'il aspire davantage à rester
en robe de chambre - habit-habitude. Un autre exemple pris dans la littérature illustre bien cet éclair, ce «
flash » du désir de changement bien vite oublié pour céder à nouveau la place à la rassurante routine. Dans
A rebours, Des Esseintes envisage de partir pour Londres. Juste avant l'heure du départ, le personnage se
laisse convaincre par le souvenir du désenchantement de la Hollande - voyage qui l'avait déçu, et ne part
plus.
« Dix minutes le séparaient encore de l’heure du train. Il est grand temps de
demander l’addition et de partir, se dit-il. Il se sentait une lourdeur d’estomac et une
pesanteur, par tout le corps, extrêmes. [...]Des Esseintes était incapable de remuer les
jambes ; un doux et tiède anéantissement se glissait par tous ses membres, l'empêchait même
d’étendre la main pour allumer un cigare. Il se disait : allons, voyons, debout, il faut filer, et
d’immédiates objections contrariaient ses ordres. A quoi bon bouger, quand on peut voyager
si magnifiquement sur une chaise ? »166
163
De miso : peur ; neo : nouveau ; les termes de kaïnophobie ou de néophobie renvoient sensiblement à la même
chose.
164
Gontcharov, Oblomov, éd.cit., p. 125. Oblomov rêve ici de ce qui fait l'enfer d'Emma Bovary.
165
Op. cit., p. 128
166
Huysmans, Joris-Karl, A rebours, p. 246-247, Folioclassique Gallimard, 1977

47
L'appel paralysant de l'uniformité, de la monotonie se fait ressentir par tout le corps, jusqu'à
contaminer l'esprit : la fixité s'insinue doucement dans l'être entier de Des Esseintes, qui finit carrément par
raisonner en sa faveur.167 L'indécis laisse s’écouler les minutes, de manière à parvenir au moment où le
choix n'est plus possible, où il est trop tard :
« - Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l’heure est venue de rentrer au logis ; cette
fois, il se dressa sur ses jambes, sortit, commanda au cocher de le reconduire à la gare de
Sceaux, et il revint avec ses malles, ses paquets, ses valises, ses couvertures, ses parapluies et
ses cannes, à Fontenay, ressentant l’éreintement physique et la fatigue morale d’un homme
qui rejoint son chez soi, après un long et périlleux voyage. »168

L'ex-cursus, la sortie de la routine déjà frayée n'a aucun intérêt pour Des Esseintes ; l'unique
agrément qu'il a tiré de sa digression avortée est celui de se replonger avec délices dans le confort du
« bain » tiède de l'habitude, tel l'enfant retrouvant le liquide amniotique du ventre moelleux et sécurisant de
sa mère.169 Si donc, parfois, quelque instant vient briser la chaîne répétitive de la routine, cet instant se
refond bien vite dans l'habitude ; il se laisse happer dans son tourbillon bien plus puissant. Proust prend à ce
titre l'exemple d'une lecture qui réveillerait, de façon trop éphémère, l'esprit endormi : « Certains romans
sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l’habitude, nous remettent en contact avec la réalité
de la vie », mais ce contact est très vite noyé par « les forces de l’habitude ». Ces forces, nous dit Proust,
produisent de l'oubli, mais aussi une certaine « gaîté » du fait de « l’impuissance du cerveau à lutter
contre elles et à recréer le vrai » : voilà pourquoi elles « l’emportent infiniment sur la suggestion presque
hypnotique d’un beau livre ».170
On pourrait multiplier les exemples de personnages que la perspective d'une décision à prendre en
faveur du changement, de l'altérité effraie et séduit à la fois. Plus proche d'Oblomov que de Des Esseintes,
Tartarin est lui aussi paralysé par ses habitudes, qui l'empêchent de quitter Tarascon171 : la « tentation de
Venise » n'en reste au stade de la vélléité que parce que les habitudes enlisent l'individu, en lui rendant
agréable la monotonie d'une vie sans bouleversements, sans aventures. Le livre de Daudet thématise
clairement la scission entre confort de l’habitude d’une part, désir d’aventure d’autre part à travers la dualité
Tartarin-Sancho d'un côté, Tartarin-Pança de l'autre. La collection d'objets que le personnage possède -
collection de bibelots exotiques et d'armes diverses masque maladroitement le tempérament profondément
casanier et craintif de l'anti-héros. L’exotisme se vit à la maison pour Tartarin, et en miniature bien sûr. Il
« [a] lu tous les traités », et peut ainsi vivre ses aventures par procuration. La pesanteur de son cocon
167
« Enfin quelle aberration ai-je donc eue pour avoir tenté de renier des idées anciennes, pour avoir condamné
les dociles fantasmagories de ma cervelle, pour avoir, ainsi qu’un véritable béjaune, cru à la nécessité, à la
curiosité, à l’intérêt d’une excursion ? » (Op.cit., p. 248)
168
Op.cit., p. 248-249
169
« Il se retrempa dans ce bain de l’habitude auquel d’artificiels regrets insinuaient une qualité plus roborative
et plus tonique » : l'habitude est décrite avec la même ironie que dans le poème de Sully Prudhomme.
170
Proust, Marcel, Albertine disparue, http://jydupuis.apinc.org/Proust/Proust-13.pdf, p. 233
171
Aymé, Marcel, Tartarin de Tarascon, Pocket, 1994.

48
d'habitudes tarasconnaises l'accable : « ce joli cabinet, bien clos, plein de chaleur et de lumière douce, ce
large fauteuil si commode, ses livres, son tapis, les grands stores blancs de ses fenêtres », ce douillet chez-
soi ne se quitte pas sans un véritable déchirement.
Même une fois la décision prise, Tartarin retarde le départ au maximum : il soigne les préparatifs
pour éviter de se lancer dans le réel, en mêlant étroitement désir et crainte.172 S’il se résout à partir donc,
c'est en emportant avec lui une sorte de maison portative - qui l’encombrera plus qu’elle ne l’aidera, bien
sûr. Le héros fait ainsi en sorte que toute situation inhabituelle soit noyée sous une protection et un confort
optimaux ; il s’arme d’un maximum de matériel,173 carapace destinée à s’interposer entre lui-même et et
l'inconnu.
On a commencé à esquisser à travers ces divers exemples le second versant de la paresse après le
misonéisme, à savoir la dimension asservissante de l'habitude. Cette puissance asservissante peut
s'interpréter en termes de faiblesse de la volonté174: on n'a pas le courage, comme Tartarin, de changer : on
s'attarde donc à l'étage de la velléité, sans passer à l'acte pour ne pas quitter nos habitudes. « S'immobiliser,
c'est s'asservir », disait Goethe ; c'est laisser passer le temps sans changer, c'est donc avancer, mais toujours
dans le même sens, sur les mêmes rails, comme si l'on était tenu par une invisible laisse. L'habitude nous
condamne à ne pas jouir de notre libre-arbitre, compris ici comme puissance de changement ;
s'immobiliser, c'est se scléroser progressivement. L'habitude se fait donc aliénation, addiction au même titre
que la dépendance toxicomane. On s'aperçoit certes plus facilement du danger des habitudes
pathologiques, telles la prise de drogue, l'alcoolisme ou les habitudes alimentaires néfastes : à mi-chemin
entre le psychologique et le physiologique, elles contraignent les personnes « malades » à réitérer sans
cesse les mêmes actions. La routine, si elle ne provoque pas les mêmes conséquences douloureuses -
corporellement et/ou mentalement - n'en est pas moins assujettissante : elle restreint la liberté, force à suivre
une voie sans heurts, déjà connue, plutôt que de tenter une émancipation . « Les chaînes de l’habitude sont
en général trop peu solides pour être senties, jusqu’à ce qu’elles deviennent trop fortes pour être brisées »,
disait fort justement Samuel Johnson : on n'est alors plus libre d'être libre, pour ainsi dire ; la force de
l'habitude s'exerce de plus en plus, et me force à lui obéir. Cette puissance astreignante de l'habitude se
manifeste de façon paradigmatique dans les relations amoureuses : Proust, dans Albertine disparue, s'est
172
Ce phénomène hégélien s’observe aussi en philosophie : ainsi, le zèle avec lequel Descartes établit sa
méthode pour bien penser a pour pendant une lâcheté face au réel, que l’on ne fait que se préparer à affronter.
Les habitudes ne sont pas ce qui grève, bien sûr, l'initiative cartésienne ; mais les effets sont similaires chez le
philosophe et le tarasconnais : le préparatif devient une fin en soi. Tartarin recule instinctivement devant la
confrontation avec l’autre, l’inconnu par peur de l'inconfort (et non par incertitude philosophique)
173
« Il fit venir de Marseille toute une cargaison de conserves alimentaires, du pemmican en tablettes pour faire
du bouillon, une tente-abri d’un nouveau modèle se montant et se démontant à la minute, des bottes de marin,
deux parapluies, un water-proof, des lunettes bleues pour prévenir les ophtalmies. Enfin le pharmacien Bézuquet
lui confectionna une pharmacie portative bourrée de sparadrap, d’arnica, de camphre, de vinaigre des quatre-
voleurs. »
174
Qui n'épuise pas la définition de l'akrasia, concept bien plus compréhensif qui n'est pas tout-à-fait approprié à
notre propos.

49
appliqué à souligner le servage qu'elle opère chez l'individu habitué plus qu'amoureux175 :
«J'avais une telle habitude d'avoir Albertine auprès de moi, et je voyais soudain un
nouveau visage de l'Habitude. Jusqu’ici je l’avais considérée surtout comme un pouvoir
annihilateur qui supprime l’originalité et jusqu’à la conscience des perceptions ; maintenant
je la voyais comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant si incrusté
dans notre cœur, que si elle se détache, si elle se détourne de nous, cette déité que nous ne
distinguons presque pas, nous inflige des souffrances plus terribles qu’aucune et qu’alors elle
est aussi cruelle que la mort. »176

On a ici d'abord un rappel de l'engourdissement sensitif produit par l'habitude - effet que Proust
mentionne une seconde fois dans le même ouvrage lorsqu'il parle du « voile lourd de
l'habitude abêtissante ».177 C'est là le pouvoir annihilateur de l'habitude, que nous soulignions en première
partie avec Ravaisson : les sensations sont émoussées, les aspérités du réel sont réduites à néant, ou du
moins nivelées ; extrêmes d'abord, elles sont voilées, altérées, desséchées. Mais la définition de l'habitude
que donne parallèlement Proust dans le cadre de la relation amoureuse, n'est justement plus celle d'un
étiolement du sentir : il s'agit, au contraire presque, de cette « force immense de l'Habitude »178 qui, au
moindre dérangement, décuple les sensations : c'est une véritable crise de manque qui est imaginée par
l'auteur. L'Habitude, qui prend alors un grand « H » comme pour mieux marquer sa souveraineté
tyrannique, est « rivée à nous » : elle se fait addiction. La troubler, c'est se rendre malade à en mourir, c'est
souffrir d'un déchirement de notre être, puisque l'habitude s'était intégrée - ou du moins s'était collée,
agrégée à nous de façon très étroite (Proust n'oublie pas que l'habitude reste seconde nature, aussi proche de
la première qu'elle puisse se trouver).
Nombreux sont ceux qui ont fait l'expérience de ce malaise plus ou moins léger qui naît au
moment de s'endormir sans la personne avec laquelle on est habitué à partager son lit : on prend vite « la
mauvaise habitude de ne pas être seul »179 dont parle (encore) Proust, qui rappelle avec justesse qu' « en
amour, il est plus facile de renoncer à un sentiment que de perdre une habitude ». L'auteur de la Recherche
fait référence à la conception humienne de la causalité180 pour éclairer le processus à l'œuvre dans

175
« L’habitude d’associer la personne d’Albertine au sentiment qu’elle n’avait pas inspiré me faisait pourtant
croire qu’il était spécial à elle, comme l’habitude donne à la simple association d’idées entre deux phénomènes,
à ce que prétend une certaine école philosophique, la force, la nécessité illusoires d’une loi de causalité. »
(op.cit., p. 144) Notons que cette partie de la Recherche regorge du terme habitude.
176
Proust, Marcel, La fugitive, http://jydupuis.apinc.org/Proust/Proust-13.pdf, p. 7
177
« soulevant un coin du voile lourd de l'habitude - l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie
nous cache à peu près tout l'univers et dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux
poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d'anodin qui ne procure pas de
délices. [...]Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous
ceux qui les suivent.» Op.cit., p. 209.
178
Op.cit., p. 22. Proust mentionne cette force au sujet de l'amour qu'il éprouve pour Mme de Guermantes et pour
Gilberte.
179
Op.cit., p. 87
180
« Et les chagrins seront d’autant plus forts que le désir aura été plus complètement accompli, plus
impossibles à supporter que le bonheur aura été, contre la loi de nature, quelque temps prolongé, qu’il aura
reçu la consécration de l’habitude. » (Op.cit., p. 73)

50
l'attachement dit amoureux. Le lien habituel fait se confondre amour et habitude sclérosante ; retenons
surtout ici qu'à la fois il rapproche et ligote, consacre, fixe. Pour revenir à la dimension proprement
assujettissante de l'habitude donc - toujours en matière de sentiment amoureux - citons ce dernier passage
d'Albertine, qui n'est pas sans nous rappeler celui de Flaubert que nous avions mentionné en première
partie :
« Car un amour a beau s’oublier, il peut déterminer la forme de l’amour qui le suivra.
Déjà au sein même de l’amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous
ne nous rappelions pas nous-même l’origine. C’est une angoisse d’un premier jour qui nous
avait fait souhaiter passionnément, puis adopter d’une manière fixe, comme les coutumes dont
on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu’à la demeure même de l’aimée, ou sa
résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu’un en qui nous avons
confiance, dans toutes ces sorties, toutes ces habitudes, sorte de grandes voies uniformes par
où passe chaque jour notre amour et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d’une
émotion ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme.
Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins de certains de nos amours qui
alternent entre eux »181.

On n'est plus ici dans la stigmatisation d'un amour que l'habitude a fait drogue, mais c'est
l'immutabilité de la forme de nos rapports amoureux qui est décrite. Cette forme demeure, se répète après
avoir été « [adoptée] d'une manière fixe » : on n'est plus libre d'aimer comme on veut : les habitudes prises
avec le premier amour décident des autres en traçant, puis creusant en nous « ces grandes voies
uniformes ».
L'habitude quotidienne peut prendre la forme d'un véritable joug, sans forcément que des manies
ou des produits stupéfiants soient en jeu ; elle nous fait ressentir ce à quoi nous sommes habitués comme un
besoin, voire une nécessité vitale : ce peut être la personne (que l'on croit) aimée, ce peut être plus
généralement tout type de comportement, indépendamment de qui que ce soit. Je crois prendre une
habitude, et c'est elle qui me prend. D'habitude, le café est prêt quand je me lève le matin; ce matin il ne
l'est pas : je m'agace de ce type de dérangement puisque l'habitude a quasi force de loi – on retrouve ici
Hume. Ce qui y déroge nous dérange donc ; même les surprises organisées dans l'intention de faire plaisir
sont souvent malvenues (que l'on pense à un anniversaire organisé chez une personne à son insu) du seul
fait de leur caractère inattendu, imprévu. Le poids, l'emprise de la routine dans les comportements humains,
qui se traduit donc par une paresse au sens large, est très loin d'être négligeable. « Rust never sleeps » : la
rouille ne dort jamais, la sclérose routinière guette inlassablement l'individu. La vivacité de la volonté est
ainsi constamment menacée par l'engourdissement de l'habitude : on peut ici reprendre la terminologie
sartrienne à notre compte en traduisant ce phénomène d'engourdissement par l'idée d'un pour-soi qui se fait
progressivement en-soi. Par la répétition, l'habitude, le pour-soi « s'auto-en-soi-ise », pour ainsi dire : il se
fige en délaissant sa liberté pour le déjà-vu, le même réitéré mécaniquement. Peut-être suis-je à l'origine

181
Op.cit., p. 416. Nous soulignons.

51
une succession d’intentionnalités, un pour-soi libre qui, loin d’être un Être assigné à telle détermination, est
faculté de néantisation indéfinie. Mais autrui, qui me voit (ou, pire, qui m’aime), me fige en en-soi, me
définit, me circonscrit comme un être aux possibles mutilés, désormais incarcéré dans sa facticité. Ma
conscience fluide “prend”, comme une sauce qu’on “lie” et qui s’en s’alourdit, qui s’empâte sous le regard
de Méduse d’autrui. On a là ce qu'en des termes plus humbles Alain avait déjà souligné ; dans ses Propos
sur le bonheur, il consacre un bref passage aux « caractères », vocable derrière lequel on se cache pour
figer légitimement ses humeurs et goûts habituels.
« Ce qui est commun, c'est de consacrer l'humeur et en quelque sorte d'en jurer ; c'est
ainsi que l'on se fait un caractère. [...] Ainsi, chacun promène son humeur pensée, disant :
« Je suis ainsi. » C'est toujours dire plus qu'on ne sait. [...] Celui qui souffre d'insomnie jure
de ne point dormir. Et s'il décrète que le moindre bruit le réveille, le voilà à guetter tous les
bruits et à accuser toute la maison. Cela va jusqu'à s'irriter d'avoir dormi, comme d'avoir
manqué de vigilance à l'égard de son propre caractère. On fait infatuation de tout [...] ».182

Aux exemples que prend Alain – souffrir d'insomnie, tousser pour la fumée, ne pas supporter les
parfums, perdre aux cartes – on pourrait en ajouter bien d'autres, comme celui d'une personne persuadée de
d'abhorrer le goût des courgettes ; si, après avoir dévoré un gratin qu'elle croyait aux poireaux, aubergines et
pommes de terre, elle apprenait que la courgette en était finalement l'ingrédient principal, elle s'indignerait
d'avoir pu être « dupée » par le cuisinier, plutôt que de se réjouir de s'être trompée sur son compte. Alain a
mis le doigt sur l'une des clés du comportement humain en insistant sur le fait que l'habitude, la constance
d'un caractère se comprend, se traduit par la complaisance, quand ce n'est pas la fierté qui l'accompagne : il
y va presque de l'honneur de la personne de se tenir au caractère qu'elle s'est forgé, de s'enfermer dans ce
caractère déterminé qui se veut fixe, déterminant. Même lorsqu'on fait mine de regretter telle ou telle
habitude, tel ou tel trait de caractère, c'est toujours d'un ton péremptoire que l'on dira « moi, je suis comme
ça. », ou « c'est plus fort que moi », « c'est dans ma nature ». On joue ainsi son propre rôle, et en restant
conforme aux attentes de son entourage, on se rend prévisible : on va donc paradoxalement jusqu'à être fier
de cette auto-définition, en omettant qu'elle est aussi une auto-réification sclérosante.
Même sans prendre l'exemple caricatural d'Oblomov - d'autant plus condamné à être paresseux
que ses habitudes se sont modelées sur la routine ambiante d'Oblomovka - on constate que la paresse
s'avère constituer un élément fondamental, substantiel de la nature humaine : s’il y a changement, accident,
ce n’est le plus souvent qu’en surface, et de manière illusoire, et/ou parce qu'on a été contraint de changer.
Être soi, être « fidèle à soi-même » en ce sens, ce peut être tout simplement se laisser aliéner par l'habitude,
laisser se figer nos caractères. La constance, l’homogénéité sont les tendances naturelles de l’humanité.
« Chaque acte, au lieu, sitôt fait, de devenir pour nous un repoussoir, disait Gide, devient la couche creuse
où l'on retombe – recubans »183. Schopenhauer avait bien vu cette inertie, cette invariabilité de l'homme
182
Alain, Propos sur le bonheur, 4 décembre 1923
183
Gide, André, Paludes, p. 85, Gallimard, 1973 : recubans renvoie au premier vers des bucoliques de Virgile,

52
quand il dénonce l'illusion du libre-arbitre :
« Le caractère de l'homme est invariable : il reste le même durant toute sa vie. Sous
l'enveloppe changeante des années, des circonstances où il se trouve, même de ses
connaissances et de ses opinions, demeure, comme l'écrevisse sous son écaille, l'homme
identique et individuel [eigentiliche], absolument immuable et toujours le même. »184

Sans forcément adhérer aux conclusions extrêmes du philosophe, on ne peut que lui donner raison
lorsqu'il décrit l'homme qui sort de son travail en fin de journée, et devant lequel semblent se dessiner
différentes possibilités185 : il peut aller au club ou au théâtre, rejoindre un ami, se promener, monter en haut
d'une tour pour voir le soleil se coucher, ou même quitter la ville à tout jamais. Or que fera l'homme ? Il
rentrera tout simplement chez lui : Schopenhauer en déduit donc que tous les choix possibles énoncés
n'étaient que des illusions subjectives, inatteignables de fait par l'individu qui n'a pas de motifs assez
puissants pour sortir de l'habituel. Certes, le philosophe ne se concentre pas sur la notion d'habitude, de
routine pesante et impérieuse ; néanmoins, il nous semble intéressant de le lire à l'aune de ce
conditionnement, et donc en termes de faiblesse, de paresse inhérente à la nature humaine. C'est là tout le
problème de la « tentation de Venise », déjà évoqué brièvement : on a bel et bien l'impression de pouvoir,
en droit, partir en quittant tout ; mais force est de constater que cette liberté reste à l'état de rêve, cette
volonté à l'état de velléité. On y renonce quasiment toujours, pris dans des déterminations dont les
habitudes constituent à notre sens la plus grande part. Et les chances de transformer le possible extravagant
en réel s'amenuisent avec le temps, en vieillissant.

2/ Vieillesse, vieillissement

« Il faut croire qu'il est vrai que toute la seconde moitié de la vie humaine n'est faite
d'ordinaire que des habitudes contractées pendant la première. » (Dostoïevsky, Les démons)

On l'a déjà dit avec Malebranche et Descartes : plus le cerveau est mou, comme chez l'enfant ou
chez la femme, plus il est impressionnable ; plus il est dur, comme chez le vieillard, plus il est rebelle à tout
changement et sujet à la tyrannie de l'habitude. Le phénomène d’indolence, d’inertie semble, à l’échelle
d'une vie, se conforter avec l’âge. L’esprit du vieillard, à l'image de son corps, apparaît en effet plus inerte

vers connu de tous les latinistes : « Tityre, tu recubans sub tegmine patulae fagi/ Toi Tytire, reposant sous le
couvert d'un large hêtre ». Recubo, are : être couché, être étendu, se coucher : on est là encore, dans
l'engourdissement, le sommeil de l'habitude.
184
Schopenhauer, Arthur, Essai sur le libre arbitre, trad. De S. Reinach revue par D. Raymond, Paris, Rivages
poche , 1992, p.92 (cité in Bouton, Christophe, Temps et liberté, p.114, Presses Universitaires du Mirail,
Toulouse, 2007)
185
Schopenhauer, Arthur, Essai de 1838 sur la Liberté de la volonté, cité in Bouton, Christophe, Temps et liberté,
p.116, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2007

53
que celui du jeune homme. Il perd sa capacité d’accueil neutre de la nouveauté, et va ainsi de moins en
moins pouvoir faire l’effort de se « reconfigurer » radicalement. On en revient à la célèbre formule de
Picasso, qui a consacré toute sa vie à revenir à l’enfance : retrouver cette virginité de l’attention face à
l’inexploré requiert un travail sur soi des plus persévérants.
« L'attrait de l'habitude vient de la paresse naturelle à l'homme, et cette paresse
augmente en s'y livrant : on fait plus aisément ce qu'on a déjà fait : la route étant frayée
en devient plus facile à suivre. Aussi peut on remarquer que l'empire de l'habitude est très
grand sur les vieillards et sur les gens indolents, très petit sur la jeunesse et sur les gens vifs.
Ce régime n'est bon qu'aux âmes faibles, et les affaiblit davantage de jour en jour. »186

L'âme qui vieillit se fige ; plus les années passent, plus le champ de ses possibles se rétrécit comme
une peau de chagrin. Le pessimisme ici affiché par Rousseau correspond à une réalité facilement
observable : « ça n'est pas aujourd'hui qu'on va le changer », entend-on souvent au sujet de personnes dites
d'âge mûr ; la plasticité de la pensée va en s’amenuisant avec le temps. Vieillir, c’est souvent bâtir des
certitudes de plus en plus inébranlables ; c’est solidifier des tendances par l’habitude. On associe souvent la
vieillesse à la sagesse (cette association peut différer d'un époque à l'autre) ; c’est négliger l’importance de
la sclérose mentale. Certes, le vieillissement n’est pas inévitablement synonyme de sclérose de l’esprit.
L’expérience acquise révèle à l’adulte averti l’importance de la patience, de la prudence dans la réflexion. A
l’inverse, l’enfant préfère toujours la facilité, et ne reconnaît pas encore de valeur à l’effort. Il est crédule,
naïf, et peut donc vite s’enliser dans les préjugés les plus obtus. Mais son esprit n'en demeure pas moins
souple, malléable : le terrain est encore relativement vierge de certitudes paralysantes. La monotonie n’a
pas encore affecté la fraîcheur printanière du jeune esprit curieux ; elle a en revanche considérablement
assombri l’esprit qui a assez vécu pour que gèlent ses habitudes de pensée. L’expérience grandissante
débouche souvent, assez paradoxalement d’ailleurs, sur une assurance, une stabilité dans les convictions.
Ces dernières deviennent peu à peu inébranlables à moins qu’un événement particulièrement marquant
vienne les bouleverser. La variété du vécu, des épreuves traversées n’entrave en rien la formation
progressive d’un esprit plus fermé qu’ouvert, plus homogène qu’hétérogène. Cette pétrification de l’esprit
semble donc quasi-irréversible.
On connaît la célèbre description des différents âges de l'homme par Shakespeare : après avoir
décrit l'enfant en bas-âge, l'écolier, l'amoureux et le soldat, le poète évoque le « juge au ventre arrondi » :

And then the justice,


In fair round belly with good capon lined,
With eyes severe and beard of formal cut,
Full of wise saws and modern instances;
And so he plays his part. The sixth age shifts
Into the lean and slipper'd pantaloon,
With spectacles on nose and pouch on side,
186
Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou de l'éducation, Garnier, 1962, p. 178 (en note)

54
His youthful hose, well saved, a world too wide
For his shrunk shank; and his big manly voice,
Turning again toward childish treble, pipes
And whistles in his sound. Last scene of all,
That ends this strange eventful history,
Is second childishness and mere oblivion,
Sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything.187

Le « juge » présente déjà quelques symptômes sclérosants : on reviendra plus tard sur « les
vieilles sentences » et les « maximes vulgaires » quand nous aborderons la thématique des lieux
communs. Le sixième âge insiste davantage sur l'amaigrissement, l'assèchement physique : la vieillesse est
constamment, spontanément associée à des images du dessèchement, par opposition à une humidité souple
qui renvoie à la à l'enfance, à la naissance dans l'amnios, comme aux premiers temps du monde, après le
déluge. Marguerite Yourcenar, dans ses Mémoires d'Hadrien, décrit Akiba, un délégué nonagénaire de la
synagogue de Jérusalem, comme un négociateur buté, racorni, « ratatiné » : « la longévité semblait l’avoir
dépouillé de toute souplesse humaine : ce corps décharné, cet esprit sec étaient doués d’une dure vigueur
de sauterelle ».188 On a ici un parallèle établi entre le corps et l'esprit : la sécheresse, la sclérose sont les
corrélats naturels de la vieillesse. Et si le vieillard est décrépit - comme un mur décrépi voit son revêtement
se craqueler – l'habitude n'y est évidemment pas pour rien : l'esprit sec est borné, refuse le nouveau par
habitude de l'ancien. Akiba « campe sur ses positions », il refuse de sortir des chemins prétracés qu'il a
l'habitude de suivre en matière de négociation.
La survalorisation de l'ancien par rapport au nouveau est une des caractéristiques majeures d'une
vieillesse que l'on pourrait qualifier de « sur-habituée » par définition : le « bon vieux temps » vanté par le
vieillard passéiste renvoie, là encore, à une impossibilité de s'ouvrir au nouveau, à une forme de miso-
néisme donc. « L'homme dans la faiblesse de l'âge croit que tout dégénère »189 disait Delacroix ; Machia-
vel avant lui avait pointé du doigt ce goût pour le passé comme valeur suprême :
« Tous les hommes louent le passé et blâment le présent et souvent avec raison. Il
sont tellement férus de ce qui a existé autrefois que, non seulement ils vantent le temps
qu'ils connaissent par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner
encore ce qu'ils se souviennent d'avoir vu en leur jeunesse. [...] Rien n'est plus général que
l'habitude de louer le passé et de dénigrer le présent. »190

187
Shakespeare, William, All the world's a stage (from As You Like It, II, 7) Voici la traduction que François
Victor Huge donne de ce passage : “Après lui, c'est le juge au ventre arrondi, garni d'un bon
chapon, l'œil sévère, la barbe taillée d'une forme grave ; il abonde en vieilles sentences, en maximes
vulgaires ; et c'est ainsi qu'il joue son rôle. Le sixième âge offre un maigre Pantalon en pantoufles,
avec des lunettes sur le nez , et une poche de côté : les bas bien conservés de sa jeunesse se trouvent
maintenant beaucoup trop vastes pour sa jambe ratatinée ; sa voix, jadis forte et mâle, revient au
fausset de l'enfance, et ne fait plus que siffler d'un ton aigre et grêle. Enfin le septième et dernier âge
vient finir cette histoire pleine d'étranges événements; c'est la seconde enfance, état d'oubli profond
où l'homme se trouve sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.”
188
Yourcenar Marguerite, Mémoires d'Hadrien, Gallimard, 1974, p. 200
189
Delacroix, Eugène, Journal, p. 82
190
Machiavel, Nicolas, avant-propos au livre second sur la 1° décade de Tite-Live.

55
Machiavel fait donc du passéisme un penchant naturel, une habitude générale que l'on retrouve
chez tous les hommes - lui même n'y échappe pas : c'est « souvent avec raison », dit-il, que l'on loue le
passé au détriment du présent. Cette habitude qui se confirme avec l'âge est particulièrement sclérosante,
puisqu'elle invite à la rétraction dans une tradition faisant autorité : « de mon temps », on faisait comme
ceci ; ce ne serait donc pas autrement qu'il faudrait faire. On a là une attitude typique des philosophies an-
tiques, du temps où les sages étaient vieux - et réciproquement.
Notons au passage que le « jeunisme » aujourd'hui n'est pas moins sclérosant : cette sur-valorisation
de la jeunesse a tendance aujourd'hui à se faire idée fixe. Il faut être jeune à tout prix, s'enfermer dans la
mode jeune, l’apparence jeune, la désinvolture, le dynamisme faux.191 Mais le « jeunisme » n'exclut pas la
tendance moins superficielle dont nous parlons, et n'est pas du tout contradictoire avec elle. Ferdinand
Alquié l'avait bien vu ; le désir est essentiellement désir de retour : l'homme fuit naturellement l'engagement
dans le présent dans un refus du temps, une nostalgie du passé, un « désir d'éternité » selon le titre de son
livre. L'essence nostalgique du désir se retrouve aussi chez ces Romantiques avant la lettre que furent les
poètes de la Pléiade : les titres de Du Bellay sont significatifs à cet égard : Antiquités de Rome, Regrets.
Ronsard est le poète du vieillissement par excellence ; dans « Quand je suis vingt ou trente mois »192 il
s'adresse « aux rochers », « aux bois, aux antres et aux ondes » dont il envie l'éternelle jeunesse, ou la
régénération perpétuelle. Sa transformation en vieillard le hante : il perd ses cheveux, il blanchit, son corps
se durcit, s'hermétise à toute forme de sensation, de sentiment.193 Le moi du poète est fait de mois, de temps
qui lentement s'écoule, durcit son corps, grignote tout son être. Le temps me dépossède de moi-même, me
détruit.
Par ailleurs, sans nécessairement qu'il y ait désir de retour, l'âge va de pair avec une saturation de la
mémoire. La perception ne peut plus, qu'elle le veuille ou non, retrouver sa virginité, sa curiosité première :
elle est lassée et troublée par son trop-plein de souvenirs. C'est ce sentiment de lassitude que décrit Paul
Valéry : « Jeunesse, tu peux écouter la pluie. L'écouter elle-même.../ Elle ne te rappelle rien./ Mais puis !
Chaque goutte te rouvre./ Chacune n'est plus un bruit - c'est quelqu'un, une époque, un souci »194.
L'accueil de la nouveauté est entravé par l'omniprésence du souvenir que l'habitude associe à toute

191
Platon évoquait déjà ce phénomène dans la République, livre VIII, en 563a-b : « Les vieillards, de leur côté,
s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de
peur de passer pour ennuyeux et despotiques ».
192
Ronsard, Les Odes.
193
Dernière strophe : « Si est-ce que je ne voudrois/ Avoir été ni roc ni bois,/ Antre, ni onde, pour défendre/ Mon
corps contre l'âge emplumé,/Car ainsi dur je n'eusse aimé /Toi qui m'as fait vieillir, Cassandre. »
194
Valéry, Paul, Poésie perdue, Gallimard, 2000, p. 105. On a déjà évoqué ce phénomène avec Descartes : la
prévention peut être utile (on voit quelque chose, on garde en mémoire un schéma ; quand on re-voit la chose, on
projette ce schéma, qui nous épargne d'avoir à l'inspecter à nouveaux frais : ce qu'il y a de commun peut se faire
« en automatique », on peut ainsi mieux se consacrer au particulier), mais parfois, la projection cache, et le
souvenir se substitue à la perception. Descartes a bien vu l'ambivalence de la mémoire à l'égard de la perception,
du passé à l'égard du présent. On prend, usuellement, "pars pro toto" ; or on risque de négliger des choses
essentielles en voulant aller trop vite.

56
sensation éprouvée. La sensation en question est parasitée ; elle ne peut plus être appréciée pour sa valeur
intrinsèque.
Mais ici on veut retrouver le temps perdu parce qu'on désire ressentir, éprouver dans la fraîcheur
de la nouveauté : on veut retrouver le temps où l'habitude n'avait pas encore tracé ses sillons. La sclérose
est consciente et veut se débarrasser de ses encombrants souvenirs ; elle est donc bien moins néfaste que
celle, inconsciente, qui fige insidieusement l'esprit passéiste. Cet esprit dans la force de l'âge méconnaît la
force de l'habitude, qui a imprimé si fort en lui les valeurs du passé qu'il se refuse à en admettre de nou-
velles. Anatole France n'hésite pas à parodier cette sclérose de l'esprit qui tend à l'aveuglement le plus naïf :
« Cette époque ne vaut pas les précédentes. - Témoin mon escalier, Monsieur,
répondis-je ; il se laissait monter, il y a vingt-cinq ans, le plus aisément du monde, et
maintenant il m'essouffle et me rompt les jambes dès les premières marches. Il s'est gâté. Il y a
aussi les journaux et les livres que jadis je dévorais sans peine au clair de la lune et qui,
aujourd'hui, par le plus beau soleil, se moquent de ma curiosité et ne me montrent que du blanc
et du noir, quand je n'ai point de lunettes. La goutte me travaille les membres. C'est là encore
une des malices du temps. »195

La perception de l'extérieur est aliénée, déformée par un corps vieillissant contracturé par les rhu-
matismes, qui se fatigue plus vite, qui ne voit plus bien. Cette naïveté nous rapproche ici du septième âge
décrit par Shakespeare, de la seconde enfance qui n'a hélas plus rien à voir avec la première : les sens sont
racornis, asséchés ; on n'éprouve plus rien, et le souvenir n'est même plus là pour faire regretter quoi que ce
soit, ou pour surcharger les impressions perceptives. L'« état d'oubli profond où l'homme se trouve sans
dents, sans yeux, sans goût, sans rien », c'est la sénilité, le gâtisme du vieillard devenu fossile.
Le vieillissement est l'extinction progressive des facultés sensitives, le délitement des forces d'ac-
cueil de la nouveauté, du fait notamment d'une surcharge mnésique. Il est plus ou moins conscient, et plus
ou moins lié à une vieillesse objective, de fait - Oblomov se sent ainsi vieux avant l'âge : « Depuis le pre-
mier moment où j'ai eu conscience de moi-même, je me suis senti m'éteindre ».196 Cet effondrement de
l'adaptabilité, cette réticence extrême au changement se mesurent notamment à l'aune d'un attachement
quasi-instinctif pour certaines valeurs, certaines idées ancrées par l'habitude dans le comportement. La des-
cription de Léon Bloy donnée par Bardèche illustre bien ce phénomène : Bloy connut selon lui une « ag-
gravation décisive de son dogmatisme », une « sclérose de la doctrine ». Plusieurs facteurs sont mention-
nés : « la vieillesse, l'absorption abusive de respect, l'isolationnisme du fanatisme ». Bardèche constate que
« cette sclérose se manifeste par le passage définitif du postulat à la certitude » : « la vieillesse, qui se tra-
duit généralement par une raideur des articulations, a provoqué chez lui une sorte d'ossification des rêve-
ries qui passent à un stade d'induration ».197 Mais sans même parler d'âge et en débordant de la sphère in-
195
France, Anatole : Le Crime de Sylvestre Bonnard, p. 167 ; ce passage n'est pas sans nous rappeler
l'exclamation de Paul Morand à Montmartre : « Ces architectes modernes ont la manie des escaliers ! »
196
Gontcharov, Oblomov, éd.cit., p. 255
197
Bardèche, Maurice, Léon Bloy, la Table ronde, Paris, 1989, p. 366

57
dividuelle, nous pouvons sans peine constater que l'homme comme membre d'un groupe social se soumet
quasi-systématiquement à des idées communément admises : les habitudes et leur sclérose ne trouvent
alors pas tant leur origine dans le particulier d'une expérience personnelle, que dans le général de la tradition
collective. Le grégarisme, qui va de pair avec la coutume, constitue ainsi l'une des modalités privilégiées de
la sclérose des comportements.

3/ Préjugés et conformisme : « l'usage le veut ».

Nous avons déjà parlé des préjugés dans notre première partie, lorsque le thème de la prévention
cartésienne a été abordé ; on sait que la première phrase des Méditations annonce déjà le projet de les
combattre : « Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu
quantité de fausses opinions pour véritables » : Descartes souligne ici le caractère fréquemment erroné des
idées reçues. L'idée reçue relève d'un type d'opinion particulier ; elle est très généralement répandue, au
sens d'admise, de reçue pour vraie parce qu'évidente aux yeux du commun.
Un extrait de La lettre volée d’Edgar Allan Poe peut nous éclairer sur ce que Descartes entend par
prévention :
« Pour la valeur pratique, c’est en effet la condition, répliqua Dupin, et, si le préfet et
toute sa bande [...] ne voient que leurs propres idées ingénieuses ; et, quand ils cherchent
quelque chose de caché, ils ne pensent qu’aux moyens dont ils se seraient servis pour le
cacher. [...] Cela ne manque jamais quand [l'] astuce [d'un malfaiteur particulier] est au-
dessus de la leur, et cela arrive très fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne
varient pas leur système d’investigation ; tout au plus, quand ils sont incités par quelque cas
insolite, — par quelque récompense extraordinaire, — ils exagèrent et poussent à outrance
leurs vieilles routines ; mais ils ne changent rien à leurs principes. [...] Qu’est-ce que c’est
que toutes ces perforations, ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division
des surfaces en pouces carrés numérotés ? Qu’est-ce que tout cela, si ce n’est pas
l’exagération, dans son application, d’un des principes ou de plusieurs principes
d’investigation, qui sont basés sur un ordre d’idées relatif à l’ingéniosité humaine, et dont le
préfet a pris l’habitude dans la longue routine de ses fonctions ? »198

L’exemple du policier sûr de lui, qui est persuadé de savoir comment les voleurs s’y prennent pour
cacher un objet, peut illustrer la naïveté de l’esprit précipité qui juge sans prendre en compte l’altérité
radicale du donné qu’il perçoit. L'homme précipité veut trouver instantanément, sans prendre le temps
d’apprendre à chercher, mais ne réfléchit que dans le sens que lui indiquent les préventions de son cerveau.
Il est avide de connaître, mais sa curiosité est aveuglée par sa hâte autant que par ses praejudicia. Impatient,
impétueux, il ne peut faire preuve d’adaptation : il projette ses habitudes sur le nouveau, en faisant usage
198
Poe, Edgar Allan, La lettre volée, http://fr.wikisource.org/wiki/La_Lettre_vol%C3%A9e#ancrage_1

58
des étroits cadres mentaux qu'il a l'habitude d'utiliser. Les habitudes sont ainsi conçues comme des
malformations endurcies qui gênent l’éducation, la connaissance, l’accès à la vérité.
Nous revenons maintenant sur cette thématique, en prolongeant l'analyse mécaniste de Descartes
dans la direction plus sociologique du conformisme, qui va de conserve avec le pré-pensé. Certains goûts,
certains « tics mentaux » sont délibérément choisis avant que nous ne les laissions complaisamment
s'incruster en nous. D'autres nous viennent de l'extérieur, et s'imposent à nous sans que nous ayons
auparavant jugé de leur valeur : ce sont ces derniers qui vont nous intéresser, ces « idées reçues » dont
Flaubert a fait un dictionnaire, ces « lieux communs » dont Bloy a publié l'étrange exégèse. L'idée reçue, le
lieu commun, ou encore le cliché, le stéréotype sont profondément enracinés en nous parce qu'agréables à
approuver : ils nous épargnent une réflexion fatigante sur des questions qui peuvent s'avérer complexes.

3.1/ Uniformisation des comportements sociaux

Flaubert décrit comme suit le contenu de son ouvrage : « tout ce qu'il faut dire en société pour être
un homme convenable et aimable ». On sent bien de qui l'écrivain veut faire la caricature ; la figure du
bourgeois constitue le paradigme de ce qu'il dénonce dans son dictionnaire. Précisons ici que l'appellation
de bourgeois ne renvoie pas tant à une classe sociale qu'à un comportement conformiste : « Être bourgeois,
avoir l'esprit bourgeois, c'est se conformer. Penser selon les habitudes de son milieu, quel qu'il soit »199. Ici
les habitudes mentales rejoignent les normes imposées par une société qui privilégie le médiocre, médiocre
qui lui-même adule la norme au grand dam de Flaubert : « La médiocrité chérit la règle ; moi, je la hais. Je
sens contre elle et contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie, niveau, troupeau, une exécration
qui m'emplit l'âme. [...] axiome : la haine du bourgeois est le commencement de la vertu ». Les idées
reçues sont le résultat d'une « médiocrisation » des évènements, des pensées, des sentiments. Vivre
conformément aux canons de son époque, c'est chercher à des faits dont l'interprétation est potentiellement
riche et fine, des tenants et des aboutissants qui les rabotent, les banalisent, les châtrent. Est bourgeois ce qui
réprouve l'enthousiasme, l'excès, l'inédit, l'unique, la réflexion, l'héroïsme et leur préfère la considération, la
répétition, l'approbation, la tranquillité, « la tempérance de l'esprit, l'immutabilité des usages et le glou-
glou du pot-au-feu »200. L'idée reçue permet de parler de ce que l'on ne connaît pas : « hystérie : la
confondre avec la nymphomanie » ; elle est toute ouï-dire : « Japon : tout y est en porcelaine ». Elle se
cache derrière l'avis d'experts (ou du moins supposés tels) et opine ainsi par procuration, si l'on ose le
pléonasme : « infect : doit se dire de toute œuvre artistique ou littéraire que le Figaro n'a pas permis
d'admirer ». Elle s'appuie sur les expressions toutes faites - « Exception : Dites qu'elle « confirme la
199
Meyer, Philippe, Flaubert ou le sens de la bêtise, en postface du Dictionnaire des idées reçues, Mille et une
nuits, janvier 1994
200
Ibid. (Meyer cite Flaubert)

59
règle » ; ne vous risquez pas à expliquer comment. ». Elle forme des couples de mots indissociables sans
jamais les considérer pour eux-mêmes : « Ivresse : toujours précédée de folle » ou « Iliade : toujours
suivie de l'Odyssée ». Elle est culture d'apparat, apparence de culture, qui a oublié qu'elle n'était née que
d'une incrustation progressive dans des esprits paresseux (« incrustation : ne se dit qu'en parlant de la
nacre »).

On se rapproche là de ce que vante M. Lepage dans Le confort intellectuel de Marcel Aymé - la


conscience de la nécessité de ce confort en moins. La thématique du bourgeois est indissociable pour
Flaubert (ce qui n'est pas le cas pour Aymé) de la bêtise plus que d'une condition économique ; peu importe
son habit, le bourgeois va son train (-train, a-t-on envie de rajouter) dans le monde, protégé de la nouveauté,
de la complexité, de la richesse de la vie par une armure de certitudes héritées qui composent la bêtise. Ces
certitudes sont des habitudes : rien, aucune instance intelligente vient les réfléchir ; et elles s'imposent avec
la force d'une seconde nature. Le bourgeois peut tout réduire à ses vues ; sa bêtise est inébranlable : « rien
ne l'attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante »201. La solidité
évoquée ici tient à l'ancrage dans la conscience commune d'habitudes de pensée qui par définition sont
partisanes du moindre effort – on retrouve ici la problématique malebranchiste du mimétisme entre
individus, même si Malebranche ne parle évidemment pas de « conscience » commune. Ce phénomène
de capillarité insidieuse rend extrêmement difficile la proscription de ces idées rabâchées, répétées,
devenues réflexes mentaux confortés par un grégarisme naturel. Aux niveaux psychologique et social,
déloger la bêtise se révèle une tâche des plus ardues du fait même de son caractère habituel.

Le conformisme bourgeois est sclérosant en ce qu'il est à l'origine d'un appauvrissement de la vie :
l'excentricité, l'originalité, la nouveauté vont passer au crible d'une majorité molle mais pas moins
tyrannique. Flaubert se positionne ainsi contre l'idée démocratique d'égalité, si elle doit être comprise
comme un alignement de l'humanité sur ce qu'elle a de plus moyen, de plus médiocre.
« Mon dictionnaire des idées reçues serait la glorification historique de ce que l'on
approuve. J'y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours
tort; j'immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les
bourreaux ».202

A cet aristocratisme de Flaubert font écho bien des écrivains ; on peut penser tant à Heidegger
critique du « on » (das « Man » ), qu'à Bloy généalogiste des lieux communs, jusqu'à Brassens
contempteur des « bien-pensants », de « tous ces gens bien intentionnés ». Bloy est certes le plus proche
de Flaubert dans son entreprise d'exégèse203 : comme Flaubert, il vise le pré-pensé conformiste du

201
Ibid.
202
Flaubert, dans une lettre à Louise Collet
203
Même si Bloy, à la différence de Flaubert, critique le pré-pensé en fonction de Dieu.

60
bourgeois (« obtenir le mutisme du bourgeois, quel rêve ! »204) en épinglant ses formules toutes faites -
« Dieu n'en demande pas tant » ; « rien n'est absolu » ; « le mieux est l'ennemi du bien » sont autant
d'exemples de ces « réflexions » qui n'en sont pas, de ces formules aussi convenues que creuses,
symptomatiques d'une paresse intellectuelle sclérosante. « Il y a quelque chose de pire que d'avoir une
mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite » assurera Péguy. La bien-pensance s'en remet au
« généralement admis » qui lui permet de vivre dans la quiétude intellectuelle d'une société abêtie,
routinière - qui fonctionne certes sans heurts puisque chacun se conforme au moule du pré-pensé. « Les
préjugés sont les pilotis de la civilisation »205, a bien vu Gide, dont la remarque n'est pas sans rappeler celle
de William James dans son Précis de psychologie, au sujet de l'habitude : « l’habitude est l’énorme poulie
de la société, son agent conservateur le plus précieux. » James fait sans doute allusion lui aussi aux
préjugés, à l'habitude de considérer un ensemble de clichés comme valables, au moins autant qu'à la routine
: ce qui conserve, qui fait qu'une société ne bouge pas, c'est son psittacisme. Le rabâchage du perroquet crée
un dépôt, une sorte de sédimentation dans les cerveaux paresseux. Non seulement chacun se répète, mais
tous répètent les "idées" de tous dans les mêmes termes ou à peu près ; on a là un effet de machine, un
engrenage, une « poulie » bien huilée, image qui illustre combien la force de l'habitude mentale est
décuplée : intensive, elle s'approfondit, et extensive, elle s'étend au plus grand nombre.

