[ART DE

LAUTOPORTRAIT
 Omar Calabrese

[ART DE
LAUTOPORTRAIT
HISTOIRE ET THÉORIE D'UN GENRE PICTURAL

Traduit de l'italien par

Odile Ménégaux
et
Reto Morgenthaler

CITADELLES
----&----
MAZENOD
 L auteur tient à remercier
les Éditions Citadelles /Sr Mazenod
- Agnès de Gorter et Béatrice Coti-
pour leur compétence et leur passion éditoriale.
Il tient également à exprimer sa reconnaissance
à l'équipe de Hinner Verlag et Abbeville Press,
qui ont suivi les éditions allemande et américaine
de cet ouvrage avec les mêmes compétence et passion.

. 1 page 2

William Hogarth
9 page 13

Détail de l'illustration 251
Autoportrait au chevalet, 1758
2 page 5
Rosalba Carriera
Détail de l'illustration 216
Autoportrait, 1709
3 page 6
Paul Gauguin
Détail de l'illustration 239
Autoportrait, 1893
4 page S
Sandro Botticelli
Détail de l'illustration 57
L'Adoration des Mages, 1475
5 page 9
Albrecht Dürer
Détail de l'illustration 133
Autoportrait, 1498
6 page 10
Pietro Longhi
Maquette: Richard Medioni Détail de l'illustration 249
Artiste dans l'atelier, 1740-1745
© 2006 Éditio, Éditions Citadelles /Sr Mazenod 7 pagelt
8, rue Gaston de Saint-Paul, 75116 Paris
Judith Leyster
Détail de l'illustration 206
En application du code de la propriété intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou panîellement le présent ouvrage Autoportrait, vers 1630
sans autorisauon de J'éditeur ou du Centre français d'exploitation
du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). 8 page 12
Artemisia Gentileschi
ISBN: 2-85088-117-\ Détail de l'illustration 202
DépOt légal: avril 2006 Autoportrait jouant du luth, vers
Imprimé chez Kapp, Évreux, France 1615-1617
Maurice Quentin
de La Tour
Détail de l'illustration 179
Autoportrait, 1751
10 page 14
Élisabeth Vigée-Lebrun
Détail de l'illustration 209
Autoportrait, 1800
11 pagelS
Jean Étienne Liotard
Détail de l'illustration 140
Liotard riant, vers 1770
12 pages 16·17
Gustave Courbet
Détail de l'illustration 296
L'Homme blessé, 1844
13 pagelS
Jean-Baptiste Corot
Détail de l'illustration 236
Autoportrait, 1835
14 page 19
Amedeo Modigliani
Détail de l'illustration 145
Autoportrait, 1919
15 page20
Ernest Ludwig Kirchner
Détail de l'illustration 109
Buveur (autoportrait), 1914
16 page 21
Egon Schiele
Détail de l'illustration 305
Autoportrait au gilet, 1911
 SOMMAIRE

INTRODUCTION 23 7 QUESTIONS DE GENRE

Les femmes et l'autoportrait

1 L'ARTISTE-SIGNATURE Les femmes-artistes se font connaître 215

Le problème de l'identité, de l'Antiquité au Moyen Âge
[autoportrait: une définition indéfinie 29
Le souvenir de soi 31
Autoportraits d'architectes, de sculpteurs, de peintres anciens 35
Dmage de soi de l'artiste médiéval 35
Le problème de l'identité génêrique 45
Images de jeunesse 220
Les thèmes dominants des autoportraits féminins 223
Pointe, curiosité, bizarrerie 227
Autres contradictions dans l'histoire de l'autoportrait féminin:
pères, mères, enfants 237
Le )()lé siècle et le renversement des rôles 242

2 ALFRED HITCHCOCK AVANT LA LETTRE 8 TAUTOLOGIES

L'autoportrait comme note en marge L'artiste en technicien: en train de (se) peindre

La dissimulation 49 la revalorisation de la main 249

Jeux et effets de virtuosité technique 55 Le peintre en train de peindre 256
[autoportrait comme participation au sacré 57 Le peintre et son tableau 269
[artiste comme commentateur ou admoniteur 70
rautoportrait honorifique 75 9 LES ENFANTS DE SATURNE
Suites modernes et contemporaines 77 L'autoportrait et "intimité des passions

rartiste en homme de passions 283

3 «JE EST UN AUTRE»
Les tempéraments 287
L'autoportrait en personnage historique
les passions racontées, exhibées, ironisées 294
Changer de nom 85 La passion extrême: la mort 307
[autoportrait en costume sacré: l'artiste « divin}> 88
Personnages historiques et mythologiques: l'autoportrait travesti 95
10 CONFESSIONS
Un autre soi-même 113 l'autoportrait comme autobiographie
Miroirs et savoirs 315
4 IPSE ME FINXIT
L'autoportrait comme signe de l'autonomie intellectuelle
rautobiographie comme journal 317
rautobiographie comme chronique ou comme récit 322
Tennes 125 rautobiographie comme introspection 328
Mythes d'origine 126 rautoportrait et l'exhibition narcissique de soi 334
Portraits 129 Lautoportrait comme manifeste poétique 340
La conqUête de la profondeur 134

11 OÙ EST LE TABLEAU?
5 L'ARTISTE ET SON DOUBLE La négation de "autoportrait et la disparition du ({ je)}
L'autoportrait et les contradictions du miroir
rautoportrait conceptuel: l'identité et ses indices 345
Le miroir 161 Le refus de la pose, le refus de l'autoportrait 352
Portraits de miroirs 165
Transformations: traductions ou trahisons? 357
Virtuosités et jeux de miroir 176
La partie pour le tout, le tout pour la partie 364
[idiolecte comme image de l'artiste 370
6 AD VENTURA 1 AVENTURE Représentation et représentance 377
L'autoportrait comme signe de la gloire

[artiste « divin» 183 CONCLUSION 379

Le gentilhomme 184
raristocrate 189
[homme de lettres 193 Notes 381
Le cursus honorum 199 Bibliographie 384
Les seigneurs des arts 205
Le monument 207 Index des noms propres 386
 Introduction
17
Clara Peeters
Détail de ]'illustration 278
Vanitas (AutoportraÎt),
vers 1610
Huile sur bois, 37,2 x 50,2 cm
Collection privée
Les historiens de l'art ont déjà abordé, à plusieurs
reprises, le thème de l'autoportrait. Tantôt, ils ont choisi
de le traiter d'un point de vue essentiellement icono-
graphique, suivant en cela la tradition des grandes col-
lections des XVI' et XVII' siècles, limitées aux seuls
aUloportraits d'artistes célèbres. Tantôt, ils ont préféré
approfondir une période bien spécifique de l'histoire,
durant laquelle la pratique de l'autoportrait a pu corres-
pondre à l'émergence d'une idéologie ou d'un fait social
précis. En d'aUlres occasions, la critique s'est penchée
sur certains cas particulièrement frappants (ceux de
Rembrandt, Van Gogh ou encore Munch qui ont cultivé
ce genre avec une insistance obsessionnelle) et s'est
s'efforcée d'en expliquer les motifs et les conséquences
stylistiques.
Ces trois approches présentent de nombreuses
vertus, mais aussi quelques défauts. Les galeries icono-
graphiques, par exemple: elles constituent souvent un
extraordinaire vivier de documents ainsi qu'un outil
indispensable à toUl travail analytique ultérieur, mais
elles se résument, au fond, à un inventaire et n'inter-
viennent en rien dans la description ni dans l'interpré-
tation du phénomène, et encore moins dans son
explication. Les recherches à caractère historique por-
tent au contraire sur les aspects descriptifs, interpréta-
tifs et explicatifs - elles sont donc « scientifiques» au
sens propre du terme - mais elles ont le défaUl d'ignorer
l'existence possible d'une « théorie générale» de leur
objet artistique, puisqu'elles ne comparent pas les pério-
des choisies avec les périodes antérieures ou postérieures
de l'histoire et n'en tirent aucune considération plus
générale. Enfin, les études monographiques, consacrées
à un artiste en particulier, inscrivent leurs investigations
sur l'autoportrait à l'intérieur d'une reconstruction plus
23
 globale de la vie de l'artiste, de sorte qu'elles finissent
par perdre de vue leur sujet spécifique, à savoir la défi-
nition même du thème dont elles s'occupent.
Le présent ouvrage se propose de suivre un par-
cours différent. Il entend être, avant tout, une véritable
« histoire}} de l'autoportrait. On ne s'étonnera pas de
voir ici le mot « histoire» figurer entre guillemets.
« Histoire» n'est pas un terme dont la signification
serait univoque: celle-ci diffère selon les points de vue.
Ce que le lecteur trouvera dans cet essai, ce n'est pas
une succession chronologique d'événements détermi-
née par la date d'exécution des œuvres, mais une suc-
cession de concepts qui tirent leur origine d'une
période particulière de l'histoire et dont il pourra suivre
les développements respectifs.
Ainsi commencerons-nous, dès le premier cha-
pitre, par les autoportraits qui sont la manifestation
d'une identité générique: des œuvres qui révèlent le
nom de leur auteur plutôt que les véritables traits de
son visage, des œuvres dans lesquelles l'image de
l'auteur apparaît comme un substitut de sa signature.
Ce type d'autoportrait, qui a vu le jour pendant l'Anti-
quité classique et se pratiquait au Moyen Âge, perdure
encore, dans certains cas, à l'époque moderne, même
s'il a changé de sens et s'il dénote, chez les artistes qui
l'ont adopté, une conscience plus grande du poids de la
tradition. Le deuxième chapitre traite de l'autoportrait
caché à l'intérieur de scènes narratives, une typologie
qui fait son apparition à la fin du Moyen Âge et au
début du XV' siècle, comme si les auteurs avaient sou-
dain ressenti la nécessité d'autographier les œuvres
qu'ils exécutaient. Là aussi, nous observerons l'évolu-
tion de ce type et les connotations particulières qui déri-
vent de son emploi conscient. Et nous procéderons de
la sorte pour les autres catégories, tel l'autoportrait
« délégué» qui surgit au xv< siècle dans les ateliers fla-
mands et permet de souligner certains caractères
moraux de l'artiste. Ou encore l'autoportrait « auto-
nome », qui le suit de près et qui - parallèlement au
portrait, genre dont il constitue une sous-espèce - est
destiné à exalter le nouveau rôle social de l'artiste.
Se posera ensuite la question du fondement
théorique de l'autoportrait: celle du miroir autrement
dit, en relation avec l'importante production de
miroirs, d'abord convexes puis plans, du XVI' siècle,
mais aussi avec les règles de la perspective, devenue
24
centrale, désormais, dans la composition de l'œuvre
d'art. On commence aussi, durant cette même période,
à voir dans l'autoportrait un signe de la gloire de son
auteur, fruit d'une idée qui fait son chemin, celle de
l'artiste « divin». Si le thème de la gloire, au début, est
essentiellement masculin, il favorise peu à peu l'émer-
gence d'une revendication féminine, analogue mais 18
différente. Nous nous efforcerons, là encore, d'en cer- Francisco Goya
ner les spécificités et les contradictions, liées au regard y Lucientes
Détail de l'illustration 243
que la société porte alors sur la femme. Après l'inscrip-
Autoportrait dans l'atelier,
tion de la peinture dans le registre des Arts libéraux, on 1785
assiste, à partir de la fin du XVI' siècle, au retour de la Huile sur toile. 40 x 27 cm
valorisation de la technique: ce sera l'occasion d'étudier Madrid, Accademia
les multiples significations du motif de l'atelier. Deux San Fernando
thèmes agitent également l'époque: celui de la diffé-
rence, de l'extravagance, de la bizarrerie de l'artiste et
celui de ses passions les plus intimes, fussent-elles néga-
tives, thème qui va servir de fondement à une impor-
tante activité introspective. Durant la même période et
tout au long du XVII' siècle, d'autres peintres feront leur
entrée sur la scène de l'art en confiant à l'autoportrait
une nouvelle tâche: sonder leur propre vie par l'entre-
mise de l'image plutôt que par celle de l'écriture. On en
arrive, au xx' siècle - mais il existe quelques précédents
baroques qui méritent d'être pris en compte -, à la
négation sinon à la destruction de l'autoportrait.
À l'évidence, ce parcours historique se double
d'une taxinomie particulière - autrement dit, d'un prin-
cipe de classification des différents modèles d'autopor-
trait. Mais dans ce cas aussi, nous veillerons à dépasser
le cadre de la pure et simple ordonnance schématique.
Chacun des types illustréS dans les différents chapitres
correspond à un concept abstrait: l'identité, le témoi-
gnage autographe, le symbole d'une valeur, la revendi-
cation d'un rôle, le fondement scientifique de la
représentation de soi, la légitimation sociale, la diffé-
rence sexuelle, la maîtrise technique, les passions, la
négation de l'identité. Tous ces concepts, bien sûr,
entretiennent des relations réciproques. Et le faisceau
de leurs relations est si dense, si compact, qu'il nous
invite à conclure qu'il existe bel et bien une « théorie de
l'autoportrait ». Cette théorie, qui s'est lentement mais
solidement élaborée en quatre mille ans de tradition,
finit par coïncider avec la théorie, plus large, de la
représentation puisqu'elle suit et parfois remet en cause
les canons de la représentation.

Vincent Van Gogh
Autoportrait, 1889
Huile sur toile. 65 x 54,5 cm
Paris, musée d' Orsay
À ce stade, deux remarques s'imposent. La pre-
mière concerne l'appareil conceptuel: cet appareil, que
nous exprimons, nous, par le truchement des mots, les
artistes le manifestent par le biais de l'image qui est leur
outil de communication par excel1ence. Ce qui
confirme une thèse qui doit être considérée comme un
postulat de départ: l'art est tout à fait capable de théo-
riser sur lui-même en recourant aux moyens qui lui
sont propres (et non au seul langage verbal, comme le
soutiennent communément les linguistes). La possible
objection quant à la conscience réelle qu'aurait l'artiste
au moment où il effectue cette opération ne résiste pas à
l'analyse. La culture, en effet, parle en nous de sa propre
organisation même lorsque nous n'en connaissons pas
les éléments formateurs.
La seconde observation porte sur les différents
aspects théoriques qui se dégagent des œuvres des
artistes: ces aspects, nous les avons « traduits )} et
orchestrés de manière homogène avec l'appui des
méthodes propres aux sciences humaines. Nous avons
eu recours à la narratologie lorsqu'il s'est agi de réfléchir
sur les formes narratives de l'autoportrait, à la sémio-
tique lorsqu'il convenait de mettre en lumière la subjec-
tivité énonciative d'un auteur, à l'anthropologie et à la
psychologie cognitive chaque fois que l'on cherchait à
illustrer le phénomène de l'identité, etc., le tout dans un
grand concours de procédures analytiques. Et c'est là
que réside précisément le trait fondamental du présent
ouvrage: notre objectif n'est pas de pratiquer une inter-
disciplinarité abstraite ou confuse mais de toujours res-
ter ancré dans l'étude des œuvres en convoquant, de
temps à autre, ces aspects théoriques qui sont explicite-
ment ou implicitement sous-tendus par les œuvres
mêmes et qui servent à les mieux comprendre.
Il s'ensuit que ce livre a délibérément de nom-
breuses dettes intellectuel1es. Je les ai déclarées, très
volontiers, au fil du texte, mais certaines sont restées en
retrait: la première de ces dettes, et la plus importante
de toutes, je l'ai contractée envers Hubert Damisch, qui
a fondé et élaboré une théorie de l'art comparable à celle
que nous venons d'énoncer, et Louis Marin dont les tra-
vaux ont profondément inspiré cet essai. La typologie,
sur laquelle s'appuient les onze chapitres de ce livre,
dérive d'un article, concis mais fondamental, qu'André
Chastel a dédié à l'autoportrait. Je dois le canevas du
chapitre sur l'autoportrait féminin à une intuition du
regretté René Payant, qui y fit al1usion en 1981, lors
d'une conférence à Urbino, jamais publiée. Plusieurs
observations de Joanna Woods-Marsden, auteur du
meilleur livre qui ait été écrit sur l'autopomait (ouvrage
qui portait essentiellement sur la Renaissance italienne),
ont été reprises, étoffées et appliquées avec le même
esprit à d'autres périodes. On notera çà et là, en filigrane,
une approche « néo-warburgienne » que je dois surtout à
Rudolph Wittkower. Il va de soi que ma recherche icono-
graphique tire profit de celles qui ont été menées par le
passé: celles de Julian Bell, Pascal Bonafoux, Frances Bor-
zello, Katherine T. Brown, lan Chilvers, Elisabeth Drury,
Manuel Gasser, Silvia Meloni Trkulja etJoélle Moulin.
Je tiens à adresser enfin tous mes remerciements à
la mémoire d'un grand ami disparu, Daniel Arasse. C'est
lui qui, le premier, suggéra que je sois l'artisan de cette
publication, moi qui considérais au contraire qu'il était,
lui, l'auteur le plus approprié, étant donné les nombreuses
et brillantes analyses qu'il avait déjà livrées sur le thème
de l'expression de la subjectivité dans les arts figuratifs.
OMAR CALABRESE
27
 /

___ :lJ
•
 AP
[artiste-signature
LE PROBLÈME DE L'IDENTITÉ, DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE
Marcia la Romaine
Enluminure, 1402
Boccace, Les Femmes nobles
et renommées
Paris, Bibliothèque nationale
de France, Ms. Fr. 12420,
fol. 101v
L'AUTOPORTRAIT:
UNE DÉFINITION INDÉFINIE
Définir ce qu'est un autoportrait - un portrait aussi,
d'ailleurs - est plus compliqué qu'il ne paraît au pre-
mier abord. Lorsque nous employons ce terme dans le
langage courant, nous lui conférons, non sans raison,
une large signification.
Le dictionnaire en témoigne. Prenons n'importe
lequel, le canonique Grand Robert de la langue française.
Nous y lisons à l'entrée Autoportrait: «Portrait d'un
dessinateur, d'un peintre, exécuté par lui-même; par
extension: autoportrait littéraire.» Et à l'entrée Portrait:
« 1. Représentation d'une personne réelle, et spéciale-
ment de son visage, par le dessin, la peinture, la gravure;
dessin, tableau, gravure représentant un ou plusieurs
être(s) humaine s) individualisé(s). 2. Photographie
d'une personne. 3. Réplique d'une personne dans l'appa-
rence, l'expression d'une autre ... II. fig. Description,
orale ou écrite, d'une personne.»
Que pouvons-nous déduire de l'association de
ces deux définitions? Que l'usage du terme « autopor-
trait » peut s'étendre d'une signification propre à une
signification métonymique et indiquer tour à tour une
représentation physique, la description d'une identité,
une représentation psychologique ou morale ou, natu-
rellement, les trois ensemble. Mais pourquoi un tel
glissement d'un sens à un autre et comment se produit-
il? 11 faut rappeler que le portrait est tout d'abord la
représentation d'une identité physique: il concerne
29
 « l'apparence» d'une personne, autrement dit la façon
dont on peut l'identifier visuellement, la reconnaître
comme un sujet unique. Mais cette signification peut
ensuite s'élargir et désigner soit «l'identité », soit
« l'apparence». L'identité est en effet donnée par
l'image de l'individu mais aussi par ses autres proprié-
tés: par exemple ses biens, ses actes, ses propos. On
peut très bien dire, par exemple: « le Discours de la
méthode est l'autoportrait de Descartes.» Ou encore:
« le décor de la maison est l'autoportrait de son occu-
pant. » À partir de là, la définition peut revêtir une
signification sémantique nouvelle. Les propriétés d'une
personne - celles par lesquelles se manifeste son iden-
tité - incluent également ses qualités psychologiques
et morales, ses émotions et ses pensées, par exemple.
L'intériorité se substitue à l'ensemble d'intériorité et
d'extériorité d'abord considéré.
À la limite, nous pourrions affirmer que la théo-
rie de la relativité est l'autoportrait d'Einstein (ou tout
du moins son portrait), si nous voulions souligner une
volonté d'autoreprésentation chez le savant dans l'éta-
blissement de sa théorie. Dans le domaine artistique,
d'ailleurs, il est courant de soutenir que chaque œuvre
est un peu l'autoportrait de l'artiste ou que chaque texte
littéraire contient en quelque sorte l'autobiographie de
son auteur.
Nous commençons à découvrir une condition
essentielle de l'autoportrait: un texte verbal ou visuel
qui se trouve à la place de celui qui le produit et qui, par
conséquent, le représente. Autrement dit, qui fonctionne
comme une « représentation» (donc, sans entrer dans
le détail, comme une imitation « ressemblante » de
quelqu'un) ou comme un «simulacre» (une substitu-
tion) de son auteur. Toutefois, cette conclusion ne
serait pas encore vraiment précise. Si nous en restons à
la définition du dictionnaire, nous nous rendons
compte en effet qu'il manque encore certaines condi-
tions nécessaires et suffisantes pour qu'il s'agisse d'un
autoportrait. La première, la plus évidente, est que
l'autoportrait doit manifester de la part de son auteur la
volonté de montrer son image. En termes psycho-
logiques, on pourrait soutenir qu'il n'y a pas d'auto-
portrait sans l'intention d'indiquer, plus ou moins
explicitement, son identité propre. Dans le cas opposé,
nous aurons seulement un texte qui porte la trace de
l'identité de son auteur, c'est-à-dire qui contient sa
30
« signature » ; un signe d'appartenance, mais non la
production d'une image de soi. Nous aurons une sorte
de proposition visuelle équivalente à la phrase « ceci est
à moi ». Il faut rappeler que les linguistes appellent
«énonciation» toute utilisation de «je », « ici ».
{( maintenant }) : en fait, un discours peut être exprimé
soit à la troisième personne, par exemple lorsqu'on dit
« aujourd'hui la journée est très belle », soit à la pre-
mière personne, par exemple lorsqu'on dit « il me
semble qu'aujourd'hui la journée est belle ». Dans ce
dernier cas, le locuteur souligne le fait qu'il est en train
de parler et de créer un contact avec son interlocuteur.
Le même phénomène d'énonciation peut être exprimé
par le biais de l'image, par exemple lorsque le person-
nage peint « regarde» le spectateur ou fait un geste
pour lui indiquer quelque chose. Cette proposition
visuelle, limitée à une petite indication du sujet énon-
ciateur, peut toutefois ètre involontaire. Ce n'est pas
encore la proposition « ceci me représente, ceci est
moi », qui est au contraire une affirmation volontaire,
relative à la référence personnelle d'une image.
En demeurant dans le domaine du langage,
voyons comment exprimer le même concept en termes
plus structurels. Premièrement: l'œuvre que nous
dénommons « autoportrait » doit contenir la trace de la
catégorie grammaticale «je-ici-maintenant », qui fonc-
tionne comme un simulacre de production du dis-
cours. Linguistes et sémiologues appellent ceci
« l'instance d'énonciation » : on voit apparaître dans le
texte un sujet énonciateur (je, tu, nous, vous), un temps
d'énonciation (maintenant) et un lieu d'énonciation
Cici) en relation avec l'énonciataire du texte même
(c'est-à-dire, sans entrer dans le détail, avec le destina-
taire du texte)'. Deuxièmement: l'œuvre que nous
appelons « autoportrait» doit contenir aussi une trace
de réflexivité, exactement comme les verbes réfléchis.
Les linguistes ont bien mis en évidence le fait que
chaque verbe réfléchi implique une action symétrique:
le sujet agit dans une direction et l'action revient sur le
sujet, se réfléchit sur lui. Il y a là quelque chose de
visuel et de géométrique qui renvoie à l'autoportrait,
dont la version la plus élémentaire consiste précisé-
ment dans la représentation d'une action réflexive, le
fait de se regarder dans un miroir. Troisièmement:
l'œuvre que nous dénommons « autoportrait» doit
aussi manifester une intention de communication. À la
différence d'autres œuvres, qui portent simplement la 21

reconnaissance stylistique de leur auteur, l'autoportrait Senmout

XVIIIe dynastie,
indique, de la part du sujet parlant, la volonté de faire
vers 1470 av. l-C.
ou d'être quelque chose. Autrement dit, l'artiste se Granit, 40,5 x 12 cm
dépeint lui-même mais choisit une attitude et des attri- Munich, Staatliche Sammlung
buts qui \'identifient, qui ont un rapport avec son exis- Âgypter Kunst

tence ou son activité2.

Nous pouvons tirer de ce qui précède une pre-
mière conclusion rapide: en tant que type de discours,
l'autoportrait est la somme d'une catégorie grammati-
cale (la première personne, traduite en images), d'une
structure syntaxique (la réflexivité) et d'une intention
(le vouloir). L'ensemble peut s'appliquer aux confi-
gurations les plus diverses: un visage, un ensemble
d'objets, un ensemble de caractères abstraits. Il s'agit
naturellement d'une hypothèse. Chaque autoportrait
concret peut ensuite choisir un chemin spécifique pour
se manifester, en jouant par exemple sur les gradations
possibles de l'apparition des éléments constitutifs de
l'autoportrait.
Donner une définition de l'autoportrait, nous
venons de le voir, est moins facile, moins évident, qu'il
ne semble de prime abord. Le fait qu'il s'agisse d'un
genre de représentation dans laquelle l'auteur se LE SOUVENIR DE SOI
dépeint lui-même recouvre une longue série de pro-
blèmes qui pourraient allonger encore davantage les Toutes les études sur l'histoire de l'autoportrait s'accor-
observations critiques que nous venons d'esquisser. Le dent à affirmer que ce genre de représentation commence
premier concerne le mot «genre Qu'est-ce qu'un au Quattrocento, à Florence, à l'époque où l'image
genre? Et quelles sont les caractéristiques du genre spé- sociale de l'artiste fait l'objet d'une véritable révolution.
cifique de l'autoportrait? Le deuxième concerne le I..:humanisme, en effet, le transforme d'artisan en artiste'.
terme de «représentation >}. Que «représente un Les civilisations précédentes, aussi bien la culture occi-
artiste? Quels sont les moyens d'expression qui per- dentale (gréco-latine) que les cultures orientales,
mettent de parler légitimement de représentation (est-il n'avaient assigné aux architectes, aux peintres, aux
possible d'établir une comparaison entre les arts, alors sculpteurs, qu'un rôle secondaire, voire carrément infé-
que leurs moyens d'expression sont très différents) ? rieur, en raison de la dévalorisation du travail manuel
Une troisième question, enfin, concerne le verbe « por- au sein du monde antique et du monde médiéval. La
traire» - d'où est tiré le substantif « portrait» -, cou- démonstration la plus frappante en est fournie par Pla-
ramment employé au XVI' siècle mais quelque peu ton, surtout dans Phèdre et dans Ion. Le philosophe sou-
tombé en désuétude en français. Que signifie-t-il 7 Veut-il tient que ceux qui pratiquent les arts visuels travaillent
dire créer une image vraisemblable, coïncidant étroite- en s'appuyant sur leur technique et leur savoir (technê et
ment avec la réalité? Ou, de façon plus abstraite, procé- episteme), dans le cadre du talent inné (physis), mais
der à l'identification d'une personne existante (mais que leurs connaissances matérielles, des instruments et
aussi bien imaginaire) ? Nous ne répondrons pas main- de la nature, ne sauraient jamais égaler la connaissance
tenant de façon systématique à ces interrogations mais, spirituelle, apanage du poète et du musicien inspirés
nous le verrons, elles resteront toujours à l'horizon de par la divinité (possédés par mania et inspirés par
notre recherche. enthousiasmos). Les artistes peuvent par conséquent

31
 .22
Bak et Taheri
1358-1336 av. J.-c.
Stèle. pierre, 139 x 64 cm
Berlin, Aegyptisches Museum
und Papyrussammlung

•
être capables, reconnus, et jouir d'un grand prestige
auprès du public et de leurs commanditaires; ils peu-
vent même vivre dans le luxe, comme l'attestent les
anecdotes des biographes à propos de Zeuxis et
d'Apelle, mais ils demeurent des banausihoi, autrement
dit des personnes de statut social tout à fait inférieur.
Même lorsque l'hellénisme aura attribué une valeur
esthétique à l'œuvre d'an - Alexandre le Grand, qui
comptait Apelle au nombre de ses familiers, était l'ami
de bien d'autres artistes -, Plutarque écrira encore, avec
une profonde méfiance: « Un ouvrage peut nous
charmer par sa beauté, sans entraîner nécessairement
l'admiration pour son auteur. »4
Les cultures anciennes, antique et médiévale,
offrent cependant le cas d'artistes qui ont laissé leur
image dans leurs œuvres, même s'ils n'ont jamais exé-
cuté de représentations autonomes. Cela signifie qu'à
des degrés différents, et même dans l'Antiquité la plus 23
reculée, ils avaient conscience de s'adresser à la posté- Ni-Ankh-ptah
rité et identifiaient le souvenir de soi avec l'œuvre Autoportrait assis devant
une table sur une barque.
durable qu'ils avaient créée. Le problème était de carac-
vers 2350 av. 1..c.
tère philosophique: l'artiste ne bénéficiait guère de la Relief
considération sociale parce qu'il exécutait un travail saqqarah,
manuel, mais aussi parce qu'il se faisait payer pour ce tombe de Ptah-Hotep
travail (or l'accumulation d'argent était une valeur
négative, la véritable richesse consistant en propriétés
plutôt qu'en argent)'. Certains artistes avaient d'ailleurs
réagi contre cette attitude, ce qui ne saurait être fortuit.
À en croire Ouris de Samos, tyran de l'île de même
nom, que l'on s'accorde à considérer comme le tout pre-
mier historien de l'art, et Pline l'Ancien, Zeuxis aurait
ainsi commencé à exécuter ses peintures gratuitement,
en soutenant qu'il ne pouvait demander d'argent pour
des œuvres sans prix" Il faudra néanmoins attendre
33
 24 Callistrate (donc le Ill' siècle aprèsj.-C.) pour voir
Coupe à figures admettre que le sculpteur peut être divinement inspiré,
fouges représentant
presque comme le poète'- Quant à la pensée chrétienne
une fonderie.
490-480 av. J.-c. médiévale, le problème pour elle est exactement le
Détail. Argile, même, aggravé par le fait que l'art figuratif, imitation de
diamètre: 30,5 cm
la réalité, est imparfait et illusoire par nature, puisqu'il
Berlin, Antikensammlung
ne saurait rivaliser avec l'original, créé par Dieu.
Que cherchent alors à représenter les images de
soi exécutées par des artistes que nous découvrons dans
l'Antiquité et au Moyen Âge? Un souvenir de la physio-
nomie de leur auteur? le désir de laisser une trace dans
l'histoire future de l'humanité? Probablement rien de
la sorte. le monde antique oscillait d'ailleurs entre deux
conceptions de la représentation physiognomonique,
celle de l'expression générique ou idéalisée de la figure
humaine et celle de l'imitation du réel, réservée à cer-
tains cas plus rares. Pline relate par exemple que les ath-
lètes victorieux aux Olympiades avaient le droit d'avoir
leur statue mais que seuls ceux qui avaient remporté
trois fois la victoire se voyaient offrir une effigie à leur
image. Duris de Samos note en outre comme un fait
34 t. S \,.;, T J
exceptionnel que Phidias ait demandé et obtenu la per-
mission d'insérer son autoportrait dans une œuvre
publiqueS. Nous pouvons plutôt établir un parallèle
entre l'introduction d'un souvenir de soi dans une
œuvre d'art et la tradition (assez rare elle aussi) consis-
tant à la signer. le monde antique, en effet, n'exigeait
nullement l'autographie d'une œuvre, pas plus le
Moyen Âge, ni même la Renaissance, et cela pour une
raison économique. les grandes œuvres, si elles avaient
été exécutées par un auteur unique, auraient coûté un
prix exorbitant, et l'on se rendait compte en outre que
l'artiste avait besoin d'un atelier. On s'adressait par
conséquent à lui exactement comme à un artisan" Il
existait cependant de nombreuses différences de qualité
entre les divers ateliers ou les écoles, et la signature
attestait donc une sorte de marque de fabrique. C'est le
cas, par exemple, des vases grecs portant le nom
mythique d'Euphronios (célèbre peintre de vases de la
fin du VI' siècle avant. j.-c., représentant du style dit
des« vases rouges ,,). Il n'est pas impossible que l'auto-
portrait (générique) ait eu une fonction similaire.
 AUTOPORTRAITS D'ARCHITECTES,
DE SCULPTEURS, DE PEINTRES ANCIENS
L'architecte le plus célèbre, le plus prisé peut-être, de
l'histoire de l'art égyptien fut Senmout, qui travailla à
l'époque de la XVIll' dynastie. Serviteur de la reine Hat-
chepsout, dont il fut aussi le médecin et l'amant, il
construisit le tombeau de celle-ci à Deir-el-Bahari. Il
exerça une énorme influence à la Cour, à tel point qu'il
obtint le droit de posséder son tombeau personnel, à
peu de distance de celui de la reine, et même un destiné
IlUl à sa mère. Dans son tombeau, il plaça une statue le
représentant.
La peinture égyptienne offre par ailleurs de nom-
breuses images de peintres au travail, surtout dans
l'école dite « d'El Amarna », qui fut très connue et très
admirée durant le Bas Empire; on connaît le nom de
certains d'entre eux, tel Ertesen. Les peintres égyptiens
furent célèbres dans le monde antique, au point que
Platon affirme leur supériorité par rapport à leurs
homologues grecs et qu'un maître égyptien, portant le
nom, clairement égyptien, d'Amasis, eut beaucoup de
succès dans l'Hellade du v' siècle. Un autre sculpteur,
toujours de l'école d'Amarna, fut en faveur auprès du
pharaon Akhenaton. Il s'agit de Bak, dont on lit, sur la
Ill. 22 stèle qui le représente en compagnie de son épouse
Taheri, qu'il fut « surintendant des travaux et sculpteur
en chef» et « instruit par la parole de Sa Majesté en
personne», le roi s'intéressant de toute évidence aux
questions artistiques (1358-1336 avant. J-c.).
Quant à la Grèce, nous avons déjà parlé de la
« signature» d'Euphronios sur ses vases mais d'autres
potiers firent de même à partir du VIlI' siècle avant J-c.
et certains sont cités pour avoir apposé une marque sur
leurs œuvres (Clitias, Euthymède, Epictetos). La
marque d'autographie la plus célèbre - parce qu'irrévé-
rencieuse - revient à Sostrate de Cnide, architecte de la
tour de l'île de Pharos, qui aurait inscrit le nom du roi
son maître [Ptolémée II PhiladeipheJ sur un enduit de
plâtre, destiné à disparaître avec le temps, et aurait
gravé le sien dans la pierre, plus durable. C'est égale-
ment aux artistes grecs que remonte la première véri-
table pratique de l'autoportrait. Pline l'Ancien parle par
exemple de Théodore de Samos, qui vécut vers le
milieu du VI' siècle avant J.-c. et qui aurait fondu en
bronze son effigie personnelle, « célèbre pour sa mer-
veilleuse ressemblance». On parle aussi d'une femme
peintre ayant vécu à Rome à l'époque de Marcus Var-
rone, Iaia de Cyzicène, qui fut une portraitiste célèbre et
« fit son autoportrait à l'aide d'un miroir» JO Iaia a été
immortalisée par la suite sous le nom de Marcia par
Boccace dans les Femmes nobles et renommées [De mulie-
ribus claris]: deux versions enluminées du manuscrit, Ill. 20, 152
datant du XV' siècle, la montrent justement en train de
faire son portrait à partir de son reflet dans le miroir".
Le seul véritable autoportrait physiognomonique
serait celui de Phidias dans la scène du Combat des
Amazones qui ornait le bouclier de la statue de Minerve,
élevée sur le Parthénon par la volonté de Périclès. Plu-
tarque relate dans Périclès le scandale causé par l'événe-
ment, car il témoignait d'une attitude d'hybris de la part
de l'artiste: Phidias fut jugé et condamné (l'épisode fait
évidemment partie des anecdotes qui émaillent la
légende de l'artiste; mais, même s'il était véridique, il
peut être mis en relation avec l'hostilité qu'Athènes
manifesta à un certain moment envers Périclès, son ami
et protecteur)l'.
L'IMAGE DE SOI
DE L'ARTISTE MÉDIÉVAL
L'attitude du Moyen Âge chrétien envers les artistes est
entièrement calquée sur celle de l'Antiquité, mais plutôt
sur celle de l'Antiquité romaine (très froide à l'égard des
artifices) que sur celle de l'Antiquité hellénique de
l'époque d'Alexandre le Grand. Celle-ci avait en effet
honoré l'art et les artistes, allant jusqu'à introduire
l'enseignement artistique à l'école. Pour les Romains,
les arts visuels ne faisaient pas partie des arts libéraux;
ils correspondaient soit à une exhibition de luxe privé
- c'est en ces termes qu'en parlent Sénèque et Pétrone,
par exemple -, soit à l'ornementation des lieux publics.
Dans le premier cas, c'était la propriété qui comptait, et
assez peu l'auteur. Dans le second, l'important était
l'acte politique, l'illustration des vertus civiques, et
l'auteur, là encore, disparaissait. Un édit de Dioclétien
sur le juste prix de la main-d'œuvre assigne un rôle de
moyenne importance aux architectes, aux sculpteurs et
aux peintres et les classe dans l'ordre que nous venons
de citer, en vertu de la maîtrise technique et scientifique
requise par leur travail.
35
 Le christianisme cependant, depuis le Ill' siècle
après ].-c., avait développé, ou tout du moins accru,
l'importance des images en raison de leur rôle didac-
tique à l'égard du public illettré". Les auteurs tendirent
par conséquent de plus en plus à autographier leurs
œuvres, soit par la signature, soit par un autoportrait.
Ainsi connaissons-nous certains des architectes et des
sculpteurs employés sur les chantiers des grandes
églises. Rainaldus inscrit son nom sur la cathédrale de
Pise (terminée en 1063), Lanfrancus sur celle de
Modène (1099) ; Benedetto Antelami signe et date la
dalle de la Déposition pour la cathédrale de Parme
(1178) ; Gislebert insère son nom (" Gislebertus hoc
jecit») aux pieds du Christ-Juge, dans la lunette du
Jugement dernier du portail de la cathédrale Saint-
Lazare d'Autun 0120-1178). À la méme époque
apparaissent aussi des autoportraits, ce qui confirme
le parallèle esquissé à propos de l'Antiquité entre
signature et image de soi. Les cas les plus célèbres
sont ceux de maître Matteo, qui se représente dans le Ill. 25
portail de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques-
de-Compostelle (terminé, au moins dans sa première
phase, en 1128), et de Volvinius (dont l'effigie se Ill.l6
double de l'inscription" Volvinius magister phaber»),
immortalisé sur l'autel de la basilique Saint-Ambroise
de Milan (en 835).
D'autres architectes, sculpteurs, mosaistes,
maîtres verriers ont laissé une marque, un signe d'appar-
tenance dans leurs œuvres: Airardus, auteur du portail
de la basilique Saint-Denis et mosaïste de la même
église (1140), les auteurs des vitraux de Chartres et de
Francfort, celui des portes de bronze de Novgorod et
celui des portes de la basilique de Saint-Zénon à Vérone
(Xli' siècle), le sculpteur qui se définit comme « Heirns »
sur un chapiteau de l'église Notre-Dame de Maastricht
et celui qui se glisse dans les stalles du chœur de Pohldz
à Hanovre (1284) ; le peintre, enfin, des fresques du
château de Taufers, dans le Tyrol (1281-1283).
Le cas le plus connu est celui de l'architecte fran-
25 çais Villard de Honnecourt (XIII' siècle) dont, curieuse-
Maître Matteo 26. ment, on ne connaît pas les œuvres, malgré sa célébrité,
Autoportrait, 1128 Volvinius recevant mais dont il reste un album de dessins de chantiers de
Pierre la couronne de trente-deux feuillets, sur l'un desquels figure son auto- Ill. 27
Sa int-Jacques-de-(ompostelle, saint Ambroise
Tondo postérieur
portrait (vers 1230).
porte de la cathédrale
de l'autel d'or, 835 Ce sont toutefois les scribes qui offrent le plus
Milan, Saint-Ambroise grand nombre d'images autographes depuis le haut

36
 Villard de H onnecourt
Carnet. 1230 (?)
Paris, Bibliothèque national
de France, Ms. Fr. 19093, fol.
e 2

<28

Guthlac
Enluminure. 14 cm
Psautier Histon'a fng 1""
vers 1210 U "

Londres. British librart

Harleian Guthlac Roll 6
29

Ende
Enluminure sur parchemin,
40 x 26 cm
Beatus de l'Apocalypse
de Gêrone. fin
du du Xte siècle
Gérone. cathédrale

ltJG
fRl\ r
TE S'JO RI 0 :'
 Hildebert et Evervvin
Enluminure
Saint Augustin,
De Civitate Dei, vers 1140
Prague, Bibliothèque
du chapitre de la cathédrale
saint-Guy, KK A 21/1,
fol. 153r

•
31
Claricia dlAugsbourg
Enluminure, 22 x 15 cm
Psautier, xue siècle
Baltimore, The Walters Arts
Gallery, W. 26, fol. 64

32

Guda
Enluminure, 36,5 x 24 cm
Humiliarum saneti
Barth%mei. xue siècle
Fra ndort-su r-Ie-Main,
Universitatsbibliothek,
Johan Christian Senckenberg
Inv. Ms. Barth 42, fol. 11 Ov

40 L , (,
 Moyen Âge. Nous pouvons penser que la plus ancienne
[ll.18 date du VIII' siècle; elle est insérée dans l'Historia Ingulfi,
qui fait partie du Psautier de Guthlac. On y trouve le
portrait de sainte Pega et de son frère, saint Guthlac,
deux ermites anglais qui vécurent au monastère de
Croyland dans l'East Anglia. Guthlac est l'auteur du
manuscrit et Pega, l'enlumineuse.
U.19 Le manuscrit du Beatus de l'Apocalypse de
Gérone, qui appartient au X' siècle (ou peut-être au XI'),
ne se borne pas à montrer la figure de son enlumineuse,
Ende, mais rapporte également le nom de l'auteur, le
prêtre Emeterius, et une description écrite des deux
(<<Ende pictrix et Emeterius presbiten».
Les exemples se multiplient au XII' et au XIII' siècle,
lorsque l'usage se répand de reporter la « signature. et
le portrait du copiste et/ou de l'enlumineur du texte sur
les codex enluminés. L'expression de l'identité, il faut
cependant le relever, n'est pas un simple effet de chan-
gement du statut social de l'artiste. Copier et orner les
manuscrits correspondait à un usage du christianisme
barbare consistant à exécuter un travail pour racheter
par avance les péchés et la punition qu'ils vaudraient à
leur auteur au moment du Jugement dernier. N'importe
quel travail manuel constituait une pénitence mais celui
de l'écriture était réservé aux individus les moins doués
physiquement. Il existe pourtant quelques exemples
insolites, qui décrivent les scribes au travail de manière
toute laïque. C'est le cas d'Hildebert et de son assistant
Everwin, probablement originaires de Salzbourg mais
qui demeurèrent longtemps à Prague et en Moravie; ils
glissent une page, sans aucun lien logique, à l'ïntérieur
Ill. JO de la copie du De Civitate Dei de saïnt Augustin, exécu-
tée vers 1140. En haut de l'image, Hildebert est occupé
à peindre un manuscrit, en bas Everwïn exécute un des-
sin. Sur la droite apparaît une table dressée, avec l'ins-
cription « mensa hildeberti •. Sur le livre ouvert sur
l'écritoire, on lit les mots suivants: « Maudite souris qui
me dérange sï souvent., et l'on voit Hildebert la chas-
ser en lui lançant une éponge. Sans doute est-ce là la
toute première vignette satirique que nous connaïs-
sïons. Un autre autoportrait des deux artistes scribes
figure dans l'Horloge d'Olomouc.
Il est plus courant de voir le scribe se dissimuler
dans le corps de la première lettrine du texte. Claricia
Ill. 31 d'Augsbourg se fond dans la lettre Q, dont elle semble
porter la courbe de ses mains écartées; Diemud, une
religieuse bavaroise du monastère de Wessobrun, se
cache à l'intérieur d'un S; sœur Guda apparaît dans la
lettre D, qu'elle complète d'une inscription «mulier et Ill. 31
humilis scripsit et pinxit istum librum» (pécheresse, elle
écrivit et peignit ce livre, Humiliarum Sancti Bartholomei,
Xli' siècle). L'auteur le plus célèbre est sans aucun
doute Hildegarde de Bingen, rédactrice de textes théo- Ill. 33
logiques, de sermons, de musique religieuse, de lettres
aux grands de ce monde (le pape et l'empereur étaient
en correspondance avec elle), en somme une sorte de
sainte dont le poids et l'influence au Xli' siècle (elle
mourut à l'âge de 81 ans) équivalent à ceux de sainte
Catherine de Sienne au XLV' siècle. À vrai dire, ce ne fut
pas la peinture qui lui valut sa renommée, bien que la
grande abbesse s'y soit souvent essayée, notamment
dans l'ouvrage intitulé Scivias (Connais les voies du Sei-
gneur), commencé en 1142, dont elle exécuta plusieurs
exemplaires. Une autre abbesse célèbre, Herrade de
Landsberg, supérieure du monastère de Hohenburg, a
laissé plus de six cent trente-six miniatures splendides
dans son Hortus Deliciarum; l'une d'entre elles, qui Ill. 37
présente la communauté, porte en marge son effigie
assortie de sa description.
Les femmes peintres, on le voit, sont nombreuses
dans ce domaine, à une époque insoupçonnée. Les
hommes ne sont pas moins nombreux. On connaît bien
le cas du moine irlandais Eadwin de Canterbury, maître Ill. 34
calligraphe, auteur du Psautier qui porte son nom (vers
1170; appelé Psautier d'Utrecht ou Psautier de Cantor-
béry selon les copies). Eadwin a conscience de laisser
une trace de lui en vue de sa gloire future: son autopor-
trait occupe une pleine page et il l'entoure d'une bor-
dure portant son nom et une longue inscription dans
laquelle il déclare que sa gloire de « prince des scribes »
durera éternellement. Tout aussi célèbre, le théologien
Petrus Cantor Parisiensis, abbé de Bergeroy, fut l'auteur
de textes théologiques importants, d'un traité logique
sur la contradiction dans la Bible et d'une Summa seu
Distinctiones Abel, sorte de lexique biblique qu'il illustra
personnellement.
Au siècle suivant, un exemple vaut la peine d'être
cité, celui du moine bénédictin anglais Matthew Paris,
devenu par la suite abbé de Saint-Alban. Auteur de
livres d'histoire renommés dans le Royaume, savant
pluridisciplinaire et excellent dessinateur, il est aussi
l'auteur de cartes géographiques, et notamment de l'une
 '"':'S-'-."

Eadwin
Enluminure, 47,5 x 33 cm
Psautier de Cantorbëry,
vers 1170
Cambridge, Trinity College
library, Ms. R. 17-1, fol. 283v

33

Hildegarde de Bingen Matthew Paris

Enluminure
Liber divinorum operum,
Xlrt siècle
Lucques, Bîblioteca Statale
di lucca, Ms. 1942, C. 1v
Enluminure
Historia Anglorum,
vers 1250-1259
Londres, British Library,
Ms. Royal 14. C. VII, fol. 6v

43
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44

III 3\
<36
Rufillus de Weissenau
Enluminure, 17,5x 15,Scm
Vitae sanctorum, vers 1200
Genève, Biblioteca Bodmeriana,
cod. 127. f. 244
des toutes premières cartes d'Angleterre. Vers 1250, il
rédigea ·une Historia Anglorum, dans laquelle il glissa
son effigie en marge. Mais au XIII' siècle, les scribes
étaient devenus pour ainsi dire des professionnels et tra-
vaillaient désormais sur commande pour des princes,
des nobles ou de grands organismes religieux.
Enfin, l'enlumineur le plus célèbre, frère Rufil\us,
du monastère de Weissenau en Souabe (vers 1200), se
représente, à l'intérieur de la lettre D, en train de tracer
sa propre signature dans l'Hexaméron d'Amiens. À une
autre occasion, il fouille encore davantage le détail: il
se peint assis à l'intérieur de la lettrine R du Psautier
de Genève, en train d'y mettre la dernière main,
ayant derrière lui une table où sont posées les coupelles
servant aux couleurs. Le portrait lui-même est recher-
ché et réaliste: les cheveux sont châtains, les traits
anguleux soulignéS de brun et la carnation rendue par
un rose délicat.
LE PROBLÈME DE L'IDENTITÉ GÉNÉRIQUE
Une considération ressort du rapide aperçu que nous
venons d'esquisser: les exemples que nous avons cités
jusqu'à présent ne sont pas de véritables autoportraits.
Seule une circonstance permet d'attribuer un corps et
un visage à une personne déterminée, à savoir la pré-
sence de son nom dans une inscription ou une légende.
En l'absence de nom, ou en cas de changement de nom,
les images pourraient être celles de n'importe qui
d'autre. On ne saurait cependant nier qu'il existe, dans
une certaine mesure, un désir d'affirmation d'identité.
Les « autoportraits» que nous avons examinés jusqu'ici
présentent en effet les caractéristiques suivantes.
- Ils représentent l'équivalent d'une signature;
cette signature, toutefois, correspond à sa phase initiale,
autrement dit à une sorte d'abréviation de la proposi-
tion « X a fait ceci», à la troisième personne et sans
recéler le concept, totalement moderne, d'autographie.
- Ils sont la marque d'une profession; c'est-à-dire
qu'ils témoignent de l'appartenance de l'individu dési-
gné à un certain corps de métier ou à une organisation
de travail. Il faut noter, cela n'a rien de fortuit, que les
associations d'artisans ne naîtront qU'à la fin du Moyen
Âge, à partir du XIII' siècle, moment où se mettent en
place les statuts des guildes ou des corporations.
- Ils indiquent tout au plus l'appartenance à un
groupe social plus étendu que leur groupe d'origine
- c'est le cas des moines et des religieuses, reconnais-
sables à leur allure (l'habit, la tonsure) - ou de statut
plus élevé (c'est le cas de Senmout et d'Imhotep, deve-
nus de hauts fonctionnaires du royaume d'Égypte).
- Ils peuvent introduire, au Moyen Âge en tout
cas, un concept de valeur, de type éthique ou religieux,
autrement dit l'idée de la pénitence représentée par le
travail (c'est dans ce sens qu'il faut interpréter la
« vignette » d'Hildebert et d' Everwin : comme une dis-
traction de la tâche fondamentale du scribe).
Un problème théorique, non dénué d'impor-
tance, se pose alors. Quel est le type d'identité que nous
venons de décrire comme « générique» ? et pourquoi
ne suffit-il pas à définir le genre de l'autoportrait?
Existe-t-il d'autres formes d'identité, plus précises 7 Il
nous faut ici ouvrir une digression à propos du concept
d'identité. Au sens large, il s'agit d'une notion traitée
pratiquement par toutes les sciences humaines. Cha-
cune de ces sciences part évidemment d'un point de
vue différent (souvent impossible à confronter avec les
autres) et ne se concentre que sur certains aspects par-
tiels du terme. Linguistes et sémiologues s'intéressent à
la manière dont s'exprime la subjectivité dans le dis-
cours. Les anthropologues étudient le mode de dialogue
entre une communauté culturelle et ses membres. Les
sociologues se préoccupent de la relation entre l'indi-
vidu et le groupe social. Les psychologues, de la façon
dont un sujet construit la conscience de soi.
L'importance du concept d'identité a été soulignée
dès l'Antiquité, puisque nous le trouvons chez Aristote
comme fondement de la logique (il est à la base du prin-
cipe de non-contradiction - si un objet est A, il ne peut
être en même temps non-A - et du principe de différence
spécifique - si A est différent de B, alors B contient
quelque dérivé de non-A et vice versa). Dans ce cas, le
principe est celui de l'identité numérique: un phéno-
mène possède une série de « traits» qui le caractérisent
comme un fait individuel et unique (pour comprendre
ce qu'est« chien »,je dois savoir ce qu'est« un chien »,
affirmait Aristote)".
Ce principe se complète d'un autre, tout aussi
nécessaire, que l'on appelle l'identité qualitative: un
phénomène possède une série de qualités qui le rendent
« différent » des autres. Les qualités caractéristiques qui
45
 permettent d'affirmer qu'un individu donné est bien
« cet individu» dépendent des connaissances que l'on a
de lui et doivent donc être entendues comme des symp-
tômes permettant de le reconnaître. À titre d'exemple,
les empreintes digitales nous permettent d'affirmer avec
une certitude raisonnable qu'une personne est identi-
fiable par un nom et un patronyme, même si, selon la
logique, il est toujours possible que deux personnes
présentent des empreintes identiques. En conclusion,
l'identité qualitative de chacun est confirmée par des
signes qui sont le témoignage de sa « ressemblance »
avec luî-même 15 .
Une troisième forme d'identité, enfin, est l'iden-
tité spécifique: un phénomène possède des caractéris-
tiques communes avec d'autres qui déterminent son
appartenance à une espèce (genre, groupe, commu-
nauté, collectivité, espèce naturelle, etc.). Ces caracté-
ristiques permettent d'identifier les fonctions générales
d'un individu et de le reconnaître comme appartenant à
une catégorie, même s'il est indiscernable de tous les
autres qui en font partie'"
Les trois grands critères logiques de l'identité
reparaissent avec précision dans les autoportraits. Le
dernier exemple que nous avons cité correspond à l'atti-
rude des artistes anciens qui attachent beaucoup d'impor-
tance à l'identité spécifique, par exemple, puisqu'ils
indiquent le groupe auquel ils appartiennent. En
revanche, ils renoncent presque toujours à l'identité
qualitative, étant donné qu'ils ne se fient pas aux indices
qui permettraient de les reconnaître: réalisme physio-
nomique, âge, état civil, situation sociale, familiale, géo-
graphique, etc. Par ailleurs, ils limitent l'identité
numérique à la seule signature (ils se présentent avec
un nom propre qui les désigne comme une personne
unique). Il ne s'agit pas encore d'une signature auto-
graphe (on ne peut pas savoir si l'auteur l'a apposée
personnellement sur son oeuvre). Au cours de cet
46 u
ouvrage, nous verrons naître et se développer chez
l'artiste une recherche sans cesse plus acharnée d'affir-
mation de l'identité, aussi bien l'identité qualitative
(l'artiste est différent de tous les autres) que l'identité
numérique (l'artiste est seul et unique).
La pensée moderne, à partir de John Locke, a
toutefois introduit une donnée nouvelle (reprise à 37.
notre époque par Paul Ricœur l7 en particulier), le fait Herrade de Landsberg
que l'identité présente deux faces différentes: elle vaut, Gravure sur cuivre,
48,5 x 38,5 cm
d'une part, pour tous les « autres» qui considèrent un Hortus Deliciarum, XIIe siècle
individu mais, en même temps, pour un individu qui Strasbourg, Bibliothèque
se considère lui-même par rapport aux autres. Il s'agit nationale universitaire,
de ce que Locke est le premier à baptiser « conscience R.166,pI.XII
de soi». L'identité personnelle se dédouble: elle se
fonde sur les ressemblances et les différences entre un
individu et d'autres individus, mais elle concerne éga-
lement la perception par un individu de sa propre iden-
tité. Locke rattache notamment le concept d'identité à
celui de mémoire, puisque le problème qui se pose
n'est pas seulement de reconnaître un individu (son
unicité, ses qualités individuelles et sa spécificité) mais
aussi de reconnaître la permanence (le principe qui lui
permet de rester le même au cours du temps). La
mémoire remplit parfaitement cette fonction: les autres
peuvent se rappeler la ressemblance entre un individu
à un moment tI et ce même individu à un moment t2 ;
l'individu peut rester lui-même, tout en étant conscient
des changements intervenus dans sa personne. À partir
de l'époque qui, pour la première fois, a exalté l'impor-
tance de l'individu, c'est-à-dire de la Renaissance, les
deux formes de l'identité (reconnaissance par les
autres et reconnaissance de soi-même) commencent à
se manifester de façon différente dans l'autoportrait.
Cela n'a rien de fortuit: l'autoportrait symbolise en fait
une entrée dans la mémoire collective (la reconnais-
sance par les autres) mais c'est aussi un instrument de
la connaissance de soi.
 'tic uennmscn t>eÛtaten.· 'be8l.Jnaelvtt:'8(.l\. 'i)e ... veroc:' '<le a.;'.!Jberc 'l>clo.rl't: '(le ,nelltî!>eï
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 HAP T
Alfred Hitchcock avant la lettre
L'AUTOPORTRAIT COMME NOTE EN MARGE
38
Jan Van Eyck
Les t.poux Arno/fini, 1434
Huile sur bois, 81,8 x 59,7 cm
Londres, National Gallery
LA DISSIMULATION
D'un point de vue logique, l'étape immédiatement
consécutive à celle de l'autoportrait générique - ou
« typique», pour reprendre la définition de Ranuccio
Bianchi BandinelljlB -, est celle de l'autoportrait in assis-
tenza, c'est-à-dire situé parmi les personnages des pein-
tures d'histoires de grandes dimensions, profanes ou
religieuses. I.:artiste y dissimule son image, tantôt sous
celle d'un personnage qui prend part à l'action, tantôt
sous celle d'un observateur de la scène. Le premier cas
relève des anecdotes sur les artistes depuis l'Antiquité:
nous avons déjà fait allusion au procès qui aurait été
intenté à Phidias pour avoir glisSé son effigie sur le bou-
clier de la statue de culte d'Athéna Parthénos (œuvre
perdue mais dont ont été conservées plusieurs copies
romaines, à partir desquelles a été exécutée une reconsti-
tution en bronze). Selon Plutarque, Phidias serait le
personnage chauve représentant Dédale, situé en haut à
gauche: « Phidias était en butte à l'envie à cause de la
réputation de ses œuvres, et notamment parce qu'en
représentant sur le bouclier de la déesse le combat des
Amazones, il y avait ciselé une figure à sa ressemblance,
sous la forme d'un vieillard chauve qui soulève une
pierre avec ses deux mains et qu'il y avait mis une très
belle image de Périclès combattant contre une Ama-
zone. Le geste de la main, qui brandit une lance devant
les yeux de Périclès, est habilement représenté et semble
vouloir cacher la ressemblance qui apparaît cependant
des deux côtés. Phidias, traîné en prison, y mourut de
49
 <39

Giotto
Le Jugement dernier, 1306
Fresque
Padoue, chapelle Scrovegni

<40

Taddeo di Bartolo
L'Assomption, 1401
Fresque
Montepulciano, cathédrale

50
 maladie ou, selon d'autres, du poison que lui firent
prendre les ennemis de Périclès, de façon à en rejeter la
responsabilité sur l'homme d'État. ,,19
Le topos littéraire de Plutarque connaît une vogue
nouvelle au XV1' siècle. Giorgio Vasari, dans la seconde
édition des Vies (1568), Y fait allusion à plusieurs
reprises. Mais il attribue la pratique du portrait caché
(ou cryptoportrait) à deux maîtres de la peinture
gothique, Cimabue et Giotto. Cimabue aurait donné ses
traits à un personnage latéral de la Crucifixion de la
basilique supérieure de Saint-François d'Assise (vers
1278-1279). Giotto, lui, aurait placé son autoportrait
présumé dans les rangs des élus à la droite du Christ, en
U.39 bas du Jugement dernier de la chapelle Scrovegni de
Padoue (1306) : c'est le quatrième personnage à partir
de la gauche, coiffé d'un bonnet blanc. Vasari se sert
d'ailleurs de cette figure pour illustrer la biographie de
l'artiste. Il n'y a plus trace désormais du jugement moral
exprimé par l'Antiquité. Le cryptoportrait est devenu
une simple curiosité, voire un exercice de virtuosité. La
pratique de l'autoportrait implique, chez les artistes qui
cherchent incontestablement à exprimer une conscience
de leur nouveau statut, une nouvelle affirmation de soi
et l'autoportrait est désormais un genre définitivement
imposé. C'est d'ailleurs dans la Florence de Vasari, un
siècle plus tard, que le grand-duc Léopold de Médicis
entreprend en 1664 sa grande collection d'autoportraits
d'artistes, collection qui a perduré jusqu'à notre époque,
devenant la plus importante au monde.
Le même artifice avait déjà été mis en œuvre à
plusieurs reprises à la fin du Moyen Âge. Il est couram-
ment admis, par exemple, que la figure encapuchonnée
placée à l'extrême droite du bas-relief des Funérailles de
la Vierge, sur le tabernacle d'Orsanmichele à Florence
(vers 1359), est un autoportrait d'Andrea di Cione 41
Arcangelo, dit l'Orcagna. Le sculpteur souabe Peter Peter Parler
Parler place son propre buste dans le triforium de la Autoportrait, vers 1370-1379
Grès, 50-60 cm
cathédrale de Prague (vers 1370-1379), parmi les vingt-
Prague. cathédrale Saint-Guy,
quatre bustes des bienfaiteurs associés à la construction de bas triforium
l'édifice. Quant à L'Assomption de la Vierge du Siennois
Taddeo di Bartolo, conservée dans la cathédrale de III 40
Montepulciano, la tradition veut que la figure du saint
Thaddée de la prédelle, qui représente la découverte
du tombeau vide de la Vierge, soit un autoportrait de
l'auteur (qui aurait jeté son dévolu sur son saint patron
et son homonyme).
42
Andrea di Clone
Arcangelo.
dit l'Orcagna
Les Funérailles de la
Vierge, vers 1359
Pierre
Florence, Orsanmichele
51

43 Mais pourquoi cette mise en œuvre de la dissi-
Benozzo Gozzoli mulation ? Un premier motif, de nature strictement
Le Cortège des Mages. 1459 thématique, porte sur les genres artistiques, en peinture
Fresque
notamment. Leon Battista Alberti affirme vigoureuse-
Florence, palais Médicis·
Riccardi, chapelle
ment dans le De Pictura (1435-1436) que le but
suprême de la peinture doit être la représentation d'une
histoire: {( L'œuvre majeure du peintre, c'est l'histoire,
les parties de l'histoire sont les corps, la partie du corps
est le membre, la partie du membre est la surface» (II,
33,5-7). Et plus loin: {( Chistoire que tu pourras à juste
titre louer et admirer sera celle qui se montrera agréable
et ornée d'attraits qui lui permettront de retenir long-
temps les yeux d'un spectateur savant ou ignorant par
une espèce de plaisir et un mouvement de l'âme» (II, 40,
11-15). Enfin: {( Chistoire touchera l'âme des specta-
teurs lorsque les hommes qui y sont peints manifeste-
ront très visiblement le mouvement de leur âme. C'est
en effet la nature, où toute chose est avide de ce qui lui
ressemble, qui veut que nous pleurions avec ceux qui
pleurent, riions avec ceux qui rient, souffrions avec
ceux qui souffrent» (II, 41, 20-25)20 Les autres
genres (le paysage, le portrait, la nature morte, etc.")
52
Benozzo Gozzoli
Autoportrait
Détail de l'illustration 43
ne seront considérés comme des genres autonomes qu'au
XVII' siècle; encore resteront-ils des genres secondaires;
leur statut n'est pas encore bien défini au XVI' siècle,
bien que le portrait soit devenu d'usage courant. La
représentation de soi ne peut donc s'inscrire qu'à l'inté-
rieur d'une scène narrative plus vaste, au sein de
laquelle elle n'a qu'un caractère tout à fait secondaire.
Les « histoires» cânoniques sont celles commandées
par l'Église ou par le pouvoir public: ce sont des repré-
sentations de sujets religieux, de grands cycles symbo-
liques, des épisodes importants de l'histoire civile puis,
sous l'influence de l'humanisme, de la mythologie clas-
sique ou de légendes fabuleuses. Si l'artiste veut s'y
introduire, il est obligé de choisir un rôle marginal,
celui d'un participant anonyme, d'un {( figurant ».
Une seconde raison concerne la permanence du
sentiment d'hybris hérité de l'Antiquité. Nous voulons
parler d'un jugement moral sur l'attitude de l'artiste à
l'égard de ses œuvres personnelles, jugement appelé à
totalement disparaître dans un bref laps de temps,
comme nous le verrons plus longuement au prochain
chapitre. Au début du xV' siècle tout au moins, il existe
 toujours. L:insertion de l'effigie personnelle de l'auteur
est, une fois encore, un substitut de la signature, et sa
valeur est celle d'un témoignage plutôt qu'une revendi-
cation d'autographie. On en a un exemple parfaitement
clair dans Le Cortège des Mages (1459), fresque de Ill.4l,4-l

Benozzo Gozzoli pour la chapelle du palais Médicis-

Riccardi à Florence. L'artiste se trouve au milieu du
cortège, le regard dirigé vers le spectateur et son nom
est inscrit trés lisiblement sur son bonnet rouge.
Les « signatures en image» sont également fré-
quentes en sculpture. Sur la face postérieure des portes
de bronze de la basilique Saint-Pierre à Rome (1445),
Antonio Filarete appose une plaque où il se représente
en compagnie des six membres de son atelier, tenant
dans la main gauche le compas, attribut du métier
d'architecte: l'inscription en relief se lit ANTONIUS ET
DISCIPULI MEl. C'est au droit de la porte nord (1425)
et de la Porte du Paradis du Baptistère de Florence (1447-
1448), que Lorenzo Ghiberti choisit, en revanche, de Ill. 45

placer son visage mais sur le rebord, en dehors des

scènes historiées. L'emplacement réservé à l'auteur
reste, là encore, marginal et ornemental, comparable à
celui des scribes au siècle précédent. On remarque tou-
tefois une différence importante entre les deux images
du sculpteur: dans le premier cas, sa tête apparaît au
sein d'une frise végétale de quatrefeuilles; dans le
second, il s'agit d'une image scutiforme (imago clipeata),
autrement dit d'un buste inscrit dans un médaillon, qui a
son origine dans la statuaire antique, où elle était réser-
vée aux représentations des dieux, puis des empereurs
romains. Le sens de l'honneur que l'artiste s'attribue à
lui-même s'est certainement accru.
Un troisième motif courant de dissimulation est
de caractère rhétorique. La tendance nouvelle au réa-
lisme, accentuée par l'humanisme, attribue une impor-
tance nouvelle au principe de « naturel», dans l'art
comme dans la vie. Baldassare Castiglione en fait un
idéal de comportement pour le parfait homme de cour
dans le Livre du courtisan (1535), par opposition avec
l'affectation. Et Giorgio Vasari traduit cette nouvelle
attitude en peinture, invitant l'artiste à choisir des poses
naturelles pour ses personnages et à privilégier la sim-
45
plicité pour la matière et la construction de ses encadre-
Lorenzo Ghiberti
Porte du Paradis, 1447-1448
ments. Les autoportraits, tout bien considéré, sont
Bronze dissimulés en vertu d'un choix stylistique, dont nous
Florence. Baptistère verrons certaines conséquences au prochain chapitre.

