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DAEU A - Littérature

LA RECHERCHE DE SOI
ÉDUCATION, TRANSMISSION, ÉMANCIPATION

COURS -SÉQUENCE 1

CNED

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SOMMAIRE

SÉQUENCE 1
ÉDUCATION, TRANSMISSION, ÉMANCIPATION 2

BIENVENUE  2

ÉTAPE 1 – S’ÉTONNER, DÉCOUVRIR  4


Qu’est-ce qu’une bonne éducation ? 4

ÉTAPE 2 : LA LEÇON  8


Partie A - Comment l’éducation peut-elle aider à devenir soi ? 8
Introduction8
1. L’enfant comme paradigme du devenir soi 9
2. Désir de savoir et désir d’émancipation 12
 ’enfant oublié : La force du contre-exemple
3. L 14

ÉTAPE 2 : LA LEÇON  18


Partie B - Quel système éducatif un état démocratique doit‑il mettre en place pour
favoriser l’émancipation ? 18
1. La figure autoritaire du père-maître : Le patriarcat fragilisé 18
2. Quel est le rôle de l’école et de la société dans la formation de soi ? 22
3. Les limites de l’égalitarisme par l’école : l’école libère-t-elle des inégalités sociales ?
Pour une approche sociologique de l’éducation au XXe siècle. 26

ÉTAPE 2 : LA LEÇON  28


Partie C - La construction de soi : De la formation à l’émancipation 28
1. À la recherche de l’écrivain : l’enfance comme temps de gestation 28
2. Devenir écrivaine quand on est une femme est-ce trahir sa classe et son genre ? 36
3. Comment être-au-monde dans un universel singulier par le récit de soi et du corps ? 39

CONCLUSION  41

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SÉQUENCE 1
ÉDUCATION, TRANSMISSION, ÉMANCIPATION

BIENVENUE

Dans cette séquence « Éducation, transmission et émancipation », ces trois thématiques – à la fois
indépendante et en continuelle interaction – seront étudiées sous trois angles, dans une perspective
historique large, allant du XVIIIe au XXe siècles. C’est ainsi que vous découvrirez dans une première partie
la manière dont l’éducation peut aider l’enfant à devenir soi. Dans la deuxième partie, nous passerons
de cette perspective individuelle à une perspective systémique afin de mieux comprendre ce qu’un état
démocratique doit et peut mettre en place pour favoriser l’émancipation de tous. Dans la troisième
et dernière partie c’est un retour à l’individu qui vous sera proposé mais à un stade ultérieur afin de
comprendre comment, après l’éducation formative, une émancipation est envisageable et praticable.
Cependant, cette séquence aura une particularité. En effet, le choix a été fait de vous proposer, en
parallèle de cette approche variée des thématiques en question, l’étude d’une œuvre intégrale : L’Enfant
de Jules Vallès. Découvrez ci-dessous un peu plus précisément ce livre que vous aurez continuellement
dans votre cartable !

Le livre dans le cartable !

L’Enfant est le premier volet d’une trilogie ; il paraît en 1878 et sera suivi par Le Bachelier en 1881 et par
L’Insurgé en 1886, dans une édition posthume. Souvent qualifiés par l’étiquette « autobiographiques »,
ces trois romans suivent le parcours de Jacques Vingtras, un héros qui ne partage pas seulement avec
Jules Vallès les initiales J.V.
Reprenant le modèle du roman de formation cher à ses aînés écrivains du XIXe siècle – au premier
rang desquels Flaubert avec L’Éducation sentimentale (1869) –, Vallès aspire également à raconter sa
propre histoire, celle d’un enfant éduqué sous les coups qui connaîtra l’émancipation par l’insurrection
parisienne communarde, alors émancipé de la figure paternelle disparue à la fin du Bachelier et qui lui a
transmis in fine la soif de la liberté. Mais à cette démarche de l’intime s’ajoute une perspective historique
beaucoup plus large : c’est l’école des années 1840 que l’on découvre pour être ensuite instruit sur le
vent de révolte qui souffle sur la France dont l’acmé sera la Commune, en 1870.
ous les yeux du lecteur, Jacques Vingtras s’éduque – plus qu’il n’est éduqué – et s’émancipe par la
S
révolte. Ce mouvement de libéralisation s’achève dans la réalité par l’écriture pour Jules Vallès : il
transmet l’espoir vital « à tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège », « à tous ceux qui, nourris de grec
et de latin, sont morts de faim » et « aux morts de 1871 […] victimes de l’injustice »1. Il redonne donc vie
à ceux qui ne sont plus.

Se concentrer sur le premier volet de cette trilogie nous permettra de voir qu’il contient, en germe, cette
émancipation, traversant l’épreuve d’une enfance où l’enfant est oublié, où le père est infantilisé et où
advient un écrivain adulte qui grandit encore en regardant en arrière.

1  Ces trois citations sont extraites des dédicaces des romans de la trilogie.

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Les trois temps spécifiquement consacrés à L’Enfant suivront l’organisation suivante :
• Dans la partie A (Comment l’éducation peut-elle aider à devenir soi ?)
Point 3 – L’enfant oublié : La force du contre-exemple
• Dans la partie B (Quel système éducatif un état démocratique doit-il mettre en place pour favoriser
l’émancipation ?)
Point 1 – La figure autoritaire du père-maître : Le patriarcat fragilisé
• Dans la partie C (La construction de soi : De la formation à l’émancipation)
Point 1 – À la recherche de l’écrivain : l’enfance comme temps de gestation

Afin de comprendre au mieux les informations données, de les relier au reste de la séquence et de les
assimiler plus aisément, un prérequis est inévitable : la lecture intégrale de L’Enfant. Vous effectuerez
cette lecture à votre rythme et de manière indépendante. Cependant, voici quelques conseils :
• Privilégiez une édition destinée aux scolaires
Cela vous permettra d’obtenir des éclairages quant aux possibles difficultés de compréhension
rencontrées.
Éditions de L’Enfant destinées aux scolaires
– Collection Étonnants Classiques, Édition Flammarion, Paris, 2018.
– Collection Folio + Collège, Édition Folio, Paris, 2016.
– Collection Petits Classiques, Édition Larousse, Paris, 2009.
– Collection Bibliocollège, Édition Hachette, Paris, 2006.
• Munissez-vous d’un stylo et d’un carnet
Tout au long de votre lecture, notez dans votre carnet les idées qui vous viennent à l’esprit, en
conservant toujours en tête les trois mots-clés du chapitre : « Éducation », « Transmission »,
« Émancipation ».

Et maintenant entrons dans le vif du sujet !

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ÉTAPE 1 – S’ÉTONNER, DÉCOUVRIR

Qu’est-ce qu’une bonne éducation ?

Activité 1

Texte-Document 1
Extrait de Emile ou De l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau
Lisez le document suivant ainsi que la présentation initiale puis laissez-vous guider par le questionnaire
qui les suit.

Description du document
Le XVIIIe siècle est traversé par la nature comme idéal. Selon Jean-Jacques Rousseau, l’homme est bon :
dans l’état de nature, il est heureux et libre, ne connaît pas le mal. Il faudrait donc élever les enfants dans
un milieu naturel qui leur permettrait d’atteindre le bonheur en pratiquant la vertu. Rousseau expose ses
principes pédagogiques dans cet essai Émile ou De l’éducation dans lequel il imagine un enfant, Émile, que
l’on aurait protégé des méfaits de la société. Dans le livre II, le lecteur suit Émile entre deux et douze ans,
âge dans lequel l’enfant doit avant tout s’épanouir loin des contraintes d’une éducation rigide et strictement
livresque. Le philosophe s’adresse ici aux pédagogues pour leur délivrer le premier de ses commandements :
il est urgent de ne rien faire. Ceci remet évidemment en question tous les principes antérieurs d’éducation
et amène Rousseau à formuler de nombreux paradoxes qui surprendront certainement le lecteur. Écoutons
maintenant Rousseau.

« Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce
n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes : il
en faut faire quand on réfléchit ; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime mieux être homme à paradoxes
qu’homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l’âge de
douze ans. C’est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu’on n’ait encore aucun instrument
pour les détruire ; et quand l’instrument vient, les racines sont si profondes, qu’il n’est plus temps de
les arracher. Si les enfants sautaient tout d’un coup de la mamelle à l’âge de raison, l’éducation qu’on
leur donne pourrait leur convenir ; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il
faudrait qu’ils ne fissent rien de leur âme jusqu’à ce qu’elle eût toutes ses facultés ; car il est impossible
qu’elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu’elle est aveugle, et qu’elle suive, dans
l’immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu
ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien
laisser faire ; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l’âge de douze ans, sans qu’il sût
distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement
s’ouvriraient à la raison ; sans préjugés, sans habitudes, il n’aurait rien en lui qui pût contrarier l’effet
de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes ; et en commençant par ne
rien faire, vous auriez fait un prodige d’éducation.
Prenez bien le contre-pied de l’usage, et vous ferez presque toujours bien. Comme on ne veut pas faire
d’un enfant un enfant, mais un docteur, les pères et les maîtres n’ont jamais assez tôt tancé, corrigé,
réprimandé, flatté, menacé, promis, instruit, parlé raison. Faites mieux : soyez raisonnable, et ne
raisonnez point avec votre élève, surtout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît ; car amener ainsi
toujours la raison dans les choses désagréables, ce n’est que la lui rendre ennuyeuse, et la décréditer de
bonne heure dans un esprit qui n’est pas encore en état de l’entendre. Exercez son corps, ses organes,
ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu’il se pourra. Redoutez tous les
sentiments antérieurs au jugement qui les apprécie. Retenez, arrêtez les impressions étrangères :

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et, pour empêcher le mal de naître, ne vous pressez point de faire le bien ; car il n’est jamais tel que
quand la raison l’éclaire. Regardez tous les délais comme des avantages : c’est gagner beaucoup que
d’avancer vers le terme sans rien perdre ; laissez mûrir l’enfance dans les enfants. Enfin, quelque leçon
leur devient-elle nécessaire ? Gardez-vous de la donner aujourd’hui, si vous pouvez différer jusqu’à
demain sans danger.
[…] Mais où placerons-nous cet enfant pour l’élever ainsi comme un être insensible, comme un
automate ? Le tiendrons-nous dans le globe de la lune, dans une île déserte ? L’écarterons-nous de tous
les humains ? N’aura-t-il pas continuellement dans le monde le spectacle et l’exemple des passions
d’autrui ? Ne verra-t-il jamais d’autres enfants de son âge ? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins, sa
nourrice, sa gouvernante, son laquais, son gouverneur même, qui après tout ne sera pas un ange ?
[…] Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en
ne faisant rien. Cet art, j’en conviens, n’est pas de votre âge ; il n’est pas propre à faire briller d’abord vos
talents, ni à vous faire valoir auprès des pères : mais c’est le seul propre à réussir. Vous ne parviendrez
jamais à faire des sages si vous ne faites d’abord des polissons ; c’était l’éducation des Spartiates : au
lieu de les coller sur des livres, on commençait par leur apprendre à voler leur dîner. »

Répondez au brouillon aux questions suivantes :

1) Pourquoi Rousseau dit-il que la première éducation « doit […] être purement négative » ? Par quel
adjectif pourrait-on remplacer le terme « négative » ?
2) Formulez en quelques phrases et en vous appuyant sur des citations extraites du texte les principes
de cette éducation.
3) Précisez en quelques phrases les inconvénients d’une telle éducation – si tant est qu’on puisse la
mettre en œuvre.

Éléments de réponse à comparer avec votre travail au brouillon :

1) Cette éducation dispensée à l’enfant de 2 à 12 ans serait « négative » au sens où il s’agit de prendre
le contrepied absolu des principes inculqués habituellement aux enfants. Tout d’abord il est urgent
d’attendre, c’est-à-dire de ne rien faire ou de faire le moins possible pour éviter de corrompre la nature
de l’enfant. « Gouverner sans préceptes et […] tout faire en ne faisant rien » : tel doit être le difficile
credo du maître qui voit là la négation-même de sa fonction. Or ce serait pourtant la meilleure des
postures que cette « abstinence » en matière d’éducation puisqu’elle permettrait à l’enfant de grandir
à son rythme et à l’adulte de ne pas vouloir en faire un autre adulte en miniature à coups de contraintes
et de menaces – ce à quoi se résume à cette époque l’éducation magistrale ou parentale. La formule
« laissez mûrir l’enfance dans les enfants » est remarquable : elle souligne précisément le défaut
majeur de l’éducation traditionnelle qui est la négation-même de l’enfance, la négation des tendances
naturelles de l’enfant. Cette éducation « négative » est donc en réalité « naturelle » : il s’agit d’éduquer
en suivant la nature.
2) Outre la prudence et l’abstinence du maître évoquées à l’instant, Rousseau préconise de solli-
citer la sensorialité de l’enfant : « Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces ». À la fin de
l’extrait, grâce à l’exemple des Spartiates, dont on connaît la force physique et le courage au combat,
Rousseau critique un autre aspect de l’éducation traditionnelle : elle se contente d’imposer à l’enfant
une connaissance livresque qui va « lui rendre la raison ennuyeuse » en l’amenant « toujours dans
les choses désagréables ». À l’inverse, Rousseau propose des « expériences » qui susciteront son
intérêt. Quant à l’éducation morale, elle est inutile : il ne faut pas « enseigner la vertu ni la vérité »
mais « garantir le cœur du vice », c’est-à-dire se contenter d’intervenir lorsque c’est nécessaire pour
protéger l’enfant de faire ou de subir le mal.
3) Rousseau est conscient du caractère utopique de cette éducation qui nécessiterait un isolement quasi
impossible – serait-il même souhaitable ? – de ses semblables et de la société tout entière (avant
dernier paragraphe). Que penser ensuite du fait que l’on tienne éloigné l’enfant jusqu’à douze ans

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de tout apprentissage intellectuel et de tout contact avec le livre, comme les deux enfants héros du
roman Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, fervent admirateur de Rousseau ? Ne serait-il
pas trop tard pour lui donner le goût du savoir ? Et a contrario ne peut-on imaginer que la tendance
naturelle de l’enfant serait précisément d’apprendre ? Dans ce cas le « différé » que voudrait lui
imposer Rousseau dans l’apprentissage ne serait-il pas contre sa nature ?

Pour prolonger la réflexion


Toutes ces questions sont évidemment essentielles pour le sujet qui nous occupe. Une vingtaine
d’années plus tard, le philosophe Kant dans son propre traité pédagogique semble répondre à
Rousseau en critiquant point par point les positions de l’auteur de L’Emile. Selon Kant, l’éducation est
indispensable – y compris dans sa forme négative, la discipline qui règle le comportement humain,
en empêchant l’enfant de se détourner de sa vraie destination, la culture. C’est celle-ci, apportée par
l’instruction « qui arrache l’homme à ses penchants brutaux » et permet, non seulement à l’individu
mais à l’espèce entière, de devenir meilleure. Lisons ensemble cet extrait dont nous avons surligné les
passages essentiels pour que vous en saisissiez la portée pour notre thème.