3.2/ Le « On »

La conception heideggerienne du « On » véhicule dans une certaine mesure l'idée d'une aliénation
de soi dans l'anonymat social. Il faut être ici très prudent : on quitte le propos sociologique pour entrer dans
la sphère ontologique, malgré les apparences. Ordinairement, je ne suis pas moi-même ; je suis toujours et
avant tout « On » :
« De prime abord, le Dasein factice est dans le monde commun médiocrement
découvert. De prime abord, « je » ne « suis » pas au sens du Soi-même propre, mais je suis les
autres selon la guise du On. C’est à partir de celui-ci et comme celui-ci que, de prime abord,
je suis « donné » à moi-même » 206

Heidegger n'est pas clair quant à savoir si le Dasein précède le On ou si c'est l'inverse : l'article de
Christophe Perrin sur lequel nous nous appuyons ici207 retrace très clairement cette polémique entre les
commentateurs qui considèrent que le On est une dérive négative, une modalité altérée de l'être-avec, du
204
Bloy, Léon, Introduction à l'Exégèse des lieux communs, Payot et Rivages, 2005
205
Gide, André, Les faux-monnayeurs, Gallimard, 1925, p. 19
206
Heidegger, Martin, Être et Temps, traduction d'Emmanuel Martineau en ligne, § 27, p. 117.
http://metataphysica.free.fr/Heidegger/Etre%20et%20Temps.pdf
207
Perrin, Christophe, Heidegger et l'être du On, in bulletin d'analyses phénoménologiques, volume 4, numéro 4,
2008

61
Mitsein (Frederick Olafson ferait partie des défenseurs de cette thèse), et ceux qui voient dans le On une
sorte d'autorité normative impersonnelle, un socle des pratiques sociales, un sens commun qui rend le
monde praticable et intelligible (cette lecture wittgensteinienne est avancée notamment par Hubert-Louis
Dreyfus). La première lecture de Heidegger nous intéresse davantage, même si elle risque de tomber dans
une mésinterprétation de type sociologique, qui regarderait le On comme une sorte de thématisation du
collectif humain, ou d'un sujet collectif. En effet, le On est une perspective particulière sur le Dasein ; un
manquement essentiel du Dasein à-lui même, certes, mais tout de même la manière d'exister spontanée de
ce Dasein, « le soi du Dasein qui n'est pas soi »208, pour reprendre les termes de Christophe Perrin. Le On
est défini comme un sujet, pas comme une communauté ; c'est un « existential », c'est à dire une structure
d'être a priori, un mode d'être, et pas n'importe lequel. C'est le mode d'être original, premier : nous sommes
toujours d'abord On avant d'être nous-mêmes. Or ce On peut s'interpréter en termes de passivité, de
conformité voire de conformisme, d'uniformité, et selon certaines lectures, en termes de nivellement.
« Dans l’utilisation de moyens de transports publics, dans l’emploi de l’information
(journal), tout autre ressemble à l’autre. Cet être-l’un-avec-l’autre dissout totalement le
Dasein propre dans le mode d’être « des autres », de telle sorte que les autres s’évanouissent
encore davantage quant à leur différenciation et leur particularité expresse. C’est dans cette
non-imposition et cette im-perceptibilité que le On déploie sa véritable dictature. Nous nous
réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et
de l’art comme on voit et juge ; plus encore nous nous séparons de la « masse » comme on
s’en sépare ; nous nous « indignons » de ce dont on s’indigne. »209

On sait que Heidegger insiste (trop ?) lourdement sur l'absence de considérations axiologiques
dans ses analyses du On. Son propos semble en effet parfois neutre : « le On, qui n’est rien de déterminé,
le On que tous sont — non pas cependant en tant que somme — prescrit le mode d’être de la
quotidienneté »210. Pourtant, comment ne pas voir de nuance péjorative dans sa terminologie - qu'il n'a
certes pas choisie au hasard : déchéance (Verfallenheit), médiocrité211 (Durschnittlichkeit), bavardage
(Schwatzen), inauthenticité associée à quotidienneté (Alltäglichkeit), aliénation (Entfremdung), dictature du
On. Beaucoup d'éléments portent à croire que « le sujet le plus réel de la quotidienneté »212 (définition
donnée par Heidegger du On), de canon213, s'est fait carcan. La quotidienneté, notion très proche de celle de
214
On, désigne le mode d’être spontané, moyen, médiocre, qui régit “toute sa vie durant” , et il se
caractérise par la « manifesteté publique » - öffentliche Offenbarkeit -, la monotonie - Einerlei - et
208
Ibid.
209
Heidegger, Martin, Être et Temps, traduction d'Emmanuel Martineau en ligne, § 27, p. 115.
http://metataphysica.free.fr/Heidegger/Etre%20et%20Temps.pdf
210
Ibid.
211
Certes, la médiocrité peut échapper à la connotation péjorative, si on la prend en son sens antique de juste
milieu ; mais les autres termes sont moins ambigus.
212
Op.cit., p. 116
213
Selon une lecture plutôt de type wittgensteinienne, qui verrait le On comme un sous-bassement pratique,
normatif ; d'où le terme de canon.
214
Op.cit., p. 163

62
l’habitude – Gewohnheit. Voilà trois notions qui ne semblent pas, là encore, répondre à l'exigence de
neutralité axiologique revendiquée par Heidegger. « La description du On aux paragraphes 26 et 27 est
largement péjorative, puisque […] le On obscurcit, étouffe, aplatit toute véritable possibilité d’être ».215
Nombre de commentateurs n'hésitent pas à voir dans la perte d'authenticité du Dasein qu'implique le On ce
que Heidegger refuse d'y mettre, à savoir le sous-entendu d'une massification, d'une platitude du commun
qui juge, voit et sent à l'emporte-pièce. Mais même sans donner raison à ces lectures « engagées » contre
l'emprise du pré-pensé, des habitudes mentales communes, on constate qu'une critique du On est visible
chez Heidegger lorsqu'il parle de la force de travestissement de celui-ci, de son « esquive dissimulatrice »
ou recouvrante (verdeckendes Ausweichen). Il y aurait en cela chez Heidegger, au minimum, une critique
du langage du On qui pervertit le sens du monde. Certes cette perversion n'a rien d'intentionnel, mais elle
est pour le moins dommageable : Heidegger prend l'exemple paradigmatique du « on meurt » au §51 de
Sein und Zeit . Le bavardage du On a travesti le sens de l'être-pour-la-mort (Zum-Tode-Sein) : la mort est
considérée comme un fait empirique neutre : « on meurt comme il pleut »216. Dans la quotidienneté, tout
passe pour bien connu depuis longtemps, et la mort elle-même semble ne pas nous concerner
essentiellement : on en parle comme d'un accident qui finira, certes, par nous arriver. Le On se préoccupe
constamment de rassurer, de tranquiliser sur la mort. Par des formules toutes faites pour donner espoir au
mourant et à l'entourage, il s'applique à ne pas troubler l'insouciance des masses. Ainsi le caractère
intimement mien du mourir (Sterben) est dégradé en un décéder (Ableben) neutre, anonyme, public, alors
même que la mort est l'évènement le plus propre à soi, le plus insubstituable qui soit : « nul ne peut prendre
son mourir à autrui ».217 Le On empêche l'angoisse de l'être-pour-la-mort ; il en fait tout au plus une peur.
Heidegger est donc critique vis-à-vis du bavardage du On. Le On, en faisant résonner son propre
bavardage, perd le Dasein - sans qu'il faille nécessairement déduire du lien entre les termes Man (On) et
Mann (homme218) une dégradation, une déchéance au sens commun de l'homme au On banal. On ne peut
s'empêcher de penser que l'ouverture ordinaire du Dasein qu'est le On est aussi une façon de saisir l'homme
dans sa tendance naturelle à tomber dans les lieux communs, les stéréotypes219, les préjugés, les clichés.
Celui que je suis couramment parmi les autres renvoie aussi à ce qu'il y a de plus sclérosé en moi, à ce qu'il
y a de plus assujetti à l'habitude, à la coutume. Et l'ontologisation du On que propose Heidegger indique
bien toute la force, toute l'emprise de ce mode d'être.
215
Michel Haar, L’Énigme de la quotidienneté, in La fracture de l’histoire, p. 64
216
Perrin, Christophe, Heidegger et l'être du On, in bulletin d'analyses phénoménologiques, volume 4, numéro 4,
2008 (en ligne : http://popups.ulg.ac.be/bap/document.php?id=221)
217
Heidegger, Sein und Zeit, § 47
218
Ce lien est aussi valable en français : « on » vient aussi de « homme ».
219
Le stéréotype renvoie à l'idée de relief, de cicatrice laissée par le temps (stereo en grec). Notons cependant
que tout stéréotype n'est pas sclérose : il n'a pas forcément eu besoin d'un lent temps de durcissement. L'instinct,
par exemple, est stéréotypé sans qu'il n'ait de lien avec un processus sclérosant. En revanche, le pseudo-instinct,
la seconde nature donnée à l'animal est le résultat d'une sclérose (on peut penser au chien et à la perdrix décrits
par Descartes au § 50 des passions de l'âme).

63
Considérons maintenant des lieux triviaux où ce On est à l'œuvre (en reprenant à notre compte ce
pronom substantivé, débarrassé de ses tarabiscotages heideggeriens, au sens de la pression du plus grand
nombre) autres que le seul rapport à la mort. La mode constitue un phénomène particulièrement parlant.
Une mode devenue habitude est souvent partagée et entretenue jusqu’à opérer parfois une standardisation
confondante (aux deux sens du terme). Son mouvement tout illusoire est en fait facteur d’immobilisme :
éphémère par définition, elle n'en est pas moins sclérosante. Vestimentaire, langagière, elle dissout
l’individu dans une masse conforme, uniforme que la pression sociale ou la paresse invitent à ne pas
troubler. L’individu qui suit les différentes modes, en matière de goût musical ou d’habillement par
exemple, change certes de vêtements, mais ce changement est tout superficiel : là encore, la substance ne
change pas, et les variations ne sont mues que par une tendance à la standardisation des apparences
individuelles. Aussi, si la sclérose se définit ici davantage en termes d'uniformisation qu'en termes
d'ancienneté, de tradition, cette uniformisation que la mode implique n’est pas indépendante d’un travail du
temps sur l’individu. L’individu s’enferme dans la mêmeté, spatiale (en rapport avec l’entourage social)
comme temporelle : le grégarisme observable dans l'installation d'une mode est progressif ; le goût évolue
en fonction du nombre de personnes « touchées » par le phénomène. Une coupe de pantalon qui paraissait
« vilaine » ou « spéciale » il y a encore un mois, sera dite ensuite « à la mode », et s'élèvera ainsi au statut
de l'« élégant » normatif. On préfère le convenu sécurisant du moule social, dans le respect des codes
imposés par le plus grand nombre, à l’originalité stigmatisante. Les authentiques excentriques sont rares -
on fait moins allusion ici à ceux qui sont à l'origine des modes, qui prévoient souvent le succès des
« modèles » qu'ils lancent, qu'aux personnes parfaitement indifférentes à ceux-ci.
L'aliénation qui résulte du conformisme ne constitue pas une thématique nouvelle : elle a été
abondamment évoquée, en littérature, en sociologie comme en philosophie. « La plupart [des hommes]
pensent n’obtenir d’eux-mêmes rien de bon que par la contrainte ; ils ne se plaisent que contrefaits. »
André Gide, dans l'Immoraliste, décrit avec regret le comportement mimétique des hommes en général, en
soulignant l'inauthenticité à laquelle il mène : « C’est à soi-même que chacun prétend le moins ressembler.
Chacun se propose un patron, puis l’imite ; même il ne choisit pas le patron qu’il imite ; il accepte un
patron tout choisi » :
« Lois de l’imitation ; je les appelle : lois de la peur. On a peur de se trouver seul : et
l’on ne se trouve pas du tout. Cette agoraphobie morale m’est odieuse ; c’est la pire des
lâchetés. Pourtant c’est toujours seul qu’on invente. Mais qui cherche ici d’inventer ? Ce que
l’on sent en soi de différent, c’est précisément ce que l’on possède de rare, ce qui fait à
chacun sa valeur ; et c’est là ce que l’on tâche de supprimer. On imite. Et l’on prétend aimer
la vie »220.

220
Gide, André, L'Immoraliste, Mercure de France, 1902, p. 88

64
L'auteur parle ici de contrainte exercée par l'extérieur sur la personnalité que se construit l'individu ;
cette contrainte ne devant pas être comprise comme quelque chose de conscient, ni de pénible à supporter.
Bien au contraire, c'est une tendance naturelle que d'imiter, que de se conformer puisque l'habitude est le
moteur de ce mimétisme au moins autant que la peur : au delà de son travail d'uniformisation sur l'individu
lui-même, l'habitude se voit parfaitement confortée, elle atteint son apogée pour ainsi dire, lorsqu'elle est
partagée avec les autres individus. Tous les comportements vont alors de concert et se solidifient
mutuellement dans ce diapason social. On sait combien l'œuvre de Gide est proche de celle de Nietzsche ;
l'écrivain lui-même reprochait presque au philosophe d'avoir exprimé avant lui nombre d'idées qu'il
s'attachait lui aussi à défendre. Or, outre la valorisation du sensible présente chez les deux auteurs, on trouve
aussi une dépréciation de ce que l'on pourrait appeler l'habitude sociale. Ainsi, dans la Généalogie de la
morale, Nietzsche parle d'une force d'inertie (vis inertiae) : il emprunte cette expression à la théorie
physique221 pour désigner la persistance d'un corps dans son mouvement rectiligne, uniforme. Nietzsche
s'intéresse dans le second traité au sentiment de faute, (Schuld), d'engagement personnel ; le principe de ce
sentiment réside pour lui dans « cette cohérence épaisse, propre à la pensée de l'humanité ancienne,
difficile à ébranler mais poursuivant ensuite inexorablement son mouvement dans la même direction »222.
La vis inertiae ainsi définie consiste dans une Einverseelung, une « inspirituation » (le néologisme de
Nietzsche est construit sur l'allemand Seele, âme), terme à mettre en parallèle avec celui d' Einverleibung,
d'incorporation (de der Leib, le corps). Les deux termes, appartenant au lexique psychologique
nietzschéen, désignent « la transformation, sous l'effet de la contrainte prolongée et de l'habitude, d'une
simple représentation en instinct régulateur »223, le passage de cette représentation habituelle dans le corps
et l'esprit.
Montaigne, au livre premier des Essais, intitule un chapitre « De la coutume et de ne changer
aisément une loy recüe ».224 Il commence par une définition générale de l'habitude pour donner la mesure
de son emprise :
« Il me semble avoir très bien compris la force de l'habitude, celui qui inventa ce
conte selon lequel une villageoise, ayant été habituée à caresser et à porter entre ses bras un
veau depuis sa naissance, et continuant à le faire, réussit grâce à l'accoutumance, à le porter
encore quand il fut devenu grand. Car c'est, en vérité, une violente et traîtresse maîtresse
d'école que l'habitude. Elle introduit en nous son autorité, peu à peu, à la dérobée ; mais par
ce doux et humble commencement, l'ayant affermi et incrusté avec l'aide du temps, elle nous
montre bientôt un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons même plus la
liberté de lever les yeux. Nous voyons bien qu'à tous les coups elle enfreint les règles de la
nature ».225

221
Notamment à Kepler et à Newton.
222
Nietzsche, Généalogie de la morale, p. 142, le livre de poche, 2000
223
Op.cit., note de Patrick Wotling, traducteur, p. 119. Le traducteur mentionne d'autres propositions de
traduction pour Einverseelung : inanimation, et, en anglais, inpsychation et inmentalization.
224
Montaigne, Essais, Livre premier, chapitre 22, De la coutume et de ne changer aisément une loy recüe,
225
Ibid. Premier §.

65
Cette dernière remarque de Montaigne s'applique certainement à l'exemple qu'il donne de la
villageoise et du veau ; l'habitude « enfreint » les lois de la nature en ce seul sens qu'elle s'impose parfois
avec plus de force encore que cette première nature, qu'elle déforme à son gré. « L'usage » est ainsi
considéré par Montaigne comme « le plus puissant maître de toutes choses. »226 Les lois de la nature, qui
dictent le comportement le plus judicieux, sont défiées par celles de la tradition : au paragraphe douze, le
philosophe donne l'exemple d'un homme qui se moucherait dans sa main ; pourquoi, après tout, utiliser un
mouchoir ? On salit du tissu, alors qu'on pourrait bien plus facilement se laver les mains. Les
comportements - tout cohérents et efficaces qu'ils puissent être - qui ne correspondent pas à certaines
normes préétablies de bienséance sont bannis : « l'usage veut que » certaines choses « se fassent », d'autres
ne « se fassent pas ». La tradition impose ses rites jusqu'à en faire quelque chose de mécanique, même
pour des situations qui devraient pourtant être très fortes émotionnellement. L'exemple des rites mortuaires
est frappant à cet égard : Constant décrit ainsi le dégoût d'Adolphe, à la mort d'Eléonore, pour cette
ritualisation dénuée d'âme :
« A genoux dans un coin de sa chambre, tantôt je contemplais, par une curiosité
involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns, la distraction des autres, et cet effet
de l'habitude qui introduit l'indifférence dans toutes les pratiques prescrites, et qui fait
regarder les cérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des choses convenues et
de pure forme ; j'entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres, comme si
eux aussi n'eussent pas dû être acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi
n'eussent pas dû mourir un jour ».227

Heidegger aurait peut-être pu voir dans cette description l'illustration littéraire de la


« désauthentification » de l'être-pour-la-mort produite par le On ; quoi qu'il en soit, on a là une
dénonciation acerbe des normes sociales mécanisées, de la ritualisation sclérosante des pratiques. « Et c'est
justement là ce qui m'irrite, dit Gide - c'est que tout le dehors, les lois, les mœurs, les trottoirs aient l'air de
décider nos récidives et de s'attribuer notre monotonie, - quand, au fond, tout s'entend si bien avec notre
amour des reprises ».228 A « l'amour des reprises », tout interne, intimement humain, fait écho « le
dehors » : nous sommes tentés d'ajouter au propos de Gide que, plutôt que de « s'attribuer » la tendance
naturelle qu'est l'habitude, ce dehors cherche à s'appuyer sur elle pour mieux asservir. Le dehors ne décide
pas notre tendance à la récidive ; il décide, en utilisant cette tendance, de l'orientation que prennent nos
habitudes, en vue d'établir un rapport de force durable, solide.

226
Usus efficacissimus rerum omnium magister. [Pline l'Ancien, Hist. Natur., XXV,2.] Montaigne raconte cette
anecdote au sujet de Platon : « Platon tansa un enfant qui jouoit aux noix. Il lui répondit : « tu me tanses de peu
de choses » - « l'accoutumance, répliqua Platon, n'est pas chose de peu. » » (Essais, Livre I, XXIII). Diogène
Laërce rapporte aussi cette anecdote, mais parle d'un enfant qui jouait aux dés. (Vies, doctrines et sentences des
philosophes illustres, III, 38)
227
Constant, Benjamin, Adolphe, Folio, 1988, p. 115
228
Gide, André, Paludes, http://www.scribd.com/doc/4524640/Paludes, p. 54

66
4/ Modelage social : habitude et pouvoirs

Le conformisme que l'on a évoqué jusqu'ici n'exclut pas une certaine fragmentation, une
ségrégation du social ; on a là une autre forme de sclérose, qui n'est pas sans lien avec la ritualisation : il
s'agit bien sûr de la rigidité hiérarchique nivelante, en lien avec l'idée de déterminisme social. L'habitude
d'occuper tel ou tel rang, confortée par les règles sociales, pousse les gens à n'en pas sortir. 229 Outre les
classes sociales, on peut mentionner les genres (masculin et féminin) qui sont confortés par l'éducation, le
poids d'une tradition qui passe entre autres par la consommation (jouets genrés). Selon une étude réalisée 230
sur une école en Suède, les filles servent spontanément les garçons à table ; et comble du comble, aucun
membre du personnel n'a rien relevé, pas même les éducateurs et éducatrices.
« Lors des repas, ces différences tournaient à la caricature : les films tournés en 2004
montrent des petites filles de 3 ou 4 ans servant docilement des verres de lait ou des assiettes
de pommes de terre à des petits garçons impatients. Une répartition des rôles encouragée,
bien involontairement, par les éducateurs. "Sans nous en rendre compte, nous demandions aux
filles de nous aider à porter les plats et à participer au service […] Nous ne sollicitions jamais
les garçons." »

Le comportement des enfants ne choque personne personne : il passe inaperçu puisque


« normal », conforme à des habitudes-normes ancrées en nous depuis longtemps. Dans un pays qui
s'efforce tout particulièrement de garantir l'égalité des sexes, il a fallu l'intervention de chercheurs
(enquêtant alors sur les conditions de réalisation de cette égalité) pour opérer une « prise de conscience »
de l'iniquité en jeu dans ces comportements anodins.
« Nous avons découvert que nous avions des préjugés sur la manière dont doivent se
comporter les enfants, constate Mme Hagström. Nous attendions des filles qu'elles soient
calmes, polies et serviables, alors que nous acceptions sans difficulté que les garçons fassent
du bruit et réclament haut et fort ce qu'ils voulaient . » [...]
« Pendant un an, Ingrid Stenman a suivi à mi-temps un cursus universitaire sur le
"genre", qui lui a permis de découvrir que les éducateurs de Järfälla agissaient en fait comme
la plupart des adultes. "Dans les écoles, comme dans les familles, les stéréotypes restent très
présents, même si les parents ou les enseignants n'en sont pas conscients", résume Lars
Jalmert, professeur à l'université de Stockholm. »231

229
Tolstoï, dans Anna Karénine, dresse un tableau de ce processus fixateur à l'œuvre dans tous les groupes
sociaux dont les membres sont de rangs différents. Le médecin de Kitty conseille un voyage à l’étranger dans
une ville d’eau pour qu’elle se rétablisse de la scarlatine. Le père de Kitty, le prince Stcherbatzki, a d’abord
accompagné sa femme et sa fille avant de partir pour Carlsbad. « Il en était de la petite ville d’eau allemande où
étaient arrivés les Stcherbatzki comme de tous les endroits où les gens se réunissent : il s’y était opéré une sorte
de cristallisation de la société, assignant à chacun de ses membres une place déterminée et immuable. De même
que les gouttes d’eau exposées au froid prennent immanquablement la forme précise de cristaux de neige, les
nouveaux baigneurs étaient aussitôt placés au rang qui leur convenait.[...]Fürst Stcherbatzki sammt gemahlin
und Tochter, et par l’appartement qu’ils occupaient, et par leur nom et par les relations qu’ils se firent, furent
aussitôt cristallisés à la place précise qui leur était destinée. [...] lorsque tout cela fut fixé solidement, Kitty
s’ennuya. » (Tolstoï, Léon, Anna Karénine, p.306-307, Lausanne, Rencontre, 1967-1968. Nous soulignons.)
230
Voir article du journal Le Monde : http://mobile.lemonde.fr/europe/article/2008/11/13/suede-l-egalite-des-
sexes-a-bonne-ecole_1118057_3214.html
231
Ibid. Nous soulignons.

67
4.1/ Le piège de l'habitus

Nous sommes prisonniers de nos habitudes de pensées, pris dans le cercle d'une réédition sans
cesse renouvelée de nos us et coutumes. On s'enferme dans un genre, dans une classe qui prescrit certaines
activités qui nous semblent normales, que nous faisons par habitude. Bourdieu éclaire cette fixation des
genres par ce qu'il nomme l'habitus, dont voici l'une des définitions :
« L'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour
que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de
l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans
tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux
mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existence. »232

Cette notion d'habitus, comme celle de On chez Heidegger, ne se laisse pas aussi facilement
appréhender qu'il y paraît. Là encore, elle nous intéresse sous un aspect particulier, à savoir son caractère
déterminant - Bourdieu prend bien la peine de souligner que l'habitus, comme principe d'action des agents
sociaux, ne les détermine certes qu'en partie. L'habitus « n'est pas un destin » : il ne se traduit pas par la
répétition mécanique des acquis sociaux ; ce n'est pas, selon Bourdieu, un simple conditionnement, une
simple habitude accomplie machinalement. L'habitus est ainsi souvent comparé aux rudiments offerts par
la langue maternelle : c'est une grammaire capable d'innover face à des situations inédites, de trouver une
infinité de phrases, de pratiques nouvelles en fonction des situations qui se présentent à l'individu ou au
groupe social. Pas de psittacisme, donc ; l’habitus est « puissamment générateur »233. Ses dispositions sont
à comprendre comme des « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures
structurantes »234: structures structurées parce que produits de la socialisation, structures structurantes parce
que génératrices de pratiques nouvelles, adaptées.
Pourtant, on peut entendre le participe présent « structurant » comme quelque chose de
déterminant : Bourdieu semble parfois résister maladroitement à la critique la plus commune qui lui est
adressée, à savoir celle du déterminisme. En ce sens, il aurait en partie échoué à échapper au structuralisme
de Levi-Strauss qu'il voulait dépasser. L'habitus comme ensemble de schèmes de perception et d’action,
acquis à travers l'expérience sociale de l'individu, le conditionne - s'il ne le prédestine pas. L'agent social
(terme que Bourdieu préfère à celui d'acteur, qui suppose une liberté de type sartrienne dont l'individu ne
dispose pas selon lui) incorpore un ensemble de manières de penser, de sentir, d'agir, dont la première
caractéristique est d'être durables. Ces dispositions incorporées sont en très grande partie à l'origine des
pratiques, des pensées futures des agents235.
232
Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 282
233
Bourdieu, Pierre, Questions de sociologie, Minuit, p. 134
234
Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 88
235
Par ailleurs, dans la mesure où différents agents ont vécu des socialisations similaires, l'habitus concerne
aussi le groupe social d'où sont issus ces agents.

68
« [L'habitus] assure la présence active des expériences passées qui, déposées en
chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d'action, tendent plus
sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la
conformité des pratiques et leur constance à travers le temps ».236

Pour revenir à la question du genre par exemple, Bourdieu tente d'expliquer la permanence de la
domination des hommes sur les femmes : l'ouvrage La domination masculine237 montre que les femmes -
comme les hommes, d'ailleurs - sont prisonniers de l'image qui leur est imposée, liée aux dispositions de
l'habitus - dispositions qui perdurent, survivent au moment de leur incorporation. Cette durabilité est
thématisée par Bourdieu sous forme d'un concept emprunté à la physique : l'hystérésis. En physique238,
l'hystérésis désigne la persistance d'un phénomène lorsque la cause qui l'a produit cesse ; il y a donc retard
de l'effet sur la cause (on retrouve là l'étymologie du mot, qui vient du grec hustereîn, être en retard) et
mémorisation qui permet la durabilité. Bourdieu désigne ainsi par ce terme le phénomène par lequel les
dispositions d'un agent, acquises par sa socialisation, perdurent, résistent au temps et à la variété des
situations. L'agent fait fonctionner son habitus même si ses dispositions sont devenues inadaptées. Outre
l'évolution des relations entre hommes et femmes, la mobilité sociale de classe, on peut citer l'exemple des
personnes âgées qui s'adaptent difficilement aux nouvelles technologies. Bourdieu prend ses exemples
dans la société béarnaise – les stratégies matrimoniales perdurent alors qu'elles ont perdu tout leur sens 239-
ou dans la littérature : Don Quichotte240 est chevalier dans un monde où la chevalerie n'existe plus ; les
moulins à vent lui servent de tyrans à combattre. Le sociologue pointe donc du doigt les difficultés
auxquelles l'individu, comme « parachuté » dans une situation inédite, est confronté : on tend
spontanément à conserver ses dispositions initiales.
Outre la durabilité intrinsèque à la notion d'habitus, Bourdieu souligne la transposabilité des
dispositions : dans La distinction, il parle d'un « style » unifiant les différents champs dans lesquels l'agent
social évolue. Il y aurait ainsi des « styles de vie » propres à certaines classes sociales, dont on retrouverait
les habitus dans toutes les pratiques de cette classe. Les homologies remarquées par le sociologue, entre les
rapports à la nourriture, au vêtement, à l'art chez les ouvriers par exemple241, est révélateur, là encore, d'une
puissance de l'habitus, capable de se transposer de pratique sociale en pratique sociale, de conditionner
l'ensemble de ces pratiques indifféremment.
En lien avec l'idée d'une telle emprise de l'habitus, Bourdieu insiste sur le rapport de forces entre
positions sociales, lui aussi intériorisé, infra-conscient chez les agents qui le perpétuent. Il introduit ainsi la

236
Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 91
237
Publié en 1998.
238
Voir encyclopédie scientifique à la page http://www.techno-science.net/?onglet=glossaire&definition=3236
239
Voir l'ouvrage de Bourdieu Le bal des célibataires.
240
Bourdieu reprend cet exemple à Marx.
241
Pour Bourdieu, le « style de vie » ouvrier se rattache toujours à l'utile, au fonctionnel ; il est placé sous le
mode de la nécessité.

69
notion de « violence symbolique », violence que Bourdieu qualifie de douce242 parce que non-perçue
comme violente par les agents soumis : elle réside dans « tout pouvoir qui parvient à imposer des
signification et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement
de sa force »243.
« La violence symbolique, c'est cette violence qui extorque des soumissions qui ne
sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des « attentes collectives », des
croyances socialement inculquées. [...]la théorie de la violence symbolique repose sur une
théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail
de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et
d'appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation
ou dans un discours et de leur obéir. »244

La notion de croyance pourrait ici presque être remplacée par celle d'habitude. L'efficacité de la
violence symbolique réside en effet dans la capacité des individus à incorporer, à s'habituer à des valeurs
dont la suprématie est spontanément reconnue comme légitime. La violence symbolique, pouvoir qui
s'exerce dans les domaines économique, politique, culturel à la fois, ne peut être inaperçue, sournoisement
efficace - elle n'est perçue ni comme pouvoir, ni comme violence – que dans la mesure où elle se fonde sur
la force de l'habitus, et, derrière lui, de l'habitude. Un autre penseur a mis en lumière cette raison de
l'efficacité des pouvoirs ; il s'agit de Foucault. Certes, son approche diffère sur bien des points de celle de
Bourdieu245, mais ils optent tous deux pour une démarche originale entre existentialisme (en vogue au
moment où ils commencent à écrire) et structuralisme. Foucault comme Bourdieu puisent chez Lévi-
Strauss l'attention au conditionnement socio-culturel, certes en refusant le déterminisme an-historique du
structuralisme ; mais surtout, les deux penseurs s'attachent à éviter l'écueil inverse d'une phénoménologie
qui accorderait trop d'importance à l'intention des acteurs. Ils sont ainsi avant tout guidés par un souci de
mettre au jour la genèse sociale du comportement des agents, et avec elle à nos yeux, l'importance d'un
conditionnement social rendu possible par le pouvoir que détient l'habitude de modeler puis figer les
conduites. Les individus agissent à partir de dispositions inscrites dans leur corps ; le(s) pouvoir(s)
s'emploie(nt) donc à faire intégrer aux agents sociaux les habitudes qui lui(leur) profitent.

242
Bourdieu, Pierre, Réponses, Seuil, 1992, p. 141

243
Bourdieu, Pierre, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p. 18
244
Bourdieu, Pierre, Raisons pratiques, 1994, p. 188. Nous soulignons.
245
« Je voudrais faire remarquer toute la différence qui sépare la théorie de la violence symbolique
comme méconnaissance fondée sur l'ajustement inconscient des structures subjectives aux structures
objectives, de la théorie foucaldienne de la domination comme discipline ou dressage[..] » (Bourdieu,
Pierre, Réponses, Seuil, 1992, p. 142)

70
4.2/ L'habitude instrument du dressage disciplinaire

Avec Foucault, nous allons maintenant nous intéresser de façon plus précise à cette attention portée
par les pouvoirs à la force de l'habitude, dans le cas où les dispositions contractées sont jugées néfastes par
ces pouvoirs. Dans Surveiller et Punir, Foucault prend l'exemple extrême de la prison pour montrer
comment s'opère le dressage des habitudes dans ce qu'il appelle la « société disciplinaire ».246 Le point
d’application de la peine en prison, « c’est le corps, c’est le temps, ce sont les gestes et les activités de tous
les jours ; l’âme aussi, dans la mesure où elle est le siège d’habitudes. »247 Les coercitions consistent dans
des contraintes répétées appliquées au corps et à l’âme en vue de modifier les comportements des détenus.
Exercice, horaires, emplois du temps, mouvements obligatoires, activités régulières, travail en commun,
silence, zèle, respect :
« Et finalement ce qu’on essaie de reconstituer dans cette technique de correction, ce
n’est pas tellement le sujet de droit, qui se trouve pris dans les intérêts fondamentaux du pacte
social ; c’est le sujet obéissant, l’individu assujetti à des habitudes, des règles, des ordres, une
autorité qui s’exerce continûment autour de lui et sur lui, et qu’il doit laisser fonctionner
automatiquement en lui. »248

Le rôle de l’habitude dans la disciplinarisation opérée par le pénitentiaire est fondamental. C’est en
comptant sur le pouvoir de l’habitude, terme que Foucault mentionne souvent – même s'il ne s’y arrête pas
spécifiquement, que la norme peut espérer transformer le hors-norme en norme. C’est toujours, plus ou
moins implicitement, à cette puissance modelante fondamentale que renvoie le terme de « dressage »,
omniprésent dans Surveiller et punir.
On s'intéressera ici quasi-exclusivement au milieu carcéral décrit dans cet ouvrage, arbitrairement
abstrait du contexte général de société disciplinaire pour les besoins de notre analyse. Les mécanismes sur
lesquels on insistera ne seront certes en rien réductibles à cette seule institution ; Foucault ne cesse de
parler, au contraire, d’une dissémination de ce qu’il nomme « les technologies disciplinaires » dans tout le
corps social. Mais ces techniques ont l’avantage d’être particulièrement visibles en prison, puisqu’elles
s’appliquent précisément à des individus indisciplinés, récalcitrants, marginaux.249 La réduction de leur
marginalité, dans la logique d’intégration, d’inclusion qui est celle de la prison depuis le passage de la
discipline-blocus à la discipline-mécanisme,250 passe par un dressage des corps qui se veut être aussi celui
des esprits. Ce sont les modalités de ce dressage, de cette éducation en marche forcée qui vont nous
246
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche parlait déjà d'apprentissage de la morale par la punition, par la
douleur : elle est un meilleur moyen mnémonique que le plaisir, qui marque nettement moins. Alain aussi
mentionne le souvenir puissant de la gifle : devant une borne de propriété, on fait venir un enfant et on lui donne
une gifle - dans quatre-vingt ans, il s'en souviendra.
247
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. p. 131
248
Op.cit., p. 131-132
249
Et non pas marginalisés ; ou du moins certes pas par le pénitentiaire, dont la fonction est toute inverse.
250
Ces notions-phares indiquent deux moments de l’histoire de la discipline. Nous ne nous intéresserons ici qu’à
la seconde, que nous développerons par la suite.

71
intéresser, et, dans leur lien étroit avec la fonction normative de l’habitude. On propose donc une analyse du
pouvoir concret qu’ont les habitudes normatives imposées par le règlement intérieur, comme lois
finalement, d’une prison.251 En s’efforçant de rester fidèles à la conception de la norme comme productivité
- conception, on l’aura compris, qui est celle de Foucault - on tentera de montrer que l’habitude est la
condition même de cette productivité. On retrouve chez Foucault la dualité résultat/processus dans l'emploi
qu'il fait du terme habitude ; l’habitude se comprend comme résultat, comme disposition acquise, de corps
ou d’esprit, du fait de la réitération des mêmes actes ou mêmes situations. Elle s'appréhende aussi comme
processus naturel, mécanisme opératoire qui correspond à cette faculté qu’ont les êtres vivants de
« contracter » des habitudes. Pour redresser la « contre-conduite » en conduite normée, normale, pour
parvenir à substituer aux « mauvaises » habitudes du condamné de « bonnes » habitudes, il s’agit de faire
fonctionner ce mécanisme élémentaire qu’est l’habitude en contraignant le détenu à régulariser son
comportement. Pour parvenir à lui imprimer le moule d’une normalité à laquelle il refusait de se plier, la
prison va le faire agir machinalement, lui faire répéter les mêmes actes aux mêmes heures - et ce de
manière ininterrompue - en vue de lui faire acquérir une seconde nature, normale, normée, destinée à
effacer la première.
Nous nous pencherons sur l'homogénéisation des habitudes : l’individualisation des cas n’est
essentielle que pour mieux unifier. A partir d’un savoir sur les habitudes particulières, on contraint à des
habitudes semblables, conformes à une même norme. Ce savoir, cette individualisation passe par la prise
en compte des moindres détails, par un enveloppement absolu de l’individu, et d’abord de son corps. C’est
minutieusement que les habitudes doivent être observées, et modifiées. Nous prendrons alors la mesure de
l’importance du quadrillage du temps et du travail, ce dernier étant décrit comme l’un des « moyen du bon
dressement »252, qui n’est tel que dans le rapport qu’il entretient avec l’habitude. Enfin, nous nous
attarderons sur les objectifs de cette disciplinarisation méticuleuse : c’est en vue d’une utilisation, d’une
rentabilité optimale des corps que les micro-pouvoirs travaillent les habitudes.
« Dieu vous voit ».253 Il faut constituer un savoir sur les habitudes particulières en vue d'un pouvoir
de contraindre à des habitudes normées, homogènes. Si dresser, c’est avant tout surveiller, surveiller, c’est
d’abord observer, étudier les cas particuliers pour ensuite pouvoir examiner et punir s’il y a déviance par
rapport à la norme. « Le succès du pouvoir disciplinaire tient sans doute à l’usage d’instruments simples :
251
La distinction norme/loi tend à s’effacer en prison. La norme doit être loi pour s’imposer chez des personnes
qui justement sont jugées comme a-normales. Ici la norme est exceptionnellement en position nécessaire de
surplomb, d’antécédence ; elle revêt un caractère obligatoire. La loi est norme en ce sens qu’elle doit
nécessairement s’actualiser, avec régularité et fréquence, pour justement pouvoir devenir un automatisme. La
norme est loi, dans ce milieu particulier qu’est la prison, parce qu’elle n’est plus simple sollicitation, elle est
destinée à emporter impérativement la conduite des détenus. Telle une loi de la nature, la norme, en prison,
nécessite son effet..
252
D’après le titre de l’une des sous-parties de la troisième grande partie de Surveiller et punir intitulée
« Disciplines ».
253
Formule écrite en lettres noires dans les cellules de Mettray. Voir p. 301 de Surveiller et punir, éd.cit.

72
le regard hiérarchique, la sanction normalisatrice et leur combinaison dans une procédure qui lui est
spécifique, l’examen ».254. Sentir le regard contraignant de l’institution carcérale peser sur moi, savoir que
cette institution sait qui je suis, quel comportement j’ai adopté jusqu’ici par rapport à celui qu’elle me
prescrit sous peine de sanctions, constituent les moyens de pression les plus efficaces pour faire plier mes
habitudes dans le sens qu’on leur impose. Du point de vue de l’institution elle-même, la connaissance du
« dossier » du détenu permet une meilleure prise en charge des habitudes qui, pour être modifiées, passent
au crible de l’examen. « L’examen ne se contente pas de sanctionner un apprentissage ; il en est un des
facteurs permanents ; il le sous-tend selon un rituel de pouvoir constamment reconduit ».255 Il enregistre et
contribue en même temps aux évolutions des comportements par la répétition.
La prison, cette « société du contrôle »256 condensée, exerce sa pression dans plusieurs domaines
en parallèle :
« dresser des corps vigoureux, impératif de santé ; obtenir des officiers compétents,
impératif de qualification ; former des militaires obéissants, impératif politique ; prévenir la
débauche et l’homosexualité, impératif de moralité. Quadruple raison d’établir des percées de
surveillance continue »257.

Foucault souligne le système double de cette surveillance à la fois corrective et active, modelante :
on gratifie les « bonnes » habitudes (en diminuant la durée de la peine, par exemple) ; on sanctionne les
« mauvaises ». Sous couvert de valeurs physiques, politiques, économiques (qui constitueront l’objet de
notre quatrième partie) ou – surtout - morales, on s’efforce de réduire l’emprise des « mauvaises
habitudes »: toute déviance, tout écart, toute anormalité doivent être rectifiés. Normaliser, c’est rationaliser,
unifier le réel et les habitudes - que les détenteurs de pouvoir nous font alors qualifier de « bonnes » ; c'est
« exercer sur [les détenus] une pression constante pour qu’ils se soumettent tous au même modèle, pour
qu’ils soient contraints tous ensemble à la subordination, à la docilité [...] Pour que tous, ils se
ressemblent. »258. Il faut réaliser une uniformité conforme à la norme, standardiser les habitudes.
L’unification des habitudes passe donc par une individualisation scientifique (ou qui se déclare
telle, tout du moins), avant et pendant l’incarcération, qui cherche à recueillir un maximum d’informations
sur le détenu et ses (anciennes) habitudes. Foucault revient souvent sur ce « furieux désir de jauger,
d’apprécier, de diagnostiquer, de reconnaître le normal et l’anormal ; [sur] l’honneur revendiqué de
guérir ou de réadapter ».259. Cet « appétit de médecine »260 qui énonce des verdicts « thérapeutiques »,261

254
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. p. 172-173
255
Op.cit, p. 188
256
Titre d’un ouvrage de Gilles Deleuze, La société du contrôle.
257
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 175
258
Op.cit., p. 184-185
259
Op.cit., p. 310
260
Op.cit., p. 311
261
Ibid.

73
qui prescrit des emprisonnements « réadaptatifs »262 se traduit par un épinglage des « cas ». Foucault
marque la différence entre un « avant », où être l’objet d’observations minutieuses, être raconté était le
privilège de quelques grands hommes ; et un « dorénavant », où la description est moyen de contrôle de
chacun, méthode de domination pour des individus devenus objets. Cette description n’est « plus
monument pour une mémoire future, mais document pour une utilisation éventuelle. [...] Cette mise en
écriture des existences réelles n’est plus une procédure d’héroïsation ; elle fonctionne comme procédure
d’objectivation et d’assujettissement ».263 De ce souci d’observation individualisante, de caractérisation et
de classement naissent les sciences humaines, et, dans le domaine qui nous intéresse, la criminologie est
rendue possible. Le principe sous-jacent que l'on retrouve à chaque fois, de façon plus ou moins assumée,
consiste en ce que « tout crime [aurait] sa guérison dans l’influence physique et morale ; [il faut donc]
connaître le principe des sensations et des sympathies qui se produisent dans le système nerveux ».264 La
connaissance des habitudes particulières et de l’habitude en général comme processus physique
d’accoutumance apparaît fondamentale pour la discipline que Foucault qualifie de réformatoire.265
L’individu fourbe, courbe à redresser est entre les mains d’une orthopédie savante qui va prendre en
compte jusqu’aux plus infimes détails de sa vie, de son corps.
L'individualisation dont parle Foucault est donc totale : on peut parler d'un enveloppement absolu
des corps et des vies266. A la fin de Surveiller et punir, Foucault analyse la délinquance comme une façon
englobante de percevoir l’individu par le disciplinaire :
« Le délinquant se distingue de l’infracteur par le fait que c’est moins son acte que sa
vie qui est pertinente pour le caractériser. L’opération pénitentiaire, si elle veut être une vraie
rééducation, doit totaliser l’existence du délinquant, [...] Le châtiment légal porte sur un
acte ; la technique punitive sur une vie ».267

Une investigation biographique et scientifique est nécessaire pour faire exister le « criminel »
potentiel, avant même le crime, en fonction de ses habitudes de vie. La psychiatrie, « recyclée » en
criminologie a ici son rôle à jouer pour déterminer quelles habitudes contractées pourraient s’avérer
dangereuses. La typologie ainsi dressée, à la fois naturelle et déviante, pour une analyse à la fois
scientifique et normative, observe les moindres détails du comportement et, une fois le travail de
redisciplinarisation mis en marche, les évolutions des plus infimes plis de la personnalité. Foucault n'est
évidemment pas le premier à souligner le lien étroit entre savoir et pouvoir sur les individus à contrôler :
Machiavel avait déjà insisté là dessus, et avant lui, Platon : « Or ce qui fait connaître le caractère et la

262
Ibid.
263
Op.cit., p. 193
264
B. Rush, An inquiry into the effects of public punishments, 1787, cité dans Surveiller et punir, éd.cit., p.131
265
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. p. 133
266
Op.cit., p. 132 : « L’individu à corriger doit être entièrement enveloppé dans le pouvoir qui s’exerce sur lui »
267
Op.cit., p. 255

74
disposition des hommes est une des choses les plus utiles à l'art de les rendre meilleurs, qui est, nous
pouvons, je crois, le dire, l'art de la politique n'est-ce pas ? ».268 Platon parlait déjà, d'ailleurs, de dressage ;
on l'a vu en première partie. Aristote aussi signalait l'importance de la prise en compte des particularités
individuelles (que l'éducation privée est plus apte à percevoir par rapport à l'éducation publique), pour
mieux faire pénétrer les habitudes vertueuses dans le corps et dans l'âme de la personne concernée, et, ainsi,
« redresser le bois tordu ».269
Il faut faire pénétrer dans la nature de l’individu, à la place de ses habitudes initiales, une seconde
nature, juridico-naturelle cette fois : celle de la norme.270 Les institutions pénales annexes constituent un
prolongement logique de ce « suivi » de l’individu : après l’emprisonnement, des mesures de contrôle et
d’assistance suivent, contrôlent l’ancien infracteur, toujours délinquant, jusqu’à son idéale réadaptation
définitive. Orthopédistes du comportement, les experts se multiplient, ceux du social, du médical, du
psychologique pour faire le « contrôle technique » de chaque individu. Au diagnostic précis, à la mesure
détaillée de cette « maladie » qu’est la délinquance répondent des techniques parfois infimes, qui font toute
l’efficacité du pouvoir disciplinaire. « Anatomie politique du détail » 271, la discipline conjugue pouvoir et
savoir ; elle est à la fois machinerie de contrôle et microscope de la conduite, qui passe au peigne fin des
diverses « sciences » chaque habitude et chaque expérience vécue (toutes anodines qu’elles puissent
sembler) puisque peut-être susceptibles de générer une habitude. Foucault parle ainsi de micro-pénalités :
« Du temps (retards, absences, interruptions des tâches), de l’activité (inattention,
négligence, manque de zèle), de la manière d’être (impolitesse, désobéissance), des discours
(bavardages, insolence), du corps (attitudes « incorrectes », gestes non conformes,
malpropreté), de la sexualité (immodestie, indécence) ».272

Cette désarticulation et recomposition des habitudes de l’individu passe avant tout par un contrôle
absolu du temps des détenus. Il faut instaurer des exercices réguliers, constants, et adapter l'espace à cette
régularité. Foucault commence d’abord par décrire le quadrillage de l’espace pénitentiaire, conforme au
modèle quasi-idéal du camp militaire. Les dimensions des allées, l’emplacement des tentes, des logements
d’officiers, l’orientation des entrées, la disposition des rangées sont strictement définis, calculés.273 Les
postes des officiers sont situés à intervalles réguliers ; tout déplacement est encadré par un dense réseau de
268
Platon, Les Lois, Livre I, trad. Emile Chambry, 650b
269
« Nous devons nous en arracher nous-mêmes vers la direction opposée, car ce n'est qu'en nous écartant loin
des fautes que nous commettons que nous parviendrons à la position moyenne, comme font ceux qui redressent
le bois tordu » (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1109b)
270
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. p. 310 : « Nouvelle forme de « loi » : un mixte de
légalité et de nature, de prescription et de constitution, la norme. »
271
Op.cit., p. 141
272
Op.cit., p. 180
273
Cette rationalisation de l'espace est visible sur bien d'autres terrains : « Longtemps on retrouvera dans
l’urbanisme, dans la construction des cités ouvrières, des hôpitaux, des asiles, des prisons, des maisons
d’éducation, ce modèle du camp ou du moins le principe qui le sous-tend : l’emboîtement spatial des
surveillances hiérarchisées ». (Op.cit., p. 174)

75
contrôle, de surveillance. Au delà du principe de la clôture que l’on retrouve autant dans les collèges, les
casernes, les grands espaces manufacturiers que dans les prisons, c’est l’exigence du « chacun à sa place »,
place qui doit rester bien déterminée non seulement pour permettre de surveiller, repérer, isoler à tout
moment, mais aussi pour rationaliser, optimiser l’utilité et l’efficacité des mouvements. L’espace,
hiérarchique, doit être fonctionnel.
A ce quadrillage rigoureux de l’espace et des mouvements répond un aménagement du temps
bien défini. S’il nous intéresse davantage, c’est parce qu’il est le champ privilégié de l’habitude, même si le
rapport à l’ordre spatial doit être évidemment pris en compte dans le processus de formation des habitudes -
processus dans lequel les deux dimensions sont étroitement imbriquées. Il faut réguler le temps du détenu,
établir des scansions, fixer un emploi du temps - plutôt sur le modèle, cette fois, du monastère. En
encadrant ainsi son comportement, ses gestes, ses conduites, en les faisant entrer dans un timing précis, on
établit des cycles de répétition qui s’impriment progressivement dans le corps de l’individu. Peu à peu, la
régularité forme les habitudes, et inversement, les détenus prennent l’habitude de la régularité. A chaque
heure une occupation déterminée, pour constituer un temps intégralement utile. L’exactitude et
l’application dans les tâches façonnent un nouvel individu, dans une coercition qui s’exerce de manière
ininterrompue - coercition qui est fonction de la fréquence et de la régularité des gestes imposés. Pour
ajuster le corps à des impératifs temporels, l’esprit à une monotonie disciplinaire, il s’agit d’exercer. La
peine consiste dans l’exercice : dans l’apprentissage intensifié, multiplié, répété. Foucault souligne à ce
propos la fréquente isomorphie entre la punition disciplinaire et la prescription elle-même. « [La punition]
est moins la vengeance de la loi outragée que sa répétition, son insistance redoublée. [...] Châtier, c’est
exercer ».274
Aussi le travail accompagne-t-il le détenu du matin au soir, dans un emploi du temps de la journée,
de la semaine, de l’année bien réglé.
« Le prisonnier qui à son entrée dans l’établissement était un homme inconstant ou ne
mettant de conviction que dans son irrégularité, cherchant à détruire son existence par la
variété de ses vices, devient peu à peu par la force d’une habitude d’abord purement
extérieure, mais bientôt transformée en une seconde nature, familiarisé avec le travail ».275

Le travail, autant que l’isolement, est agent de la transformation carcérale ; il est ordre et régularité,
et « impose une hiérarchie et une surveillance qui sont d’autant mieux acceptées, et qui s’inscriront
d’autant plus profondément dans le comportement des condamnés qu’elles font partie de sa logique ».276
Grâce au travail, la règle règne sans effort dans la prison : le détenu est continuellement occupé. Il prend
ainsi insidieusement et simultanément les habitudes d’ordre et d’obéissance ; il apprend à s’organiser, en

274
Op.cit., p. 182
275
Op.cit., p. 243
276
Op.cit., p. 245

76
outre, grâce au salaire qui doit le familiariser avec la prévoyance, l’épargne, le calcul de l’avenir. La prison,
devenue machine à régularité, produit ainsi des individus mécanisés selon les normes générales d'une
société qui vise la rentabilité des corps.
Le corps comme objet et cible de pouvoir apparaît avec l’âge classique, avec Descartes
notamment. On est certainement passés à un point de vue plus organiciste, plus naturel ; mais il n’en
demeure pas moins que l’intérêt pour l’anatomie et pour les mécanismes du corps, et pour l’habitude (on
pense aux « routines » que tracent les esprits animaux dans le cerveau chez Descartes, évoquées en
première partie) aura des résonnances dans le registre technico-politique. Foucault mentionne L’Homme-
machine de La Mettrie, en le prenant comme exemple de la jonction des deux registres : anatamo-
métaphysique et technico-politique. Le livre comprend « à la fois une réduction matérialiste de l’âme et
une théorie générale du dressage, au centre desquelles règne la notion de docilité qui joint au corps
analysable le corps manipulable ».277 L’observation scientifique du corps humain a pour finalité - par le
moyen du dressage - d’optimiser son rendement. Cet objectif va de pair avec le fait que la discipline est
passée d’une logique d’exclusion à une logique d’inclusion : en voulant réduire les écarts, la
disciplinarisation semble créer l’aliénation de ceux qui ne rentrent pas dans le moule ; mais ces « hors-le-
moule », pour ainsi dire, sont destinés à y rentrer : « la classe honteuse n’existe que pour disparaître ».278
Avec le panoptisme, système de surveillance généralisée, on délaisse la discipline-blocus, excluante, pour
privilégier la discipline-mécanisme, incluante et expansive. Il s’agit dès lors d’augmenter les forces
sociales, d’augmenter la production, de développer l’économie ; de faire croître et de multiplier. La prison
doit donc reconfigurer les habitudes dans cette perspective d’utilisation optimale des corps. Là encore, le
modèle militaire s’impose : Foucault rappelle les techniques mises en œuvre dans les fameux règlements
de l’infanterie prussienne, que toute l’Europe a imitées après les victoires de Frédéric II.279 Il faut intensifier
l’utilisation du temps, capitaliser ce temps ; exécuter vite et bien pour un maximum d’efficacité. Or le corps
qu’on manipule, qu’on façonne, qu’on dresse en prison devient progressivement plus habile, et ses forces
se multiplient. Le détail, dont on a souligné l’importance, est entré dans une logique de rationalisation
utilitaire des habitudes ; « Ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui
assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur impose un rapport de docilité-utilité, c’est cela
qu’on peut appeler les « disciplines ». »280 La discipline doit fabriquer des individus utiles ; la surveillance
non-excluante devient un opérateur économique décisif. Par ailleurs, elle étouffe au mieux les contestations
possibles en dépolitisant les individus, pris dans un triangle « douceur-production-profit »281 : « Disons

277
Op.cit., p. 138
278
Op.cit., p. 184
279
Sur l’efficacité économique et militaire allemande perçue au début du XX° siècle, lire Une conquête
méthodique, dans les Essais quasi-politiques de Paul Valéry. (in Oeuvres II, Gallimard Pléiade, 1960)
280
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. p. 139
281
Op.cit., p. 221 ; on retrouve la notion de douceur (que l'on pourrait qualifier de machiavélique) qu'il y avait

77
que la discipline est le procédé technique unitaire par lequel la force du corps est aux moindres frais
réduite comme force « politique », et maximalisée comme force utile ».282 Depuis les Lumières, on prône
l’égalité, on garantit toujours davantage de liberté ; pourtant, les disciplines que ces Lumières ont aussi
inventées sont essentiellement inégalitaires, et font de l’être humain le pantin des micros-pouvoirs, de cette
technologie fine et calculée, de cette anatomie des habitudes qu’est la discipline. Dans un panoptisme de
tous les jours, on gagne de plus en plus en capacité de pénétration dans le comportement des hommes, et
donc en efficacité dans leur travail. La, ou plutôt les disciplines, jouent désormais un rôle « positif » en
augmentant l’utilité des individus, en majorant les forces, en faisant croître et en coordonnant les habiletés
de chacun.
La prison se propose une tâche bien ardue : celle de modifier des habitudes déjà présentes, faisant
partie intégrante de la nature du détenu. A force de régularité, d’exercice, de travail, d’examen, elle espère
reconfigurer l'habituel (pour ne pas dire le naturel) difforme pour le plier aux exigences de la norme. Dans
sa fonction, le pouvoir de punir n’est pas essentiellement différent de celui de guérir ou d’éduquer. « [La
prison] ne fait, en enfermant, en redressant, en rendant docile, que reproduire, quitte à les accentuer un
peu, tous les mécanismes qu’on trouve dans le corps social ». La prison est ainsi décrite comme « une
caserne un peu stricte, une école sans indulgence, un sombre atelier, mais à la limite, rien de
qualitativement différent ».283 Il s’agit, dans la prison comme dans l’école, l’atelier ou l’hôpital de contrôler,
de transformer, de corriger, d’améliorer les comportements humains ; de pétrir pour mieux pétrifier les
habitudes des individus. Mais quantitativement, l’intensité des pressions disciplinaires, alors au complet,
sur les habitudes individuelles, atteint son paroxysme. En effet, parce que la prison est
« omnidisciplinaire » et parce qu'elle est « sans extérieur ni lacune », elle porte au plus fort degré
d'intensité les modalités disciplinaires que l'on trouve dans les autres dispositifs de pouvoir. Exhaustive,
l'action de la discipline sur l'individu ne s'interrompt jamais. « Il faut [que la prison] soit la machinerie la
plus puissante pour imposer une nouvelle forme à l’individu perverti ; son mode d’action, c’est la
contrainte d’une éducation totale ».284
La prison est telle un « réformatoire » intégral qui recodifie, remodèle toute l’existence et, par là,
toutes les habitudes du détenu. Les mécanismes disciplinaires à l'œuvre en prison font écho au mécanisme
interne, humain qu’est la faculté de contracter des habitudes ; habitudes que les micro-pouvoirs ont passées
au crible de leurs examens pour les amener à répondre à leurs attentes économiques et politiques. A partir
d’un savoir clinique sur les condamnés, les prisons exercent un rôle technique sur les détenus en vue d’une
gestion utile de leurs forces. Là où se mêlent art de rectifier et droit de punir, la norme in-forme, transforme

déjà chez Bourdieu.