54 ED i Tet- COCK AVANT LA LETT E

JEUX ET EFFETS DE VIRTUOSITÉ
TECHNIQUE
Une fois codifié le modèle du cryptoportrait, la pratique
commence immédiatement par en dévier la significa-
tion et en remettre en jeu le mécanisme et les consti-
tuants. Une telle démarche, on peut le supposer, est la
caractéristique méme de l'art: une fois un type établi,
on tente de le renverser afin d'en explorer les ressources
en matière d'innovation. Et nous trouvons en effet dans 46
la peinture nordique, dès le xv< siècle, une manière très Jan Van Eyck
originale de cacher l'autoportrait. Le cas le plus exem- Autoportrait
Détail de l'illustration 38
plaire est celui de Jan Van Eyck. Sur l'un des portraits
les plus célèbres de l' histoire de la peinture, celui des
Époux Amolfini (1434), en haut du tableau - ou sur le Ill. 38. 46
mur du fond, ou peut-étre suspendue au-dessus de la
téte des deux époux? - figure l'inscription «Johannes de
Eyck fuit hic». La phrase, à bien la considérer, est une
55
 simple légende; quel qu'en soit le sens, elle est redon-
dante par rapport à la peinture, puisque celle-ci la
contient déjà en image. Elle en fixe plutôt la significa-
tion et la souligne. Mais quelle signification? À quoi
correspond ce «hic» ? Première hypothèse, il signifie:
« ici, dans la pièce.» le personnage masculin pourrait
47 être l'artiste lui-même, présent au mariage en tant
Jérôme Bosch qu'époux (cette hypothèse, si faible soit-elle, a cepen-
Le Jardin des Délices. 1510 dant bel et bien été avancée par la critique). Deuxième
Panneau de droite, L'Enfer
hypothèse: « ici, dans la scène.» l.:artiste soulignerait le
du musicien, huile sur bois.
fait qu'il a créé un portrait d'après nature, que les indi-
220 x 97 cm
Madrid. museo dei Prado vidus reprèsentès ont posé devant lui. Troisième hypo-
thèse: «ci-dessous.» Sous l'inscription apparaît en effet
un miroir, qui reflète le dos des personnages et le mur
invisible du point de vue du spectateur. Sur ce mur
s'ouvre une porte et, par cette porte, jetant timidement
un coup d'œil dans la chambre, paraissent deux person-
nages, dont l'un pourrait être le peintre lui-même (donc
son autoportrait). Quatrième hypothèse: « ici, dans le
tableau. ». l'inscription se référerait uniquement à
l'œuvre et serait donc, en dépit de son caractère ambigu,
une simple signature faisant partie de la scène (comme
les carte/linos caractéristiques de l'art flamand du xv' et
du XVI' siècle), ou encore «gravée », en quelque sorte,
sur la surface de l'œuvre. Quelle que soit l'hypothèse
privilégiée et quelle que soit la vérité de l'événement
relaté, chacune des hypothèses présentées demeure
plausible. l.:inscription, en somme, ne fixe rien d'autre
que sa propre ambiguïté. Celle-ci, d'ailleurs, est peut-
être originelle: l'autoportrait et la signature dénoncent
leur parallélisme sémantique, comme nous l'avons vu
au chapitre précédent.
le Portrait des époux Amolfini renferme égale-
ment une certaine veine ironique, puisqu'il reprèsente
l'artiste de façon minuscule et marginale et qu'il accorde
à la signature, preuve de l'autographie, une importance
disproportionnée. l'autodérision rejoint le sarcasme
Ill.47 avec le triptyque du jardin des Délices (1510), l'unique
tableau de Jérôme Bosch dans lequel la critique a voulu
voir, sous différents aspects, il est vrai, un autoportrait
du peintre. Au centre du panneau intérieur droit, inti-
tulé l'Enfer du musicien, apparaît le grand corps tripar-
tite de celui que l'on appelle le « monstre alchimique» :
les jambes, faites de deux troncs d'arbre creux, reposent
sur deux barques, le torse est une coquille d'œuf brisé,
la tête a pour couvre-chef une cible plate surmontée
d'une grosse cornemuse rose. Certains auteurs, tel
Otto Benesch", ont vu dans son visage, le seul réaliste,
un autoportrait du peintre. D'autres, avec Charles
de Tolnay", proposent une interprétation psychana-
lytique de l'œuvre et préfèrent soutenir que la vision
tout entière est un songe, qu'elle tourne autour d'un
éventuel rêveur et que l'artiste ne peut être que le petit
personnage accoudé au bord du corps-coquille d'œuf,
qui n'est soumis à aucune action violente ou luxurieuse
et qui se trouve au beau milieu de la scène.
L'AUTOPORTRAIT
COMME PARTICIPATION AU SACRÉ
Certains exemples d'autoportraits cachés que nous
avons étudiés jusqu'à présent montrent l'artiste dissi-
mulé dans un groupe de participants à un événement
ou à une cérémonie religieuse. Cimabue assiste à la
Crucifixion, qui est peut-être l'acte fondateur de la pen-
sée chrétienne. Giotto figure parmi les élus du Juge-
ment dernier. Gozzoli prend part au cortège des Mages.
l'Orcagna assiste aux funérailles de la Vierge, Taddeo
Bartolo à son Assomption et Filarete au supplice de
saint Pierre. À bien y regarder, toutefois, cette situation
est la plus courante et la plus caractéristique de l'auto-
portrait in assistenza et ses origines sont probablement
très anciennes: certaines formes de « portrait» (en
Égypte, par exemple) étaient en effet rèservées unique-
ment à ceux qui pouvaient avoir un contact avec les
dieux. la présence de l'artiste, en somme, se justifie
comme un acte de dévotion, à l'égal de celle des dona-
teurs (dont les portraits commencent précisément à
apparaître dans les tableaux en ce même début du
XV" siècle, ce qui n'a rien de fortuit). C'est une caractéris-
tique fondamentale du christianisme, du christianisme
occidental surtout, que de considérer la reprèsentation
en images des sujets religieux comme l'une des fonc-
tions principales de l'art. Depuis l'époque d'Origène
(III' siècle après J-c.), le christianisme avait réévalué
l'importance des artistes et avait justifié la fonction
des arts figuratifs, celle d'un catéchisme destiné aux
illettrès, « l'Écriture en images »H les premières images
médiévales de l'artiste, que nous avons citées au premier
chapitre, se présentent d'ailleurs comme des actes de
prière ou d'offrande (maître Matteo, Volvinius, Guda).
57
Masaccio
Le Tribut, 1425·1427
Fresque
Florence. chiesa dei Carmine

Filippo Lippi
Le Couronnement
de la Vierge, 1441-1447
Détrempe sur bois,
200 x 287 cm
Florence, galerie des Offices

50
Filippo Lippi
Autoportrait
Détail de l'illustration 49
 51
Filippo Lippi
Les Funérailles
de saint Étienne, 1464-1465
Fresque et tempera
Prato, cathédrale, chapelle
du chœur
Il convient de signaler, en outre, que rien ne distingue
l'autoportrait dans un groupe, ni signature ni inscrip-
tion, exception faite du cas de Gozzoli que nous avons
cité. La reconnaissance naît presque toujours d'une
conjecture, ou se fonde sur une tradition plus ou moins
imaginaire. l.:acte de dévotion, en effet, est à l'origine un
acte totalement privé.
Parmi les exemples les plus célèbres relevant de
cette typologie, nous pouvons citer les principaux
peintres du Quattrocento, surtout les Italiens (et les
Florentins en particulier). Tommaso di ser Giovanni di
Mone Cassai, dit Masaccio, se serait représenté dans
Le Tribut (1425-1427), fresque du cycle de la chapelle III 48
Brancacci de l'église du Carmine à Florence, sous
l'apparence du dernier personnage à droite du cercle
des Apôtres, vétu d'un manteau rouge. La tradition
naît avec Vasari, qui mentionne explicitement l'auto-
portrait de Masaccio exécuté à l'aide d'un miroir
«< On reconnaît en l'un des Apôtres, le dernier, l'auto-
portrait de Masaccio fait à l'aide d'un miroir, si réussi
qu'il paraît vivant») et, du coup, J'habitude est née
d'identifier le personnage avec saint Thomas par

GO
homonymie avec l'auteur de la fresque. À vrai dire,
Vasari se montre assez vague quant à l'emplacement
exact de ce portrait et nombre ont préféré
voir Masaccio dans le jeune homme de grande taille
debout à droite, aux côtés de saint Pierre, sur la fresque
du dessous, La Résurrection du fils de Théophile et Saint
Pierre en chaire. Cette identification contredit la phrase
de Vasari selon laquelle l'autoportrait aurait été exé-
cuté à l'aide d'un miroir (le personnage est de profil)
mais elle est plus plausible, car le regard de ce person-
nage anonyme est dirigé vers le public.
Trois autoportraits présumés de fra Filippo Lippi 52
présentent une similarité d'emplacements et d'attitudes Filippo Lippi
qui ne saurait être fortuite, Lippi étant influencé par Autoportrait
Détail de l'illustration 51
Masaccio et Masolino à l'époque de ses débuts au cou-
vent du Carmine de Florence. Dans Le Couronnement de III 49. 50
la Vierge, peint entre 1441 et 1447, le peintre apparaît
agenouillé à gauche, le regard dirigé vers le spectateur,
la tête appuyée sur la main, comme s'il voulait traduire
visuellement la figure rhétorique de la réticence. Il
reparaît en assistant anonyme, mais toujours tourné
vers le spectateur, dans les Funérailles de saint Étienne Ill. 51
61
 de 1464-1465, fresque du cycle des Scènes de la vie de
saint Étienne de la cathédrale de Prato. En revanche, il
se présente frontalement, presque au centre de la scène
de la Donnition de la Vierge, appartenant au cycle des Ill. 53
Scènes de la vie de la Vierge de la cathédrale de Spolète,
peut-être la dernière grande fresque peinte entre 1467
et 1469, peu avant sa mort.
Filippino Lippi, le fils de Filippo, reprend le
motif de la position latérale, marginale et à demi dissi-
mulée (mais le regard dirigé vers le spectateur) dans la
fresque de Saint Pierre et saint Paul devant le proconsul et Ill. 54
La Crucifixion de saint Pierre 0481-1483), exécutée
pour la chapelle Brancacci du Carmine. Stylistique-
ment, la peinture n'est plus influencée par Masolino et
Masaccio, mais se rapproche plutôt de la manière de
Botticelli, personnalité artistique dominante dans la
Florence de l'époque. Au cours des mêmes années,
semble-t-il, Domenico Bigordi, dit Ghirlandaio, intro-
duit son autoportrait présumé dans la chapelle Toma-
buoni de Santa Maria Novella: ce serait l'avant-dernier
personnage sur la droite de la fresque de Joachim chassé Ill. 55
du Temple (1483-1486).
Le thème apparalt également à plusieurs reprises
dans la peinture flamande. Hans Memling se serait repré-
senté sur le panneau intérieur gauche du Triptyque Donne Ill. 56
(vers 1470). Le peintre encore jeune apparaît derrière
une colonne, au fond de la scène, et jette, presque timi-
dement, un coup d'œil vers saintjean-Baptiste portant
l'agneau: expression plus accentuée encore du senti-
ment de modestie avec lequel il s'est dépeint.
Si à Florence, véritable patrie de
l'autoportrait in assistenza, il faut admettre que l'auto-
portrait dissimulé le plus caractéristique de l'huma-
nisme est peut-être en fin de compte celui de Sandro
Filipepi, dit Botticelli, dans L'Adoration des Mages Ill. 57, 58
(1475). L'œuvre constitue par ailleurs un véritable ras-
semblement des personnalités éminentes de la Florence
médicéenne, depuis Cosme l'Ancien, sous les traits du
roi Gaspard présentant son offrande à la Vierge, jusqu'au
donateur, Giovanni di Zanobi deI Lama, en passant par
toute la famille des Médicis - Jean, Julien, Laurent,
53 54.
Pierre le Goutteux - et par quelques intellectuels émé-
Filippo Lippi Filippino Lippi
rites de la cour florentine - Pic de la Mirandole, Ange
Détail. La Dormition Détail. 5cênes de Ië vie
de la Vierge, 1467-1469 de saint Pierre, 1481-1483
Politien. Le dernier personnage, à droite, offre un
Fresque Fresque exemple typique de torsion en direction du miroir. Il
Spolète, cathédrale Florence. chiesa deI Carmine s'agit donc, là encore, d'un « figurant », d'une personne

62
 55

Domenico Bigordi,
dit Ghirlandaio
Détail. Joachim chassé
du Temple. 1483-1486
Fresque
Florence, église santa Maria
Novella

56.

Hans Memling
Triptyque Donne, vers 1470
Panneau de gauche,
huile sur bois. 70,8 cm
Londres, National Gallery
 57
Sandra Botticelli
L'Adoration des Mages, 1475
Détrempe sur bois.
111 x 134 cm
Florence. galerie des Offices

Sandra Botticelli
Autoportrait
Détail de l'illustration 57

66 '\L RED ri TCHCOCK AVANT ... A LETTRE

 59 de l'assistance, mais l'attitude, la majesté de la figure
Andrea Mantegna entière, la richesse de la toge jaune, dénotent de la part
La Présentation au Temple, de l'artiste la conscience d'un rôle honorifique désor-
1453
mais extrêmement important.
Détrempe à la colle sur toile.
68,9 x 86,3 cm
Le schéma du personnage tourné vers le specta-
Berlin, Gemaldegalerîe, teur et ayant les traits de l'auteur se retrouve fréquem-
Staatliche Museen ment dans la peinture vénitienne. Les deux tableaux de
Giovanni Bellini et de son beau-frère, Andrea Mantegna,
consacrés à un même sujet, La Présentation au Temple,
en offrent un double exemple parallèle. Le tableau de
Mantegna (1453) est le premier et, selon la tradition, il III 59
aurait un caractère nettement autobiographique: non
seulement l'artiste aurait fait son autoportrait dans le
dernier personnage à demi dissimulé à l'extrême droite,
mais il aurait également représenté sa femme, icolo-
sia, à l'extrême gauche, à l'occasion de leur mariage qui
eut justement lieu en 1453. Giovanni Bellini occupe III 60
une position identique sur le tableau de la collection
60 Querini-Stampalia de Venise (1460). Toutefois, les his-
Giovanni Bellini toriens de l'art ne sont pas d'accord sur les dates res-
La Présentation au Temple.
pectives des deux tableaux et l'interprétation selon
1460
Tempera sur bois, 80 x 105 cm
laquelle celui de Mantegna serait le « prototype» de
Venise, palazzo Querîni- celui de Bellini a donc été battue en brèche, mettant
Stampalia ainsi en doute son aspect autobiographique.

68
 l'
L'ARTISTE COMME COMMENTATEUR
OU ADMONITEUR
Dans la majeure partie des cas (nous en avons entrevu
certains au paragraphe précédent), l'auteur joue le
rôle de commentateur, prescrit par Alberti dans le
De Pictura; l'histoire de l'art appelle « admoniteur » ce
personnage qui instaure un contact avec le spectateur
et lui indique comment l'œuvre doit être regardée: « Il
me plaît que dans l'histoire représentée il y ait quel-
qu'un qui attire l'attention des spectateurs sur ce qui se
passe, que de la main il appelle le regard ou, comme s'il
voulait que cette affaire fût secrète, qu'avec un visage
farouche et des yeux menaçants, il les dissuade d'avan-
cer ou qu'il indique là quelque danger ou quelque chose
à admirer ou encore que, par ses gestes, il t'invite à
70 c
rire de concert ou à pleurer en même temps qu'eux.,," 61
Luca Signorelli, suivant à la lettre la prescription Luca Signorelli
d'Alberti, se prêsente lui-même comme le «narrateur" Histoire de j'Antéchrist,
1499-1502
(l'admoniteur) dans la fresque de l'Histoire de l'Anté-
Fresque
christ (1499-1502) appartenant au cycle de la chapelle OlVieto, cathédrale
San Brizio dans la cathédrale d'Orvieto. Sur le côté
gauche de la scène, mais séparé de celle-ci par sa situa-
tion en avant de l'arcature peinte en trompe-l'œil, qui
complète l'architecture réelle, le peintre (accompagné
d'un autre personnage) se tourne de trois quarts vers le
spectateur et regarde en direction du point de vue.
Ce rôle de l'admoniteur s'explique par le biais du
poème de Dante: Signorelli est une espèce de Dante,
accompagné de Virgile, qui sert d'intermédiaire entre la
Luca Signorelli
vision apocalyptique et la réalité actuelle des fidèles qui Autoportrait
l'interprètent. Détail de l'illustration 61
 Mais le maître dans cet exercice de « guide}} pour
la lecture du tableau est indiscutablement Albrecht
Dürer, auquel on doit de très nombreux autoportraits
(près de cinquante, peintures et dessins), témoignage
de la consécration du genre. I.:artiste allemand introduit
son autoportrait en qualité de narrateur de la scène
dans trois de ses grands tableaux: La Féte du Rosaire
(1506), Le Martyre des Dix Mille (1508) et L'Adoration
de la Sainte Trinité (1511). Dans le premier et le troi-
sième, le peintre est seul, dans le deuxième il est accom-
pagné par un ami, peut-être l'humaniste Conrad Celtis,
et porte un « manteau français acheté à Venise». comme
on peut le lire dans ses notes. Son regard est tourné
vers le spectateur sur le mode de l'interpellation''. Dans
72 ALFRED H TCHCOCK AVANT LA LETTRE
Le Martyre des Dix Mille, nous retrouvons la situation
déjà vue avec Signorelli (l'artiste en évidence au sein de Albrecht Dürer
la composition). Dürer toutefois la conjugue avec un La Fête du Rosaire, 1506
Huile sur bois, 162 x 192 cm
nouveau procédé, celui du cartellino bien visible, por-
Prague, Narodni Galerie
tant sa signature et la date, à laquelle s'ajoute même,
dans La Féte du Rosaire, la durée d'exécution du tableau:
«exegit quinquemestri spatio» «< j'ai achevé [l'œuvre] en
l'espace de cinq mois »). Dans L'Adoration de la Sainte
Trinité, le cartellino, devenu cartouche, semble une stèle Albrecht Dürer
gravée, à côté de laquelle il se tient debout. De cette Le Martyre des Dix Mifle,
1508
façon, non seulement Dürer place sa signature à côté de
Huile sur bois, transposé
son effigie mais il réussit à entrer et à sortir à son gré de sur toile, 99 x 87 cm
l'espace pictural: le cartellino, inséré en perspective Vienne, Kunsthistorisches
dans la représentation picturale, est soumis à ses Museum

règles mais, en même temps, puisqu'il contient une
inscription, il fait référence à la surface plane; quant à
l'autoportrait, il s'intègre parfaitement à l'intérieur de la
scène, tandis que l'insistance du regard appelle le spec-
tateur situé à l'extérieur.
Ce type de mécanisme met en lumière le carac-
tère théorique de la fonction de l'admoniteur voulu par
Alberti et, à plus forte raison, de celle de l'autoportrait
qui en joue le rôle. Dans les disciplines linguistiques, il
faut obligatoirement se référer à la théorie de l'énoncia-
74 -l TCHCOCK A\ T T E
Albrecht Durer
L'Adoration de la sainte Trinité,
1511
Huile, sur bois, 135 x 123,4 cm
Vienne. Kunsthistorisches
Museum
tian. Le principe général est que n'importe quel énoncé
(et une image en est un) explicite ou dissimule le simu-
lacre de l'acte discursif qui l'engendre. Lorsque l'énoncé
révèle le sujet qui parle (ou produit l'image) nous
sommes en présence des marques qui mettent en
contact la production du texte avec sa réception et
l'énoncé est un véritable discours. Lorsque les marques Pietro Vannucci.
dit le Pérugin
sont dissimulées ou cachées, le discours se transforme
Détail. L'Annonciation, 1500
en histoire". Du point de vue visuel, tous les « traits » Fresque
qui mettent en contact la production de l'œuvre (et le Pérouse, Collegio dei Cambio
 regard sur le monde qui a été la matrice de l'œuvre
elle-même) et sa réception (autrement dit le regard du
spectateur dirigé sur le texte) sont des marques de
l'énonciation: yeux dirigés vers le spectateur, gestes
d'indication, torsion du corps vers l'extérieur, etc. Mais
les artifices techniques qui manifestent l'existence du
tableau en tant que tableau en sont aussi: la référence à
la planéité de la surface, contrastant avec la prétendue
« profondeur » de la scêne, celle au cadre qui ferme et
circonscrit l'espace pictural, celle à l'espace extérieur par
le biais de la saillie et du trompe-l'œil et ainsi de suite.

L'AUTOPORTRAIT HONORIFIQUE

Un type particulier d'autoportrait dissimulé apparaît à

la fin du Quattrocento. Il s'agit de l'autoportrait dit
« honorifique », parce qu'inséré dans un cadre réel ou
graphique. Nous en avons déjà vu un exemple avec le
III 45 portrait de Lorenzo Ghiberti à la Porte du Paradis du
Baptistêre de Florence. L'effigie de l'artiste renvoie au
motif classique du ponrait sculpté des personnages
éminents, et place le sujet en évidence par rapport au
contexte dans lequel il s'inscrit. Le succês de cette confi-
guration dépend certainement du fait que le portrait
privé sur commande est entré dans l'usage commun.
L'autoportrait tend au même but: laisser à la postérité
une trace de l'existence et des mérites de la personne
représentée. Deux exemples appartenant à l'école sien-
noise et ombrienne de la Renaissance peuvent être cités
en raison de l'originalité et de l'efficacité de la solution
retenue; il s'agit de Pietro Vannucci, dit le Pérugin, et de
Bernardino di Betto, dit le Pinturicchio, qui fut son élêve.
Les fresques peintes par le Pérugin pour le Colle-
gio dei Cambio à Pérouse (celles des murs, la voûte
étant peinte à la détrempe) sont consacrées aux vertus
cardinales et aux personnalités du monde antique et du
monde chrétien qui les ont incarnées; leur date d'exé-
cution se situe entre 1498 et 1500. Sur la partie basse
du mur de gauche, du même côté que la porte-fenêtre
qui donne accês à la salle de l'Audience, le Pérugin a
Il1.66 peint un autoportrait imitant un tableau encadré, sus-
pendu à la colonne (feinte, elle aussi) par une grosse
cordelette rouge fixée à un clou. Sous le tableau simulé,
une plaque encadrée (toujours peinte à fresque) porte
le nom du peintre «< Petrus Peresinus Egregius Pietof» )
et une série de vers latins. On y lit: «Perdita si Juerat
 pingendi/Hic rettulit artem/Si nusquam inventa est/hac-
tenus ipse dedit» (<< si j'art de la peinture s'était perdu,
celui-ci l'a retrouvé; s'il n'avait jamais été découvert,
celui-ci l'a maintenant inventé »). L'éloge encomias-
tique est typique de l'art oratoire classique et il est à peu
près certain que la mise en page scénographique et la
plaque ont été conçues par l' humaniste Francesco
Maturanzio qui prépara le programme iconographique
du cycle et les différentes compositions littéraires y figu-
rant. L'autoportrait atteste le grand succès remporté par
le peintre (qui avait plus de 50 ans) et la transforma-
tion du genre. Le Pérugin, ce n'est pas un hasard, s'était
déjà représenté à deux reprises dans des œuvres anté-
rieures mais selon le schéma de l'autoportrait en marge
de la scène. C'était le cas de L'Adoration des Mages
0470-1472) dans laquelle il figure à l'extrême gauche,
le corps partiellement coupé par le bord du tableau, et
celui des fresques de la chapelle Sixtine au Vatican
0481-1482), où il apparaît dans l'habituel cortège de
comparses, mais avec une position plus centrale.

76
Bernardino di Betto,
dit le Pinturicchio
L'Annonciation, vers 1501-1502
Fresque
Spello, église Sainte-Marie-
Majeure. chapelle Baglioni

68

Bernardino di Betto,
dit le Pinturicchio
Autoportrait
Détail de l'illustration 67

69

Paolo Véronèse
Les Noces de Cana, 1562
Détail. Huile sur toile,
666 x 990 cm
Paris, musée du Louvre

l.:œuvre du Pinturicchio, à l'intérieur de la fresque SUITES MODERNES ET CONTEMPORAINES

III 67. 68 de l'Annonciation dans l'église de Sainte-Marie-Majeure
de Spello, est presque contemporaine: on peut la dater
de 1502 environ. L'artiste reprend exactement le
schéma de son maître, et son portrait paraît suspendu
au mur de la domuncula dans laquelle la Vierge reçoit la
visite de l'ange. La plaque, analogue elle aussi, porte seu-
lement son nom (<< Bemardinus Pictoricius Perusinus»).
l.:image est peut-être moins autonome et le ton de l'éloge
moins dithyrambique, parce qu'ils sont inclus dans une
scène narrative plus vaste et plus importante, celle de
l'Annonce à Marie. Dans le cas du Pérugin, comme
dans celui du Pinturicchio, il faut relever la technique
raffinée du « tableau dans le tableau» mise en lumière
par André Chastel", artifice qui permet de dédoubler
l'espace, de citer des œuvres antérieures, de jouer en
virtuose d'effets de couleur. Peut-être s'agit-il d'un hom-
mage à l'antique, involontaire ou implicite. Pline et
d'autres sources classiques ne rapportent-ils pas, en
effet, qu'Apelle et Parrhasios auraient fait leur propre
portrait dans des œuvres plus grandes par simple plai-
sir, pour démontrer leur virtuosité?
Avec le développement de l'autoportrait indépendant, le
modèle de l'autoportrait dissimulé dans un groupe sera
de moins en moins répandu. Il réapparaîtra cependant
de temps en temps, par désir d'excentricité, par goût
pour les exercices de virtuosité, ou simplement comme
une manifestation de modestie de la part de l'artiste (si
soucieux qu'il soit de sa propre promotion). ous en
verrons certaines déclinaisons particulières dans les
prochains chapitres: Raphaêl introduit son autoportrait
à l'extrémité de L'École d'Athènes, Michel-Ange se III 70
dépeint, secrètement op par autodérision, dans le ]uge- III 267
ment dernier, Ghirlandaio prend les traits de Joseph
dans la Nativité, Véronèse devient un musicien des III 81.69
Noces de Cana et bien d'autres encore. Il n'est pas inutile
de décrire plus en détail certains exemples maniéristes,
baroques et modernes en raison de leur caractère spéci-
fique: évoquer l'autoportrait in assistenza par référence
à un modèle ancien. Cet aspect constitue la preuve de la
mise en place de la typologie que nous venons d'ana-
lyser et de la codification dont elle a été l'objet.

77
Raphaël
['tcoled'Athènes, 1509-1510
Détail. Fresque. base: 7.70 m
Vatican. chambre
de la Signature
71
Federico Zuccari
Le Saint Peuple de Dieu, 1576
Fresque
Florence, église Santa Maria
dei Fiore
Le premier exemple, résolument sensationnel, est
celui de Federico Zuccari avec la scène du Saint Peuple
IlU! de Dieu (1576), dans le compartiment ouest du Juge-
ment dernier, à la voûte de la coupole de Santa Maria del
Fiore de Florence. Le cycle avait été commencé par
Giorgio Vasari, qui l'avait interrompu à l'approche de la
mort (1574). Selon son programme iconographique,
conçu par Vincenzo Borghini, auteur de plusieurs traités
théoriques, le « peuple de Dieu» devait inclure « les
époux, les veufs, les pauvres, les riches, les paresseux, les
travailleurs, de tous âges, de tout sexe et de tout rang
qui, dans leur innocence, vivent dans la crainte de
Dieu »29. Les dessins préparatoires de Vasari représen-
taient des personnages génériques, bibliques ou païens,
repris de l'Antiquité classique selon le code de l'époque.
Mais Zuccari bouleverse délibérément l'iconographie,
peut-être dans un désir de compétition avec son vieux
rival, et substitue à la foule des élus génériques sa propre
famille tout entière, ainsi qu'un vaste groupe d'amis et
de mécènes (dont, évidemment, les Médicis, Vincenzo
Borghini et même le «pauvre Giorgio» Vasari). En
dehors du peintre, au centre, en position prééminente,
on reconnaît son frère aîné, Taddeo, sa mère et différents
membres de sa trés large famille. L'artiste s'est représenté
en peintre (avec palette et pinceaux), selon un modèle
qui n'est pas encore pleinement en vogue, portant sur
son pourpoint une date (1576) et une inscription qui
l'identifie [FEDERI ZUCH). La partie de la fresque où il
figure est plus facile à apercevoir par rapport au maître-
autel, du côté opposé au Christ-Juge. Nous nous trou-
vons en somme devant un véritable monument à la
gloire de Federico Zuccari. Ce dernier ne fait pourtant
que reprendre le procédé inauguré par Michel-Ange qui,
dans le Jugement dernier de la chapelle Sixtine, avait
placé au sein de la cohorte des bienheureux des person-
nages célèbres appartenant à différentes civilisations,
mais aussi des contemporains et des amis chers (ou
même des personnages hostiles, tel l'Arétin).
79
 72

Domenico
Theotokopoulos,
dit le Greco
La Sainte Famille avec
sainte Elisabeth, 1580-1585
Huile sur toile. 182 x 191 cm
Tolède. Museo de Santa Cruz

•
 Un autre exemple, tout à fait opposé, non de pro-
sopopée mais de modestie, est offert par le Greco, qui
fait son autoportrait (il est vrai que la critique n'est pas
unanime sur ce point) sous les traits de saintjoseph
ILL 72 dans La Sainte Famille avec sainte Élisabeth (1580-
1585). Il existe une réplique du tableau présentant la
même composition, et deux oeuvres de jeunesse, assez
voisines mais ne comportant pas le personnage de
saint Joseph.
L'identification à un personnage modeste et
somme toute marginal dans l'histoire du Christ, le
« père adoptif», charpentier de son métier (autrement
dit, pratiquant l'un de ces «arts mécaniques» au
nombre desquels le Moyen Âge comptait précisément la
peinture) est sans aucun doute une manière de
construire la figure rhétorique de la litote: dire moins
pour dire plus. Surtout si l'on tient compte du fait que
le Greco n'est pas un simple dévot ou un assistant
quelconque dans une scène sacrée: il est l'un des prota-
gonistes, secondaire si l'on veut, de la scène elle-même.
Frans Hals, enfin, apparaît de façon très insolite 73
dans le tableau consacré aux Arquebusiers de Saint- Frans Hals
Georges (1639). Sa présence a indéniablement un Les Arquebusiers
de saint-Georges, 1639
aspect ironique. Hals est en effet l'un des principaux
Huîlesurtoile, 218x421 cm
représentants du portrait corporatif hollandais, familier Haarlem, Frans Hals Museum
aux guildes, confréries et dirigeants d'une administra-
tion et, avant d'être inscrit à la guilde de Saint-Luc, il
avait d'ailleurs compté au nombre des arquebusiers de
la garde civique de Saint-Georges, dix ans avant de
peindre le tableau. Mais, dans la circonstance, Hals ne
faisait plus partie de la garde et, en outre, sa rémunéra-
tion était calculée sur la base du nombre de figures repré-
sentées. Dans cette énorme composition, où les dix-neuf
personnages sont grandeur nature, l'autoportrait a donc
été payé selon un mode déterminé: l'auteur, pourrait-
on dire, a un peu triché sur le prix.
En conclusion, il nous semble intéressant de citer
deux exemples de référence à l'autoportrait in assistenza
datant du XIX' siècle. James Ensor a fait son autoportrait,
de façon quasi maniaque. Sa vision tragique de la vie l'a
81
74

James Ensor
Autoportrait aux masques,
1899
Huile sur toile. 117 x 82 cm
Aichi, Menard Art Museum
75
Paul Delvaux
Ville endormie. 1938
Huile sur toile. 135 x 170 cm
Collection privée
cependant conduit à « traduire» le genre sous un mode
totalement sarcastique. Son interprétation tend à trans-
former le sentiment d'affirmation de soi, implicite dans
l'autoportrait, en son contraire, la dramatisation néga-
tive. Avec le tableau l'Autoportrait aux masques (1899),
l'artiste opère un véritable retournement du principe de
l'effigie cachée. La foule des personnages, au milieu des-
quels se trouve l'auteur, exhibe des visages dissimulés
par des masques surréalistes. On en déduit l'idée que la
vie n'est qu'apparence superficielle, récitation d'un rôle,
et que l'artiste est plongé dans ce cadre universel. Autre
citation très brillante, celle de Paul Delvaux, qui appa-
raît à gauche, sur le seuil d'une porte, sous les traits de
la figure pénétrant de profil dans la Ville endormie ILL. 75
(1938 )30. Le schéma de construction de la peinture est
très similaire à celui que nous avons entrevu chez Mem-
ling. Les « guillemets » de Delvaux sont peut-être
doubles: d'une part ceux qui interprètent le motif ancien,
d'autre part ceux qui identifient l'une de ses sources
chez le peintre flamand, compatriote de Delvaux.
83
 C.HAPITRE .:3
«Je est un autre»
L'AUTOPORTRAIT EN PERSONNAGE HISTORIQUE
<76
Raphaël
Saint Luc peignant la Vierge
Huile sur toile
Rome, Accademia di San Luca
CHANGER DE NOM
la phrase d'Arthur Rimbaud qui sert de titre à ce chapitre
s'adapte parfaitement à un genre d'autoportrait qui pro-
cède du cryptoportrait (autoportrait dissimulé dans une
peinture d'histoire sous la forme d'un personnage géné-
rique, d'un dévot ou d'un observateur de la scène). Vers
la fin du xv' siècle en effet, et davantage encore au XVI',
l'autoportrait acquiert son autonomie grâce à l'artifice
consistant pour l'artiste à se représenter non plus en par-
ticipant anonyme, mais bien en acteur spécifique de
l'histoire. De cette manière, il se met directement en
scène comme interprète d'un rôle individuel- il prend
les traits et le nom propre de quelqu'un d'autre - ou
d'un rôle de caractère: le pêcheur, le chasseur, le prédi-
cateur, le géographe, l'astronome, le musicien, l'érudit,
et ainsi de suite. Gràce à cet artifice, l'artiste réussit non
seulement à « signer» l'œuvre de son propre visage mais
aussi à se donner à lui-même une série de qualités qu'il
souhaite se voir attribuer. S'il s'identifie à des person-
nages sacrés, par exemple, il en revêt les caractéristiques
morales; si son choix tombe sur des héros ou des guer-
riers, il prend à son compte leurs vertus légendaires de
courage et de noblesse; il infère les connotations légen-
daires des personnages mythologiques. Dans certains
cas, il peut recourir au procédé opposé, c'est-à-dire à
l'homophonie: il n'est pas rare qu'un artiste se repré-
sente sous les espèces de quelque personnage célèbre
dont le nom de baptême est le même que le sien. Il
existe enfin des exemples d'autodérision, dans lesquels
l'auteur fait coïncider son propre visage avec celui d'un
perdant, d'un maudit, d'un malade, d'un antihéros.
85
 Dieric Bouts (?)
Saint Luc dessinant la Vierge.
vers 1490
Huile sur bois transposée
sur toile. 109 x 86 cm
Collection privée

78>

Rogier
van der Weyden
Saint Luc peignant la Vierge,
vers 1435-1440
Huile et tempera sur bois,
137,5 x 110,8 cm
Boston, Museum of Fine Arts

86 J
 L'AUTOPORTRAIT EN COSTUME SACRÉ:
L'ARTISTE «DIVIN"
Le type le plus courant d'autoportrait « délégué », sur-
tout sous la première Renaissance, est celui qui intro-
duit l'artiste dans une scène sacrée sous le nom de l'un
des protagonistes, ou, plus rare, celui qui l'identifie
directement à une figure sacrée autonome. Dans cette
perspective, le thème de saint Luc peignant la Vierge est
sans doute celui qui a le plus contribué à la genèse de
l'autoportrait indépendant. La légende chrétienne se
substitue ici aux mythes antiques de l'origine de l'art.
Alors que le monde antique recourait aux fables de Nar-
cisse à la fontaine, de l'amante abandonnée traçant le
contour de la silhouette de son fiancé partant pour la
guerre ou du sculpteur épris d'une statue féminine plus
belle que les femmes réelles, etc., le christianisme lie la
naissance de la peinture à des épisodes de la vie de
Jésus. C'est ainsi qu'apparaît l'histoire de la « véritable
image» (vera icona), celle du Christ qui imprime lui-
même son visage sur le voile de Véronique pendant la
montée au Calvaire, ou qui laisse son portrait sur la
toile du peintre envoyé par le roi d'Édesse, Abgar. Mais,
surtout, on voit s'élaborer le mythe de saint Luc qui
aurait été peintre, avant de devenir l'auteur de l'un des
Évangiles, et qui aurait eu le privilège d'exécuter le
portrait de la Vierge et de son enfant. Cette autre icône
fondamentale du christianisme aurait survécu jusqu'à
l'époque où l'impératrice byzantine Pulchérie, l'ayant
retrouvée, l'aurait placée dans l'église d'Hodegon à
Constantinople (d'où le nom de Vierge Hodigiria
donné à cette icône). Dans le monde orthodoxe, à côté
du motif de la Vierge avec l'Enfant, se stratifie aussi
Raphaël celui de saint Luc occupé à exécuter leur portrait.
Autoportrait Lorsque ce schéma fait son entrée dans l'art de la
Détail de l'illustration 76
Renaissance, il arrive que certains artistes s'identifient
avec saint Luc, pour une raison incontestablement idéo-
logique. Incarner le premier peintre du christianisme,
accueilli à la cour divine, permet de s'attribuer l'épithète
de « divin », qui finit par devenir l'adjectif récurrent pour
désigner les grands artistes, considérés désormais comme
des intellectuels et non plus comme des artisans.
Parmi les nombreux peintres qui se sont repré-
sentés sous les espèces de saint Luc ou de l'un de ses
disciples, les trois plus révélateurs sont Rogier Van der
Weyden, Dieric Bouts et Raphaêl Sanzio. Le premier
88 JE EST UN AUTRE
réalise son portrait en Saint Luc peignant la Vierge, III 78
œuvre qui constitue peut-être le prototype des nom-
breuses reprises successives du thème. Rogier lui-même
en a d'ailleurs probablement exécuté une seconde ver-
sion avec quelques variantes. Bouts traite le même sujet Ill))
de façon quasi identique, en se contentant d'éliminer le
paysage fluvial qui apparaît au-delà de la fenêtre et les
deux observateurs, que nous voyons de dos, penchés au
balcon donnant sur la vallée. Raphaêl, en revanche, pré- Ill. 76, 79
fère prêter son visage à l'ange qui inspire l'exécution du
portrait de la Vierge. Le tableau n'est pas unanimement
accepté comme étant de Raphaêl et une partie de la cri-
tique considère qu'il s'agit d'une œuvre d'atelier, avec
interventions du maître. La physionomie de l'ange est
pourtant sans aucun doute celle que la tradition attribue
à Raphaél. L'inclusion de l'image de soi sous l'aspect
d'un ange correspond à un double signal, de « divinisa-
tion » et de modestie, mais probablement aussi à un jeu
de mots en forme de rébus. L'ange pourrait en effet être
l'archange Raphaêl, révélant ainsi le nom de baptême de
l'artiste. L'œuvre généralement attribuée à Dieric Bouts,
que nous venons de citer, a été également, rappelons-le,
attribuée à Lucas de Leyde; dans ce cas il y aurait, là
encore, un jeu d'homonymie entre le saint et l'artiste.
Au cours des deux siècles suivants, d'autres peintres ont
abordé le thème, accomplissant, selon la critique, la
même démarche d'identification: Maerten Jacobszoon Ill. 80
Van Heemskerck vers 1545-1550, Domenico Cresti, dit
Passignano, à la fin du XVI' siècle, Charles Dauphin, au
XVII' siècle, pour ne citer que quelques noms.
Mais Luc n'est pas le seul saint pris comme réfé-
rence par les artistes. Nous avons déjà évoqué, dans le
chapitre du portrait caché, l'exemple de Taddeo di Bar- Ill. 40
tolo qui se dissimule sous les traits de saint Thaddée
(prolongeant la tradition de l'homonymie) et celui de
Domenico Theotokopoulos, dit le Greco, sous ceux Ill. 72
d'un éventuel saint Joseph. Rembrandt n'a pas manqué
de rechercher un saint auquel déléguer son propre
visage. Il a choisi saint Paul dans l'Autoportrait en Apôtre Ill. 83
Paul, de 1661. Le peintre hollandais avait une certaine
prédilection pour l'apôtre et il le représenta plusieurs
fois tout au long de sa carrière (L'Apôtre Paul en prison,
1627, L'Apôtre Paul en méditation, vers 1657). Peut-être
entrevoyait-il en lui le personnage le plus créatif et le
plus « hors normes » du christianisme des origines (il
s'agit, en outre, d'un converti par l'illumination divine).
80
Maerten
Van Heemskel'"ck
Saint Luc peignant la Vierge.
1545-1550
Encre brune. lavis et peinture.
24,8x31,5cm
Rennes.
musée des Beaux-Arts
 81

Domenico Bigordi, 82.

dit Ghirlandaio
Domenico Bigordi,
Nativité, 1485 dit Ghirlandaio
Fresque Autoportrait
Florence, Santa Trinita Détail de l'illustration 81

90
 Enfin, l'Église réformée - et surtout les calvinistes,
dont l'artiste était proche - accorde une grande impor-
tance à saint Paul.
Domenico Bigordi, dit Ghirlandaio, choisit, lui,
Ill.81.81 d'incarner saint joseph dans la Nativité de la chapelle
Sassetti, l'une des rares peintures où l'époux de Marie
joue un rôle prééminent; la tradition chrétienne, en
effet, ne lui accorde guère de considération et le tourne
même parfois en dérision. Ici, au contraire, joseph est
plaCé au premier plan, bien en évidence. Sa position est
incontestablement celle du narrateur, comme le dénote
le double geste des mains: de la main droite, il désigne
le nouveau-né aux bergers accourus à Bethléem, tandis
que la gauche est tournée vers sa poitrine. Il prend le
rôle du locuteur, comme s'il voulait dire «je ». Cette
dernière remarque est extrêmement intéressante. La
logique voudrait que joseph manifestât ainsi sa pater-
nité, mais la chose est impossible étant donné que jésus
est fils de Dieu et que lui attribuer joseph comme géni-
teur équivaudrait à une hérésie. Ce «je narrant » (celui
qui raconte l'histoire) manifeste la présence du créateur
de l'œuvre et non de celui de l'enfant. Saint joseph-
Ghirlandaio est donc un personnage qui se trouve en
même temps dans le champ et en dehors du tableau.
L:artiste qui a le plus délibérément manipulé les
figures sacrées pour affirmer le concept de l'artiste
« divin » est sans aucun doute Albrecht Dürer. Dans
Ill.84 l'Autoportrait de 1500, il fait hardiment son portrait
sous les traits du Christ Pantocrator. L'œuvre est en
vérité dense de symbolismes cachés. Le Maître regarde
le spectateur, mais avec ce regard absent caractéristique
des divinités, des saints ou des prophètes. Un regard qui
ne voit pas réellement ou qui voit « autre chose» que la
petitesse terrestre du spectateur. Les boucles parfaite-
ment annelées des cheveux, la main sur la poitrine met-
tant en évidence les doigts fuselés de l'aristocrate, sans
oublier l'imperceptible flexion du petit doigt, comme il
se doit chez les personnes de haut lignage: tout
concourt à un sens de majesté abstraite, de fixité
immortelle. C'est un Christ en vêtements de l'époque,
mais la modernité de sa pelisse au col de fourrure et aux
manches bouffantes est rendue vaine par l'expression
du visage et par l'absence de décor ou de lieu. Sur le
fond neutre, sombre et uni, où la lumière qui transfi-
gure son effigie ne pénètre pas, l'unique indication d'un
lieu matériel est le minuscule reflet d'une fenêtre, et de
92
la chambre qui la renferme, que l'on voit briller dans ses
yeux. Hors de l'espace, ou presque, par conséquent.
Hors du temps. Ensuite, sur le fond sombre, devenu
désormais une surface émaillée, deux inscriptions se
détachent de part et d'autre du visage. À droite, pour le
spectateur: «Albertus Durerus Noricus/ipsum me propriis
sic effin/gebam coloribus aetatis/anno XXVIII», autre- 83
ment dit: « Moi, Albrecht Dürer de uremberg, j'ai fait Rembrandt
mon propre portrait avec les couleurs appropriées dans Autoportrait en Apôtre Paul,
la vingt-huitième année de mon existence.» À gauche 1661
Huile sur toile, 91 x 77 cm
(toujours pour le spectateur), le célèbre monogramme Amsterdam, Rijksmuseum
de Dürer surmonté d'une date, 1500, motif qui induit
une coïncidence involontaire entre les initiales de
l'artiste et le sigle signifiant Anno DominL « Involon-
taire », mais jusqu'à quel point? Nous savons bien que,
pendant sa vie entière, Dürer a été féru de sa propre
image. Cet autoportrait n'est pas le premier mais le troi-
sième sur panneau et il en existe encore trois autres à la
plume, tous antérieurs, dont l'un à l'âge de I3 ou 14 ans,
et un quatrième qui a disparu. Si nous pensons qu'à
l'âge de I3 ans déjà Dùrer dessinait son portrait et que
l'Autoportrait à la branche de panicaut, autographié par IlL259
l'inscription « mes affaires suivent le cours qui leur est
assigné là-haut », date de 1493, alors qu'il avait à peine
20 ans, nous pouvons dire que nous nous trouvons
presque en face d'une obsession. « Mes affaires suivent
le cours qui leur est assigné là-haut» : peut-être faut-il
voir là, déjà, l'explication de cette insistance à faire son
propre portrait, la trace d'un sentiment de prédestina-
tion, de fatalité, d'onction divine. Du coup, l'Auto-
portrait de 1500 commence à révéler une trame cachée.
Son apparence christologique et sa géométrie « divine»
(il est construit à partir d'un carré, d'un triangle et d'un
cercle, comme les images byzantines du Rédempteur)
symbolisent la transcendance de l'artiste créateur; quant
au choix de la date, 1500, la moitié d'un millénaire, il
établit une coïncidence numérique entre le sens de
l'immortalité et celui du destin. On peut donc admettre
que Dürer était parfaitement conscient du sens qu'il
donnait à son tableau. Certains critiques comme Wôlf-
flin, Panofsky et Pope-Hennessy31 ont en effet soutenu
que Dürer n'a pas peint l'œuvre en 1500 mais plus tard
et que cette date, incontestablement autographe, a été
choisie exprés. Il ne nous appartient pas de vérifier ici
l'exactitude d'une telle hypothèse. Il est certain qu'elle
apparaît très vraisemblable sur le plan logique, si l'on
 admet de la part de Dürer l'intention explicite de reven-
Albrecht Dürer
diquer l'origine divine de l'art (voire de son art person-
Autoportrait à la pelisse, 1500
nel) et une fois établi que ce chiffre 1500 est un élément
Huile sur bois, 67 x 49 cm
Munich, Alte Pinakothek
important de la procédure de valorisation mise en acte
par cette œuvre.
PERSONNAGES HISTORIQUES
ET MYTHOLOGIQUES: L'AUTOPORTRAIT
TRAVESTI
Le monde du christianisme n'est pas la seule source
d'inspiration de l'autoportrait « délégué ». À partir du
XVI' siècle, les artistes font souvent référence à des per-
sonnages mythologiques et à de grandes figures de
l'histoire antique, y compris les personnages bibliques.
Le tout premier exemple est peut-être celui de Lucas
Cranach l'Ancien, qui a donné ses traits à la tête d'Holo-
pherne dans quatre versions au moins de Judith et
85
Lucas Cranach
Le Banquet d'Hérode, 1531
Huile sur bois, 79,8 x 112,5 cm
FrandOr1, Stadelsches
Kunstinstitut
Holopherne, dont deux, datées de 1530, sont certaine- Ill. 86
Ill. 87, 88
ment autographes. Le visage d'Holopherne sur la pre-
mière de ces quatre versions s'apparente beaucoup à
l'autoportrait de l'auteur, lui aussi daté de 1530, ce qui
ne saurait être fortuit. Dans la scène narrative plus
complexe du Banquet d'Hérode (1531), on retrouve Ill. 85
encore un visage assez voisin: la tete de Jean-Baptiste
posée sur le plat que Salomé tend à Hérode comme
preuve de la mort du Baptiste. La transmigration d'un
motif à l'autre, et de là à une troisième décollation, celle
de Goliath par David, est assez courante tout au long de
l'histoire de l'art. Il est cependant intéressant qu'un
artiste ait précisément choisi le motif du décapité pour
manifester son identité personnelle.
Il peut y avoir à cela une première raison, de
nature formelle: le cadrage d'un portrait montrant seu-
lement le visage est au fond une sorte de « découpe de
la tête » ; ce type de cadrage est d'ailleurs défini, de façon
appropriée, par le terme français de découpage.
95
 88>

Lucas Cranach
Judith et Holopherne, 1530
Huile sur bois, 75 x 56 cm
Berlin, Jagdschloss Grunewald

86

Lucas Cranach
Judith et Holopherne, 1530
Huile sur bois. 87 x 56 cm
Vienne. Kunsthistorisches
Museum

87
Lucas Cranach
Judith et Holopherne, 1531
Huile sur bois, 73 x 56 cm
Berlin, Gemaldegalerie

96
Andrea Solario
Tête de saint Jean-Baptiste,
1507
Huile sur bois, 46 x 43 cm
Paris, musée du Louvre

Michelangelo Merisi.
dit le Caravage
Méduse, vers 1597
Huile sur toile marouflée
sur bois, 60 x 55 cm
Florence, galerie des Offices

Il peut s'agir en somme d'une indication méta- et s'apparente à une pénitence. Il convient toutefois de
linguistique, pour faire allusion ironiquement à la tech- rappeler que la trouvaille de Cranach a peut-être été
nique artistique elle-même. Du point de vue du contenu, « inventée» en 1talie quelques années auparavant, si

nous nous trouvons pourtant en présence d'une figure
rhétorique spécifique, celle de l'anti-éloge sarcastique:
Holopherne, dans la Bible, fait étalage de tout un
ensemble de vices, de la luxure à la colère, de la gour-
mandise à l'orgueiL Choisir de lui ressembler signifie
alors se définir comme pécheur (et en même temps
profondément humain). Dans le cas de Cranach, qui
était protestant et ami de Luther, il est d'ailleurs possible
que ce choix revête plutôt le caractère d'une confession
l'on admet l'hypothèse selon laquelle deux tableaux
au moins d'Andrea Solario, Salomé avec la téte de saint Ill. 96
Jean-Baptiste (1506) et la Téte de saint]ean-Baptiste Il1.89
(1507) présenteraient l'autoportrait de l'artiste sous
l'aspect du décapité.
Cexemple de Michelangelo Merisi, dit le Cara-
vage, s'il est peut-être mieux connu, est d'une tout autre
nature. Cartiste choisit pour se manifester des identités
curieuses, cachant souvent un double sens. Plusieurs

99
 historiens de l'art (il est vrai que leur thèse ne fait pas
l'unanimité) veulent qu'i! ait exécuté de nombreux
autoportraits idéalisés" dans ses œuvres de jeunesse.
Le premier serait celui que l'on appelle le Petit Bacchl15 Ilt91
malade de 1591 - le titre fut inventé par Roberto Lon-
ghi'3 - auquel succède une série d'autoreprésentations
en figure mythologique. Il incarnerait à nouveau le
dieu de l'ivresse dans le Bacchus de 1593 pour passer
ensuite à la Méduse de 1597. Dans sa maturité, les Ilt90
sujets changent, revenant à des motifs déjà connus, tel
David tenant la tête de Goliath 0599-1600) mais, là, Ilt93
c'est à l'anti-héros décapité que l'artiste prête ses traits;
l'Ecce Homo de 1605-1606 reprend l'idêe du peintre Ilt94
«divin », puisque Caravage y personnifierait le Christ,
mais le Christ souffrant; le Saint François de 1606,
enfin, transmet une image mystique de renonciation
aux biens terrestres.
L'idée de se représenter en Goliath dêcapitê serait
à nouveau abordée dans les versions de 1597 environ et
de 1605. Mais le motif de la décollation reparaît aussi
dans le Judith et Holopherne de 1605-1606 et dans la IlUS
Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste de 1610. Il
s'agit, nous le voyons, de la même opêration que celle
effectuée par Cranach mais, cette fois, la signification
est incontestablement plus détournée. Caravage se
compare à Bacchus afin de faire comprendre son amour
pour le vin; quant à la décollation, elle pourrait faire
allusion à sa conduite déréglée qui lui valut plusieurs
condamnations pénales, suivies d'un procès pour
meurtre. Le peintre frappa en effet à coups de couteau
un certain Tomassoni, au cours d'une fixe, après une
partie de paume à Rome en 1606; les dates de l'événe-
ment pourraient donc coineider pratiquement avec
celles de l'ultime série d'autoportraits présumés. ous
91
l'avons dit, la critique ne retient pas unanimement
Michelangelo Merisi,
dit le Caravage
l'idée de l'insertion répétée de son autoportrait « délé-
Petit Bacchus malade, 1591 gué » dans de nombreuses œuvres ( Caravage aurait par
Huile sur toile, 67 x 53 cm ailleurs eu recours au cryptoportrait dans beaucoup
Rome, Galleria Borghese d'autres). Le côté «bizarre» du choix fait toutefois
pencher pour la vraisemblance de l'hypothèse, de
même que le succès du thème. Plusieurs peintres cara-
92.
vagesques ont en effet repris le schéma du maitre: ainsi
Alexis Grimou
Cristofano Allori (Judith avec la tête d'Holopherne) qui, Ilt91
Autoportrait en Bacchus.
1728
là encore, confère au motif un sens ironique, puisque
Huile sur toile, 101 x 81 cm Judith serait le portrait de sa femme, dont les chroni-
Dijon, musée Magnin queurs rapportent qu'elle était plutôt acariâtre.

100
Michelangelo Merisi.
dit le Caravage
David tenant la tête
de Goliath, , 599-'600
Huile sur toile, 110 x 91 cm
Madrid, museo dei Prado

94>

Michelangelo Merisi.
dit le Caravage
Ecce homo, , 605-, 606
Huile sur toile, 128 x 103 cm
Gênes, Palazzo Bianco
 95

Michelangelo Merisi,
dit le Caravage
Judith et Holopherne.
1605-1606
Huile sur toile. 125 x 101 cm
Rome, Galleria Borghese

96
Andrea Salarie
salomé avec la tête
de saint Jean-Baptiste. 1506
Huile sur bois. 67 x 57 cm
Florence, Galleria Palatina

97
Cristofano Allori
Judith avec la tête
d'Holopherne, 1619-1620
Huile sur toile, 139 x , '6 cm
Florence, Galleria Palatina

105
106 E EST U"J AUTRE,>
 99
Rembrandt
Autoportrait, 1658
Huile sur toile,
133,7 x 103,8 cm
New York, Frick Collection

98
Rembrandt
Autoportrait en Démocrite,
1665-1669
Huile sur toile, 82,5 x 65 cm
Cologne. Wallraf-Richartz
Museum

Par ailleurs, au XVII' siècle surtout, l'autoportrait
travesti sous la forme d'un personnage historique
revient fréquemment, toujours avec le caractère bizarre
auquel nous avons fait allusion. Rembrandt fait narurel-
lement partie de la liste des artistes qui l'ont pratiqué.
Deux de ses autoportraits au moins relèvent de cette
III 99 catégorie: celui de 1658 dans lequel l'artiste se repré-
sente en Jupiter (sujet confirmé par le pendant, repré-
sentant Hendrikje Stoffels en Junon) et celui de
Ill98 1665-1669 dans lequel l'auteur se représente en Démo-
crite (souligné par la présence sur la scène d'un buste
du philosophe). Certains élèves du maître se sont éga-
lement risqués dans la même veine, d'abord Aert de
Ill. 100 Gelder, qui a laissé un Autoportrait en Zeuxis, reprenant
le passage de Pline l'Ancien qui relate que Zeuxis serait
littéralement mort de rire alors qu'il peignait une vieille
femme ridicule ou, plus tard, Philips Koninck avec son
Autoportrait au buste antique.
Pour revenir au motif de la décollation, toujours
au XVII' siècle, nous voyons certains artistes placer leur
autoportrait dans les trois scènes que nous avons évo-
quées (David et Goliath, Judith et Holopherne, Salomé
et le Baptiste), opérant ainsi une sorte de citation, polé-
mique ou dialectique, d'autres artistes, leurs maîtres ou
leurs collègues. Toutefois, ils changent de personnage et
préfèrent incarner le vainqueur. Nicolas Poussin et Simon
Vouet, par exemple, se représentent en David (respecti-
vement Rome, Gallia Spada et Gênes, Palazzo Bianco),

108
)

100

Aert de Gelder
Autoportrait en Zeuxis, 1685
Huile sur toile, 142 x 169 cm
Frandort, Stadtlisches Institut
für Kunst

109

1 portrait travesti de type « bizarre» au XVll' siècle? La
101
Artemisia Gentileschi
Judith et sa servante.
1613-1614
Huile sur toile. 181 x 173 cm
Florence, Galleria Palatîna
102 ..
Johann Zoffany
Autoportrait en David
avec la tête de Goliath, 1756
Huile sur toile, 92,2 x 74,7 cm
Melbourne, National Gallery
of Victoria
110 E
en souvenir, probablement, de l'exemple prestigieux de
l'Autoportrait en David attribué à Giorgione, datant de ILL 103
1500 environ. Quant à Artemisia Gentileschi, il va de
soi qu'elle joue le rôle de Judith dans Judith et sa servante ILL lOI
(1613-1614). La fortune du thème se poursuivra jus-
qu'au xvml: siède, avec des accents variés; nous nous
contenterons de rappeler l'autoreprésentation ironique
de Johann Zoffany, dans l'Autoportrait en David avec la ILL lOi
tête de Goliath (1756).
Mais pourquoi cette mise au point de l'auto-
raison essentielle réside dans la mentalité et le goût de
l'époque. Quelle que soit l'origine d'un terme obscur dés
le départ, le sens du mot « bizarrerie» est assez clair: il
indique un comportement anormal qui, non content de
s'écarter des règles généralement admises (c'est aussi le
cas de la rébellion, qui n'a souvent rien de bizarre), en
bouleverse carrément le sens, en met en doute la tenue,
en éprouve les limites. La « bizarrerie» somme toute,
1
est une « différence». Le bizarre conteste les normes en
vigueur, mais implicitement, jamais de façon directe ou
violente, et cherche à comprendre ce qui arrive lorsque
l'on reste en dehors d'elles. La manière bizarre de renver-
ser les règles correspond toujours à une forme d'intelli-
gence aiguë, parfois amère, qui finit par faire ressortir le
fait que la doxa (opinion) acceptée par tous est rongée
de vers. Le bizarre exemplaire, en d'autres termes, est
celui qui, en fin de compte, est le seul à pouvoir dire, à
sa manière insolite: « Le roi est nu. »
Ce n'est donc pas un hasard si les bizarres se
multiplient précisément dans le cas des sociétés et des
cultures figées, rigides, ce qui correspond à l'âge du
baroque. Il est clair que, lorsque le pouvoir souverain
devient despotique, l'unique solution pour lui échapper
est de se mettre à part et de se déclarer un peu fou. De
grands théoriciens, implicites ou explicites, de ce mode
de vie ont existé, â commencer par Socrate, lequel, à en
croire ses disciples, les invitait à dire des choses sérieuses
en plaisantant. La maxime socratique fut reprise au
Moyen Âge par les artistes, les scientifiques, les astro-
logues et les diplomates, par exemple à l'époque de Fré-
déric 11, empereur germanique (1220-1250), pour éviter
d'encourir la colère des puissants et pour pouvoir mettre
en pratique des connaissances défendues. À la Renais-
sance, elle fut recommandée par des humanistes tels
Nicola Cusano, Pic de la Mirandole, Marsile Ficin et

d'autres. Afin de justifier la vérité du savoir paien, ils
affirmèrent que les Anciens réussissaient à dire des
choses profondes sous forme de plaisanteries et dénom-
maient ce procédé seria ludere. Au XVII' siècle, il devient
un modèle de comportement dans les manuels du rhé-
teur catalan Baltasar Graciàn, qui recommande l'agudeza
ou « art de l'esprit» comme un mode de survie et de
réussite à la Cour, ou dans celui du Napolitain Torquato
Accetto, consacré à la dissimulation honnête.
112
103
Giorgione
Autoportrait en David.
vers 1500
Huile sur toile. 52 x 43 cm
Braunschweig. Herzog Anton
Ulrich·Museum
Seria ludere - jouer sérieusement - est donc la
philosophie du bizarre. La définition qu'en donne la
Renaissance est claire et parfaite. Voici ce que disait
Ficin dans la préface de son In Platonis Parmenidem:
« Pythagore, Socrate et Platon avaient coutume de plai-
santer à partir de choses sérieuses et de feindre avec une
grande application [... ] chaque fois qu'ils abordaient
dans leurs figures ou leurs sentences les mystères
divins.» Nicola Cusano ne leur cède en rien, ce qui ne
 saurait nous surprendre chez un homme qui eut le cou- 104
rage d'écrire un livre de philosophie inspiré des règles Jan Havicszoon
du jeu de paume (De ludo globO: « Que l'on joue à ce Steen
Autoportrait en joueur
jeu; non de façon puérile, mais bien de la manière
de luth,
employée par la Sagesse divine pour créer le monde. » vers 1662-1665
C'est avec sincérité et sans réserve que les artistes et les Huile sur bois,
écrivains du XVII' siècle adhèrent à une telle philo- 55,3 x 43,8 cm
Madrid, Musee
sophie, car elle a le mérite de bien s'appliquer à ceux qui,
Thyssen-Bornemisza
depuis quelque temps déjà, avaient commencé à se défi-
nir comme les « enfants de Saturne ». Baltasar Graciân
écrit par exemple: «À la cour, il plaît aux auditeurs
d'entendre quelque chose d'inhabituel, d'étrange,
jamais entendu jusqu'alors... Sans ce condiment, le dis-
cours paraît sec et insipide, et si piquant et élaboré qu'il
puisse être, il ennuie rapidement. »

UN AUTRE SOI-MÊME

Une troisième catégorie d'autoportraits travestis, plus

normale en apparence, prévoit la représentation de soi
dans des rôles thématiques génériques. Les exemples
dans ce domaine sont nombreux mais, à y bien réflé-
105
chir, moins banals qu'ils ne pourraient sembler. À pre-
François
mière vue, les artistes se représentent dans des activités Desportes
qui relèvent de leur vie quotidienne, de leurs passions, Autoportrait
de leurs marottes. C'est ainsi que nous trouvons unJan en chasseur, 1699
Huile sur toile,
ILL 104 Havicszoon Steen en joueur de luth (1662-1665) ou un
197 x 163 cm
Barent Fabritius en berger (1645) ou encore un Fran- Paris, musée du Louvre
Ill. 105 çois Desportes en chasseur, entouré de chiens et le fusil
à la main (1699). Les femmes sont souvent occupées à
11UII,10S des activités autres que la peinture: la musique (Sofo-
IlUOI
nisba Anguissola, Lavinia Fontana, Artemisia Gentiles-
chi), l'écriture (Angelica Kauffmann), voire le jeu
IlUOl d'échecs (Sofonisba Anguissola). Mais la véritable rai-
son qui conduit les femmes à opérer cette transposition
professionnelle - acqUérir une légitimité à travers une
activité moins apparentée aux arts mécaniques et
davantage aux arts libéraux - nous fait comprendre que
le mécanisme reste le même. L'artiste propose une autre
image de soi pour donner à son identité des connota-
tions particulières. Dans le cas de Jan Steen, par exemple,
nous remarquons sa tendance à se dépeindre comme un
libertin ou un homme emporté par ses passions, ainsi
qu'il est désormais cçlUrant dans la Hollande du
XVII' siècle. Rembrandt lui-même peint son Autoportrait
106

Giorgio De Chil'"ico
Autoportrait en costume
rouge. 1959
Huile SUT toile. 165 x 100 cm
Rome. FondazÎone Giorgio
e lsa De Chirico
Ill. 176 en fils prodigue, tenant sur ses genoux sa première
femme, Saskia, incarnant une servante d'auberge; Frans
Hals se fait le chantre des bordées nocturnes dans les
gargotes; d'autres peintres de genre flamands nous ont
laissé des témoignages de parties de cartes, de consulta-
tions de mages et de charlatans, de rencontres galantes
et toute une liste d'autres scènes licencieuses.
Nous pourrions affirmer en conclusion qU'à par-
tir de la Renaissance tardive, mais surtout avec l'âge
baroque, naît un mode de manifestation de l'identité
par la présentation d'une «altérité ». Le sujet qui se
représente se scinde en plusieurs personnalités et se
transfère tour à tour dans celle qui constitue son
masque favori, la projection ambitionnée. Les artistes
préfèrent habituellement la plus déviante, la plus irré-
gulière, la plus impertinente: le mythe des enfants de
Saturne que nous évoquons à plusieurs reprises dans
cet essai est un trait indélébile de leurs personnages.
C'est là une tendance qui se maintient intacte et se
développe même à l'époque moderne, en particulier
chez les artistes d'avant-garde qui tendent - c'est la
règle - à contester les stéréotypes confirmés de l'art et
de l'artiste.
Quelques exemples du XIX' siècle peuvent servir
à conforter cette assertion. La galerie personnelle d'auto-
portraits de Giorgio De Chirico offre au moins trois cas
d'autoreprésentation travestie, que l'on peut rapprocher
de la tradition baroque. L'Autoportrait en Ulysse, de
1921 (il existe une autre version datant de 1924), le
restitue non seulement en héros homérique mais en
naufragé nu sur une plage: métaphore de la vie person-
nelle de l'artiste, émigré de Grèce en Italie puis errant et
àpatride pour sa vie entière. Dans deux autres œuvres,
Ill. 106 Autoportrait en costume noir et Autoportrait en costume
rouge, l'un de 1948, l'autre de 1959, De Chirico incarne
un personnage générique, un noble gentilhomme de la
Renaissance ou du XV1\' siècle, au sein d'un paysage par-
semé de ruines classiques. L'ambiguïté naît précisément
du recours au fastueux costume à l'ancienne, qui peut
apparaître aussi comme une mascarade carnavalesque. 107

Les fréquents travestissements d'Ernest Ludwig Ernest Ludwig

Kirchner
Kirchner sont résolument empreints d'autodérision,
Autoportrait avec un modèle,
surtout à partir de son émigration à Berlin et de la 1910
naissance du mouvement expressionniste allemand. Huile sur toile.
Certains de ses autoportraits attestent le climat d'anti- 150,4 x 100 cm
conformisme et de critique sociale de l'époque. Hambourg, Kunsthalle

115
 -4108
Ernest Ludwig
Kirchner
Autoportrait en soldat
avec un mode/e nu, 1915
Huile sur toile. 69 x 61 cm
Oberlin College. Ohio.
Allen MemorÎal Art Museum,
Charles F. Olney Fund

109'-

Ernest Ludwig
Kirchner
Buveur (autoportrait). 1914
Huile sur toile.
119,5 x 90,S cm
Nuremberg, Germanisches
Nationalmuseum

116

110
Max Beckmann
Autoportrait en marin, 1926
Huile sur toile. 100 x 71 cm
Collection Senator Burda
Prenons par exemple l'Autoportrait avec un modèle Ill. 107
de 1910, l'Autoportrait en soldat avec un modèle nu de Ill. 108
1915 et le Buveur (autoportrait), de 1914. Dans les trois Ill. 109
cas, l'artiste se présente de manière très affranchie, avec
des allusions à sa vie sociale et à l'alcool, donnant de lui
une image volontairement déviante. Mais il en est de
même pour un autre peintre expressionniste, Max
Beckmann. Lui aussi insiste sur sa vie mondaine irré-
gulière et sur les travestissements de l'individu dans la
vie sociale quotidienne. Il suffit d'observer l'Autoportrait Ill. 111
en costume de clown de 1921, qui devient un thème
récurrent chez nombre d'artistes modernes, ou l'Auto-
portrait avec un verre de champagne de 1919 ou enfin
l'Autoportrait en marin de 1926: autant d'exemples qui Ill. 110
insistent sur la « personne» de l'artiste ou plutôt sur le
masque qu'il porte sur la scène de la vie.
Le soldat et le marin que Kirchner et Beckmann
choisissent pour se présenter sont un autre thème itéra-
tif, presque obsessionnel, pour la génération contempo-
raine de la Première Guerre mondiale. Un autre
expressionniste allemand, Otto Dix, est obnubilé par la
guerre et se représente à plusieurs reprises en militaire,
immédiatement avant et pendant l'événement: en sol- Ill. 1112, 111
dat (deux fois), en bersaglier de l'ennemi, en artilleur.
Vladimir Tatline se peint en marin de la fiotte sovié- Ill. 114
tique; l'image qu'il donne de lui est apparemment plus
tranquille mais cependant toujours extrêmement grave
et préoccupée.
Certains auteurs plus proches de nous, au cours
du xx' siècle, ont pratiqué la technique de l'autoportrait
travesti, en mettant souvent en lumière son aspect de
déguisement, de masque de l'identité. Kees Van Dongen
s'est imaginé en dieu Neptune en 1922, Tony Cragg en
cycliste dans une œuvre de 1981, constirué de fragments
de verre coloré dans lequel la physionomie se perd
complètement; Ron B. Kitaj s'est vu en femme en 1984.
Certains artistes se sont plus particulièrement attachés
au masque, à la manière du clown de Beckmann. Vale-
rio Adami, par exemple, dans un tableau de 1983, où le
masque se superpose au visage de l'auteur, mais c'est un
111 .. masque à son image. Felix ussbaum avait déjà fait la
Max Beckmann même chose dans une œuvre de 1928 à l'intérieur d'une
Autoportrait en costume série qui atteste sa peur d'être juif, reconnu comme tel
de clown, 1921
par les nazis et persécuté (ce qui advint effectivement :
Huile sur toile. 100 x 59 cm
Wuppertal, il fut déporté à Auschwitz). Mica Popovic a repris l'idée
Von der Heydt-Museum en 1947 et Claes Oldenburg en 1971 dans une très belle Ill. 116

118 E
 114 ..

Vladimir Tatline
Marin (autoportrait),
1911-1912
Tempera sur toile.
71,5 x 71,5 cm
saint-Pétersbourg,
Musée national russe

"2
Otto Dix
Autoportrait en soldat. 1914
Huile sur papier, 68 x 53,S cm
Stuttgart. Galerie der Stadt

'13
Otto Dix
1915
Huile sur papier, 62 x 51 cm
Vaduz, fondation Otto Dix

120 JE EST UN AUTRE»

 116 Il>

Claes Oldenburg
Autoportrait symbolique,
1971
Lithographie d'après
un dessin de 1969,
72,5 x 53,1 cm
Tel-Aviv, Museum of Art
Colledion, gift of Charles
and Evelyn Kramer,
• New York

115 ..

Salvador DaI!
Autoportrait en Joconde, 1954
Photographie Philippe Halsman

lithographie où se confondent les thèmes du masque, du
clown triste et de la mécanique théâtrale (l'artiste se pré-
sente donc comme au théâtre).
Le sommet de l'autoportrait travesti de l'art
contemporain a toutefois été atteint par Salvador Dali,
III 115 qui a fait son portrait en Joconde dans l'Autoportrait de
1954. La substitution de son propre visage à celui de
Mona Lisa ne signifie cependant pas que l'auteur en
prend les traits; du moins pas seulement cela.
L'échangella somme de l'identité s'opère plutôt entre
deux œuvres: un autoportrait implicite de Dali revêt la
forme du tableau de Léonard. L'artiste élabore ainsi au
moins deux équations ultérieures. La première est de se
comparer lui-même à Léonard en tant qu'auteur de
l'œuvre. La seconde est d'avancer l'hypothêse selon
laquelle la Joconde serait un autoportrait de Léonard,
hypothêse avancée en effet dans les milieux surréalistes,
d'après une analyse de type psychanalytique. Le cercle
de la « délégation" est désormais fermé: ce n'est plus
l'auteur qui s'identifie à sa représentation mais l'œuvre
elle-même qui s'identifie à une autre œuvre; car l'œuvre
possède sa propre identité.