Texte-Document 2 
Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, Pédagogie 1776-1787, traduction Barni,
éd. Auguste Durand, 1855, p.187-200

« L’homme est la seule créature qui soit susceptible d’éducation. Par éducation l’on entend les soins (le
traitement, l’entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l’instruction avec
la culture. Sous ce triple rapport, il est enfant, — élève, — et écolier. […]
L’espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d’elle-même par ses propres efforts toutes les qualités
naturelles qui appartiennent à l’humanité. Une génération fait l’éducation de l’autre. […]
L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le fait. Il est à remarquer
qu’il ne peut recevoir cette éducation que d’autres hommes, qui l’aient également reçue. Aussi le
manque de discipline et d’instruction chez quelques hommes, en fait de très-mauvais maîtres pour leurs
élèves. Si un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu’on
peut faire de nous. Mais, comme l’éducation, d’une part, apprend quelque chose aux hommes, et d’autre
part, ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont nos
dispositions naturelles. […]
Il n’y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne soit capable d’apercevoir dans l’âge mûr en
quoi il a été négligé, soit dans la discipline, soit dans la culture (car on peut nommer ainsi l’instruction).
Celui qui n’est point cultivé est brut ; celui qui n’est pas discipliné est sauvage. Le manque de discipline
est un pire mal que le défaut de culture, car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis qu’on ne
peut plus chasser la sauvagerie et corriger un défaut de discipline. Peut-être l’éducation deviendra-t-
elle toujours meilleure, et chacune des générations qui se succéderont fera-t-elle un pas de plus vers
le perfectionnement de l’humanité ; car c’est dans le problème de l’éducation que gît le grand secret
de la perfection de la nature humaine. On peut marcher désormais dans cette voie. Car on commence
aujourd’hui à juger exactement et à apercevoir clairement ce qui constitue proprement une bonne
éducation. Il est doux de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l’éducation
et que l’on peut arriver à lui donner la forme qui lui convient par excellence. Cela nous découvre la
perspective du bonheur futur de l’espèce humaine ».

Enfin le dernier paragraphe ouvre sur un paradoxe passionnant : Kant n’évite pas le problème soulevé
par Rousseau quant à la contradiction entre le principe d’obéissance ou de soumission inhérent dans
l’éducation (par sa partie « négative » en tout cas) et l’exercice de sa liberté.

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« […] Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la
soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment
cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit
soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à en faire lui-même un bon usage. Sans
cela il n’y aurait en lui que pur mécanisme ; l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa
liberté ».

Retenons à l’orée de notre réflexion cette dernière formule qui relie éducation et apprentissage de la
liberté.

Conclusion de la partie introductive


Qu’est-ce donc qu’une bonne éducation ? S’agit-il de « civiliser » l’enfant qui, tenu à l’écart des
contraintes sociales, ne serait guère mieux qu’un « sauvage » ? (Kant parle ici de la discipline, partie
négative de l’éducation) Ou bien s’agit-il au contraire de lui permettre d’abord de se développer et de
s’épanouir naturellement pour ensuite le mettre au contact du savoir et de l’instruction, qui n’est que
« la partie positive de l’éducation » (Kant) ?
En faisant l’hypothèse d’un enfant qui serait éduqué en suivant la nature (notez bien le double sens de
la formule : en observant la nature et en suivant sa propre nature, c’est-à-dire en prenant le temps
d’être un enfant), Rousseau pose de façon durable et très profonde des principes qui vont résonner
bien longtemps après son ouvrage et malgré les polémiques et les critiques que vont lui adresser ses
contemporains et en particulier Kant.
Le premier écho littéraire à son ouvrage pédagogique est le roman de son admirateur Bernardin de Saint
Pierre (1737-1814) qui, avec son roman Paul et Virginie (1788), semble appliquer le principe fondateur de
Jean-Jacques : l’enfant doit être tenu à l’écart d’une éducation trop rigide et artificielle qui corromprait
son esprit et ses capacités naturelles à juger du bien. Dans leur prime enfance, les petits héros de
Bernardin « étaient ignorants », « ne savaient ni lire ni écrire » et pourtant « partout où ils étaient […], ils
levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l’amour de leurs parents ».
Au XXe siècle, de nombreuses pédagogies qui se disent innovantes, sont héritières de l’éducation
« naturelle » prônée par Jean-Jacques Rousseau : l’importance de l’épanouissement de l’enfant auquel
on doit laisser le temps de mûrir, la nécessité d’un contact avec la nature et le vivant pour que l’enfant
soit en harmonie avec le monde qui l’entoure, le rôle de l’observation directe des phénomènes naturels,
l’importance du corps dans son jeune apprentissage, et enfin la prudence pour ne pas dire la méfiance à
l’égard d’une éducation trop moralisatrice qui corromprait la tendance naturelle de l’enfant à discerner
le bien du mal. Les pages qui suivent nous permettront d’éclairer de nombreux aspects de ce débat, du
XIXe siècle jusqu’à nos jours.

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ÉTAPE 2 : LA LEÇON

Partie A - Comment l’éducation peut-elle aider à devenir soi ?

Introduction
La recherche de soi, c’est-à-dire la quête d’identité, qui va être un des enjeux majeurs de la période
moderne, passe nécessairement par la question de l’éducation. Bien avant l’époque romantique, le siècle
des Lumières posa cette question au centre de sa réflexion philosophique : comment aider l’homme à
s’accomplir, à devenir meilleur et à être libre ? Comment l’aider à se réaliser ? La figure de l’enfant et
celle de l’adolescent à sa suite s’imposent alors comme paradigme de cette question de la formation du
moi à travers l’éducation qui mènera à l’émancipation.
En effet, pour les philosophes des Lumières, il ne saurait y avoir d’émancipation sans accès au savoir.
On se rappelle bien sûr la fameuse réponse de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières : « Qu’est-ce que
les lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable…. puisque la cause
[de sa minorité] en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et
de courage de s’en servir sans la direction d’autrui »2 . Kant associe ici de façon fondatrice pour les
siècles qui suivront l’éducation et l’émancipation, c’est-à-dire la capacité d’un individu à penser par
lui-même, à s’affranchir des tutelles, qu’elles soient religieuse, familiale ou magistrale. Cette sortie de
la minorité, l’affranchissement d’un sujet par rapport aux maîtres à penser, est, selon les Lumières la
seule voie possible pour accéder au statut de sujet, y compris sur le plan politique. Accéder au savoir,
de quelque façon que ce soit, est la seule façon de s’affranchir et de devenir libre, au sens politique du
terme. Penser, s’interroger sur le monde, c’est aussi être un citoyen. On voit ainsi se dessiner les enjeux
de l’association de ces trois termes et celle-ci devra être pour nous le fil rouge de cette séquence :
l’éducation doit mener à la liberté. C’est pourquoi, depuis les Lumières, la littérature, la philosophie
et les arts vont reprendre à leur compte cette question en montrant quelles voies peut emprunter un
individu pour devenir un sujet, libre de penser, d’agir, de gouverner et de se gouverner. La question
politique est donc intimement associée à la question de l’éducation. Et nous l’allons montrer dans les
pages suivantes.
Initiée au XVIIIe siècle, cette réflexion sur une éducation émancipatrice va traverser le XIXe siècle,
principalement dans la production romanesque chez Stendhal, Hugo et Balzac en nous montrant
l’ascension de héros et les conflits sociaux et politiques qui entravent l’accomplissement de leurs vœux.
Le roman d’ascension est un des genres du romantisme : le héros romantique cherche à s’affranchir
de sa famille, de son milieu, de la société entière pour se réaliser ; il croise des figures auxquelles il va
s’identifier, parfois des héros politiques qui donnent un sens au parcours du héros. Nous verrons que la
société, la famille, l’école, loin de prendre en charge la formation des individus, les entravent : les héros
romantiques sont des personnages qui vont se construire seuls CONTRE la société. Leur émancipation,
présentée comme un processus d’auto-transformation et d’auto-formation est l’objet de nombreux récits
à la première personne qu’ils soient autobiographiques ou de fiction.

Reprenons les choses maintenant d’un peu plus haut, c’est-à-dire au siècle des Lumières, pour poser
les fondements de notre réflexion sur l’éducation et l’émancipation.