282
Op.cit., p. 223
283
Op.cit., p. 235
284
Op.cit., p. 238

78
le prisonnier soumis à la visibilité contraignante d’un réseau de surveillance omniprésent.
Sous une apparente humanisation du carcéral, on trouve une pratique plus insidieuse, qui se joue
sur le terrain des habitudes, des quasi-instincts de corps et de pensée. Le dressage semble bien moins
violent s’il joue les cartes sournoises des automatismes humains, qu’il peut, en les maîtrisant bien, déformer
à son gré. Corps et âme, l’individu est assujetti avec autant de discrétion que d’efficacité. Et cette recette
porte ses fruits bien au delà du seul milieu carcéral dont elle émerge. C’est sur les propos de Servan à ce
sujet que nous terminerons cette brève sous-partie, qui a tenté de souligner l’importance d’une notion
omniprésente, même si le plus souvent implicitement, dans Surveiller et punir.
« Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un
vrai politique les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées ; c’est au plan
fixe de la raison qu’il en rattache le premier bout ; lien d’autant plus fort que nous en
ignorons la texture et que nous le croyons notre ouvrage ; le désespoir et le temps rongent les
liens de fer et d’acier, mais il ne peut rien contre l’union habituelle des idées. Il ne fait que la
resserrer davantage ; et sur les molles fibres du cerveau est fondée la base inébranlable des
plus fermes empires. »285

On retrouve dans cette citation la conception cartésienne du cerveau comme support malléable, que
les routines viennent sillonner. Le politique intelligent saura faire bon usage des « fibres molles » du
cerveau dans lesquelles il viendra frayer les voies qui l'arrangent. Foucault envisage ainsi l'idée d'une
vocation sourde à la sclérose chez les individus - vocation travaillée par les mécanismes de pouvoir dans la
société. Il évoque parallèlement, en citant Servan, la profonde appétence de l'homme à la servitude que les
tyrannies savent, en admirables psychologues, cultiver et développer, malgré des protestations de surface.
On retrouve bien sûr cette idée chez de nombreux penseurs comme La Boétie286, De Maistre (pour lequel
l'individu est second par rapport au pouvoir et à la société qui le forment), ou tout simplement Kant :

« On ne peut mûrir pour la liberté, si l'on n'a pas été mis au préalable en liberté (il faut
être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en
seront sans doute grossiers et liés d'ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse
que lorsqu'on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi confié aux soins d'autrui ;
cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles
(qu'il faut être libre de pouvoir effectuer). »287

La liberté est vécue comme une angoisse : on est responsable de ses erreurs. Il est bien plus aisé
d'être mineur, nous dit Kant aussi dans Was ist Aufklärung ? : la sortie de la tutelle est bien moins agréable
qu'on pourrait le croire. Le confort de l'aliénation est aussi souligné par Tocqueville dans De la démocratie
en Amérique : on rencontre bien plus de « dépressifs » en État démocratique qu’en État totalitaire, puisque

285
Servan, Joseph Michel Antoine, Discours sur l’administration de la justice criminelle, 1767, cité par
Foucault, in Surveiller et punir, p. 105 (Ed.cit.)
286
On pense bien sûr au Discours de la Servitude volontaire.
287
Kant, Emmanuel, La religion dans les Limites de la simple Raison, p. 245, note 1 (trad. Gibelin). Nous
soulignons.

79
dans ce dernier État, on choisit pour moi, et on est plus ou moins soigné par le maître. Mais l'État
démocratique n'est évidemment pas exempt d'une tendance à l'assistanat qui aliène aussi ses membres, plus
sournoisement cette fois : Tocqueville s'attarde sur ce problème inhérent au régime démocratique
notamment lorsqu'il aborde le thème de la centralisation.
« On comprend que la centralisation gouvernementale acquiert une force immense
quand elle se joint à la centralisation administrative. De cette manière elle habitue les
hommes à faire abstraction complète et continuelle de leur volonté ; à obéir, non pas une fois
et sur un point, mais en tout et tous les jours. Non seulement alors elle les dompte par la force,
mais encore elle les prend par leurs habitudes; elle les isole et les saisit ensuite un à un dans
la masse commune. »288
Tocqueville entrevoit déjà très clairement le risque d'une sclérose de la société démocratique, en ce
sens que le citoyen, individualiste et dépolitisé, vivrait dans une passivité, un conformisme routinier
grandissant. De nombreux penseurs aujourd'hui s'inscrivent dans cette tradition de pensée pour dénoncer la
société de divertissement dans laquelle on vit ; son « despotisme doux et tutélaire », pour reprendre une
formule de Tocqueville, critique du « paternalisme d'Etat »289.
Certes, en politique, on emploie le plus spontanément le terme de sclérose (au sens figuré) d'un
point de vue administratif et institutionnel. Mais la sclérose qui nous intéresse ici est plutôt celle des
habitudes des individus, pris dans l'engrenage des divers pouvoirs qui s'exercent sur ces habitudes (comme
résultats, dispositions acquises), grâce à l'habitude (comme faculté humaine générale et naturelle de se
modeler et de durcir). On parle en histoire des institutions sclérosées de la Troisième République, de la
sclérose de la bureaucratie soviétique. Nous nous sommes attardés, dans la perspective qui est la nôtre,
davantage sur l'action des mécanismes de pouvoir sur les individus, mécanismes qui prennent en compte
l'habitude comme terrain privilégié d'action. Mais les institutions vont maintenant nous intéresser dans la
mesure où elles cristallisent des habitudes : c'est le cas des habitudes perceptives en art, où l'évolution du
goût se voit freinée par les Salons qui exercent une véritable censure sur la nouveauté. L'art apparaît
comme le domaine institutionnalisé où la résistance au changement est la plus visible parce que la plus
controversée.

288
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, Gallimard, Folio/histoire, 2006, p. 149
289
On peut songer, entre mille autres ouvrages, à L'Eloge de la fuite de Henri Laborit, par exemple ; en voici un
extrait qui témoigne de la promiscuité de sa pensée avec les auteurs dont nous avons parlé dans cette sous-
partie : « La violence institutionnalisée [est] celle qui prétend s’appuyer sur la volonté du plus grand nombre,
plus grand nombre devenu gâteux non sous l’action de la marijuana, mais sous l’intoxication des mass media et
des automatismes culturels traînant leur sabre sur le sol poussiéreux de l’Histoire, la violence des justes et des
bien-pensants ».

80
5/ Le goût sclérosé : art et habitude

Nous en venons maintenant à des champs d'analyse qui, à première vue, se comprennent plutôt
comme œuvrant en faveur de la sortie de la sclérose : l'art est souvent défini comme ce qui nous fait sortir
du quotidien, d'une perception routinière. Pourtant, de fait, c'est rarement que l'art atteint ce but. Nous nous
placerons ici du point de vue non pas de la poïesis, de la création, mais du point de vue de la réception des
œuvres. C'est le goût du public qui va nous intéresser, en ce qu'il fait partie de ce que l'on a nommé plus
haut les « tics mentaux ». Ici, la sensibilité est aliénée par la mémoire non pas à cause de l'âge, du poids des
années, mais du simple fait que l'on nous a habitués à trouver beau tel morceau de musique, tel tableau : on
considère comme belle une œuvre ou plus généralement une démarche, une manière artistique dans la
plupart des cas parce qu'on l'a vue ou entendue souvent, accompagnée à chaque fois d'un jugement de
valeur positif.

En matière de goût artistique, le misonéisme semble être de règle. La découverte du nouveau, son
accueil exigent trop de concentration. On prend plus de plaisir à écouter un morceau de musique que l’on
connaît déjà, auquel on est habitué, qu'un morceau nouveau : ma mémoire en fait un « tube », pour ainsi
dire. On s'y retrouve, on ne sent aucune résistance en nous : c'est « tout naturel » : le refrain arrive, c’est
attendu, c’est confortable. Il y a au contraire une sorte de difficulté à s'orienter vers la nouveauté, surtout si
cette nouveauté est en soi déroutante290. Il y a ici un goût pour la répétition ; ce même goût dont parle Freud
dans Au delà du principe de plaisir au sujet des contes pour enfants, des histoires qui demandent à être
racontées encore et encore. On peut parler aussi en ce sens de « films-tubes », que l'on a vus et revus étant
jeune, dont on connaît toutes les répliques par cœur : il est bien difficile de juger négativement de la qualité
de ces films, qui constituent comme un socle d'habitudes visuelles et auditives.291 Mais, dans une certaine
mesure, le tube peut être défini comme tel sans que ce soit toujours de façon rétrospective, en fonction de
son succès : tel morceau est déjà un tube potentiel s'il rassemble les ingrédients minimaux du succès, en
fonction de la mode. Ainsi le tube (terme créé par Boris Vian, qui en a fait le titre d'une chanson) doit

290
En voiture, par exemple, on mettra plus volontiers une vieille cassette de Francis Cabrel en « musique de
fond » qu'un CD de Schönberg ou d'Anthony Braxton que l'on ne connaît pas. Lors d'une soirée festive, si
l'ambiance se veut dansante, on se verra contraint de mettre de la musique « que tout le monde connaît », plutôt
que d'imposer des morceaux qui, tous rythmés qu'il puissent être, ne diront rien à personne. On ne jugera pas
forcément le « tube » comme excellent d'un point de vue artistique, mais il n'empêche qu'on le réécoutera plus
facilement : que l'on songe au logiciel Itunes qui répertorie « les 25 les plus écoutées » parmi les chansons
enregistrées sur l'ordinateur. On a ainsi accès plus promptement à nos tubes personnels, habituels. (En effet, on
pourrait distinguer deux types de tubes : les « Tubes », qu'une très large majorité de personnes de culture
commune connaissent, et les « tubes personnels», à savoir les chansons que l'on écoute personnellement le plus
souvent, qui commémorent un vécu singulier – dont la sphère ne recroise pas nécessairement celle des
« Tubes ».)
291
Là encore, on note une différence entre les « tubes personnels » et les Tubes – certains « grands classiques »,
ou/et blockbusters (de Casablanca, Psychose, Autant en emporte le vent à la saga Star Wars, James Bond,
Titanic... pour ne citer qu'eux. Les films de Spielberg sont pour une large part des Tubes).

81
présenter des paroles banales, stéréotypées, et des airs pré-formatés, facilement reconnaissables, souvent
faciles à siffler, chanter, fredonner. Les tubes sont des clichés qu'on écoute, qu'on respire, dans lesquels on
vit. Ils nous ventriloquent en quelque sorte ; ils nous dictent parfois nos paroles les plus intimes, ils nous
hantent, ils nous habitent tels des « vers d'oreille » : l'expression allemande Ohrwurm désigne en effet ces
airs qui nous restent dans la tête, tels de petits vers (Würme) qui vous grimpent dans l'oreille (Ohr) et qui
s'y implantent.292 Ces tubes nous martèlent l'esprit ad nauseam, et ils s'imprègnent d'autant plus facilement
qu'ils répondent à des règles, à des standards fixés à l'avance.
Les règles, en matière de culture populaire comme de culture classique, peuvent facilement mener
à une stérilité si elles ne s'accompagnent pas d'un « je-ne-sais-quoi » ou d'un « presque-rien » (pour
reprendre à notre compte les expressions de Jankélévitch) qui font la dimension artistique. Et cela d'autant
plus si ces règles ne se fixent sur rien d'autre que sur les habitudes perceptives - ainsi le respect de la
« tradition » en art n’est souvent rien d’autre que le respect de ces habitudes, qui répond aux attentes d'un
large public ou du public « habituel », justement. Avant de nous intéresser au public, rappelons brièvement
comment ces habitudes sclérosantes ont gangrené jusqu'à l'institution construite pour définir officiellement
l'art – jusqu'à ceux qui décident du statut artistique ou non des œuvres. L'Académie, en France, était cette
institution capable de figer la production artistique en la conformant à des habitudes et en prenant elle-
même l'habitude de rééditer le même type d'œuvres dans le « respect de la tradition » – on peut ici
reprendre à notre compte les propos de Lamartine, affirmant que « l’Académie est plus qu’une institution,
c’est une habitude de la France ». Ce conformisme conservateur de l'Académie dépasse en rigidité le
simple classicisme au sens large : l’art classique, on le sait, se calque sur la physiologie, sur les rythmes
naturels ; c'est un art « confortable » en ce sens qu'il conforte la nature. En musique par exemple, le tempo
de base se prenait sur les pulsations du cœur, qui faisaient office de métronome. Pour autant, il ne devient
foncièrement rigide que sous les ordres de l'académie du XVIII° et XIX° siècles – en effet, au XVII°,
l'académie n'est pas encore une institution sclérosante. Il y a certes une exigence d’ordre, de méthode, une
volonté de maîtriser la production artistique.293 Mais il règne encore une certaine diversité d'une part, et il
s’agit d'autre part d’une véritable promotion des artistes, qui peuvent alors discuter, se communiquer leurs
techniques, leurs méthodes et leurs théories. L'académie devient sclérosante, et vire à l'académisme au
siècle suivant donc, à partir du moment où elle envisage que la succession artistique doit se faire non par
dissemblance, mais par copie, par répétition des « anciens » auxquels on témoigne une fidélité sans failles.
L'académisme fait de la règle non seulement une condition nécessaire, mais aussi suffisante de la valeur

292
Peter Szendy, dans son ouvrage La philosophie dans le jukebox, parle de « logique tubulaire » pour désigner
cette emprise de la répétition, jusqu'à la mise en scène de cette répétition (écouter à ce titre l'émission Les
vendredis de la philosophie du 21 novembre 2008, intitulée philosophie des musiques populaires : Peter Szendy,
invité, y défend notamment la thèse selon laquelle un tube peut devenir comme la métonymie du moment
singulier. Il y aurait en ce sens une capacité du banal à saisir l'unique)
293
On pense à l'attitude de Colbert vis-à-vis des Beaux-Arts.

82
artistique d’une œuvre. Le néoclassicisme académique présente ainsi souvent des œuvres glacées 294 ; il se
se fait pétrification scolaire, imitation d'imitation des anciens. Il y a en effet ce que l'on pourrait appeler une
exténuation de la mimesis après la Renaissance : on a d'abord imité l'antiquité grecque, puis imité ceux qui
imitaient cette antiquité (classicisme), et on arrive enfin à un troisième degré d'imitation, stérile, sclérosé,
qui reproduit machinalement ce qui a déjà été fait. Et cette répétition satisfait les attentes d'un public lui
aussi habitué à ces canons de l'art, définitivement fixés.
Au XVIII° et XIX° siècles, le public « compare » les œuvres nouvelles aux références picturales
de l’académie - les premières au détriment des secondes, cela va sans dire. Or cette notion de comparaison
s’avère en parfaite contradiction par rapport à la définition même de l’art. L’intérêt de l'œuvre d’art, c’est
d’être justement incomparable, qualitativement singulière et donc incommensurable - au sens où elle n’est
pas susceptible d’être mesurée, évaluée à l’aune d’autres œuvres. Chaque œuvre témoigne de la
particularité d'un génie, de l'irréductible spécificité de sa personnalité artistique. Le talent, conçu comme la
maîtrise de certains procédés picturaux est relégué derrière l’idiosyncrasie du créateur. Chez Diderot
comme chez Kant, les compétences techniques sont encore valorisées en premier lieu, même si elles ne
suffisent pas ; chez Zola, la connaissance de la technique fait trop penser à l’académisme moribond. Il ne
parle pas ou très peu de l’habileté technique des peintres qu’il décrit ; l'habileté n'est qu'habitude, et son
appréciation par le public aussi. Le travail de Meissonier, qu’il cite en exemple, est trop parfait, trop
impeccable : à tel point que ses tableaux sont désertés de toute personnalité.
Il résulte de ces constatations que le système du concours, prôné par l'académie, n’est évidemment
pas approprié à l'art tel qu'il se définit à partir du romantisme – on y reviendra. En effet, le concours ne peut
juger du travail de l’artiste qu’en termes quantitatifs : il peut juger de la plus ou moins grande maîtrise de
certaines techniques, mais certainement pas de la valeur intrinsèque, de l’originalité de l'œuvre. Ce qui est
quantitativement meilleur est facilement repérable (un pied, un bras sont mieux rendus par tel peintre que
par tel autre ; le mieux ici n’a rien de qualitatif, il est juste une manière plus commode d’exprimer la fidélité
aux règles) ; mais ce qui est qualitativement meilleur au sens fort - et ce qui fait toute la différence entre
l’artiste et l’artisan - est bien plus incompréhensible, et donc bien plus susceptible d’être jugé
« inférieur ».295
« C'est un art étrange que la peinture, où toute nouveauté, plus violemment encore qu'en
musique, étonne, rebute, irrite non seulement le public, mais la plupart des amateurs, des
critiques et des marchands de tableaux. Puis, au bout de quelques années, les choses se tassent,
294
Que l'on songe à des peintres comme Gérôme (Le combat de coqs), Bonnat, Amaury-Duval (avec sa Madame
de Loynes) Bouguereau (La danse) – et à l'école d'Ingres (dont on pourrait citer nombre d'œuvres académiques,
mais que l'on ne saurait qualifier trop hâtivement de peintre académiste) en général, vivement critiquée par
Baudelaire.
295
Delacroix consacre une lettre aux concours, dans laquelle il remarque les conséquences de cette confusion
entre quantitatif et qualitatif : le concours opère dans le sens d’un nivellement, d’une moyenne fade qui a pour
seul mérite de plaire au jury, de ne pas heurter le public. Les angles sont bien arrondis, l’art ne doit pas prendre
de risque.

83
les œuvres contestées ou raillées prennent leur place et leur rang et quelquefois se muent en
chefs-d'œuvre. Ce fut le cas de l'Olympia de Manet, de la femme en blanc de Whistler, des
premières toiles de Renoir, des Monet, des Sisley du début, des premiers dessins de Forain, des
premiers bustes de Rodin. »296

Léon Daudet, en prenant l'exemple - qu'il juge paradigmatique - de la peinture, décrit cette
incompréhension du public, qui juge selon les habitudes perceptives que la tradition lui a inculquées.

« L'œil humain, que surprend désagréablement toute modification dans les lignes ou
les contours conventionnels, réagit en général par la rébellion. Les gens croient que
l'innovateur -lequel n'est souvent qu'un continuateur incompris – se moque d'eux. Seuls
quelques très rares esprits, défendus par un goût naturel, aiguisés par la fréquentation des
musées et des belles choses, se soustraient à ce réflexe banal. » 297

Jusqu'à la fin du XIX°, il est très rare de ne pas céder à ce réflexe, à cette habitude de déprécier le
nouveau pour valoriser exclusivement l'imitation de l'ancien. Même si les choses finissent par se « tasser »,
il n'en demeure pas moins qu'il faut une longue période à l'œil pour accepter l'innovation picturale. Il y a
donc, en matière d'art aussi, une sorte de « perception standard » à l'intérieur des zones cérébrales de la
perception visuelle, responsable du misonéisme. Le public, « gent moutonnière » selon les termes de
Balzac, est ainsi souvent enfermé dans les plus sclérosés des stéréotypes artistiques, à force d'habitude, à
force de percevoir et de valoriser (d'entendre valoriser) toujours les mêmes manières artistiques.
Zola, dans ses Écrits sur l’art, souligne avant Marcel Proust et Léon Daudet le rôle d’éducateur
des artistes se faisant aussi critiques. Avec un certain pessimisme, il constate que de génération en
génération, nous sommes toujours soumis à la réédition inévitable de la même attitude face au nouveau.
Nous ne tenons pas compte des « fautes de nos pères », qui après avoir ri d’un artiste, finissaient une
quinzaine d’années plus tard par reconnaître son génie. L’admiration, qui peut se définir à l’origine comme
la passion pour le nouveau, ne succède que tardivement au mépris : il s’agit là d’une loi quasi-immuable
des générations humaines – les génération esthétiques, d’artistes, parviennent seules un tant soit peu à
déroger à cette loi. L’art académique est promis au succès parce qu'il ne choque pas ; il efface les
tempéraments particuliers pour uniformiser les pratiques : il s'agit avant tout d'être scolaire, de savoir se
plier aux normes de l'académisme. Face à la nouveauté artistique, le public oscille entre rire, épouvante et
haine.
Le comportement grégaire du public est violemment dénoncé par Zola : en France, dit-il, « la
peur effroyable du ridicule » amène les foules à rire, à se moquer pour pouvoir se ranger du côté du plus
grand nombre – indépendamment parfois, d'ailleurs, de l'attrait pour le déjà-vu, l'ancien, le normé. L’effet
de groupe, de foule diminue l’esprit critique. Parmi ce « groupe de badauds et de rieurs aveugles » qu’est
le public, se trouvent aussi quelques « savants » : il s’agit de « ceux qui ont étudié l’art dans les écoles

296
Daudet, Léon, Fantômes et vivants, coll. Bouquins, pp. 26-27. Nous soulignons.
297
Ibid.

84
mortes ». Les ignorants se moquent sans réfléchir ; les savants se sentent agressés quant à eux par la
nouvelle peinture, qui vient contrarier leurs valeurs coutumières – immuables donc. « Ils se fâchent pour
ne pas retrouver les habitudes de leur foi et de leurs yeux ». Le chemin que suit leur regard, la façon qu’ils
ont d’interpréter ce qu’ils voient sont déterminés par ce que l’on pourrait appeler des routines esthétiques :
ils sont victimes du modelage qu’opèrent sur leur cerveau les habitudes culturelles et perceptives. « Les
uns ne comprennent pas, les autres comparent ». Ignorants ou savants, ils s’en tiennent à la surface de
l'œuvre par mécanisme mimétique ou / et parce qu'ils se réfèrent, consciemment ou non, aux codes
esthétiques préétablis auxquels ils sont habitués. Ce qui est souligné ici avec force, c’est la quasi-
impossibilité d'une réception exempte de préjugés, chez un public qui refuse de se faire violence pour tenter
de comprendre l'originalité. Rien n’advient jamais en art, pictural ou littéraire, que par « un effort de notre
coeur », pour reprendre la formule de Proust ; et cet effort est bien ardu à fournir. Les visions singulières,
nouvelles que peut proposer l'art provoquent d’abord la perte des repères, et font surgir par contraste la peur
du changement inhérente à la nature humaine. « Toute nouvelle route nous fait peur », dit Zola ; nous
« flairons des précipices inconnus » ; nous réagissons telles de farouches mules qui ont toujours besoin du
« même horizon »298. Notre œil réclame les perspectives qu’il connaît déjà, et s’irrite de ne pas comprendre
où se trouve le sol, par exemple, dans La mort de Sardanapale de Delacroix.
A partir du milieu du XIXè siècle, l'art cesse de se calquer sur la physiologie humaine et les
habitudes perceptives pour prendre leur contrepied, dans une radicale volonté de nouveauté. Pour prendre
cette fois l'exemple de la poésie, on s'aperçoit que si elle gagne sa liberté, son indépendance par rapport aux
mots de la « tribu » - pour reprendre l'expression de Mallarmé -, elle se coupe en revanche de l'intérêt des
masses. Choisir l'essence et l'exigence, c'est risquer l'existence. Comment créer sans public ? L'art est de
plus en plus désamarré, parce qu'en décalage par rapport à nos modèles spontanés, habituels d'expression.
La poésie rétrécit son assise publique, elle perd son lien avec le corps et avec le corps social, sous
l'influence de poètes comme Baudelaire ou Hugo. Horace affirmait non sans quelque raison qu'il avait
« élevé un monument plus durable que l'airain »299 : son œuvre s'appuie sur la respiration, le souffle
naturel ; la forme est rigoureusement constante, facile à mémoriser donc. Mais la modernité refuse
d'obtenir le succès par des formes régulières, prévisibles, avec de l'airain peut-être durable, mais surtout trop
rigide, trop immuable ; elle refuse de recourir à une grille rythmique - et rimique constante300 - le lit de la
sonorité à venir est toujours creusé à l'avance. Avec la poésie classique, on avait cette douce impression de
tomber comme mars en carême : « cela chante tout seul » selon Valéry, « [on] respire une loi qui [nous]
est préparée » : on est physiquement imbibé, on prolonge naturellement le poème. Avec la modernité, c'est

298
Zola, Emile, Ecrits sur l'art
299
« Exegi monumentum aere perennius » : premier vers de la trentième et dernière ode du IIIème livre des Odes
d'Horace.
300
Rappelons que rime et rythme ont la même étymologie.

85
au souffle du public de s'adapter aux innovations, de « mâcher et remâcher » les œuvres qui leur
paraissent trop difficiles à avaler.301 Le public ne se laisse pas se-ducere, séduire, il rechigne à se dévoyer
hors des routines. Que l'on songe, en musique, à l'œuvre d'un Gambara.302 « L’Orphée inconnu de la
musique moderne »303 incommode l'oreille de l'auditeur, habituée à certaines sonorités, certains accords
convenus. Ces accords communément reconnus comme propices à éveiller un sentiment du Beau sont ce
que le public et la plupart des critiques attendent, en érigeant ce sentiment du « Beau confortable »,
pourrait-on dire, en but de l'art :
« Si au lieu de viser à exprimer des idées, et si au lieu de pousser à l'extrême le principe
musical, ce qui vous fait dépasser le but, vous vouliez simplement réveiller en nous des
sensations, vous seriez mieux compris, si toutefois vous ne vous êtes pas trompé sur votre
vocation. Vous êtes un grand poète.
- Quoi ! dit Gambara, vingt-cinq ans d’études seraient inutiles ! Il me faudrait étudier la langue
imparfaite des hommes, quand je tiens la clef du verbe céleste ! Ah ! si vous aviez raison, je
mourrais... »304

La « langue imparfaite des hommes » à laquelle Gambara refuse de faire écho, de se conformer,
est celle des habitudes auditives véhiculées par le public académisé, par l'institution vernaculaire. Balzac
établit un parallèle entre le musicien (Gambara) et le cuisinier (Giardini) « maudits »: son cas est traité de
façon exactement similaire. « Mon histoire est celle de tous les hommes de talent ! » s'écrie Giardini - qui
aurait en toute rigueur dû parler de génie plus que de talent ; même s'il est ici question d'un art d'agrément.
Le cuisinier, qui vit dans la misère comme Gambara, a ruiné plusieurs restaurants en Italie à cause de ses
essais, ses expériences, ses innovations en cuisine. Les habitudes alimentaires non seulement de ses
compatriotes, mais aussi des Français se sont vues contrariées : l'existence, la survie des deux originaux
s'en est trouvée fort précaire. Ici l'existence non seulement des œuvres, mais des artistes eux-mêmes est
menacée par la recherche de l'essence.
Il nous semble important d'ajouter enfin, sur la notion de goût sclérosé, que symétriquement,
l'attrait pour le nouveau à tout prix n'est pas moins synonyme de fermeture d'esprit que la peur face à ce
même nouveau.305 La néolâtrie (ou le philonéisme) cultivée aujourd'hui, par exemple, dans certaines
sphères sociales préoccupées d'art, n'est rien d'autre que le résultat d'un mimétisme passif et aveugle,

301
On pense à Mozart, sur le public qui ne parvient pas à « avaler » sa musique : « qu'ils mâchent et qu'ils
remâchent ! »
302
« Il n’y avait pas l’apparence d’une idée poétique ou musicale dans l’étourdissante cacophonie qui frappait
les oreilles : les principes de l’harmonie, les premières règles de la composition étaient totalement étrangères à
cette informe création. Au lieu de la musique savamment enchaînée que désignait Gambara, ses doigts
produisaient une succession de quintes, de septièmes et d’octaves, de tierces majeures, et des marches de quarte
sans sixte à la basse, réunion de sons discordants jetés au hasard qui semblait combinée pour déchirer les
oreilles les moins délicates. Il est difficile d’exprimer cette bizarre exécution, car il faudrait des mots nouveaux
pour expliquer cette musique impossible. » Balzac, Honoré de, Gambara, Gallimard, Folio, 1995, p. 125
303
Op.cit. : c'est le personnage de Gambara qui est ici désigné, p. 154
304
Op.cit., p. 148
305
De même que, plus haut, nous avons précisé les dangers du jeunisme autant que ceux du traditionalisme.

86
sclérosant lui aussi à sa manière : on se règle sur des modèles nouveaux comme on pourrait se régler sur
des modèles anciens. Dans le cas de la néolâtrie, le culte exclusif du nouveau est motivé par le bas souci de
ne pas paraître morose. Les modes littéraires s'enferment dans cette recherche perpétuelle d'originalité, au
détriment d'une qualité artistique plus humble, plus riche, plus attentive à la tradition sans forcément s'y
limiter. Là encore, on a un phénomène de suivisme : dans la modernité philonéiste, ce phénomène n'est
plus régi par les habitudes perceptives, mais il n'en est pas moins sclérosant.
On a déjà mentionné Le confort intellectuel de Marcel Aymé : ce bref pamphlet, sorte de miroir du
Monsieur Teste de Valéry, raille les modes littéraires héritées de la modernité baudelairienne. Aymé, à
travers Monsieur Lepage, prône « l'humilité [en tant qu'elle est] l'antichambre de toutes les perfections » -
et cette humilité passe par la reconnaissance du caractère néfaste des œuvres post-modernes, valorisant
coûte que coûte l'inédit, l'originalité au détriment de valeurs peut-être moins rocambolesques, mais plus
saines. L'ouvrage de Marcel Aymé nous amène au dernier point qui va retenir notre attention dans cette
seconde partie : l'auteur fait en effet la critique, outre des « modernes », des « intellectuels » de son
époque.306 Le marxisme et l'existentialisme lui apparaissent comme de simples modes d'idéocrates, eux
aussi victimes d'idées reçues, empêtrés malgré eux dans le prêt-à-penser. Les penseurs, intellectuels, poètes,
tout critiques, contestataires et novateurs qu'ils puissent se déclarer, ne sont pas à l'abri, loin s'en faut, de la
sclérose de l'esprit : ils sont eux aussi victimes de la bêtise en se prenant trop au sérieux et en oubliant ce qui
motive leurs idéaux, leurs théories ou leurs croyances.

6/ La sclérose du jugement jusque chez les « penseurs »

Là où l'on croyait à une puissance dynamique, d'ouverture d'esprit de la culture, on se leurre aussi
dans une certaine mesure : nous allons ici envisager diverses modalités de la sclérose mentale chez des
penseurs qui pourtant s'estiment (à raison ou à tort) plus avertis que la « moyenne ». D'abord, la figure de
l'esprit cultivé est indissociable de la spécialisation : le savant se spécialise, se sclérose dans le domaine de
compétences auquel son esprit est habitué. Dominique Janicaud, dans son ouvrage sur Ravaisson et la
métaphysique, note deux effets contraires de l’habitude que nous avons déjà évoqué en introduction :
« D’un côté l’habitude n’est que la reconduction de plus en plus affaiblie d’une
impression qui s’atténue comme un écho mourant ; de l’autre, la répétition de l’action la
clarifie, la facilite, assure son perfectionnement. Nous éprouvons constamment, dans la vie,
cette ambivalence de l’habitude : Janus bifrons travaillant, comme le temps même, à la
croissance et à l‘épanouissement, comme à la déchéance et à l’usure. Sans habitude, pas de
maturation de l’intelligence, du goût, c’est à dire ni intelligence, ni goût, mais à force
d’habitude, que de sources taries, de fraîcheur perdue, et dans le linceul gris de la routine,
que d’enthousiasmes ensevelis ! L’habitude, à la longue, ne nous mène-t-elle pas à une mort
306
Le livre est publié en 1949.

87
lente, ne meurt-on pas d’être habitué à la vie ? »307

Ici, Janicaud n'envisage l'aspect négatif de l'habitude que sous l'angle de la routine. Or il nous faut
ajouter un autre visage néfaste, plus étroitement lié au travail de l'intellect : l'habitude opère une sclérose
intellectuelle parallèlement, dans le même temps qu'elle permet l'approfondissement des connaissances.
L'habitude est à la fois condition d'affinement de la réflexion, et obstacle à la polyvalence de l'esprit. Elle
peut faciliter, assouplir, dégeler l’intelligence, mais aussi anéantir la curiosité, la spontanéité,
l’émerveillement d’une pensée face à d'autres centres d'intérêts que ceux qu'elle s'est fixés - pensée qui, de
jeune et vive qu’elle était, se trouve peu à peu comme défraîchie. Il ne s'agit cependant plus d'un esprit
blasé, presque aigri déjà, qui ne s’étonne plus de rien, s'immobilise et donc se meurt. Cet esprit-là pourra
connaître une certaine vivacité : deux cas de figures antipodiques des effets de l’habitude sur l’esprit,
négatif et positif, se rencontrent, cohabitent pour ainsi dire en la même personne. L’effet négatif ou
sclérosant de l’habitude ne consiste plus tellement dans un désenchantement morose généralisé ; il se
présente comme une restriction de l’intérêt, de la soif de connaître à un seul domaine.

6.1/ Spécialisations

L’habitude est facteur de spécialisation, et ampute la pensée de nombreux objets de curiosité


potentiels, qui ne rentrent pas dans le champ de cette spécialisation. La sclérose se fait appauvrissement,
limitation, puisqu'obsession. C’est à propos de cette angoisse du particularisme que Janicaud interprète
Hegel : lorsque ce dernier parle de la mort de l’individu venant de lui-même, der Tod des Individuums aus
sich selbst, il veut dire que l'individu produit sa propre mort du fait même de sa nature paralysante,
univoque d'individu. L’homme ne parvient pas à compenser son inadéquation avec l'universel, et meurt de
particularisme, pour ainsi dire. On peut ici reprendre cette notion hégélienne à notre compte, en restreignant
en l'individu lui-même ses polarités spéculatives. L’individu contracte des habitudes de pensée univoques,
singulières, adaptée à un champ donné. Ainsi, si l'habitude permet une maturation, un enrichissement, un
déploiement de la pensée en un sens - en une direction, elle engendre aussi une déperdition, un
appauvrissement des facultés intellectuelles en général, puisque les autres orientations envisageables sont
abandonnées. La pente que suit l'esprit habitué à son « domaine de compétences » l'ampute d'un large
éventail de possibles.
Pour mieux comprendre la double tendance de l’habitude intellectuelle que l’on vient d’évoquer,
on peut penser à la Hylê, matière réelle, par opposition a la Khorâ, matière « idéale » qui ne retient pas les
formes anciennes. On y a déjà fait allusion avant de parler de l'éducation de l'âme chez Platon ; la Khorâ

307
Janicaud, Dominique, Ravaisson et la métaphysique, Vrin, 1997, p. 17

88
constitue un support amnésique qui peut réaliser toutes nos idées. En adéquation parfaite avec celles-ci, elle
est à la fois solide et plastique, comme l’or, exemple type de matériau incorruptible. L’Hylè, quant à elle, ne
permet pas de prévisibilité parfaite : telle l’ébène ou le peuplier, elle est déjà informée, comme pré-
sclérosée, tordue de façon quasi-irréductible. Le lingot d’or prendra toutes les formes que l’orfèvre lui
imprimera, sans résistance. L’arbre, quant à lui, va grandir dans une direction qui était déjà inscrite dans la
graine a partir de laquelle il s’est développé. L’artisan aura beau travailler le bois, il ne pourra pas obtenir de
forme exactement telle qu’il imagine. L’esprit humain, on s’en doute, ressemble bien davantage à l’arbre
qu’au lingot.308 Il n’est certes pas prédéterminé de façon innée, mais il se spécialise très vite, dès les
premières impressions : la première pente pour laquelle il opte, volontairement ou non, appelle à être
scrutée, sondée plus avant. Il s’oriente rapidement dans une voie particulière qu’il développe au détriment
des autres, inempruntées - ou plus précisément devenues peu à peu inempruntables, du fait du
conditionnement opéré par l'inclination première. Le pommier ne donnera que des pommes, il grandira
comme pommier, fleurira comme pommier. Ce qu’il pourra donner de meilleur ne le fera jamais sortir de
son « essence-pommier ». Les accidents, les événements n’auront pas prise sur sa substance, et s’il change,
ce changement s’opérera toujours vers le même dessein, inscrit dans cette substance, comme la réflexion
s’approfondit dans la même voie. Tout est déjà écrit dans la graine ; la voie de l'intellect est déjà indiquée.
Pour illustrer l’analogie entre la Hylè et le fonctionnement de l’esprit humain, on peut renvoyer à la
figure - caricaturée - du « thésard » passionné. Il excelle dans sa sphère de prédilection, qu’il approfondit,
qu’il dissèque de plus en plus et de mieux en mieux. L’habitude d’un objet d’étude entraîne le souci
perfectionniste de sa maîtrise. Mais la richesse interne de cette sphère ne s'effectue qu'au prix d'une
restriction drastique des pôles d'attention. Le chercheur creuse toujours dans la même direction, le même
puits : il devient assurément un « puits de savoir », mais spécialisé plus que diversifié. De son point de vue
au contraire, son champ thématique lui semble large, de plus en plus large même, à mesure qu’il le laboure.
Il peut en effet avoir l’impression de recroiser d’autres terrains, et d’englober ainsi un vaste pan de la réalité,
voire ce qu’il perçoit comme l’essentiel de cette réalité. Tout semble s’affilier à son propos, tout semble
converger et participer de ses préoccupations théoriques.309 Le monde entier lui apparaît sous l’angle de la
question qui l’intéresse ; il fait de son sujet particulier la pierre de touche de l’universel : « Parfois une idée
dominante polarise un esprit dans sa totalité »,310 dit Bachelard. D’ouvrier spécialisé qu’il était, il se sent
devenir le maillon indispensable, central autour duquel toute la chaîne se construit et se maintient.

308
On retrouve ici Schopenhauer, dans une certaine mesure : le philosophe compare le caractère empirique à la
croissance d'un arbre, qui, à l'opposé de l'image de l'arborescence des possibles, « pousse dans un mouvement
irrépressible et se répète en entier à travers toutes ses branches, ses feuilles, jusque dans le moindre bourgeon. »
(Bouton, Christophe, Temps et liberté, p. 114, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2007)
309
On peut penser à Bouvard et Pécuchet qui, après avoir les symboles phalliques des anciennes mythologies,
voient des phallus partout - et s’étonnent que les autres n’en voient pas. (voir p. 138 de l'édition GF)
310
Bachelard, Gaston, La formation de l'esprit scientifique, p. 17-18, Vrin, 1993

89
Désormais, toute perception est biaisée par les lunettes « habituelles » de l'objet de recherches, habitudes
qui réinterprètent le réel en fonction des connaissances qu’il mobilise et avec lesquelles il s’est familiarisé
peu à peu, avec le temps – c'est bien ce pourquoi il nous semble que l'on peut ici bien parler de sclérose
dans le phénomène de spécialisation. Plus couramment, en laissant de côté l'exemple particulier - et très
exagéré - de la recherche universitaire, on peut observer que le métier (tant la profession que l’expérience
dans cette profession, le métier comme savoir-faire) est à l’origine de bien des habitudes intellectuelles
spécialisées et spécialisantes. La sclérose prend là aussi la forme d'œillères particularisantes . Si tant est que
des personnes de formations différentes acceptent de partager un moment sans craindre l'ennui, on assiste
fréquemment à des discussions de sourds, dans lesquelles chacun ne fait que revenir à ce qu’il connaît déjà,
à ce qu’il est habitué à fréquenter, à étudier. Le maçon n’a apparemment rien à dire au philosophe, le
pâtissier rien à partager avec l’ingénieur des travaux publics. Et l'on sait combien cette spécialisation
s’oublie ; loin de s’accompagner d’une conscience de l’aspect limité, étroit de la formation professionnelle
ou de la réflexion - aussi intensifiée que cette réflexion puisse être -, elle prétend s'annexer nombre de
domaines du savoir, et embrasser ainsi une réalité essentielle, englobante. Là encore, l'intensif masque le
manque d’extensif : une prétendue qualité prend le pas sur la diversification, quantitative et qualitative.
Les expressions populaires ont tendance à valoriser les spécialisations, en oubliant le
rétrécissement sclérosant qui en découle : « touche-à-tout, bon-à-rien », « trente-six métiers, trente-six
misères », ou en allemand, « dreizehn Handwerke, dreizehn Unglücke »311. De fait, l'habitude d'un métier
entraîne une déformation professionnelle, tant pour le corps que pour l'esprit - l'agriculteur voit et pense en
agriculteur, l'architecte en architecte – et cette déformation rend l'un et l'autre maladroits pour d'autres tâches
que celle vers laquelle nous nous sommes orientés. Mais outre le risque encouru par celui qui se spécialise,
on peut voir, en s'appuyant là encore sur un exemple caricatural, que la sclérose chez les « penseurs »
provient plus encore de l'habitude d'étudier qui prive de la fraîcheur de la vie, du sensible : « L’habitude de
penser empêche parfois d’éprouver le réel, immunise contre lui, le fait paraître de la pensée encore »312
disait Proust.

6.2/ Sécheresse et poncifs des esprits savants

Les Assis décrits par Rimbaud donnent une illustration sévère des « penseurs » ankylosés,
habitués et attachés à leur chaise de bibliothèque.313
« Ils ont greffé dans des amours épileptiques
311
On retrouve des expressions similaires dans beaucoup de langues, à notre connaissance – si ce n'est dans
toutes. Notons que dans l'expression allemande citée, il s'agit de travail manuel (Handwerke) ; nous élargissons
ici à la profession en général, qui requiert ses modes et objets de réflexions propres.
312
Proust, Marcel, Albertine disparue, http://jydupuis.apinc.org/Proust/Proust-13.pdf, p. 303
313
Rimbaud, Arthur, Les Assis, Poésies, 1870-1871

90
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs ! »

Le thème de la sénescence, du vieillissement réapparaît dans le poème ; les Assis sont osseux,
anguleux, ils n'ont pas de chair, ils « décrépissent » (« floraisons lépreuses des vieux murs ») plus qu'ils ne
vivent. Une atmosphère malsaine, maladive émane de leur physionomie (Rimbaud évoque le rachitisme et
l'épilepsie) ; la couleur verte, mentionnée à deux reprises, ne renvoie pas ici à la souplesse du jeune bois,
mais au pourrissement des corps. Fléchis, tordus, racornis, ils incarnent l'immobilisme sclérosé,
poussiéreux des bureaucrates.314 D'un point de vue grammatical comme philosophique, ne manquons pas
de remarquer qu'on a affaire à un adjectif substantivé, donc réifié, rigidifié.315 Au lieu de vivre pleinement,
avec leurs sens, ou au moins de devenir ce qu'ils lisent (comme le jeune Rimbaud pasticheur), ils
deviennent leur chaise. Au lieu donc de s'enrichir, de se faire multiplicité d'emprunts appropriés, ils se
dessèchent, se raidissent jusqu'à ne faire plus qu'un avec l'objet de bois et de paille piquante. Il n'est pas
besoin de l'irrévérencieux dernier vers pour préciser l'image de l'enlacement, de l'accouplement monstrueux
entre le lecteur et sa chaise,316 qui est aussi et surtout un enchaînement, un enlisement dans la bêtise la plus
défraîchie.
Qu'est-ce donc que cette forme de bêtise particulière ? Non plus la sottise ordinaire, au sens large,
mais l'opinion de personnes pourtant dites « éclairées » ; de celles qui ont les moyens, le temps de se
cultiver, de s'instruire et de s'informer. Elles aussi sont malgré cet avantage considérable vouées au préjugé,
au conformisme dont nous parlions plus haut d'une façon plus générale. 317 C'est ce type de bêtise que
Belinda Cannone stigmatise dans son ouvrage intitulé La bêtise s'améliore.318 Les esprits cultivés (les
« gens informés, cultivés, et donc a priori pas sots, qui sont malgré cela victimes et propagateurs d'une
pensée uniformisée ») ne sont pas à l'abri des effets de mode, du grégarisme : la « bêtise intelligente »
oxymore utilisé par Cannone pour qualifier cette forme de paresse spirituelle, se conforme comme la
« bêtise ordinaire » au politiquement correct, à la bien-pensance. Plus sournoise que cette dernière
cependant,319 elle soumet ses victimes à l'impérialisme de la pensée dominante, peu soucieuse du
314
La personne visée par Rimbaud serait, si l'on en croit Verlaine, le « père Hubert », professeur retraité devenu
bibliothécaire à Charleville, qui renâclait toujours à se lever.
315
La traduction du verbe "être" en espagnol est éclairante sur ce point : être se dit ser pour la définition et estar
pour le provisoire : Ser sentado, à force d'habitude d'estar sentado. Les Assis ne sont plus accidentellement,
temporairement assis, ils le sont essentiellement : cette position les définit.
316
« Et leur membre s'agace à des barbes d'épis » : L'image évoquée par Rimbaud peut d'ailleurs faire
penser à une description de l'orchestre donnée par Balzac dans une lettre à Schlésinger : « L'orchestre, ce
monstre visible [...] dû à l'accouplement de l'homme et du bois ».
317
Jacques Ellul publie en 1966 une Exégèse des nouveaux lieux communs, en écho à celle de Bloy, dans laquelle
il s'attque aussi aux intellectuels.
318
Cannone, Belinda, La bêtise s'améliore, Stock, collection : L'autre pensée - 2007
319
La bêtise des intellectuels est plus sournoise, et plus paralysante que la « bêtise ordinaire » ; « Un imbécile qui
marche va plus loin qu'un intellectuel assis », si l'on en croit Michel Audiard.