122 u E
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l pse me finxit
L'AUTOPORTRAIT COMME SIGNE DE L'AUTONOMIE INTELLECTUELLE

'\li 117

Giorgio Vasari
Autoportrait, après 1550
Huile sur bois, 100,5 X80 cm
Florence, galerie des Offices

Jusqu'à présent, les œuvres sur lesquelles nous avons
porté notre attention ne représentent qu'une facette de
l'autoportrait à proprement parler. Si nous considérons
plus attentivement les définitions générales qui ont été
exposées dans le premier chapitre, nous devons bien
admettre que nous n'avons suivi, pour l'instant, que la
piste de l'expression générique de l'identité et celle de la
signature, par l'entremise d'une image de soi, de
l'œuvre d'art. Il nous manque encore ces caractères qui
font de l'autoportrait une typologie à part entière. Se
pose, à ce point de la réflexion, un problème historique
dont l'importance est loin d'être négligeable. On a noté
que l'autoportrait comme genre autonome s'affirme
entre 1450 et 1550, parallèlement à la catégorie qui
l'inclut, à savoir: le portrait". Pour en comprendre
mieux le statut et l'évolution, il paraît nécessaire de
partir d'une bonne description du genre « portrait ».
C'est seulement d'une théorie du portrait que l'on
pourra en effet déduire la genése de l'autoportrait et les
éventuelles contradictions qui pourraient surgir par
rapport à celui-ci. Nous retracerons donc, dans ce cha-
pitre, les transformations du portrait, mais nous les
illustrerons par des exemples d'autoportrait afin d'en
souligner l'absolu parallélisme typologique.
TERMES
L'histoire, la mythologie, la théorie et la pratique du
portrait ont toujours été caractérisées par une certaine
binaritê à l'intérieur de laquelle les cas concrets oscillent
en permanence. Nous pouvons d'ores et déjà discerner

125

118
Leon Battista Alberti
Autoportrait, vers 1435
Médaille en bronze,
20,1 x 13,6 cm
Washington, National Gallery
of Art
une première ambiguïté à travers l'étymologie même de
sa désignation. Le nom, dans les principales langues
modernes, tire son origine du latin en suivant deux
veines opposées. Le terme français, anglais, allemand ou
russe (lportrait/, Iportrait/, IPortrtlt/, Iportret/) dérive du
verbe pro-traho; le terme italien ou espagnol (IritraUol,
Iretratol) du verbe re-traho. Ces deux sources ont certes
en commun le même radical traho, qui signifie « tirer des
lignes, tracer» mais elles se situent aux deux extrémités
1 ressemblance; avant lui, on s'appliquait à faire les visages
d'une opposition sémantique, opposition constituée
d'un côté par une idée du portrait que nous pourrions
qualifier de sémique (pro-traho, autrement dit: je des-
sine quelque chose à la place de quelque chose d'autre)
et de l'autre côté par l'idée d'une répétition de l'objet
représenté (re-traho, c'est-à-dire, selon la définition
latine, «rursus inspicio », «memoria repeto »). Les deux
termes - qui coexistent tous deux, il faut le rappeler -
soulignent deux aspects, deux points de vue, deux
conceptions qui resteront toujours bipolaires dans
l'histoire de ce genre artistique: l'idée de la convention et
l'idée de l'imitation, l'intérêt pour le canon et la règle abs-
traite et l'intérêt pour la fonction référentielle de l'image.
La bipolarité et la coexistence de ces deux types
sont d'ailleurs confirmées par l'histoire, l'anecdote, la
théorie et la pratique du portrait depuis l'Antiquité.
Commençons par leur coexistence: Ranuccio Bianchi
Bandinelli a démontré que les Égyptiens, les Sumériens,
les Grecs, les Latins, les Étrusques et les Romains avaient
tous les capacités techniques de créer des portraits
physionomiques. Par conséquent, le caractère véridique
ou générique d'un portrait est déterminé par des choix
plus complexes inscrits dans l'organisation tout entière
de la culture: ce sont des choix « idéologiques», comme
les définit Bianchi Bandinelli 35 . De nombreux témoi-
gnages antiques attestent déjà la grande maturité de ce
débat. Pline l'Ancien, pour sa part, distingue entre les
portraits sculptés idéalisés et les portraits sculptés
d'après nature: «on avait coutume de reproduire seu-
lement l'image des hommes qui méritaient l'immorta-
lité par quelque action d'éclat» ; « ce furent d'abord les
vainqueurs aux jeux sacrés» ajoute-t-il, « surtout à
Olympie où il était d'usage de dédier la statue de tous
ceux qui avaient remporté une victoire; quant à ceux
qui avaient triomphé trois fois, on leur érigeait des
statues faites d'après nature: on appelle iconiques les
statues de ce genre ,,36
Mérite également d'être mentionné un dialogue
socratique de Xénophane dans lequel il est question d'un
artiste qui commence par rejeter l'idée de donner aux
portraits des connotations psychologiques individuelles
mais finit par s'en convaincre, sous la pression des argu-
ments du philosophe". On connaît bien, par ailleurs, la
remarque de Pline au sujet des innovations de Lysistrate
(<< Ce fut lui aussi qui instaura la pratique de rendre la
aussi beaux que possible »38). Celle de Quintilien, au
sujet des innovations de Démétrius, ne manque pas non
plus d'intérêt: « Ce sont Lysippe et Praxitèle, à ce que
l'on dit fort bien, qui ont approché de la vérité, car Démé-
trius est critiqué pour être allé trop loin et s'être plus
attaché à la ressemblance qU'à la beauté. ,,3.
Cette démarcation entre les partisans du portrait
qui se conforme au beau idéal et les tenants de la figure
que l'on « trace d'après nature ,,'" sera au coeur du débat
des auteurs de traité qui, d'Alberti à Mengs, se penchent
sur le genre. Mais au XYl' siècle, la conscience de cette
distinction fondamentale est encore très prèsente. On le
constate pleinement chez Vincenzo Danti qui, comme
tous ses contemporains, distingue entre « portraire » et
imiter, mais ajoute qu'il s'agit d'un problème de choix
entre deux partis: d'un côté, on reproduit l'effigie de
quelqu'un ou de quelque chose pour en garantir la sur-
vivance; de l'autre, on la reproduit pour établir la conti-
nuité d'une valeur. Garantie de l'existence d'un objet
dans un cas, garantie d'une loi dans l'autre.
MYTHES D"ORIGINE
L'origine étymologique et l'origine historique du por-
trait ne sont pas les seules à révéler l'existence d'une
bipolarité. Son origine mythique, elle aussi, peut être
ramenée à deux caractéristiques opposées: le portrait de
profil et le portrait de face. I.:origine du premier rèside,
avec de menues variantes, dans le mythe de la jeune
fille amoureuse qui, tirant parti de l'ombre du visage de
l'être aimé projetée sur un écran, en dessine le contour
pour en garder le souvenir". L'origine du second rèside
dans le mythe de Narcisse qui admire sa propre image
reflétée dans l'eau''. On aura bien sûr noté que ces deux
récits sont tous deux des mythes d'origine, qui n'ont
donc rien à voir avec la genèse historique du portrait ou

126 P$
 119
avec la peinture en général (Alberti et Vasari les consi-
Annibale Carrache
dèrent d'ailleurs comme tels). Walter Benjamin rappe-
Autoportrait de profil,
lait à juste titre que« l'origine ne désigne pas le devenir vers 1595
de ce qui est né mais bien ce qui est en train de naître Huile sur toile, 46 x
dans le devenir et le déclin. L'origine est un tourbillon 38 cm
dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son Florence,
galerie des Offices
rythme la matière de ce qui est en train d'apparaître »43
Dans le cas qui nous occupe, le mythe d'origine repré-
sente, pour ainsi dire, deux manières d'entendre la
nature de l'autoportrait.
Le profil représente la narration historique: il est
caractérisé par une production d'images qui donnent
l'impression de parler d'elles-mémes, objectivées
qu'elles sont devant l'observateur potentiel, des images
dans lesquelles la trace de la main de l'auteur est cachée,
voire effacée, du statut de la silhouette, véritable
empreinte du visage portraituré qui exige la présence
simultanée de l'objet (à travers son ombre) et du trait
qui le (re)trace sur une surface. Nous retrouvons préci-
sément ce type d'image aux origines de l'autoportrait.
l.:un des tout premiers cas d'autoportrait, au XV' siècle,
Illl18 est en effet constitué par une médaille de Leon Battista
Alberti réalisée vers 1435 sur la base - si l'on en croit la 120
tradition - d'une peinture ou d'un dessin que l'auteur Paul Gauguin
aurait exécuté quelque temps auparavant. Le fait qu'il Autoportrait, 1896
s'agisse d'une médaille renvoie à la tradition romaine Huile sur toile,
qui veut que l'on produise des images à la mémoire du 40,5 x 32 cm
Paris, musée d'Orsay
personnage représenté. Ainsi, la mémoire est le fonde-
ment du portrait, mais l'existence concrète du person-
nage représenté, elle, est garantie par la stratégie
référentielle de l'image. Nous pourrions dire, pour citer
et paraphraser la célèbre formule de Ernst Gombrich44
au sujet des grandes catégories de la représentation
visuelle (la carte et le miroir), que le profil est un
« modèle cartographique ». Précisons tout de suite
cependant que, lorsque nous parlons de {{ stratégie réfé-
rentielle » (et cela vaut aussi pour Gombrich lorsqu'il
parle de la carte ou du modèle cartographique), nous
n'entendons aucunement par là que le profil aurait
nécessairement quelque chose à voir avec l'objet réel
auquel renvoie la représentation visuelle. Il s'agit plu-
tôt d'une {{ simulation » qui n'a aucun rapport avec la
réalité existante - un aspect que les définitions de Vin-
cenzo Danti évoquent clairement: «Ainsi, en exami-
nant, spéculant et raisonnant, on s'engage sur la voie de
l'imitation et en notre esprit se crée la forme parfaite,

127

correspondant à l'intention de la nature, que nous cher-
chons ensuite à illustrer avec le marbre, les couleurs ou
les autres matériaux que nos arts utilisent. »"5
Tout au long de l'histoire de l'art, le type du buste
de profil restera en quelque sorte l'un des « universaux
de l'autoportrait », comme en témoignent trois œuvres,
issues de différents siècles, qui en conservent intacte la
Ill.119 forme: l'autoportrait d'Annibale Carrache (vers 1595),
Ill. 120 celui de Paul Gauguin, de 1896, et celui de Giorgio
De Chirico, de 1911.
L:imitaùon, en d'autres termes, est un processus
spéculatif et discursif, qui comporte deux phases: la
structuration d'une forme du contenu ou d'une image
mentale (la « chose. telle que la nature aurait voulu
qu'elle fût) devient un signe, étant « mise en figure »
(c'est-à-dire mise en corrélation avec une forme de
l'expression) par le biais d'une matière. La définiùon de
la représentation réaliste (comme si la réalité se mon-
trait elle-même, sans médiation) n'est guère différente,
mais elle s'y oppose en tant que discours (la médiation
d'un interprète): « L:arùste qui veut représenter telle ou
telle chose, sans spéculer ou discourir sur l'état de la
chose, cherche seulement à mémoriser ce qu'il voit avec
les yeux (et dans ce cas, la mémoire s'exerce puisque,
128
121
Jean Fouquet
Autoportrait, 1450
Cuivre, émail peint et or,
diamètre: 6,8 cm
Paris, musée du Louvre
une fois la chose vue, elle garde en elle l'image de
celle-ci) pour cet espace que les mains et les yeux de
l'arùste vont mettre en œuvre.• <6
Venons-en à la seconde stratégie, celle du miroir
et, partant, de la représentation frontale. Nous l'avons
dit, le mythe de Narcisse constitue chez Alberti, et ce
n'est pas un hasard, le mythe d'origine de la peinture
même. Le miroir garantit non seulement la contempla-
tion de soi mais aussi la contemplation tout court, fondée
sur la perpendicularité du regard par rapport à la surface
de la représentaùon. La frontalité fait du spectateur un
spectateur, le destinataire d'un acte de communication.
Une œuvre illustre très précisément notre propos:
l'autoportrait de Jean Fouquet, exécuté vers 1450, que ILL 121
l'on tient pour l'un des exemples les plus anciens
d'autoportrait indépendant. Il s'agit d'une œuvre bien
particulière à maints égards, de petites dimensions (il
mesure environ 7 centimètres de diamètre), conçue en
forme de médaillon, dont la base est en cuivre et le fond
en émail. C'est sur ce support que l'artiste s'est repré-
senté en recourant uniquement au procédé du camaïeu
d'or, et en donnant un certain relief au nom qui entoure,
en lettres cursives, son visage et rend compte, par là
même, de sa profession prenùère: l'enluminure.
•
122 Nous ne sommes plus, pour nous résumer, en
Jean-Honoré face de l'indication d'un état de choses, mais en face
Fragonard
de la définition d'une norme. Une norme linguistique
Autoportrait
qui, dans le même temps, définit d'autres lois pos-
PÎerre noire,
diamètre: 12,9 cm sibles: la loi divine, en premier lieu, avec la figure
Paris, musée du Louvre frontale et hiératique du Christ Pantocrator; et la loi
d'État, avec l'utilisation du même modèle en vue de
mieux établir la souveraineté (de nature céleste) du
roi. Ce n'est pas un hasard si ce sont les portraits de
face qui, au Moyen Âge, sans le moindre souci de res-
semblance, établissent la garantie du pouvoir et de la
loi. Les portraits exposés dans les salles où l'on rend la
justice sont des portraits de face. Les portraits figurant
sur les monnaies royales et impériales (on pense par
exemple à l'effigie de Guillaume [" d'Angleterre qui ne
diffère de celle de son successeur, Guillaume Il, que
par l'ajout du nombre ordinal) sont très souvent des
portraits de face. Enfin, la double fonction du portrait
(existence/légalité) était connue depuis bien long-
temps: Paulin de Nole n'écrivait-il pas, dès le v' siècle:
« Quel portrait veux-tu que je t'envoie, celui de
l'homme terrestre ou celui de l'homme céleste? 1... ]
Je rougis de me peindre tel que je suis, je n'ose pas me
peindre tel que je ne suis pas»47?
PORTRAITS
Cette dernière citation définit assez bien le caractère de
l'art du portrait en général, un caractère bipolaire, du
point de vue de la conception fonctionnelle. Ainsi,
toute l'histoire du portrait médiéval s'organise d'une
manière assez rigide autour des figures de face et de
profil'" Le portrait de face est celui de l'homme
régnant, qu'il soit laïc ou religieux. C'est un portrait
type, abstrait, non ressemblant, parce qu'il représente
moins l'homme que la charge mais aussi parce qu'il
représente ce dernier dans une phase spécifique de sa
vie et de son corps terrestre, à 33 ans - les 33 ans du
type «portrait du Christ ». Le portrait de profil, lui, est
un portrait plus terrestre et plus laïc. Il est réservé à un
autre genre « d'ayants droit » : les fondateurs de l'Église,
grands bienfaiteurs et donateurs qui témoignent par là,
d'une certaine manière, de leur coprésence à l'objet et
se transforment en auteurs de ce qu'ils représentent,
exactement comme s'ils en étaient les commanditaires.
D'autres profils laïcs entrent dans l'histoire à travers
leur représentation en portrait: les auteurs d'œuvres
(surtout les écrivains), mais aussi les copistes et les
miniaturistes qui « signent » ainsi les codex enluminés
enleur qualité de copiste et de miniaturiste. La pratique
dénote elle aussi une solide conscience - ou, pourrait-on
dire, une compétence pragmatique - de cette binarité
profillface qui semble être un fait essentiellement
sémantique. Essayons d'analyser deux séries de traits
appartenant aux deux séries de phénomènes que nous
avons examinés jusqu'à présent:
profil face
vraisemblable idéal
concret abstrait
existant légal
profane sacré
terrestre céleste
physionomique typologique
cartographique spéculaire
indicatif symbolique
objectif subjectif
mnémonique contemplatif
Les deux séries sous-tendent une opposition
singulier/universel mais aussi, dans le même temps,
une autre opposition fondamentale: historique/non-
129
 historique. Ces deux oppositions sont riches de consé-
quences. La seconde l'est tout particulièrement, en rai-
son de son évidente proximité avec la formulation
connue d'Émile Benveniste, selon laquelle il existe deux
types de textes opposés, à partir de la stratégie énoncia-
tive des textes mêmes, l'histoire et le discours'" ous
savons depuis Benveniste que le plan de l'histoire se
caractérise par l'absence - ou mieux l'apparente exclu-
sion - des traces de la présence de celui qui parle.
L'énoncé, en somme, ne fait référence qU'à lui-même, et
non à des éléments qui se trouvent hors de l'énoncé. Le
discours, au contraire, implique la stratégie opposée, la
référence à une situation externe à l'énoncé et contem-
poraine à sa production. Profil et face correspondent
assez bien aux deux types jusqu'alors décrits d'auto-
portrait. Le portrait de face implique la simultanéité entre
la pose et le spectateur. Il y a un personnage qui nous
regarde: nous pouvons identifier le fait qu'il nous regarde
uniquement pendant que nous le regardons; nous repro-
duisons, ce faisant, la situation de l'échange de paroles.
Le schéma de la représentation frontale avec le
regard du portraituré tourné vers le spectateur parcourt,
lui aussi, toute l'histoire de l'art. Deux exemples datant
du XVI' siècle prouvent assez que ce schéma s'est très tôt
imposé. Le premier est un dessin de Hans Baldung
Grien exécuté vers 1502 sur papier gris avec, pour Ill. III

composer le chapeau, des rehauts de vernis blanc. Le

second est le célèbre autoportrait de Jacopo R()busti dit Ill. 12'
le Tintoret, daté 1587, qui nous montre un artiste
désormais âgé, pleinement conscient de son assurance.
Le schéma perdure aussi, presque inchangé, au fil des
siècles, au moins du point de vue du cadrage et de la
position du visage. Il suffit pour s'en convaincre d'obser-
ver l'un des autoportraits de Gustave Moreau, celui, par Ill. 116

exemple, qu'il a peint à l'encre de Chine sur toile vers

1870, ou l'un des tout premiers tableaux de Jackson Ill. 115
123
Pollock, exécuté en 1930-1933, alors qu'il avait à peine
Hans Baldung Grien
20 ans: cette œuvre de petit format conserve encore les
Autoportrait, vers 1S02
Plume et pinceau sur papier,
paramètres fondamentaux du genre, même si la tonalité
22x16cm sombre atténue l'expression et le regard.
Bâle, Kunstmuseum, Examinons d'un peu plus près la signification de
Kupferstichkabinett la représentation frontale. La notion de « frontalité »
Jacopo Robusti. implique la co-existence de l'observateur (qui est hors
dit le Tintoret
Autoportrait, 1587
du tableau) et de l'observé (qui est à l'intérieur). ous
Huile sur toile, 62 x 52 cm avons, en résumé, quelqu'un qui fait face à quelqu'un
Paris. musée du Louvre qui est lui-même « affronté», deux figures sollicitées

130
 125

Jackson Pollock
Autoportrait, 1930-1933
Huile sur toile. 18.4 x 13.3 cm
Collection privée

par la même pose. Le profil, au contraire, n'exige pas
notre présence de spectateur en tant que spectateur.
Certes, le profil se donne à voir à un regard, mais pas
nécessairement au nôtre. Il se peut que la pose, les
gestes et les regards prennent des directions qui
conduisent en dehors du cadre, mais ce pas pour
autant qu'ils orientent nécessairement vers l'extérieur
du discours. Ils renvoient éventuellement à d'autres
énoncés, qui ne sont possibles qU'à la condition d'un
élargissement hypothétique de la limite (l'encadre-
ment) du tableau.
Mais quel genre « d'histoire» et quel type de
« discours » les deux catégories que nous avons esquis-
sées jusqu'à présent mettent-elles en jeu? Un élément
de réponse nous est fourni par la première des deux
oppositions mentionnées ci-dessus: l'axe singulier/

132
126
Gustave MOl'"eau
Autoportrait, 1870
Encre de Chine sur toile,
41x32cm
Paris, musée Gustave Moreau
universel, une opposition qui s'applique bien aux deux
typologies mises en lumière et qui en révèle d'autres
spécificités. En cartographiant la figure humaine, le
portrait de profil montre un processus d'individuation.
Le portrait de face, au contraire, généralise par rapport à
l'individu qu'il représente. En d'autres termes, le pre-
mier se distingue par sa fonction biographique et phé-
noménale, tandis que le second est caractéristique d'une
plus grande généralisation. Ce que confirment d'ailleurs
les origines du portrait de profil, qui sont doubles et
doublement cohérentes avec ce que nous sommes en
train de proposer. La première origine est la représenta-
tion du donateur: c'est un témoignage que nous pour-
rions qual>fier de « chronique » dans le cadre d'une
représentation allégorique. La seconde origine est le
« document social », c'est-à-dire le portrait qui s'insère
133

dans l'arbre généalogique d'une famille ou s'échange
entre correspondants qui ne se connaissent pas. Cette
dernière pratique, largement répandue dans le cadre des
fiançailles par procuration, concernait surtout les
femmes qui, jusqu'au milieu du XV' siècle, étaient rigou-
reusement représentées de profil (de profil mais aussi
tournées vers la gauche pour mieux rappeler la position
qu'elles occupent devant l'autel et, partant, leur rôle
prédestiné d'épouse). Il faut reconnaître que la signifi-
cation de l'opposition profil/face, si elle a été confirmée
par d'illustres historiens de l'art, tel John Pope-Hen-
nessyso, ne l'a pas été par certains spécialistes du pomait
comme Max Friedlander qui a eu pourtant le mérite
d'être le premier à proposer ces deux catégories, ainsi
que les termes de l'opposition mais qui, étrangement,
les a inversés. Friedlander, en effet, reconnaît les fonc-
tions {{ cartographique» et « paysagistique » du portrait
de profil et du portrait de face, et les relie à la primauté
du dessin dans le premier cas et à celle de la peinture
dans le second cas, mais définit philosophiquement le
portrait de profil comme une {{ chose en soi» et le por-
trait de face comme un « phénomène »'1.
Les deux modèles que nous proposons pour
notre part sont celui de la biographie (récit historique
et particularisant) et son contraire, celui du portrait
véritable (discours en acte et universalisant), même s'il
est souvent présenté comme un genre à dominante
descriptive.
LA CONQUÊTE DE LA PROFONDEUR
Les deux catégories sur lesquelles nous venons de nous
arrêter avec une certaine insistance ne rendent pas
compte, toutefois, de deux faits. Le premier: dans
l'immense majorité des autoportraits, le sujet se pré-
sente de trois quarts. Le second: les variantes de la pose
ne portent pas seulement sur le mouvement rotatoire
du buste ou du visage mais aussi sur le format du
cadrage, pour lequel nous pouvons discerner (en
accord avec Friedlander) cinq configurations:
(a) la tête
(b) le buste avec mains cadrées et immobiles
(c) la demi-figure avec mains« parlantes»
(d) la figure de trois quarts
(e) la figure entière.
134
•
Si l'on analyse quelques exemples relevant de la
configuration (a), avec la tête tournée de trois quarts,
on constatera trés vite que les variantes, dans le schéma
de l'autoportrait, ne concernent que le mouvement ou
la direction des yeux et l'expression faciale. Les yeux
peuvent être tournés soit vers le spectateur et signaler
sa présence (plus encore que dans le schéma frontal où 127 ..
les yeux pourraient aussi transpercer le spectateur vers Antonello
un imaginaire infini), soit vers un point imaginaire de Messine
Autoportrait (présumé),
situé hors du cadre. L'autoportrait présumé d'Antonello
vers 1473
de Messine nous en offre un bel exemple. Dans cette Huile sur bois. 35.6 x 25,4 cm
œuvre, qui date peut-être de 1473, le mouvement ocu- Londres. National Gallery
laire est très prononcé. On retrouve un schéma iden-
tique dans deux autres cas fameux: un dessin attribué à
Michel-Ange, exécuté à la plume sur papier et conselvé Ill. 128
au Louvre, et l'autoportrait, présumé lui aussi, de
Raphaël, daté de 1506 et conservé aux Offices. Il y a Ill. 129
dans la pose la même immobilité faciale, mais le visage,
lui, présente une « torsion» plus marquée vers l'obser-
vateur torsion qui exprime son caractère volontaire. Un
l
siècle plus tard, le Bernin accentue dans son Autoportrait Ill. 130
(vers 1635) le sens de la mobilité en agrandissant légè-
rement le buste, tandis que Diego Velàzquez parvient au Ill. 131
même résultat en fonçant le cadre ambiant: ainsi fait-il
mieux ressortir l'obliquité du regard tourné vers le
spectateur (1639).
La configuration (b), autrement dit le pomait en
buste avec mains immobiles, s'impose presque immé-
diatement, à partir de la fin du XV' siècle. Il est aisé d'en
discerner les principaux atouts. Le personnage renforce
la stabilité de sa pose: la statique du corps est en effet
soulignée par celle des mains. Il augmente sa présence
dans j'espace: l'agrandissement du cadrage offre la pos-
sibilité d'un traitement en perspective. La posture, bien
que fixe, permet un plus grand nombre de variantes.
Enfin, le protagoniste peut se présenter en articulant à sa
guise la relation entre visage et torse. Quelques exemples
suffiront à illustrer la variabilité des poses. Lucas Cra- Ill. 132
nach l'Ancien restitue la tridimensionnalité au moyen
de l'ombre généreuse qui se découpe derrière lui
(1550). Albrecht Dürer introduit dans l'Autoportrait de Ill. 133
1498 le motif de la fenêtre, motif qu'il emprunte à l'art
du portrait flamand et qui permet d'ouvrir l'espace vers
une autre perspective, et celui du rebord sur lequel le
portraituré peut poser bras et mains. Ce n'est donc pas
un hasard si nous retrouvons cette même composition
 '4128
Attribué
à Michel-Ange
Autoportrait
Dessin à la plume,
36.5 x 25 cm
Paris, musée du Louvre

129'-
Raphaël
Autoportrait (présumé), 1506
Huile sur toile, 47,5 x 33 cm
Florence, galerie des Offices

136 PS"
Gian Lorenzo
Bernini. dit Le Bernin
Autoportrait, vers 1635
Huile sur toile, 62 x 46 cm
Rome, Galleria Borghese

... 131 132 .. 133 ..

Diego Velazquez Lucas Cranach Albrecht Dürer

Autoportrait, 1639 Autoportrait, 1550 Autoportrait, 1498
Huile sur toile, 45 x 38 cm Huile sur bois, 64 x 49 cm Huile sur bois, 52 x 41 cm
Valence, Museo Provincial Florence, galerie des Offices Madrid, museo dei Prado 139
 dans l'aut0p0rErait présumé de Dieric Bouts, peut-être
\ .' exécuté vers 1462 et corroboré par l'existence d'un
, .
dessin assez similaire. Le fait que ce type d'autop0rErait III 134
s'affirme de plus en plus comme le modèle pour une
représentation officielle de soi s'explique par l'immobi-
lité de la pose et son caractère potentiellement solenneL
Ce n'est pas un hasard, là non plus, si ceux qui y recou-
rent se comptent parmi les arEistes très confirmés, à la
Cour comme en société. Prenons le cas de Charles
Le Brun: dans son Autoportrait réalisé en 1683-1684, le III 135
point d'appui sur lequel repose le bras serE à ennoblir la
figure. Mais on peut citer d'autres exemples: celui de
Jean Auguste Dominique Ingres qui conserve, deux Ill137
siècles plus tard, les mêmes caractéristiques ( 1858) ; ou
• encore celui d'Edgar Degas, exécuté durant la même
période (1855), dans lequel le traditionnel rebord est
III 136

remplacé, avec le même effet, par un meuble.

Il est clair que le cadrage de trois quarts est une
solution intermédiaire entre les deux grands types (face
et profil) par lesquels nous avons commencé cet exa-
men du portrait. En premier lieu parce qu'il permet de
jouer sur un mode assez subtil entre les deux stratégies
impliquées, la {{ cartographique» et la {{ spéculaire».
En second lieu, parce qu'il introduit une variable que
nous n'avons pas encore prise en considération: le rap-
port entre figure et fond. L'autoportrait de trois quarts
entre en relation avec une situation (dans le sens litté-
ral du terme, de {{ position dans un lieu»). Le tableau,
en effet, s'approprie la profondeur et dans cette profon-
deur conquise, le premier plan de la figure interagit avec
le plan du fond qui fixe l'illusion spatiale du tableau. La
figure se {{ meut » dans un espace, dès lors que, par la
perspective, elle interagit avec lui.
Mais la conquête de la profondeur, c'est-à-dire de
l'espace pictural et du mouvement pictural, est lourde
de conséquences. La première: d'un statut d'immobi-
lité, nous passons à une grammaire de l'action et à une
134
grammaire des passions (les émotions se traduisent en
Dieric Bouts
actions faciales et les gestes immobilisés en stéréo-
Autoportrait, vers 1460-1470
Dessin sur papier,
types). À preuve, ce passage extrait du traité de Léonard
13,8 x 10,7 cm de Vinci, qui constitue un vrai petit catalogue des pas-
Northampton, Massachusetts, sions en fonction des expressions - autrement dit, des
Smith College Museum of mouvements - du visage: {{ Si les traits qui marquent la
Art, The Drayton Hillyer Fund
séparation entre les joues et les lèvres, entre les narines
et le nez, entre les yeux et les pommettes sont accusés,
il s'agit d'hommes joyeux qui rient beaucoup; et ceux

142 PSE
.135

Charles Le Brun
Autoportrait, 1683-1684
Huile sur toile. 80 x 65 cm
Florence, galerie des Offices

136"

Edgar Degas
Autoportrait, 1855
Huile sur toile. 81 x 64,5 cm
Paris, musée d'Orsay

137 ..

Jean Auguste
Dominique Ing ...es
Autoportrait, 1858
Huile sur toile, 62 x 51 cm
Florence, galerie des Offices

143
 qui les accusent peu sont engagés dans la méditation;
et ceux qui ont les parties du visage très saillantes sont
bestiaux et coléreux. »52
Seconde conséquence: la conquête du mouve-
ment dans un espace implique une articulation bien
plus complexe de l'énonciation, c'est-à-dire de l'expres-
sion de la subjectivité dans l'image. Gestes, regards,
positions et points de vue autorisent de fréquents et très
subtils changements de régime entre l'énoncé (ce qui
est raconté par les figures) et l'énonciation (la relation
entre les figures et ceux qui les regardent), en vertu du
fait, aussi, que la conquête du mouvement a une autre
implication théorique: l'instant immobilisé dans le
tableau n'est plus une entité abstraite. Il est, précisé-
ment, un instant, le point culminant d'une action qui
présuppose une durée, un passé et un futur, et qui
annonce à son tour la possibilité d'un changement de
régime, de brusques sautes entre ce qui est raconté dans
le tableau et la relation entre le peintre et son public, en
raison du jeu sur les temps et les lieux que le texte peut
commencer à montrer. L'importance de plus en plus
grande accordée au temps dans le tableau, c'est-à-dire
au temps de la situation narrée, va de pair avec l'impor-
tance accordée au temps du tableau, c'est-à-dire au temps
de la production du tableau. Le concept d'« instant
duratif» (un instant qui se prolonge dans le temps)
implique inévitablement un renvoi à l'activité picturale
qui produit la fixation de ce même instant. L'accent sur
le temps de la peinture est, en somme, un accent sur le
faire pictural. Partant, la conquête de la spatialité/tem-
poralité correspond également à une prise de possession
de la part de l'artiste (en tant qu'auteur) de son propre
produit. Une prise de possession matérielle, mais aussi
et surtout théorique: la reconnaissance de l'auteur en
tant qu'auteur empirique, et la définition de l'auteur en
tant que tel.
Revenons maintenant aux catégories de Friedlan-
der et tournons-nous vers la configuration (c), celle de
138
la demi-figure avec mains « parlantes ». Le terme même
Philippe
de « parlant» suggère assez le fait que l'élargissement
de Champaigne du cadrage conduit l'artiste à donner une plus grande
Autoportrait, mobilité au protagoniste, qui commence donc à « par-
copie due à son neveu, 1668 139"
ler » par des gestes. Certes, cela n'a rien d'étonnant
Huile sur toile, 120 x 91 cm Luca Giordano
Paris, musée du Louvre
puisque, dès le Moyen Âge, la peinture a été capable de
Autoportrait, vers 1665
Huile sur toile, 72,S x 57,5 cm codifier la gestuelle des personnages représentés dans
Florence, galerie des Offices les tableaux narratifs". Mais ce qui est nouveau, c'est

146 PSE ME F NXlT

 que l'autoportrait se fait de plus en plus récit et qu'il
permet au protagoniste de parler de lui en parlant
depuis le tableau qui le représente. Initialement, le
peintre recourait à la demi-figure avec mains parlantes
pour exprimer son travail de peintre. Nous verrons
dans un prochain chapitre des exemples relatifs à cet
usage. Observons, en attendant, un ou deux cas plus
ILL 117 particuliers. L'autoportrait de Giorgio Vasari, qui fut
exécuté selon toute vraisemblance après la publication
de ses Vies en 1550, se sert de la position des mains
pour marquer son activité d'écrivain. Sur l'effigie de
ILL 118 Philippe de Champaigne - celle que nous connaissons
est une copie due à son neveu, exécutée en 1668 -, la
main droite est tournée vers la poitrine en geste de
satisfaction et d'affirmation de soi. On trouve la même
Ill. ll9 posture dans l'autoportrait de Luca Giordano, exécuté
vers 1665: là, le geste sert, en plus, à souligner la pré-
sence d'un collier, signe probable de quelque décoration
honorifique ou, plus simplement, de sa foi religieuse. La
Ill. 140 main droite de Jean Étienne Liotard est certainement
« parlante » elle aussi: dans son autoportrait daté vers
1770, l'excentrique peintre genevois sourit au specta-
teur. Il semble lui adresser un clin d'œil et l'inviter à
regarder quelque chose qui se situe en dehors du
tableau, peut-être les œuvres de son atelier. La même
attitude, sérieuse cette fois, se rencontre chez Anton
Ill. 141 Raphael Mengs: sur son tableau de 1775, il se repré-
sente le regard absent, en train de dialoguer avec
quelque interlocuteur extérieur. Il indique une chose
qui se situe devant lui, dans l'espace même où se trouve
le spectateur, une chose qui pourrait être un dessin
puisque, dans la main droite, le peintre tient un album
d'esquisses.
Avec la configuration (d), la figure de trois 141
quarts, les possibilitès narratives s'accroissent encore, Raphael Mengs
du fait du gain d'espace supplémentaire. Il s'agit d'un Autoportrait, vers' 775
modèle plus tardif, qui s'est imposé avec la peinture Huile sur bois. 102 x 77 cm
saint-Pétersbourg,
baroque et qui permet l'élaboration de scènes ostensi-
musée de l'Ermitage
blement théâtrales. Arrêtons-nous, là aussi, sur quelques
Ill. 142 exemples. L'autoportrait de Salvator Rosa, réalisé en
1641, nous montre un personnage mélancolique
140
- nous pourrions même dire « hamlétique », vu la
Jean Étienne Liotard
coïncidence des dates avec l'activité de William Sha-
Uotard riant, vers 1770
kespeare - qui tient dans la main droite une pierre sur
Huile sur toile. 84 x 74 cm
laquelle sont gravès les mots aut tace aut loquere meliora Genève, musée d'art
silentio. Cette inscription latine s'accorde parfaitement et d'histoire de la Ville

149
 '4142

Salvatol'" Rosa
Autoportrait, 1641
Huile sur bois, 116,3 x 94 cm
Londres, National Gallery

143 ..

Antoon Van Dyck

Autoportrad, vers 1620
Huile sur toile,
116,5 x 93,5 cm
Saint·Pétersbourg,
musée de l'Ermitage

avec la philosophie de « l'art de se taire» en vogue au
XV1\' siècle. L:attitude d'Antoon Van Dyck est aux anti-
ILL t43 podes de celle de Rosa. Sur son autoportrait de jeu-
nesse (vers 1620), le peintre se présente vêtu d'un bel
habit de soie - son père possédait un commerce floris-
sant d'étoffes précieuses - dans la pose élégante d'un
courtisan, digne d'un bal à la Cour (on remarquera le
port de la main gauche qui prend appui sur la hanche).
La main droite, fuselée, aux doigts écartés en signe de
noblesse, touche une colonne tronquée. Au vu de ce
détail, certains historiens ont proposé de dater le
tableau de 1622, l'année de la mort de son père, mais
l'hypothése ne paraît guère convaincante. Il s'agit peut-
être d'un autre signe « philosophique }} sur la vanité de

151
 la vie (rappelons que Van Dyck était issu d'une famille
assez religieuse et que certains de ses frères et sœurs
étaient au couvent). La figure de trois quarts a connu
un développement important aux XIX' et XX' siècles, en
raison de ses capacités narratives. On le constate aisé-
Ill. 144 ment avec le très bel autoportrait d'Edgar Degas, daté
de 1863, dans lequel l'artiste apparaît sur le point de
sortir ou de rentrer chez lui: dans la main droite, il
tient une paire de gants ainsi que son chapeau qu'il
s'apprête à porter ou à poser, tandis que la main gauche
est glissée dans une poche de son pantalon. Le peintre,
à l'évidence, recherche ici l'" instantané ». Et l'on voit
bien, dans ce tableau, l'intérêt qu'il porte à la décompo-
sition du temps et qui le conduira à se passionner
.Jll. 145 pour la photographie. L'autoportrait d'Amedeo Modi-
gliani, qui constitue probablement la dernière œuvre de
l'artiste (1919), est tout aussi" instantané ». Le sujet
est assis sur une chaise et tient sa palette dans la main
Ill. 146 droite. Il n'en va pas de même de la pose de Georg
Grosz, dans son autoportrait de 1927. Elle se veut plu-
tôt oratoire: son geste d'avertissement ne déparerait
pas dans un meeting politique.

.,44 "'145 146

Edgar Degas Amedeo Modigliani Georg Grosz

Autoportrait, 1863 Autoportrait, 1919 Autoportrait, 1927
Huile sur toile. 92,1 x 69 cm Huile sur toile, Huile sur toile,
Lisbonne, Museu Calouste 105 x 100 cm 98x79cm
Gulbenkian Sâo Paulo. Museu de Arte Berlin, Berlinische Galerie

152
.. 147

Rembrandt
Autoportrait au chien, 1646
Huile sur toile, 66.5 x 52 cm
Paris. Petit Palais

Théodore Géricault
Portrait d'un artiste
dans son atelier
Huile sur toile, 147 x 114 cm
Paris, musée du Louvre

155
 La dernière catégorie (e) est celle de la figure
entière. Les observations que nous avons formulées
précédemment quant à la plus grande capacité de
raconter s'appliquent mieux encore à ce schéma. La
conquête de l'espace est totale désormais. Elle permet
à l'artiste d'élargir les limites de la scène à des lieux
149 .. extérieurs et de flanquer le personnage d'autres figures
Jacob Jordaens importantes pour ses relations sociales. On comprend
Autoportrait avec la famille, que ce modèle s'affirme, lui aussi, au XVII' siècle, comme
1621-1622
représentation de l'artiste et de sa famille. Trois cas
Huile sur toile, 181 x 187cm
Madrid, museo dei Prado
sont particulièrement intéressants: ceux de Pieter Paul
Rubens, Jacob Jordaens et Rembrandt Harmenszoon
Van Rijn. Le premier a produit plusieurs autoportraits
avec des membres de sa famille, des amis ou des
connaissances significatives (pour une analyse plus
détaillée du cas Rubens, nous renvoyons au chapitre
consacré à l'autoportrait et à l'autobiographie). Jordaens
ILL. 149 applique le même schéma dans son Autoportrait avec la
famille de 1621-1622: son effigie, campée sur la droite,
légèrement en retrait, sert à indiquer le système des
rapports de parenté et leur étroite connexion. En un
Ill. 147 sens, l'Autoportrait au chien de Rembrandt (1646) est
assez comparable: il inaugure, en tout cas, la figure de
l'artiste associé à son propre animal de compagnie. Il va
de soi que le schéma de la figure entière trouve de mul-
tiples applications dans les périodes modernes. Il faut
mentionner, parmi les nombreux exemples, un magni-
ILL. 148 fique autoportrait de Théodore Géricault - même si,
aux yeux de certains critiques, le sujet est controversé-
dans lequel l'auteur nous montre l'idée de la mélancolie
(que nous avons déjà observée en d'autres occasions)
associée avec cohérence à l'image de l'artiste dans
l'atelier: la palette est accrochée au mur et parmi les
instruments du peintre figure un crâne, symbole de la
vanitas. Nous trouvons jusqu'en Extrême-Orient des
extensions de cette configuration typiquement occi-
ILL. 150 dentale: dans un bel autoportrait, Katsushika Hokusai,
le plus célèbre de tous les artistes japonais, la met en
œuvre à la manière nipponne, en la traçant à l'encre
sur papier (vers 1830).
Revenons sur les cinq catégories que nous avons
jusqu'à présent examinées. On peut affirmer, en conclu-
sion, que l'évolution du portrait, de la simple tête sur
fond neutre à la figure entière, se déroule selon une
sorte de « progrès» historique, par étapes successives.
C'est un aspect important car il permettra de démontrer

156
,

"'1

- ...
l
11
d
JI
1 1

n @
<4150 ultérieurement que la conquête de la profondeur, ou de sémiotique pour définir ce que l'on appelle focalisation,
Katsushika Hokusai l'espace, est en même temps la conquête du mouve- un terme qui embrasse différents aspects théoriques:
Autoportrait sous la forme
ment et de l'action. On notera en effet que les cinq on désigne ainsi, par exemple, toute délégation faite
d'un vieillard, vers 1830
Estampe
étapes que nous avons décrites coïncident avec cinq par l'auteur à un personnage du texte (du tableau),
Paris, musée Guimet types de cadrages relatifs à des parties du corps qui qui constitue notre point de vue projeté dans le texte;
produisent elles-mêmes certains types de mouvement. une focalisation, c'est aussi, à un niveau narratif, toute
On peut les récapituler ainsi: procédure qui cerne, par approches successives, la
localisation spatio-temporelle du récit (une sorte de
tête et fond neutre mouvement des zoom en avant) ; enfin, on entend également par foca-
yeux et des lèvres lisation l'opération qui délimite, découpe ou souligne
buste aux mains immobiles mouvements le focus du discours - autrement dit, qui privilégie les
faciaux et torsion contours de certains éléments au détriment d'autres
du cou éléments".
demi-figure aux mains parlantes idem + mouvement C'est cette dernière acception qui est la plus per-
du bras et torsion tinente, au regard de la série de phénomènes picturaux
du buste que nous avons mis en évidence. Cette optique, toute-
trois quarts idem + mouvement fois, n'exclut pas les deux autres: au contraire, elle s'en
des jambes en lieu trouve même d'une certaine manière confirmée. Nous
et place devons en effet observer qu'à la conquête de l'espace du
figure entière idem + déambulation tableau (qui procède en élargissant le cadrage, depuis le
visage jusqu'à la figure entière) correspond une
On peut aisément relier cette première équation à conquête de l'espace dans le tableau. En termes photo-
une seconde, relative aux espaces dans lesquels jouent graphiques ou cinématographiques, on pourrait dire
les personnages : que, lorsque l'on passe à un cadrage plus complexe de
la figure humaine, on passe aussi à une profondeur de
tête et fond neutre espace du visage champ plus grande. Dans la représentation picturale, les
buste aux mains immobiles rebord d'une fenêtre objets disposés sur la scène sont de plus en plus « libres
vue de l'extérieur de bouger», et nous voyons leur corps et leurs espaces.
demi-figure aux mains parlantes espace à la hauteur Mais, du coup, la compétence du spectateur par rapport
des hanches, fenêtre, à la scène représentée s'accroît également, soit du point
espace à l'horizon de vue pragmatique (on comprend les mouvements et
trois quarts espace à la hauteur le rôle des objets), soit du point de vue cognitif (on sait
des genoux, second comment et pourquoi regarder ce qui est décrit dans le
plan tableau). D'une focalisation exclusive ([oeus sur le
figure entière espace total, inté- visage du portraituré, fond anonyme ou flou), on passe
rieur et extérieur à une focalisation que nous qualifierions volontiers de
« distributive » (le focus est déterminé par la hiérarchie
Mouvement et espace sont, en substance, le des objets et par leurs relations syntactiques), tant à
fruit d'une même opération, une opération que, méta- l'intérieur du tableau (relations dans la profondeur de
phoriquement, nous pourrions appeler « mise au champ) que sur le tableau (relations géométriques et
point ». Cette métaphore est fréquemment utilisée en topologiques ).

159
 CHA IRE" 5
[artiste et son double
L'AUTOPORTRAIT ET LE5 CONTRADICTION5 DU MIROIR
<Ill 151
Johannes Gump
Autoportrait, 1646
Huile sur toile, 88,5 x 39 cm
Florence, galerie des Offices
LE MIROIR
la critique, en général, s'accorde à admettre qu'il existe
un fondement technique et matériel à la naissance de
l'autoportrait. Il s'agit de la diffusion du miroir en verre
qui connaît un développement sans précédent à partir
du XV' siècle et devient au XVI' siècle, à Venise, une
industrie florissante, capable de fournir toute l'Europe.
Le miroir, dont la fonction première est de servir à la
toilette personnelle, est connu depuis l'Antiquité.
Inventé, semble-t-il, par les Égyptiens vers 2500
avantJ.-c., il était constitué d'une surface réfléchissante
plane en métal (or, argent ou bronze). Il fut très prisé des
Grecs, ce qui ne surprend guère quand on sait l'intérét
qu'ils portaient à la beauté physique. Il s'est ensuite
transmis aux cultures étrusque et romaine. Le miroir de
verre, lui, fut inventé en Allemagne autour du XIII' siècle,
mais ce n'est encore qu'un miroir sphérique, obtenu par
la découpe d'une boule de verre: il est concave si la sur-
face réfléchissante est la surface plane, convexe dans le
cas contraire. Ce sont les Flandres qui, au xv' siècle,
produisent le plus grand nombre de miroirs sphériques.
Plusieurs œuvres d'art flamandes portent la trace de
cette industrie: le Saint Éloi orfévre de Petrus Christus,
le Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, mais aussi et
surtout - nous avons eu l'occasion de le mentionner -le
Portrait des époux Amolfini de Jan Van Eyck, dans lequel Ill. 38. 46
le miroir est utilisé comme source de l'autoportrait caché.
On notera enfin que la véritable diffusion du miroir en
verre plan de Murano, connu depuis quelques siècles
déjà, correspond précisément à la naissance de la pers-
pective" mais aussi à celle de l'autoportrait, ce qui
161
 semble suggérer, entre autres, une possible connexion
entre cette technique artistique et ce genre pictural.
Examinons plus avant cette possible connexion,
en nous rappelant, pour commencer, qu'il existe un
fondement théorique à la base de l'autoportrait, qui
remonte à la théorie de la perspective: l'artiste, dès lors
qu'il doit, comme disait Alberti, reproduire la réalité
projetée sur une surface réfléchissante, n'a pas d'autre
possibilité de se représenter qu'en regardant dans un
miroir. En d'autres ter.mes: qu'en se regardant. Nous
pounions dire, en recourant au vocabulaire du cinéma,
que l'autoportrait est théoriquement caractérisé par la
présence d'un {{ regard-à-la-caméra », d'un regard qui
coincide exactement avec le point de vue du tableau'"
Mais comme le point de vue est supposé coincider à son
• tour avec le regard du spectateur (qui coincide de son
côté avec le regard de l'auteur), il en résulte que le por-
traituré regarde celui qui le regarde en train de le regar-
der. Au fond, chaque regard-à-Ia-caméra dit: «je te
regarde me regarder.»" Dans le cas de l'autoportrait,
nous avons donc une coincidence entre un {{ je te
regarde en train de me regarder » et un «je me regarde
en train de me regarder». Il s'agit, on le voit, d'une
ambiguité schizophrénique qui engendre une perver-
sion de l'échange communicatif'8.
Il nous faut revenir, si l'on veut mieux éclairer le
concept, sur la façon dont la Renaissance comprend la
surface d'un tableau. À l'époque, la toile, le panneau de
bois ou le mur de la fresque sont considérés comme un
miroir sur lequel est réfléchie l'image de la réalité. Et le
peintre ne fait que ({ mimer» cette surface réfléchis-
sante. L'image de l'autoportrait n'est pas une simple
réflexion du réel, mais bien la réflexion d'une image
réfléchie"'. Si nous appelons R le réel, M le miroir et T
le tableau, il s'ensuit que le parcours qui conduit à
l'image peinte devrait être: R - M - T. Le peintre, s'il
veut être fidèle à la règle générale de la production, doit
donc se représenter de façon à ce que: (a) il puisse se
regarder dans un miroir M en prenant la pose R; (b) le
miroir M, qui le reflète, soit plaCé dans une position
telle que T puisse à son tour le réfléchir et pour cela, il
faut que M ne soit pas parallèle à T mais qu'il occupe un
angle au moins légèrement différent; (c) le tableau T
s'affir.me comme un miroir qui réfléchit un miroir mais
s'en défend à la fois, sinon le second miroir devrait pré-
senter deux reflets superposés, celui du miroir M et
162
celui du peintre qui non seulement est en train de se
regarder dans M, mais est en train de travailler sur T.
À ce stade, deux observations s'imposent. La pre-
mière: s'il veut rendre compte de la double spécularité
selon les lois de la géométrie, le peintre en train de se
dépeindre doit nécessairement adresser un regard « à la
caméra» - le seul regard qui exprime un « se regarder
regarder» - et opérer une torsion de son cou par rap-
port à son buste. La seconde: il ressort du paradoxe
évoqué au point (c) que le peintre ne saurait se repré-
senter autrement que comme un artiste en train d'exé-
cuter son œuvre, puisque l'affir.mation et la négation de
la réflexivité du tableau l'obligent à affir.mer et à nier à
la fois sa propre présence dans l'acte de production. La
contradiction est intéressante: tous les autoportraits qui
ne montrent pas le peintre en train de se peindre appa-
raissent automatiquement comme des « autoportraits »
exécutés par quelqu'un d'autre, et donc comme des por-
traits qui documentent la volonté d'un autre peintre de
rendre hommage à l'artiste.
Évidemment, l'hypothèse que nous venons
d'avancer peut être aisément démentie par l'expérience
(les scientifiques appellent cette procédure « falsifica-
tion »). D'abord, il existe de nombreux autoportraits qui
ne regardent pas le spectateur. Ensuite, il en existe
beaucoup qui le regardent sans tourner la tête. Il en
existe de nombreux autres qui se présentent avec la tor-
sion du cou, mais sans l'inversion de la droite et de la
gauche. Et de nombreux, encore, dans lesquels l'artiste
n'est pas du tout en train de travailler à son propre auto-
portrait. Enfin, on trouve des portraits qui conjuguent
les trois ingrédients (regard à la caméra, torsion du cou,
inversion de la droite et de la gauche) mais ne sont pas
pour autant des autoportraits. Cela posé, notre hypo-
thèse conserve une certaine cohérence: elle est même,
logiquement, la seule manière possible d'appréhender le
rapport entre l'auteur et son œuvre. Et les cas que nous
venons de citer ne sont rien d'autre, au fond, que des
façons de jouer sur ce rapport.
Examinons le premier cas, celui de l'autoportrait
qui ne regarde pas « la caméra» (ou le spectateur).
C'est comme si, dans le discours, le sujet qui parle n'uti-
lisait pas la première personne (<< je »), mais la troisième
(<< il »). L'auteur prend ses distances avec lui-même et
se représente comme dans un portrait historique. La
littérature offre des exemples comparables. Nous n'en
 •

citerons qu'un seul, divertissant au demeurant: celui

conçu par le sémiologue Roland Barthes en 1975. Dans
{{ Roland Barthes par Roland Barthes ", une recension
qu'il a livrée à La Quinzaine, l'auteur se traite comme
une tierce personne et joue, tout au long de l'article, sur
le rapport je/il60 . Nous sommes en face du cas le plus
évident de transfonnation du discours direct en dis-
cours historique (où la troisième personne n'est plus
quelqu'un qui parle). En peinture, le mécanisme consiste
à transformer l'autoportrait en portrait et celui-ci en
biographie. Nous avons déjà évoqué cette catégorie au
cours du chapitre précédent, et nous y reviendrons
bientôt pour étudier plus avant les intentions auto-
biographiques des artistes qui se représentent.
Deuxième cas, celui de l'autoportrait qui regarde
le spectateur sans tourner la tête. !ci, la transfonnation
est simple: l'autoportrait est seulement un portrait et
les (quelques) traces de son élaboration sont effacées.
Ce modèle peut être appliqué et compliqué à l'envi,
puisque l'autoportrait devenu portrait peut également
se transfonner en porrrait {{ sous les traits de ". C'est le
cas de plusieurs autoportraits délégués, fort célèbres,
que nous avons déjà mentionnés. On se remémorera
Ill. 84 l'exemple de l'autoportrait de Dùrer en Christ, daté
symboliquement « 1500" mais exécuté en 1505. Ce
tableau comporte une complication supplémentaire: les
yeux y sont traités comme des yeux réfléchissants. De
ce fait, ils introduisent une ambiguïté dans l'image: 11 Y a donc, en substance, deux temps qui se super- 152

comme le protagoniste se mire dans un miroir, on posent: le temps de l'image et le temps de l'art. Cette Marcia la Romaine.
1438
devrait retrouver le miroir dans ses pupilles. Au lieu de idée est confinnée par l'existence de nombreux portraits
Enluminure. dans Boccace.
cela, on y voit la pièce qui le contient. Si l'image doit de peintres occupés à exécuter leur autoportrait. Le plus Les Femmes nobles
être comprise comme un portrait (le tableau serait ancien témoignage de ce genre est une miniature fran- et renommées
donc son miroir), alors les yeux révèlent l'invisible, ce çaise du XY' siècle représentant une artiste, Marcia la (De mulieribus claris)

qu'il y a derrière le tableau. Si l'image, au contraire,
est comprise comme un autoportrait (le tableau serait
donc le miroir d'un miroir), alors les yeux révèlent sur
le tableau ce que le tableau nie, c'est-à-dire ce qu'il y a
devant le tableau. Et ainsi de suite, au d'une combi-
natoire absolument vertigineuse.
Troisième cas, celui où l'inversion de la droite et
de la gauche est marquée. !ci, la double spécularité est
niée et ce que l'on voit dans le miroir, c'est un reflet
direct. Mais comme il existe des indicateurs de la
réflexion, on en déduit que la stratégie consiste à signi-
fier l'instantanéité du portrait par rapport à sa production
en tant qu'image, et la durée du temps de la peinture.
Romaine, en train de peindre son propre autoportrait, Paris. Bibliothèque nationale
de France, Ms. Fr. 598
où le jeu de l'ambiguïté est parfaïtement montré. La
fol. 100v
femme se regarde dans un miroir et peint sur un pan-
neau l'image qu'elle voit. l.:image n'est pas inversée: le
panneau n'est donc pas un miroir qui refléteraït un
miroir. Mais elle n'est pas complète: elle montre la
coexistence des deux temps, la ponctualité du reflet et
la durativité de la peinture. Toutefois, le panneau sur
lequel peint Marcia pourrait aussi bien être un miroir:
la façon dont il est disposé, incliné sur le meuble, rap-.
pelle une glace de table de toilette. La nature de l'objet
est donc peu définie et c'est précisément cette incerti-
tude qui est ici montrée·'.

163
 Quatrième cas: le portrait qui regarde le specta-
teur, tourne la tète, inverse la droite et la gauche, mais
qui n'est pas un autoportrait. Là, les choses sont plus
compliquées. On peut expliquer de diverses manières le
détournement de l'échange communicatif. Par exemple,
on peut faire appel aux catégories du «je narrant» et
du «je narré », telles qu'elles ont été développées par
Gérard Genette" (le ({ je narrant», dans un récit, est
tout simplement l'auteur qui parle; le «je narré » est un
personnnage inventé, qui raconte l'histoire à la pre-
mière personne). On peut également sugérer l'idée que
le genre-portrait est toujours un texte qui raconte expli-
citement une histoire, mais qui, au même temps, parle
aussi d'un autre texte, c'est-à-dire renvoie à quelque
théorie plus abstraite. En ce qui concerne notre portrait
en fonne d'autoportrait, c'est la nature de la pose de la
personne représentée qui peut nous permettre de le
définir ainsi. Elle est, en effet, une simulation de la pose
propre à l'autoportrait.
Mais s'agit-il vraiment d'une simulation? La
pose ne serait-elle pas elle-même interprétable comme
un texte qui cite la structure de l'autoportrait (du
reste, le personnage représenté est théoriquement
posté devant un miroir). Il y a là quelqu'un qui assume
l'activité communicative (il regarde le spectateur: et
donc c'est comme s'il disait ({ je ») ; il Y a là aussi des
indicateurs qui renvoient à la situation et aux circons-
tances relatives à la production du texte (<< je suis ici »,
«je vous parle maintenant»). La structure typique de
l'autoportrait est dans le même temps le «scénario»
d'un autre texte - le portrait - dont il fournit le mode
d'emploi. Cette dualité est une condition assez fré-
quente (on peut même se demander si elle ne serait
pas, au fond, une règle) des textes visuels. Alors que le
scénario, dans un texte écrit, est simplement fondé sur
des implications du texte lui-même, dans une image il
153
est, en général, effectivement produit, et il a toutes les
Jan Van Eyck
L'Homme au turban, caractéristiques pour être pleinement qualifié de
vers 1433 texte6] L'ambiguïté de ce modèle est confirmEfe par la
Huile sur bois, 33,1 x 25,9 cm tradition de l'histoire de l'art. Il arrive souvent qu'en
Londres, National Gallery
l'absence de documents sur le nom du sujet repré-
senté, la critique émette l'hypothèse qu'il pourrait
s'agir d'un autoportrait. Le cas le plus connu est sans
doute l'Homme au turban de 1433, deJan Van Eyck, Ill.15l
souvent considéré, y compris par Erwin Panofsky6",
comme une effigie de l'artiste.

164

CbuMul M.dd.Beunc
Un français peint par lui - même.
PORTRAITS DE MIROIRS
Revenons à la question du miroir qui constitue, pour les
artistes, un véritable défi théorique à la représentation,
en raison, justement, des contradictions qu'il induit.
Penchons-nous tout d'abord sur la façon dont l'artiste
devrait, dans J'absolu, faire son propre portrait. Johannes
Gump, un peintre autrichien dont on ne connaît à peu
ILL 151 près rien en dehors, précisément, de son effigie (1646),
nous en offre une superbe illustration. I:artiste apparaît
de dos au moment même où il s'observe dans le miroir
154
Honoré Daumier
SCènes d'ateliers: Un França;s
peint par lui-même, 1848
lithographie. 23,5 x 19,7 cm
san Francisco, Fine Arts
Museums, Bruno and
sadie Adriani Collection
et restitue, dans le même temps, son image sur un
tableau. Les deux faces - celle du miroir et celle du
tableau - sont légèrement et subtilement différentes: la
première a le regard dirigé vers la droite et la seconde le
regard, oblique, tourné vers le spectateur. La contradic-
tion est résolue dés lors que l'on pense au point de vue
de ce dernier: si la scène était réelle, le spectateur ver-
rait le protagoniste dans la perspective que renvoie le
miroir. Sur le tableau, au contraire, c'est la perspective
du peintre qui est reproduite, par le biais d'une savante
projection. Le jeu, cependant, ne s'arrête pas là.
165
 Le regard du personnage dans le miroir a pour
point de mire le tableau, et celui du personnage peint a
pour point de mire le peintre que nous voyons de dos.
La subtilité est admirable: un premier faisceau de
regards part de l'artiste qui se regarde dans le miroir et
se reproduit ensuite sur la toUe. Le miroir, de son côté,
"155 jauge la toile, et la toile jauge l'artiste. Nous sommes en
Norman Rockvvell présence de deux interrogations symétriques, celles-là
Triple Autoportrait, 1960 même que le sens commun formule à propos de n'im-
Huile sur toile, porte quel portrait: le portrait ressemble-t-il au portrai-
114,2 x 88.8 cm
Stockbridge, Massachusetts,
turé? Le portraituré ressemble-t-il au portrait? D'autres
Norman Rockwell Museum petits détails viennent compléter le jeu conceptuel de
Gump. L'image réfléchie, par exemple, apparaît tout à
fait terminée: elle reproduit, entre autres traits, la veste
et le col blanc de l'homme de dos. Le portrait, lui, n'est
pas achevé: ces deux détails, en effet, sont à peine ébau-
chés. Par ailleurs, la contradiction temporelle est évi-
dente: ni la toUe ni le miroir ne restituent le pinceau et
la palette, ce qu'ils devraient faire s'il y avait simultanéité
entre la réflexion et la reproduction. Dans le miroir, on
trouve donc l'artiste en train de poser avant l'exécution
de son œuvre; dans la toile, la reproduction mnémo-
nique de cette figure, et dans le tableau complet, le cycle
de production de l'autoportrait.
Ce tableau, plus que son auteur, est resté célèbre
dans les annales de la critique d'art, d'autant plus qu'il
était exposé aux Offices, à l'intérieur de l'illustre galerie
des autoportraits du Corridoio Vasariano. C'est pour-
quoi nous le retrouvons implicitement cité dans deux
autres œuvres au moins. La première, signée Honoré
Daumier, n'est pas un autoportrait de l'artiste mais une
caricature qui fait partie d'une série de gravures de 1848,
Ill. 154 intitulée Scènes d'ateliers: la scène nO 2 - Un Français
peint par lui-même - nous montre un peintre aux prises
avec son reflet dans le miroir, mais il n'y a pas une.
exacte correspondance entre les deux images (celle du
miroir, celle de la toile) et la figure qui nous tourne le
dos. La seconde œuvre est plus récente: il s'agit d'un
Ill. 155 tableau que l'artiste américain Norman Rockwell a exé-
cuté en 1960. Les similitudes avec Gump sont très
nombreuses: l'artiste, de dos, regarde dans le miroir
tout en peignant. Mais l'image réfléchie - alors qu'elle
correspond bien à la figure représentée de dos, tant par
la pose que par les traits distinctifs (elle porte des
lunettes) - n'est pas exactement l'image peinte: celle-là
ne porte pas de lunettes. Le portrait semble plutôt
dériver de l'étude préparatoire placée sur le rebord
gauche de la toile. Tout porte à croire que l'artiste est en
train d'observer attentivement un détail de son image
dans le miroir, à seule fin de l'ajouter ou de le corriger
sur la version qu'il a déjà réalisée. Il semble aussi que
l'autoportrait soit le fruit d'une longue recherche: en
témoigne la présence de quelques autoportraits de
peintres célèbres, sur le pan droit de la toile (Dürer,
Rembrandt, Picasso, Van Gogh), et de l'album illustré
posé devant le miroir, album dans lequel on ne dis-
tingue rien de précis mais dont on peut penser qu'il
s'agit d'un livre d'art. On aura noté que la figure peinte
-
n'est pas achevée (comme chez Gump) et qu'elle recèle
déjà certaines incohérences: on pense à la position de la
pipe, entre les lèvres de l'auteur, mais aussi au fait que
la chemise et la palette ne sont pas du tout représentées.
Autre modèle possible: celui qui consiste à
confondre l'image représentée et le miroir, comme si
l'œuvre était le portrait d'un miroir réfléchissant et non
la copie de celui-ci. Deux très beaux exemples du
XVIll' siècle peuvent illustrer ce schéma. Le premier est
un autoportrait de Jean-Baptiste Siméon Chardin, pro-
bablement exécuté peu avant sa mort, qui fait série avec
deux autoportraits réalisés quelques années plus tôt
selon la même technique et dont il existe - cela vaut
aussi pour les autres autoportraits - deux autres ver-
sions. Partout, l'artiste est en tenue de travail et porte
des bésicles. Dans la première version, il se présente de
trois quarts, le regard tourné vers le spectateur, et rien
ne nous dit qu'il est en train d'observer un miroir. Dans
la deuxième version, il est coiffé d'un « abat-jour » Ill. 343
- une visière - et regarde droit devant lui mais rien
n'indique, là non plus, qu'il porte son attention vers une
surface réfléchissante. Troisième version: le peintre, qui Ill. 156
a introduit un chevalet, tient dans la main, à la verticale,
un pastel rouge comme s'il était en train de prendre les
mesures de quelque chose pour en reporter les propor-
tions sur sa toile. C'est là que l'idée du miroir apparaît
le plus clairement. Trente ans plus tôt,Joshua Reynolds Ill. 151
avait peint un autoportrait (vers 1747-1749) qui se
distinguait par la pose, inhabituelle et ingénieuse, de
l'artiste: la palette en main, celui-ci regarde en effet
dans la direction du spectateur et met sa main en
visière pour abriter ses yeux de la lumière. On pourrait
légitimement penser qu'il est en train de composer un
paysage en plein air et que la lumière est celle du
167
 ..

.'

156

Jean-Baptiste
Siméon Chardin 157 ..