2  « Qu’est-ce que les lumières » ? (déc. 1784), trad. S. Piobetta, op. cit. p. 83

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1. L’enfant comme paradigme du devenir soi
Puisqu’il est à la fois l’objet et le modèle idéal d’une transformation par l’éducation et l’amour, l’enfant
est l’objet d’observation idéal du travail initié par le siècle des Lumières qui commence à rendre l’enfant
visible sur la scène du monde. L’enfant devient un acteur ou du moins un personnage essentiel de son
éducation.
L’historien Philippe Ariès3 étudie la place de l’enfant dans la famille ainsi que l’évolution des sentiments
à l’intérieur de celle-ci depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle. Telle est sa thèse : au fur et à mesure
que la mortalité des enfants décroît, la démographie change et les enfants naissent moins nombreux.
Les parents les investissent alors davantage affectivement et prennent de plus en plus en compte la
nécessité de leur assurer un bon avenir en les éduquant. L’idée-même de l’enfant comme personne à
part entière, demandant une attention et des soins, est donc associée à une réflexion sur les besoins
d’une éducation spécifique, conforme à la nature de l’enfant qui est de moins en moins considéré comme
un adulte en miniature.
On peut d’ailleurs constater cette évolution dans la peinture occidentale de la fin du XVIIIe siècle : l’enfant
y apparaît comme un sujet à part entière, souvent mis en scène dans des postures d’apprentissage aux
côtés des parents. Ces préoccupations sont l’apanage des classes aisées et ne concernent ni les paysans
ni les ouvriers : il faudra attendre en France les lois Jules Ferry (1881-1882) pour que les plus pauvres
puissent avoir accès à l’enseignement primaire obligatoire. Voici une toile de la portraitiste Elisabeth
Vigée Le Brun (1755-1842) montrant la reine Marie-Antoinette entourée de ses enfants : la reine devient
ici un modèle d’amour maternel, qui est une « invention » culturelle récente.

Figure 1. Marie-Antoinette avec ses enfants, Elizabeth Vigée Le Brun,


1787, Château de Versailles

Activité :
Lecture et analyse de documents-images.

Comme le montre cette scène, la peinture de la


e
fin du XVIII siècle met volontiers en scène l’enfant
et sa famille –y compris au plus haut sommet de
l’État. Ce sont des scènes d’intimité, marquées
par la tendresse des liens de filiation, ce qui est
également assez nouveau. Le cadre resserré
rapproche les parents et les enfants et permet de
rendre visible le lien qui les unit. Le lien éducatif
est alors renforcé par le lien filial. Lorsque
l’enfant est seul sur la toile, l’art du portrait est
une façon de marquer que l’enfant accède au
statut de « sujet ». Les toiles de Girodet (1767-
1824) que nous vous proposons ici sont l’occasion
d’interroger le rôle que tient l’instruction dans la
vie des enfants au début du XIXe siècle et d’illustrer
la vision qu’en propose l’artiste.

3  P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Points Seuil, 1960.

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Observez les deux tableaux ci-dessous puis, au brouillon, répondez aux questions en vous aidant des
liens proposés accompagnant les images.

Figure 2. La leçon de géographie, Anne-Louis Girodet, Musée Girodet, 1803

Image non libre de droits

Pour accéder au tableau ainsi qu’à des infor-


mations sur le peintre et cette œuvre, cliquez
sur ce lien :
http://www.musee-girodet.fr/benoit-
agnes-trioson-regardant-des#:~:text=En%20
1800%2C%20Girodet%20peint%20
un,unique%20du%20docteur%2C%20
en%201804

Image 1 Image 2
Anne-Louis Girodet Portrait du Docteur Trioson Anne-Louis Girodet Benoît Agnès Trioson regardant
donnant une leçon de géographie à son fils (1803) des figures dans un livre (1797)
Pour accéder à des informations sur cette œuvre,
cliquez sur ce lien :
https://webmuseo.com/ws/musee-girodet/app/
collection/record/82?vc=ePkH4LF7w6yelGA1CLiiIj
6B6OMJIwAC2iNb

1) Décrivez les deux scènes en vous concentrant sur le thème de l’éducation et de la transmission. Vous
réfléchirez notamment au rôle des objets présents dans les deux œuvres. Quels principes d’éducation
suivent les deux scènes ? Montrez les ressemblances et les différences entre les deux toiles. Reportez-
vous aux pages web du Musée Girodet proposés en lien ci-dessus.

2) Répondent-elles aux principes prônés par Rousseau dans l’extrait de L’Émile que nous avons lu et
analysé dans l’introduction ? Donnez des réponses distinctes et nuancées pour les deux tableaux.

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Éléments de réponse à comparer avec vos réponses au brouillon :

1) Description des œuvres

A. La Leçon de géographie
Ce tableau est une excellente illustration de notre problématique qui associe l’éducation et la
transmission : le sujet du tableau est précisément la fusion de l’éducation et de l’amour par la
transmission du savoir. En effet, le Docteur Trioson et son fils sont très proches : leurs mains qui
s’entremêlent au-dessus du globe et le regard paternel posé tendrement sur le visage de l’enfant
prouvent la tendre sollicitude du père. Le globe terrestre, situé au centre du tableau, est l’objet qui unit
le père et l’enfant : c’est donc bien la leçon de géographie qui est le sujet du tableau, ici étroitement
associée à l’amour entre le père et le fils. L’index du père pointé sur le globe montre l’intention
pédagogique et l’index du fils indique la transmission de la leçon.
On notera également la présence du livre fermé à côté du globe : l’éducation livresque est certes le
fondement du savoir, puisque la main du fils repose sur le livre, mais celle-ci ne saurait suffire et doit
faire place à l’observation directe d’objets d’étude. La présence de la grappe de raisin posée au premier
plan sur la table est à cet égard significative : il s’agit de rappeler que l’observation des objets de la
nature (ce que l’on appellera plus tard la « leçon de choses ») est fondamentale dans la construction du
4
savoir à l’époque des Lumières .
Cependant ce même motif de la grappe de raisin peut fournir une autre entrée, spirituelle cette fois, au
tableau. En effet, notamment dans la nature morte au XVIe et XVIIe siècle, le raisin est traditionnellement
un symbole associé au Christ et signifie – par l’intermédiaire de l’Eucharistie5 – le pouvoir de
rédemption de Jésus. Cette valeur symbolique renvoie, en retour, au globe terrestre qui est associé,
dans l’iconographie chrétienne, au pouvoir universel du Christ sur le monde. Il ne s’agit certes pas de
tirer de ces deux éléments symboliques le propos essentiel du tableau, mais ils ne sont sans doute pas
anodins : façon pour Girodet d’inscrire la scène dans une dimension discrètement spirituelle et donc
d’associer l’éducation intellectuelle à l’éducation morale. Le globe et le raisin sont d’ailleurs des motifs
qui appartiennent à l’iconographie traditionnelle des « vanités », ces peintures à thème moral rappelant
la fugacité de la vie.
Un dernier objet attire notre attention : que signifie la présence du buste d’Hippocrate représenté à
l’arrière-plan dans l’ombre ? Le père étant médecin, Hippocrate représente le modèle du savoir antique
qui a été légué à la science médicale. Mais le docteur est tourné vers l’enfant, donc vers l’avenir, le
progrès, et c’est grâce à la transmission de valeurs que celui-ci va s’épanouir. De même, le livre sur
lequel s’appuie la main du jeune Benoît- Agnès est le récit autobiographique de la conquête des Gaules
par César. Ouvrage antique représentant la transmission du savoir classique mais aussi modèle de
réalisation de soi par la conquête militaire, ce qui peut être une discrète allusion du peintre aux récentes
campagnes victorieuses du général Bonaparte, qui, en 1803, peut servir de modèle au jeune enfant.