91
vieillissement de certaines idées, qui, lumineuses qu'elles étaient, n'ont plus leur vivacité d'antan (on
retrouve là des aspects de la critique formulée par Marcel Aymé dans Le confort intellectuel). Et
parallèlement (assez paradoxalement d'ailleurs), elle les happe dans un relativisme généralisé : « chacun ses
opinions », comme on dirait « chacun ses goûts ». En somme, des pensées qui semblent libres, critiques et
sophistiquées sont soumis à des mécanismes sclérosants qui les fait pencher du côté de la bêtise – une
bêtise sans cesse renouvelée, dont les frontières dès lors éclatent, et invitent donc à davantage de vigilance.
Belinda Cannone évoque notamment les abus de langage derrière lesquels on se réfugie par paresse, pour
s'éviter d'avoir à préciser plus exactement notre propos ;dles expressions « toutes faites » telles que
« quelque part » ou « à la limite » appauvrissent la pensée en la rendant plus floue.320
On a déjà évoqué le mimétisme social, le grégarisme auquel personne n'échappe, pas même les
savants ; Montesquieu l’avait déjà noté : « les grands esprits se rapetissent quand ils se rassemblent ».
Zola aussi, en d'autres termes : « prenez dix personnes d’intelligence suffisante, pourtant ils ne feront qu’un
grand enfant. »321 En ce sens, Belinda Cannone a raison d'insister sur cette clé du « mécanisme
abêtissant » qu'est le conformisme : il pétrifie les pensées, déresponsabilise les intellects. Les penseurs, eux
aussi donc, opinent par mimétisme. Ce constat peut fort bien s'appliquer aux penseurs politiques (ou qui
s'estiment tels parce que se prétendent plus « engagés » que la masse du commun) : il existe certes un
conformisme conservateur, mais aussi un conformisme militant, (pseudo-) révolutionnaire. Il ne s'agit pas
tant de fustiger ce dernier, comme Laborit, par exemple, a pu le faire322, que de comprendre en quoi nous
avons affaire à une conscience limitée, chez les penseurs ou savants, de l'importance des stéréotypes
mentaux dans leur propre réflexion.
Les scientifiques peuvent faire l'objet des mêmes remarques. Certes, la science se construit contre

320
« Ça m'a rappelé cette étonnante formule contemporaine, en vogue il y a encore peu : quelque part.
"Il souffre quelque part." "Il a tort quelque part." Difficile de quantifier la durée de vie de ces
expressions à la mode. […] Quand j'étais très jeune, je les ai découvertes avec « au niveau de » et « à
la limite ». Pourquoi le niveau et la limite ? Mystère. […] Ce qui est certain, c'est la fonction de
béquille de ces expressions qui s'imposent parce que le manque de ressources du locuteur leur permet
de monopoliser son imagination verbale. Le parleur est souvent comme un nageur en difficulté :
l'expression à la mode, c'est l'aubaine d'une bouée surgissant dans le combat contre la noyade. Mais
elle signale aussi la satisfaction de parler la langue commune. […] [on comprend] l'enthousiasme
pour le flou de quelque part [:] un siècle pour intégrer les apports de la psychanalyse, mais à présent
nul n'ignore qu'il se passe des choses par en dessous (ma bonne dame). Quelque part : façon de ne
rien dire, de ne pas désigner le lieu, l'origine, de ne pas prendre le risque de l'interprétation, tout en
se donnant l'air profond. » (in Op.cit.)
321
Zola, Emile, Écrits sur l'art.
322
« Il y a bien aussi les révolutionnaires ou soi-disant tels, mais ils sont si peu habitués à faire fonctionner cette
partie du cerveau que l’on dit propre à l’Homme, qu’ils se contentent généralement, soit de défendre des options
inverses de celles imposées par les dominants, soit de tenter d’appliquer aujourd’hui ce que les créateurs du
siècle dernier ont imaginé pour leur époque. Tout ce qui n’entre pas dans leurs schémas préfabriqués n’est pour
eux qu’utopie, démobilisation des masses, idéalisme petit-bourgeois. Il faut cependant reconnaître que les
idéologies à facettes qu’ils défendent furent toujours proposées par de petits-bourgeois, ayant le temps de penser
et de faire appel à l’imaginaire. Mais aucune de ces idéologies ne remet en cause les systèmes hiérarchiques, la
production, la promotion sociale, les dominances. » in Laborit, Henri, Éloge de la fuite.

92
l’évidence, contre les illusions du sensible, contre la connaissance immédiate. C’est ainsi d'abord contre ce
principal « obstacle épistémologique » que Bachelard parle d’une « philosophie du non ». Mais les
savants oublient trop souvent que leurs élaborations théoriques sont d'abord l’expression des
préoccupations d’une époque donnée, d'habitudes d'esprits déjà constituées. A l'idée d'une Raison
immuable, surplombante, universellement valable, il faudrait opposer celle d'un esprit en situation, qui ne
peut jamais absolument s’émanciper d’un certain contexte culturel. Bachelard rappelle à ce titre que les
conditions d’intelligibilité du réel varient d’une époque à l’autre ; le matériel théorique change, les
approches aussi : le « nouvel esprit scientifique » doit avoir en tête cette historicité des catégories mentales,
des outils conceptuels pour ne pas sombrer dans un dogmatisme qui n’admettrait pas la désuétude de
certains axiomes. Or c'est là un immense défi, rémanent depuis les Présocratiques. Les résistances323 aux
révolutions scientifiques traduisent une grande et générale difficulté à se révolutionner intérieurement : il est
naturellement déplaisant de se déjuger. La sclérose en science peut donc apparaître sous deux modalités
différentes mais connexes : la croyance naïve à un donné qui doit être dépassé, et le dogmatisme qui
considère comme immuables certaines formulations de « découvertes ». Dans les deux cas, il s'agit d'une
adhésion, d'un attachement puissants nés d'habitudes perceptives. Voilà l'obstacle épistémologique par
excellence : les habitudes psychologiques dont cherche à se défaire, non sans peine, le nouvel esprit
scientifique. Ces habitudes constituent de véritables entraves à l'acte de connaître selon Bachelard qui, dans
La formation de l'esprit scientifique, s'efforce de comprendre les conditions psychologiques des progrès de
la science. Il dénonce ainsi l'usage abusif de l'intuition : « on évitera que l'esprit ne se complaise dans une
démarche préférée, bientôt valorisée ; on corrigera en particulier la tendance au repos intellectuel que
donne la pratique de l'intuition »324. On retrouve ici l'idée du sillon creusé par la prévention intuitive, sillon
qui du statut de « préféré » intuitif, facile, passe à celui d'exclusivement valable. Ce risque de fixation se
rencontre aussi pour des connaissances moins naïves, scientifiques :
« Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner. La
question abstraite et franche s'use : la réponse concrète reste. Dès lors, l'activité spirituelle
s'invertit et se bloque. Un obstacle épistémologique s'incruste sur la connaissance non
questionnée. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à la longue,
entraver la recherche. »325

Bachelard cite à ce propos Bergson, qui remarque fort justement que « Notre esprit a une
irrésistible tendance à considérer comme plus claire l'idée qui lui sert le plus souvent.»326 A l'usage, les

323
C.G. Jung emploie ainsi le terme de résistance pour ses propres théories scientifiques, et pour la naissance de
la psychologie comme science dans son ensemble : « La psychologie est une science des plus jeunes et parce
qu'elle s'efforce d'élucider ce qui se passe dans l'inconscient, elle se heurte à une forme extrême de misonéisme".
(in L'homme et ses symboles, Robert Laffont, 1964, p.31)
324
Bachelard, Gaston, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, (rééd.) 1993, p. 282
325
Op. cit., p. 17. Nous soulignons.
326
Op.cit., p.17.

93
idées prennent indûment de la valeur, jusqu'à ce qu'elles se constituent comme valeurs en soi : elles
entravent alors ce que Bachelard appelle la « circulation des valeurs », et deviennent un « facteur d'inertie
pour l'esprit ». L'explication de cette inertie passe par une méfiance à l'égard de la vieillesse :
« Un épistémologue irrévérencieux disait, il y a quelque vingt ans, que les grands
hommes sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la seconde
moitié. [...] l'instinct formatif finit par céder devant l'instinct conservatif. Il vient un temps où
l'esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit, où il aime mieux les
réponses que les questions. Alors l'instinct conservatif domine, la croissance spirituelle
s'arrête. »327

Là encore, vieillesse et paresse de l'esprit vont de pair. « L'instinct conservatif » désigne ainsi cette
tendance à la paralysie spirituelle qui peut toucher jusqu'aux plus éminents scientifiques. A partir du
moment où l'idée scientifique devient trop familière, elle « se charge d'un concret psychologique trop
lourd, […] elle amasse trop d'analogies, d'images, de métaphores, et [...] perd peu à peu son vecteur
d'abstraction, sa fine pointe abstraite. » Bachelard souligne en somme un préjugé fondamental, qui
consiste à croire vainement que le savoir « sert automatiquement à savoir, que la culture devient d'autant
plus facile qu'elle est plus étendue, que l'intelligence enfin, sanctionnée par des succès précoces, par de
simples concours universitaires, se capitalise comme une richesse matérielle. »328
« En admettant même qu'une tête bien faite échappe au narcissisme intellectuel si
fréquent dans la culture littéraire, dans l'adhésion passionnée aux jugements du goût, on peut
sûrement dire qu'une tête bien faite est malheureusement une tête fermée. C'est un produit
d'école. [...] En fait, les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du
système du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite.»329

L'esprit, en se cristallisant sur des idées valorisées - et donc souvent bien arrêtées, se ferme, se
fige330. On retrouve donc aussi l'idée d'une spécialisation de l'esprit, cette fois au sens d'une polarisation
« mono-centrée » - polarisation exclusive dont Bachelard fait un facteur déterminant d'inertie 331. Ce
regrettable contrecoup s'explique notamment par une autre attitude « pré-scientifique » (des savants décrits
comme victimes d'habitudes naïves sclérosantes, en somme ; ceux donc qui nous intéressent) stigmatisée
327
Op.cit., p. 17. Nous soulignons.
328
Op.cit., p. 18.
329
Ibid. Nous soulignons. L'adage valéryen invite à la même révision de soi : « Il n'y a qu'une chose à faire, se
refaire »
330
Gracq évoque le même problème, mais en littérature, sur les critiques qui « se font une idée » d'un auteur :
« Quand nous nous sommes une fois « fait une idée » d'un écrivain (et tout l'effort de notre critique écrite et
parlée vise à ce qu'une telle sclérose intervienne très vite) nous devenons paresseux à en changer – nous
marchons en terrain sûr et nous lisons de confiance, d'un oeil dressé d'avance à ramener les hauts et les bas, les
accidents singuliers de ce qui s'imprime, à la moyenne d'une production. Nous savons à quoi nous en tenir. »
(Gracq, Julien, La littérature à l'estomac, Pléiade, I, p. 535.)
331
Rousseau stigmatise cette tendance à la spécialisation du « savant homme » dans l'Emile : il faut « prévenir
en [Émile] les préjugés qu'ont la plupart des hommes pour les talents qu'ils cultivent, contre ceux qu'ils ont
négligés. Celui qui voit bien l'ordre du tout voit la place où doit être chaque partie ; celui qui voit bien une
partie, et qui la connaît à fond, peut être un savant homme : l'autre est un homme judicieux ; et vous vous
souvenez que ce que nous nous proposons d'acquérir est moins la science que le jugement. » (Rousseau, Jean-
Jacques, Emile ou de l'éducation, Garnier, 1962, pp. 221-222)

94
par Bachelard : il s'agit de la généralisation hâtive de l'idée en question, sous la forme par exemple d'une
image, d'une métaphore qui se veut explicative. Le philosophe constate ainsi un emploi abusivement
généralisé de l'image de l'éponge par Réaumur, Franklin et bien d'autres pour expliquer les phénomènes
physiques : même Descartes, pourtant « grand esprit » dit Bachelard, s'est laissé prendre au piège de la
séduisante métaphore, érigée en schéma général. L'esprit reste comme bloqué dans l'image première :
parce qu'elle est claire et simple, on serait en droit de la généraliser. C'est ainsi que Descartes, à tort, fait
confiance à l'image de l'éponge pour illustrer de façon valable un ensemble de phénomènes particuliers :
« le doute général est plus facile que le doute particulier »332, ironise Bachelard.
« Avec quelle facilité l'esprit pré-scientifique se laisse emporter à des généralisations
indéfinies »333 : cette tendance à l'extension abusive peut être qualifiée de sclérosante en ce que la
généralisation est aussi une manière de fixer, de figer en voulant unifier à tout prix. L'image gangrène tout
le réel sans aucun égard pour son hétérogénéité fondamentale. Il est d'autant plus difficile de détruire les
connaissances erronées si elles sont prises dans la toile de la métaphore. « En revenant sur un passé
d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. »334 : l'effort puissant qui est requis n'est
possible que par une grande humilité et une forte capacité à oublier, à faire abstraction du savoir mémorisé
qui doit désormais être relégué dans la sphère du préjugé :
« Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible
de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement
offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il
est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement, rajeunir, c'est
accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. »335

Cette conception anti-platonicienne de la connaissance invite, plutôt qu'à se ressouvenir, à tout


oublier. Retrouver un regard vierge implique de parvenir à se dépêtrer d'un savoir habituel adhésif,
glutineux.
« Ce qui entrave la pensée scientifique contemporaine sinon chez ses créateurs, du moins dans la
tâche d'enseignement, c'est un attachement aux intuitions usuelles, c'est l'expérience commune prise dans
notre ordre de grandeur. Il ne s'agit alors que de rompre avec des habitudes. L'esprit scientifique doit allier
la souplesse et la rigueur. Il doit reprendre toutes ses constructions quand il aborde de nouveaux domaines et
de ne pas imposer partout la légalité de l'ordre de grandeur familier. »336

La formule restrictive peut tromper : la rupture avec les habitudes est partout ailleurs décrite par
Bachelard comme une tâche ardue, parce que sans cesse à renouveler : « Toute culture scientifique doit
commencer [...] par une catharsis intellectuelle et affective ».337 Il faut « désorganiser le complexe impur

332
Op.cit., p. 96
333
Op.cit, p. 73.
334
Op.cit., p. 14, nous soulignons.
335
Op.cit, p. 14, nous soulignons.
336
Op.cit., p. 268, nous soulignons.
337
Op.cit., p. 21, nous soulignons.

95
des intuitions premières »338 : c'est là ce qui devrait être la préoccupation fondamentale des pédagogues.
Les résistances, les obstacles à surmonter dépassent d'ailleurs largement les frontières de la communauté
scientifique en elle-même. Les professeurs de science « ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas »339
« [ils] imaginent que l'esprit commence comme une leçon, qu'on peut toujours refaire
une culture nonchalante en redoublant une classe, qu'on peut faire comprendre une
démonstration en la répétant point pour point. Ils n'ont pas réfléchi au fait que l'adolescent
arrive dans la classe de physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il
s'agit alors, non pas d'acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture
expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. »340

La « psychologie de l'erreur », qui examine « les formes inférieures du psychisme » - et que


Bachelard invite à ne pas négliger, met en avant le poids écrasant de l'habitude : le défi est de taille pour qui
« veut caractériser tous les éléments de l'énergie spirituelle et préparer une régulation cognito-affective
indispensable au progrès de l'esprit scientifique »341. En effet, la tâche de l'homme de science n'est pas tant
de déloger une bonne fois pour toutes les préjugés ; la plus grande difficulté consiste de fait à sans cesse
renouveler cette catharsis première : il faut « mettre la culture scientifique en état de mobilisation
permanente, remplacer le savoir fermé et statique par une connaissance ouverte et dynamique, dialectiser
toutes les variables expérimentales, donner enfin à la raison des raisons d'évoluer. »342
Thomas Kuhn, dans La structure des révolutions scientifiques, souligne le même type de
résistance au changement - davantage sous l'angle social que psychologique - résistance que provoquent les
habitudes de paradigmes communément admis depuis longtemps :
« Une nouvelle théorie, quelque particulier que soit son champ d'application, est
rarement ou n'est jamais un simple accroissement de ce que l'on connaissait déjà. Son
assimilation exige la reconstruction de la théorie antérieure et la réévaluation de faits
antérieurs, processus intrinsèquement révolutionnaire qui est rarement réalisé par un seul
homme et jamais du jour au lendemain. »343

Même s'il est plus optimiste sur les capacités des savants à reconnaître leurs erreurs, Kuhn
reconnaît que le changement de paradigme provoque un malaise que nous sommes en droit de comprendre
(dans la perspective de notre étude) comme dû au bouleversement des habitudes intellectuelles :
« Comme nombre de ceux qui ont pour la première fois rencontré la relativité, par
exemple, ou la théorie des quanta, au milieu de leur vie, on s'aperçoit que l'on est pleinement
persuadé de la justesse de la nouvelle théorie, mais néanmoins incapable de l'intérioriser, de
se sentir à l'aise dans le monde qui en découle. Un homme, dans ce cas-là a fait son choix sur
le plan intellectuel, mais la conversion nécessaire lui échappe en réalité. »344

338
Ibid.
339
Ibid.
340
Ibid, nous soulignons.
341
op.cit., p. 19.
342
op.cit., p. 21, nous soulignons.
343
Kuhn, Thomas, La structure des révolutions scientifiques, traduction Laure Meyer , Champs / Flammarion,
n°115, p. 24
344
op.cit., p. 277. On repense ici au décalage évoqué avec Descartes entre persuasio et assentio.

96
La conversion dont parle Kuhn engage une spontanéité mentale qui ne peut avoir lieu que si les
habitudes intellectuelles se reconfigurent elles aussi : il faut donc beaucoup de temps.345
Après avoir évoqué les scientifiques, on est tenté évidemment de se tourner vers les philosophes.
La philosophie est pourtant la discipline par excellence du questionnement permanent, du moins le prétend
elle. Car les philosophes seuls font la philosophie ; en hommes qu'ils sont, ils ne peuvent s'évader dans des
sphères assez pures pour être débarrassées de tout conditionnement psychologique, social, culturel, ou, en
aval, pour ne jamais se rigidifier et se faire dogme. La philosophie naît certes contre la doxa, mais elle
s'institutionnalise ensuite jusqu'à devenir poncif, rengaine ; il faut alors une autre philosophie, qui se place
au dessus de la précédente. Cette dernière est alors considérée comme une sorte de doxa sophistiquée -
doxa tout de même. Ainsi Descartes considère-t-il la vision aristotélicienne du monde comme un prépensé
vulgaire. Quand il dénonce l'autorité des anciens dans la Règle III, il se positionne en authentique
philosophe, qui questionne sans s'encombrer des préjugés de ses prédécesseurs. Du moins le souhaite-t-il ;
car même en lui concédant une certaine indépendance d'esprit vis-à-vis des propositions philosophiques
précédentes, on peut l'accuser d'être prisonnier d'une trop grande confiance accordée à l'intuition dans la
considération des phénomènes particuliers - on reprendrait là la critique de Bachelard. Deux écueils pour le
philosophe donc, comme pour le scientifique, se présentent inévitablement : la prévention (dont pourtant
Descartes se disait être le virulent ennemi), les préjugés d'une doxa « vulgaire » comme d'une doxa à
prétention philosophique, et la trop grande prétention d'avoir soi-même dépassé, en les ayant digérées ou
écartées, les « pseudo-philosophies » antérieures, dans la certitude d'avoir atteint la vérité. La philosophie,
envisagée comme pensée particulière d'un auteur - qui se serait trop habitué à son propre système
philosophique (comme on s'habitue trop à ses propres idées, « arrêtées » avec l'âge), se sclérose alors en
doctrine figée.
Des penseurs comme Rousseau ou Montesquieu, pour ne citer qu'eux, n'ont de cesse de s'élever
contre la « philosophie de cabinet » ; déductivistes, systématistes, les philosophes sont décrits comme des
hommes pleins de préjugés346 qui refusent d'observer attentivement, avec humilité, la nature : « La fureur
des systèmes s'étant emparée d'eux tous, nul ne cherche à voir les choses comme elles sont, mais comme
elles s'accordent avec son système »347. le philosophe prend l'habitude de sa pensée, pour ainsi dire – il se
barricade dans l'enceinte de ses constructions philosophiques, prisonnier de l'élaboration de son système :
« Je trouvai [les philosophes] tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur
scepticisme prétendu, n'ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres ; et ce
345
On aurait pu parler de Koyré, ou des Episteme de Foucault. Mais l'essentiel a été dit avec Bachelard, qui est
celui à notre sens qui nous semble parler le plus précisément de ce qui nous intéresse.
346
Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou de l'éducation, Garnier-Frères, 1962, p. 291 : « ce ne sont point les
philosophes qui connaissent le mieux les hommes ; ils ne les voient qu'à travers les préjugés de la philosophie ;
et je ne sache aucun état où l'on en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. »
347
op. Cit., p. 285

97
point commun à tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils
attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons, ils n'en ont que
pour détruire ; si vous comptez les voies, chacun est réduit à la sienne ; ils ne s'accordent que
pour disputer ; les écouter n'était pas le moyen de sortir de mon incertitude. »348

Les remarques possibles au sujet de la démarche philosophique rejoignent sur bien des points
celles que nous venons d'avancer sur la résistance au changement en science. Il faut seulement, ici, insister
davantage sur les limites parfois sous-estimées du matériau utilisé par les philosophes, à savoir le langage.
On a déjà vu, à travers quelques exemples de Belinda Cannone, que le langage utilisé par les gens cultivés,
éclairés, n'est pas à l'abri de poncifs, d'expressions toutes faites qui l'enferment dans un conformisme bien-
pensant. Mais même sans que nous évoquions la maladresse de certaines formules à la mode, nous
pouvons simplement souligner que le langage contraint le philosophe, et constitue un facteur paralysant
pour la philosophie. Le penseur aura beau le tordre, le faire pencher dans un sens nouveau, il restera
contraint pour se faire comprendre d'utiliser ce langage déjà là avant lui, et toujours disséminateur
d'habitudes mentales. Ainsi, dans le débat qui oppose Merleau-Ponty et Foucault au sujet de ce langage des
philosophes, Foucault récuse la distinction opérée par le phénoménologue entre « parole parlée » et
« parole parlante ». Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty considère que la première
(parole parlée) serait toujours à considérer dans l’horizon de la seconde (parole parlante).La « parole
parlée » serait la sédimentation de la « parole parlante », mais elle se verrait rouverte en permanence par
cette « parole parlante » en train de se faire, jaillissante, vivante. Cette « parole parlante » qui
retravaillerait sans cesse la « parole parlée » serait donc à même d’inaugurer un sens, de tracer de
nouvelles voies pour une expérience philosophique inédite. Cette ouverture irréductible de la « parole
parlante » est donc remise en cause par Foucault, qui renverse le dispositif de Merleau-Ponty. Il souligne
ainsi dans son célèbre Incipit de L'ordre du discours349 que la « parole parlante » ne vaut qu’en référence
à la « parole parlée », et non le contraire. Foucault considère qu’il y a en fait méconnaissance de la
« parole parlée » en tant que telle, toujours déjà à l'œuvre, à notre insu le plus souvent, dans la « parole
parlante ». Il y a toujours un ordre des discours qui impose sa marque, et, dans cette perspective, une
sclérose irréductible dans tous nos discours, tout libres qu’ils se veulent et se déclarent. Foucault souligne
l'importance des différents procédés de délimitation et de contrôle du discours, les tabous, les partages
arbitraires (comme entre folie et raison)350, la volonté de vérité « comme prodigieuse machinerie destinée

348
op. cit. p. 322. Sur cette critique rousseauiste des philosophes, voir aussi le Discours sur les lettres et les arts,
I, 17-18 ; la Nouvelle Héloïse, IV, 36 ; les Rêveries, IX.
349
L'ordre du discours est la leçon inaugurale de Michel Foucault au Collège de France, prononcée le 2 décembre
1970. Elle est publiée l'année suivante chez Gallimard.
350
Foucault, Michel, L'ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, pp. 10-11 : « Dans toute société la production
du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures
qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la
lourde, la redoutable matérialité ».

98
à exclure »351, s'appuyant sur un « support institutionnel »352contraignant. On est toujours déjà pris dans un
ordre préconçu des discours, et on ne peut de ce fait prétendre à la position de surplomb, privilégiée, qui
serait celle du philosophe. Cette capacité inouïe que refuse Foucault au philosophe nous rappelle que celui-
ci reste un homme enchaîné malgré lui, produit indéfiniment par les discours et les pouvoirs qui sont là
avant lui. Le discours philosophique est comme pré-sclérosé, en ce sens, de par ses conditions d'existence
elles-mêmes.
Sans aller jusqu'à adopter la position pessimiste de Foucault, on sait combien la philosophie,
démarche qui se veut émancipée, réfléchie, critique par excellence, peut se scléroser en discipline
universitaire. « Tout finit en Sorbonne », regrettait Paul Valéry. Elle n'échappe pas au moins à l'une des
différentes formes que peut revêtir l'autorité qui impose ses habitudes de pensée. La pensée scientifique, et
même, au delà, la pensée philosophique elle-même, ne parviennent pas à éviter l’écueil de l’esprit qu’est
l’enchaînement aux habitudes, traduit tantôt comme respect aveugle envers des paradigmes admis, tantôt
comme codes intellectuels d’une époque donnée, tantôt, plus individuellement, comme attachement à des
intuitions personnelles que l'on prétend ériger en dogmes universels. Aussi Valéry, dans Une conquête
méthodique, nous invite-t-il à rester méfiant jusque face à l'idée d'objectivité elle-même, héritée de la
science, mais prônée aussi par la philosophie. La « discipline mentale positive », cette « puissance
invincible », « imprimée aux esprits par l’usage ou l’abus des applications des sciences » est la plus
dangereuse de toutes pour la liberté de l'esprit (« qui est le Souverain Bien »). Les disciplines précédentes,
« mystiques ou métaphysiques », ne sont qu'inculquées de l'extérieur, pour ainsi dire,
« [Or] on peut se défaire d’une autorité d’origine externe, - dénouer tous les nœuds,
cisailler tous les fils étrangers. La défense est possible...Mais il est presque impossible de se
défaire d’habitudes d’esprit qui sont renforcées par l’expérience autant que la pensée peut
l’être, et que justifie la critique aussi souvent qu’elle s’applique à les contrôler. La puissance
du moderne est fondée sur « l’objectivité ». Mais à y regarder de plus près, on trouve que
c’est.. l’objectivité même qui est puissante, et non l’homme même. Il devient instrument,
-esclave, - de ce qu’il a trouvé ou forgé : une manière de voir. [... ] gare à l’automatisme ! »353

L'homme, du bourgeois bien-pensant à l'éminent intellectuel, est guetté sans relâche par ses
habitudes : leur puissance s'exerce incognito jusqu'à raidir des comportements devenus prévisibles. La
sclérose des habitudes mentales, à l'image des corporelles, peut se traduire tant par un engourdissement, un
vieillissement des facultés d'inventivité, d'adaptation, que par un rétrécissement progressif des champs
d'action et de réflexion. On a évoqué la paresse, la peur du nouveau dans la routine, mais aussi le cas de la
spécialisation, du « domaine de compétences », qui accapare toute l’attention d’un esprit se recroquevillant
351
op.cit., p. 22-23.
352
op.cit. p. 19
353
Valéry, Paul, Une conquête méthodique, in Essais quasi-politiques, Œuvres II, Gallimard Pléiade, 1960

99
sur ses acquis. Le masque positif de la maturation, de l’approfondissement ne doit pas faire oublier le
resserrement sclérosant qui en découle. On a parlé de l'aveuglement de la personne concernée vis-à-vis de
cette restriction. L'individu qui contracte certaines habitudes de pensée, qui s'accoutume à certaines façons
de réfléchir toujours en rapport avec les mêmes questions déterminées, particulières, a tendance à estimer
ces plis mentaux comme « normaux », ou « d'intérêt général ». Aussi oublie t-il, cela va de pair, leur aspect
appauvrissant.
Il est « habituel », oserions-nous dire, de considérer que la bonne matière est celle qui
garde la forme. Pourtant, on a tenté de montrer jusqu’ici qu'il arrive qu'elle la garde trop. La matière,
comme l’or, qui est assez solide pour conserver l’empreinte qu’on lui assigne, est valorisée justement pour
cette immutabilité, cette fidélité à la forme. Mais ne doit-on pas surtout apprécier la capacité de l’or à
fondre, à retrouver une neutralité qui l’ouvre à d’autres formes possibles ? Ce qui est acquis peut empêcher
d'acquérir ; c’est là le risque que nous font encourir nos habitudes. Il s’agit maintenant de déceler dans
quelle mesure l’esprit peut retrouver sa malléabilité première, et sortir de la fossilisation, des bourbeuses
routines dans lesquelles il s'est peu a peu empêtré. Est-ce seulement possible ? On observe bien souvent
que la perte d’une habitude se fait au profit d’une autre : la vieille habitude est remplacée par une nouvelle
qui s’ignore encore, ou qui, parce qu’elle est jugée plus saine, plus positive, ne va pas inquiéter celui qui la
contracte. Mais sans rentrer dans un débat axiologique (au sens ici d'une attention portée à la moralité ou
non des dispositions) qui prétendrait trancher clairement entre bonnes et mauvaises habitudes, on peut
seulement admettre qu’il peut exister des habitudes qui, loin de mener à la sclérose de l’esprit, s'efforcent au
contraire de l’en éloigner. La solidification même d’une habitude n'est pas nécessairement sa sclérose. La
solidité en soi n’a rien de péjoratif, elle est au contraire synonyme de force, de fermeté, de sûreté ; elle ne
doit pas être confondue avec la rigidité née du processus asphyxiant, durcissant de la sclérose. Ainsi pourra-
t-on parler sans contradiction de « bases solides », forgées par l'habitude, capables de constituer un rempart
contre la torpeur de la pensée. Une âme complètement habituée est certes une âme morte, pour reprendre
en inversant les termes la formule de Péguy354 : il doit subsister une part non-habituée dans l'esprit pour
permettre une respiration avec le nouveau, l'autre. Mais un socle d'habitudes peut s'avérer nécessaire pour
gagner du temps, pour procurer une assurance solide tout à fait profitable au déploiement des facultés
intellectuelles. L'association péguyenne de l'habitude à la mort de l'esprit355 est en ce sens parfois excessive,
de même que son assimilation par Kant à l'asservissement. « Plus l'homme a d'habitudes, moins il est libre
et indépendant », affirme dans son Traité de pédagogie le philosophe de Königsberg, dont le mode de vie
laisse pourtant croire à l'avantage de l'ordre, de la régularité et d'un certain type d'habitudes donc dans les
comportements.
354
„Une âme morte est une âme complètement habituée“, Péguy, Charles
355
«La mémoire et l'habitude sont les fourriers de la mort.», Péguy, Charles, Extrait de la Note conjointe sur
Monsieur Descartes.

100
Mais avant même d'envisager ce renversement du rôle de l'habitude contre ses versants négatifs, il
nous faut tempérer notre propos sur cette emprise néfaste elle-même. On a mentionné le problème de
l’ancrage de l'esprit dans une époque, dans les habitudes intellectuelles d’une période historique donnée.
Mais „les temps changent“, et les valeurs, les idées, les goûts habituels sont soumis eux aussi à la mode. Ce
simple constat de changement, de passage d'une habitude à une autre, apporte la preuve que le phénomène
de fixation est éphémère et peut, même si c'est en cédant la place à un autre asservissement, être ébranlé par
cette même pensée qui semblait définitivement victime des mêmes coutumes. Ceci s'observe là encore aux
niveaux tant du quotidien individuel que des valeurs sociétales, jusqu'aux domaines les plus privilégiés de
la pensée bien sûr.

101
III/ LA SCLEROSE ESQUIVEE : RESISTANCE ET AFFRANCHISSEMENT

La sortie de la sclérose des habitudes ne se réalise pas selon les mêmes modalités, ni avec la même
efficacité tant sur la nature de l'individu que sur celle du corps social. Parmi les pôles de résistance,
l'éducation constitue un terrain privilégié pour empêcher l'être qui se forme de trop s'in-former. Mais cette
éducation, nécessairement imparfaite, ne suffit pas à garantir une immunité totale de l'existence contre la
tendance humaine à retomber dans le connu. Dès lors, il s'agit d'abandonner la stratégie préventive au profit
du traitement curatif, et d'évaluer dans quelle mesure on peut parvenir à débarrasser l'existence de l'habit
des habitudes, et à retrouver sous cette couche superficielle, sous l'écorce rêche, revêche d'un caractère,
d'un genre, d'un type déterminant, un psychisme premier, profond :
« J’aurais voulu davantage : la créature humaine dépouillée, seule avec elle-même,
comme il fallait bien pourtant qu’elle le fût quelquefois, dans la maladie, ou après la mort
d’un premier né, ou quand une ride apparaissait au miroir. Un homme qui lit, ou qui pense,
ou qui calcule, appartient à l’espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il échappe
même à l’humain. »356

Les évènements douloureux peuvent constituer l'occasion d'une prise de conscience de l'en-deçà de
la carapace habituelle357. Nous nous pencherons sur d'autres facteurs de déclenchement du changement, sur
d'autres origines possibles d'évolution, internes ou externes, progressives ou violentes. Il faut parfois
attendre un choc brutal, une rencontre avec quelque chose ou quelqu'un qui nous dépasse pour changer.
Mais sans même invoquer la faveur de l'environnement, on a négligé jusqu'ici la curiosité
fondamentalement ancrée en l'homme - certes trop souvent éteinte par l'habitude. L'homme prend parfois
une conscience douloureuse de l'enlisement de son existence : Oblomov lui-même aspire idéalement au
changement, même s’il n’a pas le courage de mettre en œuvre ses projets. L'épreuve de l’ennui témoigne
de cette aspiration intime au changement, à l'invention, à la l'émancipation de la sclérose existentielle. Sans
aller jusqu'à voir en chacun de nous un artiste moderne, figure paroxystique de cette résistance à la routine
et aux normes sclérosantes, on est en droit de parier sur la possibilité pour tous de décaper son soi - et cette
possibilité, qui ne fait que sommeiller le plus souvent, a parfois besoin de l'habitude pour se réveiller : c'est
là l'un des paradoxes apparents que nous allons ici considérer. Il s'agira dans cette perspective non pas tant
d'établir une hiérarchisation des habitudes en fonction du degré d'indépendance et de création qu'elles
laissent à l'esprit, mais de reprendre l'idée d'un bon usage, conscient, de la fonction-habitude toujours dans
l'optique d'un dépassement, d'une libération constante sinon croissante de soi. De la même manière que
tout vieillissement n’est pas sclérose, toute habitude ne mène pas infailliblement à cette dernière. Réfléchie
356
„[…] Mais mes amantes semblaient se faire gloire de ne penser qu’en femmes : l’esprit, ou l’âme, que je
cherchais, n’était encore qu’un parfum. » Yourcenar, Marguerite, Les Mémoires d'Hadrien, Gallimard, 1974
(1ère édition : 1951), p. 70
357
La vieillesse comme prise de conscience aigüe de notre finitude, du caractère éphémère de notre existence,
renvoie ainsi davantage, dans l'extrait, au dépouillement de notre être qu'à sa sclérose.

102
et consentie en vue d'une plus grande liberté de l'esprit, cette habitude, loin d'amputer la pensée de
l'individu, la permet. Pareillement, les règles, les normes imposées par des pouvoirs plus ou moins
institutionnalisés comme tels peuvent être contestées, rejetées comme utilisées, recyclées en quelque sorte
par les foules plus actives et imaginatives qu'on ne pourrait le croire. La norme sociale n'est pas
nécessairement condition d'affranchissement de la sclérose - comme peut l'être l'habitude à l'échelle
individuelle, mais elle autorise une certaine « marge de manœuvre » dans laquelle peut se glisser l'homme
ordinaire.

1/ La pression extérieure : besoin d'un environnement stimulant

L'homme subit sans cesse la tentation d'oublier sa liberté pour se réfugier dans ce que l'on pourrait
appeler, en empruntant l'expression à Sartre, l'attitude du « salaud ». Pourtant, il est en mesure de sentir, de
savoir qu'il est le seul artisan de sa nature propre : il n'y a pas de nature humaine préalablement définie, qui
dicterait ses lois au comportement futur. Mais l'expérience du néant, que Sartre identifie à celle de la liberté
par laquelle nous refusons notre état et décidons de "ne plus être ce que nous sommes", est aussi celle de
l'angoisse, de l'anéantissement du sujet dans une puissante impression de doute, de vertige. La condition
humaine est celle d'un être « fatalement libre », qui souffre de sa puissance de choix. La sortie de la routine
ne s'accompagne pas du bonheur ; l'anthropologie que nous proposons ici ne recroise pas forcément - voire
pas du tout - le projet d'une éthique. Sartre donc reprend l'idée, déjà énoncée par Alain, selon laquelle nous
avons (trop) tendance à oublier la liberté de notre choix premier, existentiel, pour-soi : ce choix vient
ensuite nous définir, et l'on se chosifie dans le caractère que l'on s'est choisi. Ce qui est « plus fort que moi »
n'est que ma liberté oubliée et solidifiée.
Il faut donc des occasions, données par notre environnement, pour nous rappeler notre
ek-sistence, notre capacité fondamentale à nous projeter sans cesse au devant de nous mêmes.
Le « salaud », le lâche peuvent entrapercevoir cette liberté qui « colle au ventre », mais des
circonstances hors du commun leur sont nécessaires. On observera donc ici de quelles
manières l'homme sclérosé par ses habitudes mentales et comportementales, donnant
l'impression d'être condamné à se laisser guider par celles-ci, peut finalement changer
radicalement grâce à l'extérieur.358 Il ne retrouve pas nécessairement l'angoisse de la liberté ;
mais son changement apporte la preuve d'une possibilité de « sortir de ses gonds », des

358
Le film The Visitor de Tom Mc Carthy, sélectionné au festival de Deauville en 2008, illustre bien cette
possibilité de sortie de la sclérose quotidienne grâce à la rencontre « forcée » d'individus totalement étrangers à
cette routine : un professeur d'université tout en grises habitudes se trouve confronté à l'emménagement chez lui
de deux clandestins, qui vont peu à peu le rendre à la vie.

103
charnières qui faisaient de lui un homme d'habitudes. La sortie de la sclérose doit ainsi d'abord être
regardée comme changement concret, avant d'être comprise comme conscience que la possibilité de ce
changement, du choix libre est notre nature même.
Le changement peut trouver sa source dans un événement brutal, soudain. La perte ou la rencontre
de telle personne, la découverte de choses extraordinaires, tel accident, tel voyage sont autant d'évènements
qui révolutionnent mon cadre de vie habituel, et qui m'amènent, de force et promptement, à sortir de ce
cadre. L'effet par exemple du « coup de foudre » amoureux sur la conscience est comparable à celui de
l'apparition de Dieu à Saül sur le Chemin de Damas359, ou à la révélation esthétique - en art comme en
amour, Proust a recours à la métaphore de la catastrophe géologique360 : « L'amour cause de véritables
soulèvements géologiques de la pensée ».361 C'est le sol même sur lequel nous reposons qui est brutalement
modifié : les assises de notre existence, qui semblaient pourtant définitives (le sol est ordinairement solide),
sont violemment ébranlées. Ce surgissement absolu qu'est la découverte de l'amour, le « tomber
amoureux » met en porte-à-faux toutes les habitudes – avant que l'amour se transmue lui-même en
habitude. Mais l'on peut aussi quitter sa robe de chambre habituelle doucement, pas à pas - c'est d'ailleurs le
cas de figure le plus probable : « on ne se débarrasse pas d’une habitude en la flanquant par la fenêtre ; il
faut lui faire descendre l’escalier marche par marche ».362, aurait dit Mark Twain. L'habitude peut être
tenace malgré la puissance du choc. La réforme intérieure, mentale, s'explique là encore par des causes
extérieures à l'individu concerné, mais qui opèrent sur lui une modification progressive, non plus une
révolution soudaine. « Les changements de l’atmosphère en provoquent d’autres dans l’homme intérieur,
réveillent des « moi » oubliés, contrarient l’assoupissement de l’habitude, redonnent de la force à tels
souvenirs, à telles souffrances ».363 Les « changements d'atmosphère » sont ces modulations
environnementales nécessaires pour que l'interne se modifie lui-même, et puisse sortir de l'engourdissement
routinier. Pour Proust, la force du souvenir, éveillée par ces variations de l'environnement, révèle
(paradoxalement) la vie : c'est le souvenir qui « soulève un coin du voile lourd de l'habitude ».
« [Les souvenirs] me revenaient comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante
nouveauté d'une saison reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui,
dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de
printemps ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions
insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des
359
Actes des Apôtres, chapitre 9, 1-20. : „Or, comme il était en chemin, alors qu'il approchait de Damas, tout à
coup une lumière [venant] du ciel resplendit autour de lui. Il tomba à terre et entendit une voix dui lui disait :
„Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?“ Il dit : „Qui êtes vous, Seigneur ?“ Et lui : „Je suis Jésus que tu
persécutes. Mais lève-toi et entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire.“ Or les hommes qui faisaient
route avec lui étaient demeurés saisis de stupeur, entendant bien la voix, mais ne voyant personne. Saul se releva
de terre et, bien que ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien. En le conduisant par la main, on le fit entrer à
Damas. Et il fut trois jours sans voir et sans prendre ni nourriture ni boisson.“
360
Voir texte de Proust sur Renoir évoqué un peu plus bas.
361
Proust, Marcel, A la Recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, II, 1078, Gallimard, Pléiade.
362
Twain, Mark.
363
Proust, Marcel, Albertine disparue, p. 122, http://jydupuis.apinc.org/Proust/Proust-13.pdf

104
jours antérieurs. »364
Sortir de la routine sclérosante, c'est retrouver la lucidité contre l'automatisme abêtissant. Il faut ici
noter que dans le passage cité, cette lucidité est immédiatement vécue avec le plus grand plaisir - or c'est
rarement le cas, on l'a vu : la réforme mentale que l'environnement nous dicte ne va ordinairement pas sans
quelque douleur. Cependant, la douleur peut, plus tard, s'accompagner du plaisir de se découvrir une
inespérée aptitude au changement. C'est rétrospectivement qu'on apprécie alors le changement –
appréciation qui peut d'ailleurs traduire une certaine fierté : voilà l'écueil qui nous ferait replonger dans une
satisfaction immobilisante. On risque toujours de s'enorgueillir d'une capacité à changer dès lors qu'elle a
joué son rôle une fois ; et s'en enorgueillir, c'est risquer de s'en priver à l'avenir. Si l'on doit changer
d'habitudes, ce n'est pas pour en contracter d'autres sclérosantes au même titre ; c'est pour que l'esprit
parvienne à cet état d'ouverture, de neutralité accueillante dénuée de préjugés.
Rousseau avait bien vu le danger que représentent non seulement les habitudes, qu'il associe sans
relâche aux préjugés, mais aussi la certitude de s'en être émancipé : « s'enorgueillir d'avoir vaincu les
préjugés, c'est s'y soumettre »365. C'est par l'éducation que les handicapantes habitudes peuvent être
prévenues366. Le gouverneur doit tout faire pour que l'enfant ne se laisse pas prendre au piège des préjugés
érigés en valeurs par la « bonne société », et donc en normes de pensée auxquelles il va trop vite s'habituer.
Cette dernière interdit par exemple à l'enfant bien-né d'apprendre un métier – artisanal qui plus est367 ; elle
valorise une érudition stérile, un « babillage » mécanique quand Rousseau préfère cultiver le bon sens, la
clarté de l'expression, la justesse du jugement et l'adresse manuelle. Emile a « moins de mémoire que de
jugement »368 ; adaptable, son comportement est prémuni contre l'hégémonie de l'habitude – comme
respect automatique des convenances, dicté par le social, ou comme disposition à la manie, enjoint par la
paresse :

« [Émile] ne sait ce que c'est que routine, usage, habitude ; ce qu'il fit hier n'influe
point sur ce qu'il fait aujourd'hui : il ne suit jamais de formule, ne cède point à l'autorité, ni à
l'exemple, et n'agit ni ne parle que comme il lui convient. Ainsi n'attendez pas de lui des
discours dictés ni des manières étudiées, mais toujours l'expression fidèle de ses idées et la
conduite qui naît de ses penchants. »369

On comprend bien qu'ici penchant n'est à comprendre que dans le sens de ce que la nature nous
prescrit, et non de ce vers quoi nous orientent des habitudes contrefaites par la société. La répétition stérile
364
Op. cit., p. 209
365
Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou de l'éducation, Garnier, 1962, p. 235.
366
A propos du handicap : le défaut physique, loin d'être sclérosant comme l'habitude peut l'être, constitue aussi
parfois, au contraire, une garantie contre le déjà-vu en ce sens qu'il interdit les chemins habituels : que l'on pense
à Jimi Hendrix, gaucher, Django Reinhardt, dont l'une des mains était mutilée, ou à Michel Petrucciani. Le
facteur de compensation adlérienne est alors à prendre en compte.
367
Il s'agit pour Emile d'ailleurs „moins d'apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les
préjugés qui le méprisent“ (op.cit, pp. 226-227)
368
Op.cit., p. 177.
369
Op. cit., p. 177-178.

105
comme le formatage prédéterminé doivent être exclus de l'emploi du temps d'Émile. L'enfant doit être
authentiquement lui-même, sans s'enfermer dans un caractère, ni singer le comportement d'autrui – ici, des
hommes en société, dont l'autorité impose dangereusement son prêt-à-porter habituel. Suivre les préceptes
de la nature est pour Rousseau la meilleure garantie contre la sclérose. Le travail du gouverneur n'est pas
rendu vain pour autant : l'indépendance d'Émile à l'égard des préjugés, et des habitudes plus généralement,
doit sans cesse être reconduite, de façon à ne jamais lui laisser l'impression de les avoir vaincus une bonne
fois pour toutes.
Rousseau prend par ailleurs l'exemple des préjugés concernant les objets d'effroi, en insistant sur la
nécessité de détruire la crainte du nouveau dès l'enfance, et, en vue de cette fin, d'empêcher l'enfant de
s'enfermer dans un déjà-vu que l'usage a rendu rassurant. Rousseau-gouverneur propose ainsi de montrer à
l'enfant des masques de plus en plus hideux : l'enfant ne s'effrayera pas de voir une figure horrible à la fin de
l'expérience si l'on procède progressivement. « Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les
jours [...] Avec une gradation lente et ménagée, on rend l'homme et l'enfant intrépides à tout »370. Ainsi,
« l'habitude de voir des objets nouveaux sans en être affecté »371 est la seule qu'il faille faire prendre à
l'enfant : on est aux antipodes de l'éducation qu'a reçu le jeune Oblomov. Il faut qu'Émile soit confronté à
tout : il ne craindra plus rien. Afin qu'il reste libre, maître de lui-même, le gouverneur doit tout faire pour
qu'il ne s'enferme pas dans de rassurantes mais asphyxiantes habitudes. Ces habitudes-là le ligotent comme
le maillot qu'on fait porter aux nourrissons.

Mais l'homme qui n'a pas bénéficié de l'éducation d'Émile n'est pas pour autant condamné à
l'étroitesse d'esprit à laquelle mène la routine conformiste. La volonté est la faculté par excellence de sortie
des habitudes : sans qu'il y ait nécessairement besoin d'un événement déclencheur particulier, extérieur à
l'individu, la réforme intérieure est possible grâce à la seule puissance de l'âme. Avant d'insister sur la force
de cette infinie volonté humaine, Descartes s'attache à illustrer la possibilité physiologique de sortie radicale
des sillons tracés par l'habitude, en soulignant l’impressionnant impact qu’un évènement extérieur peut
avoir sur les habitudes du sujet. Dans l’article cinquante des Passions de l’âme apparaît ainsi d'abord une
brève analyse du dégoût : les traces, plis du cerveau correspondant à une appétence particulière peuvent
s’effacer sous l’effet d’un choc violent. Le philosophe prend l’exemple des goûts culinaires :
« Encore que les mouvements, tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui
représentent à l'âme certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle
certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en être séparés et joints à d'autres forts
différents ; et même que cette habitude peut être acquise par une seule action et ne requiert
point un long usage. Ainsi, lorsqu'on rencontre inopinément quelque chose de fort sale en une
viande qu'on mange avec appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la
disposition du cerveau qu'on ne pourra plus voir par après de telle viande qu'avec horreur, au

370
Op. cit., pp. 43-44.
371
Ibid.

106
lieu qu'on la mangeait auparavant avec plaisir. »372

On remarque ici l'usage que fait Descartes du mot habitude : il ne désigne pas tant le penchant, le
pli du cerveau né de la réitération des mêmes actions qu'au contraire ce qui permet, avec ou sans cette
réitération même, de déplier radicalement, d'effacer la trace habituelle. L'habitude-choc, apparent oxymore,
permet donc de sortir de l'habitude ; la révolution advient ici mécaniquement, sous l'effet d'une force
naturelle plus grande. Mais c'est en fait pour mieux joindre les mouvements du cerveau à d'autres
mouvements occasionnés par d'autres passions : celles-ci sont certes « fort différent[e]s », mais elles se font
à leur tour habitudes gravées dans l'étoffe du cerveau. L'habitude d'abord négative (« l'habitude de ne pas »,
ou plus précisément « de ne plus » manger tel mets) se transmue en habitude-pli, positive, qui vient
remplacer l'ancienne. On est ici dans une configuration involontaire, mais seulement pour convaincre le
lecteur que le tissu cérébral peut se déformer, se transformer. Si, par « Passions de l’âme », le philosophe
entend l’action du corps sur l’âme qui pâtit, il souligne aussi l’importance de l’action de l’âme, par
l’entremise de la volonté : cette dernière peut mouvoir le corps ou donner son assentiment à une idée 373
indépendamment de toute contrainte extérieure. Descartes, on l’a déjà esquissé en première partie, se pose
comme philosophe de l’action mentale374, et, parallèlement, du comportement volontaire, déterminé par la
raison contre l'idée d'une permanence irrémédiable des routines du cerveau.375 Dans l’article cinquante des
Passions de l’âme auquel nous venons de faire allusion, Descartes recourt certes à l’image du dressage :
« Lorsqu'un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle, et
lorsqu'il oit tirer un fusil, ce bruit l'incite naturellement à s'enfuir ; mais néanmoins on dresse
ordinairement les chiens couchants en telle sorte que la vue d'une perdrix fait qu'ils s'arrêtent,
et que le bruit qu'ils oient après, lorsqu'on tire sur elle, fait qu'ils y accourent. »376

Cependant, le dressage dont il est question pour les animaux, et a fortiori, pour les hommes - les
animaux se peuvent maîtriser et dresser, alors il n’y a aucune raison que les hommes ne disposent pas de ce
même contrôle sur leurs propres passions « si on employait assez d'industrie à les dresser et à les
conduire »377) n'implique pas obligatoirement que les plis cérébraux ne s'effacent que pour mieux céder la
372
Descartes, René, Passions de l'âme, pp. 105-106, Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin, 1955. Nous
soulignons.
373
Le sujet voit d’abord une idée, et ensuite, sous réserve que son entendement soit lucide, il juge, approuve par
un acte de la volonté. Descartes ne nous dit pas vraiment, en revanche, comment être sûrs que l’entendement soit
assez éclairé pour échapper à la prévention et à la précipitation.
374
Descartes s’oppose ici à Spinoza, philosophe de la contemplation. « Verum index sui » : le vrai est son propre
signe pour Spinoza. Si je vois la vérité et qu’elle m’apparaît comme évidente , je ne décide pas qu’elle est vérité ;
elle l’est, sans l’intervention de ma volonté pour cela.
375
Soljénitsyne, dans Le Pavillon des Cancéreux, souligne ainsi le poids de la volonté dans la quête du bonheur :
"Ce n'est pas le niveau de vie qui fait le bonheur des hommes mais bien la liaison des cœurs et notre point de
vue sur notre vie. Or l'un et l'autre sont toujours en notre pouvoir, et l'homme est toujours heureux s'il le veut, et
personne ne peut l'en empêcher." (Soljénitsyne, Le Pavillon des Cancéreux p. 378)
376
Descartes, René, Passions de l'âme, p. 106, Bibliothèque des txtes philosophiques, Vrin, 1955. Nous
soulignons.
377
Ibid.