Autoportrait, 1779 (7) Joshua Reynolds

Pastel sur papier, Autoportrait, vers 1747·1749
40,7 x 32,5 cm Huile sur toile, 63,S x 74,3 cm
Paris, musée du Louvre. Londres,
cabinet des Dessins National Portrait Gallery

168 l;C v
 <IIi 158

Rembrandt
Autoportrait, 1633
Huile sur toile, 60 x 47 cm
Paris, musée du Louvre

Charles Le Brun
Portrait présumé
de l'artiste présentant celui
d'un militaire. vers 1650
Huile sur toile, 104 x 85 cm
Versailles, musée du Chateau

170 E T SO D L
 soleil... Si ce n'est que le regard, ici, n'est pas perdu
dans le lointain mais rapproché et que la lumière, qui
vient d'une fenêtre, est en fait concentrée et réfléchie
par un miroir. Ce type d'autoportrait connut un grand
succès auprès des artistes: nous le retrouverons par
exemple en 1889, précisément cité dans un autoportrait
de Thérèse Schwartze.
Il existe une autre façon de faire allusion à un
miroir. Très en vogue dans l'art baroque, cette solution
suggère l'idée que l'autoportrait serait en vérité le por-
trait d'un reflet. Trois exemples du XVIII' siècle peuvent
illustrer ce nouveau schéma. Le premier est de la main
Ill. 158 de Rembrandt. Il s'agit d'un autoportrait ovale de 1633,
inséré dans un cadre doré. Même si ce dernier n'est
peut-être pas original, il contribue à souligner l'effet de
mimétisme: le cadre ressemble à celui d'un miroir. Du
point de vue matériel, le phénomène s'expliquerait
assez bien: c'est justement au XVII' siècle que l'on voit
s'accroître la production de miroirs et que l'on invente
la grande glace, qui est habituellement ovale et enca-
drée. Curieuse coïncidence: les nouveaux miroirs font
penser à des tableaux, mais ce portrait-ci fait penser à
un miroir. Le cas de Charles Le Brun et de son Portrait
Ill.159 présumé de l'artiste présentant celui d'un militaire, exécuté
au milieu du siècle, est encore plus évident: là aussi, la
forme du cadre vient accentuer la ressemblance avec le
miroir, d'autant qu'il est doublé par la présence d'un
second cadre, octogonal. Le Brun regarde dans la direc-
tion du spectateur et lui montre son œuvre, mais le
geste est ambigu, parce qu'il est aussi en train de se
regarder lui-même, les mains occupées à tenir le
tableau. La figure est donc le portrait d'une image spé-
culaire. La solution imaginée par ]usepe de Ribera dans
son Philosophe au miroir (1635) ne manque pas non
plus d'ingéniosité. J.:artiste en philosophe se présente de
trois quarts, de dos, mais son visage est reconnaissable:
il apparaît dans l'image spéculaire, le fameux speculum
qui est, entre autres, la métaphore de la sagesse. 161

Dans l'art moderne et contemporain, le thème du Pierre Bonnard

reflet et de sa représentation a intéressé - plus que Autoportrait dans la glace

du cabinet de toilette. 1935
l'image de soi - de nombreux artistes. Toulouse-Lautrec, ... 160
Huile sur toile. 73 x 51 cm
par exemple, l'a traité d'une belle manière dans Henri de Henri Paris, Musée national d'art
de Toulouse-Lautrec
Ill. 160 Toulouse-Lautrec par lui-même (1880). On y voit, au moderne. Centre Pompidou
Henri de Toulouse-Lautrec
premier plan, une console avec divers objets et à l'arrière, 1880
de trois quarts, tournant les yeux vers le spectateur, Huile sur carton, 40,3 x 32,4 cm
l'artiste. De prime abord, on ne pense pas à un reflet. Albi, musée Toulouse·Lautrec

173
 <4162

Lucian Freud
Tête d'homme
(self portrait 1), 1963
Huile sur toile, 53,3 x 50,8 cm
Manchester, the Whitworth
Art Gallery

Et pourtant, il s'agit bien d'un miroir. On n'en prend
conscience qu'au moment où l'on note que le candé-
labre, sur la droite, est réfléchi et que l'objet sur la
gauche montre non pas son endroit mais son revers
Ill. 161 dans le reflet. Le même jeu sous-tend l'Autoportrait dans
s'est le plus aventuré dans l'analyse du reflet est sans
doute Lucian Freud. À partir des années 1960, il a
entrepris une série d'autoreprésentations qui portent
toutes le titre de Refleetion (self portrait) et dont la pre-
mière, peut-être, date de 1963. La dénomination est 163"

la glace du cabinet de toilette de Pierre Bonnard, achevé
en 1935, mais préparé quelques années plus tôt par un
Autoportrait au miroir, dans lequel la surface réfléchis-
sante, apposée sur un mur en brique, révèle l'intérieur
de l'atelier. De tous les artistes contemporains, celui qui
significative: elle atteste bien l'intention de l'artiste de Lucian Freud
Reflet avec deux enfants,
représenter un reflet avant de se représenter lui-même.
1965
La technique obéit au même principe: partant du Huile sur toile, 91,5 x 91,5 cm
constat que les figures sont toujours légèrement défor- Madrid, Museo
mées dans un miroir, l'auteur cherche à reproduire cette Thyssen-Bornemisza

174
 III 163 idée-là. Le spectaculaire Rejlet avec deux enfants de 1965
va dans le même sens. Là, l'image est celle qui résulte
de la surface d'une pièce d'eau vue d'en hau!. La distor-
sion est plus prononcée et Lucian Freud réussit à la tra-
duire avec beaucoup de justesse. On notera que le
thème du personnage se mirant dans une flaque d'eau est
le même que le fameux mythe de Narcisse, qui est tenu,
depuis Pline, pour le mythe d'origine de la peinture.
VIRTUOSITÉS ET JEUX DE MIROIR
Il existe également des autoportraits dans lesquels ce
qui importe avant tout, aux yeux de l'artiste, c'est le jeu,
virtuose, de la représentation picturale du miroir lui-
même. Il ne faut pas oublier qu'il est trés difficile de res-
tituer l'image d'une surface réfléchissante. Cette surface
en effet n'a pas d'image propre: sa nature même est de
porter les images extérieures et de capturer la lumière
comme si celle-ci était interne, alors que la source en est
tout à fait extérieure. Le miroir sphérique, lui, représente
un défi supplémentaire, parce que sa forme déforme
l'image selon un système projectif assez complexe.
Nous avons vu que la peinture flamande du xv' siècle
constitue un véritable « vivier d'images spéculaires
concaves et convexes. Cependant, l'artiste qui en offre
la meilleure interprétation est un Italien du XVI' siècle:
il s'agit de Francesco Mazzola, dit le Parmesan. Dans
Illl64 son Autoportrait de 1523, il fait preuve d'une extraordi-
naire virtuosité technique en simulant à l'huile, sur la
surface d'un petit panneau circulaire, la courbure d'un
miroir convexe, obtenant ainsi un autoportrait en forme
de trompe-l'oeil. L'oeuvre, que l'artiste conçut comme
un échantillon de son art pour le pape Clément VII, lui
valut d'être introduit à la cour pontificale et fit aussitôt
l'admiration de ses contemporains. Giorgio Vasari l'a
décrite avec enthousiasme: « Pour enquêter sur les sub-
tilités de la peinture, il commença son autoportrait à
l'aide d'un miroir convexe de barbier [... ). Il fit faire au
tour une boule en bois qu'il divisa pour obtenir une
demi-sphère de la même taille que le miroir, sur
laquelle, avec un grand talent, il se représenta avec tout
ce qu'il voyait dans le miroir, d'une manière si naturelle
qu'on a peine à le croire [... ). Il fit au premier plan sa
main, un peu agrandie comme la montrait le miroir, si
belle qu'elle semble vraie. Francesco était très beau et
176
avait un aspect si gracieux qu'il ressemblait plus à un
ange qu'à un homme. Son portrait sur cette demi-sphère
avait une allure divine; ce fut une réussite si heureuse
que la peinture égalait la réalité. Tout y était: le brillant
du verre, chaque reflet, les ombres et les lumières, d'une
vérité telle qu'on ne pouvait espérer mieux d'un talent
humain. »6> Les amateurs d'art se sont disputé l'oeuvre
tout au long du XVI' siècle: aprés avoir été la propriété
de l'Arétin, d'un graveur sur cristal, d'un sculpteur et de
quelques aristocrates, elle finit par entrer dans les col-
lections de l'empereur Rodolphe de Habsbourg. C'est
probablement pour cette raison, aussi, que l'Autoportrait
du Parmesan est universellement considéré comme un
heureux représentant des tendances maniéristes euro-
péennes. Il est vrai que son fondement théorique consti-
tue, déjà, une parfaite illustration du nouveau goût:
l'oeuvre explore et repousse les limites techniques et
théoriques de la perspective (fondée, à la Renaissance,
sur le concept de la réflexion). Elle se présente donc non
seulement comme une expression virtuose mais aussi
comme un exercice aux frontières du jeu perspectif.
Quatre siècles plus tard, un artiste néerlandais,
Maurits Cornelis Escher, graveur de profession mais
passionné de géométrie et de topologie, se lance à son
tour dans la quête des limites de la perspective et des
paradoxes de l'optique. On lui doit trois autoportraits
cachés à l'intérieur de sphères réfléchissantes, et deux
autres autoportraits qui analysent le rapport entre l'oeil
qui regarde dans un miroir et l'oeil qui reflète la réalité.
La lithographie la plus ancienne (1934) est une nature
morte composée de cahiers, d'un oiseau et d'une sphère
en verre qui reflète Escher en train de travailler dans
son atelier. L'élément le plus intéressant est la perspec-
tive symétrique, entre les cahiers sur lesquels reposent
la sphère et l'intérieur de la sphère elle-même. En 1935,
il réalise une lithographie qui s'inspire résolument du III 165
Parmesan: ici, une main porte une sphère en verre
réfléchissant, à l'intérieur de laquelle on reconnaît l'ate-
lier de l'artiste et l'artiste lui-même, qui tend le bras vers
la sphère au point de la toucher. Nous sommes là 164
devant un morceau d'une extraordinaire virtuosité, un Francesco Mazzola,
jeu perspectif que nous pouvons qualifier à bon droit de dit le Parmesan
« néomaniériste ». L'exercice a été répété par la suite, en Autoportrait, vers 1523
Huile sur bois.
1948, avec les Trois Sphères: l'une d'elles est opaque, diamètre: 24,4 cm
l'autre reflète l'atelier sans l'artiste, la troisième, au Vienne,
centre, nous le montre en plein travail. Kunsthistorisches Museum
 'C165

Maurits Cornelis
Escher
Nature morte
dans une sphère, 1935
lithographie, 28,6 x 32,6 cm
Baam, Escher Museum

Giovan Girolamo
Savoldo
Autoportrait dit autrefois
Portrait de Gaston de Foix,
sans date
Huile sur toile, 91 x 123 cm
Paris, musée du Louvre

Revenons au maniérisme italien pour évoquer le
cas d'un autre peintre, Giovan Girolamo Savoldo. Cet
artiste, qui est natif de Brescia mais doit beaucoup aux
écoles de Rome et de Vénétie, s'est lancé dans une
exploration assez comparable à celle du Parmesan avec,
III 166 cette fois, des miroirs plans. Son Autoportrait, dont la
datation est incertaine, passait autrefois pour un portrait
du chevalier Gaston de Foix. Savoldo a admirablement
mis en scène, à l'intérieur du tableau, un jeu autour de
deux miroirs. L'artiste nous regarde tout en nous indi-
quant l'un de ces deux miroirs, ce qui engendre une
seconde figure, savante, symétrique au personnage,
une figure difficile à restituer en raison de l'extension
du bras gauche vers la surface réfléchissante mais aussi
vers son reflet. Au dos de la figure, un autre miroir
vient compléter notre vision circulaire du protagoniste.
Au fond du premier miroir, on distingue un cartouche
avec une inscription lisible. Ce qui n'est pas logique:
on ne devrait pouvoir la déchiffrer qU'à l'envers. Sauf
si l'on garde présent à l'esprit que le tableau est la

178
« représentation» d'une image spéculaire, comme le
disait Vasari au sujet du Parmesan. Un troisième miroir
devrait donc se trouver devant Savoldo. Mais sa pré-
sence augmenterait encore la contradiction: en ce cas,
en effet, le miroir du fond devrait refléter celui qui lui
fait face, etc. On le constate volontiers en tout cas: les
artistes sont parfaitement capables de jouer avec les
illusions de la représentation.
Le cas d'Escher, certainement influencé par le
Parmesan, nous a démontré que l'art contemporain n'est
pas du tout indifférent aux questions théoriques que
soulève la relation ambiguë et contradictoire entre l'auto-
portrait et le miroir. Ce qui, au fond, n'a rien de surpre-
nant: il est dans les habitudes des artistes du xx' siècle
de revenir sur les points critiques des langages précé-
dents, en particulier SUT ceux qui ont trait au concept de
représentation M Le phénomène s'est mëme accentué
lorsque la photographie a fait son entrée dans les œuvres
d'art. On retiendra que, d'un point de vue théorique,
l'appareil photo résout une contradiction. Comme
179
 '4'67
Henri
de Toulouse-Lautrec
Henri de Toulouse-Lautrec
par lui-même, vers 1890
Photomontage
Paris. Bibliothèque nationale
de France

168 ..

Salvador Dali
Dali de dos peignant Gala de
dos, éternisée par six cornées
virtuelles provisoirement
réfléchies par six vrais miroirs,
1973
Huile sur toile. 60,5 x 60,5 cm
Figueras. Fundacià
Gala e Salvador Dalf

l'autoporrrait au miroir impose une succession de deux
phases distinctes (l'acte de se refléter et de se regarder,
puis l'acte de reproduire l'image), il existe toujours,
entre ces deux moments, un petit écart temporel; or
l'appareil, lui, peut supprimer ce décalage grâce au
mécanisme du déclencheur automatique: il est possible
en effet de le préparer de manière à fixer la pose avec
quelques secondes de retardement. Une fois qu'il a étu-
dié le cadrage, la lumière et l'exposition, comme s'il était
in situ, le sujet n'a plus qU'à courir de l'aurre côté pour se
placer réellement dans le décor. Bien sûr, ce processus
peut êrre mis en crise par l'artiste, qui a tout loisir d'en
souligner l'artifice ou d'introduire de nouvelles contra-
dictions. Ce qu'a fait Toulouse-Lautrec, en ce sens, est
remarquable: en associant deux poses dans le même
ILL. 167 photomontage, il se montre en train de se représenter
lui-même comme un double. Man Ray, lui aussi, s'est
mesuré au jeu des contradictions: il a pris une photo
d'une de ses photos en y insérant sa propre main avec
son index pointé (le bon vieil « admoniteur » ou com-
mentateur d'Alberti, évoqué au cours du chapitre 11).
C'est à une vertigineuse mise en abîme que se livre Sal-
vador Dali dans Dali de dos peignant Gala de dos éternisée III 168
par six cornées virtuelles provisoirement ·réfléchies par six
vrais miroirs (1973) : l'artiste a transposé sur toile un
montage photo qui réunit à la fois sa femme devant le
miroir et lui-même peignant son image réfléchie. Dès les
débuts de la photographie, les artistes ont inventé de rrès
beaux jeux sur la spécularité comme Clementina H.awar-
den à la fin du X1X' siècle. En somme, le jeu sur le temps
de l'autoportrait finit par être un moyen de produire des
images qui parlent du langage même de l'autoportrait.

180
 CHAPITRE 6
Ad ventura/Aventure
L'AUTOPORTRAIT COMME SIGNE DE LA GLOIRE
<4169
Joshua Reynolds
Autoportrait, vers 1780
Huile sur bois,
129,5x 105,1 cm
Londres, Royal Academy
of Arts
L'ARTISTE «DIVIN»
Il nous faut revenir un instant sur la définition nouvelle
de l'artiste, telle qu'elle est postulée, au xv< siècle, prin-
cipalement à partir du milieu florentin. ous avons déjà
fait allusion, à plusieurs reprises, à l'un de ses éléments
clés: la dimension intellectuelle qu'elle revêt au sein de
la société humaniste. La transformation du peintre arti-
san, ouvrier des arts mécaniques, en membre des arts
libéraux s'opère en incorporant l'artiste dans la catégo-
rie des poètes « inspirés» par le souille des dieux, Leon
Battista Alberti est très clair sur ce point. Il attribue à
l'art une qualité «divine ", une conception qui sera
longtemps reprise par la critique d'art. Alberti le précise
d'emblée: «La peinture a en elle une force toute
divine." Et de souligner: « Elle a donc ce mérite que
lorsque les peintres experts en leur art voient qu'on
admire leurs œuvres, ils comprennent qu'ils sont
presque semblables à un dieu. »67 Sa conception lie la
notion platonicienne de furor à celle, médiévale, du deus
artifex - le dieu architecte de l'univers - et les transfère
toutes deux dans le nouveau personnage créateur de
beauté. S'impose dès lors un autre défi face au monde,
celui de la reconnaissance d'un statut comparable, une
reconnaissance qui passe par la conquête de la notoriété
et des honneurs. Alberti l'affirme: «Vous qui cherchez
à vous distinguer par la peinture, visez avant toute
chose le renom et la réputation que vous voyez atteints
par les Anciens.•• 68 La gloire, en somme, est l'objectif
déclaré de tout artiste qui s'engage dans cette difficile
profession: « Ainsi cette pratique procure-t-elle du
plaisir pendant que tu l'exerces, des éloges, des
183
 170
Gentile Bellini
Autoportrait, 1480
Dessin, 23 x 19,4 cm
Berlin. Staatliche Museen,
Kupferstichkabinett
• ombrageuses relations du Bernin et de Claude Perrault
richesses et une éternelle renommée quand tu as œuvré
brillamment. »69 À la gloire sont donc dédiés les essais
d'autoreprésentation, parmi lesquels figure la produc-
tion d'autoportraits.
La seconde moitié du xv' siècle et le XVI' siècle
répéteront cette thèse avec une remarquable insistance.
La raison pour laquelle Giorgio Vasari entreprend
d'écrire les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et
architectes ne saurait d'ailleurs s'expliquer autrement.
Rappelons que Vasari place les artistes - en les consa-
crant définitivement - au côté des autres « hommes
illustres » de l'Histoire; ce faisant, il trouve le moyen de
réaliser l'objectif albertien, cette « quête du renom»
que nous venons d'évoquer. Le nom, en effet, ne devient
mémoire que lorsque quelqu'un l'inscrit dans un dis-
cours historique. D'autres débats apparemment acadé-
miques relèvent de ce même cadre: celui, par exemple,
sur le paragone delle arti, inauguré par Léonard de Vinci
sur les bases de l'ut pictura poesis, le célèbre adage
d'Horace (Art poétique)70 La mise en parallèle des arts
- la peinture et la poésie, puis la sculpture, l'architec-
ture et la musique -, qui donnera lieu à de doctes spé-
culations techniques et rhétoriques, trouve sa probable
origine dans le désir de l'artiste de s'affranchir des arts
mécaniques et de s'apparenter à l'écrivain poète.
184
Il va de soi que le combat pour l'affirmation de
l'artiste ne présente pas seulement des aspects philo-
sophiques: il se livre aussi sur le plan des comporte-
ments pratiques et induit, dans la vie quotidienne, des
événements qui, parfois, n'ont rien de noble. La littéra-
ture consacrée au sujet regorge d'anecdotes sur les
jalousies courtisanes, les prébendes sollicitées auprès
des puissants, les disputes entre concurrents. La que-
relle entre Benvenuto Cellini et Baccio Bandinelli - qui
rivalisaient à Florence au temps de Côme de Médicis
pour conquérir un rôle de premier plan auprès du
grand-duc - est bien connue, de même que celle qui
opposait Michel-Ange à Bartolomeo Ammannati dans la
même ville et pour les mêmes motifs. On connaît les
dans le Paris du Roi-Soleil. On sait aussi le rôle que joua
l'Arétin en tant que propagandiste et « agent» de Titien
dans toute l'Europe. On n'ignore rien non plus de la
lutte quasi syndicale de Giovanni Battista Poggi contre
la guilde des peintres génois à laquelle il refusa de
s'inscrire et qui lui fit subir, en retour, menaces et
ostracisme. Bref, la conquête d'un statut, durant deux
siècles au moins, s'est opérée aussi bien dans le domaine
purement culturel que dans celui de la sociologie du
quotidien. Il n'en reste pas moins que l'aventure intel-
lectuelle des artistes de cette période est fascinante et
qu'elle est parvenue à d'importants résultats sur le plan
esthétique. Au nombre desquels figurent la maturation
et l'affinement de l'image de soi.
Une longue liste d'autoportraits procède en effet
de la théorie d'Alberti et de sa volonté de faire du
peintre (du sculpteur et de l'architecte) un gentilhomme
avant tout, puis un personnage influent, un « notable»
de la société. Prenons le temps d'en retracer les étapes
et de passer en revue quelques modèles fondamentaux.
LE GENTILHOMME
Il convient de rappeler ici les indications d'Alberti sur le
comportement social du peintre: «Je désire que le
peintre [... ] soit un homme de bien et versé dans les
disciplines libérales. [... 1Dans ces conditions, l'homme
de l'art devra observer parfaitement les bonnes mœurs,
en se montrant surtout humain et affable, pour obtenir
tout à la fois la bienveillance qui lui donnera une solide
 garantie contre la pauvreté et les ressources qui l'aide-
ront au mieux à parfaire son art.,,71 La figure du gentil-
homme qui s'est ainsi instaurée recevra, quelques
décennies plus tard, d'autres instructions, bien plus
codifiées, à l'usage de la vie de cour. Au milieu du
XVI' siècle, par exemple, Paolo Pino traduira en ces
termes l'idéal du premier humanisme: « [il ne convient
pas que le peintre] fréquente des personnes vulgaires,
ignorantes ou impétueuses; [il faut] qu'il converse avec
ceux dont on peut apprendre et tirer profit et honneurs.
Qu'il s'habille honorablement, qu'il ne soit jamais sans
un serviteur, et qu'il use de toutes les commodités pos-
sibles qui sont faites pour l'homme.""
Les autoportraits de la Renaissance s'emploient
souvent à nous montrer « l'homme de l'art" vêtu de
manière convenable, la barbe et le cheveu soignés, ou le
visage parfaitement rasé et, bien sûr, le port noble et
austère. Cet usage se répand non seulement en Toscane
mais aussi à travers toute l'Europe. On peut citer à ce
sujet deux exemples bien connus: l'Autoportrait dessiné
ILL 170 par Gentile Bellini (1480), dont le visage est immobile
et le regard posé vers le lointain - l'horizon étant par
définition le lieu de l'imaginaire et de l'inspiration -, et
ILL 132 celui de Lucas Cranach (1550), où l'artiste, déjà âgé et
confirmé, se présente dans toute sa dignité.
Le gentilhomme de cour a quelque chose en
plus: il suit fidèlement la mode, désormais, si l'on en
juge par les chemises au col parfaitement empesé de
III 171 Federico Barocci, dans un portrait de 1600, et d'Anni-
bale Carrache - qui n'est pas réputé pour avoir eu un
III 172 caractère facile - dans l'Autoportrait de 1594.
Les cours dans lesquelles s'affirme le modèle du
gentilhomme sont celles des grandes capitales euro-
péennes, celles de Paris et de Londres en particulier.
C'est dans cette dernière que s'impose d'ailleurs, d'une
manière quasi proverbiale, la figure du gentleman, véri-
171
table institution de la société britannique qui l'a reprise
Federico Barocci
de l'Europe méridionale. Deux artistes, qui n'étaient pas Autoportrait, 1600
anglais, représentent le prototype alors en vogue dans Huile sur bois. 42 x 33.1 cm
III 292 me: Pieter Paul Rubens, dont les chroniques se plaisent Florence, galerie des Offices
à évoquer l'amabilité, la capacité qu'il avait à s'entretenir
en diverses langues avec ses interlocuteurs, l'élégance
vestimentaire et la délicatesse des attitudes; et Antoon
ILL 143 Van Dyck, autre Flamand aux nombreuses fréquenta-
tions mondaines, issues généralement de familles très
aisées. Trois peintres britanniques suivront les traces de

185
-lII172
Annibale Carrache
Autoportrait, 1594
Huile sur toile. 60 x 48 cm
Milan, Pinacoteca di Brera
.- 173
Thomas Gainsborough
Autoportrait, vers 1787
Huile sur toile, 77,3 x 64,5 cm
Londres. Royal Academy of Arts
leurs élégants prédécesseurs. Joshua Reynolds arbore 174
une impeccable tenue de promenade, tandis qu'un William Turner
buste de Buonarroti, disposé sur la droite du tableau Autoportrait, vers 1799
Huile sur toile. 74,8 x 58,4 cm
(vers 1780), dénote un prétendu héritage culturel
Londres. Tate Gallery
michelangélesque. Thomas Gainsborough se présente,
quant à lui, en habit de soirée dans l'autoportrait qu'il ILL. 173
offrit à son ami Abel (vers 1787) et dont il souhaitait
que l'on s'inspirât pour les gravures qui pourraient être
réalisées après sa mort (il était prévoyant: il mourut
l'année suivante). William Turner, enfin, apparaît dans
l'Autoportrait de 1799 en jeune homme élégant et raffiné ILL. 1)4
mais il était déjà, à cette époque, un peintre protégé par
l'aristocratie londonienne ...
187
 Au siècle suivant, c'est Paris, cette fois, qui est, à
n'en pas douter, la capitale de l'homme du monde. On
le constate aisément à travers deux figures qui consti-
tuent les parangons de la haute bourgeoisie du
XIX' siècle. la première est celle d'Eugène Delacroix: il
111175 suffit d'observer dans son Autoportrait de 1839 la pose
assurée du personnage pour comprendre qu'il est de
bonne famille - son père fut ministre et ambassadeur-
et qu'il connaît la bonne société française de l'époque.
On peut en dire autant de la seconde figure, Edgar
Degas, fils de banquier, qui pratiquait le beau monde de
Paris et ses divertissements (les hippodromes, les
théâtres, les cafés-concerts... ). Ce n'est pas un hasard si
sa fréquentation des Impressionnistes l'a conduit à en
acqUérir la technique et le style, mais pas l'expression
créatrice ni le mode de vie «bohème », comme en
111136 témoigne son Autoportrait de 1855. Un autoportrait
encore traditionnel au demeurant... mais il est vrai qu'il
faudra encore attendre quelques années avant que
n'éclosent les nouvelles tendances esthétiques.

L'ARISTOCRATE

Dès le XVI' siècle, l'un des objectifs premiers des artistes

fut d'opérer un « saut de classe» en entrant dans le
cercle de l'aristocratie. Beaucoup réussirent dans cette
entreprise et se virent conférer le titre de chevalier qui
leur garantissait, plus que toute autre chose, une rente.
Ce fut le cas de Raphaël, plus tard du Bernin, et mëme
du Caravage (pour qui cette distinction était aussi une
façon de le protéger des conséquences de sa vie déré-
glée). Cest surtout aux XVII' et XVIII' siècles - au moment
où la noblesse de cour accentue sa différence par rap-
port aux autres en adoptant un véritable « uniforme»
aristocratique - que la satisfaction d'appartenir à la
noblesse, si petite soit-elle, se manifeste le plus. En
176
Angleterre furent nommés baronnets Antoon Van
Antoine Coypel
Dyck, Peter Lely (mëme si le successeur de Van Dyck Autoportrait, 1715
à la charge de peintre de la Cour ne fut anobli qu'en Huile sur toile. 89 x 70 cm
1680, l'année mëme de sa mort) et Joshua Reynolds. Versailles. musée du Château
Les grands peintres de la cour de Louis XIV se repré-
.. 175
sentent - et cela n'a rien de fortuit - parés de tous les
Eugène Delacroix
accessoires caractéristiques de la vie publique seigneu- Autoportrait, 1839
riale. Dans son Autoportrait exécuté à l'occasion de la Huile sur toile, 65 x 54,5 cm
décoration à fresque de la chapelle de Versailles, Paris, musée du Louvre

189
 Antoine Coypel porte le manteau de soie, la chemise ILL Ili
brodée ainsi qu'une somptueuse perruque, et pose avec
le livre contenant les gravures destinées à la réalisation
des médailles du Roi-Soleil, pour lesquelles il avait
fourni les dessins. Charles Le Brun, habillé d'une ILl.1l5
manière analogue, se montre (1683-1684) dans une
attitude solennelle comme il sied à un personnage que
protègent les plus hautes instances de l'État - il fut le
favori de Richelieu puis du ministre Colbert - et à un
haut fonctionnaire qui a fondé puis dirigé l'Académie,
la plus importante institution officielle en matière
d'arts. On retrouve cette élégance vestimentaire et cette
belle assurance chez Hyacinthe Rigaud, même si la
pose, dans son Autoportrait de 1716, est peut-être ILL 118
moins solennelle, avec ce léger sourire qui affleure sur
ses lèvres. Rigaud fréquentait assidûment les milieux
haut placés puisqu'il fut appelé à peindre un nombre
impressionnant de portraits officiels, y compris celui
du roi en personne. Quittons maintenant Paris pour
Naples où Luca Giordano sut se faire apprécier pour
ses dons techniques et sa rapidité d'exécution. Très
vite, celui que j'on surnommait Luca Fapresto fut
invité par diverses cours européennes à faire la
démonstration de son talent: à Rome, à Florence mais
aussi à Madrid où il vécut près de dix ans. Son Auto- ILl. 139
portrait de 1665 nous le dépeint assez jeune, en train
d'effleurer d'un geste délicat la chaîne qu'il porte
autour du cou. L'un de ses quasi contemporains, Fran-
cesco Solimena, n'avait peut-être pas l'importance
« politique» de Giordano, mais il avait ses entrées dans
les palais du pouvoir à Naples, en qualité de peintre et
d'architecte, et fut lui aussi invité par le roi d'Espagne à
Madrid. Sur son Autoportrait de 1730, il se donne à ILL 177
voir dans une tenue on ne peut plus aristocratique,
occupé à dessiner à l'intérieur de son atelier, devant
l'une des œuvres qui l'ont rendu célèbre. Plus jeune
que les précédents, mais fort bien intégré lui aussi dans
177
l'aristocratie parisienne (ne fut-il pas le portraitiste
Hyacinthe Rigaud
capricieux mais très prisé de Madame de Pompadour ?),
Autoportrait, 1716
Huile sur toile. 80 x 64 cm
Maurice Quentin de La Tour nous offre une image assez
Florence. galerie des Offices différente. Il est vrai que son esprit - ironique, libertin,
amateur de fêtes et de mondanités - appartient pleine-
ment, désormais, au XVIII' siècle. Ce n'est pas un hasard
Francesco Solimena
Autoportrait. 1730
si ses nombreux autres portraits le montrent toujours
Huile sur toile. 38 x 34 cm un peu extravagant ou excentrique. Dans l'Autoportrait ILL 179
Madrid, museo dei Prado de 1751, il pose avec élégance, en habit du soir et avec

190
 une perruque « de bal» - ce genre de pose qu'un néo-
classique comme le peintre et critique d'art Anton
Raphael Mengs jugeait brillante mais « superficielle» et
proscrivait formellement de l'art du portrait".
'79 L'HOMME DE LETTRES
Maurice Quentin
de La Tour Il est une autre caractéristique fondamentale de l'artiste:
Autoportrait 1751
c'est celle d'être un « homme de bonnes lettres », pour
Pastel sur papier,
64.5 x 53.5 cm reprendre les termes d'Alberti qui identifiait sa figure
Amiens, musêe de Picardie avec celle de l'intellectuel, et surtout de J'écrivain et du
poète. À la Renaissance, en effet, ces deux disciplines
étaient souvent pratiquées de pair. Alberti lui-même
était écrivain, de même que ses contemporains Lorenzo
Ghiberti, Filippo Brunelleschi et Piero della Francesca.
Ce fut également le cas, un peu plus tard, de Léonard de
Vinci, de Benvenuto Cellini, de Michel-Ange qui se
délectait de poésie mais encore -le principe valant aussi
en dehors de l'Italie - d'Albrecht Dürer qui connut un
grand succés comme auteur de traités. Quant à Giorgio
Vasari, peintre à la cour des Médicis, il fut bien plus
Ill. 11) célèbre comme critique d'art. Un Autoportrait, sur
Samuel
Van Hoogstraten
Autoportrait à dix-sept ans,
1644
Huile sur bois, 58 x 74 cm
Rotterdam, Boijmans
van Beuningen Museum
lequel nous reviendrons bientôt, le représente - ce qui
n'a rien de fortuit, là non plus - la main posée sur un
livre et la plume juste à côté. Ce motif fut abondam-
ment repris au XVII' siècle par des artistes de moindre
importance qui, manifestement, désiraient eux aussi se
conformer au modèle humaniste. Ainsi, aux Pays-Bas,
de nombreux peintres de genre se sont-ils représentés
avec un livre, en train de prendre des notes, d'écrire des
lettres ou de travailler sur un carnet de croquis qui res-
semble, subtile équivoque, à un livre. Samuel Van Hoog-
straten nous a laissé avec son Autoportrait à dix-sept ans Ill. 180
(1644) l'image d'un jeune homme studieux, totalement
absorbé dans sa lecture. Plus tardif, l'Autoportrait à la
fenêtre nous le montre occupé à écrire, cette fois, le
regard perdu dans le lointain, en quête d'inspiration. Cet
élève de Rembrandt fut d'ailleurs écrivain: il composa
des poèmes ainsi qu'un traité d'optique et de peinture,
Inleyding tot de Hoge Schoole der Schilderkunst, publié
en 1678, qui remporta un énorme succès, égal à celui
de ses collègues hollandais Van Mander et Houbraken.
On ne sait si Gerrit Dou, autre élève de Rembrandt, s'est
consacré à des travaux littéraires, mais il a suivi exacte-
ment le même schéma dans une série d'autoportraits

.... 181 entre 1655 et 1665, dont trois, au moins, sont impor-
Peter Lely tants: celui d'Amsterdam, celui de Boston et celui de
Autoportrait en compagnie New York. Le premier nous donne l'illusion qu'il se
de High May. 1675
tient à la fenêtre, avec un livre ou un cahier ouvert
Huile sur toile,
143.5 x 182.5 cm devant lui, mais le rideau tiré sur le côté et l'inscription
Audley End House, Essex, en trompe-l'œil nous invitent à y voir une allusion à la
by permission of lord camera obscura. Le deuxième reprend le schéma en
8raybrooke l'enrichissant de quelques détails. Le troisième le met
en scène à l'intérieur de son atelier, occupé à exécuter
un dessin sur un grand bloc relié, mais l'atelier est
encombré d'objets « érudits» : statues antiques, instru-
ments musicaux, mappemonde, etc. Pieter Van der
Faes, peintre germano-néerlandais établi à Londres et
devenu citoyen anglais en 1662 sous le nom de Peter
Lely, était un personnage connu pour son érudition.
ILL 181 Nous le voyons dans un autoportrait de 1675 en com-
pagnie de High May. Tous deux semblent avoir été sai-
sis au beau milieu d'une conversation autour d'un livre.
Un autre artiste anglais - aux antipodes, cette fois, du
courtisan - aimait se représenter en homme de lettres :
194
182 ..
Gerrit Dou
Autoportrait, 1655
Huile sur bois. 48 x 37 cm
Amsterdam. Rijksmuseum
William Hogarth, un précurseur de l'intellectuel bour-
geois indépendant comme on en verra au XIX' siècle.
C'est à lui que l'on doit un texte fondamental pour
l'histoire de l'esthétique, l'Analysis of Beauty de 1753.
Dans l'Autoportrait de 1745, il nous donne à croire que
sa propre image est un portrait ovale posé sur la table
où se tient Trump, son chien favori qu'il a peint en
d'autres circonstances. Trois livres servent de support
au tableau. Ils ont respectivement pour auteur Shakes-
peare, Swift et Milton - autrement dit, les trois repré-
sentants majeurs de la littérature britannique. À côté,
une palette dépourvue de couleurs, tout juste rehaussée
d'une ligne courbe et d'une inscription, préfigure ce qui
sera le nœud des théories de Hogarth. Dans son futur
traité en effet, Hogarth fera l'éloge de la ligne ondulée
ou serpentine qu'il tient pour un nouvel élément de
perfection esthétique H L'inscription l'annonce déjà:
« the line of beauty and grace ». Précisons que ce motif
de la palette à la ligne courbe deviendra l'insigne de
l'artiste: on le retrouvera peint jusque sur son carrosse.
-41183

William Hogarth
Autoportrait
avec son chien, 1745
Huile sur toile,
90 x 69,9 cm
Londres, Tate Gallery

Édouard Manet
ÉmiteZola, 1867-1868
Huile sur toile,
146 x 114 cm
Paris, musée d'Orsay
 '85
Henri Fantin-Latour
Autour du piano. 1885
Huile sur toile, 160 x 222 cm
Paris. musée d'Orsay
Ill. 252
'98
Au XIX' siècle, le problème de la reconnaissance
du statut intellectuel de l'artiste ne se pose évidemment
plus_ Cependant, l'émergence des grands cénacles cultu-
rels, qui se multiplieront à partir de la seconde moitié
du siècle, incite parfois les peintres à rappeler leur
longue familiarité avec les hommes de lettres. Le grand
tableau de Gustave Courbet de 1855, qui représente le
peintre à l'intérieur d'un atelier, constitue en ce sens un
véritable manifeste, si l'on considère la présence, parmi
les très nombreuses figures qui l'animent, d'importants
écrivains de l'époque, comme Charles Baudelaire. L'Ate-
lier de Courbet n'était pas, loin s'en faut, le prototype
du portrait de groupe. Pourtant, il s'est imposé comme
un nouveau modèle iconographique: les Impression-
nistes, en particulier, l'om repris à leur compte, de
diverses manières. Le tableau de 1874, que Henri Fantin-
Latour a intitulé Hommage à Delacroix, est très signifi-
T
catif à cet égard. Il fut précédé et suivi d'autres tableaux
qui illustraient eux aussi sa fréquentation des écrivains
et des musiciens, tel Un coin de table, de 1872, Autour ILL 18;
du piano, de 1885, ou encore L'Atelier de Monet dans la
rue des Batignolles, de 1878. Sur chacune de ces œuvres
figure le principal écrivain du moment, Émile Zola.
Édouard Manet est sans doute l'artiste qui a su expri-
mer au mieux son amitié avec Zola. Il a trouvé une belle
façon d'exécuter dans le même temps un autoportrait ILL 184
implicite 0867-1868). C'est en effet dans l'atelier de
l'artiste que Zola pose, occupé à feuilleter un livre illus-
tré. Or la pièce, microcosme personnel de Manet, est
emplie de détails indiquant sa présence au côté de l'ami.
Il y a des livres, bien sûr, mais aussi des gravures, des
lettres et bien d'autres objets témoins. Ainsi le paravent
en soie japonaise rappelle-t-il, tout comme l'estampe
d'Utamaro sur le mur, son intérêt pour l'Extrême-
Orient. À droite de l'estampe ont pris place deux repro-
ductions d'œuvres de Manet, la plus célébrée (Olympia)
et la plus critiquée: la gravure des Buveurs de VelàZquez,
exposée au Salon de 1862 et rejetée par la critique.

LE CURSUS HONORUM 186-"

Tiziano Vecellio,
Nous avons dit précédemment que l'affirmation de dit Titien
Autoportrait, vers 1550
l'artiste n'était pas un simple phénomène « intellec-
Huile sur toile, 96 x 75 cm
tuel » mais aussi un fait social et économique et nous Berlin, Staatliche Museen
avons eu l'occasion, dans le premier paragraphe de ce
chapitre, d'en voir quelques éléments essentiels à tra-
vers le personnage du gentilhomme. Il nous faut souli-
gner que les autoportraits portent également la trace des
honneurs que les peintres, attachés à une cour ou proté-
gés par de riches mécènes, ont effectivement reçus. Il
s'agissait, à l'origine, d'objets précieux que les puissants
offraient à leurs artistes favoris. Par la suite, les distinc-
tions se sont multipliées bien au-delà des titres officiels
qui donnaient droit à une rente ou à une pension. Les
académies qui virent le jour en Italie, au XVIe siècle,
accordaient à leurs membres et à ceux qu'elles admet-
taient en leur sein des patentes de qualité. La première
académie - encore privée - fut créée à Rome par Baccio
Bandinelli en 1531. Bientôt, d'autres institutions plus
officielles furent fondées, reconnues et subventionnées
par l'État. À Florence, Vasari fonda en 1563 l'Accademia
&: Compagnia delle arti del disegno, qu'il dirigea jusqu'à
sa mort. À Rome, on institua en 1577, à l'initiative de
Muziano, l'Accademia di San Luca, qui comptait parmi
ses fondateurs le chevalier d'Arpin. À Bologne, l'Acca-
demia degli Incamminati ouvrit ses portes en 1582 sur
les instances des Carrache. La première académie qui se
soit constituée en dehors de l'Italie fut celle de Haarlem
(577), à l'initiative du peintre et critique hollandais
Karel Van Mander. Au XVII' siècle, le modèle fut repris
dans toute l'Europe, à commencer par Paris, où l'on
inaugura en 1648 l'Académie royale, qui sera réorgani-
sée en 1661 par le ministre Colbert et se doublera, à
Rome, d'une Académie de France. La Royal Academy of
Arts qui s'établit à Londres est bien plus tardive (1748), 187 ..

de même que ses consœurs de Vienne, Berlin et Madrid. Tiziano Vecellio.

dit Titien
Les académies décernent des distinctions honori- Autoportrait, 1567
fiques aux artistes qui se conforment le mieux à certains Huile sur toile, 86 x 65 cm
canons esthétiques préalablement définis, ce qui ne Madrid, museo dei Prado
 ".188 contribue guère, évidemment, à encourager les inno-
Giovan Paolo vations artistiques (aujourd'hUi encore, l'adjectif
Lomazzo
« académique» a un double sens: il peut signifier la
Autoportrait. 1568
Huile sur toile, 56 x 44 cm reconnaissance d'un artiste mais aussi son conserva-
Milan, Pinacoteca di Brera tisme absolu). Néanmoins, les artistes ont toujours
convoité le titre que conférait l'admission à l'Académie,
11189 autant que les privilèges concédés par les appareils de
Diego Velazquez l'État et par les princes en particulier.
Autoportrait, 1631
Les autoportraits des artistes qui étaient bien
Huile sur toile,
103,5 x 82,5 cm
insérés dans la société gardent une trace ostensible de
Florence, galerie des Offices ces ambitions. Tiziano Vecellio, dit Titien, par exemple,
se vit conférer en 1533 le diplôme de comte du palais
du Latran, du Conseil aulique et du Consistoire impé-
rial par Charles Quint qu'il avait rencontré quelques
mois plus tôt, pour la deuxième fois, à Bologne (il avait
fait la connaissance de l'empereur en 1530 à l'occasion
de son couronnement dans cette même ville). Le comte
palatin fut également nommé chevalier de l'Éperon d'or.
Il reçut les insignes afférents à cette distinction: l'épée,
la chaîne, l'éperon d'or, ainsi que le droit d'entrer
librement à la Cour. Ses fils furent déclarés nobles de
l'Empire et se virent attribuer les mêmes privilèges que
les aristocrates depuis quatre générations. Pour recevoir
une pension, cependant, Titien dut encore attendre
onze ans: celle-ci ne lui sera octroyée que le 25 août
1541, à Milan, par Charles Quint, et s'élèvera à cent
ducats. La fameuse chaîne d'or, en tout cas, se présente,
Ill. 186, 187 bien en évidence, sur les deux autoportraits attribués
avec certitude à Titien, celui de 1550 et celui de 1567.
On peut observer un phénomène analogue dans
Ill. 117 l'autoportrait (conservé aux Offices) que Giorgio Vasari
a exécuté à la veille de la publication de la deuxième
édition de ses Vies des meilleurs peilltres (le volume
apparaît nettement sur le tableau) : le grand surinten-
dant des Médicis porte en effet la chaîne, avec l'écu
armorié du pape Pie V, que lui a décernée son comman-
ditaire à Rome. Autre distinction, mais moins impor-
tante: celle que porte, sur son imposant chapeau,
Ill. 188 Giovan Paolo Lomazzo. Il s'agit de l'insigne de son
appartenance à l'Accademia da Val Blesio (dite aussi
Accademia dei Facchini).
Diego Rodriguez da Silva y Velazquez fut lui aussi
un grand peintre de Cour. Durant toutes les années qu'il
Diego Velâzquez
Détail. Les Ménines, 1656 travailla au Palais, au service de Philippe IV d'Espagne,
Huile sur toile, 318 x 276 cm il n'eut cesse de gravir l'échelle des honneurs et de rece-
Madrid, museo deI Prado voir des marques de reconnaissance: celle, d'abord, de
202
« peintre du Roi» (1623) puis, en 1627, celle de « huis-
sier de la Chambre », charge que le souverain lui-même
avait mise au concours à l'intention des quatre artistes
qu'il rétribuait; celle de « huissier de la Cour» en 1633,
celle « d'officier de la Garde-Robe royale» dés 1634. En
1642, Velàzquez fut promu « aide de Chambre» per-
sonnel du roi. En 1652, après diverses autres charges, il
parvint au zénith de sa carrière en qualité de « grand
maréchal des palais royaux ».
Deux des autoportraits du peintre sévillan - les
seuls que la critique, à l'unanimité, s'accorde à recon-
naître comme authentiques - témoignent des distinc-
tions qu'il a reçues. Sur le premier, qui date peut-être Ill. lil
de 1631, on voit nettement la clef qui symbolise son
statut d'aide de Chambre. Cependant, l'ostentation
avec laquelle cette clef noire parade à la ceinture du
protagoniste laisse à penser que l'œuvre pourrait être
postérieure d'une dizaine d'années: il se peut en effet
qu'elle date de l'époque où Velàzquez, sous ce même
titre, se trouvait au service direct du roi. Le second
autoportrait, lui, est intégré dans Les Méllilles, la plus
célèbre de toutes ses toiles (1656). Le peintre au tra-
vail porte là l'habituel pourpoint noir sur une chemise
au haut col finement pliSSé, une tenue qui confirme
bien le rôle du peintre dans le cérémonial de la Cour.
Sur la poitrine s'étale une grande croix rouge en forme
d'épée, qui a suscité de mémorables conjectures. Ce
symbole - celui de l'ordre militaire de Santiago-
constitue certainement un ajout au tableau. D'aucuns
veulent que ce soit le roi Philippe en personne qui l'ait
peint de sa main après la mort de l'artiste en 1660. Il
faut rappeler toutefois que l'Ordre, en dépit des mul-
tiples réticences de la commission chargée de statuer
sur son admission, avait nommé Velàzquez chevalier
dès 1659 et que l'ajout du symbole pourrait aussi bien
être autographe.
La critique, nous l'avons dit, reste partagée sur la
question de la paternité des autres « autoportraits » du
peintre. Précisons qu'il en existe un à Florence avec le
visage seul, un à Madrid qui le représente en buste, un
à Valence, plus juvénile, et un autre au palais Barberini
de Rome, en buste également. Si l'on prend en compte
les datations proposées par la critique, on peut noter
- pour autant, bien sûr, que les œuvres soient authen-
tiques - que leur rythme coîncide avec celui des dis-
tinctions honorifiques accordées à l'artiste.
 Un autre peintre de grand renom, qui a joué un
rôle important dans la société de son temps, mérite
d'être mentionné. Il s'agit de Jean Auguste Dominique
Ingres. Les dernières années de sa vie, notamment, le
comblèrent d'honneurs: il fut nommé directeur de la
villa Médicis à Rome, grand commandeur de la Légion
d'honneur (1859), président de l'Académie des beaux-
arts et sénateur ( 1862). Trois de ses autoportraits, exé-
nl. 137 cutés vers 1858, en témoignent. Le premier, peint à la
demande du musée des Offices qui le destinait au corri-
dor de Vasari où sont conservés des portraits de grands
maîtres, nous le montre à l'âge de 78 ans, portant sur le
col, à droite, l'insigne de chevalier. Au cours des mois
nl. 191 qui suivirent, Ingres reproduisit cette même composi-
tion en changeant légèrement la couleur de l'habit et en
y insérant, surtout, de nouvelles médailles. Sur le
tableau qu'il offrit à sa seconde femme, Dauphine, et qui
faisait pendant avec un portrait d'elle, il arbore l'étoile
de la Légion d'honneur non sans une certaine ostenta-
tion, même si elle est en partie masquée par le revers de
la veste. Sur la poitrine, on remarque la présence de la
médaille de l'ordre de Saint-Joseph dont le grand-duc
de Toscane le gratifia au nom de l'autoportrait que le
peintre avait envoyé à Florence un an plus tôt. D'aucuns
ont insinué - cela dit pour l'anecdote - que la partie
cachée de l'étoile serait celle qui porte justement les sym-
boles de celui qui la lui avait décernée: Napoléon III.
Un cas de prétérition?

LES SEIGNEURS DES ARTS

'92
Pour un artiste, en tout cas, la manière la plus glorieuse
Jean Auguste
de se représenter reste celle qui se fonde sur des prin- Dominique Ingres
cipes idéaux. Le succès d'un peintre est légitimé Autoportrait, 1859
- surtout après l'avènement du calvinisme puis de la Huile sur papier marouflê
Contre-Réforme - comme le signe de la grâce divine et sur toile, 64.8 x 52 cm
Cambridge. Fogg Art
trouve sa confirmation dans une illustration de soi en
Museum
« prince» ou en « seigneur» de l'art. Deux grands
artistes se sont mesurés au thème de la peinture comme
Ill. 191 muse inspiratrice. Artemisia Gentileschi, par exemple, a '9'
inauguré avec son Autoportrait (vers 1630-1637) une Artemisia Gentileschi
Autoportrait (La Peinture),
pratique toute féminine qui consiste à s'identifier à la
vers 1630·1637
divinité elle-même: elle se présente en train de peindre Huile sur toile, 96,S x 73,7 cm
avec, dans la main gauche, la palette et, dans la main The Royal Collection,
droite, le pinceau qu'elle lève vers une toile en cours Her Majesty Queen Elizabeth Il

205

d'exécution. D'autres femmes suivront son exemple,
ILUll telle Angelica Kauffmann. La technique de Nicolas
ILl. 193 Poussin est plus subtile. J.:Autoportrait de 1650, que lui-
même évoque de façon détaillée dans une lettre à Chan-
telou, son ami et mécène à qui il l'envoie en cadeau le
19 juin de la même année, nous montre Poussin dans
une pose austère et solennelle, tenant à la main un por-
tefeuille à dessins noué d'un ruban. Il est entouré de
tableaux, retournés pour la plupart (ce qui relève, en
rhétorique, de la prétérition, figure de style par laquelle
on feint de ne pas vouloir dire ce que néanmoins l'on
dit). Le premier des tableaux porte une inscription rela-
tive à l'identité de l'auteur, comme s'il s'agissait d'une
signature au revers d'une œuvre (déjà achevée, autre-
ment dit). Juste derrière se trouve la seule et unique
toile dont Poussin veut bien nous montrer la face, à
demi cachée par le châssis de la précédente (ce qui
relève, en rhétorique, de la litote: dire moins pour
206
suggérer plus). Sur le pan qui reste visible, on distingue <4193
une déesse, celle de la Peinture, reconnaissable à son Nicolas Poussin
Autoportrait, 1650
diadème, au milieu duquel est enchâssé un œil. La rela-
Huile sur toile, 98 x 74 cm
tion entre l'artiste et sa muse est donc évidente et décla- Paris. musée du lOlNre
rée, d'autant plus affichée qu'après occultation d'une
bonne partie de la scène, le cadrage donne à voir deux
mains qui embrassent la divinité et qui font « rime»
avec la main de Poussin au premier plan".
J.:association - voire l'identification - avec la divi-
nité est présente dans bien d'autres exemples d'auto-
portrait. Le plus connu peut-être reste celui de
Rembrandt en Jupiter, de 1658, probable pendant du Ill. 99
portrait de sa femme en Junon. Le « travestissement »
opéré dans cette trés grande toile, comme celui effectué
sur Hendrikje Stoffels, est inspiré, selon toute vraisem-
blance, par un esprit de revanche. Nous sommes ici
dans les années qui suivent la faillite de l'artiste. Sa
femme et son fils Titus avaient réussi à le sauver de la
ruine en créant une société fictive destinée à vendre les
œuvres que le tribunal avait bloquées. Hendrikje appa-
raît donc comme la déesse du bien-être. Et Rembrandt
revêt l'aspect de celui qui, malgré tout, se sent encore
comme le roi de l'Olympe des peintres.
On ne saurait évoquer la relation avec les dieux
antiques (qui fut diversement pratiquée par les tenants
du classicisme aux XVII' et XVIII' siècles) sans mention-
ner un artiste du xx' siècle comme Giorgio De Chirico.
Dans ses œuvres apparaissent en effet - en raison, aussi,
de sa naissance grecque - de nombreuses références à la
mythologie hellénique. J.:Autoportrait de 1923 nous le
montre au côté d'Hermès (Mercure). La composition
est fort complexe et, comme d'habitude, énigmatique.
J.:artiste a la même pose, une main sur la poitrine, l'autre
tournée vers le spectateur, que la Vierge de l'Annondation
d'Antonello de Messine, ce qui signifie que l'autoportrait
souscrit à la plus importante de toutes les qualifications
d'Hermès, celle d'être un héraut, un messager des
dieux, l'équivalent, autrement dit, de l'ange dans la reli-
gion chrétienne. Précisons que les recherches étymolo-
giques de l'auteur l'ont conduit à avancer l'hypothèse
que son patronyme même signifiait justement. ..
« héraut ». Il faut ajouter par ailleurs que l'artiste, dans
l'Antiquité, n'était pas « né sous Saturne » comme on a
pu le considérer en Occident après Marsile Ficin, mais
« sous Mercure », dieu de l'habileté pratique, de l'esprit
et de l'énigme. Giorgio De Chirico se replace donc dans

la juste position astrologique indiquée par Aristote.
Le choix de Mercure correspond bien, enfin, à la poé-
tique du peintre, à savoir: l'utilisation de l'art comme
lieu et solution de l'énigme.
LE MONUMENT
Parvenir à une célébrité de longue durée, qui s'étende,
bien au-delà de la mort, au souvenir furur de soi : voilà en
quoi consiste véritablement, pour l'artiste, le zénith de sa
gloire. Une iconographie particulière est donc née, celle
du monument qu'il crée de lui-même. Les monuments
de ce genre revêtent des formes variables. La plus
ancienne constitue la traduction visuelle de l'idée que
Plutarque se faisait des « hommes illustres». Nous avons
repéré au moins deux prototypes fondamentaux, qui
remontent aux tout débuts de l'autoportrait autonome.
<4194
Agnolo Gaddi
Autoportrait avec ses frères
Gaddo et Taddeo. vers 1380
Huile sur bois, 47 x 89 cm
Florence, galerie des Offices
Le premier est d'Agnolo Gaddi, artiste florentin qui a pro- .....195
duit un triple portrait de lui-même et de ses deux frères, Paolo Uccello
Taddeo et Gaddo (vers 1380), saisis dans une pose hié- Cinq maÎtres de
ratique avec l'inscription du nom dans la partie supé- la Renaissance florentine,
vers 1470
rieure du panneau, à la façon dont on identifiait les
Huile sur bois, 65 x 213 cm
saints. À dire vrai, on n'est pas absolument sûr que cette Paris, musée du Louvre
œuvre soit bien de la main d'Agnolo, d'autant que la
figure centrale, la seule qui se tourne vers le spectateur,
est légendée Taddeo (Agnolo serait à droite et Gaddo à
gauche). Cela dit, que l'auteur soit ou non Agnolo ne
change rien au « produit» : le tableau reste en effet le
témoignage lapidaire d'une grande famille de peintres. La
composition des Cinq maîtres de la Renaissance florentine ILL 195
de Paolo di Dono, dit Paolo Uccello, est tout à fait compa-
rable. Cette œuvre (vers 1470), que certains soupçon-
nent de ne pas être autographe, réunit, en commençant
par la gauche, Giotto, Uccello, Donatello, Antonio Manetti
et Brunelleschi. Le modèle de Gaddi s'est confirmé et
207
 perfectionné: les personnages, campés dans une attirude
quelque peu condescendante, sont disposés comme s'ils
se tenaient derrière le parapet d'un balcon.
Le second type consiste à se représenter non pas
comme une « personne» mais déjà comme un tableau,
autrement dit comme un portrait encadré. Nous avons
mentionné l'exemple de William Hogarth mais son "
schéma avait déjà un précédent. On peut citer le cas,
brillant et significatif, de l'Autoportrait de Bartolomé
Esteban Murillo, exécuté en 1670-1673. I.:artiste s'inscrit
à l'intérieur d'un médaillon ovale- en forme de rniroir-
mais il en sort d'un geste de la main: celle-ci en elfet
empiète, en trompe-l'œil, sur le rebord externe, signe
qu'il s'agit bien d'un cadre. Le sens de cette mise en
scène est subtil. Tout se passe comme si l'artiste voulait
nous dire qu'il s'agit là d'un portrait en sa mémoire, mais
que, dans le même temps, lui est encore bien vivant.
Contribuent à la solennité de l'ensemble les attributs
placés sur la console, juste sous le médaillon (pinceaux,
palette, dessins, crayon), ainsi que le cartouche sur
lequel on peut lire « Bartolomé Murillo, peignant son
propre portrait pour exaucer les vœux et prières de ses
enfants ». La subtilité s'en trouve accrue: si l'expression
« peiguant » n'est pas le moins du monde validée par la
pose, le présent duratif, en revanche, l'est, et ce, juste-
ment, grâce au geste de la main qui énonce un «je-ici-
maintenant » du discours. On notera que ce schéma est
sans doute le fruit d'une minutieuse réflexion, car il

..... 196

Bartolomé Esteban
Murillo
Autoportrait, 1670-1673
Huile sur toile, 122 x 107 cm
Londres, National Gallery

197 .. 198 ....

Annibale Carrache Annibale Carrache

Autoportrait sur chevalet
à l'atelier, '595
Huile sur toile,
36,S x 29,8 cm
Florence, galerie des Offices
Autoportrait sur chevalet
à l'atelier, années' 590
Huile sur bois, 42,S x 30 cm
Saint-Pétersbourg,
musée de l'Ermitage

208
Sofonisba
Anguissola
Le peintre Bernardino Campi
peignant le portrait
de Sofonisba Anguisso/a,
vers 1560
Huile sur toile, 111 x 109 cm
Sienne, Pinacoteca Nazionale

200
Antoon Van Dyck
Autoportrait 1638
Gravure sur cuivre,
34 x 26 cm
Paris, musée du Louvre,
chalcographie

Nota Bene: L'inscription

par autodérision
est sciemment inversée

211
 existe une version presque analogue et certainement
contemporaine de ce tableau, dans laquelle ne manquent
que le cartouche et les objets disposés sur la console.
Se peindre soi-même en « portrait» revient à
signifier, évidemment, que l'on est digne de laisser un
souvenir de soi à travers le portrait lui-même. Le
concept avait déjà été mis en œuvre, moyennant une
technique différente, par deux peintres italiens. Le
premier est Annibale Carrache. Dans l'Autoportrait sur
Ill. 198 chevalet à l'atelier des années 1590 (Ermitage) il résout
la question d'une manière extraordinairement brillante.
Il représente en effet sa propre image comme un
tableau, mais un tableau en cours d'élaboration, non
fini, en attente des derniers détails, qu'un peintre ano-
nyme et distrait aurait laissé inachevé, à côté de ses
• outils de travail. Ce tableau, qui défie l'illusionnisme
des maîtres nordiques, a été le fruit d'une étude atten-
tive et tout à fait réfléchie si l'on en juge par les deux
œuvres en rapport que nous conservons: l'esquisse
préparatoire de Windsor Castle et la copie, également
Ill. 197 autographe, de Florence. Peu d'artistes sont parvenus
à traduire aussi bien que Sofonisba Anguissola la légi-
timité que procure la dignité d'être portrait. Elle a
Ill. 199 inventé en effet, avec Le Peintre Bernardino Campi pei-
gnant le portrait de Sofonisba Anguissola, exécuté vers
1560, une iconographie très originale. L'hypothèse de
la « dignité conférée » est ici confirmée par le fait que
Campi avait été le maître de Sofonisba et celui de sa
sœur Lucia: si l'enseignant représente l'élève, c'est que
l'élève a dépassé l'enseignant.
Le troisième et dernier type de « monument »
dont il nous reste à traiter est le monument à propre-
ment parler, la statue destinée à perpétuer le souvenir
212
impérissable, qui peut même être érigée dans un lieu
public. Le premier qui ait pensé à un projet de ce genre
fut Antoon Van Dyck: il a réalisé vers 1638 une gravure Ill. 100
qui verse, sans excés, dans l'autodérision, représentant
son propre buste sculpté, placé sur un monument
public. lei aussi, nous sommes en présence d'une petite
virtuosité: l'inscription qui l'accompagne apparaît à 201 Il'
l'envers. L'image doit donc être comprise comme spé- Jeff Koons
«(
culaire. Le texte Icones principum virorum doctorum Autoportrait, 1991
pictorum calcographorum statuarorum nec non amatorum Marbre. 95.3 x 52,1 x 36.8 cm
Collection privée
pictoriae ams numero centum AB Antonio Van Dych pic-
tore ad vivum extresse ») est entouré de guirlandes orne-
mentales et suivi de la date et de la signature du graveur.
L'artiste, en somme, se dédie un monument dans la
galerie imaginaire des savants, des peintres, des gra-
veurs, des sculpteurs (et, pourquoi pas, des amants) et
se place lui-même au centième rang de la liste. Ce jeu,
qui manifeste un certain humour britannique, bien
compréhensible pour le plus grand maître de la cour
anglaise, est toujours trés apprécié. Nous en retrouvons
le schéma dans l'œuvre de deux plasticiens contempo-
rains. Le premier, Jeff Koons, s'est élevé en 1991 un
buste en marbre néoclassique, aux bras tronqués à la III 201
manière des vestiges archéologiques. Le second, Jannis
Kounellis, artiste d'origine grecque établi en Italie, a
produit en 1976 une installation constituée d'un paral-
lélépipède métallique sur lequel repose le moulage
d'une statue hellénique, repeint en bistre, les yeux cou-
verts d'un bandeau. L'autoportrait est celui de sa propre
poétique: Kounellis est connu, entre autres, pour le
remploi de plâtres tirés de statues antiques. L'ironie de
Van Dyck est portée à son terme en se faisant sarcasme
contre le fétichisme des amateurs d'art.

Artemisia Gentileschi
Autoportrait jouant du luth,
vers 1615-1617
Huile sur toile, 77,S x 71,8 cm
Minneapolis, Curtis Galleries
Sofonisba Anguissola
La Partie d'échecs, 1555
Huile sur toile, 72 x 97,8 cm
Varsovie, Narodni Muzeum
CHAPITRE 7
Questions de genre
LES FEMMES ET L'AUTOPORTRAIT
LES FEMMES-ARTISTES SE FONT
CONNAÎTRE
Les autoportraits féminins méritent un chapitre à part,
car ils présentent quelques aspects particuliers. L:histoire
de l'image de soi produite par les femmes a souvent été
étudiée par la critique contemporaine", mais cette étude
est souvent marquée par une intention idéologique: on
cherche à déceler dans l'autoportrait la revendication
d'une autonomie et d'une « spécificité » féminine, sinon
un acte de rébellion à l'égard du pouvoir masculin dans
le monde des arts. Il y a évidemment du vrai dans cette
affirmation, mais il convient de préciser d'emblée que les
autoportraits féminins ne sont pas tous - et surtout pas
toujours - dictés par ce comportement; par ailleurs, la
recherche du sacro-saint concept « politique" a parfois
conduit la critique à négliger certains particularismes
intéressants, susceptibles de jeter un éclairage sur la
nature même de l'autoportrait en général. On ne citera,
pour illustrer notre propos, qu'un seul exemple, celui
- le plus remarquable sans doute - d'Artemisia Genti-
leschi, grande artiste du XVII' siècle, elle-même fille de
peintre (Orazio Gentileschi est tenu pour un excellent
disciple du Caravage). Il semble qu'Artemisia soit la pre-
mière femme de l'histoire qui ait intenté un procés pour
viol: elle a en effet accusé son maître de perspective,
Agostino Tassi, d'avoir abusé d'elle (c'était en 1612,
Tassi fut condamné et purgea huit mois de prison à
215
 Naples). Ce grand acte de courage, la force de ce geste
ont fait d'Artemisia une héroïne prototype du féminisme
moderne". Cela posé, il faut bien admettre, si l'on veut
être honnête, que son activité de peïntre a, en soi, peu de
choses à voir avec l'événement (en dehors de la circons-
tance même: c'est en effet dans l'atelier du maître qu'a
eu lieu le viol) et que l'affaire finit par occulter quelques
éléments théoriques fondamentaux implicites dans ses
admirables autoportraits.
Il nous faut donc suivre une piste différente. Une
piste qui reprend quelques-unes des ïnterrogations sou-
levées, il y a une vïngtaine d'années, par le chercheur
canadien René Payant'· et auxquelles on n'a jamais
apporté de réponses suffisamment approfondies. Il
existe en effet dans les autoportraits féminins des
constantes qui ne sauraient s'expliquer exclusivement
par l'histoire ou le contexte social. En voici une: aux
XVI' et XVII' siècles, surtout, la plupart des femmes exé-
cutent leur autoportrait durant la phase initiale de leur
carrière, alors que les hommes - à quelques exceptions
près, comme Dürer ou le Parmesan - réalisent le leur
bien plus tard. Y a-t-il à cela une raison que l'on pourrait
formuler au moins hypothétiquement? Autre constante:
de tous les genres d'autoportraits qui se sont imposés à
partir de la fin du XVI' siècle, les femmes préfèrent celui
qui consiste à se représenter au chevalet et celui du « por-
trait délégué» en musicienne, femme de lettres, voire
joueuse d'échecs. Rarement, elles optent pour le motif de
l'autoglorification ou de l'allégorie symbolique et encore
moins pour celui de l'autodérision. Là encore: pou-
vons-nous discerner, ne serait-ce que grossièrement, les
raisons qui président à ces choix? Troisième trait parti-
culier: le fait que la pose, les gestes, l'habillement et les
objets (autrement dit, les éléments capables d'identifier
le rang, le caractère et la vie du sujet peint) adhèrent
tous à la norme du comportement aristocratique et
courtisan et n'expriment presque jamais un caractère
anormal ou anticonformiste (l'excentricité de l'artiste
est pourtant une image que la fin de la Renaissance a
souvent entérinée). Pouvons-nous, dans ce cas aussi,
proposer une explication plausible? Enfin, dernière sin-
gularité: on constate un nombre élevé de répliques
d'autoportraits féminins. Pourquoi en peignaient-elles
autant? À l'intention de quel public? Et pour quelle
fonction dont les hommes se soucieraient moins?