B. Benoît Agnès Trioson regardant des figures dans un livre (1797)


Girodet faisait partie du cercle intime du docteur Trioson et prit deux fois le fils de celui-ci pour modèle.
Ce second tableau met en scène le même enfant que le premier, seul cette fois et, contrairement à la
toile précédente, le personnage regarde frontalement le spectateur et n’est pas accaparé par l’étude –
contrairement à ce qu’énonce le titre de l’œuvre. L’enfant est plus jeune, comme le montrent la longue
chevelure laissée en liberté et le rose juvénile des joues. Si nous avons bien affaire à un portrait,
les objets y jouent à nouveau un rôle essentiel et complexifient le propos : le livre, de proportions
généreuses, occupe certes une grande place et, comme dans la toile précédente, l’enfant s’y appuie.
Mais d’autres objets pourraient bien distraire son attention : le petit bilboquet qui sort de sa poche ainsi
que les cartes à jouer visibles dans le tiroir sont sans doute plus propres à attirer le jeune enfant.

4  On pense aux naturalistes des Lumières comme Linné ou Lamarck.


5  L’Eucharistie est le rituel essentiel de la religion catholique par lequel les fidèles commémorent le sacrifice du Christ. Ils
partagent symboliquement le corps du Christ et s’unissent en lui par la consommation de l’hostie et du vin.

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Le peintre nous livre ainsi non seulement un portrait de cet enfant en particulier mais une analyse
délicate de la psychologie enfantine. Le regard un peu triste de l’enfant posé sur le spectateur semble
nous dire : pourquoi m’obliger à étudier alors que j’ai envie de jouer ? Il ne s’agit donc pas, comme le
voulait la tradition de la nature morte au XVIIe, de donner, grâce aux cartes à jouer, un propos moral à la
toile mais plutôt de donner au spectateur un sujet de réflexion sur la nature-même de l’enfance.

2) Comparons maintenant ces deux tableaux avec les idéaux pédagogiques de l’Émile.
En mettant ainsi en scène une tension psychologique chez l’enfant, Girodet réfléchit au paradoxe de
l’éducation qui veut prendre en compte la nature de l’enfance et lui impose les contraintes de l’éducation.
Le propos du peintre est finalement ambigu : si le livre reste une donnée incontournable pour une
époque aussi avide de connaissances, son usage doit cependant être tempéré par d’autres méthodes
d’apprentissage prenant davantage en compte la nature de l’enfant. Le besoin d’être aimé et le besoin de
jouer sont des éléments indispensables à l’enfant pour s’épanouir, « devenir » soi et grandir.

2. Désir de savoir et désir d’émancipation


Comment s’affranchir de son milieu lorsque l’on vient d’une famille dans laquelle l’accès au livre et au
savoir ne fait pas partie des codes ? Le Rouge et le Noir (1830) du romancier Stendhal relate le parcours
de Julien Sorel, héros en rupture avec son milieu modeste qui connaîtra une ascension puis une chute.

Activité :
Lisez l’extrait suivant puis répondez au brouillon aux questions qui suivent.

Dans cet extrait du chapitre IV, le lecteur fait la connaissance de Julien, au sortir de l’adolescence, au moment
où son père vient lui apprendre que M. de Rênal, le maire du village, souhaite l’engager comme précepteur
de ses enfants. Le tout jeune homme vit déjà dans l’amour des livres et il étudie le latin dans l’espoir d’entrer
dans la carrière ecclésiastique.

« En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit.
Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs
de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur
la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la
voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place
qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des
pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien
n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre
aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse :
il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre,
bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge,
celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui
soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi
violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze
pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint
de la main gauche comme il tombait.
« Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ?
Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »
Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté
de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son
livre qu’il adorait.

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« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet
ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme,
alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il
à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il
va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son
livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène6.
[…] C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits
irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles,
annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus
féroce ».

1) Caractérisez le milieu social auquel appartient le héros. Quelles valeurs dominent ce milieu ?
Pourquoi Julien y apparaît-il comme étranger ?
2) Pourquoi le livre et la lecture cristallisent-ils la haine réciproque du père et du fils ?
3) En vous aidant de l’encadré concernant le Mémorial de Sainte Hélène, expliquez le rôle que joue
l’ouvrage pour Julien. De quoi est-il le symbole entre le père et le fils ?

Éléments de réponse à comparer avec vos réponses au brouillon :


1) Stendhal donne au milieu d’origine de son héros un carac-
tère fruste et brutal en parfaite antithèse avec la délica- Le Mémorial de Sainte Hélène
tesse de son héros qui semble un étranger à l’intérieur Cet ouvrage publié en 1822-1823 par
de sa famille. Ses frères « espèces de géants, armés de M. de Las Cases, est rédigé à la suite
lourdes haches » font quasi figure d’hommes préhisto- d’entretiens avec l’empereur Napoléon
riques ou de demi-animaux. Ils sont entièrement accaparés I. Il contribuera, pour toute la génération
par leur tâche –découper du bois - qu’ils accomplissent en des jeunes gens nés avec le siècle, à
déployant une force physique quasi surhumaine qui les rend faire de Napoléon une figure légendaire,
monstrueux. apportant l’esprit des Lumières à toute
l’Europe. La jeune génération, qui croyait
Julien, tout au contraire, apparaît d’emblée comme un être dans la révolution de 1830 et amère du
raffiné, fragile qui n’a rien à voir avec ce monde fruste et retour à la monarchie, se réfugie dans la
violent. Il est placé en hauteur, symbole de sa domination figure napoléonienne qui incarne, pour
intellectuelle et de ses ambitions sociales que le roman va cette jeunesse, l’esprit d’aventure, de
nous dévoiler. Julien se détourne de la tâche mécanique que conquête guerrière, bref la rupture avec
lui a assignée son père. Sa taille mince et son goût pour la l’ordre établi, l’ambition et le besoin de
lecture le rendent encore plus odieux à ce dernier. Monsieur nouveauté propres à l’émancipation. On
en voit une illustration dans le tableau
Sorel n’hésite pas, comme ses fils, à utiliser la force et la
de Gros ci-dessous. La génération de
violence plutôt que le dialogue avec Julien : il le frappe et jette Stendhal a été très marquée par ce
par terre ce qu’il chérit le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène. héros.
Le héros apparaît donc en rupture totale avec son milieu.

2) Stendhal place la lecture au cœur des conflits entre le héros et son père : le livre est la matrice de ses
ambitions et l’énergie dans laquelle il puise sa révolte et sa haine. Par son goût de la lecture, Julien
montre à son père ses qualités intellectuelles qui renvoient ce dernier à son impuissance dans ce
domaine (« il ne savait pas lire lui-même »). Le dialogue entre le père et le fils se réduit à des invec-
tives de la part du père qui renvoie au fils son incapacité à obéir aux injonctions paternelles : « pares-
seux », « maudits livres », « Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé », « animal ».
Ces insultes sont la marque de la haine du père pour le savoir et les livres dont il ne peut dissocier ce
fils. D’un côté virilité et force brutale, de l’autre un goût du savoir qui pourrait passer auprès du père
pour un manque de virilité. Le lecteur comprend vite de quel côté penche le cœur du romancier et se
range du côté de l’intelligence.

6  Voir l’encadré ci-dessus

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3) La figure napoléonienne incarne le modèle dont va s’ins- Figure 3. Antoine Gros, Bonaparte au pont
d’Arcole, 1796, Château de Versailles
pirer Julien pour rompre avec son milieu. Le général
Bonaparte est un héros qui s’est forgé tout seul, qui n’a
hérité de rien et qui, par ses qualités propres, va se hisser
jusqu’au plus haut sommet de l’état. Si Julien aspire à se
libérer du joug paternel, la lecture du Mémorial donne aussi
à ce désir d’émancipation une dimension politique.