107
place à d'autres, tout aussi fortement imprimés. L' "empire très absolu" que l'homme peut espérer acquérir
sur ses passions, et, ici, sur ses habitudes, renvoie plutôt à la capacité d'une interchangeabilité, d'une
permutation à loisir des habitudes – qui n'en sont alors plus vraiment. Dire qu'« il n'y a point d'âme si
faible qu'elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions »378, c'est affirmer
la possibilité pour l'homme, sous réserve d'apprendre à pouvoir tirer profit de sa volonté, de reconfigurer ses
usages quand bon lui semble, de pouvoir s'adapter, s'accommoder de toute situation.
Ce bon usage de la volonté est évoqué notamment dans l’article 153 des Passions de l’âme.
Descartes nous explique en quoi consiste la générosité : d’une part, l’homme généreux est celui qui
« connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés » ;
d’autre part, cet homme « sent en [lui]-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire
de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les
meilleures »379. Le mouvement pour aller plus loin, pour se dépasser est toujours possible, même si on ne
peut jamais mettre en œuvre toute notre volonté380. Nous sentons cette possibilité en nous : « Dans le
temps que nous nous arrêtons à quelque bien fini, nous sentons assez que nous avons du mouvement pour
aller plus loin, si nous le voulons ».381 C’est ainsi « suivre parfaitement la vertu », que d’être capable de
s’autodéterminer, que d’avoir assez de volonté - de résistance donc, pour ne pas s’enfermer dans des
automatismes, et de pouvoir orienter cette volonté vers les actions bonnes. Dans l’article CLIV, Descartes
parle de l’humilité de ces hommes généreux, de leur capacité à rester ouvert et confiant en la bonne volonté
des hommes, qui semble aussi universellement partagée que l'est le bon sens selon lui :
« Ils ne méprisent jamais personne ; et, bien qu'ils voient souvent que les autres
commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excu
ser qu'à les blâmer, et à croire que c'est plutôt par manque de connaissance que par manque
de bonne volonté qu'ils les commettent ».382

Le mépris, l’aigreur sont autant de marques d’une certaine sclérose du jugement, qui de désabusé
devient facilement intolérant, et se recroqueville sur lui-même. La modestie et l’ouverture d’esprit que
dictent la bonne volonté sont indispensables pour éviter cette ornière. La volonté donc, qu’elle s'applique
dans l'ordre épistémologique ou dans l'ordre moral, est l'un des instruments par excellence de résistance à la
sclérose.
378
Titre de l'article 50.
379
Op.cit., pp. 177-178
380
Malebranche parle aussi d'infinité de la volonté, mais son approche est théocentriste et non humaniste : selon
lui, notre volonté n'est pas véritablement nôtre ; c'est un part de l'énergie qui nous est en quelque sorte
« allouée » par Dieu.
381
Malebranche, Nicolas, Conversations chrétiennes, in Œuvres complètes de Malebranche, Tome second,
Sapia, 1837, p. 211
382
Op.cit., p. 178 ; autrement dit : « Aussi ne s'estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qu'ils surpassent, à
cause que toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables, à comparaison de la bonne volonté, pour
laquelle seule ils s'estiment, et laquelle ils supposent aussi être ou du moins pouvoir être en chacun des autres
hommes. » (fin de l'article).

108
L'autre instrument de recul par rapport aux habitudes, intimement lié à la volonté383, est
évidemment la raison. « La seule habitude utile aux enfants est de s'asservir sans peine à la nécessité des
choses, et la seule habitude utile aux hommes est de s'asservir sans peine à la raison. Toute autre habitude
est un vice »,384 dit Rousseau. On a déjà évoqué la Lettre à Chanut du 6 juin 1647 : Descartes y souligne
certes la force des premières impressions que l'habitude a entretenues, mais aussi la capacité de la raison à
« annuler » le penchant affectif irréfléchi en remontant à l'origine de ce penchant. Une fois établie la cause
de son inclinaison pour les filles louches, (et après avoir reconnu qu'il s'agissait là d'un défaut), le
philosophe ne ressent plus rien de particulier en en rencontrant : la raison a démystifié la passion
habituelle.385 Comme pour le dégoût, il s’agit d’une prise de conscience brutale, qui ne n'a pas besoin d’être
réitérée pour être efficace. On peut penser, pour prolonger ce que dit Descartes, aux ambitions de la
psychanalyse portant sur la disparition des habitudes pathologiques par la découverte de leurs causes. En
faisant revenir à la conscience du patient le souvenir de certains évènements vécus, en découvrant que ces
évènements peuvent expliquer ce que l’on pourrait appeler des scléroses psychologiques, ces dernières
disparaitraient d’elles-mêmes.386

L'intervention d'évènements extérieurs nous est donc parfois nécessaire pour nous soustraire à ce
que l'on pourrait appeler la « chaîne causale de l'habitude » ; pour – nous reprenons là encore les termes
sartriens – reconnaître la mauvaise foi qui nous pousse à justifier notre comportement abusivement
« essencifié ». On peut difficilement percevoir seul que telle habitude s'est faite enchaînement
déterminant ; l'environnement doit souvent glisser dans les failles de cette chaîne quelque changement
d'atmosphère brutal ou progressif, pour opérer la réforme intérieure. L'écho interne ne naît pas ex nihilo ; il
s'agit de réveiller un désir de changement déjà présent dans l'homme à l'état latent. L'homme peut sentir en
lui une sorte de mauvaise conscience dans l'habitude devenue sclérose ; et c'est ce sentiment naturel qui le
pousse à ne pas se laisser enfermer dans le cocon sans risques d'une vie déjà toute fixée. L'homme aspire au
fond à se changer lui-même, et n'attend pas nécessairement que l'entourage l'y contraigne.

383
Pour avoir l'usage entier de notre raison, il nous faut l'usage entier de notre volonté. Notons que Malebranche,
contrairement à Descartes, met l'accent sur l'inachèvement perpétuel de la créature ; pour lui, la pleine
disposition de notre volonté ne nous est pas donnée, mais est l'objet d'une conquête perpétuelle. Pour Descartes,
dans la théorie et dans la pratique, il faut « ne jamais manquer de volonté », c'est-à-dire ne jamais cesser de
mettre en œuvre, en fait, de façon toujours partielle mais toujours louable, une liberté qui, en droit, est comme
infinie. La « ferme et constante résolution » du philosophe, expression aux adjectifs redondants, suppose le
caractère au moins indéfini du vouloir positif pratique (il faut non seulement entreprendre, mais aussi aller
jusqu'à l'exécution complète), de même que le doute dans sa plus vaste extension, consistait en un usage
théorique indéfiniment négatif de cette même volonté.
384
Ibid.
385
« Au contraire, depuis que j'y fais réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été
ému ». (Descartes, René, Lettre à Chanut du 6 juin 1647)
386
Rien n'est moins assuré ; mais d'une manière générale, savoir pourquoi, à partir de quoi l'on a contracté une
habitude qui entrave notre liberté peut nous aider à nous en départir.

109
2/ La résistance naturelle de l’esprit contre les routines - conscience du libre-arbitre et aspiration au
changement

Pastiche de la grande tradition du « Bildungsroman », Tartarin de Tarascon peut constituer une


sorte d'illustration, certes très légère, de la dialectique décrite par Hegel dans la Phénoménologie de
l’esprit. Le personnage de Tartarin a eu besoin de son périple en Afrique pour changer de regard en
revenant à son point de départ. Mais ce voyage, c'est bien lui qui le décide, même si la décision est
laborieuse à concrétiser. Tartarin n'est pas tout à fait comme un poisson dans l’eau à Tarascon. Il est né et a
toujours vécu dans ce paradis douillet, mais trop bien réglé pour lui : l’ennui déclenchera l’envie de partir,
de quitter Tarascon et la sclérose d’une vie sans surprises. Vient un moment où le désir de départ ne se
comble plus par l’illusion narrative et la quantité d’objets ; seul le passage à l’action, « pour de bon », peut
satisfaire l'individu ennuyé par ses habitudes. On a vu que la sortie des habitudes était un véritable chemin
de croix, un purgatoire interminable pour Tartarin. Il quitte Tarascon comme s'il s'en allait pour toujours :
« Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire la ciguë, l’intrépide Tarasconnais avait un mot
pour chacun, un sourire pour tout le monde. » Le Tartarin-habitude doit mourir pour céder la place au
Tartarin vivant, éprouvé, éduqué qu'il aspire à devenir. Après s'être longuement attardé sur le versant Pança
de ce dualisme interne, pour souligner sa capacité à s'imposer la plupart du temps chez l'individu, c'est
maintenant sur la présence en chacun de nous d'un Sancho plus ou moins occulte que nous voulons nous
pencher. Cette duplicité humaine est souvent évoquée en littérature ; Paul Valéry pointe ainsi du doigt le
conflit entre moi accoutumé et inaccoutumé :
« Il est impossible de recevoir la vérité de soi-même. Quand on sent [la vérité] se
former (c’est une impression), on forme du même coup un autre soi inaccoutumé...dont on est
fier, - dont on est jaloux...(c’est un comble de politique interne.) Entre Moi clair et Moi
trouble ; entre Moi juste et Moi coupable, il y a de vieilles haines et de vieux arrangements,
de vieux renoncements et de vieilles supplications. [...] Pourquoi j’aime ce que j’aime ?
Pourquoi je hais ce que je hais ? Qui n’aurait le désir de renverser la table de ses désirs et de
ses dégoûts ? De changer le sens de ses mouvements instinctifs ? »387

Le désir de prendre le parti de Sancho ou du moi inaccoutumé est inhérent à la nature humaine,
même si ce désir ne dépasse pas le stade de la velléité dans la plupart des cas, et la plupart du temps. On
observe chez le personnage d'Oblomov, pourtant sur-habitué – habitué à être habitué depuis sa plus tendre
enfance - le même phénomène de culpabilité envers ce soi accoutumé qu'on hait mais qui nous domine. Au
début du roman, Oblomov s'aperçoit que la matinée est passée et qu'il n'a rien fait de ce qu'il aurait dû faire :

387
Valéry, Paul, M. Teste, pp. 62-63, Gallimard, coll. L'imaginaire, 1980. L'auteur souligne.

110
non seulement écrire d'urgentes lettres administratives, mettre au point un plan de redressement pour
l'exploitation de ses terres, mais aussi, tout simplement, se laver. « Une minute lucide, consciente, arriva
dans la vie d'Oblomov » : il s'aperçoit enfin du décalage patent entre ce qu'aurait pu, ce qu'aurait dû être sa
vie, la « vie si remplie et si large » des autres, et la stagnation de son existence effective388, « cette
stagnation qui avait mis fin à l'épanouissement de ses forces morales, cette lourdeur qui le gênait en tout ».
Rongé par la jalousie, il a l'impression de buter
« Sur une lourde pierre jetée en travers du sentier étroit et lamentable de son existence.
Dans son âme timide naissait la conscience douloureuse que certains aspects de sa
personnalité ne s'étaient jamais éveillés, d'autres avaient à peine éclos, mais en tous cas
aucun ne s'était complètement épanoui.[...] La raison et la volonté étaient paralysées
depuis longtemps, semblait-il, irréversiblement. »389

Même les âmes les plus habituées, les plus sclérosées par l'habitude ressentent cette amertume,
cette mauvaise conscience qu'elles s'efforcent la plupart du temps de dissimuler pour n'en pas trop souffrir.
« Les stériles regrets du passé, les reproches brûlants de la conscience piquaient [Oblomov] telles des
aiguilles alors qu'il s'efforçait d'en secouer le poids, de retourner le dard vers un autre coupable ».390
L'homme, quoi qu'en dise Alain, rougit parfois de se sentir si prisonnier de ses humeurs, de son caractère,
de ses habitudes : il a de l'admiration pour ceux qui savent faire honneur à leur « destination d'homme »,
qui savent s'adapter à toute situation - sans forcément perdre toute personnalité. Les traits de personnalité ne
sont pas les plis sclérosés des habitudes ; ils peuvent témoigner d'une « forte personnalité » qui au contraire
se fait loi de diversifier ses expériences, d'étendre ses connaissances à tout ce qu'il est possible de découvrir.
Avoir du caractère, en ce sens, ce n'est pas se laisser dominer par son caractère ; c'en est même l'extrême
contraire : c'est être « toutes les voiles de la volonté et de l'esprit dehors ».391 On peut imaginer nombre de
figures antipodiques à celles d'Oblomov et de Tartarin. Goethe, par exemple, est décrit par Valéry comme
un « poète Protée », Protée justement par crainte d'un quelconque enfermement dans l'habitude qui
satisfait, apaise le cœur au lieu de l'inquiéter. Si l'existence se fait trop favorable, trop douce, trop
confortable, on risque d'être pris au piège de cette faveur. On s'affaisse, on s'enfonce dans le fauteuil jusqu'à
ce que, captifs, on ne puisse plus en sortir. Le choix d'une forme trop favorable se fait alors au détriment de
la découverte des autres. « Et si le Dieu a pu, pour ses plaisirs, se changer en taureau, en cygne ou en
pluie d'or, il ne faut point qu'il y demeure à jamais enchaîné, pris au piège de quelqu'une de ses figures de
séduction, - et en somme, transformé à jamais en bête ».392
388
« Quelle fut sa terreur lorsque soudain une image vivante et claire de la vie et de la destination de l'homme
naquit dans son âme, lorsque pour un instant il établit le parallèle entre cette destination et sa propre vie,
lorsque diverses questions vitales s'éveillèrent dans son esprit l'une après l'autre et s'agitèrent, peureuses comme
des oiseaux réveillés dans une ruine endormie par un soudain rayon de soleil. » Gontcharov, Oblomov, pp. 137-
138, coll. le livre de poche, ed. l'Age d'Homme, 1988
389
Op. Cit., p. 138.
390
Ibid.
391
Ibid.
392
Valéry, Paul, Variété de Goethe, in Œuvres complètes, Pléiade I, pp. 538-539

111
La conscience de la dangerosité de l'habitude est indispensable pour pouvoir faire en sorte de se
dégager, de fuir sans cesse de ses formes. Si l'on ne souhaite pas se voir happé par l'habitude, il faut donc
d'abord craindre la fixation, pour ensuite, animé par un violent instinct de liberté, pouvoir recomposer son
soi, se métamorphoser à loisir. "Il n'est d'habitude qui le tienne un peu plus captif qu'il ne faudrait […]. Il
n'est pas d'homme possédé plus que lui par l'instinct de la liberté ».393 Goethe passe, traverse différents
états sans jamais s'y arrêter – « sans consentir jamais que quelque chose vaille tout ce qu'il est » :
« Le sentiment tout puissant d'être une fois pour toutes possède Goethe. Il lui faut tout,
il faut qu'il ait tout connu, tout éprouvé, tout créé. et c'est en quoi il est prodigue de tout ce
qu'il est : il prodigue ses apparences et ses produits de variété; mais il retient jalousement ce
qu'il pourrait être : il est avare de son lendemain. La vie, après tout, ne se résume-t-elle pas
dans cette formule de paradoxe : la conservation du futur ? »394

Outre Goethe, on peut penser parmi les auteurs plus récents à Pessoa, Gide ou Montherlant ; eux
aussi font partie de ces personnalités « possédées », chez lesquelles la conscience doit se faire « refus
indéfini d’être quoi que ce soit »395 : « Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse »,396 disait Valéry. Jamais
satisfait, encore moins repu, Montherlant se décrit lui-même comme un être de désir, qui a peur de ne pas
même désirer assez :
« [C'est une] torture de n’avoir pas vingt jambes et vingt mains, comme les divinités
hindoues, pour jouir de vingt fois plus de contacts, et toujours cette nostalgie de l’ubiquité,
cette nostalgie de l’universalité, cette rage de n’avoir pas en soi une source inépuisable de
désir, pour n’être plus hanté par le spectre de la satiété, de n’avoir pas dix mille membres
virils... mais ce ne serait pas assez, je regretterais le corps, le dix mille et unième corps, qui
me serait défendu. »397

Tous les possibles du moi doivent être réalisés, toutes les expériences méritent d'être tentées, et dans
tous les domaines, du charnel au politique. Il faut avoir vu tous les paysages, avoir su déployer tous les
récepteurs des sens - convoquer toutes les papilles, dilater au maximum les pupilles. Il faut m'éprouver,
dans le sport par exemple, et éprouver tout ce que mon corps me permet. Montherlant envisage donc une
exploration de la vie dans toutes ses strates - jusqu'à frôler la mort. Cette exploration me déploie ; elle
désincarcère mes virtualités. Par contraste, on trouve donc évidemment chez Montherlant une crainte de
toutes les formes de fixation, d'enlisement, de sclérose. La vie doit être telle un regard, qui embrasse et fuit
à la fois sans jamais fixer, et ainsi se fixer. Il faut fuir une satiété nauséeuse, mais goûter à tout : apprendre à
se déprendre est donc aussi essentiel, si ce n'est plus, que de savoir prendre. Si l'on doit vivre dans
l'inauguration, la jouvence perpétuelles, il est nécessaire de pouvoir quitter: « Chaque fois que je romps, la

393
Ibid.
394
Ibid.
395
Valéry, Paul, Léonard et les philosophes, in Œuvres complètes, I, Gallimard, Pléiade, p. 1225, en note.
396
Valéry, Paul, Le Cimetière marin.
397
Montherlant, Henri, Syncrétisme et alternance, in Pléiade, Essais, p. 243

112
vie rebondit »398. L'inconstance est la règle d'or de l'assoiffé vital ; aussi Montherlant aspire à ce « Que tout
[lui] soit une maîtresse : ce qu’on hait le jour et qu’on adore la nuit, et d’autant plus adoré la nuit que haï
le jour ».399
« Je me renierai pour me retrouver, je me détruirai pour m’atteindre, je mordrai à la
nuque et je rejetterai, comme des femmes, toutes les croyances, tour à tour. [...] l’univers
n’ayant aucun sens, il est parfait qu’on lui donne tantôt l’un et tantôt l’autre. [...] Entièrement
libre, n’attendant rien, mon seul désir en cette époque de ma vie, car je n’engage pas l’avenir,
est de dire ce que je pense et de faire ce qui me chante, sans prétendre, grand Dieu, ériger
rien de tout cela en loi universelle, et même en préférant secrètement que cela ne serve qu’à
moi. »400

La vérité n'existe pas, le monde est insensé : voilà les seules certitudes définitives auxquelles on
peut prétendre. L'homme libre est celui qui n'a pas d'attentes vis-à-vis de l'avenir, celui qui ne s'attache
durablement à aucune croyance, à aucun choix, à aucune situation. Il se nourrit puis jette, inlassablement :
cette attitude face à la vie acquiert d'autant plus de valeur à ses yeux qu'il se sent le seul à réellement la
pratiquer.
Montherlant retrouve contre toute apparence l’austère sagesse antique selon laquelle, en résumé, on
n’est riche que de ce dont on se prive : « Il était toujours plein de ce dont il s’était vidé ». Jouir de la
présence, c'est jouir de l'absence en vue de la prochaine présence déjà convoitée. La désinvolture de
Montherlant va de pair avec une conjuration de l’habitude qui menace de fondre sujet et objet en un seul
être anesthésié. L’absence de contact fait valoir le contact, et, à l'inverse, la présence toujours présente se
convertit en la plus sournoise des absences. Aussi peut-on dire que la hantise sartrienne de l'engluement,
que l'on a évoquée en première partie, est déjà chez Montherlant en germe, notamment dans l'exemple de
la « liaison » amoureuse. S’engager dans une histoire d’amour, c’est se jeter sur une toile d'araignée : tout
mouvement est progressivement interdit, jusqu'à la ligature totale, dans l'attente d'être dévoré, qu'est le
mariage. Mais on sent bien que cette dispersion affective érigée en norme est vouée à l'échec : je ne peux
atteindre qu'une somme restreinte de possibles finis, jamais l'infini de la sensation. Aussi Montherlant,
lorsqu'il visite un musée, n’est pas en extase esthétique, mais se sent au contraire soumis à « une effrayante
nostalgie. Toujours quelque chose m'échappera. Quand bien même j'aurais tous les objets d'art d'ici, il y
en a que je ne posséderais pas. Un maladif besoin de synthèse, - de tout revivre. Éperdu et misérable »401.
Tous les possibles m'appellent comme des vocations, mais chaque actualisation tue le possible convoité.
On ne peut pas atteindre l'infini en acte ; on ne peut pas plus l'atteindre en puissance : Montherlant, en
voulant tout le possible, veut l’impossible. Mais cette position extrême et illusoire a le mérite de souligner
combien la détermination mutilante peut effrayer au moins autant que le nouveau, l'inconnu. Il faut

398
Montherlant, Henri, Syncrétisme et alternance, in Pléiade, Essais, p. 242
399
Op. Cit., p. 244
400
Ibid.
401
Montherlant, Henri, Essais, Gallimard, Pléiade, p. 331

113
abandonner le fantasme du possible indéfiniment renouvelé, de la vie, de la découverte et de la séduction
absolues, mais il s'agit de retenir de la position de Montherlant ce désir, aussi proprement humain que la
paresse, de vivre intensément une large diversité d'expériences. Le projet d'exhaustion du sujet peut se
réaliser dans une certaine mesure, sans chercher systématiquement à se dégager de tout lien, à se séparer
d’avec tout être fini.... quasi-automatiquement : on retomberait dans un écueil aussi dangereux que celui de
la sclérose des habitudes.
Gide est très proche de Montherlant dans sa conception de la variété des expériences possibles, du
renouvellement perpétuel du désir. On sait combien Les Nourritures terrestres se présentent comme le
livre par excellence, livre-phare pour toute une génération, du désir vital :
« Nathanaël, je veux t’apprendre la ferveur. Nathanaël, car ne demeure pas auprès de
ce qui te ressemble ; ne demeure jamais, Nathanaël. Dès qu’un environ a pris ta
ressemblance, ou que toi tu t’es fait semblable à l’environ, il n’est plus pour toi profitable. Il
te faut le quitter. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton
passé. Ne prends de chaque chose que l’éducation qu’elle t’apporte ; et que la volupté qui en
ruisselle la tarisse. »402

Là encore, le nid d'habitudes (la famille, la chambre) et l'accoutumance trop prolongée sont
dénigrés - stigmatisés même comme dangereux - au profit de la plus grande variété possible d'expériences.
On retrouve le problème de l'impossible réalisation de tous les possibles,403 problème intimement corrélé
chez Gide à celui de l'indécision. On comprend bien comment, donc, le désir de voir, toucher, goûter tout
ce qui existe peut aussi entraîner une paralysie devant la multiplicité des alternatives. Face à l'arbre aux
possibles, le sujet vacille ; et c'est sa curiosité même qui l'immobilise. Gide prête sa voix à Ménalque sur
cette « passion qui brûla [sa] jeunesse » dans un passage bien connu des Nourritures :« J'enrageais de la
fuite des heures. La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire,
que repousser ce que je n’élisais pas. » Le temps d'une vie ne suffit pas pour qui recherche la plus grande
variété d'expériences possible. Le problème quantitatif dont il est ici question recoupe en fait un constat
d'ordre qualitatif : l'univocité temporelle ne permet pas la coexistence de plusieurs choix. « Je comprenais
épouvantablement l’étroitesse des heures, et que le temps n’a qu’une dimension ; c’était une ligne que
j’eusse souhaitée spacieuse, et mes désirs en y courant empiétaient nécessairement l’un sur l’autre. Je ne
faisais jamais que ceci ou que cela. » Le regret vient donc très vite hanter l'existence jusqu'à la paralyser :
« Si je faisais ceci, cela m’en devenait aussitôt regrettable, et je restais souvent sans
plus oser rien faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les
refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’une chose. L’erreur de ma vie fut dès lors de ne
continuer longtemps aucune étude, pour n’avoir su prendre mon parti de renoncer à
beaucoup d’autres. [...] choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et
la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité. De là me
402
Gide, André, Les nourritures terrestres, Folio, 1997, p. 44
403
In op. cit., voir aussi la fin de l'envoi : Je ne m'estime jamais que dans ce que je pourrais faire. Nathanaël,
jette mon livre, ne t'y satisfait point;[...] ce n'est là qu'une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche
la tienne. » (p. 163)

114
vint d’ailleurs un peu de cette aversion pour n’importe quelle possession sur la terre ; la peur
de n’aussitôt plus posséder que cela. ».404

La crainte de s'enfermer dans une voie unique, labourée, balisée par l'habitude, hante avant tout le
tempérament artiste ; il n'est pas anodin que les exemples de personnalité pris plus haut pour illustrer la
volonté humaine de sortir de la mêmeté dictée par l'habitude soient des écrivains. Ainsi, Montherlant se
décrivant poète insiste sur cette définition de l'art comme contraire à la sclérose inhérente aux valeurs
artificielles de la société. Être artiste ou poète, c'est :« être à la fois, ou plutôt faire alterner en soi, la Bête
et l’Ange, la vie corporelle et charnelle et la vie intellectuelle et morale, que l’homme le veuille ou non, la
nature l’y forcera, qui est toute alternances, qui est toute contradictions et détentes ».405 La nature doit
donner l'exemple à l'artiste ; si l'artiste doit adhérer à quelque chose, c'est à son enseignement seul :
« [Cette adhésion souveraine] est le propre du poète ; elle est même sa condition d’être. Le poète ne peut
rien repousser, ne peut pas cesser d’être de plain-pied avec tout. » L'art rappelle ce que la raison enjoint
d'exclure, et si « la raison permet de grandes choses, l’obscurcissement de la raison en permet de grandes
lui aussi »406 :
« Je suis poète, je ne suis même que cela, et j’ai besoin d’aimer et de vivre toute la
diversité du monde et tous ses prétendus contraires, parce qu’ils sont la matière de ma poésie,
qui mourrait d’inanition dans un univers où ne règneraient que le vrai et le juste, comme nous
mourrions de soif si nous ne buvions que de l’eau chimiquement pure. »407

Déjà chez Pessoa, cet éloge de la diversité, de l'incohérence – qu'il appelle hétéronymie – va de
pair avec une valorisation de la dimension esthétique de l'existence.
« Un être doté de nerfs modernes, d'une intelligence sans œillères, d'une
sensibilité en éveil, a le devoir cérébral de changer d'opinion et de certitude plusieurs fois par
jour. L'homme discipliné et cultivé fait de son intelligence les miroirs du milieu ambiant
transitoire ; [...] Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels. Ceux qui ne
font pas attention aux choses, ne les voient guère que pour ne pas s'y cogner, ceux-là sont
toujours du même avis, ils sont tout d'une pièce et cohérents. Ils sont du bois dont se servent
la politique et la religion, c'est pourquoi ils brûlent si mal devant la Vérité et la Vie. Quand
nous éveillerons-nous à la juste notion que politique, religion et vie en société ne sont que des
degrés inférieurs et plébéiens de l'esthétique - l'esthétique de ceux qui ne sont pas capables
d'en avoir une ? Ce n'est que lorsqu'une humanité libérée des préjugés de la sincérité et de la
cohérence aura habitué ses sensations à vivre indépendantes, qu'on pourra atteindre, dans la
vie, un semblant de beauté, d'élégance et de sincérité. »408
404
Op. Cit., p. 65
405
Montherlant, Henry, Syncrétisme et alternance, in Gallimard, Pléiade, Essais, pp. 240-241
406
Ibid. « La violence, les superstitions, l’arbitraire, tous les instincts, toutes les ivresses, tout le troupeau
parfumé des passions, que ma raison et ma conscience morale rejettent, rentrent dans la place, à la dérobée,
rappelés par ma poésie. »
407
Ibid.
408
Pessoa, Fernando, Chronique de la vie qui passe (in 10/18, 1999), 5 avril 1915. « S'il est un fait étrange et
inexplicable, c'est bien qu'une créature douée d'intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même
opinion, toujours cohérente avec elle-même. Tout se transforme continuellement, dans notre corps aussi et par
conséquent dans notre cerveau. Alors, comment, sinon pour cause de maladie, tomber et retomber dans cette
anomalie de vouloir penser aujourd'hui la même chose qu'hier, alors que non seulement le cerveau d'aujourd'hui
n'est déjà plus celui d'hier mais que même le jour d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier ? Être cohérent est une

115
Une sincérité authentique contre une autre inauthentique, hantée par le spectre d'une cohérence qui
se fait adhérence rigide, invariable aux mêmes principes sclérosants. Pour comprendre cette approche
esthétique de la vie, il faut remonter aux sources de la définition romantique de l'artiste – le romantisme
constituant le moment par excellence où l'artiste va revendiquer sa singularité en se positionnant avant tout
contre un mode de vie « bourgeois », dans lequel la bien-pensance conformiste s'est faite habitude
stérilisante.

3/ L'artiste, figure emblématique de l'alternative anti-sclérose

Le bourgeois ou l'homme du pouvoir incarne la sclérose d'une vie répétitive, ritualisée, abêtissante
aux antipodes de laquelle l'artiste veut se positionner : « Il y a et il y aura toujours antipathie entre l’homme
du Pouvoir et l’homme de l’Art ». 409 Nathalie Heinich, dans L'Elite artiste, s'intéresse à cette nouvelle
aristocratie que constituent les artistes – il s'agit en effet davantage d'une élite (rassemblement des
meilleurs) que d’une aristocratie à proprement parler (gouvernement des meilleurs). Le poète est l’apôtre
de la vérité toujours jeune, là où l’homme de pouvoir se fait l’apôtre d’une vieille fiction sclérosée. Le
romantisme correspond ainsi à un véritable sacre des poètes, d’une élite fraîchement promue contre
l’ancienne aristocratie déchue. On a vu, notamment avec Flaubert, que « bourgeois » devient l’insulte
suprême dans le monde de l’art : la bourgeoisie représente le commun, le médiocre, le cliché. Mais au delà
du seul bourgeois, c’est en fait la société dans son ensemble que l’artiste refuse (ce qui est, comme le note
bien Heinich, une façon de faire de nécessité vertu, puisque l’artiste en est exclu de fait). L’artiste
romantique est à la fois contre la bourgeoisie et contre le petit peuple inculte et l’aristocratie ; il s'oppose en
somme à toutes les vieilles valeurs nobles et chrétiennes qui sont tombées en désuétude. Ainsi, très
largement, on peut dire avec Heinich que l’opposition se dirige contre
« Une antériorité floue, où se confondent, selon, le mauvais goût bourgeois et
l’inculture populaire, la mauvaise foi des critiques et l’incompétence des non-spécialistes, la
sclérose des aînés et la médiocrité des contemporains, le provincialisme et le parisianisme, le
philistinisme et la mode, l’incomplétude du passé et l’impureté du présent. Dès lors,
l’opposition ne sera plus une nécessité contingente dirigée contre une autorité particulière,
mais une règle permanente. »410

Théophile Gautier, dans la fameuse Préface à Mademoiselle de Maupin, insiste sur l'hypocrisie, la

maladie, un atavisme peut-être ; cela remonte à des ancêtres animaux, à un stade de leur évolution où cette
disgrâce était naturelle. » On retrouve là le rapprochement entre immobilisme de l'existence sclérosée et
bestialité.
409
Heinich, Nathalie, L'Elite artiste, Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, nrf, 2005, p.
203. L'auteure cite un médecin noir dans Stello, d’Alfred de Vigny.
410
Ibid.

116
mauvaise foi, voire l'envie des critiques « bien-pensants » qui, tout en parlant de perfectibilité, de progrès
de l'humanité, contraignent cette dernière à respecter la conduite traditionaliste la plus austère contre ce que
la nature nous enseigne. L'écrivain procède ainsi à un renversement des valeurs du superflu et du
nécessaire : « Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire »411.
Ce que les bourgeois jugent nécessaire est superficiel aux yeux de l'artiste, et inversement. L'utilité, le
pragmatisme sont dédaignés au profit de valeurs plus hautes que la vocation de l'artiste lui impose. Avec le
romantisme en effet, le type vocationnel412 s’émancipe par rapport au type professionnel ; il faut gagner sa
vie pour pouvoir créer, non plus créer pour gagner sa vie ; vivre pour l’art et non de l’art. Ce passage au
type vocationnel institue l'art comme instance avant tout critique, contre les habitudes sclérosantes dictées
par le social.
Heinich perçoit dans la conception romantique de l’art un croisement entre régime vocationnel et
régime de singularité – singularité qui n'exclut pas le groupement.413 Les réquisits en sont l’inspiration414, la
subjectivité, l’originalité ; l'innovation, l'anticipation et l'exception contre la standardisation, l'application
aveugle des règles, l'imitation stérile des poncifs de la tradition. Cette volonté de sortir d'un passé somme
toute plus rassurant ne va pas sans souffrances : l'entre-deux de la génération romantique décrite par Musset
dans le second chapitre de la Confession d’un enfant du siècle n'a rien d'un âge d'or :
« Alors il s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. [...] Trois éléments
partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais
détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ;
devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces
deux mondes... quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la
jeune Amérique [...] ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni
l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on
fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris. [...] Tout ce qui était n’est plus. Tout ce
qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. »415

411
Gautier, Théophile, Préface à Mademoiselle de Maupin, in Romans, contes et nouvelles, pléiade I, Gallimard,
2002 p.230
412
Nathalie Heinich, pour analyser l’évolution historique du statut de l’artiste, raisonne en termes de « régime »,
de « type », de structures plutôt que d’étapes chronologiques bien différenciées, ou de catégories bien définies.
413
Les groupes restent bien sûr flous : il n'y a pas de regroupement formalisés, stabilisés, ritualisés, pas de
programme détaillé figé, pas de bureaucratie : « et l’échec des tentatives de « durcissement » du groupe
surréaliste par André Breton en est bien, a contrario, la preuve » insiste Heinich ( L'Elite artiste, Excellence et
singularité en régime démocratique, Gallimard, nrf, 2005, p. 173 )
414
L'inspiration, chez les modernes, n'est pas quelque chose en plus, qui vient guider l'artiste de l'extérieur ; elle
se définit au contraire en creux, en négatif par rapport à l'habitude, au déjà-vu. L'artiste inspiré est « l'enfant [qui]
voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu'on appelle inspiration ». Et mieux,
l'artiste invite le public à être comme lui – pour reprendre cette fois les termes de Valéry, à retrouver en nous
même cet « enfant qui nous demeure et qui veut toujours voir pour la première fois » (Valéry, Paul, L'homme et
la coquille, in Œuvres I, Gallimard, Pléiade, 1968, p. 891). Dans l'inspiration, tout est nouveau, comme pour
l'enfant ; l'absence de traces préalables, ou la faculté d'oublier ces traces permettent l'admiration (au sens
cartésien de passion pour le nouveau) perpétuelle. On a l'impression de découvrir à chaque instant la vie et le
monde, sans filtre, sans interprétation encombrante.
415
Musset, Alfred de, cité par Heinich, Nathalie, in L'Elite artiste, Excellence et singularité en régime
démocratique, Gallimard, nrf, 2005

117
L'indétermination, selon Pierre Bourdieu, est le maître mot de la jeunesse romantique. La
marginalité, le refus de l’intégration, de la réussite sociale font du romantique une sorte d’anti-héros qui
valorise le désœuvrement, même s'il en pâtit psychologiquement. Le contexte révolutionnaire - autant
politiquement, socialement qu’intellectuellement – encourage la jeunesse à faire le deuil des valeurs
passées et passéistes ; Nathalie Heinich souligne qu'il n’est certainement pas anodin que les romantiques
s’habillent en noir. Avec le tournant romantique, la jeunesse devient, en soi, une valeur, et
« [Cette] jeunesse moderne, [cette] jeunesse romantique est essentiellement rupture,
exigence et perception des mutations radicales. La jeunesse moderne, la jeunesse romantique,
n’est jamais prête, structurellement parlant, à prendre sa place et à recueillir l’héritage ».416

Depuis le romantisme, l'art se définit avant tout par son avant-gardisme : « la beauté est une sorte
de morte, disait justement Valéry. La nouveauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot, toutes les valeurs de
choc l’ont supplantée »417. En privilégiant la provocation, c’est contre les habitudes du public érigées en
critères de la pertinence artistique que la modernité prétend se battre. En effet, parmi les artistes, l’écart se
creuse entre les quelques privilégiés, toujours fidèles à la tradition qu’ils réduisent à ses formes les plus
standardisées, et les nouveaux artistes (les seuls en vérité qui seraient selon eux dignes de ce nom) dont la
production est dépourvue de tout cadre institutionnel et, par suite, de la reconnaissance sociale qu’il peut
offrir. Heinich souligne par ailleurs le parallèle entre les ambitions de l’avant-garde et le prophétisme : sur
le plan politique, ce modèle se traduit par la figure du meneur anarchiste ; sur le plan artistique, par la figure
du génie précurseur, « révolutionnaire par son art et, autant que possible, révolté par la société. Aussi,
quelle qu’en soit la forme, l’excentricité des avant-gardes s’oppose-t-elle à la moralité bourgeoise ».418

A la marge de la sphère artistique, la figure du dandy révèle un esprit de contradiction en partie


similaire à celui de l'artiste419. Le dandy, personnage saillant, se joue des règles ; il veut échapper à tout
conformisme, à toute uniformisation. Sa volonté de se distinguer est la marque d'un mépris envers la
vulgarité ambiante. « Dernier éclat d'héroïsme dans les décadences »420, le dandysme est un autothéisme
extrémiste : il faut être le premier, imposer sa personnalité au monde des salons. Cette individualité forte,

416
Barbéris, Pierre, Le monde de Balzac, cité par Heinich, Nathalie, in L'Elite artiste, Excellence et singularité
en régime démocratique, Gallimard, nrf, 2005, p. 140. On se permet ici de ne pas s'attarder sur la distinction
possible entre modernité et romantisme – leurs définitions demanderaient à elles seules toute une étude ; „il
faudrait, pour s’essayer à définir [le romantisme], avoir perdu tout sentiment de la rigueur ». Cette remarque de
Valéry (Valéry, Paul, « Situation de Baudelaire », Variétés I et II, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002, p. 233) est
aussi valable pour la modernité.
417
Valéry, Paul, Léonard et les philosophes, in Œuvres complètes, I, Gallimard, Pléiade, p. 1240
418
Op. cit., p. 172
419
Montesquiou, dandy par excellence, s'auto proclamait (selon Proust) „souverain des choses transitoires“ : on
voit bien là le lien avec les idéaux de la modernité, si « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent,
la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Baudelaire, Charles, « La Modernité », Le
Peintre de la vie moderne, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1951, p. 884)
420
Baudelaire, Charles, op.cit.

118
singulière fait du dandy un être à mi-chemin entre originalité et excentricité. Le dandy inaugure sans cesse ;
il fait la mode mais ne la suit pas. Il est un véritable spectacle ambulant : on peut penser par exemple à
Brummel, dont la venue était annoncée par avance dans les soirées. On vient voir le dandy comme un
phénomène hors du commun, qui dérange autant qu'il intrigue : Baudelaire parle de son « plaisir
aristocratique de déplaire ». Phénomène anti-chrétien, anti-démocratique (en réaction au « raz-de-marée
démocratique », selon l'expression, là encore, de Baudelaire), le dandysme n'est cependant pas exempt d'un
souci conséquent du regard d'autrui. La soif de reconnaissance sociale lui fait connaître parfaitement les
règles, les habitudes, les codes sociaux pour pouvoir en jouer. L'authenticité ne l'intéresse pas ; il se
dissimule au contraire sous les apparences, le vêtement, l'éloquence pour séduire la société, dont il a donc
plus que besoin pour exister, alors même qu'il la méprise, puisque seul son regard le fait exister comme
dandy : esse est percipi.

3.1/ Bouleverser le regard habituel

L'artiste provoque, volontairement (c'est le cas du dandy) ou sans le vouloir, l'inconfort du public.
Alors que l’art classique se calquait sur les rythmes naturels qui fournissaient des piliers déjà prêts-à-
l'emploi, la modernité vient contrarier au contraire la physiologie, la sensibilité habituelle. Elle déçoit les
attentes du corps, et au delà, les habitudes en général. Ces dernières deviennent les ennemies fondatrices
d'un art tout en discontinuités, en variations subites, en accidents. En musique comme en poésie, les
modernes ne bénéficient pas de l'effet d'incrustation dans les esprits. La sensibilité, en perpétuel décalage,
est prise en porte-à-faux : la règle classique devenue synonyme de banal, la règle moderne est de s’en
éloigner au maximum.421
Mais le succès, et donc l'appréciation du public ne sont pas exclus. 422 L'érudition, la connaissance
de l'histoire de l'art aident, mais ne sont pas pour autant indispensables à l'appréciation de l'œuvre qui
déroute. On a évoqué dans la partie précédente la difficulté, pour le public, à s'abstraire de ses habitudes
perceptives pour juger les œuvres d'art qu'on lui présente. Le créateur se voit le plus souvent contraint
d'obéir aux codes imposés par ces habitudes pour obtenir le succès immédiat. Ce poids des habitudes n'est
donc pas négligeable, mais il faut se garder de généraliser trop hâtivement, et ce à deux niveaux. D'abord,
421
On pourrait bien évidemment prendre maints exemples pré-romantiques : à propos de Gesualdo, Alain
Kremski souligne la volonté du compositeur de sortir du continuum, des habitudes ; Gesualdo est à la recherche
d’une trouvaille rythmique, d’une rupture qui font que l’attention et la vie sont renouvelées sans arrêt.
L'instabilité véhicule aussi un sentiment de liberté, d'énergie chez l'auditeur : « on ne peut pas s’endormir ».
Mais Gesualdo écrit à l’intérieur d’un système, qu'il ne cherche pas à révolutionner, même s'il le pousse à ses
extrêmes conséquences, à ses extrêmes limites. (Kremski, Alain, in Une vie, une Œuvre, émission proposée par
Michel Cazenave, (réalisation Claude Giovannetti émission du 7 mai 2000).
422
D'ailleurs, pour revenir sur les „tubes“, on sait bien qu'on s'en lasse : on s'irrite tôt ou tard de revoir pour la
énième fois un tableau classique, de réentendre un morceau dont on nous rebat les oreilles. Là encore, l'ennui
constitue la preuve a contrario du besoin de nouveauté inhérent à la nature humaine.

119
synchroniquement, certains membres de ce public – critiques perspicaces, spectateurs avertis - ne sont pas
soumis à la fameuse « loi des quinze ans » que Zola mentionne dans ses Écrits sur l'art. Ensuite, au niveau
diachronique cette fois, la loi en question opère effectivement. Le « J'apprends à voir »423, de Rilke
pourrait aussi être prononcé par un public novice. De même que l'artiste « voit » le monde de mieux en
mieux, le public s'ouvre progressivement, à travers les visions des artistes, à chacun des mondes qu'ils
dévoilent. L'art s'apprend : il faut certes fournir un effort considérable pour se défaire des anciennes
perceptions, et pour se faire accueillant aux nouvelles. C'est d'autant plus difficile qu'il faut à chaque fois,
pour chaque artiste, voire chaque période du même artiste, réapprendre une nouvelle langue étrangère,
langue de son style, de sa perception à lui, de son interprétation du réel. Depuis qu' « il s'agit d'être soi »,
selon la formule de Zola, depuis que c'est le prisme de la personnalité artistique, la façon d'interpréter, de
représenter qui importe plus que le choix du sujet, le public est exhorté à adapter son regard à chaque soi
particulier. Mais le temps a bien cette efficacité mystérieuse, soulignée autant par Proust, Daudet, que Zola :
ce dernier parle du devenir de l'art en termes d' « expansion », même si les préjugés du public opèrent un
ralentissement. « Les tempéraments ne meurent pas d'un refus »424 : l'artiste persévère ; il fait donc
confiance au public malgré ses railleries grégaires. « Nous rirons de Manet, mais ce sont nos fils qui
l'adoreront »425. Le rôle de l'artiste et, avec lui, du critique d'art, est donc de réduire le temps pendant et par
lequel la nouvelle toile, le nouveau style originaux sont acceptés, jusqu'au miracle qui convertit le
ricanement en admiration.
« Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du XVIII°
siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein
XIX°, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre
original, l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture,
par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit :
Maintenant, regardez ».426

Un monde nouveau apparaît alors, plutôt qu'une nouvelle facette du même monde ; Proust parle de
re-création perpétuelle du monde à l'arrivée de chaque artiste original. « Tel est l'univers nouveau et
périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un

423
Rilke, Rainer Maria, Les cahiers de Malte Laurids Brigge.
424
Zola, Emile, Écrits sur l'art.
425
Ibid.
426
Proust, Marcel, Du côté de Guermantes, Gallimard, Pléiade. t. 2, p. 327. Une autre version de ce texte se
trouve dans A propos de Morand, nov. 1920, in Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Pléiade, p. 615 : « Quand Renoir
commença de peindre, on ne connaissait pas les choses qu’il montrait. Il est facile de dire aujourd’hui que c’est un peintre du XVIII°
siècle. Mais on omet, en disant cela, le facteur temps, et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIX°, pour que Renoir fût reconnu
grand artiste. Pour y réussir, le peintre original, l’écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement - par leur
peinture, leur littérature - n’est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez. Et voici que le monde,
qui n’a pas été créé une fois, mais l’est aussi souvent que survient un nouvel artiste, nous apparaît - si différent de l’ancien-
parfaitement clair. Nous adorons les femmes de Renoir, Morand ou Giraudoux, dans lesquelles , avant le traitement, nous nous
refusions à voir des femmes. Et nous avons envie de nous promener dans la forêt qui nous avait semblé, le premier jour, tout,
excepté une forêt, et par exemple, une tapisserie de mille nuances où manqueraient justement les nuances des forêts. Tel est l'univers
périssable et nouveau que crée l'artiste et qui durera jusqu'à ce qu'un nouveau survienne »

120
nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux ».427 Le phénoménologique se fait ontologique ; et ce de
deux manières. Diachroniquement, les mondes se succèdent ; mais la pluralité de ces mondes s'observe
aussi de façon synchronique :
« Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et,
autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus
différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini et, bien des siècles après qu'est
éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore
leur rayon spécial ».428

La révolution est toujours à refaire : les yeux du public doivent sans cesse être réopérés d'une
cataracte chronique. Les oculistes que sont les artistes et critiques ne parviennent pas à éviter la
réopacification de la vue. Mais si l’art nous réenferme en quelque sorte à chaque fois, il nous délivre avant
tout : il « rend visible »429 tout en élargissant les perspectives. « Dès qu’une personnalité se produit, la
défaillance et l’effroi nous prennent », mais « ce n’est qu’une affaire d’habitude », 430 conclut Zola. Il faut
de l'habitude pour sortir de l'habitude : l'instrument doit être utilisé contre ce qu'il produit de figé. L'habitude
n'est pas exclue du processus de sortie de la sclérose ; elle peut être condition sous-jacente d'une
indépendance vis-à-vis de toute tendance à l'enfermement. On éduque, et donc on habitue son œil, son
oreille à s'ouvrir à la nouveauté. Il y a ainsi plusieurs niveaux d'habitude, et la dialectique entre eux, que l'on
évoquera plus en détail tout à l'heure, est tout à fait opérante dans le champ artistique. Il faut de la répétition,
du temps pour que les choses finissent par « se tasser », comme dit Léon Daudet.431 Les œuvres nouvelles
finissent par s'incorporer à l'horizon d'attente du public. L'artiste comme le critique d'art sont capables de
seducere, de séduire, guider le public, de le conduire hors des sentiers battus : le peintre original parvient à
« rincer » l'œil des lieux communs visuels, à l'amener à l’écart de ses habitudes. Voilà en somme la
fonction de l'art : il doit détourner le public des chemins prétracés de leur perception coutumière, perception
qui se confond souvent avec celle imposée par une académie conservatrice.
« Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet
univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi
inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. [...]
Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de
l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de
celui que, à chaque minute, quand nous vivons détournés de nous-mêmes, l’amour-propre, la
passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-
dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les
buts pratiques que nous appelons faussement la vie. »432

427
Ibid.
428
Proust, Marcel, Le temps retrouvé, tome III, Pléiade, Gallimard, 1954, p. 895
429
Klee, Paul, „l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible“ (Théorie de l'art moderne)
430
Zola, Emile, Écrits sur l'art.
431
Et, après Daudet, Céline à propos de son éditeur : le style trop dur de l'auteur ne suscite d'abord que
d'indignées exclamations, « et puis, ça se tasse » même si c'est « jusqu'à la prochaine fois » - le prochain livre
déclenchera « le même patakès ».
432
Proust, Marcel, Le temps retrouvé, tome III, Pléiade, Gallimard, 1954, pp. 895-896

121
Le « nous » qu'emploie Proust n'est pas exclusivement celui du public averti : il regroupe tous les
spectateurs potentiels des toiles évoquées. L'art se fait substitut du voyage et par là, rempart contre la
sclérose du quotidien habituel ; comme lui, il fait découvrir, à quiconque prend le temps de regarder, la
diversité du réel. L'art décape nos impressions vraies de toute la couche sclérosée, stérile des constructions
de notre intelligence abstraite, de notre orgueil, de nos passions, de notre tendance au mimétisme. Pour le
spectateur, le lecteur comme pour le créateur, il s'agit grâce à l'art de prendre acte de la multiplicité du réel,
en retrouvant l'authenticité d'un en-deçà spirituel, d'un « moi profond »433 que nos habitudes ont occulté. Le
geste que l'art nous invite à faire est donc double : il s'oriente d'une part vers un extérieur qui révèle ses
diverses facettes à travers des prismes artistiques toujours nouveaux ; d'autre part vers un intérieur434 qui est
appelé à sortir du carcan des habitudes pour s'exprimer, dans l'acte créateur comme dans l'acte de réception.
La réceptivité n'est plus passive ; elle est découverte du moi de l'artiste comme de mon moi intérieur, dans
un effort d'annihilation du moi superficiel, stéréotypé, automatique – à rebours de l'habitude.
A ce dernier niveau, on a vu que deux voies encore se dessinent : la force décapante, abrasive de
l'art s'exerce tant contre les habitudes du quotidien que sur les habitudes perceptives qu'une tradition
impose. Pour illustrer ce procès des clichés mentaux, on peut prendre de multiples exemples, tant dans
l'histoire de l'art que dans les réalisations contemporaines. Le Dogme95 exprime ainsi, en cinéma, la
volonté de lutter contre les superproductions usant et abusant d'artifices, produisant à leur tour, chez le
public, des prédispositions esthétiques formatées. Les blockbusters de l'industrie cinématographique,
américaine notamment, uniformisent le cinéma dans sa création comme dans sa réception. Un peu de la
même façon que la Nouvelle Vague s'opposait à la „Qualité française“, le Dogme s'élève contre la
standardisation, la sclérose du septième Art.435 Lars Von Trier, à l'origine d'un manifeste tout en restrictions,
et non en injonctions, entend décrasser ce dernier de tous les trucages, effets spéciaux et poncifs au profit
d'un minimalisme sans rhétorique : aucun violon ne nous prévient du romantisme de la scène en cours. La
sobriété formelle, le dénuement de films comme Festen436 ou les Idiots437 produisent un effet très
particulier chez le spectateur : en prise avec un réel brut, dépouillés de toute ambition esthétisante438, ils
l'entraînent dans une expérience cinématographique très inhabituelle.
433
Le « moi profond », expression que l'on emprunte ici à Bergson, est aussi celle de Proust (dans Contre Sainte-
Beuve notamment) : les nuances mises de côté, tous deux désignent là l'authenticité d'une personnalité
débarrassée de son moi superficiel ou social.
434
„[L'art] nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’« observer », dont les
apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées.“
Proust, Marcel, Le temps retrouvé, tome III, Pléiade, Gallimard, 1954, p. 896
435
Bresson, que Godard considère comme un inquisiteur, n'avait pas la même approche de la pureté
cinématographique : il s'agit chez lui davantage de mysticisme et d'ascétisme jansénistes.
436
Film de Thomas Vinterberg, 1998.
437
Idioterne, de Lars von Trier, 1998.
438
Au point d'ailleurs que le réalisateur ne se considère plus comme un artiste, tant cette appellation connote un
attachement à un goût particulier. Fin du manifeste : „Mon but suprême est de faire sortir la vérité de mes
personnages et de mes scènes. Je jure de faire cela par tous les moyens disponibles et au prix de mon bon goût
et de toute considérations esthétiques. Et ainsi je fais mon Vœu de Chasteté.“

122
3.2/ Solliciter la participation active du public : l'œuvre ouverte

Les spectateurs peuvent dans une certaine mesure apprécier d'être dérangés par une œuvre d'art -
notamment quand cette œuvre les sollicite. Umberto Eco qualifie ainsi d'ouvertes ces œuvres qui obligent
le public à une attention particulière, active. Apparent oxymore, L'œuvre ouverte439 se révèle finalement
davantage pléonasme :
« L'œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés
qui coexistent en un seul signifiant. [...]
Toute œuvre d'art alors même qu'elle est une forme achevée et close dans sa
perfection d'organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu'elle peut être
interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d'une
œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une
perspective originale. »440

Si l'indétermination était le maître-mot des modernes, elle l'est davantage encore de leurs œuvres.
Umberto Eco passe en revue l’histoire de l’art pour finalement faire apparaître ce second sens de
l’ouverture avec le symbolisme, sens qu’avaient déjà préfiguré le baroque et le romantisme. Les
possibilités interprétatives, s’il a pu y en avoir plusieurs dès le Moyen-Age (sens littéral, allégorique, moral,
anagogique), étaient alors relativement déterminées à l’avance, conditionnées par l’auteur, seul à avoir droit
de contrôle sur le sens de son œuvre. Il s’agissait de règles d'interprétation préétablies et sans réelle
équivoque. Mais la question ne réside pas tant dans un problème de quantité d’interprétations possibles ; le
propos d’Umberto Eco n’est pas de mettre en avant une différence de degrés d’ouverture, qui serait plus ou
moins grande, selon le nombre de lectures qu’on pourrait faire de l'œuvre. C’est bien plutôt une différence
de nature, qualitative qu’il observe : à partir du romantisme et surtout du symbolisme, il s’agit d’un but en
soi, d'un principe de création artistique. La modernité d’un Verlaine ou d’un Baudelaire témoigne de cette
nouvelle conception qui se fait jour. Les affirmations de Mallarmé ne font que les reprendre quand il
affirme que « Nommer un objet c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du
bonheur de deviner peu à peu : le suggérer... Voilà le rêve... »441. Éviter qu'une interprétation unique
s'impose au lecteur devient un impératif essentiel : l'espace blanc, le jeu typographique, la mise en page du
texte poétique contribuent à créer un halo d'indétermination autour du mot, à le charger de suggestions
diverses. Devant Zone, par exemple, d'Apollinaire442, le lecteur devient actif : il prend plaisir à jouer avec
l’indétermination essentielle du langage poétique ; il charge en émotion et en imagination une œuvre
439
Eco, Umberto, L'Oeuvre ouverte, Le Seuil, Points Essais, Paris, 1993. Les sonorités du titre, en italien comme
en français, sont notablement voisines – opera aperta.
440
Op. Cit., p. 17
441
Mallarmé, Stéphane, cité par Eco in Op. Cit., p. 22
442
Apollinaire, Guillaume, Alcools ; l'exemple n'est pas cité par Eco. On peut aussi penser aux poèmes non
ponctués d'Apollinaire, dont le premier serait Vendemiaire, ou à ses calligrammes, qui font de la page un tableau.