216 < vE Ge./\ E

 <iI'll204 IMAGES DE JEUNESSE
Catharina
von Hemessen
Autoportrait au chevalet, 1548
La plupart des femmes artistes, disions-nous, exécutaient
Tempera sur bois, leur autoportrait (ou leurs autoportraits) au début de
31 x 24,5 cm leur carrière et abandonnaient ensuite cette pratique.
Bâle, Kunstmuseum Seuls quelques exemples dérogent à la seconde partie de
cette affirmation: Sofonisba Anguissola a débuté sa
'll20S
carrière en peignant sa propre effigie mais a continué de
Lavinia Fontana
se « portraire » jusqu'à un âge très avancé, peu avant de
Autoportrait au clavecin
avec une servante, 1577
cesser son activité en raison d'une forte baisse de sa vue.
Huile sur toile, 27 x 23,8 cm Rosalba Carriera fit de même un siècle et demi plus tard
Rome, Accademia di San Luca en notant, non sans une pointe de coquetterie, les
signes du passage des ans sur son visage. Il faut se rap-
peler que, parallèlement, l'autoportrait masculin suit
une règle opposée: les exemples de représentation
précoce sont peu nombreux, le bon âge pour un auto-
portrait se situant d'habitude dans la maturité. Peut-
être faut-il chercher la raison de cette différence de
comportement dans l'une des valeurs que l'on accorde
à l'autoportrait: la sanction. D'ordinaire, les hommes
attendent pour réaliser leur autoportrait cette consécra-
tion extérieure (de la part de la société, de la Cour, du
public ou de la critique) qui les place au sein d'une
galerie d'hommes présumés illustres, à laquelle eux-
mêmes apporteront leur contribution. Les femmes,
manifestement, éprouvent de plus grandes difficultés à
être reconnues dans le monde de l'art: celui-ci, des
siècles durant, est presque exclusivement masculin. Elles
en viennent donc à instaurer elles-mêmes une « sanction
au futur». La répétition de cet acte est impressionnante:
il se reproduira pendant trois siècles. Sofonisba Anguis-
sola exécute son premier portrait à l'âge de 13 ans
(Autoportrait avec une vieil/efemme, 1545). Elle en réa-
lise un deuxième à 16 ans, un autre à 18 ans (un auto-
Ill. 199 portrait des plus sophistiqués: Le Peintre Bernardino
Campi peignant le portrait de Sofonisba Anguissola, vers
1560), et d'autres encore entre 25 et 27 ans. Catharina
Ill. 204 von Hemessen a 20 ans lorsqu'elle peint ce que la critique
tient pour le premier autoportrait féminin au chevalet
(1548). Lavinia Fontana en a 25 lorsqu'elle reprend un
206 .. motif de Sofonisba et réalise l'Autoportrait au clavecin
Judith Leyster avec une servante (1577), Clara Peeters en a 20 dans son
Autoportrait, vers 1630
autoportrait conçu comme une vanité (1610), Judith
Huile sur toile, 74,6 x 65,1 cm
Washington, National Gallery,
Leyster en a 2l dans l'Autoportrait au chevalet de 1630
gift of Mr. and Mrs. Woods et Elisabetta Sirani, 22 ans dans l'Autoportrait au chevalet
Bliss de 1660. Sans parler des enfants prodiges: Anna Waser
220 nUE S O S D" G
a 12 ans dans son Autoportrait au chevalet (1691) et
Angelica Kauffmann tout juste 13 dans son Autoportrait
de 1754. Un exemple devrait suffire à rendre compte de
l'abandon volontaire de la pratique de l'autoportrait:
celui d'Artemisia Gentileschi qui, bien qu'elle ait reçu
des sollicitations du marché pour ce type d'œuvre, s'est
refusé à en produire d'autres'9
Il nous faut revenir un instant sur le concept de
sanction que nous venons de suggérer car c'est peut-être
dans sa formulation que s'inscrit cette différence de
signification; même si l'objectif est en apparence iden-
tique, les hommes et les femmes qui exécutent leur
autoportrait n'attribuent pas à la sanction le même sens.
De fait, sanction est un terme ambigu. De manière géné-
rale, il désigne le jugement légal ou de valeur qu'un
sujet tiers - doué d'une autorité institutionnelle ou
morale - porte sur un acte d'un sujet agent (qui l'a
achevé). Le jugement, évidemment, peut être aussi bien
positif que négatif. La condamnation prononcée par un
magistrat est une sanction, tout comme le prix décerné
par un jury; le reproche d'un supérieur ou d'un aîné en
est une, tout comme l'éloge d'une personne importante.
Ce qui compte, cependant, c'est que la sanction arrive
toujours au terme d'une succession d'épreuves, un par-
cours qui doit d'abord être admis, implicitement,
comme achevé. Ce qui veut dire que ce même parcours
doit constituer en quelque sorte un récit reconstructible
pour qui doit le juger. C'est pourquoi le concept a été
amplement utilisé en narratologie, la discipline qui étu-
die le fonctionnement des textes narratifs80 . Un récit est
considéré comme un enchaînement logique, mais pas
nécessairement comme la suite chronologique, de
quatre phases: manipulation, compétence, performance et
sanction. Durant la phase de manipulation, le sujet
appelé « sujet d'état» est invité à agir par un facteur
extérieur (appelé « destinateur») qui peut être sa
propre conscience ou tout autre acteur individuel ou
social qui le pousse à agir comme vouloir ou comme
devoir (le désir ou une impulsion éthique). Pour que
l'action se réalise, le sujet est obligé, à ce point, de pas-
ser par la phase de compétence: il doit obtenir les ins-
truments (le pouvoir ou le savoir) qui lui permettent
de réussir. Il peut alors agir en devenant un « sujet de
faire» et réaliser l'action à proprement parler (la perfor-
mance). L'action peut se dire achevée lorsque survient
la sanction: le destinateur initial (qui peut être, là

encore, la conscience du sujet) établit qu'il y a eu résul-
tat, que ce résultat peut être évalué positivement ou
négativement, et que la bonne ou la mauvaise perfor-
mance peut mériter une récompense ou une punition
(matérielle ou morale).
La structure typique du parcours narratif nous
inspire quelques suggestions au sujet de la différence
entre les « récits d'artiste» masculin et féminin. De l'un
à l'autre, on retrouve, à l'évidence, le même mécanisme
222
207
Elisabetta Sirani
Autoportrait, 1660
Florence, galerie des Offices
initial: le désir de devenir artiste, d'acquérir succès et
reconnaissance par le biais de cette activité. La phase de
la compétence est similaire, elle aussi: tous deux sui-
vent un programme technique pour maîtriser les secrets
de l'art. Les choses changent au moment où nous en
arrivons aux phases de la performance et de la sanction.
Les hommes réalisent leur action à travers une œuvre
commandée par une autre personne, qui la reconnaît et
la récompense, et exécutent alors leur autoportrait
comme le symbole figuratif de leur entrée parmi les
«hommes illustres ». Les femmes n'ont pas cette possi-
bilité. Leur admission au sein de la profession est rare,
difficile, hérissée de préjugés et d'interdits sociaux. On
se rappellera que, jusqu'au XVII' siècle, la signature des
femmes n'est pas légalement reconnue comme juridi-
quement valideS'. Dans leur cas, l'autoportrait finit par
faire coïncider les quatre phases narratives du « récit
d'artiste» : il représente à la fois une auto-sanction et la
performance elle-même; il prouve que le niveau de
compétence est atteint et manifeste le désir de la recon-
naissance. Aussi la valeur symbolique de l'autoportrait
féminin est-elle plus profonde, plus subtile et sans
doute plus ambiguë du point de vue esthétique.
LES THÈMES DOMINANTS
DES AUTOPORTRAITS FÉMININS
On peut distinguer, au fond, deux thèmes dominants
dans l'autoportrait féminin: celui de la représentation
au chevalet et celui d'une forme particulière d' « auto-
portrait délégué », qui fait la démonstration des capa-
cités intellectuelles de l'artiste dans une activité plus
« libérale » que celle de la peinture. Il y a toutefois der-
rière ces deux modèles une implicite contradiction.
L'autoportrait au chevalet ne fait véritablement son
apparition qU'à la fin du XVI' siècle, lorsque les peintres et
les sculpteurs passent définitivement du statut d'artisan
au rang de « créateur », obtenant ainsi leur reconnais-
sance sociale. C'est à partir de ce moment-là qu'ils peu-
vent de nouveau revendiquer la qualité technique et
manuelle de leur travail et se représenter à l'intérieur de
leur atelier. On comprend donc que cette période voit
se multiplier les figures d'artistes. Certes, il y avait eu,
au Moyen Âge, de nombreuses miniaturistes, calli-
graphes et copistes de manuscrits. Mais cette activité,
rappelons-le, était permise parce qu'on lui prêtait une
valeur pénitentielle. Des femmes comme Hildegarde de
Bingen, Herrade, Guda, Pega ou Ende étaient religieuses
et exerçaient même, pour certaines d'entre elles, des
charges importantes au sein de leur abbaye. Au XV' siècle
et au début du XVI', les femmes artistes sont peu nom-
breuses et sont encore, très souvent, des religieuses,
comme Caterina de Vigri à Bologne, Maria Ormani à
Florence (xV' siècle) et sœur Plautilla Nelli, à Bologne.
Dans ses Vies, Giorgio Vasari consacre une biographie à
une seule femme, Properzia de' Rossi, elle aussi bolo-
naise, et ne cite qu'en passant le nom de quelques
autres. Les femmes optent donc, de la fin du XVI' siècle
au XIX' siècle, pour le schéma de l'autoportrait dans l'ate-
lier non seulement parce qu'il est devenu le schéma le
plus typique mais aussi parce qu'il traduit bien leur
désir de montrer leur maîtrise de la technique. Nous
trouvons chez la plupart des meilleures artistes des
autoportraits de cette nature. Sofonisba Anguissola exé-
cute en 1556 un Autoportrait de l'artiste en train de III 208
peindre une Vierge à l'Enfant. Nous avons déjà fait men-
tion de Catharina von Hemessen et de son autoportrait III 204
de 1548, le premier dans l'ordre chronologique. Vien-
nent ensuite l'autoportrait d'Artemisia Gentileschi III 191
(1630 ?) dont la pose est moins statique mais suit tou-
jours le schéma du portrait en pleine élaboration, avec
une palette dans la main gauche et le pinceau dans la
main droite, et celui d'Elisabetta Sirani, réalisé en 1660. III 207
C'est cette même configuration que l'on rencontre chez
Anna Waser (1691), chez Clara Peeters (1610-1620), III 278
traitée sur un ton plus léger chez Judith Leyster (1630) III 206
et Giovanna Fratellini ( 1720), mais aussi chez Angelica
Kauffmann (1770), Élisabeth Vigée-Lebrun (1782) et III 219
Rolinda Sharples (1820). Ginevra Cantofoli (vers 1660), III 210
Mary Beale (1665) et Rosalba Carriera (1709) se pré- III 216
sentent au côté de leur tableau, suivant ainsi le schéma
des deux autoportraits de Poussin et la formule du
tableau dans le tableau caractéristique du XVII' siècle
émilien et de certains peintres comme Guido Reni.
Nous discernons dans toutes ces œuvres une pre-
mière « contradiction ». En dehors de l'autoportrait de
Ginevra Cantofoli, qui porte le bonnet du peintre au
travail, les femmes sont toujours habillées de manière 208"
impeccable, comme si elles étaient prêtes pour quelque Sofonisba AnguÎssola
réception. La signification de cette attitude est claire: Autoportrait de l'artiste en
train de peindre une Vierge
elle s'explique par le maintien des « bonnes manières »
at'Enfant, 1556
qui conviennent à l'expression de la vertu féminine, Huile sur toile, 66 x 57 cm
telles que les préconisent les traités de l'époque (on Lancut, Muzeum Zamek
pense au Galatée de monseigneur Giovanni Della Casa,
de 1558). La femme artiste ne peut et ne doit en aucun 209H·
cas perdre le bon ton qui lui incombe: elle ne saurait Élisabeth
Vigée-Lebrun
s'inscrire dans la catégorie des « enfants de Saturne »82
Autoportrait, 1800
qui s'impose au milieu du XVI' siècle comme l'archétype Huile sur toile, 78,5 x 68 cm
de la vie irrégulière de l'artiste masculin. La « contradic- Saint-Pétersbourg,
tion » apparaît plus évidente encore si nous considérons musée de l'Ermitage
223
<11210 le second thème dominant que nous avons mentionné,
Ginevra Cantofoli celui de « l'autoportrait délégué» en intellectuel non-
Autoportrait. 1660
peintre. Ici, nous croisons surtout des musiciennes et
Huile sur toile,
64x50cm
des lettrées. Sofonisba Anguissola joue (par deux fois) IlUII

Milan, du clavecin, ainsi que Lavinia Fontana. Artemisia Gen- Ill. 105
Pinacoteca di Brera tileschi exécute un morceau au luth. La fille du Tintoret Ill. 101
(Marietta Robusti, surnommée « La Tintoretta ») en
1580, Sophie Chéron vers 1680, et Angelica Kaulfmann
dans son Autoportrait à l'âge de treize ans (1754) tien-
nent toutes trois une partition. Quant à Rose Adélaide
Ducreux, elle s'exerce à la harpe. Nous retrouverons
même au xx' siècle une reprise savante et sophistiquée
de ce motif dans l'Autoportrait en ange musicien (1928)
d'Antonietta Raphael, une artiste de l'École de Rome
qui se représente en train de jouer du violon, un motif
puisé dans le répertoire iconographique de la Renais-
sance italienne où les anges jouent souvent d'un instru-
ment de musique.
Parmi les autoportraits en lettrées, il y a bien sûr
les sœurs Lucia et Sofonisba Anguissola, Lavinia Fon-
tana et, plus tard, Anne Killygrew et Anna Dorothea
Therbusch, mais nous pourrions citer bien d'autres
exemples tant la liste de celles qui se montrent avec des
<11211 livres est longue. Le cas le plus insolite reste celui de
Sofonisba Sofonisba Anguissola qui se peint en train de jouer aux Ill. 103
Anguissola
échecs - peut-être avec ses sœurs? - dans un jardin
Autoportrait, vers 1554
(1555). Pourquoi y aurait-il « contradiction» dans tout
Huile sur toîle,
56x48cm cela] Simplement parce que, alors même que l'on est
Naples, en train de réhabiliter le travail manuel comme une
museo di Capodimonte vertu de l'artiste, les femmes sont contraintes d'afficher
un autre type d'éducation, plus large, dans le domaine
des arts libéraux proprement dits (ainsi qualifiés dès
l'Antiquité et au Moyen Âge) et de mettre le plus pos-
sible entre parenthèses une activité manuelle sociale-
ment perçue comme inférieure.
Même s'ils sont moins fréquemment abordés, on
trouve aussi, bien sûr, d'autres thèmes dans les auto-
portraits féminins. Le désir de gloire, par exemple, est
un aspect qui apparaît parfois, mais il n'est pas traité de
la même manière que dans les tableaux masculins. Pre-
nons le cas de cet autoportrait de Sofonisba où l'artiste
se représente occupée à peindre une Vierge à j'Enfant. Ill. 108
Certes, l'inscription qui figure sur la toile précise:
« Moi, Sofonisba Anguissola, célibataire, égale les Muses
et Apelle en chantant mes chansons et en maniant les
couleurs.» Anguissola, en somme, se compare au plus
 célèbre peintre (masculin) de l'Antiquité, suivant en
cela un schéma rhétorique qui était devenu assez com-
mun à la fin de la Renaissance et qui consiste à se réfé-
rer à Apelle et à Zeuxis. Mais nous n'assistons presque
jamais à l'étalage d'une gloire terrestre et matérielle, En
revanche, on trouve, parfois, des évocations d'une
gloire morale. Cest le cas chez Artemisia Gentileschi
Ill. 191 avec le tableau déjà mentionné de la Royal Collection
de Windsor où elle s'incarne dans la figure allégorique
de la Peinture, répétant en cela une formule chère à
l'iconographie traditionnelle (Cesare Ripa s3 , par
exemple), Angelica Kauffmann, elle aussi, a personna-
lisé le thème en se plaçant entre la Peinture et la
Ill. 212 Musique dans son Autoportrait hésitant entre la peinture
et la musique, de 1791, ou encore, comme l'avait fait 212
Sofonisba deux siècles plus tôt, en s'identifiant à la Angelica Kauffmann
Peinture dans son Autoportrait sous les traits de la Pein-
la peinture et la musique,
ture embrassée par la Poésie (1782).
1791
Huile sur toile. 151 x212cm
Moscou, musée Pouchkine
POINTE. CURIOSITÉ. BIZARRERIE
Autre élément caractéristique de nombreux auto-
portraits féminins: la réaction face à l'attitude du public
à l'égard des artistes femmes et de leurs œuvres. Nous
avons déjà rappelé qu'à partir du XVI' siècle au moins, la
société, le monde professionnel de l'art, voyaient l'entrée
des femmes dans le métier de la peinture ou de la
227
 ..... 213 sculpture avec réprobation, avec suspicion, au moins
Sofonisba avec indifférence. C'est lorsque les œuvres féminines
Anguissola
Autoportrait, vers 1556
firent leur entrée dans le circuit des amateurs ou des
Huile sur parchemin, commanditaires que les autoportraits prirent une cer-
6,4 x 8,3 cm taine valeur: celle de la curiosité. Cet angle de vue s'ins-
Boston, Museum of Fine Arts, crit parfaitement dans l'esprit de l'époque. On sait
Emma F. Munroe Fund
qu'un mode particulier de concevoir la collection - le
cabinet des merveilles ou Wunderkammer"' - a vu le
4214
jour à partir de la seconde moitié du XVI' siècle. Les
Élisabeth
Vigée-Lebrun images que les femmes donnent d'elles-mêmes consti-
Autoportrait, 1790 tuent en ce sens une « curiosité» qu'apprécient et récla-
Huile sur toile, 100 x 81 cm ment les acheteurs. De nombreux témoignages portant
Florence, galerie des Offices
sur des peintres des XVI' et XVII' siècles rendent compte
de cet intérêt: Lavinia Fontana est souvent pressentie
par des collectionneurs privés qui souhaitent des auto-
portraits, fût-ce de petit format. Sofonisba Anguissola
est également sollicitée, quelquefois même par des sou-
verains ou par d'autres artistes, tel Antoon Van Dyck.
Cela vaut aussi pour Artemisia Gentileschi et pour
Rosalba Carriera. On demande à Élisabeth Vigée-
Lebrun d'exécuter son autoportrait pour l'exposer aux
Ill.ll4 Offices, dans la galerie - déjà renommée - des auto-
portraits. Autre preuve de cette « curiosité », le fait que
l'on commande aux artistes des copies de leur autopor-
trait. Le phénomène, assez rare chez les hommes si l'on
excepte le cas particulier de Poussin, s'est répété à plu-
sieurs reprises dans l'histoire des femmes peintres, avec
Sofonisba Anguissola, par exemple, mais aussi avec
Élisabeth Vigée-Lebrun, pour ne citer que les plus
connues et les mieux documentées.
On peut inclure dans ce mouvement de curiosité
et ce goût pour les Wunderkammer quelques bizarreries
maniéristes, voire baroques, qui jouent sur la construc-
tion de significations cachées, le trait d'esprit et la subti-
Ill.l1l lité philosophique. Sofonisba Anguissola a peint vers
1556 un petit autoportrait sur parchemin qu'elle conçut
pour le laisser à sa famille avant de quitter Crémone et
d'aller s'établir à Rome. Il faut rappeler que Sofonisba
était issue d'une famille aristocratique et qu'elle était
l'aînée des six filles d'Amilcare Anguissola et de sa
seconde épouse, Bianca Ponzoni. Cet autoportrait nous
montre l'artiste portant un monogramme compliqUé,
avec de grandes lettres entrelacées, qui lui couvre entiè-
rement le buste. Le sens du message, qui n'est peut-être
compréhensible que pour les seuls destinataires, n'a pas
encore été déchiffré, mais il est révélateur du goût de
230 c
l'époque pour l'énigme et la devinette. Sur le pourtour
du médaillon figure une inscription que l'artiste a répé-
tée par ailleurs à plusieurs reprises: Speculo depictam
Cremonœ Sophonisba Anguissola virgo ipsius manu exegit
(<< Sophonisba Anguissola de Cremone, célibataire, a
exécuté cette peinture au miroir, de sa propre main »).
Cette formule, qui réapparaît en effet sur d'autres auto-
portraits, tantôt cachée sur les pages d'un livre ou sur
un cartouche, tantôt suspendue dans les airs, témoigne
de sa prédilection pour la présence de mots dans les
tableaux, de mots qui jouent toujours sur le registre du
curieux. ous sommes, on l'a dit, en plein dans ce goût
cher à la fin du XVI' siècle, qui donnera lieu bientôt au
véritable culte baroque pour le conceptisme. Cette atti-
tude, tenue pour une qualité de l'homme de cour, avait
été théorisée dès 1534 par Baldassare Castiglione dans
son Livre du courtisan"' où elle est désignée sous le nom
de sprezzatura, une manière de s'exprimer par des
gestes et des mots qui dissimulent l'artifice derrière une
apparence de naturel. Un jésuite catalan, Baltasar Gra-
ciàn, consacrera un ouvrage entier, Agudeza y Arte de!
Ingenio «< Art et figures de l'esprit »), à cette façon de
mettre en jeu ses qualités intellectuelles: il y célèbre la
faculté d'être «pointu », «subtil », de manifester son
intelligence à travers des formes brillantes et énigma-
tiques. Un peu plus tard, en Italie, Torquato Accetto
donnera à cette même attitude le nom de dissimulazione
onesta «< honnête dissimulation »), qui est aussi le titre
de son ouvrage le plus connu".
La Bolonaise Elisabetta Sirani, dont le rôle dans le
baroque émilien"' a été mis en lumière par une récente
exposition, est connue elle aussi pour son habileté à
insérer dans ses tableaux de subtiles figures de l'esprit.
Fille de Giovanni Andrea Sirani, peintre de moyenne
importance qui fut l'élève de Guido Reni mais égale-
ment marchand d'art, Elisabetta ne s'est pas contentée
de laisser une image d'elle-même: pour s'affranchir,
peut-être, de l'excessive tutelle paternelle, elle a pris soin
de signer la plupart de ses œuvres. Or, on a constaté que
la signature des tableaux destinés aux commanditaires
publics est absolument traditionnelle et convention-
nelle88 mais que sur les œuvres destinées aux acquéreurs
privés, l'allusion à l'auteur - et au commanditaire - est
cachée, ambiguë et sophistiquée. Sans doute tira-t-elle
profit de sa connaissance de la rhétorique qu'elle avait
étudiée, durant sa jeunesse, dans la riche bibliothèque
 familiale. Toujours est-il que nous pouvons affirmer,
sans trop nous hasarder, qu'Elisabetta Sirani a {{ inventé»
là une forme de rhétorique visuelle et verbale d'une
grande intelligence et d'une remarquable efficacité, qui
a dû contribuer à forger sa personnalité et son succès.
Peu banals aussi, les choix opérés par certaines
artistes concernant des moments particuliers de leur
vie. Sofonisba Anguissola, qui eut la chance d'avoir une
vie assez longue, est la première qui ait laissé à la posté-
rité son image en femme àgée. Le portrait qu'elle
adressa de Naples à Philippe III d'Espagne qui l'avait
invitée à son couronnement (le père du jeune roi avait
été lui-même dans sa jeunesse un grand admirateur de
Sofonisba: il l'avait reçue à la cour d'Espagne et lui
avait trouvé un mari en la personne du comte sicilien de
Moncada) fait office de lettre d'excuse. Sofonisba tient
dans ses mains, en effet, une lettre sur laquelle on lit
distinctement les mots: {{ À Sa Majesté catholique, je
baise les mains. Anguissola. » L'artiste, qui a alors
70 ans, aura encore le courage, dix ans plus tard, de se
III liS représenter une dernière fois: vieille, mais encore bien
droite sur son siège et le regard décidé (1610).
L'écoulement inexorable du temps est aussi le
sujet, traité d'une manière encore plus recherchée, de
trois autoportraits de Rosalba Carriera. Dans le premier,
un pastel sur papier de 1731, l'artiste se représente {{ au
futur ». L'Autoportrait personnifiant l'Hiver nous la
montre en vieille femme alors qu'elle n'a que 56 ans. La
fourrure blanche dont elle est vêtue fonctionne ici
comme un symbole de la neige et constitue, avec les
cheveux blancs qui encadrent son visage, une rime
chromatique. L'hermine permet aussi d'insinuer une
métaphore de la gloire, puisqu'elle est le symbole de la
pompe royale et que beaucoup, à l'époque, parlaient de
Rosalba comme de la « reine» des peintres. Le deuxième
et le troisième autoportraits datent tous deux de 1746: 215
ll.111.lI8 l'Autoportrait en vieille femme et l'Autoportrait en muse Sofonisba
de la Tragédie. Ce dernier ne diffère pratiquement pas Anguis50la
Autoportrait, 1610
du premier, si ce n'est par la présence de la couronne de
Huile sur toile. 98 x 78 cm
laurier - autre symbole de gloire, même s'il se réfère ici
Nivagaards. Malerisamling
à la poésie tragique - et restitue avec une certaine pré- 216. 217."

cision les signes de la déchéance. Les audacieuses Rosalba Carriera Rosalba Carriera
Autoportrait, 1709 Autoportrait en vieille femme,
inventions d'Anguissola et de Carriera seront de mode
Pastel sur carton, 71 x 57 cm 1746
vers la fin du XIX' siècle mais aussi, comme nous le
Florence, galerie des Offices Pastel sur papier, 56,7 x 45,8 cm
verrons d'ici peu, au XX' siècle. À l'époque moderne The Royal Collection,
cependant, les artistes mettront davantage l'accent sur Her Majesty Queen Elizabeth Il

231

la revendication de leur identité féminine face aux stéréo-
types du canon masculin de la beauté et de la jeunesse.
La démarche opposée - celle qui consiste à s'attri-
buer un âge moins avancé - est une pratique assez cou-
rante dans l'autoportrait féminin. Élisabeth Vigée-Lebrun
elle-même l'a explicitement soulignée dans ses Souve-
nirs89 en ironisant aussi sur la vanité des dames dont elle
faisait le portrait. Et on le constate de façon récurrente
tout au long de l'histoire de l'autoportrait féminin mais
surtout à l'époque des Lumières, au moment où le culte
de la beauté allié à celui de la jeunesse deviennent un
aspect significatif du comportement du beau sexe en
public. Ce n'est pas un hasard si les deux artistes qui se
livrent le plus à cet exercice sont la Française Élisabeth
Vigée-Lebrun - elle se rajeunit souvent, surtout dans les
autoportraits calqués sur des modèles peints existants -
et la Suisse Angelica Kauffmann : toutes deux ont été des
femmes de Cour. La première était portraitiste officielle
234 0 u 5 0 5 0 E GE N E
218
Rosalba Carriera
Autoportrait en muse
de la Tragédie, 1746
Pastel sur carton, 31 x 25 cm
Venise.
Gallerie dell'Accademia
219
Élisabeth
Vigée-Lebrun
Autoportrait, 1782
Huile sur toile, 100 x 73 cm
Versailles, musée du Château
de la reine Marie-Antoinette (son hostilité à la Révolu-
tion90 l'obligea à prendre le chemin de l'exil avec sa fille
de 9 ans, vers l'Italie, la Russie puis l'Angleterre). La
seconde, dont les origines et les fréquentations de jeu-
nesse étaient bien plus modestes, connut la réussite et
le prestige en Grande-Bretagne, où un consul anglais,
de retour d'Italie, la présenta à la Cour et où elle finit par
épouser un soi-disant comte, qui se révéla n'être qu'un
intrigant et un domestique. Chez Angelica, toutes les
figures féminines, y compris la sienne, proposent un
nouveau modèle de femme, vaguement androgyne
(dérivé de son étude des bas-reliefs classiques), qui
deviendra par la suite à la mode et sera longtemps
considéré comme un idéal de beauté. Ce parti pris lui
valut le succés, public et commercial, mais aussi d'âpres
critiques, quelques attaques pleines de fiel même: on
l'accusa notamment, elle, femme peintre, de chercher à
prendre le rôle des hommes peintres.
 •

236 J GE R
 AUTRES CONTRADICTIONS
DANS L'HISTOIRE DE L'AUTOPORTRAIT
FÉMININ: PÈRES, MÈRES, ENFANTS
Nous avons vu qu'il est possible de discerner quelques
caractères spécifiques dans les images que les femmes
'4220 donnent d'elles-mêmes durant la période (entre le
Élisabeth XV1' et le XIX' siècle) où le professionnalisme artistique
Vigée-Lebrun du beau sexe émerge, se développe et s'impose défini-
Auto{XJrtrait avec sa fille. tivement. Ces caractères dépendent beaucoup de choix
1789
qui sont étroitement liés aux relations entre la femme
Huile sur bois. 130 x 94 cm
Paris. musée du Louvre et la société à l'époque moderne, mais varient aussi au
gré des manières individuelles d'interpréter les menta-
lités d'une époque. Ils ne sauraient être compris, ce que
l'on a parfois fait, comme un geste de révolte explicite
contre le pouvoir masculin (même si l'on peut tout à
fait admettre que la volonté d'exercer un métier « inter-
dit» soit implicitement un acte d'insubordination à
l'égard des règles dominantes).
Nous verrons d'ici peu (p. 242) que l'aspect
conscient et idéologique de la contestation et du rejet
des canons est un pur produit culturel du xx' siècle. En
aucun cas, des siècles précédents.
Il y a dans les œuvres, et plus encore dans les
autoportraits qui en constituent le manifeste, plusieurs
contradictions - en dehors de celles, principales, que
nous avons déjà relevées - qui devraient nous éclairer
sur la façon d'appréhender l'histoire de l'art. La toute
première d'entre elles, sans doute, est la relation à la
figure du père. Lorsque les femmes, à partir de la
seconde moitié du XVI' siècle, s'affirment comme
artistes, leurs débuts dans la pratique créative dépen-
dent presque toujours du fait que leur père est lui-
même artiste ou lié au monde des arts. Relisons les
notices biographiques: Levina Teerlinc était la fille
adoptive d'un miniaturiste de Bruges, Simon Benninck.
Lavinia Fontana, fille du peintre Prospero, épousa l'un
des élèves de son père, Gian Paolo Zappi. Catharina von
Hemessen eut pour père Jan von Hemessen et travailla
au sein de son atelier: il lui arriva même, à diverses
reprises, de signer « Catharina fille de Joannes de
Hemessen », comme s'il s'agissait d'une marque de
fabrique. Le père de sœur Plautilla était le peintre Luca
Nelli. Marietta Robusti, elle aussi, fit partie de l'atelier
de son père, qui n'était rien moins que le célèbre Tinto-
ret (on la surnommait, on l'a dit, « La Tintoretta »).
Barbara Longhi, fille du peintre Luca, peignit avec lui de
nombreux tableaux. Artemisia Gentileschi était la fille
d'un artiste assez renommé, Orazio. Le père d'Elisabetta
Sirani -l'artiste Giovanni Andrea - était également son
patron. Mary Beale était la fille d'un spécialiste de la
nature morte. Rosalba Carriera, issue d'une famille
d'artisans, débuta sa carrière en peignant des couvercles
de tabatières. Angelica Kauffmann eut pour maître son
propre père. La Berlinoise Anna Dorothea Therbusch
était la fille du peintre Georg Lisiewski. Le père de
Sophie Chéron, Henri, fut aussi son maître de peinture.
Élisabeth Louise Vigée-Lebrun, enfin, était la fille d'un
portraitiste.
En d'autres termes, l'orientation artistique des
femmes a reçu de la part de la famille une impulsion
non négligeable, liée à la nécessité d'accroître l'atelier en
lui adjoignant des assistante e)s, peut-être même à faible
coût. La relation de l'artiste avec sa famille suit toujours
deux axes opposés: celui de la dépendance et de la colla-
boration ou celui du conflit (stylistique, par exemple).
Ont opté pour la première de ces deux voies des per-
sonnalités comme Catharina von Hemessen, qui suit la
ligne paternelle et va jusqu'à se légitimer en signant
« fille de » ; Marietta Robusti, dont il est bien difficile,
aujourd'hui encore, de dresser le catalogue certain des
œuvres, du fait justement qu'elle s'est identifiée à l'ate-
lier paternel (pour de nombreux tableaux, on ne sait s'il
convient de les attribuer au célèbre Jacopo, à Marietta
ou à son frère Domenico) ; et Barbara Longhi, originaire
de Ravenne, que l'on confond souvent avec son père
Luca. D'autres figures se veulent plus « rebelles ». C'est
le cas d'Elisabetta Sirani: en optant résolument pour la
manière du Guerchin, la Bolonaise s'est engagée dans
une autre voie stylistique que celle de son père, Gio-
vanni Andrea, adepte de la manière émilienne de Guido
Reni. L'indépendance d'Elisabetta se traduit, entre
autres, par sa décision de fonder son propre atelier, une
sorte d'académie conçue dans la tradition bolonaise
inaugurée par les Carrache et dont firent partie de nom-
breuses autres femmes. Artemisia Gentileschi, elle aussi,
s'est distinguée de son père, même si elle est restée dans
le cadre du caravagisme auquel adhérait Orazio.
On retiendra de tout cela qu'en dépit de cette
forte impulsion, la figure paternelle est généralement
absente des autoportraits féminins. Le premier autopor-
trait féminin qui intègre la figure du père date de 1891 :
237
 il s'agit de l'Autoportrait avec son père de Marie Françoise
Constance La Martinière, dite Constance Mayer.
Autre détail significatif: l'absence presque totale
du mari de l'artiste qui est pourtant, statistiquement,
une figure importante si l'on considère la plupart des
artistes que nous avons citées jusqu'à présent. Il n'est
peut-être pas inutile, là encore, de rappeler quelques
éléments biographiques. Sofonisba Anguissola s'est
mariée à deux reprises, une première fois à l'âge de
38 ans avec Fabrizio de Moncada, un aristocrate qui
l'emmena vivre en Sicile puis à Naples, et une seconde
fois, dix ans plus tard, avec Orazio Lomellino qui la
conduisit à Gênes. Catharina von Hemessen prit pour
époux l'organiste de la cathédrale d'Anvers, Chrétien de
Morien. Lavinia Fontana et son mari, le peintre Zappi,
eurent onze enfants dont huit moururent à la naissance.
Mary Cradock accorda sa main à Charles Beale, un
employé de l'État qui perdit son poste à un moment
donné mais subvint, par l'art, aux besoins de sa famille.
Élisabeth Sophie Chéron signa ses premières toiles sous
le nom de son mari, Jacques Le Hay, qui était ingénieur.
Giovanna Fratellini se maria très jeune (elle avait
18 ans). Artemisia Gentileschi, en dépit du scandale que
provoqua le procès pour viol, se maria avec le Florentin
Pietro Stiattesi. Esther lnglis épousa Bartholomew Kello,
un homme bien introduit à la cour d'Écosse. Judith
Leyster elle aussi convola avec un artiste, Jan Miense
Molenaer, qui l'emmena à Amsterdam. Élisabeth Louise
Vigée-Lebrun épousa le marchand de tableaux Jean-
Baptiste Lebrun, qu'elle quitta à la veille de la Révolution
et dont elle divorça par contumace. Quant à Angelica
Kauffmann, elle a eu, nous l'avons dit, deux maris:
d'abord un pseudo-comte suédois puis le peintre Anto-
nio Zucchi. Il ne semble pas que tous ces maris, souvent
importants, parfois encombrants, aient constitué un
obstacle à la carrière de leur femme. Pourtant, nous ne
possédons qu'un seul exemple d'autoportrait en couple.
Et encore son attribution n'est-elle pas absolument
certaine, même si de nombreux critiques croient
reconnaître dans l'Autoportrait d'un mari et de sa femme
(1570-1571) Sofonisba Anguissola et don Fabrizio de
Moncada. Il faut préciser que, pour les autoportraits
masculins au contraire, le schéma de la représentation
en famille ou en couple est un modèle qui remporte un
franc succès et se développe beaucoup aux Pays-Bas,
surtout avec Rubens et Van Dyck. La « lacune» relève
donc, nous semble-t-il, d'un acte volontaire, accompli 221
pour mieux mettre en lumière la figure de la femme Élisabeth
Vigée-Lebrun
artiste qui risquerait sinon, dans le schéma social en
Autoportrait avec sa fille,
vigueur entre le XVI' et le XIX' siècle, de n'être plus qu'un 1786
simple appendice du conjoint. Ici, la contradiction Huile sur bois. 105 x 84 cm
réside dans le fait que l'artiste femme (qui est pourtant Paris, musêe du Louvre
obligée de toujours rechercher des représentations res-
pectables ou convenables) ne peut représenter le
mariage, comble de la respectabilité et de la conve-
nance, sous peine de disparaître elle-même en tant
qu'artiste (c'est-à-dire hors de la règle sociale).
Il en va de même en ce qui concerne les enfants:
il faut attendre la fin du XVIII' siècle - probablement
parce que c'est avec les Lumières9l que l'on commence
à témoigner de l'intérêt aux enfants - pour trouver
enfin dans les autoportraits la figure de l'artiste-mère.
Élisabeth Vigée-Lebrun a traité ce thème à plusieurs
reprises, en oscillant toujours, à l'intérieur de chacune
de ses œuvres, entre la représentation séduisante et
sophistiquée d'elle-même et l'image irréprochable de la
mère affectueuse. Son autoportrait le plus fameux IlUI9
(après 1782) nous en offre un parfait exemple: ce
tableau, dans lequel elle se met en scène en imitant une
œuvre très célèbre de Rubens, Le Chapeau de paille
(1622-1625), lui assura, de son propre aveu, une belle
notoriété. Comme en d'autres occasions, elle apparaît
innocente et malicieuse à la fois. À l'expression,
conforme aux convenances, s'ajoute en effet une pointe
d'audace: le corsage ajusté en usage à l'époque a été
abandonné au profit d'un vêtement plus souple et d'un
châle qui constitue l'une de ses tenues préférées. Deux IlLllO,111
autres autoportraits nous la montrent en compagnie de
sa fille mais là aussi, l'aspect maternel est contredit par
les vêtements et par la coiffure façon « odalisque», qui
222 ..
font qu'elle ressemble davantage à une sœur aînée qU'à
la mère de l'enfant qu'elle serre dans ses bras. Le pre- Angelica Kauffmann
Autoportrait avec le buste
mier autoportrait qui renvoie, lui aussi, à un célèbre
de Minerve. vers 1780
précédent culturel, la Vierge à la chaise de Raphaël, Huile sur toile, 93 x 76.5 cm
insiste fortement sur la féminité du personnage Coire, Kunstmuseum, dépôt
(1786). Dans le second autoportrait (1789) où la mère de la fondation Gottfried
Keller, Winterthur
et la fille sont vëtues d'une tunique à la grecque, l'ar-
tiste introduit non seulement le sentiment de l'amour
223" ..
filial mais aussi, une fois encore, un soupçon d'éro-
Angelica Kauffmann
tisme. On notera qu'après Élisabeth Vigée-Lebrun, ce
Autoportrait, 1787
type d'autoportrait s'est diffusé et multiplié à travers Huile sur toile, 128 x 93.5 cm
toute l'Europe. Florence, galerie des Offices
239
 LE XX· SIÈCLE ET LE RENVERSEMENT
DES RÔLES
Le xx' siècle se caractérise au contraire - surtout à partir
des grands mouvements d'avant-garde - par une réac-
tion de rébellion, tout à fait consciente, des artistes
femmes à l'encontre des stéréotypes féminins. Leurs
autoportraits ont constitué très souvent un excellent
prétexte à exprimer cette réaction et sont devenus, pour
ainsi dire, de véritables manifestes idéologiques. Deux
artistes peuvent être considérées comme les figures
emblématiques de cette revendication: Tamara de Lem-
picka et Frida Kahlo. La première, d'origine polonaise,
s'est réfugiée à Paris en compagnie de son mari en 1917,
l'année de la Révolution russe. Elle a interprété, de
façon originale, la leçon du cubisme en peignant - sur
un mode très coloré, lisse et brillant, sans doute
emprunté à l'art de l'affiche - des personnages (surtout
féminins) de la bonne société parisienne. Le succès,
rapide, l'appela aux États-Unis où elle immigra en 1939.
III 224 Son Autoportrait au volant d'une décapotable (1929),
bientôt devenu une icône, continue aujourd'hui encore
d'être reproduit comme un exemple du style Déco des
Années folles. Il se dégage de ce tableau une image diffé-
rente de la femme, indépendante, agressive, anticonfor-
miste, provocatrice même, qui s'inscrit parfaitement
dans ce changement de mentalité caractéristique de
l'époque. Une époque qui révise la figure de la femme
en général et trace d'elle un nouveau profil (on le véri-
fie aussi dans les images produites par les hommes).
Rappelons, à ce sujet, l'apport parallèle du cinéma à cette
nouvelle configuration. À commencer par Theda Bara,
anagramme de « Arab Death » et pseudonyme de Theo-
dosia Goodman, inventé par le réalisateur de son pre-
mier film, Frank Powell: depuis que cette actrice a
incarné à l'écran le rôle de la femme fatale qui affiche
une plastique sensuelle et une grande liberté sexuelle,
un substantif, vamp, dérivé précisément de l'un de ses
films (The Vamp, 1917, tiré d'une nouvelle de Kipling),
sert à désigner ce type de beauté agressive et domina-
trice qui constitue un contrepoids à la beauté masculine
de l'époque, incarnée par Rudolph Valentino. Il faut
citer également un film de Georg Wilhelm Pabst, Lulu
(Loulou, 1928), dans lequel Louise Brooks interprète le
personnage d'une femme libre qui entraine les hommes
vers la spirale de la passion et, sans jamais en avoir
242 ù ':) ...
vraiment conscience, les conduit à leur perte. Le cas de
Frida Kahlo est plus complexe. Aux yeux de cette
artiste mexicaine qui est devenue, à partir de la fin des
années 1990, le symbole d'une manière plus radicale
encore de comprendre l'indépendance et l'identité de la
femme, l'autoportrait apparaît comme le moyen le
mieux adapté pour exprimer une « idéologie du corps » 224'-
bien particulière. Frida Kahlo a produit des dizaines Tamara de Lempicka
d'images d'elle-même - presque à l'égal d'un Dùrer ou Mon portrait, 1929
Huile sur bois, 35 X 27 cm
d'un Rembrandt -, dans lesquelles elle insiste de façon
Paris, collection privée
provocatrice sur la représentation de son propre corps:
elle le met en exposition, tantôt blessé, tantôt enlaidi,
parfois réduit au rang d'icône populaire, en accusant
toujours certains traits de sa personnalité. Elle ne se
rajeunit pas, comme le faisait Élisabeth Vigée-Lebrun,
et ne se rend pas plus séduisante: elle souligne au
contraire certaines caractéristiques masculines comme III 225
les sourcils très touffus ou la moustache. Cette attention
qu'elle porte au corps est motivée par des événements
réels: en 1925, à la suite d'un accident (elle fut renver-
sée par un autobus) qui lui valut de graves problèmes à
la colonne vertébrale et un long séjour à l'hôpital, elle
s'exerça à la peinture. Elle poursuivit cet apprentissage,
en reprenant les techniques de l'art populaire mexicain,
après son mariage (1929) avec le peintre Diego Rivera
(dont elle divorça en 1939 pour l'épouser de nouveau
l'année suivante). L'orgueilleuse revendication de
l'image de soi ne se manifeste pas seulement à travers
les moyens techniques mis en œuvre: elle s'exprime
aussi par le style même de l'artiste. André Breton, chef
de file du groupe surréaliste, estimait que Frida Kahlo
pouvait être comptée parmi les membres du mouve-
ment en tant que « surréaliste spontanée ». L'artiste
réagit en répondant qu'elle ne se sentait pas du tout
surréaliste, parce qu'elle ne peignait pas des rêves, mais
la réalité des choses ...
Le nombre des femmes artistes va s'accroissant
tout au long du XX' siècle. Plutôt que d'en dresser la
liste (elle serait presque interminable), il nous paraît
plus utile de s'arrêter sur certains thèmes dominants du
« féminisme», au sens large du terme: conscient ou
inconscient, présents dans l'œuvre des artistes les plus
importantes du siècle. Le premier de ces thèmes est
certainement celui de la souffrance corporelle qui se
situe aux antipodes de la rhétorique traditionnelle de
la beauté féminine. Frida Kahlo l'a traité de manière
 choquante dans un tableau de 1932, Ma naissance,
figurant un accouchement avec, au premier plan, de
face, sa sortie, en petite fille nouveau-née, hors du
ventre maternel. On pourrait multiplier les exemples de
ce type. Il suffira de rappeler, durant les années 1960 et
la période du body art, le cas de l'Allemande Rebecca
Hom, dont les performances évoquaient la précarité de la
condition féminine dans un monde hérissé d'obstacles,
Ill. 227 et celui de l'Italienne Gina Pane qui, pendant ses repré-
sentations en public, avait l'habitude de meurtrir son
propre corps. La Britanniquejo Spence, qui s'est surtout
exprimée par le biais de la photographie, a travaillé
presque exclusivement sur le thème de la maladie, après
qu'on lui eut diagnostiqué une tumeur au sein. Une autre
artiste britannique, Rachel Lewin, peintre et sculptrice,
a insisté, de son côté, sur la manifestation de son ano-
rexie, par exemple dans Am 1 Still a Woman ? de 1990.
La question de l'âge et de la face cachée de la
beauté canonique constitue un autre thème de premier
plan. Nous avons vu que les artistes l'avaient déjà traitée,
aux XVI' et XVII' siècles, comme une figure de \'icono-
graphie de la vanité. Mais au XX' siècle, les figures se
font plus conscientes et idéologiquement plus structu-
rées. Rappelons le cas de Kathe Kollwitz: cette artiste
allemande, profondément engagée sur le plan social,
proche du prolétariat, nous a laissé une véritable auto-
biographie à travers les divers portraits qu'elle a peints
tout au long de sa vie. Durant les dernières années de son
existence, elle a accentué, peut-être par désillusion, le
caractère inquiet et tragique de son visage. On pressent
quelque chose d'à peu près similaire chez la Finlandaise
Helene Schjerfbeck qui a exécuté, de ses 77 ans à sa
mort, survenue à l'âge de 83 ans, une série de vingt
autoportraits dans lesquels le visage finit par épouser
les contours du crâne. Il faut citer aussi l'exemple de
l'Américaine Alice Neel qui, en 1980, se peint entière-
ment nue à l'âge de 80 ans: par ce geste, elle opère un
retournement radical des schémas traditionnels. Sa
compatriote Audrey Flack redécouvre, de son côté, les
vanités du XVII' siècle et y insère son propre auto-
portrait, tel un détail de nature morte, à côté d'un crâne
assez imposant. Meret Oppenheim, enfin, se représente Frida Kahlo
par le biais d'une radiographie de profil (X-Ray of my The Frame (Le Cadre)
ou Portrait de l'artiste
Skull, 1964) qui ne donne à voir de sa féminité qu'une
Huile sur aluminium fixé
seule chose: ses boucles d'oreilles, laissées délibéré- sous verre et bois peint
ment dans le cadrage et elles-mêmes radiographiées Paris, Musée national d'art
(cette image sera reprise dans un célèbre autoportrait moderne, Centre Pompidou
de Robert Rauschenberg).
Il nous reste à évoquer la question de l'ambiguïté
sexuelle. Nombreuses sont les artistes qui ont pris le
parti de manifester leur tendance, réelle ou imaginaire,
à l'homosexualité, plus comme une contradiction inhé-
rente au métier même d'artiste que comme une reven-
dication effective. Sous le pseudonyme de Gluck, Hannah
Gluckstein s'est résolument peinte en homme. Dans les
années 1920, Romaine Brooks a préféré opter pour la
masculinisation par l'habillement (à la George Sand).
En 1950, Eva Schulze-Knabe avait choisi de poser en
ouvrier, avec le casque et la panoplie de chantier. En
1994, avec Bo, Catherine Opie s'est photographiée avec
de fausses moustaches, dans une attitude qui n'est pas
sans rappeler celle d'un détective privé. C'est un schéma
qui s'est répété, avec de multiples variantes, tout au long
du siècle, depuis la première représentation photogra-
phique «scandaleuse» de Frances Benjamin johnston
(dès 1896, elle s'était affichée dans une pose très mas-
culine). Il nous faut citer enfin le cas d'une grande
artiste contemporaine, Louise Bourgeois: même si elle
n'aborde pas à proprement parler le thème de l'ambi-
guïté sexuelle, elle réalise parfois, à partir des années
1960, des autoportraits - mais aussi certaines œuvres
ayant trait à la sexualité féminine - en rapport explicite 226,.
avec les thématiques proposées par les mouvements Meret Oppenheim
féministes. Ainsi, la plupart des contradictions que l'on X-Ray of my 5kul/, 1964
a pu déceler dans la représentation des femmes ont-elles Photographie en noir
été résolues d'une manière très sophistiqUée sur le plan et blanc, 25,5 x 20,5 cm
Berne, Kunstmuseum
intellectuel. La boucle est désormais bouclée: certes, les
femmes ne sont toujours pas aussi présentes que les
227" ..
hommes, mais elles ont pleinement reconquis leur rôle
Gina Pane
et leur conscience dans le monde de l'art. Autoportraits. la mise
en condition, la contraction,
le rejet, 1973
Photographies couleur
sur panneaux de bois peints.
300 x 300 cm
Paris, Musée national d'art
moderne. Centre Pompidou
245
•
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.....4-__,..e.
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 CHAPITRE 8
Tautologies
L'ARTISTE EN TECHNICIEN: EN TRAIN DE (SE) PEINDRE
Alessandro Allori
Autoportrait, 1555
Huile sur bois, 60 x 46,5 cm
Florence. galerie des Offices
LA REVALORISATION DE LA MAIN
ous avons déjà fait allusion, en passant, au fait qu'au
YY' siècle et durant la première moitié du XVI' siècle, les
autoportraits des artistes s'appliquaient généralement à
valoriser l'aspect intellectuel de leur art au détriment de
l'aspect manuel et mécanique. Des deux parties qui,
selon Alberti et les auteurs de traités du XVI' siècle,
constituent le peintre, à savoir l'ingenio (l'esprit) et la
mano (la main), la seconde était donc, en quelque
sorte, censurée. Cette perspective a prévalu tant que le
créateur d'œuvres d'art était engagé dans la bataille
pour sortir de son antique condition d'artisan et pour
entrer dans le cercle des membres des Arts libéraux.
Durant la seconde moitié du XVI' siècle, la revendication
de ce statut étant désormais acquise, on en vient de
nouveau à privilégier la maîtrise technique des auteurs,
leur adresse, leur maestria. Ce n'est pas un hasard si les
épithètes auxquelles recourent les traités du XVI' siècle
pour évoquer les artistes se résument à une courte liste
de synonymes: expertus, probus, sapiens, prudens,
prœstans et autant d'adjectifs qui qualifient
l'habileté qu'a l'artiste de maîtriser l'exécution de son
ouvrage9'- Annibale Carrache, peintre maniériste bolo-
nais, fondateur de l'Accademia degli Incamminati de
Bologne et artiste honoré des cours italiennes, le décréta
lui-même avec une grande franchise: « Nous, peintres,
nous ne parlons qu'avec les mains. »93
Cette insistance sur la « bonne main» du peintre
a revêtu dans l'Europe du XVI' siècle des formes et des
accents différents. Les premiers peintres qui se sont
représentés en train de peindre sont sans doute ceux
249
 '. . ..
"\

des écoles du Nord. Mais en Allemagne et aux Pays-Bas,

le statut d'artisan du peintre a duré plus longtemps
qu'en Italie. Par ailleurs, le pouvoir des guildes - les
corporations qui les, réunissaient et défendaient leurs
intéréts - était plus fort. La qualité de leur travail était,
éventuellement, légititnée par la nature « religieuse» de
l'inspiration. De fait, on peut constater que les person-
nifications de l'artiste en saint Luc occupé à représenter
la Vierge sont plus nombreuses dans le Nord de l'Europe.
.t"'V
Nous en avons déjà vu quelques exemples avec Rogier \ 1

Ill. 229
Van der Weyden, Dieric Bouts et Maarten Van Heem-
skerck mais il n'est pas inutile de nous arrêter sur le
Saint Luc peignant la Vierge que Frans Floris de Vriendt
If,
a peint en 1556, car dans cette configuration-là, Marie a
« disparu » : on ne voit que le peintre en train d'exécuter
son portrait, le regard tourné dans sa direction (qui
coïncide avec celle du spectateur). Le chevalet, disposé
de dos, ne permet pas d'apprécier le résultat. Enfin, à la
différence des cas précédents où c'est chaque fois saint
Luc qui se rend auprès de la Vierge, la visite ici est
inversée: avec Floris de Vriendt, nous nous trouvons
dans l'atelier du maître.
En Italie, on voit au contraire - au moment où
l'on en vient de nouveau à représenter l'artiste comme
artisan - une subtile polémique s'inviter dans les auto-
portraits les plus anciens: celle qui sépare les écoles de
Venise et de Florence. Vasari avait soutenu qU'à Venise,
on privilégiait la couleur et à Florence, le dessin 9"
comme en témoignent les deux plus grands maîtres de
l'époque, Titien et Michel-Ange. La polémique fut cer-
tainement trés vive puisque des représentants des deux
..... 230
tendances s'empressèrent alors de se portraiturer sous la
Pieter Bruegel
qualification exactement contraire à celle qu'on leur J'Ancien
prêtait communément. Titien exécuta un autoportrait Le Connaisseur et l'artiste.
- malheureusement perdu mais connu par une gravure vers 1565
Crayon et encre bistre,
et de nombreuses citations de Vasari, l'Arétin, etc·'-
25,5 x 21,5 cm
dans lequel il se présentait comme dessinateur, muni Vienne. Albertina 231 ..
d'une plume et d'un bloc de feuilles. Alessandro Allori, Le Guerchin
qui dessinait à la cour des Médicis, produisit de son Autoportrait, sans date
Ill. 218 côté, comme première œuvre en 1555, un autoportrait Huile. sur toile. 77 x 62 cm
ParÎs. musée du Louvre
qui le montre le pinceau à la main.
Cette distribution du pinceau et de la plume, dans Frans Floris de Vriendt
saint Luc peignant la Vierge. 232" ..
les autoportraits où l'artiste se présente simplement
1556 Nicolas Poussin
avec les outils du métier (qui sont donc les attributs de Huile sur bois, 214 x 197 cm Autoportrait, 1649
sa qualification professionnelle), sera longtemps de tradi- Anvers, Koninklijk Museum Huile sur toile, 78,7 x 64,8 cm
tion. On peut en recenser plusieurs cas dans les deux voor schone kunsten Berlin, Staatliche Museen

251
 <4 <4 233 tendances que nous venons de définir. Pieter Bruegel
Antonis Mor l'Ancien, par exemple, tient un pinceau dans le magni-
Autoportrait, 1558 fique dessin de 1565 environ, intitulé Le Connaisseur et
Huile sur toile, 113 x 87 cm
l'artiste, dans lequel on croit généralement reconnaître
Florence, galerie des Offices
son autoportrait. Au siècle suivant, nous trouvons
<4234
Giovan Francesco Barbieri, dit le Guerchin, tenant une
Rembrandt
palette et des pinceaux dans une œuvre que l'on ne sau-
Autoportrait aux deux cercles, rait dater avec certitude, et icolas Poussin avec un
1665 porte-plume et un cahier de dessins dans l'autoportrait
Huile sur toile, 114,3 x 94 cm de 1649, qu'il a exécuté à l'intention de son ami Pointel
Londres, Kenwood House,
et qui précède d'une année l'autoportrait plus célèbre
Leagh Iveah
qu'il a réservé à Paul Fréart de Chantelou.
Une autre contradiction, curieuse et très intéres-
IlLm sante, réside dans le superbe Autoportrait d'Antonis
• Mor, daté de 1558. l.èartiste se présente ici muni de tout
le nécessaire à peindre (la palette, les pinceaux, les cou-
leurs, le morceau de tissu pour les repentirs ... ), mais la
toile devant laquelle il se tient est encore vierge. Sur
celle-ci se trouve, en lieu et place de la réalisation, un
cartouche avec un poème rédigé en grec, qui vient
témoigner de sa qualité d'homme de lettres et qui nous
dit en substance: « Par Jupiter, de qui est ce tableau?
Du meilleur des peintres qui, plus qu'Apelle et Zeuxis,
et que tous les autres anciens et modernes, est parvenu
à la maîtrise de son art. Oui, il a exécuté ce portrait de
lui-même, Il l'a peint de sa main inspirée. Il s'est lui-
même étudié dans un miroir de métal. Quel excellent
artiste! C'est le Mor simulé que vous observez mainte-
nant. Mor [... J vous parle d'ici! »96 Il y a une raison à
cet artifice rhétorique. Antonis Mor insiste sur son
caractère intellectuel car peu de temps auparavant (en
1554 pour être précis), il avait remplaCé Titien à la
charge d'artiste de cour auprès de Philippe II, fils de
Charles Quint (comme le rappelle l'inscription figurant
en latin sur le chevalet: Philippi Hisp. Reg. Pietor,
« peintre du roi d'Espagne Philippe»). Ce faisant, il
s'expose de nouveau au principe de l'ambiguïté entre
« dessin » et « couleur » et introduit même de la confu-
sion autour de la littérarité de l'œuvre.
Si le dessin reste très apprécié des artistes fla-
mands et hollandais du XVII' siècle (nous l'avons déjà
235'-
constaté avec Gerrit Dou et Samuel Van Hoogstraten),
Francesco Hayez
les peintres, par la suite, seront toujours plus
Autoportrait, 1862
Huile sur toile,
«peintres ». Une rapide liste d'exemples montre bien
125,5 x 101,5 cm comment se renforce, au fil du temps, cette dernière
Florence, galerie des Offices qualification. Aux XVII' et XVlll' siècles, on trouve des
256 C 'lG E-
pinceaux et une palette entre les mains de Rembrandt
dans son Autoportrait aux deux cercles (1665) et de Jean ILL 234
Honoré Fragonard dans son autoportrait de 1760.
Le XIX' siècle, quant à lui, est résolument le siècle
des peintres. Dans de nombreux cas, ceux-ci renoncent
même à l'étape préliminaire qui consiste à préparer
l'autoportrait par un dessin: ils peignent directement
sur la toile en première « impression» (comme le
feront les Impressionnistes). On peut citer, entre autres
exemples, Jean-Baptiste Corot et son autoportrait des- IlLll6
tiné au grand-duc de Toscane (1835), Francesco Hayez
et son solennel tableau de 1862, Giovanni Fattori pour IlL2lS
l'autoportrait qu'il a exécuté au début de sa carrière IlU3)
(1854), Édouard Manet avec son portrait dans la force ILL2J8
de l'âge (vers 1879), Paul Gauguin dans une œuvre
assez tardive elle aussi (1893) et Henri Rousseau, dit ILL2l!
le douanier Rousseau, dans son fameux Moi-même: ILL 240
portrait-paysage de 1890. On trouve même, au XX" siècle,
un ultime prolongement du réalisme du XIX' dans l'Auto- ILL 241
portrait d'Henri Matisse de 1918.
LE PEINTRE EN TRAIN DE PEINDRE
Vasari fait souvent mention, dans ses Vies, des auto-
portraits des peintres (ce n'est pas un hasard si, dans la
seconde édition, il a plaCé en guise de frontispice à ses
biographies des gravures tirées de ces autoportraits) et
parle souvent avec admiration du geste de se portrai-
turer « en train de peindre »9'. L'émerveillement est jus-
tifié, en effet. Lorsque le peintre, suivant la métaphore
théorique du miroir, se représente au travail, nous
sommes devant ce que les auteurs de traités appelaient
autrefois une « ingénieuse invention», autrement dit
une manière brillante de traduire, par exemple, la plus
courte durée temporelle de l'action, peut-être même la
« touche» ponctuelle, celle qui finira, plus tard, par qua-
lifier le style spécifique de chacun. Ou bien encore la
simultanéité entre le thème du tableau et son énoncia-
tion (le tableau qui s'adresse au spectateur et lui
«parle »). Nous avons déjà vu, parmi les autoportraits
précédemment cités, des manifestations de la « suspen-
sion » temporelle exprimée par les gestes de l'auteur.
Bruegel est sur le point de poser son pinceau sur un
tableau qui est extérieur au cadrage. Gauguin touche la
palette de son pinceau tandis qu'il est en train de regarder
Jean-Baptiste Corot
Autoportrait, 1835
Huile sur toile, 35 x 25 cm
Florence, galerie des Offices

237

Giovanni Fattori
Autoportrait, 1854
Huile sur toile, 59 x 46 cm
Florence, Galleria d'Arte
Moderna Pitti
 <4" 238
Édouard Manet
Autoportrait, 1879
Huile sur toile, 83 x 67 cm
Collection privée

Paul Gauguin
Autoportrait, 1893
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Pasadena, ancienne collection
Norton Simon

240,.

Henri Rousseau,
dit le douanier
Rousseau
Moi-même: portrait-paysage,
1890
Huile sur toile, 143 x 110 cm
Prague, Narodni Galerie

241" ,.

Henri Matisse
Autoportrait, 1918
Huile sur toile, 65 x 54 cm
Le Cateau-Cambrésis,
musée Matisse

262
 le miroir ou la toile qu'il peint. Manet tient le pinceau
suspendu entre la palette (dont il vient de prendre
quelque couleur) et le tableau. À moins que ce ne soit
l'inverse: entre le tableau, sur lequel il vient d'appliquer le
pinceau, et la palette dont il s'apprête à reprendre un peu
de couleur. L'œuvre même, on l'aura remarqué, est géné-
ralement absente, exclue de la scène. Quant aux instru-
ments, ils sont uniquement destinés, on a eu l'occasion
de le souligner, à qualifier l'artiste en tant que tel.
Un cas nous intrigue davantage: celui dans
lequel le travail proprement dit est mis en scène. Il n'est
pas inutile d'examiner de nouveau le tableau, peut-être
Ill.129 sous-estimé, de Frans Floris de Vriendt conservé à
Anvers. La situation complexe dont nous avons déjà
• rendu compte (la Vierge qui se trouve à l'extérieur du
cadrage et coincide avec le point de vue; l'artiste qui la
regarde pour faire son portrait et dans le même temps
regarde le point de vue, c'est-à-dire implicitement le
spectateur; et, enfin, le sens de la visite: c'est la Vierge
qui s'est rendue dans l'atelier du peintre et non l'inverse)
s'enrichit, en outre, de la présence d'un chevalet suppor-
tant un tableau dont nous ne voyons que le cadre et le
reyers, la toile étant inclinée pour les besoins de l'artiste.
·Cette œuvre est en cours d'exécution et il nous est donc
impossible de la voir: elle est encore dans l'esprit de son
exécuteur, quand bien même elle en serait déjà à un
stade avancé de réalisation. Ce qui se représente ici, au
fond, est l'acte créatif et non le produit final.
III 241 Rembrandt a exécuté vers 1628 un tableau de
petites dimensions qui constitue, à cet égard, un vrai
chef-d'œuvre. Il ne représente, somme toute, que l'ate-
lier d'un peintre mais la composition est loin d'être
banale. L'artiste figure au second plan, à une distance
certaine du chevalet sur lequel repose une toile de grand
format, dont nous ne voyons que le revers. Les traits du
peintre sont assez définis et son identité ne fait guère de
doute: il s'agit bien de Rembrandt (le nez, en tout cas,
est semblable à celui que l'on voit sur bon nombre de
ses autoportraits; par ailleurs, la forme des habits et du
chapeau, les yeux écarquillés et l'ombre sur le visage se
retrouvent dans bien d'autres tableaux de sa main). Il
est évident cependant que l'auteur se place au second
plan par rapport à l'œuvre et que c'est l'œuvre le vrai
sujet de l'image (d'autant que la lumière, ici, semble
émaner directement de la toile). Un autre élément inso-
lite réside dans le fait qu'en général le motif de l'atelier
264
est plutôt utilisé pour exprimer des aspects théoriques
de la peinture: objets destinés à l'étude de la perspec-
tive,livres, dessins, matériaux nécessaires à la représen-
tation de natures mortes, références religieuses, etc.,
sont ainsi insérés dans l'univers de l'artiste. Ici, au
contraire, la pièce est presque vide, et le peu que l'on
pourrait y mettre y serait écrasé par l'encombrement du 242 ..
chevalet. Seules subsistent quelques palettes accrochées Rembrandt
au mur, ainsi qu'une table, derrière le peintre, sur laquelle Jeune Peintre dans son atelier,
vers 1628
sont disposés des vases contenant peut-être des poudres
Huile sur bois, 25,1 x 31,9 cm
à préparer les couleurs, et l'une de ces pierres qui servent Boston, Museum of Fine Arts
à broyer les pigments. La distance par rapport au chevalet
est surprenante, elle aussi. C'est comme si Rembrandt
avait fait un pas en arrière pour évaluer l'effet de ce qu'il a
jusqu'alors produit sur la toile. Que peut-on en conclure
si ce n'est que le tableau est avant tout le fruit de l'esprit
- l'ingegno - de l'artiste et que le public ne saurait le
juger avant qu'il ne soit achevé. Tant qu'il ne l'est pas, le
tableau est encore quelque chose d'uniforme, une
ombre menaçante et mystérieuse.
Un autre chef-d'œuvre aborde ce même thème:
un tableau des plus énigmatiques lui aussi, si l'on en
juge par la multiplicité des études qui ont été consa-
crées à son analyse. Nous voulons parler des Ménines de Ill. 190
Diego Velàzquez (1656), une œuvre si impressionnante
par ses dimensions, par la perfection de sa construction
perspective qui suit le spectateur même lorsque celui-ci
se déplace devant le tableau, par la subtilité de l'éclai-
rage, enfin, qui a fait dire à l'écrivain Théophile Gautier:
« Où est le tableau? ,,98 La scène est peuplée de person-
nages, tous identifiables: il y a l'infante Marguerite
Marie, les deux demoiselles d'honneur Isabel de Velasco
et Maria Augustina de Sarmiento, la naine Mari Barbola,
le bouffon icolasito Pertusato, le fonctionnaire Diego
Ruiz de Ascona, l'accompagnatrice de la reine Marcela
de Ulloa,Josè Nieto Velàzquez, le surintendant que l'on
distingue tout au fond par l'embrasure de la porte, et
enfin, légèrement décalé vers la gauche, Diego Velàzquez,
le seul de ses autoportraits qui soit absolument sûr. Le
peintre est en train d'observer le sujet de son propre
tableau dont on ne voit, à l'instar de la toile de Rem-
brandt, qu'une partie du châssis, sur la gauche. L'exacti-
tude, la précision est si grande que l'on peut même
identifier le chien du roi - un mâtin de Castille - et les
deux œuvres qui sont accrochées sur le mur du fond,
respectivement de Ruysdael et de Jordaens. Un autre
 1
;/
1

'.'
 •

1243

Francisco Goya
y Lucientes
Autoportrait dans l'atelier,
, 1785
Huile sur toile. 40 x 27 cm
Madrid. Accademia
san Fernando

Jean-Baptiste Corot
Autoportrait, vers 1833
Huile sur toile. 32 x 24 cm
Paris, musée du Louvre

245'-

Paul Cézanne
Autoportrait. 1885-1887
Huile sur toile. 92,5 x 73 cm
Zurich, collection Bührle
 « tableau», opaque et assez vague, apparaît sur le fond.
Us'agit d'un miroir sur lequel se reflètent les figures du
roi et de la reine qui, partant, constituent peut-être le
thème de l'œuvre en cours d'exécution. Nous disons
« peut-être» car les interprétations sur ce point diver-
gent. D'aucuns, en effet, ont noté que l'artiste n'est pas
nécessairement en train de mettre la dernière main à
son ouvrage: son « pas en arrière» et le geste suspendu
de son pinceau indiquent, comme chez Rembrandt, le
moment de la conception, la pause qui précède l'inven-
tion de l'artiste. Par ailleurs, Diego n'est pas ici en train
d'observer la toile: il est plutôt en train d'examiner le
sujet. Cela posé, l'ambiguïté de la composition reste
extraordinaire. Dans le cas de Rembrandt, nous n'avions
aucune incertitude quant au sujet: le sujet du tableau
que nous voyons est l'atelier du peintre, celui de la toile
représentée ne se pose simplement pas. Dans le cas de
Velàzquez, en revanche, différentes possibilités se
superposent. U est possible, par exemple, que la scène
soit celle du groupe de jeunes filles et autres figures qui
se trouvent devant le peintre, et que ce groupe soit en
train d'observer un miroir (ce qui explique l'autopor-
trait). U est également possible que le couple royal soit
le thème, renvoyé par le miroir représenté sur le mur du
fond, qui coïncide presque mais pas exactement avec le
point de vue. Toutefois, si tel était le cas, ce miroir
devrait refléter ce qui se passe au centre de la pièce. Et
il ne saurait plus être question d'un miroir nécessaire à
l'autoportrait. Ces contradictions sont probablement
délibérées: d'une part, Les Ménines est une œuvre indis-
cutablement théorique, et d'autre part, il ne faut pas
oublier que Velàzquez avait pour beau-père Francisco
Pacheco qui était non seulement, à l'époque, une per-
sonnalité influente de la Cour mais aussi l'un des plus
importants auteurs espagnols de traités sur l'art.
Au cours des siècles, les deux tableaux que nous
venons d'examiner ont servi de modèle à de nombreu-
ses réalisations. Observons par exemple l'Autoportrait
U-156 au chevalet de Jean-Baptiste Siméon Chardin de 1779.
Là encore, l'œuvre n'est pas visible du spectateur.
Cependant, le geste qui consiste à « mesurer», avec le
crayon de pastel rouge, la réalité - en l'occurrence, soi-
même dans un miroir - est une parfaite expression de
l'exercice de la « maestria ». On peut faire la même
111143 remarque au sujet de l'Autoportrait dans l'atelier de Fran-
cisco Goya y Lucientes exécuté en 1785. Là, le tableau,

"246
Salvador Dali
Impressions d'Afrique, 1938
Huile sur toile, 91,S x 117,5 cm
Rotterdam, Boijmans
van Beuningen Museum
vu de dos, est noyé dans l'ombre, tandis que l'artiste, en
plein contre-jour, est en train d'y apporter une touche
de pinceau. Il se peut que l'immersion de Goya dans la
lumière soit la métaphore de l'inspiration créatrice.
jean-Baptiste Corot, de son côté, semble avoir découpé
un pan des Ménines en inversant la droite et la gauche,
dans l'autoportrait de 1833. Cézanne, lui, adopte une Ill. 244
position plus rembranesque, bien qu'il reste très près du
chevalet, comme s'il voulait mettre l'accent sur l'exa-
men des détails plutôt que de l'ensemble (1885-1887). Ill. 245
Dans le cas d'Impressions d'Afrique que Salvador Dali a ILL 246
peint en 1938, on croirait se trouver en face d'une cita-
tion explicite des deux prototypes examinès. Du reste,
le peintre catalan s'était déjà mesuré à ce thème en 1919,
avec un Autoportrait au chevalet, mais cette composition
imitait le vieux modèle traditionnel et celui revisité par
beaucoup d'impressionnistes. Ici, la prèsence du cheva-
let retourné est bien plus évidente. Le geste de l'artiste
possédé lui est habituel, tout comme l'inscription du
motif dans un paysage surréel.
LE PEINTRE ET SON TABLEAU
Dans quelques cas, moins nombreux mais toujours
significatifs, les peintres ont au contraire pris le parti de
mettre en évidence un tableau. Ils ont inséré un tableau
à l'intérieur du tableau, réalisant ainsi la figure rhéto-
rique de la mise en abîme. Il est possible, ici aussi,
d'identifier l'un des prototypes de ce schéma figuratif.
On pense à l'Autoportrait de l'artiste en train de peindre Ill. 247
une Résurrection du Christ que jacopo egretti, dit Palma
le jeune, a exécuté en 1590. La posture du personnage
est admirablement construite autour des diagonales que
dessinent les bras, l'un tendu vers l'œuvre, l'autre vers
le spectateur. Palma, que l'on dirait surpris par l'intru-
sion d'un étranger, suspend le pinceau avec lequel il
s'apprêtait à mettre la touche finale à la figure d'un soldat.
Dans l'êtat actuel de nos connaissances, l'œuvre repro-
duite n'est pas de celles qu'il a effectivement achevées.
L'invention est donc symbolique. L'auteur entend nous
montrer qu'il est convaincu de pouvoir ressusciter à
travers l'éternitê de l'art. Il affiche, par la même occa-
sion, ses convictions religieuses et sa piété (dans un
autre autoportrait, il se représentera en frère laïc d'un
ordre hospitalier).
269
"247

Jacopo Negretti,
dit Palma Je Jeune
Autoportrait de l'artiste
en train de peindre une
Résurrection du Christ. 1590
Milan, Pinacoteca di Brera

François Boucher
Peintre de paysages dans
son atelier, 1753
Huile sur bois, 27 x 22 cm
Paris, musée du Louvre

271
 Le schéma conçu par Palma le Jeune fut souvent
repris au cours des siècles suivants. Dès le XVI', nous le
retrouvons parmi les scènes de genre flamandes et hol-
landaises qui ont pour thème l'artiste dans son atelier.
C'est le cas, entre autres, chez Samuel Van Hoogstraten,
Hendrick Pot et Karel Van Mander. Mais, dans ce
<ll249 contexte, la présence du tableau en cours d'exécution
Pietro Longhi sert avant tout à indiquer la spécialité de l'auteur:
Artiste dans l'atelier, natures mortes, paysages, conversation pieces, etc. Au
1740-1745 XVIII' siècle, en revanche, on voit apparaître des repré-
Huile sur toile,
sentations plus particulières du « tableau dans le
44x53cm
Venise, Ca' Rezzonico tableau ». Prenons l'exemple de l'Artiste dans l'atelier Ill. 249
que Pietro Longhi a exécuté vers 1740-1745 et dont il
existe trois versions, conservées à Venise, Londres et
Dublin. Là, l'auteur se montre de dos pendant qu'il exé-
cute le portrait d'une jeune dame sous l'œil attentif de
quelque chaperon. Le portrait en question, un buste à
mi-corps, s'inscrit dans le médaillon qui repose sur le
chevalet. De l'effigie, seul le minuscule chapeau corres-
pond à ce que nous-mêmes sommes en train d'exami-
ner. La robe, en effet, est tout à fait différente. On notera
également la virtuosité qui consiste à représenter la
figure entière selon une perspective (la nôtre) et la
figure du médaillon selon une autre perspective, celle
du portraitiste. François Boucher, lui, compte parmi les
peintres qui se citent. Le musée du Louvre conserve de
sa main un Peintre de paysages dans son atelier (1753) Ill. 248
où Boucher est en train de compléter un paysage qui a
réellement existé: !'original- intitulé Le Pâtre napolitain
et datable de la même année - est perdu mais nous
connaissons son existence par les sources et par une
gravure de 1758. Un autre peintre français du
XVIII' siècle, Pierre Subleyras, nous a laissé deux auto-
portraits dans l'atelier, exécutés peu avant le milieu du
siècle. Le premier, plus imposant, nous montre une
pièce emplie de tableaux dont certains sont de sa main
et ont été effectivement réalisés, dans un style néoclas-
sique influencé par la culture de Rome où il vécut long-
temps. Le second, plus informel, nous le montre de dos, Ill. 250
assis sur une chaise, se retournant vers le spectateur
dans un mouvement instantané. Le peintre est très
occupé par son travail comme en témoignent le livre et
le dessin qu'il tient à la main, et plus encore le fait qu'il
garde le pinceau à la bouche (une manière originale
d'exprimer la« suspension» du temps) en attendant de
reporter dans le tableau posé sur le chevalet le fruit de

273
 <4250

Pierre Subleyras
Autoportrait, 1748·1749
Huile sur toile, 125 x 99 cm
Vienne, Gemaldgalerie
der Akademîe der bildenden
Künste

251

William Hogarth
Autoportraft au chevalet. 1758
Huile sur toile. 45,1 x 42,5 cm
Londres, National Portrait
Gallery

sa réflexion. La toile encadrée représente, à la manière
de l'époque et dans son style particulier, un Oriental.
Restons dans le XYlll' siècle, avec une œuvre d'une tout
Ill. 251 autre personnalité: l'Autoportrait au chevalet de William
Hogarth (1758), où le tableau en cours d'exécution
révèle à merveille la technique et les thématiques de
l'auteur. De la main droite, il tient la craie blanche avec
laquelle il avait effectivement l'habitude d'ébaucher le
dessin sur la toile avant d'y appliquer les couleurs. Sur
le grand tableau en préparation se profile une figure
féminine symbolisant la Comédie (nous le savons
grâce à une gravure autographe sur laquelle le nom de
la muse a été ajouté), figure que j'on peut relier au
masque (le théâtre) et au livre (les comédies écrites)
qui apparaissent dans ses mains. En fait, c'est à la
satire, c'est-à-dire à la représentation de la comédie