 ’enfant oublié : La force du contre-


3. L
exemple

L’intitulé de ce troisième point semble à première vue contradic-


toire. Comment, dans un roman dont le titre est L’Enfant et qui
comprend un premier chapitre consacré à la figure maternelle
(Chapitre I « Ma mère »), est-il possible d’affirmer que l’enfant est
oublié ? D’autant qu’à travers le personnage de Jacques Vingtras
– double fictionnel de Jules Vallès – l’enfance est abordée, offrant
la généalogie de celui qui deviendra dans les tomes suivants Le
Bachelier et L’Insurgé. Pourtant, c’est bel et bien une enfance volée
qui se dévoile page après page…

« Ai-je été nourri par ma mère ? » ; voici la première phrase de L’Enfant, question à laquelle le principal
concerné ne peut répondre puisqu’il se place alors en amont de la mémoire infantile. En revanche, de la
violence, l’enfant se souvient : « je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisoté ; j’ai été beaucoup fouetté ».

Élevé sous les coups, Jacques grandit donc de manière accélérée, dans cette brutalité, voleuse
d’innocence : « Je suis grand, je vais à l’école ». La juxtaposition de ces deux propositions et l’ordre choisi
sont révélateurs : ce n’est pas l’école qui a fait grandir l’enfant. Mais alors, pour celui qui à dix ans se
considère « déjà grand » (Chapitre II « La Famille »), que lui réserve la suite de son éducation ?

MON MARQUE-PAGE N° 1 – Le chapitre III : « Le collège »

Dans le premier chapitre de L’Enfant, l’« école » n’est évoquée qu’en tant que
bâtiment ; une « belle petite école » dans une « belle rue ». Elle est donc présentée
positivement mais de manière expéditive. En revanche, le passage au « collège »
aura son chapitre.
Dans le chapitre III, le collège du Puy-en-Velay est immédiatement comparé à un
lieu d’incarcération, ce qui le rapproche de la maison familiale qui est, elle, située dans la même rue
que la prison. L’établissement scolaire est touché par la dégradation – « le collège moisit, sue l’ennui
et pue l’encre » – un tel lieu rendant difficile, voire impossible toute émancipation. Cette énumération
retrouve en fin de paragraphe un écho sonore, quand le narrateur s’exclame : « Quelle odeur de vieux ! »
Dans la suite du chapitre, tandis que c’est la figure du père – maître d’études dans ce collège – qui
devient la source des moqueries (cf. B. 1. La figure autoritaire du père-maître : Le patriarcat fragilisé),
deux formes d’apprentissage sont évoquées : la lecture de l’œuvre écrite par le proviseur Hennequin
(cf. Un extrait à épingler) et une démonstration du professeur de philosophie. M. Beliben, pour prouver
l’existence de Dieu, utilise « petits morceaux de bois » et « haricots ». De prime abord, un apprentissage
ludique, adapté à la jeunesse des apprenants. Mais cela devient vite une leçon ridicule qui s’achève
brusquement : les quatre majuscules « C.Q.F.D. » clôturent le chapitre et résonnent avec ironie.

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Un extrait à épingler…

La première évocation d’un apprentissage durant le collège concerne la lecture. La voici :


« Le proviseur s’appelle Hennequin, – envoyé en disgrâce dans ce trou du Puy.
Il a écrit un livre : Les Vacances d’Oscar.
On les donne en prix, et après ce que j’ai entendu dire, ce que j’ai lu à propos des gens qui étaient auteurs, je suis
pris d’une vénération profonde, d’une admiration muette pour l’auteur des Vacances d’Oscar, qui daigne être provi-
seur dans notre petite ville, proviseur de mon père, et qui salue ma mère quand il la rencontre.
J’ai dévoré Les Vacances d’Oscar.
Je vois encore le volume cartonné de vert, d’un vert marbré qui blanchissait sous le pouce et poissait les mains,
avec un dos de peau blanche, s’ouvrant mal, imprimé sur papier à chandelle. Eh bien ! il tombe de ces pages, de ce
malheureux livre, dans mon souvenir, il tombe une impression de fraîcheur chaque fois que j’y songe !
Il y a une histoire de pêche que je n’ai point oubliée.
Un grand filet luit au soleil, les gouttes d’eau roulent comme des perles, les poissons frétillent dans les mailles,
deux pêcheurs sont dans l’eau jusqu’à la ceinture, c’est le frisson de la rivière.
Il avait su, cet Hennequin, ce proviseur dégommé, ce chantre du petit Oscar, traîner ce grand filet le long d’une
page et faire passer cette rivière dans un coin du chapitre… »

À vous de pêcher les références !

Activité :
Au brouillon, à partir de votre lecture du texte et de votre observation du tableau ci-dessous, vous
répondrez aux questions qui suivent en vous efforçant d’être le plus précis possible.

… et un tableau à admirer !

Figure 4.« La Pêche miraculeuse », Jean Jouvenet (1706), Musée du Louvre.

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1) En quoi le narrateur présente-t-il la lecture des Vacances d’Oscar comme un événement miraculeux ?
2) En quoi le personnage de Hennequin peut-il être vu comme un guide ?
3) La pêche miraculeuse est un épisode de la Bible à la suite duquel Simon, Jacques et Jean deviennent
apôtres. Juste après le miracle, Jésus dit à Simon (qui deviendra Pierre) :
« Désormais, tu seras pêcheur d’hommes ».
— Dans le contexte biblique, quel sens donnez-vous à cette phrase ?
— Dans le contexte du roman, quel sens pourrait-on donner à cette phrase ?
4) Dans ce court extrait, Jules Vallès se souvient de la puissance visuelle de l’écriture, une force du mot
qui devient image que l’on désigne par le terme d’« ekphrasis ».
— Quel passage du texte décrit précisément cette ekphrasis ?
— Dans le tableau de Jean Jouvenet, quels liens peut-on faire avec le texte épinglé ?

Éléments de réponse aux questions précédentes à confronter à votre travail au


brouillon :

1) En quoi le narrateur présente-t-il la lecture des Vacances d’Oscar comme un événement miraculeux ?
La « vénération profonde » évoquée par le narrateur fait de la lecture des Vacances d’Oscar un moment
miraculeux, proche de l’épiphanie. L’objet-livre devient – par sa description – une relique, à l’apparence
misérable mais au contenu précieux. Celui-ci est qualifié de « malheureux » ; il « poisse » les mains du
lecteur, s’ouvre difficilement et est imprimé sur du papier de mauvaise qualité. Toutefois, de cette triste
enveloppe s’échappe « une impression de fraîcheur » et un « grand filet » lumineux. De plus, la précision
du souvenir lui-même affère à l’histoire racontée une force surnaturelle. Enfin, l’intertexte religieux est
difficilement discutable, l’épisode de la pêche miraculeuse retrouvant ici une récriture profane limpide.

2) En quoi le personnage du proviseur Hennequin peut-il être vu comme un guide ?


Comme dit précédemment, l’intertexte religieux est flagrant, d’autant que les références religieuses se
multiplient : Hennequin est décrit à la première ligne de l’extrait comme un élu « disgracié » tandis qu’à
la suite de cette remémoration, le narrateur relatera la démonstration de l’existence de Dieu par son
professeur de philosophie.
Si le proviseur semble avoir été la victime d’une punition en étant muté au Puy, le jeune Jacques ressent
pour cette figure autoritaire une « admiration muette ». Il est également intéressant de voir que le
transmetteur de savoir n’est ici ni un professeur, ni le père et la mère mais un proviseur qui fait grandir
et réfléchir le jeune Jacques non par la parole mais par l’écriture. Son Verbe devient le guide.