123
suggestive, cette fois intentionnellement ouverte à sa libre réaction.
Eco, progressivement, s'oriente vers des œuvres littéraires dont l'ordre de la lecture peut lui-même
varier : lorsqu’on relit Ulysse, de James Joyce, « on peut prendre le récit n'importe où comme si l'on se
trouvait devant quelque chose d'aussi cohérent qu'une ville réelle dans laquelle on pourrait pénétrer de
toute part ».443 Joyce lui-même aurait affirmé avoir travaillé simultanément aux différentes parties de son
livre. Là intervient une liberté du lecteur, encouragée, voulue par l’auteur, qui est celle de lire le livre non
dans un seul sens, imposé, mais de faire faire écho aux différentes parties en les lisant dans l’ordre que l’on
veut, indéfiniment. Plus frappant encore en termes de « mouvement » de l'œuvre, le Livre de Mallarmé
laisse son lecteur libre de permuter (concrètement, manuellement) ses fascicules, d’effectuer des
groupements, et non pas simplement de penser, d’imaginer les diverses combinaisons de son choix. Il n'y a
plus d'enchaînement déterminé ; le lecteur est donc amené a se positionner volontairement au sein d'un
réseau de relations multiples, comme l'auditeur de telle musique à se choisir lui-même „ ses dimensions
d'approche, ses points de repère, son échelle de référence, [à] tendre à utiliser simultanément le plus grand
nombre d'échelles et de dimensions possibles, [à] dynamiser, [à] multiplier, [à] écarquiller à l'extrême ses
instruments de saisie ».444 L’interprétation de l'œuvre d’art est le lieu de ce changement radical qui fait
progressivement passer l’ « ouverture » du statut de fait inévitable et non délibéré, au statut de principe de
création qui sollicite non plus seulement l’attention, mais l’activité du spectateur, du lecteur. Ainsi, en
musique, l’interprète « consommateur-spectateur » va avoir le même rôle que l’interprète « exécutant-
acteur », celui qui joue : les deux modalités de l’interprétation se rejoignent.
Eco s'approche donc peu à peu d'une conception de l’ouverture plus pointue : il s’agit de l'œuvre
ouverte « en mouvement ». On quitte ainsi le plan de la suggestion indéfinie, infinie et de la sollicitation
émotive pour passer à « une catégorie plus restreinte de créations, susceptibles d'assumer des structures
imprévues et matériellement inachevées ».445 Il y a refus de faire coïncider une exécution quelconque de
l'œuvre avec sa définition ultime : l'œuvre ne s’épuise pas dans ses différentes exécutions, qui sont autant
de réalisations complémentaires.446
443
Wilson, Edmund, cité par Eco, in L'Oeuvre ouverte, Le Seuil, Points Essais, Paris, 1993
444
Pousseur, cité par Eco in op. Cit., p. 24, à propos de musique sérielle post-dodécaphoniste.
445
Eco clarifie la distinction essentielle entre les deux niveaux d’ouverture intentionnelle : « Du baroque au
symbolisme, il s'agit toujours d'une « ouverture » basée sur une collaboration théorétique, mentale, du lecteur
qui doit interpréter librement un fait esthétique déjà organisé et doué d'une structure donnée (même si cette
structure doit permettre une infinité d'interprétations). Dans une oeuvre comme les Scambi de Pousseur, en
revanche, le lecteur-exécutant organise et structure le discours musical, dans une collaboration quasi matérielle
avec l'auteur. Il contribue à faire l'oeuvre. » (op. Cit., p. 25)
446
Dans le domaine des arts plastiques, Eco fait allusion aux Mobiles de Calder, structures qui ont le pouvoir de
se déplacer dans l'air et d'y adopter diverses compositions, engendrant continuellement leur propre espace et
leurs propres dimensions. On peut aussi penser on peut penser à l'une des installations de l’exposition
permanente au CAPC de Bordeaux (2è étage) : il s’agit de grands canapés ronds, sans accoudoirs ni dossiers,
montés sur roulettes. Il n’y a oeuvre « complète » qu’aux moments où les spectateurs s’assoient, utilisent
l’oeuvre. Les installations d’Annette Messager illustrent encore un type d'oeuvres, non pas à mouvoir, mais dans
lesquelles ils faut se mouvoir, qu’il faut traverser (mythologies personnelles).

124
L’ouverture de l'œuvre d’art peut revêtir plusieurs modalités, et divers degrés d’intensité,
d’importance dans la définition de l’art. L'œuvre est toujours une expression de l'indéfini, en ce sens qu’elle
est ouverte à des réactions et à des interprétations toujours nouvelles ; il y a toujours, dans tous les arts, pour
reprendre les termes de Baudelaire, « une lacune (laissée plus ou moins volontairement) à compléter par
l'imagination » du spectateur, du lecteur, de l’auditeur.447 Suivant la nature et l'importance de ce vide, le
spectateur, lecteur, auditeur est plus ou moins vivement sollicité à prendre part au processus créatif, et à
vivre ainsi une expérience artistique qui le transporte loin des chemins habituels. Au sujet de l'oeuvre de
Brecht, Eco note que la « solution » du drame « doit naître d'une prise de conscience du public ».
L'ouverture devient, selon Eco, « instrument de pédagogie révolutionnaire ».448
Nombreuses sont les théories de l'art qui insistent sur la participation du spectateur au faire-œuvre -
non pas seulement en droit, mais aussi de fait. Nous retiendrons pour finir la description par Garcia Lorca
de l'expérience esthétique du duende449: l'accent n'est plus porté sur l'asymétrie artiste/public (où seul
l'artiste échappe, du moins momentanément, à la sclérose), mais au contraire sur une confluence des
ressentis tant du côté de la création que de celui de la réception - qui peuvent d'ailleurs coïncider en la
même personne. Le dictionnaire de la langue espagnole,450 donne deux définitions du mot duende.
D'abord, il note que ce dernier dérive de dueño dans l'expression « dueño de la casa » : « maître de la
maison », le duende est une sorte de démon, d'esprit follet qui s'immisce dans l'intimité de certains foyers,
et y introduit le désordre. Le second sens du terme est rattaché à la culture andalouse : le duende désigne
une sorte de charme indicible que dévoile parfois la grâce des danseurs de flamenco. « Les grands artistes
du sud de l’Espagne, gitans ou flamencos, [...] savent que nulle émotion n’est possible sans la venue du
duende ».451. Il se dévoile à travers une sorte de transe, d'embrasement, lors d'une connivence totale du
soliste avec son entourage chantant et dansant. Sa présence forte est pourtant impossible à réifier, à fixer.
Par extension, le duende renvoie à une facette de notre expérience ordinairement passée sous silence,
voilée par la sclérose du quotidien. Il se traduit par un sentiment original, à chaque fois nouveau, 452 corporel
et psychique à la fois, devant une sorte de présence magique - vécue comme manifestation divine par
certains croyants.

447
Remarque : on trouve dans l’esquisse une forme d’ouverture autre qui renvoie au possible, à la promesse, à
l’imminence ; il ne s’agit plus de faire gloser le public, ni de lui faire achever physiquement l'œuvre, mais de
stimuler l'imagination dans une sorte d’érotique du presque, du frôlement. Cette imagination, toute
désintellectualisée cette fois, se glisse dans le vide laissé là pour elle. Contre des œuvres qui paraissent trop
figées, glacées, trop fermées, on est ici face à un fort pouvoir de suggestion émotive.
448
Op. Cit., p. 25
449
Garcia Lorca, Federico, Théorie et jeu du duende, in Œuvres complètes, Tome I, Pléiade, Gallimard, Paris,
1981
450
Diccionario de la lengua espanola, Real Academia Espanola, 1972
451
Garcia Lorca, Federico, Théorie et jeu du duende, in Œuvres complètes, Tome I, Pléiade, Gallimard, Paris,
1981
452
Le duende « ne se répète jamais, pas plus que ne se répètent les formes de la mer sous la bourrasque. » in op.
cit., p. 929

125
Le duende marque ainsi l'avènement d'une expérience esthétique très forte, qui diffère à chaque
fois, dans laquelle le spectateur présent se fait participant, sentant et communiquant cette effervescence
indicible née de l'art. Le duende est incarné : il n'existe pas sans un corps à habiter. Aussi « tous les arts
sont susceptibles de duende, mais là où il se déploie le plus librement, c'est, naturellement, dans la
musique, dans la danse et dans la poésie déclamée, parce que ses arts ont besoin d'un corps vivant qui les
interprète ». Cependant, le duende ne s'arrête pas aux limites d'un corps « émetteur », de même qu'il n'a
pas les contours d'une œuvre d'art, son aspect fini, fixé - toute « ouverte » qu'on puisse qualifier cette
œuvre. « Le duende est pouvoir et non œuvre, combat et non pensée »; il est rayonnement sans limites
définies, expérience phénoménale universelle : potentiellement présent dans tous les arts, et perceptible par
tous : « lorsque cette évasion s'accomplit, tout le monde en ressent les effets : l'initié qui admire comme le
style triomphe d'une matière pauvre, et le profane qui éprouve confusément une émotion authentique »453.
Garcia Lorca insiste sur l'indépendance du duende vis-à-vis de toute théorie sur l'art, de toute connaissance
rationnelle : « pour [le] chercher, il ne faut ni carte, ni ascèse ».454
Ainsi, le duende donne à voir « non point les formes, mais la moelle des formes », et à ce titre, il
ne se contemple pas, il se ressent : « c'est dans les ultimes demeures du sang qu'il faut le réveiller ». Le
duende bouleverse les catégories cartésiennes d'intérieur et d'extérieur : il diffère de l'ange – que Garcia
Lorca associe à l'Italie - ou de la muse – associée à l'Allemagne, figures classiques de l'inspiration qui
« viennent du dehors ». L'Espagne est plus propre à l'expression du duende : pays de musique et de danse
millénaires, ouvert sur la mort,455 elle en est constamment animée. Insaisissable, le duende renvoie à un
moment privilégié de fuite hors de la raideur, de la fixité routinières :il fait sortir celui qui le ressent de ses
habitudes, gonds froids autour desquels pivote son existence ensommeillée.

L'œuvre d'art, on l'a vu, peut être comprise comme clé qui ouvre le sujet-spectateur d'une part à lui-
même, à la diversité de ses possibles, d'autre part à d'autres vérités, extérieures cette fois à l’individu : vers
la « vérité multiple de la vie », selon la formule de Georges Bataille. L'œuvre a un statut révélateur : en
nous désolidarisant d’un réel prosaïque régi par l'habitude, elle nous ouvre un espace ; elle inaugure une
dimension. L'art « lave l'âme de la poussière du quotidien »456 ; il délivre de la routine pour nous
transporter vers un univers supérieur. La musique illustre parfaitement ce sentiment englobant, analogue au
sublime en ce que l’homme se sent emporté, embrassé par un monde en rupture avec le rythme ordinaire
453
Garcia Lorca, Federico, Théorie et jeu du duende, in Œuvres complètes, Tome I, Pléiade, Gallimard, Paris,
1981
454
Goethe, à propos de Paganini, aurait défini (selon Garcia Lorca) le duende comme un « pouvoir mystérieux
que tous ressentent et que nul philosophe n’explique ». « Ce n’est pas une question de faculté, mais de véritable
style vivant, c’est dire de sang ; c’est à dire de culture antique, de création en acte. » (Op. cit., p. 922)
455
En Espagne, les défunts sont visibles pendant plusieurs jours après leur mort ; le rideau est laissé ouvert,
précise Garcia Lorca. Or « Le duende [aime] les blessures, le bord des gouffres ».
456
Formule de Picasso.

126
des habitudes quotidiennes.
Le problème de l'indécision a été évoqué, comme caractéristique d'un tempérament artistique se
sentant voué au dépassement perpétuel de soi, voué à éprouver toutes les sensations, à découvrir et à
assimiler tous les horizons. Aussi redoutable que l'habitude, l'obstination ou la paresse, l'indécision nous fait
ressentir chaque expérience comme un appel ; Don Juan de l’existence, l'homme assailli par la conscience
aigüe de la variété des possibles qui s'offrent à lui se disperse, ou ne se voue à rien de peur de délaisser en
choisissant. Si on ne renonce à rien, on ne préfère rien, on ne fait rien, on n'est rien. À quoi bon être libre
pour rien ? Le choix libère, sous réserve que je reste maître de ce choix, qu'il ne se fasse pas tyran habituel.
« Les rives empêchent le fleuve de finir en marécage. Les rives sont la chance du fleuve. De même,
l'engagement [et, pourrait-on ajouter, l'engagement qui nous fait suivre certaines habitudes que l'on s'est
données, pour ne pas dire fixées] est la chance de la liberté »457. Le choix construit des frontières, il
détermine ; mais loin d'enfermer ou d'appauvrir le sujet, il génère une puissance créatrice qui lui permet de
se dépasser. L'alternative ne se limite pas à fossilisation du spirituel par l'habitude d'un côté, et paralysie de
l'irrésolution de l'autre : plutôt que de fuir devant le risque de se donner une essence, de se définir, il s'agit
de trouver ou conserver des habitudes, conscientes, qui seraient non plus alliées de la sclérose, mais garde-
fous contre elle. Le « recyclage » du regard, du jugement, du goût, des idées peut, doit passer par une
curiosité que ne doivent pas gêner les routines, mais il n'est aucunement exclu, bien au contraire, qu'il faille
faire de la place à certaines habitudes au statut bien particulier, pour permettre cette curiosité même.

4/ L'habitude : appui pour sortir des routines

L'abandon d'une habitude suppose vraisemblablement qu'une autre prenne sa place. La


puissance de la volonté parvient certes à s'exercer sur celle de l'habitude (même si c'est de
façon très occasionnelle), et les rares exceptions, les rares brisures dans la chaîne continue de
cette dernière suffisent à démentir une emprise absolue de celle-ci. Mais la rupture n'est en
fait qu'une habituation à autre chose ; une habitude en germe, donc. Epictète souligne ainsi le
poids déterminant de l'acte inaugurateur de l'habitude. Il va donc falloir choisir attentivement
les habitudes qui nous semblent être les meilleures : « En général, si vous voulez créer quelque
habitude, pratiquez ; si vous voulez ne plus l'avoir, cessez de pratiquer et habituez-vous plutôt à une autre
pratique qui remplace la première ».458 On soigne la mauvaise habitude par la bonne : on ne se déshabitue

457
Réponse de M. Jacques de Bourbon Busset au discours de M. José Cabanis, au sujet de la formule de Gide
(« choisir, c'est renoncer ») voir :
http://academiefrançaise.fr/Immortels/discours_reponses/bourbon_busset2.html
458
Épictète, Entretiens, Les Stoïciens, II XVIII, p.929, Bibliothèque de la Pléiade, nrf Gallimard, 1962

127
de tel comportement qu'en s'habituant à un autre.459 Il n'importe pas tant de s'orienter vers les habitudes
bonnes moralement - là n'est pas notre propos, que de tendre à développer celles qui permettraient de ne
pas s'enfermer dans la routine. On a mentionné, dans cette perspective, les deux types d'habitude présents
dans l'expression « l'habitude de ne pas prendre d'habitudes ». La seule habitude que préconise Rousseau
dans l'éducation est encore une habitude : en effet, de même que la souplesse se travaille, il faut s'habituer,
d'une part, à reconsidérer son vécu sous une grande variété d'éclairages, à interpréter les expériences
passées et vivre les choses présentes, les plus anodines, pleinement, en écartant le voile d'oubli avec lequel
l'habitude tend à les recouvrir.460 On peut d'autre part s'habituer, si la sensation d'aliénation ou de sclérose
subsiste, à de fréquentes variations d'environnement. Le goût de la diversité n'est lui aussi que question
d'accoutumance. Ainsi l'Empereur Hadrien par exemple, qui s'exerce, s'habitue à ne pas prendre
d'habitudes grâce au voyage :
« Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. […] Peu d’hommes
aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans
cesse donnée à tous les préjugés. Mais je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes.
J’appréciais la profondeur délicieuse des lits, mais aussi le contact et l’odeur de la terre nue,
les inégalités de chaque segment de la circonférence du monde. J’étais fait à la variété des
nourritures, gruau britannique ou pastèque africaine. Il m’arriva un jour de goûter au gibier
à demi pourri qui fait les délices de certaines peuplades germaniques : j’en vomis, mais
l’expérience fut tentée. »461

Yourcenar souligne l'indépendance, l'autonomie qui vont de pair avec l'exercice de la diversité ;
l'aisance en toute situation se travaille, l'adaptabilité est le fruit d'un exercice. La différence avec l'habitude
qui débouche sur l'univocité appauvrissante réside d'abord dans son origine répétitive, ressassante, qui
attache à la pratique habituelle en question, alors que l'habitude de la diversité, en se construisant contre la
redondance, détache, affranchit de toute claustration routinière. C'est la crainte de ne plus être maître de soi
qui pousse à cet exercice de la diversité, et ce dans tous les domaines462.
Il ne faut pas négliger les conditions requises pour pouvoir prendre l'habitude du changement :
l'Hadrien de Yourcenar ne se voyait retenu par aucune obligation familiale. Cet avantage considérable lui a
permis de devenir cet « Ulysse sans autre Ithaque qu'intérieure » qui, « Étranger partout, [ne se sentait]

459
La psychologie comportementale envisage dans cette perspective non plus de chercher les origines du mal
être, mais de changer les habitudes des personnes souffrantes. Il faut substituer à l'ancien comportement un
nouveau, en passant par des exercices graduels pour surmonter certaines phobies, ou en imposant des habitudes
de vie bien réglées, quasi-rituelles.
460
Gide parle ainsi de s'habituer à apprécier la richesse des multiples sensations qui nous affectent, et par là, la
diversité de notre moi :« Et je pris ainsi l’habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie,
isolée ; pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur, de sorte que je ne me reconnaissais
plus dès le plus récent souvenir. » (Gide, André, Les nourritures terrestres, Folio, 1997 , p. 45). Sans que nos
vécus soient exceptionnels, le regard exercé que l'on porte rétrospectivement ou simultanément sur eux peut les
laver de toute la grisaille routinière.
461
Yourcenar, Marguerite, Mémoires d'Hadrien, Gallimard, 1988, Paris, pp. 130-131
462
« Fort décidé dans mes préférences en amour, je craignais même là les routines. [...] je veillais à ce que mes
mouvements restassent libres, mon abord facile » (op.cit., p. 131)

128
particulièrement isolé nulle part ».463 Certains types de personnalités, de vécus, sont donc davantage
prédisposés que d'autres, du fait de leur environnement, de leur histoire, à résister à la sclérose des
habitudes. Mais la volonté peut toujours, en dépit de données de départ désavantageuses, amener l'homme
à s'insurger contre la loi des routines. L'exemple - pris par Descartes dans l'article cinquante des Passions
de l'âme - du chien de chasse dressé non plus pour courir derrière la perdrix, et s'enfuir au coup de feu, mais
au contraire pour s'arrêter lorsqu'il voit la proie, et attendre le signal pour s'élancer et retrouver la bête,
renvoie certes à l'idée d'un dressage imposé du dehors, et peut en ce sens prêter à confusion. Mais à mieux
y regarder, c'est bien d'un entraînement à la maîtrise de soi que parle le philosophe : l'homme est invité non
pas à se faire dresser par autrui, mais à se choisir lui-même, par la force de son propre esprit, contre le
pouvoir aliénant des penchants d'origine corporelle que sont les habitudes.464 Dans la même optique, on
pourrait parler d'habitude de la raison, qui s'élèverait justement contre les préjugés faits habitudes. Ainsi
pour Pierre, dans Lourdes que nous évoquions plus haut, « il n’aurait fallu développer, chez l’homme et
surtout chez l’enfant, que l’habitude de l’effort personnel et le courage de la vérité, au risque d’y perdre
l’illusion, la divine consolatrice ». 465
On peut imaginer d'autres cas de figure où l'habitude n'est plus obstacle mais condition du
changement : lorsqu'il s'agit d'innovation radicale dans un domaine, scientifique ou artistique par exemple,
le fait d'être d'un autre métier, et donc d'être empreint d'habitudes d'un tout autre champ d'activités, peut se
révéler fructueux pour le domaine étranger qui vers lequel on se porte. On peut par exemple penser à
Céline, dont le regard de médecin a été générateur d'une grande originalité esthétique : les habitudes du
métier lui ont permis de proposer une littérature décapée de tout ses poncifs narratifs. Pasteur était chimiste
cristallographe ; ses compétences étrangères, extérieures, formées autrement que celles des médecins,
auront sans doute contribué à ses innovantes découvertes thérapeutiques.
Mais plus généralement, on voudrait insister dans cette partie sur un type d'habitude qui n'a pas
encore été assez souligné, à savoir ce que l'on pourrait appeler l'habitude-socle, ou l'habitude comme
moyen sans lequel toute émancipation spirituelle serait impossible. Il ne s'agit pas seulement, ici, d'opposer
les habitudes du corps à celles de l'esprit, en valorisant les premières pour l'émancipation de ce dernier.
Ainsi M. Teste est homme d'habitudes, mais son quotidien routinier est nécessaire à sa vivacité d'esprit.466
463
« Et c’est alors que je m’aperçus de l’avantage qu’il y a à être un homme nouveau, et un homme seul, fort
peu marié, sans enfants, et presque sans ancêtres, Ulysse sans autre Ithaque qu’intérieure. Il faut ici faire un
aveu que je n’ai fait à personne : je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à aucun lieu, pas
même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome. Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé
nulle part. » (op.cit., p. 131)
464
« Car, puisqu’on peut avec un peu d’industrie changer les mouvements du cerveau dans les animaux
dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes ; et que ceux même qui ont les
plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions si on employait assez
d’industrie à les dresser et à les conduire. »
465
Ibid. On retrouve là encore l'habitude comme moyen de sortie de l'illusion, de la paralysie de l'esprit
superstitieux. On y reviendra bientôt.
466
Dans Monsieur Teste, et plus précisément dans la partie intitulée « lettre de Madame Emilie Teste », la femme

129
Nous concentrerons plutôt notre réflexion sur la possibilité d'une hiérarchisation des habitudes mentales,
psychologiques, même si nous n'exclurons pas l'analogie avec des habitudes d'ordre corporel.

L'automatisme émancipateur

Jacques Leplat, dans un article intitulé Les automatismes dans l'activité : pour une réhabilitation et
un bon usage, part du constat, qui a été aussi le nôtre jusqu'ici, que la notion d'automatisme est souvent
dénigrée dans l'analyse de l'activité (en ergonomie ou psychologie du travail notamment). Les
automatismes sont perçus « comme sources d'erreurs, de sclérose, d'obstacles à l'acquisition »467; ils ont
« tendance à être considéré[s] comme une forme d'activité inférieure, machinale, dépourvue
d'intelligence. [Ils sont] même parfois vu[s] comme un trait d'animalité chez l'homme »468. Leplat cite
notamment Ravaisson et Pierre Janet, – dont la thèse, présentée en 1889, s'intitule L'automatisme
psychologique. Janet oppose l'automatisme, comme « activité qui tend à conserver et à répéter » à
« l'activité qui synthétise, qui organise les phénomènes du présent » : « la diminution de l'activité de
synthèse actuelle, affaiblissement marqué par toutes sortes de symptômes, [...] permet le développement
exagéré de l'automatisme ancien »469.
Dépréciée parce que traditionnellement opposée à l'activité spirituelle inventive, féconde,
l'habitude est pourtant, à mieux y regarder, plus que conciliable avec cette activité ; elle lui est nécessaire.
D'abord, soulignons le caractère équivoque de la notion de répétition, et par suite, de celle d'habitude.
« Il y a contradiction entre l'idée de répétition, au sens rigoureux de répétition du
même acte, et l'idée d'acquisition d'une façon d'agir nouvelle. Si on répétait toujours le même
acte, il n'y aurait pas de changement, on n'apprendrait jamais rien. C'est parce qu'on ne se
borne pas à reproduire qu'on apprend, qu'on progresse, qu'on s'adapte ».470

C'est seulement après un certain nombre de répétitions que « l'acte s'est stabilisé et la répétition
semble devenir réelle. Une confusion s'établit facilement entre les répétitions réelles de l'acte appris et les
pseudo-répétitions qui ont servi à l'apprendre »471. On pourrait avancer que l'habitude, au sens de
Guillaume, tend vers l'automatisme à mesure qu'elle se stabilise - Leplat parle ainsi d'inhibition proactive

du penseur décrit ainsi leur couple : «Notre vie est toujours celle que vous connaissez : la mienne, nulle et utile ;
la sienne, toute en habitudes et en absence […] même ses manies font réfléchir ». (Monsieur Teste, l’Imaginaire
Gallimard, 2004, pp. 38-39). On pourrait multiplier les exemples, avec entre autres le célèbre quotidien très réglé
de Kant.
467
Leplat, Jacques, Les automatismes dans l'activité : pour une réhabilitation et un bon usage, 2005, in
http://www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
468
Ibid.
469
Janet, Pierre, L'automatisme psychologique. Paris: Alcan, 4° édition, 1973 / 1886, p. 12, cité par Leplat,
Jacques, in http://www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
470
Guillaume, Paul, La formation des habitudes, Paris, PUF, 1947, p. 18, cité par Leplat, in
http://www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
471
Op.cit., p. 19

130
quand la présence d'un automatisme constitue un obstacle pour l'acquisition d'une nouvelle habitude. Mais
l'habitude automatisée ne doit pas occulter l'existence de l'habitude-adaptation, de l'acte d'acquisition.
L'homme d'habitude a du mal à s'habituer, à s'adapter à des situations dont il n'a pas l'habitude,
précisément ; il fait difficilement l'effort de corps et d'esprit pour contracter une nouvelle habitude. « Je
suis homme à habitudes, disait Valéry ; les adaptations m'assassinent »472. Or les habitudes toutes faites,
déterminantes, sont pourtant le fruit d'un « s'habituer à », d'une accoutumance progressive.
Plutôt donc que de se concentrer sur les conséquences néfastes de l'automatisme (que Leplat
associe tout au long de son article à l'habitude), penchons-nous en premier lieu sur leurs modalités
d'acquisition. D'abord, certaines habitudes peuvent être très éphémères : elles apparaissent promptement,
dans certaines situations particulières, pour disparaître sitôt que ces situations cèdent la place à d'autres.
Ensuite et surtout, il faut bien comprendre que l'habitude quant à elle assimilée, durablement installée, n'est
pas nécessairement née d'une imprégnation indifférente à l'usage qui en sera fait : Wallon parle ainsi d'
« électivité progressive »473 : un automatisme met en œuvre une stratégie liée à l'action envisagée : il
combine divers éléments sélectionnés dans différents ensembles déjà formés, éléments qu'il s'agit donc de
détacher de leurs ensembles d'origine pour une nouvelle association spécifique.
« Acquérir un automatisme, ce n'est pas enchaîner dans un ordre invariable des
gestes sélectionnés une fois pour toutes. C'est en un sens faire exactement l'inverse. C'est
dissoudre des blocs préexistants de mouvements afin de n'utiliser que les combinaisons
requises par l'acte en cours d'exécution [...]. Les syncinésies doivent être dissociées, les gestes
superflus ou gênants inhibés. Que les automatismes soient naturels, comme la marche et la
préhension, ou qu'ils répondent à des techniques apprises, comme la danse, l'écriture, le jeu
de pianiste, leur agilité est toujours liée au pouvoir de supprimer toutes les contractions
parasites »474 .

Wallon pointe ici - sans vraiment la relever - la différence entre automatismes naturels, ou acquis
par imprégnation inconsciente, et automatismes contrôlés (« techniques apprises »), acquis
intentionnellement, comme dans les formations scolaires, professionnelles. Or si l'on peut clairement les
dissocier dans le langage, dans les faits au contraire, ces deux composantes de l'activité sont articulées entre
elles. Leplat cite Norman dans ce sens : « Ces deux modes de cognition [par l'expérience incontrôlée, par
l'automatisme ; et par la réflexion, le contrôle conscient] ne capturent pas le tout de la pensée, ni ne sont
complètement indépendants : il est possible d'en avoir un mélange, profitant du mode à base d'expérience

472
Valéry, Paul, Lettre à Pierre Louÿs du 24 juin 1918, Pléiade, p. 1393. Tout se passe comme si les habitudes qui
font l'homme d'habitudes avaient toujours été déjà là. On comprend, ici encore, combien le facteur vieillesse
importe : on a contracté facilement les premières habitudes dans la jeunesse ; l'adaptation n'est vécue comme un
effort que bien plus tard, et ces premières habitudes se sont fait caractère quasi-immuable.
473
Wallon, Henri, La vie mentale, Editions sociales, 1982 / 1938, cité par Leplat, Jacques, in
http://www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
474
Op.cit, p. 235 (Une syncinésie est la contraction involontaire d'un muscle ou d'un groupe de muscles
apparaissant alors qu'un autre mouvement volontaire ou réflexe est effectué)

131
tout en réfléchissant simultanément sur lui »475. Il ne s'agit donc pas de déclarer le mode réfléchi, contrôlé
plus estimable que le mode automatique ; ils se complètent l'un l'autre, et leurs fonctions, qui diffèrent, sont
indispensables les unes aux autres - le danger est qu'ils soient employés l'un pour l'autre.
L'approche ergonomique sur laquelle nous nous appuyons met en avant le profit que l'on peut tirer
d'une des composantes pour l'autre ; l'utilité de l'habitude-automatisme pour le développement des facultés
mentales actives. Leplat évoque d'abord les automatismes corporels, mais ses remarques sont tout à fait
valables pour ce qui est des habitudes de l'esprit. On a mentionné en introduction deux définitions de
l'habileté476 : celle du corps et celle de l'intellect. On a décrit l'habileté du corps comme perfectible avec
l'habitude ; on a souligné en revanche la fonction appauvrissante que cette dernière exerçait sur l'esprit, le
rendant, selon l'expression de Nietzsche, « plus malhabile » - l'habileté a ici le sens de flexibilité, de
plasticité, et non plus le sens, plus commun et associé au corps, de savoir-faire tendant au mécanisme. Or,
en nous attachant ici à envisager la possibilité d'une dialectique entre habitude et désengourdissement
mentaux, on réhabilite cette habitude comme condition de la libération et, à terme, du progrès de l'esprit.
L'habitude - automatisme ne nécessite plus aucun effort mental (Leplat parle d'absence de « charge
mentale ») ; aucune astreinte attentionnelle, et aucun contrôle intentionnel. Elle résiste aux facteurs
perturbateurs ; sous le signe de la continuation ininterrompue, elle a tendance à se dérouler jusqu'à son
terme dans une relative indépendance à l'égard de l'environnement. Leplat évoque ainsi les principes
d'indivisibilité477 et d'autonomie : l'habitude automatisée n'a pas besoin d'intention pour guider son
déroulement. Cette cécité relative peut certes lui être reprochée : elle peut être à l'origine d'erreurs en tant
qu'elle témoignerait d'un manque d'adaptabilité. Mais son autonomie permet de fait celle du sujet :
« l'acquisition d'automatismes est indissociable d'une stratégie d'autonomisation »478, affirme Lelong, qui
a notamment étudié l'initiation de particuliers à l'usage de l'Internet. « On arrive plus ou moins à se
débrouiller quand on a appris par soi-même »479, constate un internaute en herbe : il s'agit d'intérioriser des
compétences, d'en faire des automatismes, précisément, qui ne nécessitent le recours de personne, pas
même de notre propre conscience. Les automatismes « autonomisent » en ce qu'ils rendent disponibles
pour progresser vers l'étape supérieure. Les acquis ne nécessitent plus de concentration ; ils sont ces
« unités d'activité toute prêtes, immédiatement exploitables, sans recours à la conscience sauf parfois pour

475
Norman, Donald. A., Things that make us smart. Reading, Massachusetts: Addison-Wesley, 1993, p. 16, cité
par Leplat, Jacques, in http://www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
476
En référence à la formule de Nietzsche : « Toute habitude rend notre main plus spirituelle et notre esprit plus
malhabile », citée en introduction. (Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, in Œuvres II, Robert Laffont - Bouquins,
1990, p. 159)
477
Les automatismes sont sensibles en fait à un type de perturbation : l'interruption forcée en cours d'exécution.
Cette dernière devra le plus souvent être recommencée depuis le début.
478
Lelong, Benoît, Savoir-faire technique et lien social, 2002, in C. Chauviré, & A. Ogien (Eds.), La régularité
(pp. 267-292). Paris, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 281
479
Ibid.

132
leur déclenchement ».480 Ces opérations machinales, qui se sont faites instinctives, sont au fondement d'une
activité cérébrale plus fine, plus profonde :
« Elles représentent un niveau élevé de disponibilité cérébrale. On ne peut, en effet,
imaginer ni un comportement opératoire qui exigerait une complète lucidité, ni un
comportement totalement conditionné qui ne la ferait jamais intervenir ; l'un parce qu'il
aboutirait à réinventer le moindre geste, l'autre parce qu'il correspondrait à un niveau
complètement pré-conditionné et par conséquent inhumain. ».481

Les automatismes se font donc support indispensable à l'acquisition de compétences supérieures.


« Plus nombreux seront les détails de notre vie quotidienne qui pourront être confiés à la garde
d'automatismes économes d'effort, plus les capacités supérieures de notre esprit seront libérées pour leur
propre travail »482 : James fait ici allusion aux automatismes de notre vie quotidienne, certes, mais on peut
y ajouter ceux qui nous aident à être plus précis, subtils pour le travail de réflexion, de critique, d'analyse du
scientifique par exemple, ou même pour la créativité de l'écrivain. L'art de poser un problème, la maîtrise
d'un large vocabulaire sont autant d'habitudes fort utiles au cheminement d'une pensée en progrès. C'est par
la mise en œuvre et l'articulation des deux modes de fonctionnement cognitif - contrôlé et automatique -
que l'on pourra tendre au maximum d'efficacité, et à davantage de liberté pour l'esprit.
Leplat invite enfin à la vigilance : certaines mesures sont utiles pour éviter tout raidissement des
habitudes, toute fermeture dans un champ trop étroit. Il parle notamment des bénéfices à tirer de la
variabilité introduite dans le travail. « La répétition sous variation [...] s'avérerait alors comme un antidote
de la sclérose des automatismes »483. Il faut donc élargir les tâches, les activités intellectuelles, et pouvoir
effectuer un retour critique sur elles (Leplat parle d' « entretenir la justification cognitive de l'action, c'est-à-
dire les connaissances sous-jacentes à la conception et aux modalités d'exécution »484). Il faut aussi
« trouver un compromis acceptable » entre les avantages et les inconvénients des automatismes : il faut
pouvoir profiter de ceux-ci sans s'y enfermer. L'habitude, de fait, s'intègre progressivement à l'activité, en la
transformant et en se transformant : « un automatisme vit à l'intérieur de l'activité avec laquelle il est dans
une relation dialectique : son développement modifie l'activité en même temps qu'il est conditionné par
elle »485. Qu'une large part de l'activité soit régie par l'automatisme n'est pas un problème en soi : au
contraire, la concentration sur la « fine pointe » de l'activité n'en est que plus efficace. Une bonne

480
Leplat, Jacques, Les automatismes dans l'activité : pour une réhabilitation et un bon usage, 2005, in
http://www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
481
Leroi-Gourhan, André, Le geste et la parole. La mémoire et ses rythmes, 1965, Paris: Albin Michel, p. 29, cité
in Leplat, Jacques, http://www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
482
James , William, cité par Schneider, W., & Chein J.M. (2003). Controlled and automatic processing:
behavior, theory, and biological mechanisms. Cognitive Science, 27, 2003, p. 555, cité in Leplat, Jacques, http://
www.activites.org/v2n2/html/leplat.html
483
Ibid. Plus loin : „La surautomatisation constitue un facteur de sclérose et surtout un obstacle à tout
élargissement ».
484
Ibid.
485
Ibid.

133
éducation, une bonne formation permettent justement de déléguer les tâches subsidiaires, et donc de s'en
détacher. Les actions contrôlées, qui nécessitent un effort d'attention accapareur, doivent se transformer de
degré en degré en automatismes à la condition sine qua non que cette transformation se fasse en vue d'un
accès aux degrés supérieurs de la pensée.
Les recherches scientifiques à ce sujet - plus spécifiquement celles des neurosciences – adoptent
un point de vue similaire en distinguant deux grands types de comportement486. D'abord les
comportements automatiques, qualifiés aussi de réflexes et routiniers, qui sont stables : le stimulus, le
contexte et la réponse obéissent à une règle quasi-immuable. Ils sont nés d'un apprentissage, d'un
conditionnement qui les rend la plupart du temps absents à la conscience, et donc difficile à perdre : ils
s'effectuent sur le mode du « pilote automatique », de l'immédiateté perceptive, passive. Mais ces
automatismes permettent de libérer de l'énergie pour le comportement volontaire. Ce second type de
comportement regroupe tous les actes élaborés, planifiés ; hautement adaptatifs, ils mettent en jeu des
fonctions cognitives en s'appuyant sur le comportement automatique. Un espace nouveau est alors créé
entre la perception et l'action : le comportement se dégage de ses pulsions immédiates. L'exemple du
compositeur donne à voir selon les neuroscientifiques un hyperdéveloppement du lobe frontal, centre de la
« flexibilité mentale », des actes volontaires, créateurs : le compositeur altère les lois de composition
usuelles, et fait ainsi preuve d'un comportement hautement adaptatif..
De même pour l'abstraction, la conceptualisation, le raisonnement. Le respect des formes doit se
faire habitude, et cette habitude, loin de scléroser le fond, permet sa juste expression. C'est
intentionnellement que l'on transforme un acte de l'esprit en habitude.487 Il faut être « fait à » l'exercice
philosophique, avoir fait des principes généraux de la méthode des automatismes. Cette habitude n'est pas
le contraire, mais la condition de la vivacité spirituelle. L'expérience de la technique de la dissertation, par
exemple, loin de brider l'élan de l'esprit, le rend possible. Puisque la forme est la condition d'accès au fond,
il faut faire de l'usage de cette forme une seconde nature en s'entraînant très régulièrement. « Comme disait
Proudhon, celui qui écrit mal pense nécessairement mal »488 : Alain souligne par là l'importance de la
capacité à dépasser les tendances individuelles pour se conformer à la loi universelle de l'écriture claire et
rigoureuse. L'écriture est lisible et peut exprimer une pensée parce qu'elle est conventionnelle ; il faut donc
apprendre à maîtriser le signe pour pouvoir accéder, par son entremise, à l'esprit. L'habitude que l'on

486
Je m'appuie ici sur une émission d'Avec ou sans rendez-vous (présentée par Olivier Lyon-Caen) diffusée en
novembre 2008 sur France culture, au sujet des mécanismes biologiques, anatomiques qui sous tendent le
comportement. (http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/avecousans/)
487
Merleau Ponty s'interroge à ce sujet : « Faut-il mettre à l'origine de l'habitude un acte d'entendement qui en
organiserait les éléments pour s'en retirer ensuite ? » Il évoque en note une formule de Bergson : « comme le
pense par exemple Bergson quand il définit l'habitude comme "le résidu fossilisé d'une activité spirituelle" »
(Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 167)
488
Alain, préface au Tiers livre. Notons au passage que l’inverse n’est pas forcément vrai : celui qui écrit bien ne
pense pas toujours bien.

134
s'impose, ici, conformément à des besoins de clarté, n'est pas celle qui s'impose à nous pour figer nos
capacités.
Or si l'expérience est nécessaire, le temps de l'accumuler l'est aussi. Ainsi l'âge avancé, qui jusqu'ici
avait été associé au terrain de prédilection de l'habitude sclérosante, autorise finalement une certaine
souplesse. Balzac décrit avec justesse cette association paradoxale de l'endurcissement et de la flexibilité
dans Gobseck :
« C’est une de ces âmes tendres qui ne connaissant pas la manière de tuer le chagrin,
se laissent toujours tuer par lui. La vie est un travail, un métier, qu’il faut se donner la peine
d’apprendre. Quand un homme a su la vie, à force d’en avoir éprouvé les douleurs, sa fibre se
corrobore et acquiert une certaine souplesse qui lui permet de gouverner sa sensibilité ; il fait
de ses nerfs des espèces de ressorts d’acier qui plient sans casser ».489

Il faut apprendre, prendre l'habitude de supporter et surmonter les difficultés de la vie : la vieillesse,
parce qu'elle est la période où l'existence est la plus expérimentée, est indispensable à cet apprentissage 490.
La perspective ouverte par plus d'un demi-siècle de vie n'a rien de comparable avec le recul dont
disposerait la jeune personnalité, encline encore aux préjugés et à la crainte – certes atténuée par la curiosité
et la désinvolture. Le sang-froid est acquisition de longue haleine ; il faut d'abord avoir eu maintes
occasions de comparer, éprouver, endurer. La maîtrise de soi qui permet l'adaptabilité a besoin de
l'habitude, d'une habitude qui, pour reprendre l'approche cartésienne ne creuse, n'entaille pas tant les
routines du cerveau qu'elle ne les assouplit, les „élastifie“. Et cet assouplissement ne va pas forcément de
pair avec une atténuation des impressions : le vieillissement peut ouvrir le coeur, les sens à de vives
sensations. Le durcissement n'est donc pas aussi fatal qu'il n'y paraît. « J'avais pensé que les fibres du
cœur se racornissaient avec l'âge. Il n'en est rien. Je ne sais si ma sensibilité ne s'est pas augmentée. Tout
me touche, tout m'affecte »491, constate Diderot.

Les habitudes bien dirigées ne constituent pas une entrave à l'épanouissement du sujet, de même
que la vieillesse s'avère, sous un certain angle, être l'occasion d'une plus grande réceptivité. On avait, dans le
chapitre précédent, associé le « quotidien » au train-train routinier paralysant ; pourtant, à mieux y regarder,
il peut lui aussi échapper à la sclérose, et se faire le lieu d'une créativité particulière. L'homme ordinaire n'est
pas nécessairement pris dans un rabâchage stérile que lui imposerait la société : le quotidien social peut
ainsi devenir objet d'invention. Se mettre en marge de la société n'est pas la condition sine qua non d'une
existence « authentique », au sens ici de « désclérosée ». Il s'agit donc maintenant d'envisager la possibilité
de cette existence créatrice non plus contre le social, le normé, mais en son sein même.