274
 humaine, que Hogarth portait un vif intérêt. Avec
quelques amis, il avait fondé la Sublime Society of Beef
Steaks dont il avait peint l'enseigne et la sarcastique
devise, {{ Bifteck et Liberté».
Durant la seconde moitié du XIX' siècle, le thème
du peintre au travail se fait de plus en plus {{ idéolo-
gique ». Le vieil atelier d'artiste n'existe plus: il est
devenu le lieu où s'exprime une poétique individuelle
et collective à la fois, où se fréquentent des groupes
d'intellectuels, sans distinction de genre entre les arts.
Ill.lIl Le grand tableau de Gustave Courbet, L'Atelier du peintre,
allégorie réelle déterminant une phase de sept années de
ma vie artistique et morale, de 1855, nous en fournit une
brillante illustration. Il s'agit d'une œuvre de trés grand
format, conçue dans le désir de la présenter à l'Exposi-
tion universelle, mais refusée par le jury comme le fut
Un enterrement à Ornans. Si l'on en croit une lettre qu'il
a adressée à Champfleury, un ami journaliste et écri-
vain, Courbet considérait vraiment son tableau comme
une {{ allégorie ,,99. Il est divisé en trois zones, celle de
276 () ES
gauche réunit des {{ réprouvés " de la société, ceux qui 252
{{ vivent de la mort ", des personnages génériques repré- Gustave Courbet
sentant des catégories sociales spécifiques (paysans, L'Atelier du peintre. allégorie
rœlle déterminant une phase
miséreux, saltimbanque, juif, rousse irlandaise, etc.) ;
de sept années de ma vie
celle de droite réunit les amis de Courbet, ceux, en tout artistique et morale, 1855
cas, qui partagent ses opinions (on note la présence, Huile sur toile, 361 x 598 cm
entre autres, du poète Baudelaire, du philosophe Proud- Paris. musée d'Orsay
hon et de Champfleury) ; au centre, figurent l'artiste en
train de peindre son tableau et, derrière lui, un modèle
nu. Le tableau en cours d'exécution n'est pas réel et
pourtant, il contient un paysage typique de la campagne
qui environne Ornans, sa ville natale. Il aurait dû mettre
en scène un ânier cherchant à donner un pinçon à une
bergère. Mais ce n'est pas là le seul repentir: au mur
auraient dû être accrochées deux vraies peintures que
Courbet avait l'intention, à l'origine, de citer. Quoi
qu'il en soit, le tableau est, à maints égards, un mani- 253 ..
feste. Il l'est par les personnages qui y sont portraiturés
Gustave Coul'"bet
et qui sont les inspirateurs du socialisme utopique Autoportrait
(Proudhon), du réalisme dans l'art ( Champfleury), du Détail de l'illustration 252
 •
..... 254 spleen mais aussi de l'antibonapartisme et du mécénat
Henri Matisse artistique (les autres amis représentés). 1\ l'est par les
Le Peintre et son modèle. figures génériques qui expriment toute la gamme des
1916-1917
exclus de l'époque, tant ceux que l'artiste soutient (les
Huile sur toile, 146,5x97cm
Paris. Musée national d'art
nécessiteux, par exemple) que ceux qu'il déteste (les
moderne. Centre Pompidou juifs, les Turcs, les gens du spectacle... ). 1\ l'est, enfin,
par le tableau dans le tableau, celui-là même qu'il est en
train d'achever et où s'exprime pleinement le réalisme
dont il se réclame.
Le thème du « peintre dans l'atelier» occupe
aussi une place importante dans l'art du xx' siècle. 1\
suffira, pour s'en convaincre, de rappeler quelques
Ill. 254 exemples, tel Le Peintre et son modèle que Henri Matisse
278 T'\L>TOLOC; E
...... 255
Pablo Picasso
L'Artiste devant sa toile, 1938 256 »
Fusain sur toile. 130 x 94 cm Pablo Picasso
Paris, musée Picasso Le Peintre. 1934
Huile sur toile. 98.3 x 80 cm
Hartford. Connecticut,
Wadsworth Atheneum
a exécuté en 1916-1917 et qui semble répéter un schéma
bien connu: le peintre est de dos, en train de faire le
portrait d'un personnage féminin. Il s'agit très claire-
ment d'une citation de différents artistes, fort célèbres
pour certains, que nous avons déjà mentionnés:
Subleyras et Boucher bien sûr mais aussi, entre autres,
Van Ostade et Vermeer. Nous retrouvons d'ailleurs, à
propos de Vermeer, le motif de la fenêtre, celui de la
jeune fille et le fait que figure sur le mur la reproduction
(certes réinterprétée à la façon de Matisse) d'une œuvre
d'art « ancien». Quant à la toile placée sur le chevalet,
elle n'est pas sans rappeler Longhi, voire, pourquoi pas,
Hogarth. L'ensemble, là aussi, a été « réécrit» dans le
 258"
René Magritte
La Clairvoyance, 1936
Huile sur toile, 65 x 65 cm
Collection privée
style cher à l'auteur. Nous sommes donc ici face à un
cas de traduction, de nature autobiographique puisque
la fenêtre, avec son garde-corps Art nouveau, donne sur
le paysage parisien de la place des Vosges où habitait
Matisse. Chez Pablo Picasso également, on peut déceler
des cas de « traduction". À plusieurs reprises, il a
reproduit le schéma de l'ambigu rapport entre l'artiste
et son atelier ou entre l'artiste et le modèle dans l'ate-
IlU55 lier. Premier exemple: l'Artiste devant sa toile, de 1938.
Cette œuvre dérive, à l'évidence, de celle de son compa-
Ill. 243 triote Goya: Picasso campe ici dans une posture à peu
près similaire à celle de son prédécesseur, avec le bras
tendu vers l'ouvrage et le pinceau qui touche presque la
surface. La toile, elle, n'est pas invisible comme chez
Goya. Mais elle est encore blanche, comme pour mar-
quer la phase qui suit immédiatement l'inspiration et
qui précède immédiatement l'exécution. Second
"257 exemple: Le Peintre de 1934. Cette œuvre, qui nous
Marc Chagall renvoie au contraire à Matisse, constitue pour ainsi dire
Autoportrait aux sept doigts,
une « traduction de traduction", puisque le peintre
1912-1913
Huile sur toile, 132 x 95 cm
catalan y remploie, sous une forme cubiste, le schéma
Amsterdam, du modèle féminin sur le divan, de l'artiste en plein tra-
Stedelijk Museum vail mais en partie caché, et du tableau de chevalet.
Nous reviendrons de façon plus approfondie dans le
dernier chapitre sur le sens de ces « traductions" stylis-
tiques, ce transfert d'un code figuratif typique d'un indi-
vidu ou d'un groupe dans un autre code, typique lui
aussi mais différent. Citons tout de même ici deux
exemples qui nous permettront d'en mieux com-
prendre le mécanisme. Le premier - l'Autoportrait aux Ill. 257
sept doigts de Marc Chagall 0912-1913), qui accuse
encore des influences cubistes - montre bien les effets
de la citation et de la transposition de l'ancien. Il sacrifie
aussi à la pratique qui consiste à citer une œuvre appar-
tenant typiquement à l'auteur. Le second, La Clair- IlU58
voyance de René Magritte (1936), nous montre l'artiste
de dos, le visage tourné sur le côté pour observer un
objet et en « faire le portrait » sur le tableau de chevalet.
Mais le jeu surréaliste transforme ici l'œuf (l'objet à
représenter) en oiseau (l'objet représenté) gràce au
don d'infravision que possède l'artiste.
Les motifs fondamentaux de la représentation,
nous le constatons une fois encore, sont limités, mais
leur répétition, elle, contient toujours une analyse en
perspective, jusqu'au jour où, avec l'art contemporain, le
cercle se referme par leur négation plus ou moins totale.
281
 Ct-lAPIT RE '3
Les enfants de Saturne
L'AUTOPORTRAIT ET L'INTIMITÉ DES PASSIONS
-4259
Albrecht Dürer
Autoportrait à la branche
de panicaut. 1493
Huile sur bois. 56 x 44 cm
Paris. musée du Louvre
L'ARTISTE EN HOMME DE PASSIONS
Le titre de ce chapitre s'inspire d'un excellent ouvrage de
Rudolf et Margot Wittkower, Les Enfants de Satume 1OO ,
qui examine l'évolution de la figure de l'artiste, de
l'Antiquité à la Révolution française. Wittkower lui-
même a emprunté la formule à un essai de Marsile
Ficin, le De vita triplici, rédigé entre 1482 et 1489 10l Ce
philosophe néoplatonicien avait tenté de réconcilier les
deux grandes conceptions de l'artiste en vigueur dans
l'Antiquité grecque, celle de Platon et celle d'Aristote.
Le premier n'aimait guère les créateurs d'œuvres d'art;
toutefois, il reconnaissait aux poètes la possibilité de
s'élever spirituellement dés lors qu'ils étaient saisis par
« l'enthousiasme », ce souffle des dieux qui générait une
sorte de fureur esthétique, la mania (Le Banquet, 188a;
rimée, 86a). C'est, rappelons-le, sur la base de cet argu-
ment que l'on en viendra, à partir du XV' siècle, à quali-
fier l'artiste de « divin ». Aristote, de son côté, postulait
un lien entre le tempérament des artistes - y compris
les créateurs œuvrant dans le domaine des arts visuels,
pourtant « inférieurs » puisqu'ils pratiquaient un travail
manuel- et l'une des quatre humeurs fondamentales, à
savoir la bile noire ou « mélancolie » : « Les hommes
qui se sont illustrés dans la philosophie, la politique, la
poésie ou les arts sont tous manifestement des gens
chez lesquels prédomine la bile noire» (Problemata,
XXX, 1). Ficin en concluait que les artistes seraient des
personnalités à l'humeur mélancolique, au caractère
« saturnien » - parce que soumises à l'influence astrale
de Saturne - et douées d'une frénésie ou fureur créatrice
analogue à la folie. Il s'agit là d'un glissement important
283
 dans le concept de « tempérament ». Tous les auteurs
antiques (à l'exception d'Aristote) tendaient en effet à
placer les artistes sous l'influence de Mercure, protec-
teur du commerce, des arts mécaniques, de l'habileté
pratique en tout genre, mais aussi de l'intelligence et de
la finesse d'esprit.
En réalité, les théories de Ficin mêlaient différents
principes hérités de l'Antiquité classique, principes que
la Renaissance sut fondre en un tout. La thèse des quatre
tempéraments fondamentaux, par exemple, est d'ori-
gine médicale. Dès le v' siècle avant J-c., Hippocrate
(La Nature de l'homme, 4) avait établi un lien entre les
quatre humeurs du corps humain (sang, flegme, bile
jaune et bile noire), les quatre tempéraments de l'homme
(sanguin, flegmatique, colérique et mélancolique) et les
quatre éléments du macrocosme (les planètes Jupiter,
Lune, Mars et Saturne). Les philosophes reprirent à
leur compte ce concept, qui parcourut ainsi toute l'his-
toire de la pensée classique: après Platon et Aristote,
on le retrouve chez Lucrèce (De la nature, III, 288 sq),
Plutarque (Questions naturelles, 26) et Sénèque (De la
colère, II, 18 sq). Une autre théorie s'affirmait dans le
même temps: la « théorie des caractères» (Aristote,
Poétique; Horace, L'Art poétique), destinée à mieux cer-
ner les différents types de personnages dans les repré-
sentations théàtrales et la littérature. Cette théorie devint
à son tour un critère de classification des êtres humains
en général, au moins dans la version réélaborée par
Héraclite d'abord, qui lui a donné le nom d'ethos (dans
le fragment B1l9 Diels) et par Théophraste ensuite
(dans ses Caractères), qui a inventorié trente catégories
majeures, chacune étant reprèsentée par un personnage
type: le flagorneur, le cupide, le faiseur, etc. Le traité
pseudo-aristotélicien sur les caractères - auquel vinrent
s'ajouter ceux de Polémon et d'Adamante - identifiait
les types humains sur la base de cinq traits fondamen-
taux: a) le caractère pourrait être déduit du visage et
des mouvements du corps; b) le caractère serait fonc-
tion de variations physiques comme le sexe et l'àge;
c) le caractère serait déterminé par les tempéraments,
les complexions physiques et spirituelles ainsi que l'ap-
partenance à un groupe professionnel; d) le caractère
serait lié à l'ethnie d'appartenance; e) le caractère serait
intelligible au motif de la ressemblance entre l'homme
et l'animal. Nous sommes ici en présence d'une sorte
de psychologie de masse où les affects (intérieurs)
284 ES f , DE
dépendent des aspects (extérieurs), où les expressions
physiques dépendent des passions; leur degré d'inten-
sité, de variables sociales (âge, sexe, ethnie, profession,
comme on le ferait aujourd'hui dans un sondage d'opi-
nion) et leur type, de ressemblances avec des animaux,
perçus comme des êtres qui exprimeraient directement
leurs états d'âme. 260"
Quoi qu'il en soit, c'est sur cette base que naît, à Antonio Allegri,
la fin du XVI' et au XVII' siècle, la physiognomonie qui dit le Corrège
Autoportrait, vers 1510
entend à la fois analyser et enseigner à reproduire les
Huile sur bois, 59 x 44,3 cm
caractères. Les principaux ouvrages qui traitent de cette Paris, musée du Louvre
discipline sont ceux de Pomponio Gaurico (De sculp-
tura, 1504), Giambattista Della Porta (Fisionomia, 1586),
Charles Le Brun (Méthode pour apprendre à dessiner les
Passions, 1668) et Pieter Paul Rubens: sa Théorie de la
figure humaine, assortie de nombreuses esquisses, ne
sera publiée en France qu'en 1773 mais elle était déjà
fort bien connue depuis le XVII' siècle. Durant la seconde
moitié du XVlll', la physiognomonie prétend même
devenir une science, à travers les œuvres, notamment,
de Kaspar Lavater et de William Hogarth, mais ses liens
avec les théories antiques des caractères, des passions et
des influences astrales se sont fortement relàchés.
Revenons à Marsile Ficin. Ses écrits eurent sans
aucun doute un très grand impact sur la conception de
l'artiste à la Renaissance, non seulement parce qu'ils
avaient pour fondement des théories classiques mais
aussi parce qu'ils survenaient au moment même où les
artistes exprimaient pleinement leur désir d'émancipa-
tion et de réhabilitation sociale. Résumons-nous: d'un
côté, on revendique - comme le fait Leon Battista
Alberti -l'inscription du peintre dans le registre des arts
libéraux et non plus dans celui de l'artisanat, et on
l'exhorte, s'il veut gagner ses lettres de noblesse, à par-
faire son éducation et son comportement; de l'autre
côté, on assiste à l'émergence d'un tout autre idéal: celui
d'un personnage étrange, excentrique et extravagant,
porté aux excès et à des sentiments hors du commun.
Ces deux images de l'artiste - ces deux lignes de
conduite - se propageront et se préciseront davantage
au cours des siècles et l'on en retrouvera les traces
jusque dans le genre artistique qui nous occupe ici
puisque c'est justement à l'autoportrait que le protago-
niste des arts confie la représentation de sa propre
image, et ce avec une force d'autant plus grande que la
réalité intime du créateur se reconnaît dans son travail.

<4261
Lucas de Leyde
Autoportrait, 1509
Huile sur bois. 29 x 22 cm
Braunschweig, Herzog Anton
Ulrich-Museum
262
Jan Havicszoon
Steen
Détail de l'illustration 104
Autoportrait en joueur
de luth, vers 1662-1665
Huile sur bois, 55.3 x 43.8 cm
Madrid, Museo Thyssen-
Bornemisza
263 ..
Maurice Quentin
de La Tour
Autoportrait, vers 1750
Pastel, 27 x 22 cm
Dijon, musée des Beaux Arts
Roger de Piles (Dissertation, 1681, p. 67) en témoigne:
({ car c'est dans le caractère des objets que le Peintre fait
voir celuy de son génie & ce n'est pas sans raison que
l'on dit ordinairement qu'on fait son portrait dans son
Ouvrage, c'est-à-dire le portrait de son esprit.» La
remarque, pertinente, était adroitement formulée, mais
elle relevait déjà du sens commun. On pourrait l'attri-
buer, par exemple, à Côme 1" de Médicis, qui aurait un
jour déclaré: Ogni dipintore dipigne sé ({ tout peintre se
peint lui-même »)102, mais lui aussi avait dû retenir de
ses études l'antique topos de Philon d'Alexandrie, philo-
sophe chrétien du 1" siècle, qui soutenait: ({ Immanqua-
blement, les œuvres d'art révèlent leur créateur. Qui, en
effet, en regardant des statues ou des peintures, ne s'est
pas fait aussitôt une idée sur le sculpteur ou le peintre? »
(De Monarchia, 1, 216M). Ainsi, l'expression du carac-
tère - c'est-à-dire l'aspect intérieur du personnage -
vient-elle s'ajouter à l'expression de son aspect physique
et s'insérer dans un contexte narratif qui éclaire sa per-
sonnalité. L'autoportrait n'est donc plus simplement le
reflet de l'auteur sur une surface réfléchie: il est aussi le
reflet de son âme.
Naturellement, Aristote et Ficin étaient tous deux
conscients des différents types et nuances de passions qui
animent les ({ enfants de Saturne ». Les biographies des
artistes en livrent un inventaire plus restreint, que Witt-
kower a méticuleusement reconstruit. Passons en revue
les catégories les plus importantes et tentons d'en retrou-
ver les traits fondamentaux à travers les autoportraits.
LES TEMPÉRAMENTS
À partir du XV" siècle, le tempérament fondamental de
l'artiste est celui de la mélancolie. On pourrait dire que
la quasi-totalité des artistes se représentent - pour les
raisons que nous venons de rappeler - comme s'ils
étaient dominés par cette prédisposition. Le type a été
mis au point par Albrecht Dürer qui a même exploré le
thème du point de vue symbolique avec la célèbre gra-
vure de 1514, Melencolia l, magistralement analysée par
Panofsky et Saxl lO' . La représentation du mélancolique,
parfaitement codifiée, suit le plus souvent la pose que
l'on voit dans l'allégorie de Dürer: le menton appuyé
sur la main, le regard perdu dans le lointain, un air triste
et une impression de solitude. Bien sûr, les autoportraits
ne réunissent pas nécessairement tous ces ingrédients.
Un élément subsiste néanmoins: le comportement
général. C'est ce que nous pouvons observer dans une
autre œuvre de Dürer, l'Autoportrait à la branche de Il1.259
panicaut ( 1493 ), sur laquelle figurent, au côté de la date
et de la signature, quelques mots révélateurs: myn sach
die gat/als es oben schtat ({ mes affaires suivent le cours
qui leur est assigné là-haut »). Cette inscription contre-
dit l'interprétation habituelle qui veut que le tableau
soit un cadeau destiné à la fiancée (le panicaut à fleurs
bleues est traditionnellement le symbole de la fidélité
conjugale). L'Autoportrait de Salvator Rosa, de 1641, Ill. 142
offre, à l'évidence, un autre exemple de mélancolique
avec le protagoniste campé dans une pose caractéris-
tique, et la maxime aut tace aut loquere meliora silentio,
inscrite sur le support. Il faut citer enfin le cas, plus
récent, de Giorgio De Chirico: il a interprété avec une
grande fidélité le canon de la mélancolie, notamment
dans le Portrait de l'artiste par lui-même de 1911, portrait
qui constitue le premier d'une longue série produite
par l'artiste et sur lequel nous reviendrons à la fin du
chapitre suivant.
Mais il n'y a pas que la mélancolie: plusieurs
œuvres témoignent d'un autre type de tempérament, le
caractère sanguin (ou jovial) en particulier, en corré-
lation avec une idée qui fait son chemin à partir de la
fin du maniérisme, celle du peintre comme homme du
monde, porté aux plaisirs de la vie et à l'excentricité.
C'est le cas du Portrait de jeune homme récemment attri- Ill. 260
bué à Antonio Allegri, dit le Corrège dont la date est
incertaine mais qui fut probablement exécuté au début
des années 1510. La tête prend appui sur la main - un
élément qui pourrait inciter à classer l'œuvre dans la
catégorie des mélancoliques mais le regard, tourné ici
vers le spectateur, est malin et les lèvres dessinent un
léger sourire entendu. On notera que le support (il
s'agit d'un panneau en bois) est doté d'un volet, ce qui
confère à la pose un aspect insolite et plaisant. On pour-
rait en dire autant de l'autoportrait du Flamand Jan
Cornelisz Van Oostsanen (1535) : il y a quelque chose
de moqueur dans la façon dont il regarde le spectateur.
Et la composition, là aussi, est illusionniste si l'on en
juge par le trompe-l'œil du cartouche daté et signé au
fond, et au savant jeu d'ombres qui donne l'impression
d'encadrer le visage. Signalons également l'autoportrait
de Lucas Hugenszoon, dit Lucas de Leyde, un autre Ill. 161
287
Michiel S\Neerts
Autoportrait, vers 1656
Huile sur toile. 114 x 92 cm
Saint-Pétersbourg, musée
de l'Ermitage

265"
Jacob Jordaens
Autoportrait, 1645-1649
Huile sur toile, 82 x 59 cm
Munich, Alte Pinakothek
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 <4 <4 266 tableau du XVI' siècle, dans lequel le personnage esquisse
Albrecht Dürer, 1507 un trés léger sourire. Dans le genre «jovial », on trouve
Dessin à la plume et aquarelle
aussi des expressions plus ... excessives. Jan Havicks-
sur papier, 11,8 x 10,8 cm
Brême, Kunsthalle
zoon Steen, par exemple, aimait beaucoup se représen-
ter à l'intérieur d'une taverne, joyeux, exubérant,
<4267 parfois entouré de femmes, de joueurs et d'ivrognes (on
Michel-Ange sait qu'il « arrondissait » ses fins de mois avec les reve-
Le Jugement dernier, nus de la brasserie dont il était propriétaire). Sur l'auto-
1536-1541 portrait de 1662-1665, on le voit la mine réjouie en
Fresque
train de jouer du luth. Mais un tableau antérieur nous
Rome, chapelle Sixtine
le montrait déjà à l'intérieur d'une auberge, en train de
trinquer et de rire aux éclats en bonne compagnie. Au
Ill. 179 XVIII' siècle, c'est Maurice Quentin de La Tour qui
nous offre un exemple peu commun d'allégresse et de
• comportement excentrique: dans la plupart de ses
autoportraits en effet, il apparaît singulièrement jovial,
III 263 surtout dans le pastel rouge de 1750. On sait que ce
genre de pose, adopté par bien d'autres artistes dans les
cours européennes mais surtout à Paris, n'était pas du
goût d'Anton Raphael Mengs qui qualifiait avec mépris
de « brillant » ce qu'il tenait pour un signe de mondanité
et de superficialité!04.
Il nous reste à évoquer deux tempéraments: le
flegmatique et le colérique. S'ils sont plus rarement trai-
tés que le mélancolique et le sanguin (jusqu'au XIX' siècle
en tout cas), c'est qu'ils composent un personnage tra-
ditionnellement perçu comme négatif. Flegmatique,
aujourd'hui, signifie posé, placide. Ce n'est pas du tout le
sens que lui donnait l'Antiquité. Aux yeux d'Hippocrate,
le flegme était l'ensemble des humeurs corporelles qui
génèrent un comportement languide, paresseux et
inerte. C'est seulement avec le Romantisme qu'il devien-
dra le trait positif du rêveur. C'est pourquoi l'Auto-
III 264 portrait de Michiel Sweerts est plutôt anticonformiste:
sur ce tableau daté de 1656 environ, l'artiste apparaît la
tête inclinée, perdu dans ses rêves, une feuille à la main
- une lettre peut-être - mais sans l'air pensif du mélan-
colique. Jacob Jordaens nous offre, de son côté, un bel
exemple du type colérique. Cet artiste, qui s'est distin-
gué des plus illustres Rubens et Van Dyck par sa veine
délibérément populaire et réaliste, a exécuté un auto-
III 265 portrait, assez tardif 0645-1649), qui s'inscrit bien
dans cet esprit. En d'autres occasions, le peintre s'est
représenté dans une pose bourgeoise plus convenue.
Mais ici, le cheveu désordonné et l'air courroucé suggè-
rent un caractère impétueux, prêt à s'enflammer.
294 LES E J ,. S DE SA URI\iE
LES PASSIONS RACONTÉES. EXHIBÉES.
IRONISÉES
Les passions ne s'expriment pas seulement à travers
l'iconographie de la pose. On les raconte très souvent,
aussi, en insérant l'image de soi à l'intérieur d'une
situation narrative qui permet de mieux décrire la
nature « active » de ses sentiments. Déjà, Leon Battista
Alberti avait établi une distinction entre l'aspect actif et
l'aspect passif des « mouvements » de l'âme: il appelait
affects les émotions intimes et affections les émotions de
l'individu provoquêes par le contact de celui-ci avec
une situation ou un objet, lui-même doué de qualités
propres à susciter un « mouvement de l'âme » chez
celui qui le côtoie lO5 .
Il existe, tout au long de l'histoire de l'art, des
exemples trés significatifs de ce type d'affection. Albrecht
Dûrer, par exemple, s'est donné à voir, à deux reprises au
moins, comme touché par la douleur. Un dessin de 1507 III 266
nous le montre torse nu, en train d'indiquer de la main
droite une blessure au côté gauche. Un autre dessin de III 287
1522 le représente également torse nu, en « homme des
douleurs », le visage marqué par une grimace et le dos
légèrement courbé en avant. Ici, l'iconographie se cale
sur celle du Christ agonisant. Ce n'est pas la première
fois que l'artiste suivait cette voie: dans plusieurs de ses
oeuvres en effet, il s'est déjà identifié au Fils de Dieu.
Il en va tout autrement de l'autoportrait de Michel-
Ange dans le Jugement dernier de la chapelle Sixtine à III 267
Rome 0536-1541). Là, l'artiste se représente dans la
peau d'un apôtre écorché, saint Barthélemy. Considérée
par toute la critique comme une manifestation de bizar-
rerie (Edgar Wind a consacré à ce sujet une remarquable
analyse I06 ), cette « peau » constitue aussi un superbe
exemple d'anamorphose. Michel-Ange reprend mani-
festement l'iconographie d'Apollon écorchant Marsyas
pour la transposer dans l'iconographie chrétienne du
martyre du saint, à cela près qu'il s'agit, en fait, d'un
ctyptoponrait: Barthélemy est Michel-Ange et le person-
nage qui tient la peau, un persécuteur qui a les traits de
l'Arétin. La référence est explicite. Les Lettres de Buo-
narroti s'en font d'ailleurs l'écho: l'Arétin s'était montré
très critique à son égard et l'avait, pour reprendre
l'expression de l'artiste, « écorché vif »107. Le visage de
Michel-Ange nous apparaît tel un masque tordu par la
douleur, à l'instar de ces figures de champs de bataille 1
268"
Francisco Goya
y Lucientes
Autoportrait avec le docteur
Arrieta, 1820
Huile sur toile,
114,6 x 76,5 cm
Minneapolis, Institute of Arts,
The Ethel Morrison
Van Derlip Fund

295
 dont les peintres étudiaient soigneusement - sur les
indications d'Alberti et de Léonard lO8 - l'expression de
la souffrance.
L'iconographie de la douleur a eu la faveur de
nombreux maîtres, au XIX' et au début du XX' siècle. Elle
est même devenue, à l'époque du Romantisme, l'un des
motifs typiques de la nouvelle sensibilité artistique 269"
européenne. Plusieurs exemples, brillants et toujours Gustave Courbet
caractérisés par un esprit extravagant, en témoignent. Le Dësespérë, 1841

Il faut citer, bien sûr, le cas original de l'autoportrait de Huile sur toile, 45 x 54 cm
Paris. collection privée
Francisco Goya y Lucientes peint en 1820, comme le
rappelle l'inscription qui l'accompagne. Le peintre pré-
cise en effet, en bas, sur le cadre: « Goya, reconnaissant,
exprime sa gratitude à son ami Arrieta [son médecin)
pour les soins et l'attention qui l'ont sauvé du mal aigu
et mortel dont il souffrait à la fin de l'année 1819, à
l'âge de 73 ans. Il a peint ce tableau en 1820.» C'est un
III 268 autoportrait assez inhabituel, parce qu'il représente son
auteur accablé par la maladie: il s'agit donc, l'inscription
le dit bien, d'un autoportrait en mémoire d'un événement
Il1.296 passé (il en va de même de l'autoportrait en Homme
blessé de Gustave Courbet). Le tableau, néanmoins, a
quelque chose de symbolique. Rappelons que Goya avait
été gravement malade à plusieurs reprises: en 1793, par
exemple, pendant une année entière, lorsqu'il avait dû
vivre dans la touffeur de Séville et de Cadix, il avait
certainement éprouvé un sentiment d'angoisse à l'idée
de la mort. Et les années qui ont suivi 1819 ont été mar-
quées à leur tour par une autre « maladie », plus spiri-
tuelle celle-là: tombé en disgrâce au lendemain de la
Restauration, l'artiste avait entrepris, dans la « Quinta
du Sourd» (la maison qu'il avait achetée en dehors de
Madrid), la dramatique série des Peintures noires, témoi-
gnage d'une profonde angoisse existentielle. Sur la
partie gauche du tableau de 1820 apparaissent, tout
juste esquissées, d'autres figures: l'une d'elles serait
Leocadia Weiss, sa deuxième compagne, dont les opi-
nions jacobines valurent au peintre les soupçons du
régime. Trois ans plus tard, Goya la suivit en France où
elle s'était réfugiée et d'où elle ne revint plus.
Si nous venons de citer le nom de Courbet, c'est
que lui aussi s'est exercé au thème du désespoir, dans
III 269 deux oeuvres chronologiquement très proches: Le Déses-
péré de 1841 et Le Fou de peur de 1844-1845. Ici, l'expres-
sion de l'artiste est assez théâtrale mais le premier
plan, avec les yeux écarquillés et le regard obsessionnel,

296

11270
Paul Gauguin
Autoponrait avec le portrait
d'lmile Bernard
(Les Misérables), 1888
Huile sur toile, 45 x 55 cm
Amsterdam, Van Gogh
Museum (Vincent Van Gogh
Foundation)
271 ..
Vincent Van Gogh
Autoportrait, 1889
Huile sur toile, 51 x 45 cm
Collection privée
272 ..
Vincent Van Gogh
Autoportrait, 1889
Huile sur toile, 60,S x 50 cm
Londres, Courtauld Institute
of Art
marquera d'une profonde empreinte l'iconographie
contemporaine, surtout après l'avènement de la photo-
graphie et du cinéma.
Deux autoportraits de la fin du XIX' siècle illus-
trent parfaitement l'idée du tourment de l'artiste. 11 s'agit
des Misérables, un tableau de 1888 que Paul Gauguin Ill. 270
dédia à son ami Van Gogh. Chistoire de cet autoportrait
est exemplaire. L'artiste s'était lié d'amitié avec Van
Gogh et Émile Bernard autour desquels se constituera la
fameuse École de Pont-Aven. Vincent avait émis l'idée
d'échanger portraits et autoportraits afin de consolider
leurs relations. Paul voulait exécuter celui de Bernard,
mais en septembre 1888, il opta plutôt pour un auto-
portrait avec portrait intégré de son collègue, sous la
forme d'un tableau accroché sur le mur. En octobre de
la même année, il rejoignit Van Gogh à Arles. Les deux
artistes y vécurent et travaillèrent ensemble jusqu'au
jour où, en décembre, ils eurent un sérieux différend
(Van Gogh menaça Gauguin avec un rasoir et, pris de
remords, se mutila l'oreille droite). Les échanges d'auto-
portraits, entre-temps, s'étaient poursuivis: Émile avait
terminé le sien et Vincent avait donné à Paul son « auto-
portrait en bonze ». l.:œuvre de Gauguin fait explicite-
ment référence au chef-d'œuvre de Victor Hugo. On sait
d'après une lettre adressée à Schuffenecker que Gauguin
lui-même s'y compare au personnage de Jean Valjean:
« Tête de bandit au premier abord, un Jean Valjean, per-
sonnifiant aussi un peintre impressionniste déconsidéré
et portant toujours une chaîne pour le monde. » 109 11 ne
faut pas chercher le pendant de ce travail dans l'auto-
portrait en bonze que nous venons de citer, mais dans
les deux tableaux de Van Gogh qui portent la trace du IlLl)I, 17l
drame de l'oreille coupée. C'est là que Vincent exprime
pleinement son sens du désespoir, du vide et de la soli-
tude qui le conduiront, d'ici peu, à l'hôpital psychia-
trique de Saint-Rémy-de-Provence.
La fin du XIX' siècle est une période de tourment
et d'instabilité nerveuse pour les artistes européens.
Leurs relations avec la peinture officielle et académique
sont souvent très conflictuelles: ils se sentent frustrés,
incompris de la critique et du public. On assiste alors au
retour d'un thème que nous avions rencontré chez
Michel-Ange: le supplice infligé par les critiques. James
Ensor nous en offre une vision sarcastique avec une
aquarelle de 1896, Les Cuisiniers dangereux. Cette satire Ill.l7l
met en scène deux critiques en tenue de cuisinier qui
299
 273
James Ensol'"
Les Cuisiniers dangereux, 1896
Pastel sur papier, 40,5 x 48,6 cm
Anvers, Museum Plantin
Moretus, Prentenkabinet
302
apprêtent les têtes de quelques artistes et les disposent Deux autres exemples, enfin, illustrent à mer-
sur des plats pour les servir à la table des membres du veille la façon dont l'idée toute moderne du sentiment
jury et autres reprêsentants de l'institution académique. de l'angoisse vient s'inscrire dans les autoportraits des
Au centre de la composition figure, déjà sur son plateau, artistes. Le premier cas est celui de Max Beckmann.
la tête d'Ensor qui décline, ce faisant, un autre motif, Dans son Autoportrait de 1901, le peintre expression- ILL 271
celui plus souvent exploité de la décapitation (Holo- niste allemand a cherché à rendre compte du désespoir
pherne, Goliath,jean-Baptiste). comme état existentiel de l'artiste. Avait-il été inspiré par
 )

.... 275

Max Beckmann
Autoportrait, 1901
Eau-forte, pointe sèche,
) 21,8x 14,3 cm
Collection privée

<41274

Edvard Munch
Autoportrait en somnambule,
1919-1920
Huile sur toile. 150 x 129 cm
Oslo, Munch Museet

)
le fameux Cri d'Edvard Munch, peint en 1893 ? Ce
tableau en effet a fortement marqué la culture artistique
européenne. Sans doute influencé par la psychanalyse,
) Munch avait, de son côté, exprimé dans la plupart de
ses tableaux la dépression innée de l'artiste contempo-
rain. L'un d'eux, en particulier, doit être mentionné pour
sa référence explicite à l'état d'âme qui nous occupe ici
et aux tourtnents qui en dérivent: son Autoportrait en Ill. 27'
somnambule. Cette œuvre a été réalisée dix ans après la
grave dépression nerveuse qui avait frappé Munch et
qui l'accompagnera durant tout le reste de sa vie.
Les passions, cependant, ne sont pas toujours
dramatiques. Parmi les émotions que les artistes ont
représentées, on trouve aussi celle de la jouissance. Deux

303

.... 276
Rembrandt
Autoportrait avec Saskia
(Le fils prodigue dans
une taverne), vers 1638
Huile sur toile, 161 x 131 cm
Dresde, Gemaldegalerie
304 E TC'" L)E S
277 ..
Lavis Corinth
Autoportrait avec sa femme
et un verre de champagne.
1902
Huile sur toile, 97 x 107 cm
Collection privée
autoportraits fort connus devraient suffire à étayer notre
Il1.276 propos. Dans l'Autoportrait enfils prodigue (vers 1638),
Rembrandt adopte la pose, les gestes et le comporte-
ment du jouisseur, en s'inspirant probablement de la
parabole du Fils prodigue qu'il avait déjà explorée en
d'autres occasions. Second exemple: lovis Corinth. le
motif de l'auberge - que nous avons rencontré chez
Steen et qui est assez typique de la peinture hollandaise
et flamande du XVII' siècle - a été réinterprété, avec un
tout autre cadrage, une signification différente et des
allusions privées, par Corinth : dans son Autoportrait
Ill277 avec sa femme et un verre de champagne de 1902, il se
donne à voir en bon vivant, comme s'il se trouvait au
beau milieu d'un rendez-vous galant.
TUR E
 LA PASSION EXTRÊME: LA MORT

On ne saurait conclure ce chapitre sans évoquer le thème

qui, plus que tout autre, à partir du XYlI' siècle, a porté
l'artiste vers une image tourmentée et négative de lui-
même, plutôt que joyeuse et positive. Il s'agit du motif
278 de la mort qui a certainement été sollicité par le genre
Clara Peeters de la vanité, après son apparition dans la peinture euro-
Vanitas (Autoportrait), péenne, mais qui n'a pas manqué de laisser des traces
vers 1610 profondes dans l'évolution de l'autoportrait. Il existe
Huile sur bois, 37,2 x 50,2 cm
d'ailleurs, entre ces deux modèles, des liens concep-
Collection privée
tuels. Dérivé de la philosophie de la fin de l'Antiquité
romaine (de Sénèque notamment), le concept de vani-
tas vanitatum s'est transmis dans la religion chrétienne à
travers les prédications du Moyen Âge et du xv< siècle
- celles de saint Bernardin de Sienne par exemple - et a
trouvé son expression figurative dans un type parti-
culier de nature morte qui opposait le sentiment de la
beauté et de la luxuriance de la nature au sentiment de
son caractère éphémère et provisoire. Derrière l'appa-
rente exubérance des choses se cache leur caducité:
c'est ainsi qu'à côté des fleurs, fruits et mets somptueux
viennent se placer des clepsydres, des crânes, des
mouches et autres insectes, symboles de la dégénéres-
cence de la matière, et divers signes du déclin (les fleurs
fanées, les chandelles qui se consument, etc.). Mais
d'autres beautés - surtout la beauté féminine et celle de
la jeunesse en général- expriment également la vanitas.
On voit émerger, à la fin du XVI' siècle, l'iconographie
des «âges de la femme» (une jeune et une vieille
femme sont représentées côte à côte), celle du miroir
dans lequel la jeune femme se mire et ne voit que la
mort ou son étiolement physique, du parallélisme entre
personnages portraiturés, et celle de la méditation sur le
crâne, autrement dit sur la Mort elle-même, la Mort
qu'il faut toujours rappeler face à la futilité des appa-
rences du bonheur mondain. L'autoportrait se prête on
ne peut mieux à ce schéma argumentatif. Il semble donc
que le postulat selon lequel la motivation de l'auto-
portrait serait celle du succès et de la glorification de
l'artiste soit contredit, ou tout du moins corrigé, par
cette référence spirituelle à la fin dernière qui attend
tout être humain.
Nombreux sont les autoportraits du XVII' siècle
qui reprennent le thème de la vanitas. Nous en citerons
trois, qui se distinguent des autres par leur intensité et

307

leur manière de décliner le thème. Le cas le plus célèbre
III 279 est probablement celui de Salvator Rosa: le peintre nous
livre une image méditative (et mélancolique à l'évi-
dence) dans laquelle il indique non pas la simple pré-
sence de la Mort par le biais d'un crâne mais l'implication
directe de l'artiste et de son talent dans le domaine de
la peinture. Il se représente en effet en train de mesu-
rer, au moyen d'un pinceau, un crâne qui repose sur un
livre (probablement l'Ecclésiaste dont le concept s'ins-
Ill278 pire). Clara Peeters va plus loin: dans son Autoportrait
de 1610, cette artiste connue pour être une spécialiste
de la nature morte se fait elle-même vanité. Elle pose en
308
-4279
Salvatol'" Rosa
Autoportrait, 1645
Huile sur toile, 99,1 x 79,4 cm
New York, The Metropolitan
Museum of Art, bequest
of Mary L. Harrison
jeune femme, belle et élégante, et observe un point dans
le lointain, à l'extêrieur du cadre, là encore sur un mode
mélancolique. On notera qu'ici, autoportrait et nature
morte se confondent totalement. Quant à David Bailly,
enfin, il confère à la description de son coin d'atelier un
sens quasi... pédagogique: dans son Autoportrait avec les III 280
symboles de la vanité, de 1651, où un crâne figure au
premier plan, le peintre regarde vers le spectateur et lui
présente un portrait de son père disparu.
L'art moderne et contemporain n'a pas renoncé au
thème: au contraire, il l'a même étoffé en développant
d'autres solutions, pessimistes pour certaines, pleines de
 défi ou d'ironie pour d'autres. C'est un sentiment de pro-
vocation que l'on trouve, par exemple, dans le fameux
IlU81 autoportrait d'Arnold Bocklin (872), où ['on voit le
peintre travailler, indifférent à la présence menaçante et
persuasive de la Mon qui joue du violon derrière lui. C'est
une image pleine d'angoisse, au contraire, que nous livre
Ill. 282 James Ensor dans son Autoportrait squelettisé - une image
que l'artiste a reprise dans de nombreuses œuvres à partir
de 1888 et dans laquelle il est le mort et la Mort à la fois.
Nous conclurons sur les œuvres de trois artistes
qui diffèrent du point de vue des tendances esthétiques
mais qui partagent la même attitude ironique à l'égard
du destin final. Lovis Corinth prend ses distances avec 280
le symbole traditionnel en remplaçant le squelette de la David Bailly
Mort par un squelette de cours d'anatomie (Autoportrait Autoportrait avec
les symboles de la vanité,
avec squelette, 1896-1897). Otto Dix associe, dans une
1651
œuvre tardive de 1968 (Autoportrait avec tête de mort), Huile sur bois. 89,5 x 122 cm
le sentiment de la mort avec celui de la gloire: le cràne Leyde. Stedelijk Museum
est ici couronné de laurier. Quant à Man Ray, il se repré- De Lakenhal
sente en masque mortuaire de bronze - à l'instar de
ceux que l'on réalisait dans l'Antiquité - mais à l'inté-
rieur d'une boîte garnie de papier journal (1933). Ainsi
la boucle est-elle complètement bouclée: les honneurs
funèbres, eux aussi, n'appartiennent qu'à l'artiste.
309
•

281

Arnold Bocklin 282

Autoportrait avec la Mort
jouant du violon, 1872
Huile sur toile, 75 x 61 cm
Berlin, Neue Nationalgalerie
James Ensor
Autoportrait squelettisé. 1889
Crayon de couleur, crayon noir,
rehauts d'or, 29,6 x 21,6 cm
Paris, musée du Louvre.
département des Arts
graphiques (fonds Orsay)

310 E T J N
 283

Lovis Corinth
Autoportrait avec squelette.
1896-1897
Huile sur toile, 66 x 86 cm
Munich, Stadtisches Galerie
im Lenbachhaus

312 s
 t !

285
Otto Dix Man Ray
Autoportrait avec tête Autoportrait, 1933
de mort, 1968 Bronze. verre, bois et journaux,
lithographie, 38 x 56,5 cm 35,6 x 21,1 x 13,7 cm
Albstadt, galerie Albstadt Washington, National Museum
of American Art

313
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 C .... 10
Confessions
L'AUTOPORTRAIT COMME AUTOBIOGRAPHIE
<li 286
Rembrandt
Autoportrait faisant la moue
Eau-forte, premier état
Paris, musée du Louvre,
collection Rothschild
MIROIRS ET SAVOIRS
Il importe maintenant de faire un retour sur l'opposition
entre autoportrait et autobiographie. Nous avons vu
que l'on peut aisément définir ces deux catégories à
partir de la façon dont le sujet se présente: la première
catégorie emploie la première personne (c'est « je » que
dit effectivement le personnage lorsqu'il regarde, par
exemple, dans la direction du spectateur, auquel il dit
« ru »), mais elle isole ce « je » de l'histoire pour en faire
une sorte de microcosme en soi; la seconde catégorie
transfonne le « je » en « il » - en troisième personne -
et supprime les traces du discours à la première per-
sonne afin d'historiciser et de narrativiser le discours.
L'opposition entre autoportrait et autobiographie est un
contraste typologique qui va au-delà de la simple diffé-
rence de discours: elle dénote deux situations cogni-
tives différentes du sujet. Dans l'autobiographie, le sujet
obéit à un récit - chronologique - et exprime les connais-
sances qui le concernent selon la séquence temporelle
de sa vie. Dans l'autoportrait, le sujet, en se reflétant, est
à la fois microcosme de ce que saint Augustin appelait
speculum (autrement dit du système de savoir qui le
concerne) et nticrocosme de ce qu'il appelait confessio
(autrement dit de la réflexion systématique sur un
savoir). Précisons que speculum et confessio sont, à partir
du Moyen Âge, deux formes analogues d'encyclopédie.
Le speculum est la présentation strucrurée d'un ensemble
de connaissances, et la confessio, l'examen du savoir
selon un parcours historique. L'origine de la conception
du miroir comme fondement de la connaissance se perd
du côté des plus anciennes cosmogonies orientales:
315
 selon la tradition indienne, par exemple, le monde
prendrait sa source dans l'image réfléchie du premier
être; selon les mythes dionysiaques, l'épiphanie
«< apparition») du dieu Dionysos serait liée à un reflet.
De leur côté, les philosophies néoplatoniciennes consi-
déraient le miroir comme la forme la plus élevée de la
connaissance: la connaissance étant une « vision». la
plus grande des connaissances résiderait dans le « se
voiT VOiT », c'est-à-dire dans le « savoir voir)}. Plusieurs
hérésies médiévales ont contribué à insérer des élé-
ments néoplatoniciens dans la philosophie chrétienne:
ainsi, Jan Van Ruysbroeck en est venu à soutenir, dans
son Ornement des noces spirituelles, que Dieu serait une
sorte de miroir réfléchissant au fond duquel l'àme pour-
rait apercevoir l'image éternelle d'où elle est issue. Il
ressort clairement de tout cela que l'autoportrait, fondé
sur l'instrument du miroir, remplit deux fonctions pré-
cises: il est à la fois le miroir du peintre qui le regarde
pour se représenter, regardant ainsi le spectateur, et le
ntiroir du monde qui apparaît dans le tableau (et donc de
la subjectivité de la connaissance dans son ensemble).
L'analogie entre l'autoportrait et le speculum
- c'est-à-dire l'autoportrait comme métaphore du savoir-
n'est pas superficielle: elle implique aussi des aspects
structurels. Le speculum, nous l'avons dit, est une méta-
phore spatiale de la connaissance: c'est une architecture
du savoir, constituée de strates et fondée sur des taxino-
mies. L'autoportrait possêde la même structure: il peut
être décrit, lui aussi, comme une représentation en
arbre qui dessine une suite plus ou moins longue de
disjonctions exclusives. Si l'on y regarde d'un peu plus
près, il faut admettre en effet que c'est rarement par
l'élément que l'on tient pour décisif, le visage, ou par
quelque présumée « ressemblance physique », que l'on
reconnaît un autoportrait. En règle générale, l'identifi-
cation d'un personnage peint s'effectue plutôt grâce aux
indices qui jalonnent l'arbre et permettent d'en remon-
ter les disjonctions exclusives, à un essaim de détails
disposés autour du portrait et tirés de répertoires de
symboles très stéréotypés. Chaque objet-symbole a
donc pour fonction de révéler un choix entre deux pos-
sibilités et de conduire à la solution de l'énigme qui
concerne l'identité du personnage: il y a des symboles
qui indiquent la catégorie sociale du personnage,
d'autres son âge ou son origine géographique; il y a des
symboles qui suggèrent la profession et d'autres le rang
316
au sein de cette profession; il y a des indices qui rensei-
gnent sur les passe-temps et les manies du personnage,
les événements caractéristiques de sa vie (mariage, virgi-
nité, veuvage, paternité, maternité... ), ses passions et ses
comportements. Il existe enfin des symboles capables
de traduire visuellement des termes du langage verbal
(on pense par exemple à l'autoportrait de Lorenzo Lotto
où figure une boîte avec un jeu de ... loto). Il nous faut
évoquer, à ce sujet, un autre détail qui n'est pas sans
importance: à l'exception du cas où le jeu rhétorique
porte, comme chez Lotto, sur le patronyme du person-
nage, les symboles qui orientent les disjonctions
exclusives relèvent toujours de la métonymie ou de la
synecdoque. Le compas pour l'architecte, la palette pour
le peintre, l'épée pour le soldat, la plume pour l'écri-
vain, le philosophe ou le théologien ... Inutile de les
citer toutes: la liste, on l'aura compris, est interminable.
D'autre part, ces métonymies et ces synecdoques sont
toujours généralisantes: ce qui prouve bien, là encore,
que le parcours joue toujours sur la généralisation du
détail (même s'il s'agit, bien sûr, d'un processus évident
s'agissant de l'art figuratif: en soi, l'art figuratif est
nécessairement métonymique puisqu'il ne peut jamais
représenter l'abstrait sinon à travers le concret, ou les
catégories, sinon à travers des composantes de ces
mêmes catégories).
On notera - et cette observation vient corroborer
la thése de l'ambiguïté programmée mise en jeu, sur le
plan linguistique, par l'autoportrait - que le miroir est
aussi un objet par nature ambigu et ambivalent. Il ne
faut pas perdre de vue que le speculum, toujours selon
saint Augustin, est imitation du Christ mais qu'il est
dans le même temps imitation du Diable. Que le miroir
est un attribut classique de la Vierge, souvent qualifiée
de speculum sine macula (<< miroir immaculé»), mais
aussi de la Superbe qui est, entre autres, le péché diabo-
lique par excellence. Et que dans le miroir se mire la
Prudence (c'est en se regardant qu'elle se « connaît»)
mais aussi la Vanité (c'est en s'y contemplant qu'elle
voit surgir son propre squelette).
L'ambivalence de l'autoportrait s'exprime à de
multiples niveaux. Sur le plan du discours, il y a ambi-
guité de sujets (je/il) et ambiguité de circonstances
(vers l'an 400, saint Augustin notait déjà dans ses
Confessions: «Je confesse non ce que j'ai été - discours
historique - mais ce que je suis» - discours à la première
 personnel 10). Sur le plan sémantique, il y a ambiguïté '" "''1:

dans la structuration du savoir: un sujet empirique en

: ,
apparence se disperse en topoi culturels. Au niveau allé-
gorique: il y a ambiguité fondamentale entre un savoir
qui exprime une règle (le « se voir voir » à travers Dieu)
et un savoir qui exprime une déviation (le « se voir »
démoniaque). Penchons-nous maintenant sur la façon
dont certains artistes ont exploité l'ambiguïté naturelle
) de l'autoportrait comme autobiographie et la façon dont
ils ont mis en lumière ses diverses possibilités expres-
sives au point d'échafauder même, par le biais des
images, de véritables « théories » autobiographiques.

,
L'AUTOBIOGRAPHIE COMME JOURNAL

.
Même si quelques peintres, au cours des siècles précé-
dents, ont déjà emprunté cette voie (on pense à Albrecht
Dürer qui s'est souvent représenté à des moments déci-
sifs de sa vie et qui ne dédaignait pas l'anecdote, comme \ 5 2-'2.
en témoigne le dessin où on le voit malade), c'est au
XVII' siècle que les artistes ont véritablement commencé
à s'intéresser de très près à un possible traitement auto-
--
- ---y.

/1)\
) biographique de leur portrait. Rappelons qu'à cette
époque, l'artiste célèbre jouait un rôle important dans
les sociétés où la bourgeoisie était influente et où le
marché privé de l'art était sensible au renom des
auteurs. Les trois artistes qui, durant cette période, se
consacrent le plus assidüment à l'autoportrait sont les
Flamands Rubens, Antoon Van Dyck et le Hollandais
Rembrandt. Le cas de Rembrandt doit être examiné
avec une attention particulière, parce qu'il constitue une
anomalie riche d'innovations pour les périodes sui-
vantes. Des autoportraits, Rembrandt, en effet, en a peint
soixante, gravé trente-deux et dessiné sept (l'estimation
varie bien sür selon les attributions, entre un
plus sévère qui réduit l'ensemble à soixante œuvres, et
un calcul plus généreux qui atteint les cent vingts auto-
portraits). Le chiffre auquel nous nous référons a été
287
établi à l'occasion de la rétrospective Rembrandt by
Albrecht Dürer..
Himself, organisée à Londres et à La Haye en 1999 111 Si vers 1522
l'on rapporte ce chiffre à la longévité artistique du maître Dessin
Brême, Kunsthalle
de Leyde - environ 40 ans -, on obtient une moyenne
de deux autoportraits par an au moins, ce qui fait de
Rembrandt le plus prolifique des producteurs de ce
genre d'œuvre dans toute l'histoire de l'art.

317
 À ce point, il faut bien sûr s'interroger sur la raison
pour laquelle Rembrandt a pratiqué aussi intensément
l'art de l'autopomait. Le poncif le plus répandu voudrait
que l'artiste ait anticipé la tendance à l'introspection
psychologique, tendance qui s'affirmera avec le Roman-
tisme. On doit cette thèse aux critiques romantiques
eux-mêmes qui, à leur époque, ont fait de Rembrandt un
mythe: celui d'un peintre de génie, anù-conventionnel,
affranchi de tout lien et de toute règle, capable de repré-
senter les sentiments les plus intimes et pas uniquement
l'apparence des choses. Certains historiens ont tenté,
plus récemment ll2 , de démonter ce genre de considéra-
tion qui ne repose sur aucune vision correcte du contexte
historique et social dans lequel a vécu Rembrandt.
318
D'aucuns penchent aujourd'hui pour une explication <4288
strictement commerciale des choix de l'artiste: on le voit Rembrandt
comme un maître très attentif au marché (qui privilé- Autoportrait. 1629
Huile sur bois, 38 x 30,9 cm
giait les autoportraits de célébrités pour alimenter les
Nuremberg, Germanisches
collections privées de la bourgeoisie) et donc enclin à Nationalmuseum
montrer au public des œuvres susceptibles d'assurer la
« promotion » de ses capacités. Cette perspective, exclu- ..... 289
sivement utilitariste, a le défaut exactement contraire de Rembrandt
la précédente. Autoportrait, 1629
La vérité est probablement plus complexe que ne Huile sur bois. 89,5 x 73,5 cm
Boston, Isabella Stewart
le laissent entendre ces deux explications contradic-
Gardner Museum
toires, la « sentimentale » et la « réaliste ». Rembrandt a
exécuté son premier autoportrait autonome en 1628.
Deux ans plus tôt, recourant encore au canon de la
 Renaissance et du maniérisme, il avait dissimulé son
autoportrait dans La Lapidation de saint Étienne et dans
La Clémence de Titus. Il s'agit ici d'une image vraiment
surprenante tant elle diffère des schémas de l'époque.
on seulement le jeune peintre se présente de biais par
rapport à l'observateur, mais la lumière qui vient de la
gauche n'éclaire que la joue et les cheveux pour laisser
totalement dans l'ombre les yeux et le front, donnant
ainsi au visage une expression énigmatique. Certains
critiques ont avancé l'idée que ce tableau n'est pas à
proprement parler un autoportrait mais une figure
générique qui utilise simplement les traits de l'auteur. Il
y aurait donc, à la base de cet autoportrait, un aspect
« pratique» : un artiste qui fait ses premières armes peut
être amené à se choisir lui-même comme modèle, ne
serait-ce qu'au banal motif de s'épargner une dépense;
par ailleurs, une représentation générique offre l'avan-
tage, quand on doit faire ses preuves auprès de la clien-
tèle, de mettre surtout en avant l'innovation stylistique
et l'habileté technique. Cette explication nous paraît
plausible, d'autant que Rembrandt a eu recours à ce
schéma en deux autres occasions au moins: dans deux
Ill. 188, 189 tableaux de 1629 (Nuremberg et Boston), et dans deux
gravures. Par ailleurs, cet air surpris - cette expression
«volée », « prise sur le vif », pourrait-on dire s'il s'agis-
sait d'une photographie - apparaît dans d'autres auto-
portraits de jeunesse, preuve qu'un stéréotype se
construit peu à peu, celui de la représentation d'un
« caractère » plus que d'une personne. La pose ainsi
que la technique raffinée du clair-obscur deviennent
une sorte de « manifeste » artistique: elles disent l'adhé-
sion au style du Caravage que le maître hollandais
admirait beaucoup.
Mais après les premiers succès et surtout après
son mariage (en 1632) avec Saskia, issue d'une famille
de la bourgeoise aisée, les choses changent du tout au
tout. Rembrandt, pourtant rebelle intérieurement,
290
commence en effet à offrir une image différente de lui,
Rembrandt
même si elle conserve un brin d'excentricité. Nous le
Autoportrait avec un butor
voyons avec les signes de la richesse, du prestige et de mort, 1639
la renommée: il endosse de luxueux habits, il porte des Huile sur bois. 120.7 x 88,3 cm
chapeaux à la mode ou il exhibe chalnes, joyaux et Dresde. Gem.aldegalerie Alte
fourrures. La pose se fait plus classique et rappelle sou- Meister

vent celle des portraits des grands maîtres italiens du

XVI' siècle (on pense notamment au portrait, très connu
et très admiré à l'époque, de Baldassare Castiglione peint

319
 par Raphaël et perçu comme un modèle de distinction
intellectuelle). En somme, c'est son entrëe au sein de la
bonne sociëté qui semble avoir été le moteur du chan-
gement stylistique: l'autoportrait est désormais le signe
de la gloire acquise ainsi qu'un témoignage d'apparte-
nance sociale. Rares sont les cas où notre peintre reste
un anticonformiste. On peut citer un tableau de Rem-
III 276 brandt, Autoportrait avec Saskia: le fils prodigue dans une
taverne, dans lequel l'auteur se donne à voir, ironique-
ment, comme un bon vivant dépensier - ce qu'il était-
et représente sa femme en serveuse d'auberge. On peut
citer un autre tableau, tout aussi curieux et inhabituel,
III 290 communément intitulé Autoportrait avec un butor mort
et conservé à Dresde. Sur cette œuvre de 1639, authen-
tifiée comme autographe par le Rembrandt Research
Project mais rejetée par certains experts, le protagoniste,
dont on voit à peine les traits tant il est plongé dans l'obs-
curité, présente à notre regard la dépouille d'un oiseau
des marais. Les interprétations, à ce sujet, sont toutes
discutables. D'aucuns affirment qu'il évoque là sa propre
ascension sociale (après tout, le personnage détient
une arme et la chasse est l'apanage aristocratique d'un
nombre restreint de privilégiés... ). D'autres s'appuient
sur la littérature de l'époque et voient dans l'oiseau livré
en proie une métaphore sexuelle, mais le butor est plu-
tôt cité, dans la littérature religieuse, comme un symbole
négatif et le présage d'une grande infortune. Et de le
relier, bien sûr, à la console figurant sur la partie supé-
rieure gauche du tableau, dont la forme fait penser à une
potence: on en conclut que le tableau révèle les préoc-
cupations existentielles de l'artiste. Pourtant, l'année
1639 est celle de l'acquisition de la maison cossue
d'Amsterdam et de la plus grande aisance matérielle. Ne
faudrait-il pas y voir plutôt, en ce cas, une composition
destinée à conjurer une éventuelle adversité? Quoi qu'il
en soit, l'œuvre est animée d'un esprit anticonvention-
nel qui sort des sentiers prétendument « habituels » des
autres autoportraits.
C'est à partir de 1653, au moment où Rembrandt
entre dans une longue phase de difficultés financières,
qu'il amorce une nouvelle poétique de l'autoportrait.
Ces difficultés sont liées à la crise internationale qui
frappe alors les Pays-Bas, à ses propres dettes mais aussi
au moindre intérét que lui porte la clientèle (celle-ci a de
nouveaux goûts et l'artiste est l'objet de scandales divers
qui se concluront par une faillite en 1656). Le « virage»
320
stylistique est d'abord marqué par une brève pause dans
l'incessante activité de l'autoreprésentation. Lorsqu'il
reprend la série, les caractéristiques ont changé. Il se
représente de préférence en peintre: au chevalet (1660), III 291
avec des pinceaux et une palette (1660) et presque tou-
jours avec le béret et la tenue de travail. Durant cette
période, il opte pour une attitude sobre, des vétements 291
ordinaires et des poses dénuées de tout désir de gloire. Rembrandt
On ne trouve que deux exemples d'autoportrait symbo- Autoportrait au chevalet,
lique: ce sont ceux dans lesquels il s'essaie à l'auto- 1660
Huile sur toile, 110 x 90 cm
portrait délégué, une fois en Jupiter (658) et une fois Paris, musée du Louvre
en Apôtre Paul (1661). Mais le premier fait pendant
avec celui de sa compagne Hendrikje Stoffels représen-
tée en Junon et doit donc étre relié à un événement
familial particulier. Dans le second cas, l'artiste ne
renonce aucunement à se montrer coiffé du béret de
peintre. De cette série d'autoportraits, il paraît donc
légitime de déduire que Rembrandt, sentant une baisse
de sa popularité au sein du marché, a voulu revendi-
quer sa fortune critique.
On relève, à partir de 1660 environ, un autre
changement stylistique dans la série d'autoportraits, qui
correspond aux dernières années de sa vie. La peinture
de Rembrandt se fait plus dépouillée du point de vue
technique, mais elle est aussi plus expressive et se
tourne davantage, paradoxalement, vers la description
réaliste. L'artiste suit avec fatalisme les signes de son
propre vieillissement, jusqu'au tout dernier auto-
portrait, exécuté quelques mois avant sa mort ( 1669).
Selon la tradition, l'auteur aurait déclaré au sujet de ce
tableau et de l'autre autoportrait de 1669: « Peut-étre
suis-je parvenu enfin à me voir et à me reconnaître. Et
qu'ai-je trouvé? Je vois la mort peinte... » On relève
pourtant, dans les tableaux de cette période, l'habituel
soupçon d'ironie et d'orgueil. À deux reprises, Rem-
brandt se cache derrière une figure déléguée: on le
trouve en Démocrite 0665-1669) et en Zeuxis (préci- III 98
sons toutefois que plusieurs critiques attribuent cette
œuvre à l'un de ses élèves et voient plutôt dans l'auto-
portrait en Démocrite l'identification à Zeuxis). Quant
au tableau de Londres de 1669, il contiendrait - avec
son habit à grands boutons, semblable à celui de certains
personnages clownesques de Frans Hals - une allusion
humoristique à un bouffon de cour. Par ailleurs, le choix
des personnages est intéressant: au XVlI' siècle, Démo-
crite était perçu comme le philosophe qui riait des folies
 humaines (par opposition à Héraclite qui, dit-on,
pleurait de tout) et Zeuxis comme le peintre qui était
mon d'un accès de fou rire en peignant le pomait d'une
vieille femme très laide (on notera qu'un buste de vieille
femme figure, à gauche, sur le tableau de Cologne).
Ainsi Rembrandt nous livre-t-il, d'un côté, un aspect
fondamental de son caractère - un anticonformisme
-292
moqueur et « héroïque» - et, de l'autre, une analyse
Pieter Paul Rubens
impitoyable de son vieillissement. Ce qui est ici à
Promenade au jardin, 1631
Huile sur bois,
l'œuvre, c'est donc bien une tentative d'introspection
97,5 x 130,8 cm psychologique, même si ces termes sont tout à fait
Munich, Alte Pinakothek inappropriés pour l'époque.
322
Résumons-nous. Les mobiles qui président à
l'autoportrait sont au moins au nombre de quatre:
a) démonstration de virtuosité et souci d'économie;
b) affirmation du succès; c) revendication du mérite
artistique; d) exploration intérieure. Il est clair que
Rembrandt a d'abord été motivé par des raisons étran-
gères à celles de sa propre identité mais qu'il a ensuite
commencé à penser sa série d'autoportraits en termes
de journal autobiographique. Rien de particulièrement
intime au demeurant (il s'agissait de tableaux destinés à
être vendus à des collectionneurs d'images d'hommes
illustres, ou conçus pour être offerts à des amis et à des
<4293

Piete,. Paul Rubens

Autoportrait, vers 1639
Huile sur toile, 109 x 83 cm
Vienne, Kunsthistorisches
Museum

29411>

Pieter Paul Rubens

Autoportrait avec Juste Lipse,
Jan Woverius et son frère
Philippe, 1611-1612
Huile sur toile, 164 x 139 cm
Florence, palazzo Pitti

commanditaires habituels). Certes, les autoportraits ne L'AUTOBIOGRAPHIE

figuraient même pas dans les inventaires de ses biens
établis, à plusieurs reprises après 1653, par des officiers
de justice qui avaient pourtant comptabilisé, à son
domicile, jusqu'à soixante-dix œuvres de sa main. Mais
cela n'enlève rien au fait que Rembrandt a eu l'intention
de noter le cours de sa vie dans des travaux destinés à
être montrés. Nous sommes donc en présence d'une
forme d'autobiographie comme speculum, une image de
soi contenant une information.
COMME CHRONIQUE OU COMME RÉCIT
Les plus grands contemporains de Rembrandt - Rubens
et Van Dyck pour ne citer que les Flamands - ont vu
dans l'autoportrait une forme d'autobiographie, eux
Gustave Courbet
aussi, mais d'une façon totalement différente. Rubens,
Bonjour monsieur Courbet,
par exemple, s'est inséré dans l'évocation des événe- 1854
ments qui étaient à ses yeux les plus marquants, tel son Huile sur toile, 129 x 149 cm
mariage, célébré en 1609: peu après, en effet, il réalisa Montpellier, musée Fabre

323
 un tableau, fameux, où on le voit avec sa femme Isabelle
Brant dans un jardin, sous un chèvrefeuille (609). Le
schéma fut d'ailleurs répété en 1631, après ses noces
Ill. 292 avec Hélène Fourment, dans la Promenade au jardin.
L'autoportrait où il figure au côté de Juste Lipse, Jan
Ill.29' Woverius et son frère Philippe 0611-1612) participe
du même phénomène. Non seulement la scène rappelle
son frère et ses amis humanistes mais elle est clairement
située à Mantoue, ville où Rubens séjournait à l'époque,
en qualité de peintre officiel de la Cour et de diplomate.
Le tableau cite un paysage que Mantegna a peint dans
Le Mariage de la Vierge. Il renvoie ainsi à la mission que
lui avait confiée le duc: copier les grands maîtres du
passé. J..:Autoportrait de 1623, exécuté pour le roi d'Angle-
terre et qui lui a été offert, est plus autonome mais il
contient également des allusions à la vie de Rubens:
l'artiste y apparaît vêtu en grand diplomate, charge dont
il était effectivement investi lors des négociations de paix
Ill. 293 aux Pays-Bas. Autre exemple: l'Autoportrait dans lequel
Rubens se montre élégamment vêtu, coiffé d'un grand
chapeau, la main droite gantée, la gauche posée sur une
épée (vers 1639). Ce tableau est la trace de sa nomina-
tion au rang de chevalier par le roi d'Espagne qui l'avait
aussi distingué de la Clef d'or, et par le roi d'Angleterre,
en reconnaissance du rôle qu'il avait joué dans la ratifi-
cation du traité de paix.
Deux siècles plus tard, un artiste français, Gustave
Courbet, renouera avec l'obsession de Rembrandt pour
l'autoportrait (durant sa formation, il s'intéressa de près
au maître hollandais, allant même jusqu'à entreprendre
un voyage à Amsterdam afin d'en copier les chefs-
d'œuvre), tout en adhérant, pour le mode narratif, aux
orientations de Rubens. Mais la passion du récit pousse
Courbet à créer, à côté des histoires réelles, des histoires
tout à fait imaginaires. Au début, il ne fait que répéter
les schémas du XVII' siècle: on le constate dans une pre-
mière version de Courbet ou l'homme au chien noir de
1842, où il se contente de tenir un chien entre ses bras,
et dans L'Homme à la pipe de 1849, où il se présente à la
façon des portraits de Frans Hals. Par la suite, il se met
à traiter ses autoportraits d'une manière romancée et
romantique. En 1844, il répète le modèle au chien noir,
mais l'insère cette fois dans un paysage de Franche-
Comté, sa terre natale qui lui inspire ses personnages et
son goût pour la représentation des classes sociales les
moins aisées. Il traduit le mythe de l'artiste « né sous le
signe de Saturne» en se peignant en fou: on le vérifie
avec Le Désespéré, de 1841 et surtout avec Le Fou de peur, Ill. 269
un tableau visionnaire de 1844-1845. Avec Les Amants
dans la campagne, sentiments de jeune âge ( 1844), il réin-
vente le récit des deux amants romantiques en l'inscri-
vant dans un cadre campagnard. Dans ses autoportraits
« de caractère» (on en a vu quelques exemples chez
Rembrandt), il réussit même à s'imaginer en train
d'exercer une activité idéale, comme celle du philosophe
dans L'Homme à la ceinture de cuir, de 1845-1846, ou
celle du musicien dans Le Violoncelliste, de 1847. Dans
ce dernier cas, il se donne à voir en gaucher, alors qu'il
est droitier dans L'Atelier du peintre, allégorie réelle, de
1855. Deux autres tableaux constituent des épisodes de
vie romancée. Bonjour monsieur Courbet, de 1854, nous Ill. 295
le montre au beau milieu d'une promenade à la cam-
pagne, habillé comme un peintre de plein air, avec son
chevalet portatif, au moment où il rencontre, chemin
faisant, un commanditaire de Montpellier et son domes-
tique. Dans L'Homme blessé, de 1844, il s'imagine, à la Ill. 296
campagne là encore, blessé sous un arbre avec l'épée à
sa droite et des traces de sang sur la poitrine: le résultat
d'un duel, manifestement. Or l'on sait que Courbet avait
déjà commencé, à cette époque, à embrasser les idées
anarchistes (elles le conduiront en 1848 à participer à la
révolution de Février) et qu'il avait noué des liens
d'amitié avec le philosophe Proudhon. Ainsi le tableau
se charge-t-il, a posteriori, d'une saveur révolutionnaire.
Le Portrait de l'artiste à Sainte-Pélagie, lui, est résolu- Ill. 297
ment révolutionnaire. Dans cette œuvre de 1873-1874,
le peintre apparaît devant une fenêtre dotée de bar-
reaux, témoignage de sa première arrestation (1871),
liée à sa participation à la Commune de Paris, ou peut-
être en 1874, lorsqu'il fut traîné en justice et condamné
à payer une amende de 323 000 francs et à la confisca-
tion de tous ses biens. En tout cas, on y trouve à la fois
la narration de l'événement (une narration qui mêle là
aussi réalité et imaginaire: Courbet lui-même soutenait
que sa poétique était fausse parce qu'elle contenait du
réalisme) et celle de l'événement précédent, symbolisé
par le mouchoir rouge autour du cou.
Le sommet de la narrativité imaginaire est atteint
avec L'Atelier du peintre, allégorie réelle, de 1855, déjà Ill. 252
cité. Courbét lui-même a donné une interprétation de
cette scène: il s'agissait, à ses yeux, d'un résumé imagi-
naire de sept années de sa vie artistique. De fait, cette
325
•

.... 296 297 Il'