3) La pêche miraculeuse est un épisode de la Bible à la suite duquel Simon, Jacques et Jean deviennent
apôtres. Juste après le miracle, Jésus dit à Simon (qui deviendra Pierre) :
« Désormais, tu seras pêcheur d’hommes ».
— Dans le contexte biblique, quel sens donnez-vous à cette phrase ?
C’est en voulant rassurer Simon qui a peur d’avoir commis une faute auprès de Jésus que ce
dernier lui déclare : « Désormais, tu seras pêcheur d’hommes ». Celui qui deviendra l’apôtre Pierre
a donc pour mission de « ramasser » dans ses filets les Hommes afin de les mener sur le chemin
de la foi et de les empêcher d’être de mauvais « pêcheurs ».
— Dans le contexte du roman, quel sens pourrait-on donner à cette phrase ?
Le « pêcheur d’hommes » pourrait devenir une périphrase désignant l’écrivain qui accapare dans
ses filets – c’est-à-dire dans ses pages – les lecteurs pour qu’ils deviennent à leur tour des trans-
metteurs du bon savoir ou même des auteurs.

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4) Dans ce court extrait, Jules Vallès se souvient de la puissance visuelle de l’écriture, une force du mot
qui devient image que l’on désigne par le terme d’« ekphrasis ».

— Quel passage décrit précisément cette ekphrasis ?


La dernière phrase de l’extrait est une définition parfaite de l’ekphrasis :
« Il avait su […] traîner ce grand filet le long d’une page et faire passer cette rivière dans un coin de
chapitre… »
Par une écriture maîtrisée, l’auteur fait émerger les éléments de sa description dans la page – ici le
filet, le rayon de soleil et les gouttes d’eaux – et ce jusqu’au « frisson ».
— Dans le tableau de Jean Jouvenet, quels liens peut-on faire avec le texte épinglé ?
Dans l’œuvre de Jean Jouvenet, l’élément liquide se trouve dans le « coin » gauche du tableau. Par
les couleurs utilisées, le peintre met en avant les principaux témoins du miracle : le tissu blanc sur
lequel se multiplient les poissons, la robe rouge de la femme remerciant le ciel particulièrement
lumineux et bien sûr la figure christique. Le « frisson » est là…

Ce que je dois retenir

Enfance battue que celle de Jacques Vingtras. De sa mère, point de douceur, de son père
point d’attention. Les passages de la maison à l’école puis de l’école au collège ne sont en
rien salvateurs, ces espaces s’approchant à chaque fois – au propre ou au figuré – d’une
prison.
Grand avant l’âge, le narrateur Jacques Vingtras devient l’auteur de sa propre histoire : il (d)écrit
l’enfance qu’il n’a pas eue, distinguant au fil de son parcours des figures tutélaires qui feront de lui le
« Bachelier » puis l’« Insurgé ». Dans la dernière page de ce troisième tome, il déclare : « Je viens de
passer un ruisseau qui est la frontière »
Dans un coin de ce chapitre, le « grand filet » passe de nouveau…

Crédits
Figure 1 : E
 lisabeth Vigée Le Brun, Marie-Antoinette et ses enfants, 1787
Huile sur toile, 275 x 215 cm. Versailles, Château de Versailles
Figure 2 : A
 nne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, La leçon de géographie, 1803
Huile sur toile, 101 x 79 cm. Montargis, Musée Girodet
Figure 3 : A
 ntoine-Jean Gros, Le Général Bonaparte au pont d’Arcole le 17 novembre 1796, 1796.
Huile sur toile, 130 x 94 cm. Versailles, Château de Versailles
Figure 4 : J
 ean Jouvenet, La Pêche miraculeuse, 1706.
Huile sur toile, 3,92 x 6,64 m. Paris, musée du Louvre

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ÉTAPE 2 : LA LEÇON

Partie B - Quel système éducatif un état démocratique


doit‑il mettre en place pour favoriser l’émancipation ?
En France, c’est avec la loi Jules Ferry du 28 mars 1882 que l’instruction devient obligatoire, de l’âge de 3
ans jusqu’à l’âge de 13 ans d’abord puis étendue jusqu’à 14 ans en 1936, 16 ans en 1959 et enfin 18 ans en
2020.
Ici, l’adjectif « obligatoire » n’est en rien pourvu d’une connotation péjorative, bien au contraire.
L’obligation ne doit pas être subie par l’enfant qui va bénéficier de cette instruction mais se présente
comme un devoir des adultes qui rendent possible l’accès aux différents savoirs.
Chez Jules Vallès, le personnage de l’enfant vit dans une société où l’instruction n’est pas obligatoire –
nous sommes dans les années 1840 – et c’est encore le cas à la date de parution de L’Enfant, en 1878.
Que l’éducation soit vécue ou revécue par l’écriture, c’est donc à l’école des privilégiés que Jacques
Vingtras/Jules Vallès ont été instruits et c’est encore celle que connaît l’adulte-écrivain. La figure du
père-maître – personnage fictif et véritable – se doit alors d’incarner une certaine forme de patriarcat.
Mais la situation est bien plus complexe, comme nous le verrons dans le premier point.
Durant la Troisième République, la figure essentielle de l’instituteur s’impose. Soumise à une loi,
l’éducation devient dépendante d’une institution dont le rôle marquera l’histoire de la France sur divers
plans comme vous le découvrirez tout au long de cette étape. Toutefois, l’éducation ainsi légiférée ne
devient pas pour autant chose aisée ; elle est même davantage interrogée, placée sous les projecteurs
de la pédagogie et les enjeux d’une transmission égalitaire et respectueuse. L’étude des approches
sociologiques du XXe siècle que nous vous proposerons, fera émerger cette lutte permanente contre les
injustices qui persistent même dans le cadre d’une loi et qu’il faut constamment combattre.

1. La figure autoritaire du père-maître : Le patriarcat fragilisé

Aux enfants « tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents » : c’est à eux que Jules Vallès dédie son
œuvre. Dans ce propos liminaire, le père est doublement représenté. En effet, le personnage de M. Vingtras est à la
fois maître et parent, tyran et violent. Cependant, contrairement à la mère qui bat l’enfant, la figure paternelle est
coupable d’une violence plus sourde, spectatrice passive des coups donnés par son épouse.
Reprendre le parcours du père dans ce premier volet de la trilogie nous permettra donc d’interroger conjointe-
ment les figures paternelle et enseignante qui ne seront ni dans l’éducation, ni dans la transmission mais qui ainsi,
paradoxalement, permettront l’émancipation du jeune Vingtras.

Dans le chapitre inaugural dédié à l’épouse Vingtras (cf. A.3.), la première évocation du père est celle
d’un homme blessé. Alors qu’il fabrique un chariot pour son jeune fils, il s’enfonce un outil tranchant
dans la main. Immédiatement, la mère rejette la faute sur Jacques et l’enfant de devenir ainsi l’innocent-
coupable qu’il restera longtemps, surtout aux yeux de celle qui lui a donné naissance…
Mais qui est véritablement ce père « blessé » ? Quelle est son histoire ? Si le récit suit bien le parcours de
l’« enfant », le parcours du père nous est dévoilé conjointement.
Toujours dans ce chapitre I, une analepse mentionne les origines paysannes du père et son abandon du
séminaire pour devenir bachelier : « Mon père – celui qui devait être mon père – n’y est pas resté, a voulu
être bachelier arriver aux honneurs… »
La formule entre crochets peut se lire de deux manières : à cet instant, le « père » ne l’est pas encore
mais le lecteur peut s’interroger sur la réalisation effective de ce devoir ; sera-t-il vraiment, après la
naissance de Jacques, un « père » ?

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Dans le chapitre III, M. Vingtras père est devenu « professeur élémentaire », un maître détesté par ses
élèves, détestation qui ressurgit sur le fils du maître fréquentant la même école… Quinze chapitres plus
loin, si le père obtient de « nouvelles fonctions » et que cette promotion débouche sur un départ pour
Nantes, rien ne change dans son rapport aux élèves qu’il effraie toujours. Tout se perd et rien ne se
transforme. Cependant, du côté de Jacques, la peur a disparu et c’est le début de l’émancipation : « Je
n’appartiens plus à mon père ».
Ce « départ » qui donne son titre au chapitre XVIII sera suivi, au chapitre XXII, d’un autre départ – cette
fois seulement du père et du fils – et qui est davantage une fuite. Une liaison adultère du jeune Vingtras
a été découverte et le met en danger… La faute se loge désormais du côté du fils qui reste seul dans la
capitale et qui s’échappe peu à peu de tout système éducatif.