489
Balzac, Honoré de, Gobseck, fr.wikisource.org/wiki/Gobseck
490
On pense aussi aux propos de Nerval à la fin de Sylvie : "Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les
écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est amère; elle a pourtant quelque chose d'âcre qui
fortifie "
491
Diderot, Denis, Lettre aux Dames Volland, la Haye, 3 sept 1774, OC CFL 11-1041

135
5/ Le poids du social : résistance de l' « homme ordinaire »

D'abord, certaines habitudes en société sont nécessaires sans être nécessairement sclérosantes : on
pense au « respect des formes », de certaines conventions qu'il faut intégrer, transformer en habitudes.
Alain insiste tout particulièrement sur l'importance d'un savoir-vivre assimilé, de normes de politesse
apprises, faites instincts. « La politesse est donc une habitude et une aisance »492; l'habitude fait partie de la
définition de la politesse : politesse imparfaitement maîtrisée n'est pas politesse. Il s'agit d'un véritable
apprentissage, comparable selon Alain à celui de la danse ou de l'escrime : « il faut que les mouvements
soient précis, souples, sans raideur ni tremblement »493. Ce savoir-vivre, qui n'a rien à voir avec la flatterie
du courtisan, constitue le cadre indispensable de tout lien social une sorte de « masque de saisie » de la
relation - on ne se connaît pas, mais c'est comme si on se connaissait ; la politesse permet une sorte de
connivence a minima basée sur des attentes de comportement satisfaites, à tel moment, à tel endroit. En
cela le savoir-vivre est grâce.
« L'homme poli est celui qui sent la gêne avant que le mal soit sans remède, et qui
change de route élégamment […]. La grâce [...] est un bonheur d'expression et de
mouvement qui n'inquiète et ne blesse personne. Et les qualités de ce genre importent
beaucoup pour le bonheur. Un art de vivre ne doit point les négliger. »494

La politesse est le sous-bassement, l'armature faite seconde nature contre toute nuisance, gêne,
vexation chez autrui. Mais au delà de cette remarque préliminaire sur le type particulier d''habitude qu'est la
politesse comme composante essentielle d'un « art de vivre », on va ici chercher à comprendre comment le
quotidien commun, la vie sociale de tous les jours peut échapper au spectre du conformisme, à la sclérose
d'une société ultra-normée. Les habitudes de chacun ne se conforment pas nécessairement à celles qu'on
nous impose du dehors, ou du moins, elles ne le font pas forcément inconsciemment, indépendamment de
toute volonté – aussi la politesse est-elle consentie, pour ainsi dire. On avait mentionné dans le chapitre
précédent, avec Bourdieu, que les dispositions de l’habitus permettent à l’individu de produire un ensemble
de pratiques nouvelles adaptées aux situations sociales auxquelles il est confronté. Ces dispositions ne sont
donc pas immuables : la trajectoire sociale des individus peut conduire à ce que leur habitus se transforme
en partie. D’autre part, l’individu peut partiellement se l’approprier et le transformer par un « retour
sociologique sur soi »495, une prise de conscience de l'habitus. On avait vu que ces possibilités de déviation
de l'habitus semblaient finalement minimes chez Bourdieu ; pourtant si l'on en croit cette fois Michel de
Certeau, l'homme ordinaire procède bel et bien à une « invention du quotidien ». Le sociologue se penche,

492
Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, la bibliothèque du XX° siècle, 1928, pp. 190-191
493
Ibid.
494
Ibid.
495
Voir Bourdieu, Pierre, Réponses, Seuil, 1992, p. 239

136
dans l'ouvrage ainsi intitulé496, sur les opérations des usagers, trop hâtivement supposés voués à la passivité
et à la discipline. L'attention qu'il porte aux modes d’opérations ou schémas d’action (plus d’ailleurs qu’au
sujet lui-même, qui en est l’auteur ou le véhicule) laisse apparaître une poïétique cachée, disséminée dans
des régions que l’on ne croit occupées que par les systèmes de la production (télévisée, commerciale...) :
« L’extension de plus en plus totalitaire de ces systèmes ne laisse plus aux
« consommateurs » une place où marquer ce qu’ils font des produits. A une production
rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une
autre production, qualifiée de « consommation » : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais
elle s’insinue partout, silencieuse et quasi-invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec des
produits propres mais en manières d’employer les produits imposés par un ordre économique
dominant ».497

De Certeau fait remonter les modèles de ces performances opérationnelles aux Grecs, qui les
désignaient par le terme de mètis. Il établit par ailleurs un parallèle avec les Indiens d'Amérique du Nord
pendant la colonisation espagnole : les milieux populaires d'aujourd'hui, lui semble-t-il, font un usage
semblable des cultures diffusées et imposées par les élites productrices de langage: « à la manière des
Indiens, les usagers « bricolent » avec et dans l’économie culturelle dominante les innombrables et
infinitésimales métamorphoses de sa loi en celles de leurs intérêts et de leurs règles propres ».498 Il va
même plus loin : les ruses des consommateurs sont comparées à celles, multimillénaires, des plantes, des
poissons déguisés ou des insectes-protées. Occultés par une rationalité désormais dominante en Occident,
les détournements, astuces, tactiques de résistance sont pourtant bien à l'œuvre dans l'ordre social chez la
« foule sans qualité ». Il faut ainsi « expliciter les combinatoires d’opérations qui composent aussi (ce
n’est pas exclusif) une « culture » [...]. Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner ».499 Ce
que De Certeau appelle le « braconnage » s'insinue partout, jusque dans l’usage, par exemple, des images
diffusées par la télévision : les études sociologiques s’intéressent trop peu à ce que le consommateur
culturel « fabrique » pendant le temps qu’il passe face à l’écran. Ainsi les masses ne sont pas aussi
obéissantes et passives qu'un Foucault, par exemple, voudrait nous le faire croire ; elles sont au contraire
susceptibles d'écart, de mobilité, grâce à des pratiques inventives qui les empêchent, consciemment ou non,
de s'enliser, de se scléroser dans un quotidien répétitif, moutonnier, apathique.
La lecture de Foucault par De Certeau insiste sur le privilège accordé de façon abusive au point de
vue très partiel de l’appareil producteur de la discipline par la « microphysique du pouvoir », analysée
dans Surveiller et Punir. De Certeau, au contraire, se place du côté des consommateurs pour mettre en
lumière leurs pratiques qui tour à tour exacerbent et déroutent nos logiques. Dans l’espace
technocratiquement bâti, écrit et fonctionnalisé où ils circulent, leurs trajectoires forment des des phrases
496
De Certeau, Michel, L'invention du quotidien (1. arts de faire). Nous nous appuyons ici sur la nouvelle édition
de 1990 chez Gallimard, folio essais. Les chiffres romains correspondent aux pages de l'introduction générale.
497
Op.cit., p. XXXVI
498
Op.cit., p. XXXIX
499
Op.cit., p. XXXVI. L'auteur souligne.

137
imprévisibles, des chemins de traverses parfois illisibles, mais non moins existants.
« S’il est vrai que partout s’étend et se précise le quadrillage de la « surveillance », il
est d’autant plus urgent de déceler comment une société entière ne s’y réduit pas ; quelles
procédures populaires (elles aussi minuscules et quotidiennes) jouent avec les mécanismes de
la discipline et ne s'y conforment et que pour les tourner ; enfin quelles « manières de faire »
forment la contrepartie, du côté des consommateurs (ou « dominés » ), des procédés muets
qui organisent la mise en ordre socio-politique . Il ne s’agit plus de préciser comment la
violence de l’ordre se mue en technologie disciplinaire, mais d’exhumer les formes
subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des
individus pris désormais dans les filets de la « surveillance ». »500

L'invention du quotidien , en se penchant de façon relativement inédite sur l'idée de « réseau d’une
anti-discipline »501, laisse apparaître une sorte de marginalité silencieuse d'une majorité qui joue, compose
avec les éléments du réseau disciplinaire – réseau dont l'existence n'est pas remise en question. De Certeau
refuse seulement que soit négligée la plasticité des pratiques ordinaires, déterminées par les circonstances et
l’urgence conjoncturelle. Les « patchworks du quotidien »502 combinent des éléments hétérogènes et
mobiles dans des moments opportuns. La synthèse intellectuelle de ces éléments hétérogènes s'exprime
dans la décision, l'acte et la manière de saisir l’occasion. En linguistique par exemple, la performance n’est
pas la compétence : l’acte de parler n’est pas réductible à la connaissance de la langue :
« [L'acte de parler] opère dans le camp d’un système linguistique ; il met en jeu une
appropriation, ou une réappropriation, de la langue par des locuteurs ; il instaure un présent
relatif à un moment et à un lieu ; et il pose un contrat avec l’autre (l’interlocuteur) dans un
réseau de places et de relations. »503

La conversation la plus ordinaire : « est un effet provisoire et collectif de compétences dans l’art
de manipuler des « lieux communs » et de jouer avec l’inévitable des évènements pour les rendre
« habitables » ». On retrouve ces caractéristiques de l'acte énonciatif, de l'échange langagier dans bien
d’autres pratiques : parler, lire, circuler, faire le marché, cuisiner sont autant d' « arts de faire » dans
lesquels la liberté « buissonnière » de l'homme ordinaire se manifeste. Dans le cas de la lecture, par
exemple ; le monde du lecteur s’introduit dans la place de l’auteur ; De Certeau reprend le parallèle avec
l'habiter. La lecture rend le texte habitable à la manière d’un appartement à louer : les locataires y opèrent
une mutation chaque fois particulière, en meublant de leurs souvenirs l’espace alors investi. Les goûts,
appétits et humeurs ne sont pas dictés, mais bricolés par un homme-artiste, ou du moins artisan de ses
pratiques. L’ « art de faire » créé un ordre particulier, inédit qui joue avec les règles de l'ordre imposé :
« cet ordre serait l’équivalent de ce que les règles de mètre et de rime étaient pour les poètes d’antan : un

500
Op.cit., p. XL
501
Ibid.
502
Op.cit., p. XLV
503
Op.cit., p. XXXIX

138
ensemble de contraintes stimulant des trouvailles, une règlementation dont jouent les improvisations ».504
De Certeau s'interroge donc d'abord au niveau de la méthode d'investigation, sur les dessous de
l’activité scientifique comme domaine où la logique qu'il décrit ne fonctionne apparemment pas - domaine
qu'il souhaite élargir pour y intégrer son analyse. Cet élargissement est en effet nécessaire pour réhabiliter la
part d'imagination en l'homme : non seulement son attrait conscient pour l'imaginaire, mais aussi sa
tendance naturelle et souvent inconsciente à rechercher le décalage avec la rationalité imposée du dehors,
qui tend à le formaliser dans des habitudes de vie uniformisées et immuables. Ce désir de dissonnance, de
mobilité peut certes paraître minimal - en ce qu'il reste dans une certaine mesure tributaire des normes de
consommation imposées par une société de désir utilitariste. 505 Mais il ne l'est pas moins que l'emprise de
l'habitus chez Bourdieu, ou les technologies de pouvoir dissimulées chez Foucault, en lesquels De Certeau
voit aussi un « art de la théorie ».506
Nous terminerons par un exemple de décalage des agents sociaux vis-à-vis des normes qui lui sont
imposées. De Certeau ne développe pas cet exemple, mais il nous semble illustrer de façon pertinente la
manière dont l'engluement social pouvait être contourné, détourné. Il s'agit du rire, duquel Bergson, dans le
livre qu'il lui consacre, dit qu'il témoigne d'une faculté de dérision, de détachement vis-à-vis des habitudes
dans lesquelles le sujet s'enferme. Le philosophe évoque notamment les « déformations professionnelles »
auxquelles la division du travail a donné lieu : « toute profession spéciale donne à ceux qui s'y enferment
certaines habitudes d'esprit et certaines particularités de caractère par où ils se ressemblent entre eux et
par où aussi ils se distinguent des autres ».507 Le comique, en exagérant les traits de caractères spécifiques
à certains corps de métiers, fait retour sur ce qui fige, fragmente la société. La technique de
« l'endurcissement professionnel ».508 « Le rire a justement pour fonction de réprimer les tendances
séparatistes. Son rôle est de corriger la raideur en souplesse, de réadapter chacun à tous, enfin d'arrondir
les angles ».509 Il ne s'agit pas seulement des clivages professionnels ; Bergson prend l'exemple de l'entrée
dans les Ecoles : la petite société qui s'est formée au sein de la grande est portée à « inventer un mode de
correction et d'assouplissement pour la raideur des habitudes contractées ailleurs et qu'il va falloir
modifier ».510 Le rire est une « espèce de brimade sociale »511 ; il y a quelque chose d' « attentatoire »512 en
lui, dit Bergson, vis-à-vis de l'ordre, des catégories sociales préétablies.
La foi contre la sclérose des institutions religieuses
504
Op.cit., p. L
505
L'art de faire est toujours conditionné « par des lieux, des règles et des données ; elle est prolifération
d’inventions en des espaces contraints ».
506
Op.cit., p. 97 et suivantes.
507
Op.cit., p. 75
508
Op. cit., p. 76
509
Op.cit., pp. 75-76
510
Bergson, Henri, le Rire, classiques UQAC, p. 60
511
Ibid.
512
Op. cit., p. 87

139
Outre la remise en cause, avec De Certeau, de la prétendue sclérose imposée par la « violence
symbolique » ou par les « micro-pouvoirs », on peut se pencher sur celle du moule social prescrit par les
institutions religieuses. Cette fois, il s'agit de comprendre comment les croyants parviennent à « bricoler »,
à jouer avec les règles de l'Église – sans forcément, là encore, les rejeter. Ce bricolage s'effectue maintenant
dans la perspective d'une plus grande proximité (là encore, consciemment ou pas) d'avec ce qui s'appellera
tantôt Dieu, tantôt la transcendance, ou l'Absolu. Le statut d'intermédiaire de l'Église pose problème : « que
d’hommes entre Dieu et moi ! »513, dit Rousseau ; que de rites qui viennent parasiter ma foi, voire l'anéantir
à leur profit. L'intermédiaire peut à la fois s'avérer transition nécessaire (comme dans la politesse, on l'a vu),
et obstacle, déperdition qui rompt le lien vivant entre les deux termes. La religion établie et son cortège de
dérives mondaines font horreur à bien des penseurs : on peut, après Rousseau, penser à Tolstoï qui, dans la
postface à la Sonate à Kreutzer, énonce deux règles de conduite morale. L'une, extérieure, utilise des
décrets pour dicter à l'homme ce qu'il doit faire ou ne pas faire : ce sont là les « doctrines extérieures des
religions », parmi lesquelles l' « ecclésiastique faussement appelée chrétienne ».514 L'autre règle consiste à
donner à l'homme une boussole qui indique la direction de l'idéal auquel il aspire au fond de lui-même, et
grâce à laquelle il peut toujours mesurer la distance qui le sépare de l'idéal. « Aime ton Dieu de tout ton
cœur, de toute ton âme et de toute ta raison et ton prochain comme toi-même. Soyez parfaits comme votre
Père céleste »515 : c'est la doctrine du Christ, et c'est celle d'un homme qui avance, alors que celui qui
pratique les règles extérieures est « debout dans la lumière d'une lanterne accrochée à un poteau ». 516 Le
vrai chrétien, qui a toujours conscience de son imperfection, a sa lanterne suspendue au bout d'une perche
attachée à lui ; « elle lui révèle à chaque instant un espace nouveau qu'elle éclaire et qui fait route avec
elle ».517 Le véritable amour pour le Christ rend instantanément les préceptes caducs. Tolstoï insiste sur la
radicalité de la distinction entre pharisien et publicain : il va jusqu'à affirmer que les règles extérieures de la
doctrine chrétienne de l'Église, sont contraires à l'esprit de l'idéal chrétien. La satisfaction que procure le rite
accompli est dangereuse ; elle ne doit surtout pas se substituer à l'inquiétude de celui qui doit toujours
pénétrer sa foi plus avant.
Même si l'abandon d'un ritualisme ossifié fait courir le risque de la dilution dans le sentiment
intérieur,518 on est plus proche de l'absolu et de la foi véritable si elle reste purement intérieure ; si elle reste
inexprimée, immatérialisée - sans pour autant que le fidèle abandonne toute vie sociale, bien au contraire.
La religiosité naturelle ainsi décrite est celle de Kierkegaard, dont Rousseau peut dans une certaine mesure
513
Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou de l'éducation, Livre IV, Garnier, 1962, p. 364
514
Tolstoï, Léon, La sonate à Kreutzer, Gallimard, coll. Folio, 1960, p. 219
515
Ibid.
516
Ibid.
517
Ibid.
518
On pense bien sûr à la Profession de foi du Vicaire savoyard.

140
être considéré comme un ancêtre.519 L'authentique lien avec la divinité ne peut se faire qu'en l'absence d'un
protocole fermé, contraignant, dogmatique. Rousseau comme Kierkegaard prônent une religion loin du
pharisaïsme,520 des formes sclérosées du catholicisme. Le luthéranisme originel, pur du philosophe danois
se prononce en faveur d'une réforme non seulement de l'Église, en vue de sortir de la sclérose
ecclésiastique, mais aussi de soi-même, contre une sclérose personnelle cette fois. La « Révolution
permanente » est ici celle du spirituel, pour un lien toujours plus étroit entre Dieu et notre intériorité. « Tout
ce qui confirme l’apparence éloigne de Dieu » : Kierkegaard souligne dans son Journal combien
l'éloignement divin augmente à proportion de la construction d’églises grandioses, au luxe ostentatoire.
Plus le nombre et la beauté des églises s’accroît, plus l’apparence prend de place, plus Dieu s’éloigne. De
même pour l’augmentation du nombre de prêtres, intermédiaires dont la présence ne favorise que
l’apparence ; or « Dieu se comporte à l’inverse du phénomène. » L’histoire de la chrétienté est ainsi celle,
pour Kierkegaard, de l’éloignement de Dieu - cette tendance à aller vers le plus grand éloignement possible
se faisant sous prétexte d'une perfectibilité du christianisme et d'un progrès de l'humanité parallèle.
« [L’histoire de la chrétienté ] consiste à s’éloigner de Dieu en fortifiant l’apparence,
ou encore, elle consiste (de même qu’en certaines circonstances on parle d’éloigner
quelqu’un avec élégance), à écarter Dieu toujours plus en construisant des églises et de
magnifiques édifices, en établissant un monstrueux monument doctrinal et un immense clergé.
[...] Non, non, non ! Si tu veux vraiment et sérieusement rapprocher Dieu, donne le coup de
grâce, envoie au diable toute cette compagnie de menteurs que sont les prêtres et les
professeurs ».521

Mais - et c'est là ce qui nous intéresse tout particulièrement - il ne faut pas imaginer le fidèle
exemplaire comme un homme reclus, sans cesse méditatif, isolé du reste des croyants. Dans Crainte et
Tremblement, Kierkegaard simule une scène d'entrevue avec celui qu'il appelle le « Chevalier de la foi » :
l'homme en question, aux antipodes des attentes de l'auteur,522 semble tout ce qu'il y a de plus ordinaire :
« Je surveille ses moindres mouvements pour essayer de surprendre quelque chose
d'une autre nature, un petit signe télégraphique émanant de l'infini, un regard, une expression
de physionomie, un geste, un air de mélancolie, un sourire trahissant l'infini dans son
irréductibilité par rapport au fini [mais] pas de fissure par où l'infini se fait jour ».523

A l'église, il ne se distingue en rien de particulier des autres croyants venus y prier : « nul regard
céleste, nul signe de l'incommensurable ne le trahit ». Le narrateur observe tout au plus que son chevalier
519
Kierkegaard ne fait certes référence qu'une fois au philosophe, et ne le reconnaît pas comme son maître ; mais
la parenté spirituelle est évidente. (voir Clair, André, Pseudonymie et paradoxe : la pensée dialectique de
Kierkegaard, Vrin, 1976, p. 293)
520
Dans l'Evangile de Luc, la Parabole du pharisien et du publicain présente le pharisien comme un homme fat et
superficiel attaché à la lettre et non à l'esprit de la Loi
521
Kierkegaard, Sören, Crainte et tremblement, Aubier – Montaigne, p. 52
522
« A l'instant même où j'attache sur lui mes regards, je le repousse de moi, je fais un bond en arrière, je joins
les mains et dis à demi-voix : "Grand Dieu ! Est-ce l'homme; est-ce vraiment lui ? Il a tout l'air d'un
percepteur !" Et pourtant c'est bien lui.“ (Kierkegaard, Sören, Crainte et tremblement, Aubier – Montaigne, trad.
Tisseau, p. 53)
523
Kierkegaard, Sören, Crainte et tremblement, Aubier – Montaigne, p. 53

141
adopte une « manière saine et puissante [pour] chanter les psaumes ». « Il n'est pas poète, et j'ai
vainement cherché à dépister en lui l'incommensurable de la poésie ».524 Plus loin : « il n'est pas un génie,
car j'ai vainement cherché à surprendre en lui le signe incommensurable du génie ».525 Le chevalier de
l'infini est en somme un homme simple, qui sait apprécier les plaisirs finis526 : il est en effet décrit comme
un bon vivant. On dirait « un épicier qui prend du bon temps »527 ou, quand il savoure sa pipe, « un
charcutier dans le béatitude de la journée finie ».528 Il aime les bonnes choses, avec appétit (il parle des
plats de sa femme « avec une passion digne d'un restaurateur »529). Le narrateur est interpellé par l'humeur
du chevalier, toujours joviale en dépit des désagréments (« il a devant les choses la tranquillité d'âme d'une
jeune fille de seize ans »530). Aucune crainte, aucune inquiétude ne l'habite. Sa « nature étrangère et
superbe »531 le pousse à une grande curiosité : « il se réjouit de tout, s'intéresse à tout ». Ainsi là encore, ce
n'est pas dans l'apparence qu'il faut chercher la différence entre l'homme pris dans des institutions sclérosées
auxquelles il obéit aveuglément, sans foi véritable, et l'homme profondément chrétien, que sa piété
intérieure libère et épanouit. On a en somme deux types d'aliénation : l'une, dégradante, est attachement aux
règles et rites extérieurs ; elle ne traduit rien d'autre qu'un souci d'apparence respectable, qu'un conformisme
creux. L'autre, productive, est projection de soi vers l'extérieur, appétit insatiable de connaître,
émerveillement devant le monde, et, en retour, enrichissement ininterrompu de soi. Et cette ouverture
fondamentale à Dieu n'est en rien incompatible avec les habitudes que la vie sociale nous a fait contracter.

Sortir de la sclérose, ce serait idéalement retrouver un état premier, adamique, le noyau dur de
524
Op.cit., p. 55
525
Op.cit., p. 54
526
"Il vit dans une insouciance de vaurien, et pourtant il paie au prix le plus cher le temps favorable, chaque
instant de sa vie ; car il ne fait pas la moindre chose sinon en vertu de l'absurde. Et pourtant, et c'est à en
devenir furieux, du moins de jalousie, cet homme a effectué et accomplit à tout moment le mouvement de l'infini.
[…] Il goûte le fini avec la plénitude de jouissance de celui qui n'a jamais rien connu de plus relevé " (Op.cit., p.
56)
527
Ibid.
528
Ibid.
529
Ibid.
530
Op.cit., p. 56
531
Op.cit., p. 54

142
l'homme tout ouïe, souple et ouvert sur l'extérieur, pur encore de toute détermination. Mais c'est en fait,
concrètement, s'efforcer soit de ralentir, soit de dépasser la fixation progressive de notre être. L'irréversibilité
du temps nous empêche de croire à la possibilité concrète de revenir à une fraîcheur première ; l'enfant que
nous déciderons de redevenir n'aura jamais la même naïveté que celui que nous étions. S'il n'est pas
possible de faire machine arrière donc, on peut en revanche prétendre aller au delà, dépasser nos scléroses
mentales, dérailler de nos routines. « Dépouiller le vieil homme »532, ou « se dépouiller du vieil homme »
est envisageable de diverses manières, dont nous avons évoqué quelques exemples tout au long de cette
partie. C'est maintenant sur ce qui nous semble être la modalité privilégiée de lutte contre la sclérose que
nous allons nous pencher. Après l'artiste comme adversaire de prédilection, c'est la figure du philosophe qui
s'impose – pour des raisons d'ailleurs en partie similaires à celles que nous avons évoquées à propos du
regard artistique.

IV / LA PHILOSOPHIE A L'EPREUVE DE LA SCLEROSE

532
Expression d'origine biblique employée par St Paul.

143
« Nous sommes automate autant qu'esprit »533 : on retrouve dans ce propos de Pascal l'idée déjà
évoquée d'un dualisme interne qui fait la part belle à l'habitude : notre versant automatisé, soumis à l'empire
de la coutume prend le pas sur l'esprit, qui dès lors sait moins se mettre à l'écoute de la raison. Aussi ce
profil stéréotypé, machinal de l'homme-Janus se présente-t-il comme « l’adversaire que la philosophie
doit vaincre ». Le philosophe travaille avant tout à déloger l'habitude, cet « ennemi intime qui a installé ses
quartiers en nous »,534 pour redonner toute sa primauté à la pensée vivante qui doit s'en affranchir. On a
évoqué la capacité de l'artiste à ouvrir les yeux du public, fut-ce à retardement ; ce plaisir que procure
l'élargissement des cadres perceptifs se retrouve au contact de la philosophie. Il n'est pas toujours et tout de
suite ressenti comme tel, mais finit par advenir pour qui sait fournir un effort patient et soutenu. On se
souvient que chez Ravaisson, l’effort est la « condition première » de la conscience et de la connaissance
distincte. La philosophie consiste d'abord dans cet effort de la pensée pour mieux voir, dans cet effort de
(re)mise en question qui œuvre à débarrasser les vues de l'esprit de leur cataracte d'habitudes. Elle réfléchit
en effet tant la pensée elle-même, le comportement humain que le monde qui l'entoure, l'environnement
auquel elle est confrontée ; et c'est par le renouvellement perpétuel de cette réflexion qu'elle évite la sclérose
et invite à en sortir. La philosophie commence toujours par la critique de la mémoire ; l'esprit ne doit pas se
confiner dans les bornes d'un passé, d'une tradition létales pour la pensée. Il ne s'agit pas ici de faire un
éloge béat de la philosophie, mais de comprendre en quoi les objectifs qu'elle se propose sont motivés,
presque à chaque fois, par une volonté de sortir des préjugés sclérosants – même si la nature de ces
préjugés n'est évidemment pas la même pour chaque philosophe.

1/ Une entreprise essentiellement critique : lucidité et vigilance contre la sclérose des habitudes
intellectuelles

Le geste par excellence du philosophe est la réflexion ; et d'abord au sens propre de capacité à se
ressaisir, à faire retour sur soi. La philosophie s'attèle tout particulièrement à cette tâche de définition de
l'homme : mais elle cherche finalement davantage à étayer l'idée d'une liberté essentielle, inhérente à la
nature humaine, qu'à reconnaître les limites de cette liberté. Plutôt que de partir du principe que l'homme,
précisément, est pour une large part défini, déterminé par ses habitudes, elle concentre son attention sur
l'idée d'une indétermination fondamentale de l'être humain, dans une opposition quasi-systématique à

533
Pascal, Pensées, p. 1119-1120
534
Janicaud, Dominique, Ravaisson et la métaphysique, p.18, Vrin, 1997.

144
l'animal.535 Le même animal ne peut pas vivre au Pôle et à l'Équateur, manger de l'herbe et de la viande. Le
mythe du Protagoras souligne ainsi que chaque animal est pourvu d'instruments déterminés, faisant partie
de lui-même536 ; l'homme au contraire, étant nu, voit tout le possible s'ouvrir à lui. Il peut imiter, devenir
tout, au lieu d'être soumis à une essence ; il est tout en puissance, et en une puissance non-assignée.
« Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, aucun don qui te soit
particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, tu les conquières
et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies.
Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai
placé, tu te définis toi-même. Je t'ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux
contempler ce que contient le monde. Je ne t'ai fait ni céleste, ni terrestre, mortel ou immortel,
afin que de toi-même, librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu
achèves ta propre forme. »537

Mais si l'on peut reconnaître qu'en droit, « l'homme est [cet] animal enfermé à l’extérieur de sa
cage », selon la célèbre formule de Valéry, il n'en reste pas moins qu'en fait, la rigidification des habitudes
témoigne d'un penchant à se créer une nouvelle cage sur le modèle de celle dite instinctive, spécialisante,
dans laquelle sont enfermés les animaux. Ainsi l'affirmation de cette différence donnée pour fondamentale
constitue elle-même, en un sens, un préjugé habituel de la philosophie.538 L'homme-individu achève sa
propre forme, en effet, jusqu'à la fixer le plus souvent à son insu, et conformément à des idées-habitudes
depuis longtemps largement admises. L'homme « divers et ondoyant »539, qui se conçoit et agit tel un
« peloton de contradictions »540 est aussi rare que le bon comédien décrit par Diderot qui, « parce qu'il
n'est rien », « est tout par excellence, sa forme particulière ne contrariant jamais les formes étrangères
qu'il doit prendre ».541 Dans le théâtre de sa vie, l'individu n'a souvent le temps de jouer qu'un seul rôle,
contrairement au « grand comédien [qui] n'est ni un piano-forte, ni une harpe, ni un clavecin, ni un violon,
ni un violoncelle » ; « il n'a point d'accord qui lui soit propre ; mais il prend l'accord et le ton qui

535
On pourrait multiplier les exemples ; entre autres, on se souvient de l'un des extraits les plus connus de
L'évolution créatrice de Bergson : « Radicale est la différence entre la conscience de l'animal, même le plus
intelligent, et la conscience humaine. Car la conscience correspond exactement à la puissance de choix dont
l'être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d'action possible qui entoure l'action réelle : conscience est
synonyme d'invention et de liberté. Or, chez l'animal, l'invention n'est jamais qu'une variation sur le thème de la
routine. Enfermé dans les habitudes de l'espèce, il arrivera sans doute à les élargir par son initiative
individuelle ; mais il n'échappe à l'automatisme que pour un instant, juste le temps de créer un automatisme
nouveau : les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne il ne réussit qu'à
l'allonger. Avec l'homme, la conscience brise la chaîne. Chez l'homme, et chez l'homme seulement, elle se
libère ».
536
Platon, Protagoras, 320 -322
537
Pic de la Mirandole, Oratio de Hominis Dignitate, cité par Yourcenar, Marguerite, in L'œuvre au noir,
exergue, p. 10
538
Voir à ce sujet l'ouvrage très complet d'Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, la philosophie à l'épreuve
de l'animalité, Fayard, coll. Histoire de la pensée, 1998.
539
Montaigne, Michel, Essais (« C'est un sujet merveilleusement vain divers et ondoyant que l'homme » ; « il est
malaisé d'y fonder jugement constant et uniforme »)
540
Diderot, Denis, Salon de 1767, édition CFL, p. 87
541
Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien, A. Sautelet, Paris, 1830 (copie de l'exemplaire de l'Université
d'Oxford), p. 50

145
conviennent à sa partie, et il sait se prêter à toutes ».542 Si l'homme, considéré d'un point de vue général,
s'habitue certes vite sous la contrainte (qu'il peut certes s'imposer lui-même), il se déprend néanmoins de
l'habitude contractée avec la plus grande difficulté, à moins qu'une autre puisse s'y substituer.
La philosophie elle-même, donc, n'échappe jamais totalement aux préjugés. Mais il n'en demeure
pas moins qu'elle naît en réponse à l'opinion ; jugée insatisfaisante parce que contradictoire, naïve, la doxa
est trop souvent tributaire d'habitudes de pensée non réfléchies. Associée au regard, la réflexion
philosophique est fondamentalement qualifiée d'éclairante : c'est dans cette perspective classique que
Bergson la compare à l'activité artistique. L'art et la philosophie ont de « profondes affinités », et
principalement la capacité de mieux voir, et de mieux faire voir ; ils s'efforcent de laver le regard de ses
habitudes perceptives pour lui faire retrouver la « réalité nue et sans voile ». Le philosophe, comme le
peintre, voit « mieux » que « le commun des mortels »543.
« Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce
que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître
l'objet et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. »544

La réflexion philosophique se caractérise par un effort vigoureux de la pensée, de manière à


pouvoir écarter le masque d’origine sociale et intellectuelle qui s’interpose entre nous et la réalité vivante.
Les nécessités pratiques liées à l’action dans la société ne nous permettent de saisir qu’un réel répliqué, qui
n’a plus la fraîcheur de l’original. La pensée est ainsi sollicitée par le philosophe à rebours de ce qu'elle est
quotidiennement habituée à penser : elle se « fait violence » pour, plutôt que de suivre sa « pente
naturelle », se ressaisir, se retourner sur elle-même. Ce que nous retiendrons ici, donc, c'est le caractère
inhabituel de la tâche du philosophe : le philosophe doit donc abandonner l'objet au profit du sujet, de la
pensée eux-mêmes. L'unité du sujet est première gnoséologiquement, mais la multiplicité des objets est
première chronologiquement : l'objet est plus prenant que le sujet, qui commence inévitablement par
s'ignorer lui-même. Le premier geste du philosophe doit être de poser d'abord cette primauté du sujet
pensant, plutôt que se se lancer dans le donjuanisme de la connaissance qu'est l'érudition. L'érudit, fasciné
par l'objet, court de conquête en conquête sans jamais être satisfait, parce qu'il manque le principe intérieur.
L'habitude nous enjoint de nous projeter vers l'extérieur, vers l'objet ; elle nous cache le plus fondamental, à
savoir le soi connaissant : faire retour sur ce soi est le geste inaugurateur par lequel l'homme peut se
détacher de ses routines, et s'éviter la sclérose dans le particulier. Yourcenar, dans L'œuvre au noir, illustre la
révélation du sujet pensant à travers le personnage de Zénon Ligre, humaniste de la Renaissance,
philosophe, médecin et alchimiste545. Après s'être assoupi lors d'une promenade, il se réveille face à la loupe

542
Op.cit., p. 57
543
Bergson, Henri, Conférence de Madrid sur l'âme humaine, in Mélanges, P.U.F
544
Ibid.
545
Dans la note de l'auteur accompagnant le roman, Yourcenar nous éclaire sur le choix de son titre, en
soulignant le sens figuré autant que le sens propre, alchimique : „on discute encore si cette expression

146
qu'il avait emmenée avec lui, et qui était tombée de sa main pendant son sommeil :
« Au réveil, il crut apercevoir contre son visage une bête extraordinairement mobile,
insecte ou mollusque qui bougeait dans l'ombre. Sa forme était sphérique ; sa partie centrale,
d'un noir brillant et humide, s'entourait d'une zone d'un blanc rosâtre ou terne ; des poils
frangés croissaient sur la périphérie, issus d'une sorte de molle carapace brune striée de
crevasses et bossuée de boursouflures. Une vie presque effrayante habitait cette chose
fragile. »546

Il comprend ensuite que ce qu'il a devant les yeux n'était autre que son œil reflété et grossi par la
loupe :
« Il s'était vu voyant ; échappant aux routines des perspectives habituelles, il avait
regardé de tout près l'organe petit et énorme, proche et pourtant étranger, vif mais vulnérable,
doué d'imparfaite et pourtant prodigieuse puissance, dont il dépendait pour voir l'univers. »547

Cette vision « [accroît] bizarrement sa connaissance de soi, et en même temps sa notion des
multiples objets qui composent ce soi ». Il compare la portée symbolique de son œil humain à celle de
« l'œil de Dieu, peint dans certaines estampes » ; l'un a la possibilité de tout voir, l'autre voit tout
effectivement. L'homme - expression qui, loin d'englober une vaste généralité, ne désigne ici réellement
que ceux qui philosophent - est disponibilité ; il est assoiffé de connaissance et de vérité : « l'important était
de recueillir le peu qu'il filtrerait du monde avant qu'il fît nuit, d'en contrôler le témoignage et, s'il se
pouvait, d'en rectifier les erreurs. En un sens, l'œil contrebalançait l'abîme. »548
On en vient ici à l'indispensable conscience de l'erreur possible, à l'humilité qui doit faire la
grandeur du philosophe - humilité qui résulte de la conscience du poids de la coutume, de l'habitude (et,
parallèlement, le manque d'habitude de faire retour sur ses idées). En science de même qu'en philosophie,
la succession des théories contredit l’idée d'une vérité ou d’un ordre préexistants, immuables dans la
nature ; elle témoigne par là en faveur d'une exigence fondamentale pour toute démarche gnoséologique,
qui est celle de la révision permanente des découvertes, trop vite transmuées en habitudes de pensée. En
effet, l’histoire de la philosophie et des sciences en général engage à croire que de futures découvertes
viendront éternellement bousculer les précédentes, et que les modèles théoriques sont tous destinés à être
un jour frappés d’obsolescence. Par suite, cette même histoire montre bien qu’il y a possibilité de
changement, de révolution, grâce au travail constant, négatif, de rectification du savoir précédent à la
lumière des phénomènes observés avec une attention toujours renouvelée. Ce renouvellement est ce qui
garantit le dynamisme et, par là, la valeur même de la démarche scientifique ou philosophique. La Raison
humaine est un cadre aux structures malléables, certes ancré dans une époque, mais capable d’évoluer
(sans pour cela qu'il soit nécessaire de parler de progrès) puisque les paradigmes changent. La pensée n'est

s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle même ou s'entendait symboliquement des épreuves
de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour à la fois l'un et l'autre.“
546
Yourcenar, Marguerite, L'Oeuvre au Noir, Gallimard, 1968, p. 177
547
Ibid.
548
Ibid.

147
jamais assez sclérosée pour ne pas se révolutionner, quand, pour reprendre la terminologie kuhnienne, les
insuffisances du paradigme, du modèle théorique de pensée en cours se font de plus en plus patentes, et
qu'un autre paradigme se dessine. L'autocritique s'érige alors comme principe fondamental de la
philosophie, et de la réflexion scientifique en général : c'est là la « philosophie du non » de Bachelard. En
perpétuelle guerre contre des obstacles épistémologiques dignes de ce qu'il appelle une « contre-pensée »,
la « pensée anxieuse » du chercheur doit
« Préciser, rectifier, diversifier [:] ce sont là des types de pensées dynamiques qui
s'évadent de la certitude et de l'unité et qui trouvent dans les systèmes homogènes plus
d'obstacles que d'impulsions. En résumé, l'homme animé par l'esprit scientifique désire sans
doute savoir, mais c'est aussitôt pour mieux interroger »549.

L'esprit scientifique, qui doit être aussi pour large part celui du philosophe, doit sans cesse réclamer
plus de précision ; il se méfie des identités apparentes. Et cette humble prudence, cette acuité du regard,
cette capacité à détecter et à reconnaître l'erreur se fait progressivement disposition naturelle d'esprit plutôt
qu'effort contrariant : l'inquiétude doit se faire habitude, et ce qui devient douloureux, c'est au contraire la
stagnation :
« Par les révolutions spirituelles que nécessite l'invention scientifique, l'homme
devient une espèce mutante, ou pour mieux dire encore, une espèce qui a besoin de muter, qui
souffre de ne pas changer. Spirituellement, l'homme a des besoins de besoins.»550

L'homme, qui est ici encore l'homme de science, le philosophe en quête de vérité ne peut qu'aspirer
à se donner l'occasion de changer ; il ne peut et ne doit donc pas oublier qu'il est aussi et avant tout en quête
d'humilité, d'attention plus grande, plus ouverte, plus flexible. La mobilité essentielle de la connaissance
part ainsi d'un retour critique sur nous-même, sur nos capacités à saisir le monde avec la conscience de n'en
jamais pouvoir embrasser le sens de façon définitive.
Descartes était persuadé d'une opposition radicale entre apprendre les raisonnements des
philosophes d'une part, et "devenir philosophe" d'autre part. Seule la disposition des sillons cérébraux est
changée, selon lui, avec l'apprentissage, qui s'apparente ici à l'érudition : « avoir une tête bien pleine », c'est
installer dans la mémoire une multiplicité de traces qui peuvent, éventuellement, par accident, se trouver
conformes à la vérité. Au contraire, devenir philosophe est un changement, non dans la substance étendue
qu'est ma mémoire, mais dans la substance pensante qu'est mon esprit. Le doute et l'"ascèse", au sens
étymologique,551 sont les seules conditions valables pour faire l'expérience du vrai, de la capacité à penser
librement – et à résoudre tous les problèmes, selon Descartes. L'intuition de l'idée, dans et par l'évidence ne
nécessite pas la lecture552 ; cette dernière est même jugée dangereuse par le philosophe, puisqu'on est
549
Bachelard, Gaston, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, (rééd.)1993, p. 21.
550
Op.cit., pp.17-18, nous soulignons.
551
Askêsis signifie en grec exercice – le terme s'appliquait notamment à l'athlétisme.
552
Descartes retrouve donc ici un aspect de l'inspiration platonicienne qui dénonçait, dans le mythe de Theuth,
les dangers de l'écrit. Mais Descartes ne substitue pas, comme Platon, l'oral à l'écrit. Il veut, au dessèchement

148
toujours exposé à remplacer la conception actuelle du vrai par le psittacisme.553 Le critère de vérité est
interne à l'esprit. Pourtant, en tenant compte des risques encourus dans le respect aveugle de l'héritage des
anciens, on peut considérer, en s'éloignant de Descartes, que l'histoire de la philosophie nourrit, plutôt
qu'elle ne fait obstacle à l'activité philosophique elle-même. La solitude de l'esprit cartésien a quelque chose
d'orgueilleux. Là où Descartes voit une différence essentielle entre inculquer et éduquer, entre apprendre et
philosopher, on discerne tout au plus un écart chronologique. L'histoire de la philosophie peut en effet
constituer une sorte de gymnastique propédeutique de la pensée, qui, en s'essayant à différents types de
pensée, s'enrichit tant quantitativement, pour ainsi dire, que qualitativement. L'historien-philosophe s'exerce
à changer de point de vue, de regard, comme le spectateur face aux différentes langues des peintres
modernes : il aiguise son esprit critique plus qu'il ne l'engourdit. La philosophie comme activité s'abreuve,
se désaltère (bien plus qu'elle ne s'aliène ou ne s'altère) à la source des philosophies comme regards
possibles sur le monde.
Le philosophe en herbe doit se faire Protée : sa pensée, en épousant celles d'autrui, devient capable
de métamorphose, de polymorphisme. En faisant de la mobilité l'un de ses traits essentiels, elle s'empêche
de sombrer dans la sclérose d'habitudes intellectuelles que l'orgueil rigidifie trop vite : la pensée doit
assumer sa fugacité, son anti-systématicité fondamentales, en reconnaissant d'abord son besoin d'en passer
par autrui. La conscience de soi dynamique doit faire le détour de la différence : l'opinion, l'attitude, le
jugement de l'autre, en ce qu'ils se distinguent du mien, me sont nécessaires pour me constituer comme
moi. Isolé, je n'ai conscience de moi-même qu'en un sens pauvre. Je sais et je sens que j'existe ; mais seule
la rencontre, le dialogue avec autrui m'ouvre à une conscience dynamique. Ce dialogue554 n'est possible et
profitable que dans la mesure où je reconnais que mon interlocuteur peut avoir raison, et moi tort : il faut
que je parvienne à me mettre à la place de l'autre, et que j'apprenne, en considérant mes propres pensées
comme de l'extérieur, à m'approcher de l'impartialité sans négliger de m'intéresser à ceux qui ne pensent pas
comme moi. Il faut que la conscience de l'un soit accueillie dans la conscience de l'autre, et réciproquement.
Et cette interaction des consciences est au fondement de la philosophie en ce qu'elle tend essentiellement à
s'éloigner de la sclérose de l'esprit borné ; au fondement d'une philosophie de la communication, de la
comparaison, de la société des esprits.

douteux de la philosophie écrite, substituer l'expérience actuelle du vrai dans l'évidence et l'intuition.
553
Apprendre par cœur est donc l'exact contraire de la méditation : c'est substituer, à la réflexion vraie, sa
dépouille extérieure. On risque devenir vieux sans avoir jamais pensé, comme ce personnage rencontré par
Descartes, « vieillard un peu bavard et dont les connaissances, tirées des livres, se trouvaient sur le bout des
lèvres plus que dans le cerveau. » (à Beeckman 29 avril 1619).
554
Que Platon définit admirablement en imaginant deux interlocuteurs face à face : chacun voit l'image de soi-
même reflétée en petit dans la pupille de l'autre et réciproquement. (d'où le mot « pupille » = poupée, image en
réduction). (Platon, Alcibiade, trad. Croiset, pp. 70-71.)

149
« Para-doxale », la philosophie s'attache à dénoncer la généralisation hâtive, l'analogie
hasardeuse555; il faut opposer là où l'on assimile, lutter contre la paresse naturelle de la conscience.
Descartes avait brandi la solution de la distinction réelle : il pensait ainsi rendre possible une cure
cathartique de la connaissance. Ce qui s'empêche dans le corps s'aide dans l'esprit : dans l'un on ne fait
qu'une chose à la fois, dans l'autre on peut tout faire à la fois. Dans l'un tout est séparé, dans l'autre tout est
lié ; l'esprit n'a plus de domaines distincts, mais une seule science.556 Malléable, il contient toutes les formes
en puissance, qu'il peut recevoir, et quitter sans se scléroser. Ainsi pour Descartes, l'émancipation de l'esprit
ne peut passer que par l'approfondissement d'une unique et éternelle nature de l'esprit humain. 557
Cependant, la philosophie peut aussi œuvrer dans une toute autre voie : sortir de la sclérose, ce serait à
l'inverse sortir de soi, se tourner vers la diversité de l'extérieur - sans se laisser pour autant modeler par lui.
L'extérieur en question renvoie ici tant à la pensée d'autrui qu'à la myriade du sensible558 : s'il ne veut pas
s'enfermer dans une froide tour d'ivoire qui imposerait sa vision sclérosée au réel, le philosophe doit prêter
attention à la variété de la nature, au changement qui lui est inhérent. La philosophie, dans cette perspective,
n'est plus tant recherche d'un principe, d'une vérité inexistants qu'ouverture aux modulations, à la vie de la
matière. Pour Nietzsche et Bergson, il s'agit de réhabiliter la diversité de points de vue inédits et personnels
sur le monde, chaque point de vue étant qualitativement différent de tous les autres - et c'est cette différence
même qui en fait la valeur. Là où chez Descartes, le mérite du grand philosophe est d'avoir creusé plus que
quiconque dans le même sens dit universel, chez nos deux penseurs ennemis de la fixité, de l'univocité
sclérosante, il est dans la conscience et la valorisation de l'hétérogénéité foisonnante du particulier.

2/ La perception du changement contre la sclérose du concept : Nietzsche et Bergson

Si nous choisissons de nous attarder sur Nietzsche et Bergson particulièrement, c'est parce qu'ils
nous ont semblé les plus opposés à ce que la philosophie pouvait avoir de de fixé et de fixant, de hiératique
et de pétrifiant - aux deux sens du terme. En filigrane chez les deux auteurs, c'est la sclérose, omniprésente
(en négatif la plupart du temps) qui apparaît comme l'ennemi, le repoussoir absolus. D'une manière
similaire, ils pensent le monde à partir du corps, de l'expérience concrète et non plus sur la base de concepts

555
A la doxa comme généralisation hâtive, Descartes oppose la généralisation de la méthode des généralisations
(une "métaphysique de la mathématique"). De même, là où la doxa propose des analogies hasardeuses, Descartes
vise à établir l'analogie comme méthode essentielle - dans un cadre strictement défini.
556
Aristote tenait déjà un propos similaire lorsqu'il affirmait qu'"en potentialité, l'intellect est en quelque manière
tous les intelligibles" (Aristote, De Anima, III 4 ,429 b 30-31)
557
Il n'y a là rien de borné pour le cartésien ; au contraire, cette vision univoque de la pensée prétend ouvrir à la
généralisation la plus englobante, parce que la plus formelle.
558
Descartes, là encore, adopte au contraire une attitude dépréciative : il n'admire la substance étendue que pour
la banalité et la constance qui y règnent.

150
que l'entendement dicterait à la réalité, extérieurement à elle. Le refus du primat de l'intelligence est capital
chez les deux penseurs : pour pouvoir sonder la puissance irrationnelle à l'œuvre dans une nature en
devenir, insaisissable, c'est d'une approche non plus thétique, mais esthétique qu'on a besoin. La
philosophie est donc déportée aux marges de ses raisonnements habituels 559 pour se faire d'abord pensée de
la création, du changement. Contre une pensée essentialiste de la permanence, contre une métaphysique de
la stabilité « fatalement monotone »560, Nietzsche et Bergson opèrent une conversion radicale du sens de
l'être. L'être n'est rien d'autre que le devenir lui-même : le paradigme ontologique prédominant, habituel est
tantôt ébranlé à coups de marteau, tantôt noyé par l'onde, le flux continué de l’ « imprévisible
nouveauté ».561 Les langages des deux penseurs, chacun à leur façon, sont à l'image de ce qu'ils cherchent à
décrire ; le style nietzschéen, plus heurté, abrupt, et la fluidité bergsonienne de la durée traduisent le
jaillissement, la créativité foncière du réel. Philosophes de l'enchaînement contre les dogmes fossilisés, ils
procèdent par multiplication des perspectives sur ce réel, ou plutôt du réel lui-même, qu'il faut « voir par
cent yeux »562. Nietzsche est ainsi décrit par Gide comme un « conquérant neuf [qui] violente des choses
vieillies... l’horreur du repos, du confort, de tout ce qui propose à la vie une diminution, un
engourdissement, un sommeil, c’est là ce qui lui fait crever murailles et voûtes ».563
Philosophe de la mutation mais aussi de la plénitude, Bergson s'attache à décrire le miracle
continué de la vie sous la couche rigidifiante des habitudes intellectuelles. Cette attention portée à notre moi
intérieur l'amène à rien de moins qu'à réformer l’entendement humain : Bergson « joue de [la] plastique
[de cet entendement] d’une manière absolument singulière qui consiste précisément à le faire s’apercevoir
de sa propre plasticité. Il s’agit, comme avait tenté de le faire Hume, de libérer des plis qu’elle a pris la
plasticité naturelle de l’entendement humain ».564 Le philosophe se penche ainsi d'abord sur l'expérience
concrète et immédiate de l'esprit,565 de la conscience : la réalité vivante est avant tout la réalité vécue. Mais
sa réflexion, de ce qui se passe en nous-mêmes, s'est vite élargie à la vie en général, la matière, l'extérieur –
apparent – de la conscience. L'intuition de la durée saisit le devenir en sympathisant avec lui ; il nous éclaire
sur les autres êtres, sur les choses qui nous entourent. Bergson s'est lui-même posé la question de la

559
Nietzsche n'a de cesse de répéter qu'il sait ne pouvoir être compris avant longtemps : il est conscient de la
radicalité du bouleversement des habitudes de pensée instaurée par son questionnement nouveau, et donc des
risques de mésinterprétation, de déformation de sa pensée.
560
« L'œuvre des philosophes est fatalement monotone » (Gide, André, Lettres à Angèle, O.C., III, p. 233)
561
Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, classiques UQAC, p. 21
562
Nietzsche, Friedrich, La Volonté de puissance, IV, § 493.
563
Gide, André, Lettres à Angèle, Oeuvres Complètes, III, Pléiade, pp. 230-231
564
Maël Lemoine, in Bergson, la durée et la nature, sous la direction de Jean-Louis Vieillard Baron, PUF, 2004,
p. 113
565
L'idéalisme hégélien s'appuyait aussi sur une expérience de l'esprit, mais il s'attardait sur les productions de
cet esprit. L'épopée proposée par Hegel ne saisit donc l'esprit que dans son histoire, à travers les diverses formes
qu'il a revêtu, dans l'histoire des arts, des sciences, des religions, de la philosophie elle-même. C'est là certes une
expérience, mais une expérience médiate ; Bergson propose quant à lui de décrire l'expérience immédiate de
l'esprit.