Gustave Courbet
L'Homme blessé, 1844
Huile sur toile. 81,5 x 97,5 cm
Paris, musêe d'Orsay
Gustave Courbet
Portrait de l'artiste
à Sainte-Pélagie, 1873·1874
Huile sur toile. 92 x 73 cm
Ornans.
musée Gustave Courbet

326
 toile de grand format comprend toute une série de per-
sonnages qui furent ses amis à diverses périodes de sa
vie, la reproduction d'un paysage exécuté quelque
temps auparavant et un modèle nu qui, en réalité, ne
figure pas dans ledit paysage mais joue un rôle essentiel
dans beaucoup d'autres tableaux «scandaleux », à forte
tonalité érotique, de l'artiste.
L'AUTOBIOGRAPHIE
COMME INTROSPECTION
Il faut certainement compter Vincent Van Gogh au
nombre des artistes les plus obsédés par le thème de
• l'autoportrait. Toutefois, les raisons qui président à son
intérêt soutenu pour ce genre sont extrêmement diffé-
rentes de celles que l'on rencontre chez d'autres peintres.
Van Gogh, qui se souvenait probablement de l'exemple
de Rembrandt, a expliqué, dans une lettre adressée à
son frère Théo qu'il ne pouvait, faute d'argent, payer
des modèles pour poser et qu'il se prenait donc lui-
même comme modèle. Nous savons par ailleurs que,
dans certains cas, il lui était difficile, vu l'étrangeté de
son comportement, de faire appel à des modèles (rap-
pelons que durant un séjour à Nuenen, en 1883, le curé
avait exhorté les paroissiens à ne pas poser pour lui).
Ce qui est plus surprenant, c'est que les autoportraits de
Van Gogh se concentrent dans une période très limitée:
entre 1885 et 1889. Durant ces cinq années-là, Vincent
en réalisa quarante-trois. Autre aspect surprenant: le
fait que l'image du peintre, même du point de vue de sa
physionomie, est extrêmement changeante, comme si le
personnage représenté était chaque fois différent, et
jamais le même individu. Tâchons d'en voir les raisons
qui sont ici, à l'évidence, plus complexes.
Il convient tout d'abord de préciser que ces cinq
années correspondent à la période de la plus grande
maturité dans le style du peintre qui passe alors d'un
goût traditionnel, dérivé de la peinture sociale du
XIX' siècle (Delacroix et Millet notamment), à la ten-
dance impressionniste (qui culmine durant les mois de
collaboration avec son anti Paul Gauguin dans le Sud de
la France) pour parvenir à la phase la plus aboutie et la
plus autonome: les deux dernières années de sa vie. Les
autoportraits constituent donc une sorte de ponctuation
des différentes expérimentations techniques du maître
328
hollandais. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que sa
production ne s'est étendue que sur douze ans, de 1879
- l'année où s'est confortée sa vocation de peintre - à
1890, celle de sa mort. Mais en travaillant toujours avec
une impétueuse fureur créatrice, il nous aura laissé, de
ce bref laps de temps, quatre-vingts tableaux et autant
de dessins.
D'autre part, et c'est là une autre explication,
Van Gogh avait tendance à scruter sa propre personna-
lité et ses humeurs. En ce sens, la série des autoportraits
doit être mise en relation avec la correspondance que
l'artiste avait échangée avec son frère Théo et qui avait
débuté bien avant qu'il ne se consacrât à la peinture. Ses
lettres laissent transparaître cette même quête, ce souci
constant d'analyse sur lui-même et les différents états de
sa conscience. Van Gogh, en d'autres termes, s'est livré
à une étude de sa propre psychologie, une démarche
qui devait trouver, quelques années plus tard, un fonde-
ment théorique avec les écrits de Sigmund Freud.
Revenons sur les différentes étapes de l'évolution
stylistique de Van Gogh. Le changement qui s'opère
entre les premiers et les derniers autoportraits est fla-
grant. Il suffit d'observer le tableau exécuté en 1886,
l'année de son séjour parisien: Vincent use encore ici
d'une technique héritée du romantisme tardif, dite de
« l'école de La Haye », qu'il avait adoptée. Il y a là un
réalisme attentif aux détails, un rapport assez conven-
tionnel entre figure et fond, un type de pose qui res-
pecte les règles de la spécularité (avec le regard fixe,
tourné vers le spectateur, équivalant à un regard dans
un miroir) et une palette aux tonalités sombres,
conformément à la tradition hollandaise. Mais un an
plus tard, en 1887, l'Autoportrait au chapeau de paille IlLl98
révèle déjà un style assurément impressionniste:
rapides et larges aplats sur la toile (l'actuelle version
sur panneau est due à un transfert ultérieur), absence
de dessin, palette aux couleurs claires et ardentes où
prédominent le jaune et le bleu, et un fond non pas
neutre ou anonyme mais « atmosphérique » dans
lequel vient se fondre la figure. Dans un autre auto- III 199
portrait de 1887, tout est encore différent: la pâte n'est
plus pointilliste mais brossée en violents aplats qui
laissent entrevoir le geste de la main, l'arrière-plan
revêt un caractère plus abstrait et décoratif; il n'y a plus
de contrastes entre figure et fond: l'un se prolonge
dans l'autre et réciproquement.
 Venons-en maintenant à l'analyse de l'icono-
graphie choisie par Van Gogh pour représenter sa
propre image. On peut discerner une série de variantes
qui attestent le caractère de l'exploration psycholo-
gique. Une première série, qui inclut l'autoportrait de
U! Haye déjà cité, nous donne à voir l'artiste dans une
pose et une tenue typiquement bourgeoises. U! période
la plus clairement impressionniste - souvent caractéri-
sée par la présence d'un chapeau de paille - indique au
contraire sa volonté de se présenter comme un
«homme de la campagne». Deux autoportraits
contiennent un indice biographique. li s'agit de deux
œuvres de 1889, postérieures donc au moment
(décembre 1888) où le peintre s'est disputé avec Paul
Ill. 272 Gauguin et s'est mutilé l'oreille: l'estampe que l'on voit
sur le fond de la première rappelle la période où Vincent
Ill. 271 s'est intéressé aux «japonaiseries» ; le fond rouge de la
seconde renvoie, de façon très cohérente là aussi, à une
courte période durant laquelle l'artiste a étudié les effets
de la couleur rouge. Dans les deux cas, nous pouvons
affirmer que l'épisode auquel Van Gogh se réfère n'est
pas juste un détail de sa vie, mais le signe d'une crise
intérieure qui le torture profondément. On se rappellera
qu'il y avait déjà une référence à Gauguin dans le
Ill. 300 tableau que Van Gogh avait offert à son ami en 1888: il
s'y était portraituré, de son propre aveu, « en bonze ».
Ill. 19 Enfin, un autoportrait de 1889 nous montre l'artiste
vêtu d'une veste claire, sa tenue la plus typique. L'appa-
rence est modeste et l'expression traduit l'un de ces
moments de désarroi qui l'ont conduit à être hospitalisé
pour troubles psychiatriques. Van Gogh, au fond, fait de
l'image de soi une interrogation sur lui-même. Jamais,
comme dans ses lettres à Théo, il ne paraît résoudre
pleinement les doutes qui le taraudent. 298
Un autre artiste a fait un large usage de l'auto- Vincent Van Gogh
portrait pour exprimer son état psychologique, essentiel- Autoportrait au chapeau
lement angoissé: Edvard Munch. Dès la première image de paille. 1887
Huile sur toile. 34 x 26.7 cm
IlLlOl qu'il nous a laissée de lui (l'Autoportrait à la cigarette,
Detroit, Detroit Institute
1895), Munch a privilégié les atmosphères tristes, les of Arts
intérieurs clos, les poses sombres et inventé une tech-
nique à la mesure de ses sentiments négatifs. Mais ce
tableau est, sans aucun doute aussi, un chef-d'œuvre de 300 ....

virtuosité, par la façon dont il restitue les volutes de Vincent Van Gogh Vincent Van Gogh
Autoportrait, 1887 Autoportrait, 1888
fumée d'une cigarette, distraitement tenue dans sa main
Huile sur toile, 44,1 x 35,1 cm Huile sur toile, 59,5 x 48,3 cm
droite. La Nuit à Saint-Cloud, une composition plus Paris, musée d'Orsay Cambridge. Fogg Art
ancienne (1890), est tout aussi savante: c'est à peine si Museum, Harvard University

329
 '\li .. 301 l'on distingue le profil de son auteur, se découpant sur
Edvard Munch une fenêtre tout juste éclairée par la lune. Les nom-
Autoportrait à la cigarette,
breux autoportraits exécutés au cours des années sui-
1895
Huile sur toile, 110,5 x 85,5 cm
vantes délaisseront la palette sombre et la figure à peine
Oslo, The National Museum visible pour s'inspirer de plus en plus des diverses ten-
of Art, Architecture and Design dances postimpressionnistes qui ont vu le jour avec
Gauguin et Van Gogh, résolument tournées vers l'emploi
<fil 302 de la couleur. L'iconographie de l'autoportrait, néan-
Edvard Munch moins, reste marquée par l'idée de la solitude, de la
Autoportrait (Le Noctambule),
maladie, de l'attente angoissée d'un événement à venir.
1923·1924
Huile sur toile, 90 x 68 cm
On se rappellera que Munch, en 1908, fut atteint par
Oslo, Munch Museet une grave dépression, dont il rendit compte à plusieurs
reprises à travers ses oeuvres. Citons, parmi les exemples
. ILL 302
ILL 303
les plus significatifs, l'Autoportrait (Le Noctambule) de
1923-1924, l'Autoportrait dans un moment de dépression,
de 1925, et l'Autoportrait entre le lit et l'horloge, de 1940-
1942, qui est peut-être le dernier de tous ceux qu'il a
peints. l.:autoportrait est donc pour Munch, exactement
comme pour Van Gogh, une confessio, c'est-à-dire la
reproduction de soi comme constellation des ressorts de
l'âme, une reproduction qui permet à l'auteur non seu-
lement de témoigner de ses sentiments mais aussi de les
analyser en profondeur.
L'AUTOPORTRAIT ET L'EXHIBITION
NARCISSIQUE DE SOI
Il nous faut évoquer une variété d'autoportrait, qui s'est
imposée de manière extraordinairement efficace dans
l'art contemporain: celle qui renvoie à l'une des ori-
gines mythiques de l'autoportrait, plus précisément au
mythe de Narcisse, le beau jeune homme qui, en se
contemplant dans une source, s'éprend de sa propre
image (qu'il tient pour celle d'une nymphe) et finit par
mourir de langueur en tentant de la rejoindre. Dans ce
type d'autoportrait, la valeur accordée à sa propre iden-
tité est de nature éminemment esthétique - beauté
physique, beauté morale, génie, spiritualité, excentri-
cité, unicité, etc., alors que dans les cas précédents,
303 d'autres facteurs prévalaient: la complexité psychique,
Edvard Munch le souci du témoignage, la trace que l'artiste cherche à
Autoportrait entre le fit
laisser de lui dans le monde ... C'est peut-être justement
et/'horloge, 1940·1942
pour cette raison que cette variété d'autoportrait s'est
Huile sur toile,
149,5 x 120,5 cm affirmée avec autant de vigueur à j'époque moderne.
Oslo, Munch Museet Lorsque l'oeuvre d'art n'est plus seulement un ouvrage,
334
porteur de caractères esthétiques intrinsèques, mais
devient l'intention de l'artiste, qui se transforme lui-
même en oeuvre d'art totale, l'autoportrait en porte
toutes les conséquences. Il va de soi qu'il y a dans cette
attitude une dimension psychologique: rappelons que
le thème du narcissisme est abondamment traité chez
Freud, qui y voit la source de névroses et de psychoses,
et que les artistes tiennent souvent compte de cette
orientation théorique.
Même si quelques artistes avant lui s'y sont déjà
essayés (on pense à Dürer par exemple), le Viennois
Egon Schiele reste le premier de tous les peintres qui ait
exploré aussi assidûment l'autoportrait narcissique. En
vingt-huit ans de vie, il a produit pas moins de trente-
deux oeuvres de ce type, des peintures mais aussi des
dessins et des gravures. Les premiers autoportraits,
commencés en 1907 et exécutés suivant une technique
encore assez académique, accusent une certaine complai-
sance envers l'aspect physique, vaguement éphébique,
et un comportement subtilement séducteur. La plupart,
cependant, remontent aux années 1910, à l'époque où
l'artiste avait son propre atelier, et s'orientent plutôt vers
l'idée d'une image anticonformiste et déviante du per-
sonnage qui se portraiture. On trouve fréquemment
répétée, par exemple, la représentation de l'artiste nu,
jusqu'ici absolument exceptionnelle dans l'histoire de
l'art. Inhabituelles aussi: les postures, qui rappellent
assez celles d'un danseur et voudraient donner une
impression de dynamisme. Ses nus féminins qui sont
surtout, au début des années 1910, ceux de sa compagne
et modèle Valérie, dite Wally, vont dans ce même sens,
fortement érotique et déviant. lis scandalisèrent la
société autrichienne bien pensante: refoulé de la petite
ville maternelle où il s'était réfugié, Schiele fut inculpé
en 1911 de détournement de mineure (il fut acquitté)
et poursuivi pour moeurs dissolues (il fut condamné à
une lourde amende). l.:Autoportrait nu de 1910 est le
prototype de cette catégorie, plusieurs fois décliné jusqu'à
la très scandaleuse Masturbation, de 1911. Mais d'autres ILL 30'
catégories d'autoportraits, différentes sur le plan icono-
graphique, accusent cette même tendance exhibition-
niste. On pense notamment à celles du dandy et du
bohémien. L'Autoportrait au gilet, de 1911, répété lui Il1.30S
aussi à plusieurs reprises, appartient à la première;
Visionnaire II, un homme et la mort de 1911 relève de la Il1.306
seconde. Mais le trait le plus marquant de l'expression

• 7''1
Egon Schiele
Masturbation, 1911
Gouache. aquarelle, crayon,
48x32,1 cm
narcissique chez Schiele n'en reste pas moins sa façon
d'insister sur le nu et l'érotisme. Ce n'est pas un hasard
si l'artiste se représente, à deux reprises au moins, en
train de se masturber (Masturbation, 1911 et Portrait de Ill.l04
l'artiste se masturbant, 1911). Nous sommes en présence
d'une transposition directe, en peinture, de l'attitude
psychologique la plus typique du narcissisme. On
notera cependant qu'il n'y a ici aucune sérénité dans la
composante érotique: le visage du protagoniste, en
effet, nous paraît vieilli (ridé, marqué, fatigué) et sa
physionomie assez contractée, dramatique, négative.
Tout se passe comme si la provocation de Schiele corres-
pondait plutôt à un sens de la faute ou à la préfiguration
Le... -xJr J
d'une tragédie. Deux autres autoportraits (Les Voyants
J(HiE r
11 d'eux-mêmes) documentent parfaitement cette scission
entre l'état intérieur du sujet et son apparence exté-
rieure, une scission qui n'est pas résolue et qui n'est
peut-être pas soluble.
Un autre artiste a poussé la représentation narcis-
sique de soi à ses limites maximales: Salvador Dali. Le
peintre catalan a produit, lui aussi, un nombre impres-
sionnant d'autoportraits en puisant dans la plupart des
modèles qui se sont succédé au fil des siècles. Pendant
une première période (1919-1923), il s'est contenté de
perfectionner les canons traditionnels: un autoportrait
de 1919 le montre dans l'atelier; un autre de 1921 le
campe, à l'âge de 17 ans, de trois quarts, une pipe à la
bouche, dans une pose qui rappelle assez Munch;
quatre tableaux, entre 1923 et 1925, l'insèrent dans un
paysage, suivant un schéma cher aux impressionnistes.
Plus tard, Dali combine la représentation de lui-même
avec le style qui le caractérise déjà, fidèle au principe
qui veut que toute œuvre d'un artiste soit, au sens large,
son autoportrait: nous le voyons ainsi transformé tour à
tour en figure cubiste (à la manière de Marcel Duchamp) ILL JOI
et surréaliste. Par la suite, l'auteur reprend le type du
cryptoportrait et le transpose sur un mode moderne
en insérant sa propre effigie dans des compositions nar-
ratives plus étoffées, y compris les compositions plus
tardives qui incluent des éléments théoriques de l'auto-
portrait tels que le miroir, la pose, la temporalité ou
305 ..
encore la famille (sa femme Gala, notamment) comme
Egon Schiele signe du contrat autobiographique. Dali, enfin, se livre à
Autoportrait au gilet, 1911
l'exercice de l'autodérision: on le vérifie avec le magis-
Gouache, aquatinte, craie,
51,5 x 34,5 cm tral Soft Self Portrait, de 1941, dans lequel l'artiste se Ill.J08

Vienne, Albertina Collection privée représente en buste honorifique de chocolat fondant, et

336
338 s û ,
 "-4306

Egon Schiele
Visionnaire /J, un homme et la
mort, 1911
Autoportrait
Huile sur toile, 80,5 x 80 cm
Vienne, collection R. Leopold

-4307

Salvador Dali
Autoponrait cubiste, 1923
Gouache et collage sur
carton, 104,9 x 74,2 cm
Madrid, Centro de Arte
Reina Sofia

Salvador Dali
Soft self Portrait, 1941
Huile sur toile, 61,3 x 50,8 cm
Collection privée

Ill. 115 dans l'Autoportrait enJoconde, dans lequel il remplace le
visage de Mona Lisa par le sien, répétant de manière
implicite le geste iconoclaste de Duchamp (L.H.O.O.Q.)
qui avait affublé de moustaches la célèbre héroïne de
Vinci, Dali lui-même gominant et incurvant avec le plus
grand soin ses propres bacchantes. En somme, Salvador
Dali est un narcisse « tous azimuts» : il projette son
image sur toute l'histoire de l'art et s'exhibe comme
protagoniste absolu de cette même histoire.
L'AUTOPORTRAIT COMME MANIFESTE
POÉTIQUE
Les remarques que nous venons de formuler au sujet de
Dali nous préparent à examiner maintenant une dernière
catégorie, celle qui consiste à faire de l'autoportrait un
moyen de théoriser une poétique. Giorgio De Chirico
est certainement l'artiste qui l'a pratiquée avec le plus
de constance et de conscience. S'il a exécuté un nombre

340
309

Giorgio De Chirico
Autoportrait avec sa mère,
1919
Huile sur toile, 79.5 x 59,5 cm
Paris. Musée national d'art
moderne, Centre Pompidou

impressionnant d'autoportraits (quatre-vingts au cours
de sa longue vie), il a très tôt, dès ses jeunes années,
orienté ce genre artistique vers la fonction de « mani-
feste poétique», au terme de laquelle (insistons sur ce
point) il y a une totale identité entre l'artiste et son
œuvre. L'évolution des trente-six autoportraits que
De Chirico a peints entre 1911 et 1924 obéit à cette
ligne de cohérence interne. Le premier, par exemple, le
Portrait de l'artiste par lui-même (et quid amabo nisi quod
œnigma est ?), est de 1911 mais une inscription auto-
graphe en anticipe la date à 1908, ce qui est déjà, en soi,
un geste significatif: De Chirico entend affirmer par là
sa précoce appartenance à la tendance métaphysique.
Le cadrage, lui aussi, est très étudié: l'effigie s'insère à
l'intérieur d'un cadre-fenêtre en avancée - comme dans
les portraits des primitifs flamands et allemands - por-
tant une inscription en latin (le fameux verset inclus
dans le titre: « Que pourrais-je aimer sinon ce qui est

341
 énigme? ,,) qui constitue une sorte de devise program-
matique pour l'auteur et les autres « mousquetaires » de
la peinture métaphysique. De Chirico reprend la formule
dans son autoportrait de 1920 mais déplace l'inscrip- IlLlIO

tion à l'intérieur de la représentation et la grave sur une

pierre feinte aux allures de Tables de la Loi. Il substitue
aussi - le changement est loin d'être négligeable - au
terme œnigma les mots rerum metaphysica pour rappeler
le philosophe Héraclite qu'il appréciait particulièrement
et qu'il citait souvent. L:artiste, en somme, s'est mué en
une sorte de Moïse de l'art. Revenons sur son premier
autoportrait: on aura noté la pose de profil, avec le
visage appuyé sur la main. Là encore, nous sommes en
présence d'une citation, érudite et conceptuelle à la
fois: l'artiste parle de lui-même en s'installant dans une
dimension historique (comme si un autre parlait de
lui) et son attitude correspond à celle qui, depuis Dürer,
exprime la mélancolie, autrement dit le sentiment des
créateurs nés sous le signe de Saturne. Ce même geste
se répétera à plusieurs reprises dans bien d'autres auto-
portraits de Chirico, jusque dans la dernière période de
son activité.
D'autres éléments fondamentaux de ce premier
autoportrait, véritable programme pictural à lui tout
seul, entreront, à des degrés divers, dans la composition
des autoportraits postérieurs. Ainsi le schéma du cadre-
fenêtre réapparaît-il dans les portraits de l'artiste avec sa
mère (le prototype de cette série de portraits est celui
de 1919, aujourd'hui conservé au Centre Pompidou, qui Ill.l09

combine l'iconographie de trois quarts d'un précédent

EIQU 1D. portrait maternel avec la citation explicite de celui-ci)
et dans bien d'autres bustes de l'auteur où ce dernier se
présente le bras appuyé sur un rebord de fenêtre. Tous
les paysages que l'on voit derrière la fenêtre sont symbo-
liques: ici, une architecture classique ou renaissante, là
une statue ou une échappée sur la mer grecque, ailleurs
un ciel nuageux. Le décor intérieur est également sym-
310
bolique: on y trouve des statues de lettrés illustres ou de
Giorgio De Chirico
divinités antiques (Euripide, Athéna, Mercure, Ulysse).
Autoportrait, 1920 Parfois même, des citations littéraires antiques: c'est le
Huile sur bois, 50,2 x 39,5 cm cas, entre autres, dans l'Autoportrait avec buste d'Euri-
Munich, Pinakothek der pide, de 1923, où l'on peut lire les mots nulla sine tragœ-
Moderne
dia gloria, et dans l'Autoportrait de 1924 où figure la
phrase d'Ovide: mihi fama perennis quœritur in toto sem-
per ut orbe canar «< je vise moi à une gloire immortelle;
être célébré toujours et dans tout l'univers, voilà mon

342 S" ,

-
 ambition»). Ce genre de narcissisme esthétique est
d'origine philosophique: il dérive selon toute vraisem-
blance de Friedrich ietzsche et d'Arthur Schopenhauer,
et donne forme à l'artiste philosophe, c'est-à-dire au sur-
homme pensant qui aspire seulement à laisser au monde
une trace de lui-même en tant que créateur. On trouve
un témoignage de ce fondement philosophique dans un
autre motif récurrent des autoportraits de De Chirico:
U.311 le transformisme. Dans un autoportrait, l'auteur, repré-
senté par un buste de trois quarts, dans la pose de la
mélancolie et le regard tourné vers le spectateur, fait
face à un autre lui-même, de profil cette fois, transformé
en statue (vers 1922). Dans l'Autoportrait de 1924, la
pose est légèrement différente: ici, le bras repose sur un 311
rebord de fenétre, mais l' homme en personne est Giorgio De Chirico
devenu sculpture. Parfois, le transformisme prend la Autoportrait. vers 1922
Huile sur toile, 38,5 x 51 cm
forme du travestissement. Le peintre a produit, durant
Toledo. Ohio. Museum of Art
sa période la plus aboutie, de nombreux autoportraits
en costume antique, en poète couronné de laurier, en
pictor optimus (comme il se définissait lui-même) sur le ILl. 106
modèle des autoportraits de Nicolas Poussin, Raphaél,
Lorenzo Lotto et Arnold Bôck\in. En somme, De Chirico
traduit la figure nietzschéenne du surhomme, du philo-
sophe capable de se réinterpréter dans n'importe quel
rôle au monde mais toujours animé par un même des-
sein: la conquête de la gloire et de la mémoire future.
343

312
Adriaen Valck
Vanité, vers 1660
Huile sur toile, 119 x 95 cm
Hambourg, Hamburger
Kunsthalle
313
Cornelius Gijsbrechts
Trompe-l'œil, vers 1670
Huile sur toile, 132 x 199 cm
Copenhague, Statens
Museum for Kunst
C APITRE 11
Où est le tableau?
LA NÉGATION DE L'AUTOPORTRAIT ET LA DISPARITION DU «JE)}
Il semble que les réflexions générales sur l'autoportrait
doivent se compliquer dès lors que l'on aborde l'art
contemporain. Pour une raison très simple: c'est que
l'autoportrait classique est encore, selon les canons, un
portrait à proprement parler et que l'art contemporain,
ayant le figuratif en aversion ou mettant en doute sa
valeur - celle, autrement dit, de la ressemblance -, n'est
plus du tout concerné par la question. En somme,
comme « portraire » n'est plus de mise, l'autoportrait
n'existe pas. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une décision qui
se serait brusquement imposée au xx' siècle: l'histoire
de l'art montre bien que l'on est arrivé progressivement
à la négation définitive de l'autoportrait. Dans ce dernier
chapitre, nous nous proposons d'approfondir les étapes
successives qui ont abouti à un parti aussi radical.
L'AUTOPORTRAIT CONCEPTUEL:
L'IDENTITÉ ET SES INDICES
Tout a commencé à la fin du maniérisme et surtout avec
le baroque, au moment où le genre de la nature morte
s'affirme dans le paysage pictural. La figure humaine
tend alors, semble-t-il, à disparaître du répertoire des
artistes, en faveur d'un réalisme des choses plutôt qu'un
réalisme des personnes. Toutefois, la nature morte n'est
pas un simple jeu de compositions d'objets ni un banal
genre dépourvu de toute élaboration conceptuelle. Bien
au contraire: très souvent, les stéréotypes apparents
sont associés de façon à produire des significations allé-
goriques complexes. Il suffit de penser au type de la
vanité, très répandu dans le Nord de l'Europe, pour se
345
rappeler à quel point le concept philosophique y joue
un rôle important, ou encore au type du banquet,
inventé dans les Flandres, où l'association de différents
aliments fait parfois allusion à des dogmes religieux 1l3
Il existe d'autres types encore, comme l'intérieur d'atelier
ou la collection de curiosités, qui semblent obéir eux
aussi à la règle de « l'abandon » de la figure humaine,
mais qui, en vérité, la réintègrent par le biais d'indices
insérés dans les détails de l'oeuvre, au point de parvenir
à échafauder de véritables formes d'autoportrait. Du
point de vue du langage figuratif, le phénomène est
parfaitement identifiable. Il est comparable à celui qui
se produit en littérature, dans la description. Ce pro-
cédé, auquel on donne le nom technique de « descrip-
tion exclusive »114, fonctionne de la manière suivante:
il est possible de donner le nom d'un personnage
quelconque et, partant, de l'identifier comme un indi-
vidu bien particulier, mais il est possible aussi de décrire
ce même personnage d'après ses seuls attributs (c'est
l'addition de ces attributs qui, à force d'exclusions
logiques successives, le définit comme un individu
particulier). Le jeu consiste alors à retrouver les indices
pertinents et à reconstruire le système de leurs relations.
Bien sûr, il s'agit toujours, au fond, d'un autoportrait.
Mais d'un autoportrait en l'absence (au moins partielle)
du portraituré"'.
Les exemples les plus beaux et les plus virtuoses
de « description exclusive » appartiennent au genre de
la nature morte flamande et hollandaise du XvII' siècle.
C'est le cas de l'Anversois Cornelius Norbertus Gijs-
brechts qui nous a laissé plusieurs brillants trompe-l'oeil,
exercices constitués d'objets apparemment hétéroclites
mais réunis le plus souvent selon le principe du 1Mlnder-
kammer, tous très minutieusement décrits et caractéri-
sés par une « signature » cachée: son autoportrait peint
sur un petit médaillon accroché (le plus remarquable, IlUIl
parmi tous ceux qui sont conservés au Statens Museum
for Kunst de Copenhague, date de 1670 environ). Mais
ces médaillons font souvent « rime» avec d'autres
objets - lettres, ustensiles personnels, dessins attribués
à l'artiste... - qui viennent souligner la signature. Un
petit maître hollandais originaire de Haarlem a travaillé
dans le même esprit que le peintre d'Anvers. Il s'agit
d'Adriaen Valck: on découvre dans sa Vanité, construite Ill. 112

comme une vue intérieure d'atelier (vers 1660), un

autoportrait légèrement déformé par la position de la

347
348

-
 feuille sur laquelle il est dessiné, en équilibre instable au
tout premier plan du tableau. Ici aussi, nous sommes en
présence de la technique qui consiste à combiner des
détails pour constituer l'identité de l'artiste: non seule-
ment le nom du peintre y figure, bien en évidence sur le
grand cahier ouvert (il est même inscrit sur les deux
314 pages) mais on y distingue aussi, même s'il est moins
PÎeter Claesz visible du fait de la perspective, l'un de ses carnets à
Vanité, nature morte. dessin. Les artistes contemporains n'ont pas totalement
vers 1634
oublié la technique de la signature sous forme de
Huile sur bOÎs, 54 x 71,4 cm
Los Angeles, The J. Paul Geny
médaillon: elle apparaît chez Jasper Johns, dans le
Museum badge en plastique qu'il a collé sur un montage pop de
1964, Souvenir. Ill. 316
Mais revenons aux spécialistes hollandais de la
nature morte, dont les jeux sont autrement raffinés et
subtils. Deux exemples illustrent à merveille la pratique
de l'autoportrait caché dans une scène de genre. Le pre-
mier est un tableau de Pieter Claesz. Cet artiste, très
apprécié pour ses natures mortes sur le thème de la table
dressée, avait l'habitude d'introduire dans ses composi-
tions des objets réfléchissants (verres et bouteilles en
verre, carafes, sphères métalliques, etc.) et d'inclure ainsi
dans la scène le reste de la pièce qui contient la table, en
travaillant à la fois sur les distorsions de la perspective et
sur les jeux de lumière. Dans le tableau de 1634, Claesz Ill. 314
est allé plus loin: il a construit la perspective des objets
reflétés dans la sphère métallique selon les canons les
plus avant-gardistes en matière d'optique, et s'est plaCé
lui-même, à l'intérieur de cet espace élargi, en train de
peindre à son chevalet. On retrouve ce même schéma
chez l'un de ses collègues, hollandais lui aussi mais né à
Londres: Simon Luttichuys. Dans son Allégorie de la Ill. 315
Vanité (1646), Luttichuys commence par « tromper» le
spectateur avec le schéma que nous avons vu chez Valck
et chez Gijsbrechts: il insère une palette et quelques
esquisses pour suggérer que ce coin d'atelier est celui de
l'auteur, ainsi qu'une petite gravure représentant un
visage pour donner à penser qu'il pourrait s'agir de
l'autoportrait de l'artiste. En fait, c'est le portrait de
Van Dyck, que Luttichuys, à l'évidence, a convoqué
pour dire son attachement au maître ou souligner son
propre objectif: le renom. Cela dit, il y a bel et bien un
autoportrait. Il se trouve dans la sphère métallique,
suspendue au-dessus de la table, qui reflète le reste de
la pièce: c'est donc là que l'on voit ['artiste au travail.
Luttichuys est parfaitement conscient de la virtuosité

349
 315

Simon Luttichuys
Allégorie de la Vanite. 1646
Huile sur bois, 46 x 47 cm
Pittsburgh, The collection
of Teresa Heinz and the late
senator John Heinz

350
316

Jasper Johns
Souvenir, 1964
Encaustique sur toile
et objets, 73 x 53,3 cm
Collection de l'artiste

351
 technique dont il a fait montre. N'a-t-il pas ponctué le
tableau situé à notre gauche d'une minuscule mais très
érudite marque de son talent? Le petit insecte est bien
sûr le symbole de la vanitas mais aussi une évocation de
la légende de la musca depicta - autrement dit, de la
façon dont Apelle a remporté, selon Pline l'Ancien, le
titre de meilleur peintre dans la compétition qui l'opposa
à Parrhasios : Apelle aurait très fidèlement copié la nature
morte aux fruits de Parrhasios, mais y aurait ajouté une
mouche, peinte avec tant de naturel que Parrhasios crut
bon devoir la chasser d'un revers de la main et fut
contraint d'admettre la supériorité de son rival"".
LE REFUS DE LA POSE, LE REFUS
• DE L'AUTOPORTRAIT
Restons dans le XVII' siècle hollandais avec l'une des
ILL 317 œuvres les plus connues de l'histoire de l'art: Le Peintre
dans son atelier de Jan Vermeer, exécuté selon toute
probabilité vers 1665-1666. En apparence, la scène ne
diffère guère des nombreuses vues d'intérieur que l'on
peignait à l'époque. Elle illustre l'activité d'un artiste
dans son atelier, un genre de composition auquel Rem-
brandt s'était aussi essayé. Un élément, cependant, est
inhabituel: le peintre, ici, nous tourne le dos. Le tableau
voudrait donc passer pour un tableau de genre. Mais
plusieurs détails nous invitent à penser exactement le
contraire. La femme qui pose en muse couronnée de
laurier ressemble aux autres jeunes femmes à la fenêtre
que Vermeer a représentées à maintes reprises et dont il
a fait l'un de ses thèmes favoris. Sur le mur du fond, une
gigantesque carte géographique des Pays-Bas proclame
sa nationalité. Sur les bords de la carte figurent des vues
urbaines parmi lesquelles se trouve, selon toute vrai-
semblance, un paysage de Delft, sa ville natale. Sur le
tableau de chevalet, qui est en cours d'élaboration, on
distingue les contours de Clio, la muse de l'Histoire
(l'iconographie dérive directement de Cesare Ripa ll7).
L'allégorie est donc claire: l'artiste n'est pas reconnais-
sable - ou n'est pas reconnu? - mais on peut l'identi-
fier, et surtout on peut comprendre que son dessein est
de rester dans l'Histoire, comme la plus grande gloire
de sa ville et de son pays.
Le geste de Vermeer peut être interprété de diffé-
rentes façons: comme un acte de modestie, comme un
352
rejet du schéma rhétorique ou encore comme une « hon-
nête dissimulation }}IlS d'une ambition mal masquée. Il
n'en reste pas moins qu'il a inspiré, dans ses diverses
connotations, de nombreux artistes contemporains, en
raison de la nature profondément philosophique du
thème traité: on y a vu, à juste titre, une manière de par-
1er, avec les moyens de l'art, de sa signification abstraite
- un exercice que l'on tient ordinairement pour impos- Jan Vermeer
sible puisque la fonction métalinguistique Cutiliser le Le Peintre dans son atelier,
vers 1665-1666
langage pour parler d'un langage) serait l'apanage, sup-
Huile sur toile.
pose-t-on, du seul langage verbal""
96,5 x 115,7cm
Au fond, l'une des façons d'exécuter visuellement Vienne.
le motif que nous avons analysé consiste à traduire en Kunsthistorisches Museum
images la figure rhétorique de la prétérition (figure par
laquelle on nie une présence en l'affirmant). Arnold
Schonberg - on le sait peu mais le compositeur fut éga-
Iement peintre à ses heures et s'est souvent exercé à la
photographie - nous en offre un savoureux exemple.
Schonberg nous a laissé une série assez importante
d'autoportraits à l'aquarelle, qui ne diffèrent les uns des
autres que par quelques variantes chromatiques. On lui
doit aussi, à coté de ces visages vus de face et colorés,
une belle esquisse de 1911, qui nous le montre de dos Il1.3l9
marchant dans la rue: elle pourrait avoir été tirée d'une
photographie prise par le compositeur lui-même, à
l'ombre de son propre corps, et citée par Ernst Gombrich
comme illustration de sa théorie sur l'ombre portéel'O
On trouve chez Constantin Brancusi un geste d'efface-
ment très explicite, dans l'un de ses autoportraits photo- III 318
graphiques réalisés à l'aide d'un retardateur: il tend la
main vers l'objectif pour empêcher que son visage ne
soit « pris» Cà l'instar des vedettes qui font obstacle à
l'activité des paparazzi). La solution de l'Italien Giulio
Paolini est intéressante: dans son Delfo, réalisé en 1965,
le châssis d'une fenêtre laisse entrevoir la figure géné-
rique de l'artiste mais recouvre les traits fondamentaux
de sa physionomie. Celle imaginée par Giosetta Fioroni
dans son Autoportrait à l'âge de sept ans (1969) est plus
subtile encore: non seulement l'enfant est cadrée de dos
mais la technique utilisée tend à instaurer une forte
opacité qui renvoie à l'imprécision de la mémoire.
Une autre manière résolument contemporaine de
se portraiturer en gommant l'aspect figuratif mais en
maintenant l'aspect représentatif consiste à remplacer
l'image du tableau par celle de la signature. Il s'agit, là
encore, d'une solution fortement théorique. Il faut bien
 <4318

Constantin Brancusi
Autoportrait caché
d'une main, vers 1920
tpreuve aux sels d' argent,
23.8 x 17.8 cm
Paris, Musêe national d'art
moderne, Centre Pompidou

319

Arnold Schonberg
Autoportrait, 1911
Huile sur carton, 48 x 45 cm
Los Angeles, Lawrence
Schonberg Collection

354 5
 admettre que, sur une œuvre d'art, la signature - si intime
par nature - perd beaucoup de ses traits constitutifs. La
signature naît d'une nécessité (l'authentification de
documents) et dérive du constat que l'écriture cursive,
par sa rapidité d'exécution, identifie une seule et unique
main. Or cette vitesse ne saurait être maintenue, ni en
<11320 peinture ni en sculpture, puisque la temporalité de la
Michelangelo production artistique est nécessairement plus lente. Il
Pistoletto s'ensuit que, chaque fois que nous voyons une signature,
L'Art de la désolation·
celle-ci est en réalité le portrait d'une signature, c'est-à-
quatrième génération, 1985
Toile, peinture acrylique dire un autoportrait (sinon, nous serions en présence
et émail d'un faux). Et les quelques artistes qui ont expérimenté
Collection de l'artiste ce jeu de substitution de l'autoportrait par la signature
ont donné précisément ce sens à l'opération. On le véri-
fie avec l'Autoportrait-signature de 1964, une œuvre tar-
dive de Marcel Duchamp, où le paraphe de Duchamp
s'inscrit sur la toile dans un rouge vif. Il est suivi, deux
ans plus tard, par un dessin de Lucio Fontana (1966) Ill.311
dans lequel l'auteur dessine même le cadre qui entoure
son Je suis Fontana. En 1985, Michelangelo Pistoletto
- l'un des représentants majeurs de l'Arte Povera - a
conçu son portrait comme une simple phrase gravée sur III 320
une porte en bois: «Art de la désolationlMicheiangelo
Pistoletto/quatrième génération.» Ces mots constituent
une citation empruntée à Marcel Duchamp - soit d'un
travail de 1927 (une porte ouverte dans un couloir), soit
de la dernière de ses œuvres, reconstruite aprés sa mort,
en 1969 (Étant donné) - mais aussi, dans le même temps,
l'indication de Pistoletto lui-même à travers l'écriture.
La négation totale de l'autoportrait peut même débou-
cher sur la négation de l'existence: c'est ce qu'a accom-
pli Emilio Isgrb avec son Je déclare ne pas être Emilio
Isgrb de 1971. Cette installation comporte sept pan-
neaux verticaux sur lesquels figurent des inscriptions
suivies d'une signature chaque fois différente. I.:inscrip-
tion centrale postule: «Aujourd'hui, 6 février 1971, je
déclare ne pas être Emilio Isgrb.» Les autres inscrip-
tions, qui sont les témoignages de ses parents, de sa
femme, de ses frères et sœur, précisent respectivement :
«Je n'ai jamais eu de fils du nom d'Emilio»
(Giuseppe Isgrà).
<11321
{{ Ce n'est pas mon fils. Mon fils avait une cica-
Lucio Fontana trice sur la cuisse» (Elisabetta Isgrà).
fo sono Fontana, 1966
« Mon mari et moi, nous vivons séparés depuis de
Eau·forte, 19,7 x 15,8 cm
Locarno, collection longues années. Il me serait difficile de le reconnaître »
Raimondo Rezzonico (Brigitte Isgrb Kopp).

L
 «ça ne peut pas être lui. Mon frère n'a jamais
portê la barbe» (Bruno Isgrb).
« Mon frère est parti il y a tellement longtemps,
et il était bien plus jeune» (Mariana Isgrb).
« Aujourd'hui, il aurait trente-deux ans, trois
mois et quinze jours» (Aldo Isgrb).
La formulation est celle de la déclaration sous ser-
ment, mais chaque expression est paradoxale et vient
confirmer l'absurdité de l'assertion générale. Il n'en reste
pas moins que cette séquence de signatures forme un por-
trait de famille complet, alors même que cette « famille»
nie totalement l'existence de son élément central.

TRANSfORMATIONS: TRADUCTIONS
OU TRAHISONS?

Il nous faut retourner dans le passé pour évoquer le cas

d'un artiste lombard de la seconde moitié du XVI' siècle
qui a connu de son vivant un grand succès - surtout à
l'époque où il travailla au service de l'empereur
Rodolphe II - et qui représente l'expression ultime du
maniérisme. Il s'agit de Giuseppe Arcimboldo, célèbre
pour ses juxtapositions d'objets recomposant des figures
humaines. Une partie de la critique a voulu voir dans
deux de ses tableaux de possibles autoportraits. Il s'agit tient qu'à lui. Nous pouvons donc légitimement soute- 322

R J2J, 322 du Bibliothécaire, de 1566, et du Jardinier, de 1590, qui
est un tableau réversible puisque, d'un côté on y voit
une nature morte de fruits et légumes, de l'autre le
visage d'une personne. Évidemment, il est très difficile
d'affirmer avec certitude l'authenticité du sujet, étant
donné la nature fortement abstraite de ses compositions.
Il est vrai que le peintre milanais s'est déjà essayé à l'art
du portrait: il a peint celui de l'empereur sous les traits
de Vertumne. Il est également vrai qu'il a exercé pour lui
les fonctions de bibliothécaire et de conservateur des
curiosités de son cabinet personnel. Il est tout aussi vrai,
enfin, que l'artiste portait la barbe et les moustaches,
comme les têtes des deux tableaux en question (que l'on
peut rapprocher de son seul autoportrait sûr: un dessin
conservé à la Nàrodni Galerie de Prague). Si nous
tenons pour bonne cette identification, nous pouvons
faire valoir qu'il s'agit là d'une opération intéressante.
Arcimboldo, qui a créé un style personnel et tout à fait
reconnaissable, transpose l'image d'un code figuratif
communément accepté dans un autre code qui n'appar-
nir qu'il accomplit là une sorte de « traduction» d'une Giuseppe
langue visuelle dans une autre. Or, lorsque nous nous Arcimboldo
Le Jardinier, 1590
trouvons en présence d'une traduction, nous constatons Huile sur bois. 35 x 24 cm
tantôt que le contenu reste « presque» identique 12l , Crémone. Museo (ivieo
même si la forme des deux langues est différente, tantôt
qu'il accuse une différence certaine, d'autant plus grande
que les deux langues seront éloignées l'une de l'autre. e
dit-on pas d'ailleurs, en jouant sur l'étymologie du mot,
que toute traduction est aussi une trahison"'? La tra-
duction entre deux codes figuratifs aboutit à des diffé-
rences encore plus accentuées, puisque ces codes ne
sont pas universellement partagés. Et l'écart se fait plus
grand lorsque le code d'arrivée est un idiolecte, c'est-à-
dire un code appartenant à un seul individu ou à un
groupe restreint. Dans le cas qui nous occupe, nous par-
venons aisément à reconnaître le motif du portrait chez
Arcimboldo, mais il nous est nettement plus difficile de
reconnaître sa physionomie proprement dite.
Opérons maintenant un saut de quelques siècles
en avant pour retrouver l'art contemporain. Habitué à

357

exalter l'originalité expressive des artistes en particulier
ou des courants artistiques, l'art contemporain n'a
cesse de produire des « traductions », surtout lorsqu'il
reste, au moins partiellement, figuratif. Tout au long du
xx' siècle s'est constituée avec bonheur une véritable
galerie d'autoportraits qui nous offre un éventail extra-
ordinaire de traductions/trahisons et nous enseigne, par
la même occasion, les règles de transformation tant
dans les styles personnels que dans les différents mou-
vements. Nous pourrions, bien sûr, en dresser une liste
infinie mais nous nous limiterons seulement aux
exemples les plus frappants.
Commençons par Pablo Picasso. Cet artiste, qui
nous a laissé de nombreux autoportraits dont certains
sont traditionnellement figuratifs, a tenu dans plusieurs
358
1323
Giuseppe
Arcimboldo
Le Bibliothécaire, 1566
Huile sur toile, 97 x 71 cm
Sko. collection du baron
R. Essen
324 ..
Pablo Picasso
Autoportrait 1972
Crayon gras sur papier,
65.7 x 50.5 cm
Tokyo, collection privêe
cas à transformer son effigie selon les canons de son
propre «idiome ». L'Autoportrait de 1972 est l'une des Ill.J14
dernières œuvres du maître. D'aucuns veulent y voir le
signe de la vieillesse et la préfiguration de la mort,
comme si un cràne s'était superposé au visage de l'artiste.
Toutefois, ce qui nous importe ici le plus, c'est que les
traits physionomiques de l'auteur ne sont guère recon-
naissables, tandis que le style « cubiste» de l'ouvrage,
lui, est éminemment reconnaissable. En d'autres termes,
alors qu'il est difficile d'affirmer «voici Picasso », il est
tout à fait légitime, au contraire. d'affirmer « voici un
Picasso ». En somme, c'est l'autoportrait de l'artiste qui
est l'œuvre en soi, et non plus la ressemblance référen-
tielle à une réalité extérieure. Ce mécanisme de trans-
formation se répète ponctuellement dans toutes les
 ... 325

Marc Chagall
Autoportrait en vert, 1914
Huile sur carton marouflé
sur toile, 50,7 x 38 cm
Paris, Musée national d'art
moderne, Centre Pompidou

'4111326

Gino Severini
Autoportrait Mon rythme
(réplique de l'autoportrait
de 1912),1960
Huile sur toile, 55 x 46,3 cm
Paris, Musée national d'art
moderne, Centre Pompidou

327 ..

Mario Sironi
Autoportrait, 1913
Huile sur toile, 51,5 x 49 cm
Milan, Padiglione di Arte
Contemporanea

Andy Warhol
Camouflage Self-Portrait, 1986
Polymère et sérigraphie sur toile,
203,2 x 193 cm
New York, The Andy Warhol
Foundation
362 ') U E L J
 avant-gardes ou, pour être plus prêcis, chez tous les
reprèsentants qui ont été capables d'inventer un langage
autonome. On le vérifie avec l'Autoportrait en vert de Ill. m
Marc Chagall, de 1914, où l'intention stylistique est très
évidente, surtout si on le compare aux autoportraits
précédents qui sont encore liés à des études acadé-
miques et à un rendu réaliste traditionnel. On le vérifie
aussi avec Gino Severini qui opêre, dans son Autoportrait Ill. 316
Mon rythme de 1912, une évidente traduction en style
futuriste, rehaussée des couleurs particulières de sa
palette personnelle: le gris et le bleu. Cela vaut également
pour Mario Sironi: son Autoportrait de 1913, exécuté IlU17
durant la brève période où il avait adhéré au mouve-
ment, se caractérise par des tonalités de brun, un choix
chromatique qui deviendra bientôt un trait distinctif de
son auteur. L'autoportrait d'Andy Warhol de 1986 IlU18
(Camouflage Self-Portrait) montre exactement la même
transformation stylistique, tant par les techniques utili-
sées (photographie traitée, multiple en Sérigraphie) que
par les couleurs: les couleurs fondamentales de la
gamme, typiques de l'auteur et plus généralement du
courant auquel il se rattache, le Pop Art.

LA PARTIE POUR LE TOUT, LE TOUT

POUR LA PARTIE

Il existe une autre façon d'éviter ou de nier l'auto-

portrait: elle consiste à recourir à la figure rhétorique de
la synecdoque généralisante (on prend la partie pour
évoquer le tout qui l'inclut) ou particularisante (on
prend le tout pour n'évoquer qu'un seul élément qui en
fait partie). Ici aussi, il faut chercher l'origine de cette
pratique dans la tradition classique. Le premier artiste
qui a exécuté son autoportrait en ne montrant qu'une
partie de son corps est peut-être Michel-Ange. Sur les
fresques de la chapelle Sixtine, l'artiste a représenté à
quatre reprises une main avec la paume ouverte, tour- Ill. 319
née vers le spectateur (ce sont les mains des figures de
Dieu, de Jérémie, d'Ézéchiel et du Christ dans le Juge-
ment dernier). Il s'agit toujours de la même main, recon-
329
naissable à ses lignes, à sa forme, à ses reliefs et même à
Michel-Ange
ses rides. Ce qui, au fond, n'a rien d'anormal en soi: le
Le Jugement Dernier,
1536-1541
modèle le plus immédiatement disponible pour la
Détail. Fresque représentation d'un détail anatomique est bien le corps
Rome, chapelle Sixtine même du peintre. Cependant, il y a un indice qui nous

364 C' eS TAC t:-J

invite à Yvoir un acte intentionnel. Si l'on s'en tient aux
lois de la perspective, en effet, la position naturelle
d'une main est celle avec le dos tourné vers le specta-
teur. Montrer la paume de sa main dénote donc une
volonté délibérée de faire sens. Par ailleurs, la cartogra-
phie de la main de Michel-Ange exprime parfaitement
le caractère saturnien de son propriétaire et suit à la
lettre les observations d'un traité pseudo-aristotélicien
de chiromancie publié à Bologne dans les années où
Michel-Ange préparait, en cette même ville, le monu-
ment pour le pape Jules 11. On sait que Michel-Ange, à
l'instar de nombreux humanistes de l'êpoque, êtait fas-
ciné par l'ésotérisme d'origine classique (en témoigne le
procès qui lui fut intenté à Rome lorsqu'il était au service
du cardinal Riario, autre humaniste en odeur d'hérésie 330
néoplatonicienne). On sait enfin qu'il a laissé parmi ses Théodore Géricault
Lettres un commentaire sur lui-même dans lequel il se Main gauche de "artiste
Paris. musée du Louvre
compare au prophète Benjamin dont le nom signifie, en
hébreu, «la main de Dieu ,,123.
Certes, l'interprétation est hardie mais elle n'est
peut-être pas si déraisonnable. D'autant que nous
retrouvons le motif du portrait de la main comme sub-
stitut de l'autoportrait dans plusieurs œuvres des XIX' et
XX' siècles. La plus célèbre est bien sûr le dessin de
Théodore Géricault conservé au Louvre, où la main Ill. JJO
gauche de l'artiste « pose" avec une belle évidence au
milieu de la feuille. À l'époque contemporaine, on a pré-
féré donner à ce motif la signification de l'empreinte.
365
 331

Robert
Rauschenberg
Booster, 1967
Litographie et sérigraphie
sur papier, 354,2 x 72 cm
New York, Museum
of Modern Art

"
•

+;:+----J),.ifj. ;
... .,
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.... ":

332

Daniel Spoerri
Self-Portrait, 1977
Lithographie sur papier,
89 x 59,6 cm
Londres, Tate Gallery

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... .......
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333

Maurits Escher
Œil,1947
Lithographie. 141 x 198 cm
Baarn, Escher Museum

.... 334

Lucian Freud
La Chambre de l'artiste. 1944
Huile sur toile. 62.2 x 76,2 cm
Collection privée
 L'autoportrait d'Emmanuel Rudnitsky, alias Man Ray,
nous en offre un parfait exemple. Réalisée en 1916 à
partir de divers matériaux, des cordes de violon et
d'une toile blanche où figure l'empreinte de la main
gauche de l'auteur, cette composition fut détruite puis
reconstituée en 1970 avec l'aide de Man Ray lui-même.
[ll3l6 Le sculpteur Henry Moore nous a laissé vers 1974 un
dessin de mains qui n'est pas sans rappeler celui de
Géricault. Quant à Giulio Paolini, il a conçu un moulage
de sa main droite (Protée III) qui évoquerait, pour un 335
peu, la tradition des vedettes hollywoodiennes. Si la Vincent Van Gogh
main représente, manifestement, la partie du corps la La Chambre de Van Gogh
plus « créative » de l'artiste, l'oeil n'est pas en reste. a Ar/es. 1889
Huile sur toile, 57,5 x 74 cm
Maurits Escher, par exemple, a imaginé plusieurs por- Paris, musée d'Orsay
traits de son oeil. Dans celui de 1947, on découvre
même à l'intérieur de la pupille - en dehors de l'habi-
tuel jeu de réflexion - un crâne qui fait de l'auto-
portrait une vanité.
369
 Il peut y avoir d'autres substituts du corps.
Robert Rauschenberg, lui, a pris le parti d'y entrer: il
nous offre ainsi sa radiographie (Booster, 1987). Un IlLl31
autre artiste pop, Jim Dine, a choisi de donner à voir sa
propre robe de chambre dans une lithographie (pace
Self, 1976) qui est une probable citation d'une œuvre
de Joseph Beuys (Suit, 1970) autour d'un imperméable
posé sur un siège, même si celle-ci n'était pas - ouver-
tement du moins - un autoportrait. Enfin, Daniel IlLl32
Spoerri, représentant du groupe Fluxus, a pris au pied
de la lettre la signification de l'autoportrait comme
expression de l'identité personnelle: il l'a carrément
remplacé par un montage des pages de son passeport
qui constitue, il est vrai, une « carte d'identité ».
Le motif de la chambre de l'artiste en l'absence
de son propriétaire relève de la synecdoque particula-
risante. Il a pour archétype une œuvre de Vincent
Van Gogh, la fameuse Chambre de Van Gogh à Arles de Ill. 335
1889, dont il existe deux dessins préparatoires et deux
copies datées de 1889. Ce modèle a été cité mais aussi
répété à de fort nombreuses reprises. On le vérifie, en
particulier, avec deux tableaux de belle facture: l'un de
Max Ernst (La Chambre de Max Ernst, cela vaut la peine
d'y passer une nuit, 1920) et l'autre de Lucian Freud
(La Chambre de l'artiste, 1944). Ill.134

L'IDIOLECTE COMME IMAGE

DE L'ARTISTE

Il nous reste à analyser une dernière catégorie, typique

des avant-gardes du xx' siècle, qui correspond à une
autre façon d'appréhender la manifestation de soi. Pour
cela, il nous faut revenir sur un concept linguistique
auquel nous avons rapidement fait allusion, celui de
l'idiolecte (ou du « sociolecte » lorsqu'il est propre à un
groupe et non à un individu). Pour bien comprendre
cette notion, il faut distinguer entre le système linguis-
336
tique (l'ensemble des normes générales qui règlent un
Henry Moore
Les Mains de l'artiste, idiome) et l'usage linguistique (la manière de manifes-
vers 1974 ter concrètement cet idiome). L'usage de la langue ne se
337"
Dessin, 25,4 x 17,6 cm limite pas à l'application des normes générales: il permet
Much Hadham, The Henry Alberto Savinio
aussi de créer des codes « locaux », autrement dit des
Moore Foundatîon Autoportrait, 1936
Tempera sur toile, 70 x 50 cm
moyens de s'exprimer qui sont typiques d'un individu
Turin, Civica Galleria d'Arte (<< idiolecte ») ou d'une communauté (<< sociolecte »124).
Maderna Un locuteur ou un groupe de locuteurs qui construit un

370 E LE u
04338

Joan Miro
Autoportrait, 1937·1940
Huile et crayon sur toile,
146,5 x 97 cm
Barcelone, Fundaci6 Mir6

339
Kazimir Malevitch
Autoportrait, 1915
Huile sur toile, 80 x 62 cm
Amsterdam, Stelelijk Museum
•

f. A,
 code de ce type est immédiatement reconnaissable: sa
pratique linguistique est aussi sa carte d'identité. Le
......
......:.:........
•••• •••••••• • .: . '..
•

:.:.:.:.::
1:.:••••·.:.:..' ..
phénomène du sociolecte se produit au sein des organi-
sations professionnelles, des bandes, des sociétés
:::::::::::::::: .:.:.
::::::::::::::::
1 •••••••• '.' :.:.:

.. '.
secrètes, etc. L'idiolecte, lui, est l'apanage des écrivains, 1.:.:.: :
1• • • • • • • • • • • • •
. '.
des hommes publics, des acteurs (comiques notam- •••••••••••••••
t·:·:·:··:·:·:·:· ·· ..
..
ment) et des artistes bien sûr, qui manifestent par là ·,, ..
..
..
leur différence et leur créativité.
Les artistes contemporains, surtout lorsqu'ils pra-
' :
••••••••••••••••.
t·:·.:.:·:·:·::::
• . .
·, .....:
tiquent un style peu ou pas du tout figuratif, tendent à
-:.::.:.:.:.: .... ··· ..
..
..........
substituer à leur image physionomique la présentation
\:::::::::::::::: ..
de leurs propres oeuvres. Cette substitution s'effectue
.:.:.:.: :.:.:.:.
""" .
..
par le biais des titres qui servent de point d'ancrage thé-
.:-.",
.",
...
:.:.::::.:.:::::
:••.........
::::::::::::::::
: -: .
ILL 1J7 matique à l'idée d'autoportrait. Ainsi, l'Autoportrait
..",
",
.", ::::.:.::::.:.: .
;.:.::::.:.:.:.:
d'Alberto Savinio, exécuté en 1936, reprend le langage
de la métaphysique et des surréalistes français en trans-
...",",",
..",
",
..
': :.:.:.:.: ....
1 •••••••••••

1• • • • • • • • • • • • • • •
: -: .
formant le protagoniste en figure de chat. Joan Miro se .",
..", :.:..••••......
.",
ILL 338 contente, lui, de dessiner un profil d'enfant 0937- ",
..",", .....
:.:.:.:
••••••••••••••••
:.:.:.:.,
1940), mais il le fait avec sa marque de fabrique habi-
tuelle, le trait noir, et en insérant des taches de couleurs
..",.",",
.",
.:.:..:.:.:.:.:.: .'
;:::::::::::::::::
...........
1:••••••••·.:.:..·
primaires à l'intérieur des lignes du fond. Deux peintres .", I.!.!_:!:,.::.:.:::
abstraits - Kazimir Malevitch et Sonia Delaunay - ont
une approche plus évidente encore. Le premier élabore,
ILl. JJ9 dans son Autoportrait de 1915, la silhouette d'une figure
humaine et la transforme en composition abstraite. La
1l1.340 seconde met en oeuvre, dans un travail plus tardif
(971), le motif des grosses lignes de couleurs concen-
triques - un motif souvent sériel et déjà compris, par
ailleurs, comme une expression de soi (on le vérifie
avec la série Avec moi-même) - mais elle insère, à l'inté-
rieur d'un espace central blanc, une image anthropo-
morphe, non reconnaissable évidemment. Emilio
Vedova, de son côté, conçoit en 1956 un autre exemple
d'abstraction « soumise» au thème de l'autoportrait, en
produisant un autoportrait familial (on discerne deux
figures sur le panneau vertical) mais en l'interprétant à
sa mani.ère, une manière caractéristique qui consiste à
étendre sur le support de gros empàtements noirs sans
341
contrastes chromatiques. ous conclurons par trois
exemples plus récents, qui prouvent assez la continuité Roy Lichtenstein
Autoportrait, 1978
du procédé. Le premier est de Roy Lichtenstein: son
Huile et magna sur toile,
1l1.341 Autoportrait de 1978 nous montre une figure humaine <4340
177.8x 137.1 cm
abstraite et générique, rendue identifiable par la repro- Sonia Delaunay, Collection privée
1971
duction de la trame des bandes dessinées, typique de sa Lithographie, 65,9 x 22,6 cm
peinture. Le second exemple est signé Jean-Michel Bas- Paris, Musée national d'art
quiat, un artiste américain qui est devenu un véritable moderne, Centre Pompidou

375
 mythe aux yeux des jeunes générations pour avoir su
interpréter les nouvelles tendances esthétiques du graf-
fiti et de la peinture de rue. Dans Self-Portrait as a Heel
- Part Two, de 1982, il apparaît sous la forme d'une
figure constituée d'une tache sombre, doublée d'une
sorte de masque africain et censée suggérer le heel (le
« voyou», la « canaille») mentionné dans le titre. Le
même motif se répète dans les autres œuvres qui compo-
sent le triptyque, Part One et Part Three, conçues comme
s'il s'agissait d'un projet pour un grand décor mural.
!.:installation d'Alighiero Boetti, maître de l'Arte Pavera,
est bien plus « événementielle», au sens où elle est
376
vouée à disparaître à la fin d'une exposition ou à être
reconstruite si nécessaire. Son Moi prenant le soleil à Ill. 342
Turin le 19 janvier 1969 (1969) ne représente, au fond,
qu'une figure humaine tout à fait abstraite, confection-
née à partir de pavés extraits d'une chaussée mais le
titre, qui manifeste la subjectivité de l'auteur, nous ren-
voie au thème de l'autoportrait. Cene composition de
cailloux de rue fait probablement allusion aux révoltes
estudiantines de ces années-là, et la figure allongée
évoque celle d'un homme gisant sur le sol après un
incident. Ce qui pourrait être, là aussi, une allusion de
caractère autobiographique.

"'342
Alighiero Boetti
Moi prenant le soleil à Turin
le 19janvier 1969,1969
Ciment et papillons,
environ 175 cm
Turin, Galleria Franz Paludit
REPRÉSENTATION ET REPRÉSENTANCE
On ne saurait conclure sans revenir sur la différence
que nous avons évoquée, dès les premiers chapitres de
cet essai, entre la « représentation » et la « représen-
tance » d'un individu. La représentation correspond à la
dimension figurative, iconique de l'art: l'image renvoie
à - ou imite - son référent. La représentance désigne
plutôt l'aspect symbolique de la représentation: «être à
la place du », « tenir lieu de » référent. Qu'est-ce que cela
signifie, concrètement, sur le plan de l'autoportrait? En
premier lieu, que les autoportraits dans l'art contempo-
rain sont bien plus des œuvres en représentance de leur
auteur que des images « substituées » : autrement dit, ce
sont surtout des figures rhétoriques qui renvoient à la
personnalité générale d'un artiste, ce dernier étant irre-
présentable en tant que personnalité individuelle. En
second lieu, que les autoportraits, dans l'art contempo-
rain, sont rarement - à l'évidence - des portraits propre-
ment dits: ce sont surtout des signes représentatifs de
l'œuvre, du style, de l'idée, du sentiment ou des théories
de leur auteur. Lequel, à son tour, s'y reflète ou s'y mire,
non pas parce qu'il y aurait dans l'œuvre une surface
réfléchissante, mais parce que l'objet en représentance
de l'artiste manifeste automatiquement l'identité de
l'artiste lui-même. Ainsi, et c'est là le comble du para-
doxe, même lorsque nous nous trouvons en face de véri-
tables portraits, il s'agit d'autoportraits non «portraits ».
Mais la représentance inhérente à ce choix diffère
d'un cas à l'autre. Tentons d'en établir une rapide typologie.
1) Les artistes sont identifiés par une œuvre qui
représente, globalement, leur poétique. C'est le cas,
dans notre échantillon, de la plupart des dadaïstes, des
surréalistes et des représentants du Pop Art. Boeni
constitue, au sein de cette catégorie, une variante: il fait
le choix d'une œuvre actuelle, en établissant un rapport
de simultanéité entre l'autoportrait (<< je-ici-mainte-
nant ») et l'exposition de l'autoportrait. Fioroni effectue
l'opération exactement inverse: elle photographie un
« alors » et en raconte le souvenir.
2) Les artistes ironisent sur le terme même d'auto-
portrait mais exposent, ce faisant, l'ironie comme auto-
portrait. Ainsi Schônberg souligne-t-ill'absence de sa
propre figure au moyen d'un titre qui, dans le même
temps, affirme l'existence d'un autoportrait, ou encore
celui d'Isgrb qui déclare ne pas être Isgrb.
3) Les artistes cherchent à exprimer un aspect
théorique de l'autoportrait - le principe de la réflexion
spéculaire, par exemple: Escher se reproduit concep-
tuellement dans un miroir tout en isolant de lui-même
un petit détail rapproché, et Sironi fait allusion au thème
le plus traditionnel du genre - l'autoportrait spéculaire
de face - mais le décompose d'une manière exactement
contraire à l'image, aplatie, que produit le miroir.
4) Les artistes choisissent d'explorer jusque dans
ses derniers retranchements le thème de la représen-
tance. C'est le cas de Spoerri, qui s'amuse à substituer
l'expression de son identité par sa carte d'identité.
5) Les artistes traduisent l'image figurative du
portrait en une image qui n'est pas un portrait; c'est ce
que font les artistes qui appartiennent à des tendances
non figuratives (ni pourtant tout à fait abstraites) et qui
conçoivent leur effigie comme un jeu de traduction
entre systèmes visuels; c'est aussi ce que font ceux qui,
comme Ernst et Freud dans le sillage de Van Gogh,
représentent leur image à travers d'autres objets figura-
tifs leur appartenant.
6) Les artistes cherchent à donner de manière
subjective une représentation du temps qui passe; c'est
le cas de ceux qui tentent de restituer l'instantané de
leur écriture.
On pourrait, bien sûr, inventorier d'autres types.
On pourrait également et surtout passer de la typologie
à l'analyse de chacune des œuvres, en essayant de voir
comment la typologie se manifeste en chacune d'elles et
comment elle est aussitôt dépassée, comment elle existe
indépendamment des autres et se mêle ensuite à toutes
les autres. Mais ceci n'est peut-être pas du ressort du
critique. C'est plutôt le métier de l'artiste: c'est à lui
qu'il incombe de manifester sa propre singularité par
rapport à une tendance, une règle ou un langage. C'est
un jeu qui revient également au spectateur: il peut à loi-
sir mesurer la part de «soi », la part d'autobiographie et
la part de réflexion abstraite qui sont exprimées dans
chacun de ces autoportraits. Peut-être nous appartient-il
toutefois de noter une dernière chose: l'éventail que
nous avons dressé de tous ces types particuliers ne
constitue pas une simple galerie d'hommes illustres de
l'art contemporain, vus à travers leurs autoportraits
- cet éventail a valeur de traité. Un traité sur le langage
et les poétiques des dernières tendances de l'art. Un
traité sur la représentation de la représentance ...
377

<if 343
Jean-Baptiste Siméon
Chardin
Autoportrait dit à l'abat·jour
ou L'Homme à la visière, 1775
Pastel sur papier, 46,1 x 38 cm
Paris. musée du lOLNre.
cabinet des Dessins
Conclusion
Nous voici parvenus au terme de notre long voyage à
travers quatre mille ans d'autoportraits. Nous avons
ainsi découvert l'identité (générique ou physiognomo-
nique) de centaines d'artistes qui ont laissé une image
de soi dans l'histoire de l'art. Mais notre démarche ne
correspond pas uniquement à la création d'une galerie
d'hommes illustres et nous n'avons pas voulu nous
contenter de parcourir les siècles en constituant des
listes rebattues d'autoreprésentations. Analyser un auto-
portrait aboutit en effet, presque automatiquement, à
poser un passionnant problème théorique. Contraire-
ment à ce que l'on pourrait croire, se représenter soi-
même n'est nullement un acte naturel. Cela implique
inévitablement de la part de l'auteur une remise en
question, parfois inconsciente, des principes généraux
de la culture de son temps. (Chacun d'entre nous, du
reste, possède plus de connaissances qu'il ne le croit,
nos expressions étant, même à notre insu, le reflet
d'une culture.)
Notre histoire de l'autoportrait correspond donc
plutôt à une histoire des idées philosophiques et
sociales, des théories artistiques, figuratives ou linguis-
tiques liées au thème de la représentation de soi à diffé-
rentes époques. D'un point de vue philosophique, par
exemple, nous avons assisté à la transformation du
concept d'identité: de l'identité générique, reconnue
dès l'Antiquité, fondée sur la nécessité de ne pas se
montrer présomptueux afin de ne pas offenser les
dieux, à l'identité spécifique qui, au contraire, magnifie
la gloire du créateur d'œuvres d'art, l'apparentant à
une divinité; de l'investigation psychologique, resti-
tuant le tempérament de celui qui se dépeint, jusqu'à la
négation moderne de l'identité (l'œuvre seule fait l'ar-
tiste). Sur le plan social, nous avons remarqué les per-
pétuels changements de rôle attestés par les
autoportraits: de l'artisan antique et médiéval à l'intel-
lectuel de la Renaissance, de l'original anticonformiste
des âges maniériste et baroque à l'artiste sentimental
du romantisme, pour aboutir au créateur contestataire
de l'époque contemporaine, en passant par une
variante très spécifique, celle de l'autoportrait féminin.
Nous avons également abordé des questions relevant
davantage du domaine artistique, par exemple celle de
la primauté du dessin ou de la couleur, dans le motif
du peintre dans son atelier, ou ce\le du rapport entre
arts figuratifs et non-figuratifs (musique, littérature).
Une place centrale a été consacrée à la réflexion théo-
rique sur la nature même de la représentation mise en
jeu par la pratique de l'autoportrait: l'image spéculaire
et les paradoxes visuels qu'elle induit ont permis aux
artistes d'inventer de véritables jeux d'énigmes. Idées
philosophiques, conceptions sociologiques, théories
artistiques et formes figuratives se sont finalement ins-
crites dans un cadre linguistique. Rien de surprenant à
cela: pour exprimer des formes et des contenus, il est
toujours nécessaire d'élaborer un langage et il s'agit ici
d'un langage visuel auquel nous n'avons pas l'habitude
de recourir. Au cours de notre longue exploration,
nous avons pu observer certaines caractéristiques fon-
damentales de ce langage, notamment les différentes
façons de restituer en image la première personne - un
autoportrait n'est peut-être pas la manière la plus évi-
dente de dire: « Me voici » - ou, au contraire, de la dis-
simuler, comme s'il s'agissait d'un portrait peint par
quelqu'un d'autre; la suggestion du passage plus ou
moins rapide du temps, toujours implicite dans l'auto-
portrait; ou encore - à l'époque contemporaine - la
construction d'une image de soi à partir d'un style
(c'est-à-dire, de façon toute nouve\le, l'utilisation per-
sonnalisée d'un langage commun).
Ainsi notre voyage a-t-il, en quelque sorte, été
circulaire. Commencé avec des images dans lesque\les
aucun indice ne permet de reconnaître une personne
déterminée, il a suivi les étapes de l'émergence de l'affir-
mation individuelle, sous ses différentes variantes, et
s'est terminé par un retour aux origines, c'est-à-dire par
la négation de la reconnaissance de soi.
Ce voyage a été conçu comme une aventure
culturelle, une démarche tentant de restituer au lecteur
la profondeur des raisonnements implicites et l'inven-
tivité des solutions élaborées par les artistes. Parce
qu'avant même d'être une technique, l'art est d'abord
l'un des plus grands exercices intellectuels qu'il soit
possible d'imaginer.
379
Notes
CHAPITRE 1
1 La théorie de l'énonciation est un chapitre fonda-
mental de la linguistique générale et de la sémiotique
générative. Elle tend à expliquer le fonctionnement du
discours en séparant l'énoncé de l'énonciation. Celte der-
nière organise le discours en simulant (ou en dissimu-
lant) l'échange communicatif entre le locuteur et le desti-
nalaire du discours, en mettant donc en évidence (ou en
annulant) la subjectivité de l'acte de parole. La sémio-
tique attribue celte dernière caractéristique à n'importe
quel type de discours, même non verbal. Voir notam-
ment à ce sujet E. Benveniste, Problèmes de linguistique
générale, II, Gallimard, Paris, 1972; E. Kerbrat-Orec-
chioni, L'Ênonciation, Lyon, Presses universitaires de
Lyon, 1985; A.J. Greimas et]. Courtès, Stmiotique. Dic-
tionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris,
Hachette, 1979; G. Manetti, L'enunciazione, Protagon,
Sienne, 2001.
2 Voir O. Calabrese, La macchina della pittura, Bari,
Laterza, 1985.
3 Le sujet a été largement traité en histoire de l'arl. Le
rôle social de l'artiste en général a été magnifiquement
traité par H. Damisch, «Artista », Enciclopedia, Turin,
Einaudi, vol. l, 1977, mais auparavant aussi par
O. Rank, Art and Artists, New York, Knopf, 1932. En ce
qui concerne l'Antiquité, voir surtout A. Leroi-Gourhan,
Prthisroire de l'art occidental, Paris, Mazenod, 1971 et
f Coarelli (éd.), Artîsti e artigiani in Grecia, Bari, laterza,
1980. Pour le Moyen Âge, le texte de V.W Egbert, The
Medieval Artist at Worh, Princeton (USA), Princeton
University Press, 1967, est un bon aperçu. Un autre
regard d'ensemble, oriemé exclusivemem vers l'art occi-
dental entre la Renaissance et le XVlllt siècle, est l'ou-
vrage fondamental de R. et M. Wittkower, Les Enfants de
Saturne (1964), Paris, Gallimard, 1985. On peut yajou-
ter P Burke, « L'artista: momenti e aspetti », in Storia
dell'arte italiana, vol. n (L'artista e il pubblico), Turin,
Einaudi, 1979. Il faut signaler aussi, d'une extrême
richesse, et presque entièrement orienté sur les théories
de l'art de la Renaissance et de l'âge moderne, l'article
d'A. Conti: «L'evoluzione dell'artista », in Storia dell'arte
italiana, vol. n, op. cil. Sur les relations entre les peintres
el leurs commanditaires, on peUl rappeler l'ouvrage de
F. Haskell, Méctnes et Peintres, Paris, Gallimard, 1991.
4 Plutarque, Périclès, Vies, l. III, 31.3 et sq., texte établi
et traduit par Robert Flacelière et Êmile Chambry, Paris,
Les Belles Lettres, 2003.
5 Voir M. Fini, La sterco del demonio, Venise, Marsîlio,
1998.
6 Il ne reste que des fragments de l'œuvre de Duris de
Samos, mais les auteurs antiques le citent fréquemment.
Voir à ce propos F. Landucci Gattinoni, Duride di Samo,
«L'Erma» di Bretschneider, Rome, 1997, en particulier
l'appendice en grec, «Testimoni et Fragmenta ». En
revanche, nous possédons le texte intégral de Pline
l'Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 62.
7 CaUistrate,« Descriptions »,1.1., in Philostrate, Imagines,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1931.
8 Le fait estlargemem commenté par R. et M. Wittkower,
op. cil., ch. 1.
9 Voir A. Conti, op. cit.
10 Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 147.
11 G. Boccace, De mulieribus daris (1362), Paris,
Bibliothèque nationale de France, respectivement 1402
et 1438, Ms. Fr. 12420, fol. l00v, et Ms. Fr. 598, fol. 100 v.
12 Plutarque, Périclès, op. cil.
13 10US nous trouvons ici au début du long débat sur
le caractère licite de l'image sacrée, qui se développera
au long des siècles et connaYlra bien des vicissitudes. Au
Vl t et au Vllt siècle par exemple, il débouchera sur l'icono-
clasme byzantin, inspiré de la pensée hébraique, et sur
l'islam naissant. Plus tard, à l'époque de la réfonne pro-
testante, on verra ressurgir l'iconoclasme, surtout avec le
calvinisme. Les positions favorables à l'emploi des
images sont tirées d'Origène, Homélies sur l'Exode, 8.
Pour une histoire du débat sur l'iconoclasme, voir
A. Besançon, L'Image interdire, Paris, Fayard, 1994.
14 Voir Aristote, Topiques, l, 7, Paris, Les Belles Lettres,
1967, p. 10-12, mais aussi S. Ferret, L'Identité, Paris,
Flammarion, 1998.
15 Voir G.W Leibniz, Monadologia, 1714, § 9; trad.
française Monadologie, Paris, Aubier-Montaigne, 1972.
16. Voir Aristote, op. ciL
17 P Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil,
1990.
CHAPITRE 2
18 R. Bianchi Bandinelli, Il ritrauo nell'antichità, Istituto
dell'Enciclopedia Italiana, Rome, 1965.
19 Plutarque, Périclès, in Vies, t. m, 31.3 el sq., texte
établi et traduil par Robert Flacelière et Êmile Chambry,
Paris, Les Belles Lettres, 2003.
20 Leon Bauista Alberti, De la Peinture (De Pictural
(1435-1436), traduction de Jean-Louis Schefer, Paris,
Macula, 1992.
21 V. Giustiniani, Lellera al signor Teodoro Amidei
(1620), in Leaere Memorabili dell'Abate Vincenzo Giusti-
niani, Rome, 1675, et G. Bottari, S. Ticozzi, in Raccolta di
leaere sulla pittura, Milan, 1822, VI, p. 121-129.
22 Ouo Benesch,« Bosch », Kunsttheotie, 1957.
23 Charles de Tolnay, Hyeronimotts Bosch, Baden-Baden,
1965.
24 Voir A. Besançon, op. cil.
25 Leon Battista Alberti, De la Peinture (1435-1436),
op. Cil., II, 42.24-29. Sur le thème de l'admoniteur, voir
aussi L. Marin, Détntire la peinture, Paris, Galilée, 1978,
et O. Calabrese, La macchina della piuura, Bari, laterza,
1985.
26 F Caseui, Demro 10 sguardo, Milan, Bompiani, 1986.
27 Histoire et discours sont les deux grands types de dis-
cours discursifs selon la théorie de E. Benveniste, op. cil.
Pour leur application au langage non verbal, et en parti-
culier au langage visuel, on peut se reporter à O. Cala-
brese, «Problèmes d'énonciation abstraite », Actes
sémiotiques-Documents, 44,1987.
28 A. Chastel, «Le tableau dans le tableau» (964), in
A. Chastel, fables, formes, figures, Paris, Flammarion,
1978. Sur le mtme sujet, voir aussi]. Gallego, El cuadro
dentro dei cuadro, Madrid, Cauedra, 1978.
29 R. Borghini, Il riposo, Florence, 1584. la citation
est tirée de l'édition moderne, sous la direction de
P Barocchi, Trallati d'arte del Cinquecenw, vol. II, Turin,
Einaudi,1977.
30 Le tableau, de grandes dimensions, est prêté à la
Fondation Delvaux.
CHAPITRE 3
31 En particulier de la part de]. Pope-Hennessy, The
Portrair in the Renaissance, Princeton, Princeton Univer-
sity Press, 1989. Mais nous citerons aussi H. Wôlffiin,
Die Kunst Albrecht Durers, Munich, 1905, et MJ. Fried-
lander, Albrecht Durer, Leipzig, 1921.
32 A. Czobor, «Caravaggio », Acta historiae artium Aca-
demiae scienliamm Hungaricae, 1955.
33 R. Longhi, «Un dipinto di Caravaggio », Vita artis-
tica, 1927.
CHAPITRE 4
34 J. Woods-Marsden, Renaissance Self-Portraiture
(1936), New Haven (N.J), Yale University Press, 1998.
35 R. Bianchi Bandinelli, Il ritralto Ilell'anrichità, op. ciL
36 Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 16, trad. de
H. Le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, 1983.
37 Xénophane, Memorabîlia, m, 10 et Symposium, Il, 19.
38 Pline l'Ancien, op. cit, XXXV; 153, trad. de].-M. Croi-
sille, Paris, Les Belles Leures, 1985.
39 Quintilien, De l'institution orawire, XII, 9, trad. de
J Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1980.
40 E Baldinucci, Vocabolario dell'Arte dei Disegno, Flo-
rence, 1681, p. 137.
381
 41 Les sources du mythe de la silhouette sont fort nom-
breuses. La plus importante dérive de Pline l'Ancien, qui
voit dans l'histoire de la fille de Butadès de Sicyone (elle
aurait dessiné les contours de l'ombre du jeune homme
dont elle était amoureuse, ombre projetée sur le mur par
la lumière d'une lanterne) le mythe d'origine de la pein-
ture mais aussi de la sculpture, qui serait une silhouette
emplie d'argile (Pline l'Ancien, op. cH., XXXV, 131).
Notons qu'une légende similaire est restée longtemps
vivace dans d'auaes civilisations: on raconte, par exemple,
que le Bouddha, parce qu'il ne réussissait pas à obtenir
un bon portrait de lui, fit dessiner les contours de son
ombre pour l'emplir ensuite de couleurs. Cf. E. Kris et
O. Kurz, Die Legende vom Künstler. Ein historischer Versuch,
Vienne, Krystall Verlag, 1934 [version française: L'Image
de l'artiste, Paris, Rivages, 1987]. Voir aussi H. Damisch,
Traité du trait, Paris, éditions du Louvre, 1998.
42 Le mythe de Narcisse a également plusieurs sources.
Les plus importantes sont, pour l'Antiquité: Ovide (Les
Métamorphoses, 10, 243 sq.), Pline l'Ancien et Philos-
trate (Eihones, l, 15-35). À la Renaissance, le mythe est
repris par Alberti (De la Peinture) et Vasari (Vite). Voir
aussi, sur ce même thème, H. Damisch, Théorie du
nuage, Paris, Seuil, 1972.
43 W Benjamin, « Ursprung des deutschen
spiels », in W Benjamin, Erhenntnishritische Vorrede,
lin, 1925, p. 205-237 [version française: «Origine du
drame baroque allemand », in Préface épistémo-critique,
trad. de S. Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 431.
44 E. Gombrich, «Mirror and Map », Proceedings of the
Royal Society, 1974.
45 V. Danti, Trattato delle perfeue proporzionÎ, Florence,
1567, éd. moderne établie sous la dir. de P. Barocchi,
op. cit., p. 262; cité in E. Pommier, Théories du portrait
de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard,
1998, p. 141.
46 Idem, p. 241.
47 Extrait de Patro[ogia latina, Migne (éd.), vol. 61,
p.322.
48 Cf. M. Schapiro, « Frontal and Profile as Symbolic
Forms », in M. Schapiro, Words and Pictures, La Haye,
Mouton, 1973 [version française: Les Mots et les Images,
sémiotique du langage visuel, trad. de P. Alferi, Paris,
Macula, 2000].
49 É. Benveniste, op. cit.
50 J. Pope-Hennessy, op. cit., chap. 1.
51 M.]. Friedlander, Landscape, Portrait, Still-life,
Oxford, Cassirer, 1949.
52 Léonard de Vinci, Trattato della pittura, éd. sous la
dir. d'A. Borselli, 2 vol., Lancîano, 1924 [version fran-
çaise: Traité de la peinture, trad. d'A. Chastel, Paris, Berger-
Levrau!t, 1987, p. 250 et 253].
53 j.c. Schmitt, La Raison des gestes dans l'Occident
médiéval, Paris, Gallimard, 1990; A. Chastel, Le Geste
dans l'art, Paris, éd. liana Levi, 200l.
54 Sur le thème de la focalisation, voir G. Genette,
Figures III, Paris, Seuil, 1972, et surtout la rubrique
«focalisation» dans l'ouvrage d'A.]. Greimas et]. Cour-
tès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Paris, Hachette, 1979, rééd. 1993.
382
CHAPITRE 5
55 H. Damisch, L'Origine de la perspective, Paris, Flam-
marion, 1986, rééd. 1993.
56 La métaphore cinématographique est utile en ce
qu'elle permet de mieux comprendre les concepts pro-
posés mais il importe de noter qu'il existe aussi - même
s'il y a identité entre le regard vers le spectateur en pein-
ture et le regard vers la caméra au cinéma - des diffé-
rences profondes: le spectateur d'un tableau, quel que
soi[ l'endroit où il se place, continue d'être regardé par le
portraituré; le spectateur d'un film ne jouit pas de cette
condition, à moins qu'il ne se poste à l'endroit même où
se situait la caméra qui a cadré l'image.
57 Le concept appartient à L Marin, op. cH.
58 j'emprunte l'idée à M. Beaujour, Miroirs d'encre,
Paris, Seuil, 1981, mais elle dérive de G. Genette, op. cit.,
et de T. Todorov, Poétique, Paris, Seuil, 1978.
59 En dépit de l'avis autorisé de H. Damisch (<< Artista »,
in Enciclopedia, vol. 1, Turin, Einaudi, 1978), cette
notion que je donne ici pour acquise ne l'est pas. Voir à
ce propos les contributions au séminaire sur le portrait
et l'autoportrait, organisé par le CIRCE et l'École des
hautes études de Paris, publiées dans un numéro spécial,
«Autoportrait », de la revue Corps écrit (5, 1983), et en
particulier les essais de L. Marin, «Variations sur un
portrait absent: les autoportraits de Poussin» (p. 87-
107) et de D. Arasse, «La Prudence de Titien, ou l'auto-
portrait gliSSé à la rive de la figure ».
60 R. Barthes, «Roland Barthes par lui-même», La Quin-
zaine, 25, 1975.
61 On se reportera à l'analyse de C. Limentani Virdis,
Il quadro e il suo doppio, Modène, Stem Mucchi, 1981.
62 Voir G. Genette, Figures III, op. cit.
63 Le concept de « scénario » auquel nous nous réfé-
rons ici est celui d'Umberto Eco in Lecror in fabula, Milan,
Bompiani, 1979 Iversion française: Lector in fabula, le rôle
du lecteur, trad. de M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985J.
64 E. Panofsky, Early Netherlandisch Painting: its Origtn
and Character, Cambridge (Mass.), Cambridge Univer-
Sity Press, 1953 [version française: Les Primitifs flamands,
trad. de D. Le Bourg, Paris, Hazan, 1992, rééd. 20031.
65 G. Vasari, «Parmigianino», in G. Vasari, Vite,
rence, 1550 (éd. moderne établie sous la dir. de C. Ricci,
Florence, Sansoni, 1927 [version française: Les vies des
meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, éd., trad. et
comm. sous la dir. d'André Chastel, Paris, Berger-
Levrault, 1984; rééd. Actes Sud, coll. « Thesaurus »,
20051).
66 Cette question a été plus précisément traitée par
P. Francastel in Peinture et Société, naissance et destruc-
tion d'un espace plastique, Lyon, Audin, 1951; rééd.
Paris, Denoëi, 1994.
CHAPITRE 6
67 L.B. Alberti, op. cit., Il, 25, p. 97, et 26, p. 101.
68 Idem, Il, 29, p. U5.
69 Ibidem, Il, 29, p. U5.
70 Rensselaer Wright Lee, Names on Tree, Londres,
Thames {sr Hudson, 1977.
71 L.B. Alberti, op. cit., Ill, 52, p. 177 et 179.
72 P. Pino, Dia/ogo della pittura, Venise, 1548, XXVII
(éd. moderne établie sous la dir. de P. Barocchi, op. cit.,
p.136).
73 A. R. Mengs, Gedanhen über die Schonheit und den
Geschmach in der Malerey, Dresde, 1762 [version
çaise: Pensées sur la beauté et sur Je goût dans la peintu.re,
trad. de D. Modigliani, Paris, École nationale des beaux-
arts, 2000].
74 W. Hogarth, The Analysis of Beauty, Londres,
J. Reeves, 1753 (éd. moderne: Londres, Paulson, 1998)
[version française: Analyse de la beauté, destinée à fixer
les idées vagues qu'on a du goût, trad. de H. jansen, Paris,
École nationale supérieure des beaux-arts, 19911.
75 Voir à ce propos L Marin, Sublime Poussin, Paris,
Seuil, 1995, p. (<< Variations sur un portrait
absent» ).
CHAPITRE 7
76 Les recherches les plus significatives en ce domaine
sont celles de G. Greer, The Obstacle Race, Londres, Sec-
ker & Warburg, 1979; F. Borzello, Seeing Ourselves:
Women's Self-Portraits, Londres, Thames & Hudson,
1998; M. Meskimmon, The An of Refleetion. Women
Artists' Self-Portraiture in the Twentieth Century,
New York, Columbia University Press, 1996.
77 Cf. E. Menzio (éd.), Artemisia Gentileschi: processo
per stupro, Milan, Edizioni delle Donne, 1981 [les actes
du procès ont été publiés en français sous le titre Actes
d'un procès pour viol en 1612 par les Éd. des Femmes,
Paris, 19841.
78 R. Payant, « Picturalité et autoportrait: la fiction de
l'autobiographie", Degrés, 26-27, 1981, p. 1-22.
79 j'emprunte cette observation à F. Borzel1o, op. cit.
80 Plusieurs ouvrages généraux traitent de la narratolo-
gie. Citons parmi les plus récents: D. Bertrand, Précis de
sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000 ; j. Geninasca,
La Parole littéraire, Paris, Presses universitaires de
France, 1997; A. Bernardelli, La narrazione, Bari,
Laterza, 1999.
81 Cette remarque est empruntée, là encore, à F.
zello, op. cit. Sur le thème de la signature, voir: D. Arasse,
«Signé Mantegna », in D. Arasse, Le Sujet dans le tableau,
Paris, Flammarion, 1997, p. 31-40; O. Calabrese et
B. Gigante, «La signature du peintre », in La Part de l'œil,
5,1989, p. 27-43; A. Chastel et al., «L'art de la signa-
ture », in Revue de l'art, 26, 1974, p. 8-56; B. Fraenkel,
La Signature. Genèse d'un signe, Paris, Gallimard, 1992.
82 R. et M. Wittkower, op. cit.
83 C. Ripa, Iconologia, Rome, 1593 (éd. moderne, Turin,
Fogola, 1986) [version française: Iconologie ou
tion nouvelle de plusieurs images, Dijon, Faton, 1999].
84 A. Lugli, Naturalia et mirabilia, Milan, Mazzotta,
1983 [version française: Naturalia el mirabilia: les
nets de curiosités en Europe, trad. de M.-l. Lemengre,
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85 B. Castiglione, Illibro dei cortegiano, Venise, 1528
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çaise: Le Livre du courtisan, trad. par A. Pons d'après la
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86 T. Accetto, Della dissimulazione onesta, Venise, 1641
(éd. moderne: Gênes, Costa & Nolan, 1983) [version
française: De "honnéte dissimulation, trad. par M. Blanc-
Sanchez, Lagrasse, Verdier, 19901.
87 Voir à ce propos le superbe catalogue de l'exposition
consacrée à Si rani (Bologne, 2004-2005), établi par
j. Bemini et V. Fortunati, Editrice Compositori.
88 B. Behn, inj. Bentini et V. Fortunati, Elisabeua Sirani
ft piunce eraina If, Bologne, Editrice Compositori, 2004.
89 É. Vigée-Lebrun, Souvenirs, vol. 1, lettre 4.
90 Idem, lettre 6.
91 Cf F. Borzello, op. cit., chap. 3.
CHAPITRE 8
92 Cf. R. et M. Wittkower, op. cit., chap. Ill, p. 61.
93 Cité par A. Conti, op. cil.
94 Sur cette question, largement débattue par la cri-
tique, on lira avec profit les observations publiées par
F. Falletti et]. Katz Nelson (éd.), Venere e Amore, cal.
exp., Florence, Giunti, 2002.
95 Voir à ce propos L. Freedman, Titian's Portraits
Through Aretino's Lens, University Park (Penn.), The
Pennsylvania State University Press, 1953.
96 Cité par]. Woodall, « Honour and Profit: Antonis
Mor and the Status of Portraiture », in Leids Kunstltisto-
rischJaarboek, nO 8, p. 69-89.
97 G. Vasari, Vite, 2e éd., Florence, 1558.
98 Cf. l'anthologie critique d'A. Nova (éd.), Las Meninas.
Veldzquez, Foucault e l'enigma della rappresentazione,
Milan, Il Saggiatore, 1997.
99 Pour une analyse approfondie du tableau, voir
H. Toussaint, Le Dossier de 1'« Atelier» de Courbet, Paris,
musée du Louvre, 1977, ainsi que L. Faillant-Dumas et
al., Autoportraits de Courbet, Parts, musée du Louvre, 1973.
CHAPITRE 9
100 R. et M. Wittkower, op. cit.
101 M. Ficin, De Vila Triplici, Bologne, 1501 (éd.
moderne: The Book of. Life, Dallas (Tex.), Spring Publi-
cations, 1988) [version française: Les Trois Livres de la
vie, trad. de G. Le Fèvre de la Boderie, 1582, réimp.
Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue
française.,2000J.
102 Cité par R. et M. Wiukower, op. cil., p. 117.
103 R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxi, Saturn and
Melancholy, New York, Basic Books, 1964.
104 A. R. Mengs, op. cil.
105 L.B. Alberti, op. cit., Il,41, p. 145.
106 E. Wind, Pagan Mystenes of the Renaissance, ew
Haven, Yale University Press, 1958 [version française:
Mystères païens de la Renaissance, trad. de P.-E. Dauzat,
Parts, Gallimard, 1992J.
107 Voir à ce propos O. Calabrese 4( Chiromanzia di
Michelangelo lt, in O. Calabrese, Lezioni di semisimbo-
liCD, Sienne, Protagon, 2000, ainsi que E. Wind, op. cil.
108 Léonard de Vinci, op. cit, p. 250.
109 P. Gauguin, 4( Lettre â Émile Schuffenecker (8 octobre
1888) », in Lettres à saJemme el à ses amis, Paris, Grasset,
coll. 4( Cahiers rouges »,1992, p. 159.
CHAPITRE 10
110 Saint Augustin, Conjess iones, éd. moderne Turin,
Einaudi, 1966 [version française: Confessions, trad. de
P de Lahriolle, Paris, Les Belles Lettres, 1954, livre X,
chap. !li, 31.
III C. White et Q. Bouvelot (éd.), Rembrandt by HimseIJ,
Londres, Thames & Hudson, 2000 [version française:
Rembrandt par IUÎ-même, trad. de ].-R. Mengarduque,
Paris, Flammarion, 1999].
112 E. Van de Wetering, Rembrandt: the Anisl at Worh,
Amsterdam, Amsterdam University Press, 2002.
CHAPITRE 11
113 Cf. C. Grimm, Still/eben. Die niederlandischen und
deutsehen Meister, Stuttgart, Belser Verlag, 1988 [version
française: Natures mortes flamandes, hollandaises et alle-
mandes aux xvw et XVllre siècles, trad. de O.-A. Canal,
Paris, Herscher, 1992J. Voir aussi O. Calabrese,« La
natura morta e la nascita della pitlura senza tempo », in
O. Calabrese. La macchina della pÎ[tura, op. cit.; ainsi que
F. Bologna (éd.), Natura in posa, Bergame, Lorenzelli,
1968; 1. Bergstr6m (éd.), Natura in posa, Bergame,
Lorenzelli, 1971; G. De Logu, Natura morra italiana,
Bergame, De Agostini, 1962; et C. Sterling (éd.),
La Nature morte de l'Antiquité à nos jours, cal. exp. de
l'Orangerie, Paris, 1952.
114 Sur le thème de la description, voir Ph. Hamon et
son texte fondamental: Introduction li "analyse du des-
criptif, Paris, Hachette, 1981. Sur le principe de la
ft description exclusive,., voir O. Calabrese, 4( la natura
morta... », op. CÎL
115 C'est ainsi que S. Kripke définit les noms propres.
Cf. S. Kripke, Naming and Necessity. Oxford, Blackwell,
1972lversion française: La Logique des noms propres,
trad. de P. Jacob et F. Recanati, Paris, éd. de Minuit,
19821.
116 Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXv, 81, texte
établi, trad. et comm. par J. André, Paris, Les Belles
Lettres, 1974.
117 C. Ripa,lconologia, op. cit.
118 T. Accetlo, Della dissimulazione onesta, op. ciL.
119 Cf. O. Calabrese, Illinguaggio dell'arte, Milan, Bom-
piani, 1985.
120 E. Gombrich, Shadows, New Haven, Yale University
Press, 1885-2004 1version française: Ombres portées.-
leur représentation dans l'art occidental, trad. dej.
niort, Paris, Gallimard, 1996]; M. Baxandall, Shadows
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P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1999]; V. Stoichita,
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Books, 1997 [version française: Brève histoire de l'ombre,
Genève, Droz, 2000].
121 Cf. U. Eco, Dire quasi la stessa cosa, Milan, Bom-
piani, 2003; R. Jakobson, Essais de linguistique générale,
Paris, Gallimard, 1966; O. Calabrese, Lo strano caso
l(
dell'equivalenza imperfetta », Versus, 85-87, 2000
(numéro spécial consacré à « La traduzione intersemio-
tica lt, éd. sous la dir. de N. Dusi et S. Nergaard).
122 P. Fabbri, «Due parole sul trasporre », Versus, 85-
87,2000.
123 Cf. O. Calabrese, «Chiromanzia ... », op. cit. La
remarque sur la « main de Dieu» et la source michelan-
gélesque m'a été suggérée par C. Lavin.
124 Sur les questions d'idiolecte et de sociolecte, voir
U. Eco, Trattato di semiotica generale. Milan, Bompiani,
1975.
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385
 Index des noms propres
Les chiffres en italique renvoient aux illustrations
A Beuys,joseph (1921-1986) 370
Abgar V, roi d'Édesse (1° siècle) 88
ActenD, Torquato (né vers 1590) 112, 230
Adami, Valerio (1935-) U8
Airardus (XII( siècle) 36
Akhenaton (vers 1375-1354 av. J-C) 35
Alberti, Leon Battista (1404-1472) 52, 70, 74,127, l28,
162,180,183,184,193,249,284,294,296,118
Alexandre le Grand (vers 356-323 av. J-C) 33, 35
Allegri, Antonio voir Corrège
Allori, Alessandro (1535-1607) 251,228
Allori, Cristofano 100, 97
Amasis (vers 568-526 av. J-C) 35
Ammannali, Bartolomeo (1511-1592) 184
Andrea di Cione \loi r Orcagna
Anguissola, Amilcare, père de Sofonisha Anguissola 230
Anguissola, Lucia, sœur de Sofonisba Anguissola 226
Anguissola, Sofonisba (1532-1625) 113,212,220,223,
215
Antelami, Benedello (1150-1230) 36
Antonello de Messine (1430-1479) 134,206,127
Apelle (IV" siècle av. J-C) 33, 77, 227, 256, 352
Arcimboldo, Giuseppe (1527-1593) 357, 322, 323
Arétin, Pietro Bacci, dit l' (1492-1556) 79, 176, 184,
251,294
Aristote (384-322 av. J-C) 45, 207, 283, 284, 287
Arpin, chevalier d' (1560 ou 1568-1640) 199
Augustin, saint (354-430) 41, 315, 316
B 2,216 à 218
Bailly, David (1584-1667) 308, 280
Bandinelli, Baccio (1493-1560) 184, 199
Bara, Theda voir Goodman
Barbieri, Giovan Francesco voir Guerchin
Barocci, Federico (vers 1530-1612) 185, 171
Bartolo, Taddeo di (1362-1422) 51, 57, 88, 40
Basquiat,jean-Michel (1960-1988) 375
Baudelaire, Charles (1821-1867) 198,276
Beale, Charles, époux de Mary Beale 239
Beale, Mary (1633-1699) 223, 237, 239
Beckmann, Max (1884-1950) U8, 302, 110, 111,275
Bellini, Gentile (1429-1507) 185,170
Bellini, Giovanni (vers 1433-1516) 68, 60
Benjamin, Walter (1892-1940) 127
Benninck, Simon (vers 1483-1561) 237
Benveniste, Émile (1902-1976) 130
Bernard, Émile (1868-1941) 299,270
Bernardin de Sienne (1380-1444) 307
386
Bernin, Gian Lorenzo Bemini, dit le (1598-1680) 134,
184,189,130
Betto, Bernardino di voir Pinturicchio
Bigordi, Domenico voir Ghirlandaio
Bingen voir Hildegarde de
Boccace (1313-1375) 35
86cklin, Arnold (1827-1901) 309, 343, 281
Boetti, Alighiero (1940-) 376, 377, 342
Bonnard, Pierre (1867-1947) 174, 161
Borghini, Vincenzo (1515-1580) 79
Bosch,jérôme (1450-1516) 57,47
Botticelli, Sandro Filipepi, dit (1445-1510) 62, 4, 57, 58
Boucher, François (1703-1770) 273, 278,248
Bourgeois, Louise (1911-) 245
BOUIS, Dieric (1415-1475) 88, 142,251,77,134
Brancusi, Constantin (1876-1957) 352, 318
Brandt, Isabelle, première épouse de Rubens 325
Breton, André (1896-1966) 242
Brooks, Romaine (1874-1970) 245
Brooks, Louise (1906-1985) 242
Bruegel l'Ancien, Pieter (1525-1569) 256,230
Brunelleschi, Filippo (1377-1446) 193,207,195
c 340-343,106,309 à 311
Callistrate (1-355) 34
Campi, Bernardino (1522-1591) 212, 220, 199
Cantofoli, Ginevra (1608-1672) 223,210
Caravage, Michelangelo Merisi, dit le (1573-1610) 99,
189,215,319,90,91,93 à 95
Carrache, Annibale (1560-1609) 128, 185, 199, 212,
237,249,119,172,197,198
Carriera, Rosalba (1675-1757) 220, 223, 230, 231, 237,
Caslelfranco, Giorgio da voir Giorgione
Castiglione, Baldassare (1478-1529) 54, 230, 319
Catherine de Sienne, sainte (1347-1380) 42
Cellini, Benvenuto (1500-1571) 184,193
Cenni di Pepo vOÎr Cimabue
Cézanne, Paul (1839-1906) 269,245
Chagall, Marc (1887-1985) 281, 364, 257, 325
Champaigne, Philippe de (1602-1654) 149, 138
Champfleury,jules (1821-1869) 276
Chantelou, Paul Fréart de (1609-1694) 206, 256
Chardin,jean-Baptiste Siméon (1699-1779) 167,267,
156,343
Charles Quint (1500-1558) 202, 256
Chéron, Henri, père de Sophie Chéron 237
Chéron, Sophie (1648-17U) 226, 237, 239
Cimabue, Cenni di Pepo, dit (1272-1301) 51, 57
Claesz, Pieter (1597-1661) 349,314
Claricia d'Augsbourg 41, 31
Clément VII (1478-1534) 176
Colbert,jean-Baptiste (1619-1683) 190, 199
Corinth, Lovis (1858-1925) 304, 309, 277, 283
Corot, jean-Baptiste (1796-1875) 256, 269, 13, 236,
244
Corrège, Antonio Allegri, dit le (1489-1534) 287,260
Courbet, Gustave (1819-1877) 198,276,296,325-328,
12,252,253,269,295 à 297
Coypel, Antoine (1661-1722) 190,176
Cradock, Mary voir Beale, Mary
Cragg, Tony (1949-) U8
Cranach l'Ancien, Lucas (1472-1553) 95, 99,134,185,
85 à 88,132
Cresti, Domenico voir Passignano
Cusano, Nicola (1401-1464) 1I0, U2
D
Dali, Salvador (1904-1989) 122, 180, 269, 336, 340,
115,168,246,307,308
Dante Alighieri (1265-1321) 70
Danti, Vincenzo (1530-1576) 126
Daumier, Honoré (1808-1879) 167,154
Dauphin, Charles-Claude (7-1677) 88
De Chirico, Giorgio (1888-1978) U5, 206, 287,
Degas, Edgar (1834-1917) 142,152,189,136,144
Delacroix, Eugène (1798-1863) 189,329,175
Delaunay, Sonia (1883-1992) 375,340
Della Casa, Giovanni (1503-1556) 223
Della Porta, Giambattisla (1535-1615) 284
Delvaux, Paul (1897-1994) 83, 75
Démétrius (1-283 av.J.-C) 126
Démocrite (vers 460-370 av. J.-C) 108, 320
Desportes, François (1661-1743) 1I3, 105
Dine,jim (1935-) 370
Dioclétien (vers 245-313) 36
Dix, Otto (1891-1969) 1I8, 309, 112, 113,284
Donalello (1386-1466) 207, 195
Dongen voir Van Dongen
Oono, Paolo di voir Uccello
Dou, Gerrit (1613-1675) 193, 194,256,182
Duchamp, Marcel (1887-1968) 336, 340, 356
Ducreux, Rose Adélaïde (1761-1802) 226
Dürer, Albrecht (1471-1528) 72,92,134,167,193,
216,287,294,316,334,342,5,63 à 65, 84,133,
259,266,287
Duris de Samos (Ille siècle av. J.-c.) 33,34
Dyck voir Van Dyck
E
Ead\',rin de Canterbury (xw siècle) 42, 34
Ende (fin du "'-début du XI' siècle) 41, 223, 29
Ensor,james (1860-1949) 81, 83, 299, 302, 309, 74,
273,282
Ernst, Max (1891-1976) 370, 377
Escher, Maurits Cornelis (1898-1972) 176,179,369,
377,165,333
Euphronios (vers 520-470 av. J-C) 35
Everwin (XIIe siècle) 41, 45, 30
Eyck voir Van Eyck
F Grien, Hans Baldung (1484-1545) 130, 123
Fabritius, Barent (1624-1673) 113
Faes, Pieter voir Lely
Fantin-Latour, Henri (1836-1904) 198, 185
Fattori, Giovanni (1825-1908) 256,237
Ficin, Marsile (1433-1499) 110,112,206,283,284,
287
Filarete, Antonio (1400-1469) 54, 57
Filipepi, Sandro \loir Botticelli
Fioroni, Gioseua (1932-) 352, 377
Flack, Audrey (1931-) 245
Floris de Vriendt, Frans (1515-1570) 251, 264, 229
Fontana, Lavinia (1552-1614) 113,220,226,237,239,
205
Fontana, Lucio (1899-1968) 356,321
Fontana, Prospero 237
Fouquet,jean (1420-1481) 128,121
Founnem, Hélène, seconde épouse de Rubens 325
Fragonard, jean Honoré ( 1732-1806) 256, 122
Fratellini, Giovanna (1786-1865) 223, 239
Frédéric Il (1194-1250) 110
Freud, Lucian (1922-) 174, 176,370,377,162,163,
334
Freud, Sigmund (1856-1939) 328
G 278,284,1,183,251
Gaddi, Agnolo (1369-1396) 207, 194
Gaddi, Gaddo 207, 194
Gaddi, Taddeo 207, 194
Gainsborough, Thomas (1727-1788) 187, 173
Gauguin, Paul (1848-1900) 128,256,299,329,334,3,
120, 239, 270
Gautier, Théophile (1811-1872) 264
Gelder, Am de (1645-1727) 108,100
Gentileschi, Artemisia (1593-1652) 110, 113, 205, 215,
216,220,223,226,227,230,237,239,8,101,191,
202
Gentileschi, Orazio, père d'Artemisia Gentileschi 215,
237
Géricault, Théodore (1791-1824) 156,365,369,148,
330
Ghiberti, Lorenzo (1378-1455) 54, 75,193,45
Ghirlandaio, Domenico Bigordi, dît (1449-1520) 62,
77,92,55,81,82
Gijsbrechts, Cornelius Norbertus (1630-1675) 347,
313
Giordano, Luca (1634-1705) 149, 190, 139
Giorgione, Giorgio da Castelfranco, dit (1477-1510)
110, 103
Giotto (1266-1387) 51, 57, 207,39,195
Gislebert (Xll( siècle) 36
Gluck, pseudonyme de Hannah Gluckstein 245
Gogh voir Van Gogh
Goodman, Theodosia (1890-1955) 242
Goya y Lucientes, Francisco (1746-1828) 267, 269,
281,296,18,243,268
Gozzoli, Benozzo (1420-1497) 54, 57, 60, 43, 44
Graciàn, Baltasar (1601-1658) 112, 113, 230
Greco, Domenico Theotokopoulos, dit le (1541-1614)
81,88, 72
Grimou, Alexis (1678-1733) 92
Grosz, Georg (1893-1959) 152,146
Guda (XII' siècle) 42, 57, 223, 32
Guerchin, Giovan Francesco Barbieri, dit le (1591-1666)
237,256,231
Guillaume 1" d'Angleterre (vers 1027-1087) 129
Guillaume Il d'Angleterre (1056-1100) 129
Gump,johannes (''Vu' siècle) 165, 167, 151
Guthlac, saint (673-714) 41,28
H Landsberg voir Herrade de
Hals, Frans (1581 ou 1585-1666) 81, 320, 325, 73
Hatchepsout (vers 1504-1483 av. ).-C) 35
Hawarden, C1ementina (1822-1865) 180
Hayez, Francesco (1791-1881) 256,235
Heernskerck voir Van Heemskerck
Hemessen, Catharina von (1528-1587) 220, 223, 237,
239,204
Héraclite (vers 576-480 av. J-C) 284, 322, 342
Herrade de Landsberg (1125-1195) 42, 223, 37
Hildebert (XII( siècle) 41, 45, 30
Hildegarde de Bingen (XI1' siècle) 42, 223, 33
Hippocrate (vers 460-377 av. J-C) 284, 294
Hogarth, William (1697-1764) 194,208,274,276,
Hokusai, Katsushika (1760-1849) 156, 150
Hoogstraten voir Van Hoogstraten
Horace (65-8 av.).-C) 184,284
Hom, Rebecca (née en 1944) 245
Houbraken, Arnold (1660-1719) 193
Hugenszoon, Lucas voir Lucas de Leyde
Hugo, Victor (1802-1885) 299
1 Longhi, Pietro (1702-1785) 273, 278, 6, 249
raia de Cyzicène voir MaTcia
Imhotep (vers 2800 av. J-C) 45
Inglis, Esther (1571-1624) 239
Ingres, jean Auguste Dominique (1780-1867) 142,
205,137,192
Isgro, Emilio (1937-) 356-357, 377
J M
johns,jasper (1930-) 349, 316
johnston, Frances Benjamin (1864-1952) 245
jordaens,jacob (1593-1678) 156,264,294,149,265
jules Il (1443-1513) 365
K
Kahlo, Frida (1910-1954) 242, 245, 225
Kauffmann, Angelica (1741-1807) 113,206,220,223,
226,227,234,237,239,212,222,223
Kello, Bartholomew, époux d'Esther Inglis 239
Killygrew, Anne (vers 1660-1685) 226
Kipling, Rudyard (1865-1936) 242
Kirchner, Ernest Lud'vig (1880-1938) 115,118,15,
107 d 109
Kitaj, Ron B. (1932-) 118
Kolhvitz, Kathe (1867-1945) 245
Koninck, Philips (1619-1688) 108
Koons,jeff (1955-) 212,201
Kounellis,jannis (1936-) 212
L
La Martinière, Constance voir Mayer, Constance
La Tour, Maurice Quentin de (1704-1788) 190,294,9,
179,263
lanfrancus (Xie siècle) 36
Lavater, Kaspar (1741-1801) 284
Le Brun, Charles (1619-1690) 142, 173, 190,284,135,159
Le Hay,jacques, époux de Sophie Chéron 239
Lebrun, jean-Baptiste, époux d'Élisabeth Vigée-Lebrun
239
Lely, Pieter Van der Faes, dit Peter (1618-1680) 189, 181
Lempicka, Tamara de (1898-1980) 242,224
Léonard de Vinci (1452-1519) 122,142,184,193,296,
340
Lewin, Rachel (1963-) 245
Leyster,judith (1609-1660) 220, 223, 239, 7,206
Lichtenstein, Roy (1923-) 375, 341
Liotard,jean Étienne (1702-1789) 149,11,140
Lippi, Filippino (1457-1504) 62,54
Lippi, Filippo (1406-1488) 61, 49 d 53
Lipse,juste 325, 294
Lisiewski, Georg (1674-1750) 237
Locke,john (1632-1704) 46
Lomazzo, Giovan Paolo (1538-1600) 202, 188
Lome1lino, Orazio, second époux de Sofonisba
Anguissola 239
longhi, Barbara 237
Longhi, Luca 237
Lotto, Lorenzo (1480-1556) 316,343
Louis XIV (1638-1715) 184, 189
Lucas de Leyde, Lucas Hugenszoon, dit (1489-1533)
88,287,261
Lucrèce (vers 98-55 av. J-C) 284
Luther, Martin ( 1483-1546) 99
Luttichuys, Simon (1610-1661) 349, 315
Magritte, René (1898-1967) 281,258
Malevitch, Kazimir (1878-1935) 375, 339
Man Ray, Emmanuel Rudnitsky, dit (1890-1976) 180,
309,369,285
387
 Mander voir Van Mander
Manet, Édouard (1832-1883) 198, 199,256,264,184,238
Manetti, Antonio (1432-1497) 207, 195
Mantegna, Andrea (1431-1506) 68, 325, 59
Marcia la Romaine 35,163,20,152
Marie-Antoinette (1755-1793) 234
Masaccio, Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit
(1401-1428) 60, 61, 62, 48
Masolino da Panicale (vers 1383-1440) 61, 62
Matisse, Henri (1869-1954) 256, 278, 281, 241, 254
Matteo, martre (actif seconde moitie du XIIC siècle) 36,
57,25
Mayer, Constance, Constance La Martinière, dite
(1775-1821) 239
Mazzola, Francesco voir Pannesan
Médicis, COme de (1519-1574) 184,287
Médicis, famille des 62, 193, 202
Médicis, Léopold de (1617-1675) 51
Memling, Hans (vers 1433-1494) 62, 56
Mengs, Anton Raphael (1728-1779) 126,149,193,
294,141
Merisi, Michelangelo voir Caravage
Messine voir Antonello de
Metsys, Quentin (1466-1530) 161
Michel-Ange (1475-1564) 77,79,134,184,187,193,
251,294,299,364-365,128,267,329
Millet,jean-François (1814-1875) 329
MirO,joan (1893-1983) 375,338
Modigliani, Amedeo (1884-1920) 152,14,145
Moncada, Fabrizio de, premier époux de Sofonisba
Anguissola 239
Moore, Henry (1898-1986) 369, 336
Mor, Antonis (1517-1576) 256, 233
Moreau, Gus,ave (1826-1898) 130, 126
Morien, Chrétien de, époux de Catharina von
Hemessen 239
Munch, Edvard (1863-1944) 303, 329, 334, 336, 274,
301 a303
Murillo, Bartolomé Esteban (1617-1682) 208, 196
Muziano, Girolamo (vers 1530-1592) 199
Napoléon III (1808-1873) 205
eel, Alice (1900-1984) 245
egretli,jacopo voir Palma le jeune
elli, Luca, père de Plautilla e1li 237
'elli, PlaUlilla (1523-1588) 223, 237
Nietzsche, Friedrich (1844-1900) 343
Nussbaum, Felix (1904-1944) 118
a Q
Oldenburg, Claes (1929-) 118,116
Opie, Catherine (1961-) 245
Oppenheim, Meret (1913-1985) 245,226
Orcagna, Andrea di Cione Arcangelo, dit l' (connu de
1343 à 1388) 51, 57, 42
Origène (m c siècle) 57
Ostade voir Van Ostade
Ovide ( 43-17 av. J-C) 342
388
p Raphael, Antonietta (1900-1975) 226
Pabst, Georg Wilhelm (1885-1967) 242
Pacheco, Francisco (1564-1644) 267
Palma lejeune,jacopo Negretti, dit (1544-1628) 269,
273,247
Pane, Gina (1939-1990) 245,227
Paolini, Giulio (1940-) 352, 369
Paris, Matthew (1200-1259) 42, 35
Parler, Peter (1330-1399) 51, 41
Parmesan, Francesco Mazzola, dit le (1503-1540) 176,
179,216,164
Parrhasios (V<-IV' siècle av. J-C) 77,352
Passignano, Domenico Cresti, dit (1560-1636) 88
Paulin de Nole (353-431) 129
Peeters, Clara (1594-1657) 220, 223,308,17,278
Pega ou Pègue, sainte (VIII c siècle) 41, 223, 28
Périclès (vers 495-429 av. J-C) 35, 49
Perrault, Claude (1613-1688) 184
Pérugin, Pietro Vannucci, dit le (vers 1445-1523) 75,
77,66
Pétrone (?-65) 35
Petrus Cantor Parisiensis (1130-1197) 42
Petrus Christus (vers 1410-1472) 161
Phidias (V' siècle a"J-C) 35, 49
Philippe III d'Espagne (1578-1621) 231
Philippe IV d'Espagne (1605-1665) 202
Pic de la Mirandole (1463-1494) 62, 110
Picasso, Pablo (1881-1973) 167, 281, 358, 255, 256, 324
Pie V (1504-1572) 202
Piero della Fancesca (vers 1420-1492) 193
Pino, Paolo (documenté de 1534 à 1565) 185
Pinturicchio, Bernardino di Betto, dit le (vers 1424-
1513) 75, 77, 67, 68
Pistoletto, Michelangelo (1933-) 356, 320
Platon (vers 428-348 av. J-C) 35, 112, 283, 284
PlautilIa, sœur voir Nelli
Pline l'Ancien (23-79) 33, 126, 176, 352
Plutarque (vers 50-125) 33,49, 51
Polémon (vers 340 av. J-C) 284
Politien, Ange (1454-1494) 62
Pollock,jackson (1912-1956) 130,125
Pompadour, Madame de (1721-1764) 190
Ponzoni, Bianca, mère de Sofonisba Anguissola 230
Popovic, Mica (1923-) 118
Pot, Hendrick (1585-1657) 273
Poussin, Nicolas (1594-1665) 108, 206, 230, 256, 343,
193,232
Powell, Frank (1903-1969) 242
Proudhon, Pierre-joseph (1809-1865) 276,325
Pulchérie (399-453) 88
Pythagore (VI' siècle av. J-C) 112
Quintilien (vers 30-100) 126
R Steen,jan Havieszoon (1626-1679) 113, 294, 104, 262
Rainaldus (1142-1199) 36
Raphaèl (1483-1520) 77,88,134,189,239,320,343,
70, 76, 79, 129
Rauschenberg, Robert (1925-) 370, 331
Ray vOÎr Man Ray
Rembrandt, Rembrandt Hannenszoon Van.Rijn, dit
(1606-1669) 88, 108, 113, 156, 167, 193,206,256,
264,267,304,316,318-323,328,83,98,99,147,
158,234,242,276,286,288 a291
Reni, Guido (1575-1642) 230, 237
Reynolds,joshua (1723-1792) 167, 187, 189, 157, 169
Ribera,Jusepe de (1591-1652) 173
Richelieu, duc de (1585-1642) 190
Rigaud, Hyacinthe (1659-1742) 190, 178
Rijn voir Rembrandt
Rivera, Diego (1886-1957) 242
Robusti,jacopo voir Tintoret
Robusti, Marietta, fille du Tintoret 226, 237
Rockwell, Norman (1894-1978) 167, 155
Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612) 176,357
Rosa, Salvator (1615-1673) 149,287,308,142,279
Rossi, Properzia de' (1490-1530) 223
Rousseau, Henri Rousseau, dit le douanier
(1844-1910) 256,240
Rubens, Pieter Paul (1577-1640) 156, 185, 239, 284,
294,316,323,325,292 a 294
Rudnitsky, Emmanuel voir Man Ray
Rufillus (vers 1150-1200) 45, 36
Ruysbroeck voir Van Ruysbroeck
Ruysdael voir Van Ruysdael
s
Saskia, première épouse de Rembrandt 113, 319, 320, 276
Savinio, Alberto (1891-1952) 375,337
Savoldo, Giovan Girolamo (vers l485-après 1548) 178,
179,166
Schiele, Egon (1890-1918) 334,336,16,304 a 306
Schjerfbeck, Helene (1862-1945) 245
Schonberg, Arnold (1874-1951) 352, 377, 319
Schopenhauer, Arthur (1788-1860) 343
Schulfenecker, Claude-Émile (1851-1934) 299
Schulze-Knabe, Eva (1907-1976) 245
Sénèque ( 4-65) 35, 307
SenmoUl (XVI' siècle av. J-C) 35, 45, 21
Severini, Gino (1888-1976) 364,326
Shakespeare, William (1564-1616) 149,194
Sharples, Rolinda (1793-1838) 223
Signorelli, Luca (1450-1523) 70, 61, 62
Sirani, Elisabetta (1638-1665) 220, 223, 230, 231, 237,
207
Sirani, Giovanni Andrea, père d'Elisabetta SiIani 230, 237
Sironi, Mario (1885-1961) 364, 377, 327
Socrate (470-399 av. J-C) 110, 112
Solario, Andrea (1473-1520) 99, 89, 96
Solimena, Francesco (1657-1747) 190,177
Sostrate de Cnide (lIIc siècle av. J-c.) 35
Spence,jo (1934-) 245
Spoerri, Daniel (1930-) 370, 377, 332
Stiattesi, Pietro, époux d'Artemisia Gentileschi 239
Stoffels, Hendrickje, seconde épouse de Rembrandt 206
Subleyras, Pierre (1699-1749) 273, 278, 250
SweerlS, Michiel (1624-1664) 294,264
T Van der Faes, Pieter voir Lely
Tassi, Agostino (1566-1644) 215
Tatline, Vladimir (1885-11953) 118, 114
Teerlinc, Levina (vers 1510-1576) 237
Théodore de Samos (milieu du siècle av. j.-c.) 35
Théophraste (vers 372-287 a"J-C) 284
Theolokopoulos, Domenico voir Greco
Therbusch, Anna Dorothea (1721-1782) 226, 237
Tintoret, Jacopo Robusti, dit le (1518-1594) 130,226,
237,124
Timoreua, la voir Robusti, Marietta
Titien, Tiziano Vecellio, dit (1490-1576) 184,202,251,
256,186,187
Toulouse-Lautrec, Henri de (1864-190]) 173, IBO,
160,167
Turner, William (1775-185]) 187,174
u Vannucci, Pierro, voir Pérugin
Uccello, Paolo di Dono, dit Paolo (1397-1475) 207,
195
Utamaro, Kitagawa (1753-1806) 198
v Véronèse, Paolo Caliari, dit (1528-1588) 77, 69
Valck, Adriaen (1622-après 1664) 347, 312
Valentino, Rudolph (1895-1926) 242
Van der Weyden, Rogier (1399-1464) 88, 251, 78
Van Dongen, Kees (1877-1968) 118
Van Dyck, Antoon (1599-1641) 151,185,189,212,
230,239,294,316,323,349,143,200
Van Eyck,]an (vers 1390-1441) 55,161, 164,38,46,153
Van Gogh, Théo (1857-1891) 328, 329
Van Gogh, Vincent (1853-1890) 167,299,328-329,
334,370,377,19,271,272,298 d 300, 335
Van Heemskerck, Maenen (1498-1574) 88, 251,80
Van Hoogstraten, Samuel (1627-1678) 193,256,273,
180
Van Mander, Karel (1548-1606) 193, 199,273
Van Oostsanen,Jan Cornelisz (vers 1472-1533) 287
Van Ostade, Adriaen (1610-1685) 278
Van Rijn, Rembrandt Hannenszoon voir Rembrandt
Van Ruysbroeck,Jan (1293-1381) 316
Van Ruysdael, Jacob (vers 1628-1682) 264
Van Uylenburch, Saskia voir Saskia
Vasari, Giorgio (1511-1574) 51, 54, 60, 79, 127, 149,
176,179,184,193,199,202,223,251,256,117
Vedova, Emilio (1919-) 375
Velàzquez, Diego Rodriguez da Silva y (1599-1660)
134,202,264,267,131,189,190
Vermeer,Jan (1632-1675) 278, 352, 317
Vigée-Lebrun, Élisabeth 223, 230, 234, 237, 239, 242,
JO, 209, 214, 219 d 221
Vigri, Caterina de (1413-1463) 223
Villard de Honnecourt (XIIIe siècle) 41,27
Virgile (Ier siècle av. J.-c.) 70
Volvinius (IX' siècle) 36, 57, 26
Vouet, Simon (1590-1649) 108
w
Warhol, Andy (1929-1987) 364, 328
Waser, Anna (1678-1714) 220, 223
Weiss, Leocadia, compagne de Goya 296
Weyden voir Van der Weyden
Woverius,jan 325, 294
Woverius, Philippe 325, 294
x
Xénophane (V[' siècle av. J-C) 126
z
Zappi, Gian Paolo, époux de Lavinia Fontana 237, 239
Zeuxis (fin du V' siècle av. J-C) 33, 108, 227, 256, 320,
322
Zoffany,Johann (1733-1810) 110,J02
Zola, Émile (1840-1902) 198, 184
Zuccari, Federico (1542-1609) 79, 71
Zucchi, Antonio (1726-1795) 239
389
 Crédits
Les photographies sont de:
PicLUre Ubrary, National Portrait Gallery, Londres: l,
157,251. Rabalti &: Domingie: 2,4,57,58,71,81,82,
96,97,101,117,129,137,151,194,199,216,228,237.
The Bridgeman Art Library: 3, 14, 17,42,75, 1l9, 125,
145,182,203,208,233,235,239,271,272,278,297,
300,322, 334. joseph Martin: 5, 18, 25, 29, 47, 72, 84,
93,133,149,178,187,190,214,243. Scala: 6, 10, 13,
16,23,26,40,45,51,53,54,60 à 63, 66 à 68, 70, 76,
79,90,91,94,95,114,130,132,135,141,143,171,
172,177,188,189,197,198,205,207,209,211,218,
• 223,236,247,249,292,294,305,328,331. National
Gallery of An, Washington: 7, 118, 206. Curtis Galle·
ries, Minneapolis: 8, 202. BuilozIRMN : 9, 147, 179.
Nathalie SabatolMusée d'An el d'Histoire, Genève: 11,
140. jean ArnaudetIRMN: 12, 124, 161, 195,231,259,
296. Germanisches National Museum, Nuremberg: 15,
109,288. Gérard BlotIRMN : 19,89,122, 128, 148, 159,
176,220,248,255,260,299. Bibliothèque nationale de
France: 20, 27, 152, 167. Staatliche Sammlung Agypter
Kunst : 21. Margarete BûsingIBPK, Berlin Disl. RMN :
22. Ingrid GeskeIBPK, Berlin Dist. RMN : 24. British
Lîhrary, Londres: 28, 35. Bibliothèque du Château,
Prague: 30. The Walters Arts Gallery, Baltimore: 3l.
Ursula SeiLZ-GraylllniversitâtshihliothekJohan Christian
Senckenberg, Francfort-sur-le-Main: 32. Biblioleca Sta-
tale di Lucca : 33. Trinity College, Cambridge: 34.
Biblioteca Bodmeriana, Genève: 36. Bibliothèque natio-
nale universitaire, Strasbourg: 37. National Gallery,
Londres: 38, 46, 56,127,142,153,196. Antonio
Quattrone : 39, 43, 44, 48, 49, 52, 55,139. Werner
meister: 41. Giovanni Daglî Orti : 50. Jorg P. Anders!
BPK, Berlin Disl. RMN : 59, 170, 186, 232, 281. Kuns-
thistorisches Museum, Vienne: 64, 65, 86, 164, 293,
317. RMN : 69, 126, 193, 263, 291, 295. Frans Hals
Museum, Haarlem: 73. Menard An Museum, Aichi: 74.
Collections privées: 77, 238, 275. Museum of Fine Arts,
Boston: 78, 213, 242. Adelaide BeaudouinlRMN : 80.
Rijksmuseum, Amsterdam: 83. Artothek : 85, 264.
Anne GoldIBPK, Berlin Dist. RMN : 87. AndersfStiftung
Preussischer Schlosser und Gârten, Berlin: 88. Franck
Raux/RMN 92, 120. Wallraf-Richartz Museum,
Cologne: 98. Frick Collection, New York: 99. Stâdùiches
Institut für Kunst, Francfort: 100. National Gallery of
Victoria, Melbourne: 102. Michael LindnerlHerzog
390
Anton Ulrich Museum, Braunschweig : 103. Museo
Thyssen-Bornemisza, Madrid 104, 163, 262.
OjedalRMN : 105, 138. Fondazione Giorgio e Isa De
Chirico: 106. BPK, Berlin Dist. RMN : 107. Allen
Memorial Art Museum, Oberlin 108. Joachim
BlauellArtothek: 110,310. Medienzentrum, Wuppertal:
Ill. AKG-Images : 1l2, 1l3, 212, 224, 31l, 316, 319,
341. Philippe HalsmanIMagnum : 115. Museum of Art,
Tel-Aviv: 1l6. BerizziIRMN : 121, 156, 175, 200, 221.
Martin BühlerlKunstmuseum, Bâle: 123,204. Museo
Provincial, Valence: 131. SCMA, Northampton: 134.
Hervé LewandowskiIRMN : 136, 185, 252, 253, 335.
Museu Calouste Gulbenkian, Lisbonne: 144. Berlinishe
Galerie: 146. Richard LambertfRMN : 150. Fine Arts
Museums, San Francisco: 154. Norman Rockwell
Museum, Stockbridge : 155. Jean Schormans/RMN :
158. Musée Toulouse-Lautrec, Albi: 160. Whirwonh Art
Gallery, Manchester: 162. Escher Museum, Baarn : 165,
333. Thierry Le MageIRMN : 166. Fundaci6 Gala - Sal-
vador Dali, Figueras : 168, 308. Royal Academy of Arts,
Londres: 169, 173. Tate Gallery, Londres: 174, 183,
332. Boijmans van Beuningen Museum, Rotterdam:
180, 246. English Heritage Photographic Library : 181.
Dominique Genet: 184. Royal Collection Her Majesty
Queen Elisabeth Il : 191,217. Fogg Art Museum, Cam-
bridge: 192. Jeff Koons : 201. Pinacoteca di Brera,
Milan: 210. Malerisammlîng, Nivagaards : 215. Jean
Arnaudet-Jean Schormans/RMN : 219. Jean-Pierre
Kuhn/SIK : 222. jean-Claude Planchet/CNAC-MNAM
Dist. RMN : 225. Kunstmuseum, Berne: 226. Jacques
Fauhour/CNAC-MNAM Disl. RMN : 227. Koninklijk
Museum voor Schone Kunsten, Anvers: 229. Albertina,
Vienne: 230,304. Kenwood House : 234. Narodni Gale-
rie, Prague: 240. Claude GasparilMusée Matisse, Le
: 241. JeanIRMN : 244. W Drayer/
Colletion Bührle : 245. Fotostudio Otto/Akademie der
bildenden Kunst, Vienne: 250. CNAC-MNAM Disl.
RMN : 254, 325, 326, 340. Hartford, Connecticut, Wad-
sworth Atheneum : 256. Stedelijk Museum, Amsterdam:
257,339. Photothèque R. Magritle-ADAGp, Paris 2006 :
258. Berndt-Peter KeiserlHerzog Anton Ulrich Museum,
Braunschweig: 261. Blauel-GnarnlArtothek : 265. Kuns-
thalle, Brême; 266, 287. NTV : 267,329. Institute of
Arts, Minneapolîs : 268. Archives CDNAKG-Images :
269. Van Gogh Museum, Amsterdam: 270. Museum
Plantin Moretus, Anvers: 273. Munch Museet, Oslo:
274,302,303. Gemàldegalerie, Dresde: 276, 290.
Christie'S/Anothek : 277. The Metropolitan Museum of
An, New York: 279. Stedelijk Museum De Lakenhal,
Leyde: 280. Michèle BeliotIRMN : 282, 286, 330, 343.
Stâdtisches Galerie im Lenbachhaus, Munich: 283.
Galerie Albstadt : 284. National Museum of American
Art, Washington: 285. Isabella Stewart Gardner Museum,
Boston: 289. Detroit Institute of Ats : 298. j. Lathionl
National Museum, Oslo: 301. Erich LessinglAKG : 306,
323. Centra de Ane Reina Sofia, Madrid: 307. Philippe
Migeat/CNAC-MNAM Disl. RMN : 309. Eike Walford!
BPK, Berlin Dist. RMN : 312. DowiclMuseum for Kunst,
Copenhague: 313. The J. Paul Getty Museum, Los
Angeles: 314. The collection of Teresa Heinz,
burgh : 315. Adam RzepkalCNAC-MNAM Disl. RMN :
318. Paolo PeliionIFondazione Piswletto : 320. Fonda-
zione Lucio Fontana, Milan: 321. Fuji Television Gal-
lery: 324. Alinari : 327. The Henry Moore Foudation,
Much Haham : 336. Civîca Galleria d'Ane Moderna,
Turin: 337. Fundaci6 Mir6, Barcelone: 338. Giorgio
Colombo: 342.
© ADAGP, Paris 2006 pour les œuvres de : M. Beck-
mann, A. Boetti, P. Bonnard, C. Brancusi, M. Chagall,
G. De Chirico, O. Dix, J. Ensor, G. Grosz, J. Johns,
M. Oppenheim,j. Pollock, A. Schonberg, G. Severini,
M. Sironi, D. Spaerri, A. Warhol
© Salvador Dali, Gala-Salvador Dali Foundation -
ADAGp, Paris 2006
© Fondation Paul Delvaux, St. ldesbald - ADAGp, Paris
2006
© Estate of Roy Lichtenstein, New York - ADAGp, Paris
2006
© Photothèque R. Magritte - ADAGp, Paris 2006
© Sucessionj. Mir6 - ADAGp, Paris 2006
© The Munch-Ellingsen Group - ADAGp, Paris 2006
© Robert Rauschenberg - ADAGP, Paris 2006
© Man Ray Trust - ADAGp, Paris 2006
© L &: M Services B. V pour S. Delaunay
© Fondazione Lucio Fontana, Milan
© Lucian Freud
© Galerie Henze &: Ketterer, Berne pour E. Kirchner
© Jeff Koons
© Succession H. Matisse
© Picasso Administration
© The Norman Rockwell Art Collection Trust
 L'AUTEUR: OMAR CALABRESE

Après des érudes de linguistique

à runiversité de Florence,
Omar Calabrese a enseigné
durant vingt-deux ans à l'uni-
versité de Bologne.
Il a fair une sorre de tour du
monde en tant que «visiting
professac»), s'arrêtant à Yale et
Harvard, à l'École des hautes
études en sciences sociales de Paris, à la Complu-
tense de Madrid, à l'université de Valence, Bilbao,
Barcelone, à la Technische Universirar de Berlin, ou
encore à la Vrije Universiteit d'Amsrerdam, à Anvers,
Helsinki, Buenos Aires, Bogod, Prague, Vienne.
Il fut aussi le direcreur du musée Santa Maria della
Scala à Sienne.
Aujourd'hui, il tienr la chaire des sciences de la
communication à l'université de Sienne, où il dirige
également l'École supérieure des sciences humaines.
Omar Calabrese fut aussi le commissaire de l'expo-
sition Personnes, le portrait de groupe au Quarto
Stato, au palais Venezia de Rome en ocrobre 2003,
ainsi que de l'exposition Vénus dévoilée au palais des
Beaux-Arts de Bruxelles.
Omar Calabrese a publié plus de vingt livres, dont :
Illinguaggio dell'arte (1984). - L'età neobarocca
(1987). - Mille di questi anni (1991). - Breve storia
della semiotica (2000). - Tiziano, La Venere di
Urbino (2003).

Dans la collection « Les Phares»

DELACROIX par Perer Rautmann
GOYA par Fred Licht
INGRES par Georges Vigne
MANTEGNA par Alberta De icolo Salmazo
RAPHAËL par Pierluigi De Vecchi
REMBRANDT par Christopher Wright
VÉLASQUEZ par Yves Borrineau
L'ART DU PORTRAIT par Andreas Beyer

BOSCH par Larry Silver (à paraître)

Documents de la jaquette et du coffret:

1a plat: Salvadot Dili
Dali th dos Gala t:k dos, itemi.sù par six
provisoirement réflichies par six vrais miroirs, 1973
Huile sur mile, GO X60 cm
Figueras. Fundaciè Gala e Salvador Dalf
© Fundacio Gala e Salvador Dali,
Figueras/© Salvador Dali,
Gala-Salvador Dali Foundation - ADAGP, Paris

4' plar: flisabeth Vigée-Lebrun

Autoportrait, 1782
Huile sur toile, 100 X 73 cm
Versailles, musée du Château
©Jean Arnaudet-Jean Schotmans/RMN
eElle remOnte
HISTOIRE DE L'AUTOPORTRAIT est longue et séduisante.
à l'Antiquité classique, aux peintres et sculpteurs
égyptiens, aux artistes grecs et puis romains. Au Moyen Âge,
la représentation de soi-même est pratiquée surtout par les
enlumineurs et par les artisans du vitrail.
Mais l'époque décisive pour l'affirmation de l'autoponrait
est la Renaissance. La raison en est simple: jusqu'au Quattro-
cento l'artiste n'avait pas le statut d'intellectuel, mais seulement
d'artisan; il n'était donc pas digne de la gloire inhérente à la
reproduction de son visage ou de son corps.
En fait, les autoportraits anciens et médiévaux ne «ressem-
blent» pas à leurs exécuteurs. Ils SOnt plutôt des signatures
visuelles que des images de leurs auteurs. Au XVC siècle, au
contraÏre,la personne de l'artiste est reconnue et il commence
à être considéré comme partie prenante de l'univers culturel
de son époque.
Tout d'abord, la pratique de l'autoportrait est timide et
plus ou moins masquée: les artistes insèrent leurs visages dans
la foule des personnages des histOires racomées. Ils se cachent,
se représentant en héros mythologiques ou en figures reli-
gieuses. Enfin ils arrivent à se figurer exactement comme les
aristocrates, les autorités religieuses ou les riches marchands
qui commandent des portraits comme affirmation de leur
propre puissance. La pratique de l'autoportrait est dorénavant
parfaitement fIxée, et deviendra quelquefois une obsession
pour certains artistes: Dürer, Rembrandt, Van Gogh, Munch,
Dali. Ensuite, cette pratique varie, selon les idées et les goûts
de chaque époque.
Dans la première partie du Cinquecento, par exemple,
l'artiste ne se montre pas devant son chevalet avec ses pinceaux
en main (il veut prouver qu'il est un intellectuel à part
entière). Dans la seconde partie du CinquecentO, il se présente
toujours en train de peindre (pour prouver ses capacités tech-
niques). Dans cette seconde moitié du siècle les femmes
commencent à produire des autoportraits, et il s'agit souvent
d'œuvres de jeunesse (les femmes ne SOnt pas reconnues en
tant qu'artistes et outrepassent leurs droits en peignant un
pOrtrait, le leur).
C'est au xvne siècle que remonte la naissance de l'expression
des sentiments (l'autoportrait que nous appelons aujourd'hui
« psychologique »), qui deviendra typique au XIXe siècle avec le
Romantisme. Et toujours au XVIIe siècle apparaît la figure de
l'artiste« maudit», qui trouve son apogée avec Caravage, mais
que nous retrouvons au XIXe siècle avec Van Gogh ou Courbet.
I.:histoire de l'autoportrait, on le voit, n'est pas séduisante
seulement parce que nous y trouvons les visages des grands
artistes du passé. Chaque période artistique dévoile, par le
biais de l'autoportrait, ses théories: sociales, culturelles, sym-
boliques. Par exemple, au moment même de la naissance
de l'autoportrait dans les Flandres ou dans la Florence du
Quattrocento, les peintres doivent se poser le problème de la
consrrucrion de l'image.
Si le tableau est un miroir qui, selon les lois de la pet'peCcive,
reflète le monde, et si l'autoporrrait nécessite un miroir pour
se reproduire: comment montrer cette double spécificité? Ou
encore: comment se représenter, en regardant le spectateur ou
en regardant un point extérieur, de profil? La décision est
contradictoire: dans le premier cas,l'artiste tutoie son inter-
locuteur, qui ne devrait pas exister parce qu'il se aouve devant
un miroir; mais dans le second, il se montre en troisième
personne, et nie alors l'existence même du miroir.
Ainsi, l'histoire de l'autoportrait manifeste la complexité
extrême de la réflexion des artistes sur l'art; et cela jusqu'à nos
jours, quand la négation du réalisme de la représentation
oblige les artistes à trouver des formules tOut à fait différentes
pour établir leur propre identité, des formules qui en même
temps soulignent la subjectivité de l'œuvre d'arr, mais aussi la
présence de l'artiste dans l'œuvre elle-même.
I.:autoponrait de l'artiste n'existe plus, l'œuvre est toujours
un autoportrait...

CITADELLES
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MAZENOD