151
pertinence de cette transposition,566 de la légitimité d'une histoire non plus externe d'événements
saisissables directement ou par les signes qu'ils ont laissés, mais d'une histoire vue de l'intérieur, par une
sorte de communion, d'harmonie supposée avec la force qui anime le monde – on retrouve bien là
Ravaisson. La philosophie a tendance à raisonner, à tort, comme si
« L'homme avait à se tenir dans un coin de la nature, comme un enfant en pénitence.
Mais non. La matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous : les forces qui
travaillent en toutes choses nous les sentons en nous ; quelle que soit l'essence intime de ce
qui est et de ce qui se fait, nous en sommes ».567

La durée définit autant les choses que la conscience ; réel et esprit coïncident dans l'intuition.
L'expérience intime, intérieure de la durée est transposée au monde parce qu'elle participe de ce monde.
Avec L'Evolution créatrice, elle n'est plus un point d'arrivée, mais un point de départ pour un « empirisme
vrai » :
« Un empirisme vrai est celui qui se propose de serrer d’aussi près que possible
l’original lui-même, d’en approfondir la vie et par une espèce d’auscultation spirituelle, d’en
sentir palpiter l’âme ; et cet empirisme vrai est la vraie métaphysique. Le travail est donc
d’une difficulté extrême, parce qu’aucune des conceptions toutes faites dont la pensée se sert
pour ses opérations journalières ne peut plus servir. »568

Les penchants naturels de l’esprit le portent à repérer l'utile pour l’action quotidienne ; leur visée
discontinuiste et stabilisatrice, sans cesse à la recherche du même, est ce contre quoi la philosophie doit
lutter. L’intelligence, telle que Bergson la conçoit, est réduite à une sclérosante grille de lecture de la réalité :
ses habitudes imposent à cette dernière des chaînes conceptuelles inappropriées. La philosophie doit
s'appliquer à nous faire recouvrer l'innocence de l’intuition,569 qui seule nous permet de puiser le réel à sa
source, sous la prévention que nous impose l'intelligence. Philosopher avec Bergson, c'est donc faire un
exercice spirituel, un effort difficile d’attention, de concentration570 pour repousser la stagnation et la
fixation opérées par les raisonnements ordinaires sur les choses en vue de l'action utile. Bergson rejoint
Nietzsche lorsqu'il s'élève contre les philosophies tributaires de ces habitudes intellectuelles, d'abord à
vocation pratique, puis transposées abusivement au domaine spéculatif. Les deux penseurs s'émancipent de
la paresse de l'esprit - ordinaire ou s'autoproclamant philosophique - qui appelle le définitif, le fixé, la
stabilité sécurisante. Leur réflexion est au contraire toute tournée vers une réalité vivante qui « se fait ou se
défait, mais [qui] n’est jamais quelque chose de fait ».571 La vie ne se laisse pas connaître par une
566
« En sondant ainsi sa propre profondeur, pénètre-t-elle plus avant dans l'intérieur de la matière, de la vie, de
la réalité en général ? » (Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, classiques UQAC, p. 76 )
567
Ibid.
568
Op.cit., p. 108
569
L'expérience de l'esprit qu'est l'intuition est évoquée dès l'Essai, mais n'est ainsi nommée qu'à partir de
Matière et Mémoire.
570
« Nous répudions la facilité. Nous recommandons une certaine manière difficultueuse de penser. Nous prisons
par dessus tout l'effort ». Bergson, Henri, introduction à La pensée et le mouvant.
571
Bergson, Henri, L'évolution créatrice, classiques UQAC, p. 161

152
intelligence trop précise pour être exacte, qui différencie par états abstraits, là où l’intuition différencie, plus
judicieusement selon Bergson, par évolutions ressenties, vécues.572 Ce sont ces évolutions qu'il faut sentir,
intuitionner, et avec elles le sensible, l'ici-bas qui lui sont inhérents. A celui qu'il appelle le dialecticien, qui
considère que la réalité perçue par nos sens est obstacle trompeur pour l'accès à la vérité, le philosophe du
marteau répond que l'illusion réside bien davantage dans la croyance en une réalité-vérité, immuable, une et
universelle à chercher derrière, sous la variation continue du sensible : « les sens ne nous mentent pas en
tant qu’ils nous montrent le devenir, la disparition, le changement ».573 Nietzsche invoque avant Bergson le
sentiment d'insécurité provoqué par l'instabilité du sensible : l’homme théorique ressent le besoin de créer
un concept-essence, un substrat abstrait pour définir l'objet mouvant qu'est par exemple l'eau – la liquidité
ou la solidité de cette dernière ne pouvant être que les accidents d'une même substance. Le principe
d’identité, fondamental dans l'histoire de la philosophie, est l'un des symptômes de cette méfiance envers le
devenir, l'évolution à l'œuvre dans le sensible.

Nietzsche et Bergson s'indignent contre la dépréciation d'un sensible associé à la naïveté, à la doxa
par la métaphysique. Ils cherchent, à l'inverse, à apercevoir sous l’apparence superficielle de l’intelligibilité,
de l’ordre statiques, le monde réel obscur, insaisissable. A une « vérité » exsangue, désincarnée, Nietzsche
oppose ainsi, dans la préface de Par delà bien et mal, une vérité-femme du sensible, énigmatique, fuyante,
qu'aucun philosophe ne peut prétendre posséder. Le monde réel, c'est la caverne, c’est le visible, c’est le
monde sensible ; il ne cache pas d’autre réalité que lui-même. Le métaphysicien lâche la proie pour l'ombre
en s'inventant les arrières-mondes, les « mondes des idées » que lui dictent sa peur et son ressentiment.
L'attention rigoureuse d'un Bergson, comme l'engagement énergique dans la vie d'un Nietzsche, supposent
un culte de la surface, d'une surface changeante qui désormais est l'être même, la profondeur même de la
réalité.574 Dans cette perspective, c'est le corps qui est meilleur juge pour approcher le réel – il faut donc,
plutôt que de l'ignorer voire le condamner, lui rendre toute la place que la rationalité lui a prise. « Nous ne
sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d’enregistrement aux
viscères congelés »575, dit Nietzsche : nous sentons, nous éprouvons le monde dans son devenir bien mieux
que nous pouvons le penser ou l'expliquer. Le percept de l'homme intuitif doit se substituer au concept de
l'homme rationnel. On a là une véritable révolution anti-cartésienne : d'abord parce que l'individualité, chez
572
« Cette durée, que la science élimine, qu’il est difficile de concevoir et d’exprimer, on la sent et on la vit. »
(Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, classiques UQAC, p. 8) Nietzsche ne parle certes pas d'intuition, mais
on trouve dans ce qu'il appelle inspiration ou impulsion un moyen similaire d'approche du réel.
573
Nietzsche, Friedrich, Le crépuscule des idoles, La « raison » dans la philosophie, 2.
574
« Oh ces grecs ! ils s’y connaissaient, pour ce qui est de vivre : chose pour laquelle il est nécessaire de
s’arrêter courageusement à la surface, au pli, à la peau, d’adorer l’apparence, de croire aux formes, aux sons,
aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces grecs étant superficiels... par profondeur ! » (Diese Griechen
waren oberflächlich aus Tiefe !) (Nietzsche, Friedrich, Humain trop humain, I §154)
575
Nietzsche, Friedrich, Gai savoir. Bergson parle aussi de « parties congelées » (Bergson, Henri, L’évolution
créatrice, classiques UQAC, p. 143) en nous qui font obstacle à la perception de la durée.

153
les deux philosophes de la vie, ne différencie plus sujet et objet (dans la proposition « je contracte ma
durée », il n’y a pas de différence entre qui et quoi, entre je et ma durée ; je suis fondamentalement, pour ne
pas dire essentiellement durée). Ensuite et corrélativement, la subjectivité corporelle prend le pas sur le
cogito transcendantal. Le dualisme cartésien de la res cogitans et de la res extensa est bousculé : la
conscience rationnelle576 est reléguée au rang d'épiphénomène, de simple fonction parmi d'autres au sein du
corps pensant. « Il est admis, ici, que tout l'organisme pense, que toutes les formations organiques
participent au penser, au sentir, au vouloir »577 : avec toute la gamme d'opérations dont il est capable, le
corps, cette « grande raison », apparaît comme beaucoup plus perfectionné et subtil que la pensée
consciente associée au moi et à l'intellect. Pour Nietzsche et Bergson, c'est lorsque notre perception578 se
fait défaillante qu'on lui substitue l'intellect : le « décadent » de Nietzsche est cette personnalité dont les
instincts sont débiles, défaillants ; infirme, il essaie de compenser ses manques par une hypertrophie de la
logique, par un rationalisme ascétique. Or cette conscience « moralisante » n'a évidemment pas la
souplesse, l'adaptabilité intelligente des instincts du corps.
La glorification de la complexité interne du corps, extraordinaire et insoupçonnée va ainsi de pair
chez Nietzsche avec celle de l'instinct ; instinct que l'on pourrait rapprocher du « moi profond » bergsonien.
Les instincts sont définis par Nietzsche comme des pulsions investies d'une certaine quantité d'énergie
vitale, et dont le travail reste dissimulé à l'observation consciente. Les aptitudes de chaque personnalité
dépendent de la vigueur de ces instincts et de la qualité de leur discernement. : « le génie réside dans
l'instinct, la bonté aussi. Il n'y a d'acte parfait que dans l'acte instinctif ».579 Lorsque Bergson dit qu'« agir
librement, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée »,580 il invite lui aussi à
s’arracher au moi factice que créent en nous le langage et la société, à ce moi parasité, sclérosé par sa
couche pourtant superficielle d'habitudes. « Il n'y a pas d'étang qui ne laisse flotter des feuilles mortes à sa
surface, pas d'âme humaine sur laquelle ne se posent des habitudes qui la raidissent contre elle-même en
la raidissant contre les autres ».581 Ces habitudes qui nous font vivre « extérieurement à nous-mêmes »582
ont assez de poids pour nous empêcher de ressaisir « la succession de nos états de conscience quand notre
moi se laisse vivre »,583 selon l'une des définitions de la durée données par Bergson.584 On comprend bien,

576
Si Nietzsche rejette la notion de conscience, c'est qu'il n'envisage pas encore la définition qu'en donnera
Bergson, pour lequel le terme perd toute connotation rationaliste. La conscience bergsonienne est acte, durée qui
participe de l'élan vital ; elle est bien plus proche du corps nietzschéen que du cogito cartésien.
577
Nietzsche, Friedrich, Fragments (40)
578
La perception, en ce sens, est proche de l'intuition ; elle n'est pas celle que stigmatise Bergson en l'associant à
la l'intellect et au langage, qui divisent et immobilisent.
579
Nietzsche, Friedrich, La Volonté de puissance.
580
Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, classiques UQAC, p. 102
581
Bergson, Henri, le Rire, classiques UQAC, p. 57
582
Ibid., p. 102
583
Ibid., p. 48
584
Le terme de « succession » peut sembler inapproprié ; il peut évoquer en effet davantage l'idée de
juxtaposition successive que de flux continué, d'enchaînement sans rupture que Bergson veut mettre en avant.

154
ici, que l'expression « se laisse vivre » ne témoigne d'aucune passivité, bien au contraire. Se laisser vivre,
c'est l'activité délicate, contraignante585 que le philosophe nous demande de faire, pour mieux laisser
s'exprimer notre liberté, notre personnalité profonde - notre instinct, dirait Nietzsche. La vie intérieure,
« continuité ininterrompue d’imprévisible nouveauté »586 est puissance créatrice, jaillissement d'inédit en
deçà des déterminismes de l'habitude. C'est en ce jaillissement qu'on saisit immédiatement la liberté, non
pas comme une négation du déterminisme, mais comme une action positive d'invention. Comme l'acte
instinctif de Nietzsche, l'acte libre tel que le définit Bergson est tributaire d'une sorte de phénoménologie de
l’émergence, qui désolidarise le processus décisionnel de la délibération rationnelle. L’image bergsonienne
de l’éruption volcanique suggère que le changement est issu d’une réorganisation profonde587 qui balaie les
motifs de surface. C'est d'une authenticité de la personne, non-altérée par le conformisme, ses préjugés et
ses stéréotypes que les deux philosophes parlent : le moi superficiel, immobile, sclérosé, doit céder la place
à l'expression d'un moi profond, créatif, toujours mouvant.
Les deux philosophes semblent diverger sur la question de la mémoire : l'acte libre bergsonien a
lieu lorsque ce que je fais exprime tout ce que je suis, et donc s'engouffre pour ainsi dire jusqu'à la base du
cône de la mémoire588 pour en ressaisir l'ensemble. Proust, sans parler d'acte libre, évoque ce transport de
mon passé dans mon présent, de sorte que ma vie m’apparaît, par l’expérience de la réminiscence, dans sa
profondeur substantielle. Tout ce que j’ai vécu ressurgit dans ce que je vis, mon passé vient se diffuser
jusqu’à remplir pleinement mon présent. Je suis soudain, comme par l’effet d’une sorte de grâce, tout entier
à moi-même. La mémoire est ce qui nous est le plus propre, et ce dans quoi ma liberté puise pour
s'exprimer. Pour Nietzsche au contraire, elle asphyxie ; l'incapacité d'oublier est un des symptômes de la
décadence de l'être humain. Loin d'être considéré comme une « vis inertiae », une faculté inerte, l'oubli est
compris comme
« Une faculté d’entrave [d'inhibition] active, positive au sens le plus rigoureux, qui
fait que tout ce que nous vivons, expérimentons, absorbons parvient tout aussi peu à notre
conscience durant la phase de digestion (on pourrait l'appeler « assimilation psychique »),
que l'ensemble du processus aux mille facettes suivant lequel s'effectue notre nutrition
corporelle, ce qu'on appelle « incorporation » ».589

La connaissance du passé peut aveugler celui qui veut comprendre le présent dans sa nouveauté,
son caractère singulier. L'oubli est nécessaire à la vie mentale ; il est la condition de la gaité d'esprit
585
L'acte libre est rare, précise Bergson, et la plupart des hommes, dont l'activité est rythmée par des habitudes et
la pensée esclave des formules, ne connaissent d'eux-mêmes que la surface où les idées toutes faites flottent
« comme des feuilles mortes sur un étang » (Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience,
classiques UQAC, p. 62)
586
Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, classiques UQAC, p. 21
587
Les termes de création et d'invention, utilisés par Bergson pour parler de la liberté, ne se rapportent donc pas à
une apparition ex-nihilo ; l'acte libre prend racine dans le moi profond.
588
Bergson, Henri, Matière et mémoire, classiques UQAC, p. 90 et suivantes.
589
« Digestion » : « Einverseelung » : traduit aussi par « inspirituation », sur la base de Seele, âme. Nietzsche,
Friedrich, Généalogie de la morale, Le Livre de Poche, 2000, trad. Patrick Wotling, pp. 118-119

155
(Heiterkeit). Grâce à l'oubli, le regard est libéré des anciennes habitudes et considère le présent d'un œil
plus libre et plus vivant : il faut « faire silence un peu ; faire table rase dans notre conscience pour qu'il y
ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles ». 590 Bergson insiste à l'inverse sur une liberté fondée
sur la mémoire, certes ; mais il s'agit là de ce qu'il appelle la « mémoire pure » ou « vraie », qu'il oppose
aux « souvenirs-habitudes » dans Matière et mémoire. Sollicitée par l'intelligence, sélective, oublieuse de
l’accidentel pour ne retenir que l’essentiel nécessaire à l’action efficace, quotidienne, la « mémoire-
habitude » se compose d'un « système clos de mouvements automatiques ».591 La « mémoire pure » est au
contraire délivrée des impératifs de l'action,592 et ne constitue en rien un obstacle paralysant pour l'accueil
du présent. Les souvenirs handicapants sont nos habitudes intellectuelles ; aussi Bergson interpelle-t-il ses
lecteurs : « faites abstraction de vos souvenirs et de vos habitudes de langage ».593 L'oubli est chez lui aussi
nécessaire, en ce sens, pour rejoindre le réel, pour retrouver la durée dans toute son hétérogénéité : la
« représentation de durées à élasticité inégale est peut-être pénible pour notre esprit, qui a contracté
l'habitude utile de substituer à la durée vraie, vécue par la conscience, un temps homogène et
indépendant ».594
On retrouve ici ce que l'on avait commencé à évoquer précédemment, à savoir la valorisation de la
pluralité des perceptions, ou des perspectives. Bergson insiste non seulement sur le caractère hétérogène de
la durée « individuelle », sur ses variations qualitatives - une heure d'insouciance, de distraction, et une
heure d’attente angoissée ne sont pas la même chose - mais aussi sur la variété des durées individuelles.
Nous sommes autant de « rythmes différents »595 qui battons notre mesure propre. Pour Nietzsche, d'une
façon similaire, ce qu'il appelle les « perspectives » ne sont pas des points de vue émanant de substances-
sujets définies ; elles sont plutôt telles des « tranches de sensible », des expressions fugitives et particulières
de la vie. « Tu dis "moi" et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à quoi tu refuses
de croire, c'est ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il agit comme un Moi ».596 De même
pour Bergson, le Moi-durée est d'abord agir et non pas être, changement et non illusoire état abstrait. Le
« je » du « je pense » (comme le « je » du « je dure ») n'est rien d'autre qu'une fiction grammaticale,
expression du besoin - cartésien - de mettre un acteur sous l'action. L'homme n'a pas de centre597 ; il est tout
590
Op.cit., p. 119
591
Op.cit., p. 47
592
Cette « mémoire pure » émergerait selon Bergson chez les somnambules, mais aussi dans le rêve ou dans de
brusques plongées dans le coma. Le philosophe distingue la vie « rêvée » où tout le passé serait présent, et la vie
« jouée » d’un automate conscient : la vie « équilibrée » se tenant entre les deux, dans une certaine tension et
attention. On notera tout de même l’étonnante cécité de Bergson sur le fait que le rêve n’est en aucune manière
comparable au souvenir (et n’est d’ailleurs, sauf erreur, jamais confondu psychologiquement avec lui).
593
Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, classiques UQAC, p. 29
594
Ibid.
595
Bergson, Henri, Matière et mémoire, classiques UQAC, p. 123
596
« Die sagt nicht Ich, aber tut Ich » : Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, Aubier Flammarion
Bilingue, 1969, p. 101
597
« En Allemagne, on se plaint beaucoup de mes excentricités. Mais comme on ne sait pas où est mon centre, on
aura de la peine à savoir où et quand j'ai été excentré jusqu'à présent .» Nietzsche, Friedrich, Lettre à Karl

156
en flux sensible, mais sans être évanescent, inconsistant : il est flux-volonté. Nietzsche et Bergson nous
invitent ainsi à retrouver à la fois l'unité organique et la profondeur polyphonique de notre individualité.

Fondamentalement, les deux philosophes se rejoignent sur la vision artistique, esthétique qu'ils ont
de la philosophie. La généalogie du « monde-vérité », de l' « arrière-monde » passe par l’art, puisque ce
dernier est seul capable de satisfaire à la vérité sensible de l' « apparence en soi », plus profonde que celle
qui anime le rationalisme philosophique. Bergson ne parle certes pas d' « arrière-monde » pour désigner
ce qui fait obstacle à l'appréhension immédiate du monde sensible, mais il oppose lui aussi perceptions
artistique et intellectuelle, rationnelle - liée pour lui à l'action quotidienne : « celui qui mettra le feu à toutes
ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et s'efforcera de voir
directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera
aussi un philosophe ». 598 Nietzsche tient un propos similaire lorsqu'il dit que l’art et la philosophie-artiste se
proposent de transfigurer le monde. La transfiguration, l'Umwertung est ce renversement, cette
transmutation, cette transvaluation (l'allemand indique l'idée de valeur – Wert) de la perception habituelle
pour faire valoir le sensible changeant, la réalité concrète. Il s'agit d'élever l'art à la plus haute dignité
philosophique. L’art est le plus grand « Verklärer »599 de l’existence ; il accepte la vie au lieu de la nier par
l’ascèse, il retrouve le devenir au lieu de le proscrire. L’artiste s’enterre dans la réalité, dans le monde d’en
bas pour le laver de la sclérose que lui imposaient ceux que Nietzsche appelle, dans Ainsi parlait
Zarathoustra, les « hallucinés de l'arrière-monde ». Il faut faire de l'art « la tâche suprême et l'activité
proprement métaphysique de la vie »600; le philosophe-artiste est l’homme de l’immanence contre les
philosophes-métaphysiciens d'une transcendance immobilisante.
L'esthétique est incorporée chez les deux auteurs dans l'écriture philosophique elle-même. Le fond
d’une pensée se fait entendre par sa forme : le style doit lui aussi s'élever contre la systématicité inscrite
jusque dans la grammaire et la syntaxe de l'écriture traditionnelle. Là où l'élégance de la phrase
bergsonienne, sa fluidité sont mises au service de l'intuition, les contradictions, les heurts de l'expression
nietzschéenne traduisent sa volonté de briser toutes les idoles qui ankylosent la vie. Les deux philosophes
empruntent la langue du devenir chacun à leur manière, marquant par là leur désir de dégeler, de
déscléroser les variations, les contrastes, les perspectives du réel mouvant. La philosophie est débarrassée
de ses concepts-enclumes dans un style qui « est une danse »601 ; rythme saccadé pour Nietzsche, grâce

Fuchs du 14 décembre 1887


598
« ...Avec cette différence que la philosophie s'adresse moins aux objets extérieurs qu'à la vie intérieure de
l'âme », termine Bergson, qui réorientera finalement le regard philosophique vers la matière, la durée des choses
extérieures notamment avec L'Evolution créatrice. (Bergson, Henri, Conférence de Madrid sur l'âme humaine -
in "Mélanges" (1885-1892), P.U.F)
599
Le terme allemand Verklärer peut se traduire par transfigurateur, éclaireur ou « élucideur ».
600
Nietzsche, Friedrich, La naissance de la tragédie, dédicace à Richard Wagner
601
Nietzsche, Friedrich, Lettre à E. Rohde.

157
souple chez Bergson.602 L'écriture doit mimer le mouvement, la sensibilité interne ; elle doit refléter la vie,
et le texte doit être lu avec les sens autant qu'avec l'intellect. Nietzsche a très bien vu le risque de sombrer
dans la versatilité ; c'est pourquoi il insiste sur l'importance du recul, comme devant un tableau, pour
retrouver l’ensemble sensé de sa pensée. Si Bergson, quant à lui, a recours au langage de l'intelligence pour
communiquer l'intuition, c'est au rebours de sa pente naturelle : l'usage de la métaphore se fait nécessaire
pour convertir l’intuition de la durée en argumentation, en raisonnement sur elle. La tendance naturelle de
la perception intelligente, et du langage qui lui est intimement lié, identifient ce qui est qualitativement
distinct, et séparent ce qui est organiquement lié603 : deux manières de procéder efficaces quant à la
pratique, mais qui occultent trop vite la réalité sous-jacente que le philosophe s'attache à décrire.
« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire
des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous
l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres...
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se
dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. »604

Le langage est superficielle convention, inapte à décrire la singularité des vécus à moins qu'il ne
soit travaillé, détourné par le philosophe. Il contraint la plupart du temps à des généralités, et nous masque à
nous-mêmes notre individualité propre, la singularité de notre durée605. C'est en ce sens que Gide dira que
« Notre langue est fixée [...] Et figée. Béni soit celui qui rompt les adhérences, qui décontenance le mot, le
rend suspect ».606
602
Là où Nietzsche opte pour un mouvement brisé, on a chez Bergson un geste courbe pareil à celui qu'il décrit
dans le beau passage des Données immédiates sur la grâce : « Si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées,
c'est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée
dans celle qui la précédait. La perception d'une facilité à se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir
d'arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l'avenir dans le présent. » (Bergson, Henri, Essai sur
les données immédiates de la conscience, classiques UQAC, pp. 12-13)
603
Dans sa note sur Bergson et la philosophie bergsonienne, Péguy entend réfuter l’argument d’irrationalisme
souvent opposé à son maître. Pour Péguy, la philosophie bergsonienne, loin d’être sentimentale et floue, marque
une nouvelle avancée de la raison, car elle produit justement la clarté dans la profondeur obscure des passions.
Selon Péguy, toute la querelle que l’on cherche à Bergson se ramène à un débat entre les méthodes raides et les
méthodes souples, ces dernières étant les seules à être vraiment rigoureuses, car seules elles étreignent
exactement la réalité.
604
Ce qui est comique, « c'est une certaine raideur de mécanique là où l'on voudrait trouver la souplesse
attentive et la vivante flexibilité d'une personne ». (Bergson, Henri, Le rire, classiques UQAC, p. 67). Notons,
avec Michel Philippon, que les remarques de Bergson sur le comique de la posture, de la tenue corporelles sont
très proches de ce que décrivait déjà Balzac dans sa théorie de la démarche (essai paru en 1833). S'en serait-il
inspiré ?
605
« Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien
notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances
profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre : nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous
musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne
saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes
parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre
propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. »
(Bergson, Henri, Le rire, classiques UQAC, p. 67)
606
Gide, André, Interviews imaginaires XVII, in Essais, Pléiade, p. 392. Plus loin, Gide cite Sainte-Beuve dans
ses Nouveaux Lundis : "De même qu'autour d'un vaisseau menacé d'être pris par les glaces, on est occupé
incessamment à briser le cercle rigide... de même chacun de nous, à chaque instant, devrait être occupé à briser

158
Ennemis de la raideur, Nietzsche et Bergson la guettent sous toutes ses formes, la combattent sur
tous les terrains, avec toutes les armes – jusqu'à celle du rire : expression de la vie, de l'élan vital qui pour
Bergson corrige la raideur en souplesse, ramène le figé au fluide.607 Zarathoustra, après avoir invité les
« hommes supérieurs » à apprendre à danser, leur lance « apprenez donc à rire ! ».608 Le rire est
libérateur : signe de vie, de santé, d'osmose avec le sensible, il contribue à relativiser les certitudes et à
briser les idoles. Les deux philosophes stigmatisent principalement le poids écrasant d'habitudes
philosophiques qui, en bannissant changement, devenir, création, empêchent le contact avec le réel, avec la
vie. Pour Bergson, ces « habitudes statiques que notre intelligence contracte quand elle prépare notre
action sur les choses »609, de la sphère de l'action, remontent au champ de la pensée et font alors obstacle à
la compréhension du devenir en philosophie. A « l'habitude profondément enracinée de développer le
temps dans l'espace »610, que Bergson ne cesse d'invoquer, fait écho l'habitude d'idéaliser une vérité stable
et unique, fustigée par Nietzsche. A chaque fois s'exprime le désir métaphysique (de la métaphysique
traditionnelle611) d'échapper à une réalité mouvante, instable, de définir l'être en l'opposant au passage, à la
transition, à la variabilité imprévisible. La vérité, pour les deux philosophes du changement, a cessé d’être
unité et harmonie purement rationnelle, euclidienne, pour renvoyer plutôt à la différence, à la multiplicité, à
la difformité, aux forces changeantes du sensible. Il s'agit donc de déraciner ce qui est devenu le plus grand
préjugé de la philosophie occidentale, non pas tellement en usant de forces réactives, qui ne feraient que
nier les forces adversaires pour imposer leur autorité, mais en relativisant ces dernières, en les
recontextualisant pour leur faire retrouver leur modeste statut de perspective parmi d'autres 612. Si les
habitudes intellectuelles apparaissent comme utiles en vue de la conservation de soi, elles ne peuvent
néanmoins prétendre détenir la vérité. Nietzsche et Bergson se proposent de déshumaniser la nature, de la
rendre à elle même, à son devenir, et de renaturaliser l'homme, en lui rappelant qu'il participe d'abord de ce
devenir – qu'il est lui-même un devenir incarné, une temporalité ambulante qui fait interagir le même et
l’autre, le pas encore, le maintenant, et le déjà plus d'un présent qui glisse dans le passé et happe le futur.
Dans l'aphorisme 94 de Par-delà bien et mal, Nietzsche décrit les étapes de la pensée, en écho à

dans son esprit le moule qui est près de prendre et de se former. Ne nous figeons pas..." (op.cit. p. 394)
607
Bergson, Henri, Le rire, classiques UQAC, p. 13
608
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, IVè partie, 20
609
Bergson, Henri, L'Evolution créatrice, classiques UQAC, p. 162
610
Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, classqiues UQAC, p. 56
611
On peut en effet parler de métaphysique pour désigner les philosophies nitezschéenne et bergsonienne, ainsi
que le fait par exemple Pierre Montebello, dans son ouvrage L'autre métaphysique : Essai sur la philosophie de
la nature : Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson (Desclée de Brouer, 2003).
612
On attribue trop souvent à Nietzsche une pensée anarchiste, libertaire qui exclut toute forme de rationalité ; or
au contraire, cette dernière trouve elle aussi sa place dans la définition des forces multiples qui composent la
volonté de puissance. En art, l'aversion nietzschéenne pour le romantisme va de pair avec un mépris des forces
réactives, qui ne s'affirment qu'en niant d'autres forces. L'art a besoin de l'apollinien, du classique pour tempérer,
ordonner, hiérarchiser le flou affectif dionysiaque. Loin d'une soumission totale au dieu de la vigne, de l'ivresse,
de l’extase, la force pure du sensible informe doit être exprimée à l'aide de l’ordre artificiel de la théorie, de la
mesure.

159
celles de la conscience engagée dans la voie dialectique. Après l'étape du chameau, qui suit son instinct
grégaire et cautionne mécaniquement les valeurs qu'on lui a transmises ; après celle du lion, qui initie
l'esprit à la liberté et à l'indépendance, advient enfin l'étape de l'enfant, sommet de la maturité. Le périple de
la pensée – d'une pensée qui n'est pas une conscience mais une volonté et un corps, sentant et devenant -
s'achève paradoxalement dans l'immédiateté avec le sensible. Nietzsche avance en sens inverse, en sens
interdit par rapport à la dialectique, qui fait « s'élever » l'esprit de la naïveté infantile à la connaissance d'une
vérité-chimère néfaste pour la vie ; ce n'est d'ailleurs plus tant la vérité d'un énoncé qui compte, que la
valeur qu'il donne à la vie. De la même manière, Bergson entend remonter la pente de l'intelligence, guide
habituel auquel il substitue l'intuition :
« Nous voulions seulement signaler certaines habitudes d'esprit que nous tenons pour
fâcheuses et que l'école encourage encore trop souvent en fait, quoiqu'elle les répudie en
principe. Nous voulions surtout protester une fois de plus contre la substitution des concepts
aux choses, et contre ce que nous appellerions la socialisation de la vérité. [...] Elle est
naturelle à l'esprit humain, parce que l'esprit humain n'est pas destiné à la science pure,
encore moins à la philosophie. Le philosophe doit au contraire être un homme de l’essai,
réfractaire à toute volonté de totalisation dogmatique. Système et philosophie s’opposent ici
dans la mesure où il ne s’agit plus de produire un double du réel, idéal et consolateur, auquel
la vraie vie serait sacrifiée »613.

La philosophie bergsonienne, comme celle de Nietzsche, propose une alternative vivante aux
philosophies sclérosées du système. La métaphysique et sa rationalité, dans ce qu'elles ont de dogmatique
et de fixant, sont des violences faites à la vie. Plutôt que d'adopter une position extérieure, de surplomb,
pour donner une représentation « adéquate » du réel - qui n'en est en fait qu'un double illusoire, un arrière-
monde - le philosophe doit, comme l'artiste, se placer directement dans le devenir, sentir qu'il en fait partie
intégrante. Bergson, que l'ironie du sort a voulu ankylosé à la fin de sa vie, a développé une pensée aussi
vitaliste - et aussi vitale – que celle de Nietzsche ; une pensée rayonnante du jaillissement, de
l'épanouissement, une « pensée expérimentale »614 de la « création sans cesse renouvelée que le tout du
réel, indivisé, accomplit en avançant. »615

613
Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, classiques UQAC, p. 53. Nous soulignons.
614
Dans les passages des Testaments trahis que Milan Kundera consacre à Nietzsche, l'auteur insiste sur
l'asystématisme du philosophe : « Par son refus du système, Nietzsche change en profondeur la façon de
philosopher : comme l'a défini Hannah Arendt, la pensée de Nietzsche est une pensée expérimentale. Sa
première impulsion est de corroder ce qui est figé, de miner des systèmes communément acceptés, d'ouvrir des
brèches pour s'aventurer dans l'inconnu. » La conviction, qui va avec le systématisme, est « une pensée qui s'est
arrêtée, qui s'est figée, et l' « homme de conviction est un homme borné ; la pensée expérimentale ne désire pas
persuader mais inspirer ; inspirer une autre pensée, mettre en branle le penser ; [l'écrivain doit] donner des
coups de pieds dans la barricade qu'il a lui-même érigée autour de ses idées ». Par ailleurs, la pensée
expérimentale permet un « immense élargissement thématique » ; la philosophie réfléchit alors sur « tout ce qui
est humain », sans cloisonner les différentes disciplines, sans se cloisonner dans la discipline. (Kundera, Milan,
Les testaments trahis, Gallimard, Folio, 2005, pp. 209-210.)
615
Bergson, Henri, L'Evolution créatrice, classiques UQAC, p. 131

160
Dans une perspective très similaire à celle que l'on a ici succinctement décrite chez Nietzsche et
Bergson, Valéry avance que le devenir est l'être ; la seule ontologie possible est celle de l'instabilité
universelle. A un intellectualisme que l’on perçoit souvent comme sclérosé s'oppose celui de Valéry. Le
centre de gravité de la pensée valéryenne, c'est que la pensée n'a pas de centre de gravité où se rasseoir en
paix, où se rassir peu à peu. La recherche d'un sens ultime est vaine, sauf à considérer que cette vanité est ce
sens ultime même. Descartes avait remplacé les supports par des rapports616 ; Valéry déplace quant à lui
son regard des êtres vers les mouvements. Il rejette la tradition occidentale assimilant l'être à l'immobile,
pour lui préférer une philosophie du renouvellement permanent. Comme Nietzsche et Bergson, Valéry se
situe dans le sillon d'Héraclite, et s'oppose à l'école d'Elée ; comme eux, il est d'abord penseur du devenir,
de l’aiôn, et n'accorde de réalité qu'au changement lui-même, à la durée vécue, concrète. Contre un
rationalisme desséchant, il s'agit de retrouver l'indétermination, le dynamisme internes à l'esprit. La hantise
de l'inertie, de tout ce qui est arrêté habite les trois penseurs, poètes chacun à leur manière. Valéry dit ainsi
de Bergson qu'« il osa emprunter à la Poésie ses armes enchantées, dont il combina le pouvoir avec la
précision dont un esprit nourri aux sciences exactes ne peut souffrir de s’écarter ».617 Les métaphores et
images neuves d'un langage tout en nuances sont les moyens à la fois précis et sensibles choisi pour
approcher au plus près des méandres de la vie intérieure, pour saisir l'esprit dans son acte même.
L'introspection, valéryenne comme bergsonienne, passe par un détournement du langage quotidien et
scientifique.
L'analyse par Valéry de la pensée prise en général est à l'image de son mode de pensée propre : sa
parole précipitée traduit son relativisme généralisé. Les idées se chevauchent, naissent et se consument
pour céder la place à d'autres. Le regard mobile de Valéry passe d'un être à l'autre sans s'arrêter
définitivement sur aucun. Le sujet regardant et pensant est considéré davantage comme possibilité de se
déprendre, de changer d'objet que comme substance, chose. Comme l'œil, l'esprit ne peut et ne doit vivre
que de changement, de mouvement perpétuel. Valéry prend modèle sur son propre fonctionnement mental
incessant, avide, pour définir l'esprit en général tel qu'il doit être : flamme qui ne peut s'arrêter sans mourir,
se saisissant de toute chose, l'abandonnant l'instant suivant ; une fois comprise, elle est inutile. La pensée de
Valéry est certes une pensée de l'inachèvement, mais c'est avant tout l'inachèvement même qui est pensée.
La pensée valéryenne, plutôt que de se fixer dans un système ou une doctrine618, choisit d'élaborer cette
paradoxale ontologie du provisoire, du précaire, du sursis, de la combustion, de la consomption. Valéry ne
peint pas l'être, mais le passage : son exploration du fonctionnement mental, si elle ne doit rien à
Bergson619, ces penseurs empreints de scepticisme réinventent la "philo-sophie" : la vérité n'est pas, et la
616
Gouhier, Henri, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, 1987
617
Valéry, Paul, Discours sur Bergson, 1941, classiques UQAC, p. 7
618
Elle ne peut pas même se fixer dans un livre : les cahiers apportent le témoignage du foisonnement de cette
pensée toute en essais, en contradictions, en énigmes.
619
Certes, Valéry nie avoir été influencé par Bergson ; il ne l'aurait lu que sur le tard, et leur œuvre diffère en ce

161
détenir absolument est chose impossible : y croire est la pire erreur de l'esprit. Seule la quête importe, le
cheminement, l'exercice actuel d'une faculté humaine toujours renaissante, d'un désir intellectuel
pulsionnel, pulsationnel.

que Valéry ne s'est jamais estimé philosophe, encore moins métaphysicien. La grande rigueur intellectuelle de
Valéry le rend par ailleurs réticent à certains termes bergsoniens trop flous, trop vagues pour lui : des notiosn
telles que celle d' « élan vital », d' « intuition » ou de « durée » ne satisfont pas les exigences valéryennes. Valéry
avoue dans ses cahiers ne pas bien comprendre ce que Bergson entend exactement par durée (Valéry, Paul,
Cahier XV, in Robinson, Judith, Valéry critique de Bergson, Cahiers de l'Association internationale des études
françaises, 1965, volume 17, p. 208) Il n'en demeure pas moins que de nombreuses similitudes entre les deux
penseurs sont visibles, notamment leur méfiance commune pour le figé, la sclérose de l'esprit. C'est ce à quoi
nous nous cantonnons ici.

162
Conclusion

« On raconte que Platon, voyant quelqu'un qui jouait aux dés,


lui fit des reproches. Ce dernier répondit qu'il jouait pour peu de chose.
"Mais l'habitude, répondit Platon, ce n'est pas peu de chose." »620

Manière d'être, d'agir ou de penser acquise par la répétition, l'habitude se fait disposition durable du
corps et de l'esprit. Nous avons souligné dans l'introduction, avec Nietzsche, le caractère nuisible de
l'habitude pour ce dernier, par opposition à l'atout qu'elle pouvait constituer pour le corps. La pratique d'un
instrument de musique, d'un sport, du dessin sont autant d’exemples allant dans le sens d’une habitude
valorisée parce que condition de l'habileté. A force d'exercice, d'entraînement, l’habitude rend docile une
matière corporelle d’abord rebelle. Le corps fournit de moins en moins d’effort ; toute résistance est
progressivement abolie par l'éducation physique qui prend la forme d'une gymnastique régulière.
L'habitude peut donc être synonyme de malléabilité, de plasticité : le corps s’assouplit, se délie, se déraidit.
Cet éclairage porté sur l’habitude corporelle semble exclure toute tendance à la sclérose. Pourtant, à mieux
y regarder, on ne devient plus « dégourdi » que pour l'activité bien déterminée à laquelle on consacre une
pratique habituelle. Il en est de même pour les habitudes intellectuelles. On ne peut certes ignorer le rôle
que joue l'habitude dans la formation du goût, de la culture. Elle permet la maîtrise de connaissances
approfondies, le développement d'un sens aigu du détail, d'une sensibilité aux subtilités de toutes sortes ;
mais cette acuité du regard ne s'exerce que dans une direction, dans un domaine bien particulier. A
l'enrichissement particulier fait pendant l'appauvrissement général. L'habitude n'assouplit qu'en infime
partie ; notre habileté dans un champ d'application nous ferme l'accès aux autres, qui deviennent
progressivement hors d'usage. C'est là une des manifestations de ce que nous avons appelé la sclérose de
l'esprit. Peu à peu, avec le temps, l'habitude spécialise, et par là exclut ; elle ampute l'individu d'une large
part de possibles non actualisés, définitivement délaissés sur le chemin de la vie : « je suis né plusieurs, je
suis mort un seul »,621 disait Valéry. L’habitude adoptée est une concrétion, un gel des habiletés. Ce qui est
acquis empêche d'acquérir. La maturité est le coup d’arrêt, l’induration, la sclérose du développement.
L'empire, l'emprise néfaste de l'habitude est corroborée par le constat général d'une tendance
naturelle selon laquelle il nous coûte de changer : l'électivité progressive qu'opère l'habitude conduit
souvent à un rétrécissement du champ et des possibilités d'adaptation. L'absence de contrôle attentionnel
nous mène insidieusement à une sclérose spirituelle qui peut prendre diverses formes : celles du préjugé, de
la manie, de la soumission aveugle à une perception et à un discours « standards », conformistes. On a
insisté sur l'homogénéisation que produit l'habitude au niveau social, interindividuel, et sur l'automatisation
620
Laërce, Diogène, Vie et doctrines des philosophes illustres, La Pochothèque, Livre de Poche, 1999, III, 38, Platon,
p. 419
621
Valéry, Paul, Eupalinos, in Oeuvres complètes, II, Gallimard, Pléiade, p. 114

163
qu'elle entraîne chez l'individu. « Tout homme tend à devenir machine. Habitude, méthode, maîtrise, enfin
- cela veut dire machine ».622 La sclérose, épée de Damoclès suspendue au dessus de nos vies, ressemble à
la mort : le vivant devient progressivement aussi rigide que le sera le squelette. L'homme sclérosé dans ses
habitudes est aussi « dépoulpé »623 que le vieillard moribond. Toute force vitale, toute pulpe le quitte ; la
rouille s'étend sur l'esprit fait machine. La répétition des passages dans le passé fait que le présent ne sera
plus que du passé composé : on compose avec ce qu’on a déjà. L’habitude nous sclérose en ce qu'elle fait
obstacle à l’étonnement, au ravissement devant ce que nous percevons : d'abord parce qu'elle nous fait fuir
toute nouveauté, ensuite parce qu'elle recouvre du voile gris de la quotidienneté toute la richesse, la
diversité du réel qui l'entoure. Notre attrait naturel pour le confort et la sécurité nous emprisonne, et ce à
notre insu – ce n'est que rétrospectivement que la sclérose se révèle à celui qu’elle habite : « nul ne réfléchit
l’habitude ». 624 Les sensations sont émoussées par des routines immobilisantes.
Mais, d'une part, l'homme ne semble pas aussi condamné à la sclérose : il ne s'agit pas de s'en tenir
à un état des lieux pessimiste et impuissant. La conscience amère que l'on peut avoir face à ce constat de
l'enlisement quasi-systématique dans nos habitudes est déjà le signe d'une volonté d'en sortir. D'autre part, si
la fixation, la rémanence peuvent être les ennemies de la liberté spirituelle, elles sont aussi susceptibles,
dans une certaine mesure, d'en être la condition même. L'hypermnésie de l'esprit habitué joue alors un rôle
semblable a celui des impedimenta des fantassins dans l'antiquité : lourde charge, elle encombre la marche
du soldat, mais elle contient toutes les victuailles, tout l’équipement nécessaire au voyage. Sans elle, le
fantassin avancera certes plus vite, mais cet avantage se révélera bien vite éphémère : sans nourriture ni
couvertures, il ne tiendra pas longtemps. L’habitude constitue elle aussi un poids ; elle nous fait piétiner,
elle ralentit nos élans. Mais elle est aussi à l’origine de la maîtrise des connaissances, par exemple, et
certains automatismes intégrés grâce à elle nous permettent alors d’aller plus avant dans la recherche
théorique, d’affiner des idées, de les éclaircir. « L'habitude, une fois formée, dit Valéry, enchaîne et
délivre ».625 Si l'esprit ne pense l'esprit qu'en remontant la pente des habitudes, il peut néanmoins avoir
besoin de certaines d'entre elles pour approfondir la compréhension de son fonctionnement. L'habitude
dispense aussi le pouvoir de sortir des habitudes sclérosantes, ne serait-ce que parce qu'il faut prendre
l’habitude de résister à l’habitude. L'habitude tantôt ligote, tantôt permet ; contraire ou condition de la vie,
elle passe sans cesse de l'éloge au blâme. On a affaire à différents types ou « niveaux » d'habitude, qui
opèrent en sens inverse relativement à la sclérose : l'habitude qui affine le sens de la vue permet à l'artiste de
faire sortir le public de ses habitudes visuelles sclérosées. Même l'habitude qui endurcit, qui stabilise peut

622
Valéry, Paul, Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1973, Psychologie, p. 885
623
Ronsard, Pierre de, Les derniers vers, 1586
624
Mirabeau (Conseils à un jeune Prince), cité par Maine de Biran, in Influence de l'habitude sur la faculté de
penser, Introduction.
625
Valéry, Paul, Mon Faust, Acte II sc. 1, Pléiade t. 2, p. 308

164
n'être pas sclérosante : loin de porter préjudice à la liberté de l'esprit, elle peut se faire condition de son plein
épanouissement. Certaines composantes élémentaires du raisonnement sont laissées à la charge de
l'automatisme, permettant à l'attention de se concentrer sur les strates réflexives les plus difficiles.
L'une des dimensions essentielles du travail philosophique et artistique est de réfléchir, de pénétrer
le plus avant possible ces mécanismes internes mis en place par l'habitude, de manière à n'en jamais être
dupe. Le philosophe comme le poète doivent faire en sorte que la pensée et le langage qui la véhicule ne
figent pas définitivement la vie, le monde, la pensée elle-même foncièrement habités par le changement.
Contraindre la sensibilité à rester en éveil, la raison aux aguets vis-à-vis de sa tendance naturelle à
systématiser, voilà leur préoccupation fondamentale. Toute fixation est nécessairement inadéquate pour
saisir le réel fugitif et mouvant de la conscience et de son milieu. Redonner sa place à cette notion centrale
qu'est l'habitude, c'est reconnaître son poids dans la structure du devenir, et comprendre en quoi,
constitutive de ce devenir, elle le freine pourtant jusqu'à le dénaturer. Le temps n'est pas répétition stérile,
stabilité invariable, mais évolution et création à la fois. Le point de vue empirique, social et existentiel qui a
été le nôtre nous a amenés à souligner les considérables effets pervers de l'habitude, mais ne nous a pas fait
négliger les « pôles de résistance » érigés par une humanité qui vit et pense le décalage incessant d'avec
elle-même – sans forcément le cultiver ni le théoriser. Nous avons tenté de rendre compte des difficultés
que l'individu doit affronter pour pouvoir (re)trouver son hypothétique nature profonde, l'en deçà de sa
carapace habituelle. Ce soubassement authentique de l'humain a été envisagé, d'une part, comme ce qui fait
la spécificité d'une personnalité - il s'agirait là du moi profond, d'une mémoire pure de type bergsonien,626
qui n'a rien d'encombrant pour ma liberté. Il a d'autre part été compris comme ce qui relèverait d'une
essence universelle, commune à tout être libre, pensant ; une essence négative en quelque sorte, tout en
puissance, manifeste quand nous retrouvons cet « enfant qui nous demeure et qui veut toujours voir pour
la première fois ».627 L'homme, sans cesse menacé par la sclérose, est pourtant capable de ressentir la
primeur vitale qui l'habite sous l'écorce, la croûte habituelle qui l'occulte. Il peut, au moins en droit,
retrouver pour un instant cette « créature humaine dépouillée »628 que sait si bien éveiller, réveiller en nous
le spectacle de la mer. « La mer seule balaie en nous cette stratification figée : à son spectacle les années
se désaccumulent ; c'est moins sa fraîcheur régénératrice que son refus de cautionner le souvenir qui fait
la justesse du vers de Valéry : Courons à l'onde en rejaillir vivant. ».629 Après avoir évoqué la « rature
radicale du sédiment »630 opérée par Rimbaud, Julien Gracq nous invite dans ses Lettrines à suivre, contre
la sclérose mortifère, l'injonction de l'auteur du Cimetière marin. Les mots, la réflexion théorique ou

626
« Au plus profond de nous-mêmes, le point où nous nous sentons le plus intérieurs à notre propre vie »
(Bergson, Henri, L’évolution créatrice, classiques UQAC, p. 122)
627
Valéry, Paul, L'Homme et la coquille, in Oeuvres complètes, I, Gallimard, Pléiade, p. 890
628
Yourcenar, Marguerite, Les Mémoires d'Hadrien, Gallimard, 1974 (1ère édition : 1951), p. 70
629
Gracq, Julien, Lettrines 2, José Corti, 1974, p. 138
630
Ibid.

165
poétique qu'ils véhiculent cèdent la place au sentiment nu de la présence charnelle : « Brisez, mon corps,
cette forme pensive ! » ordonne l'homme qui abandonne aux vents son esprit trop immobile - « Envolez-
vous, pages tout éblouies ! »631

631
Valéry, Paul, Le Cimetière marin.

166
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169
TABLE DES MATIERES

p. 2........INTRODUCTION

p. 8........I/ PHYSIOLOGIE, PSYCHOLOGIE ET METAPHYSIQUE DE LA SCLEROSE : REGARDS


DE PHILOSOPHES

p. 8........ 1/ L’habitude, thème philosophique à part entière : approches ravaissonienne et


biranienne
p. 8...... 1.1/ Maine de Biran, physiologue de l'habitude
p. 10...... 1.2/ Ravaisson, métaphysicien de l'habitude
p. 12..... 1.3/ L'habitude : loi intime du vivant
p. 14..... 1.4/ Ressaisir et combattre l'habitude : théories de l'effort

p. 17..... 2/ L’habitude, typos de l'âme : éducation et mémoire dans la pensée grecque


p. 18..... 2.1/ Platon : l'âme modelée et déterminée par ses habitudes
p. 20..... 2.2/ Les éducations des âmes
p. 24..... 2.3/ Aristote : l'habitude nécessaire à l'exercice de la vertu

p. 27..... 3/ Ornières du terrain cérébral : l'habitude dans le dualisme cartésien


p. 29..... 3.1/Précipitation et prévention
p. 32..... 3.2/ La science et les arts
p. 37..... 3.3/ Compléments malebranchistes
p. 39..... 3.4/ Habitudes de l'esprit ?

p. 44..... II / LES DOMAINES DE PREDILECTION DE LA SCLEROSE DES HABITUDES :


TOPOGRAPHIE D'UN AMPLE PHENOMENE

p. 45..... 1/ la routine quotidienne chez l'individu : paresse et asservissement

p. 53..... 2/ Vieillesse, vieillissement

170
p. 58..... 3/ Préjugés et conformisme : « l'usage le veut »
p. 59..... 3.1/ Uniformisation des comportements sociaux
p. 61..... 3.2/ Le « On »

p. 67..... 4/ Modelage social : habitude et pouvoirs


p. 68..... 4.1/ Le piège de l'habitus
p. 70..... 4.2/ L'habitude, instrument du dressage disciplinaire

p. 80...... 5/ Le goût sclérosé : art et habitude

p. 87..... 6/ La sclérose du jugement jusque chez les « penseurs »


p. 88..... 6.1/ Spécialisations
p. 90..... 6.2/ Sécheresse et poncifs des esprits savants

p. 102.....III/ LA SCLEROSE ESQUIVEE : RESISTANCE ET AFFRANCHISSEMENT

p. 103...... 1/ La pression extérieure : besoin d'un environnement stimulant

p. 110... 2/ La résistance naturelle de l’esprit contre les routines - conscience du libre-arbitre et


aspiration au changement

p. 116... 3/ L'artiste, figure emblématique de l'alternative anti-sclérose


p. 119... 3.1/ Bouleverser le regard habituel
p. 123... 3.2/ Solliciter la participation active du public : l'œuvre ouverte

p. 123... 4/ L'habitude : appui pour sortir des routines


p. 130... L'automatisme émancipateur

p. 136... 5/ Le poids du social : résistance de l' « homme ordinaire »


p. 140... La foi contre la sclérose des institutions religieuses

171
p. 144... IV / LA PHILOSOPHIE A L'EPREUVE DE LA SCLEROSE

p. 144... 1/ Une entreprise essentiellement critique : lucidité et vigilance contre la sclérose des
habitudes intellectuelles

p. 150... 2/ La perception du changement contre la sclérose du concept : Nietzsche et Bergson

p. 163... CONCLUSION

p. 167... SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES

p. 170.... TABLE DES MATIERES

172

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