Arrêt sur image : Quand le vent de la révolte se lève…

Figure 1. « Une émeute », Honoré Daumier, 20 novembre 1845. Caricature publiée dans le Charivari.

Dans le chapitre « Le retour », Jacques revient à Nantes et sa décision est prise : il arrêtera ses études
et « VEU[T] ÊTRE OUVRIER7 », inversant le mouvement émancipateur du père qui a tout fait pour sortir
du monde paysan dont il était originaire. Les derniers efforts autoritaires du père sont vains ; la mise au
point « Vous êtes mon fils, je suis votre père » n’atteindra pas sa cible et restera lettre morte… Toutefois,
L’Enfant ne s’arrête pas avec ce « retour » ; dans « La délivrance », la relation père-fils se complexifie.
7  En majuscules dans le texte.

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Dans cet ultime chapitre du livre, il est encore question de ruptures : le père est un homme trompé
par sa femme, il « manque » la classe puis les voisins prétendent que « le fils Vingtras […] a voulu
assassiner son père ». Un temps, Jacques Vingtras y a pensé et en a même rêvé. Incarcéré, c’est la
pensée de Paris qui sauve ce Jacques devenant Rastignac : « j’irai à Paris après […] Je défendrai les
DROITS DE L’ENFANT8, comme d’autres les DROITS DE L’HOMME9. Je demanderai si les pères ont
liberté de vie et de mort sur le corps et l’âme de leur fils ». Mais ce parricide n’était que rumeur et c’est
innocenté que Jacques sort de prison. Que va-t-il désormais faire ?

MON MARQUE-PAGE N° 2 – Le chapitre XXV « La délivrance » :


Tache de sang, tache du père, tâche du fils…

Dans une version moderne du père déshonoré à venger, Jacques se mue en Rodrigue
pour se battre en duel contre le frère d’un élève frappé par M. Vingtras. Blessé, c’est
avec un pantalon taché de sang que le personnage entre « dans la vie d’homme ».

Un extrait à épingler…

« « Tu vas me quitter ! » dit-elle10 en sanglotant.


Je veux me lever tout de suite pour ramasser un peu mes livres, faire ma petite malle, et je lui demande mes
habits.
Ce sont ceux du duel.
Ma mère les apporte. Elle aperçoit mon pantalon avec un trou et taché de sang.
« Je ne sais pas si le sang s’en ira…la couleur partira avec, bien sûr… »
Elle donne encore un coup de brosse, passe un petit linge mouillé, fait ce qu’il faut – elle a toujours eu si soin de ma
toilette ! – mais finit par dire en hochant la tête :
« Tu dois, ça ne s’en va pas… Une autre fois, Jacques, mets au moins ton vieux pantalon ! » »
L’Enfant, extrait du chapitre XXV « La délivrance », 1878.

Quelques années plus tard…De L’Enfant à L’Insurgé

Dans ces quelques lignes extraites de L’Insurgé, dernier volet de la trilogie, Jacques évoque ses « blessures »
d’enfance, stigmates de la jeunesse perdue :
« J’ai pris des morceaux de ma vie, et je les ai cousus aux morceaux de la vie des autres, riant quand l’envie m’en
venait, grinçant des dents quand des souvenirs d’humiliation me grattaient la chair sur les os – comme la viande
sur un manche de côtelette, tandis que le sang pisse sous le couteau.
Mais je viens de sauver l’honneur à tout un bataillon de jeunes gens qui avaient lu les Scènes de Bohème11 et qui
croyaient à cette existence insouciante et rose, pauvres dupes à qui j’ai crié la vérité ! […]
Je ne les plaindrai pas, moi qui ai déchiré les bandages de mes blessures pour leur montrer quel trou font, dans un
cœur d’homme, dix ans de jeunesse perdue ! »
L’Insurgé, extrait du chapitre III, 1886.

8 Idem.
9 Idem.
10  Jacques est avec sa mère.
11  La lecture des Scènes de Bohème renvoie à l’œuvre de Henri Murger Scènes de la vie de Bohème qui paraît en 1851.

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À vous d’entrer dans le duel !

Activité :
Au brouillon, à partir de votre lecture des deux extraits proposés, vous répondrez brièvement aux
questions qui suivent en vous efforçant d’être le plus précis possible.

1) Dans l’extrait de L’Enfant, à quel autre épisode du récit peut-on relier la blessure par la lame de
Jacques ?
2) Dans l’extrait de L’Enfant, quel sens symbolique peut-on donner à la tache de sang ?
3) Dans l’extrait de L’Insurgé, relevez les deux métaphores utilisées par le narrateur. Que pensez-vous de
leur utilisation ?
4) Entre L’Enfant et L’Insurgé, Jacques a grandi et a pris sa vie en main. Comment, à la simple lecture de
ces deux extraits, le comprend-on ?

Éléments de réponse aux questions précédentes à confronter à votre travail au


brouillon :

1) Dans l’extrait de L’Enfant, à quel autre épisode du récit peut-on relier la blessure par la lame de
Jacques ?
Le premier chapitre décrivait la blessure du père lors de la fabrication d’un jeu pour son fils (cf. A. 3.),
blessure pour laquelle Jacques était désigné coupable par sa mère. Dans le dernier chapitre, la blessure
reçue par Jacques peut se lire comme une entreprise de réparation. Mais cette fois, la mère lave la plaie
au sens propre plutôt que de l’agrandir comme elle l’avait fait au sens figuré quelques années plus tôt.

2) Dans l’extrait de L’Enfant, quel sens symbolique peut-on donner à la tache de sang ?
La tache de sang peut se lire comme l’empreinte symbolique du père et plus largement de la famille ;
une marque indélébile qui suivra éternellement l’enfant devenu adulte. Au doute de la mère – « Je
ne sais pas si le sang s’en ira… », succède sa certitude : « Tu vois, ça ne s’en va pas… » Le narrateur
souligne le « soin » que met sa mère dans l’accomplissement de cette tâche, seul soin qu’elle a toujours
donné, non pour son fils mais pour son apparence.

3) Dans l’extrait de L’Insurgé, relevez les deux métaphores utilisées par le narrateur. Que pensez-vous
de leur utilisation ?
Dans cet extrait, le narrateur utilise deux métaphores. La première est celle de la blessure, la plaie
étant à la fois cicatrisée et rouverte par l’écriture : « J’ai pris des morceaux de ma vie, et je les ai cousus
aux morceaux de la vie des autres […] moi qui ai déchiré les bandages de mes blessures ». La seconde
est celle de la viande coupée au couteau : « comme la viande sur un manche de côtelette, tandis que le
sang pisse sous le couteau ». Ces deux métaphores sont liées par le sang, rappelant la blessure non
guérissable de l’enfant battu, encore à vif dans ce « cœur d’homme » qui trouve dans l’écriture la voie de
l’insurrection.

4) Entre L’Enfant et L’Insurgé, Jacques a grandi et a pris sa vie en main. Comment, à la simple lecture de
ces deux extraits, le comprend-on ?
Tandis que dans le premier extrait, Jacques « veut » se lever sans y parvenir, se fait apporter ses
vêtements par sa mère qui les lui lave, dans le second extrait, il est l’acteur de ses gestes : il « prend »
des morceaux de sa vie, il « coud » et se présente en sauveur d’un « bataillon de jeunes gens ». Non
pas seul contre tous mais seul pour tous, il est devenu un guide, détenteur de la vérité. Un guide
intransigeant qui refuse de plaindre les « dupes » de la société, ceux à qui la vie n’a pas encore fait
comprendre que l’existence n’est ni « insouciante », ni « rose » mais qu’elle a plutôt la couleur du sang…

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Ce que je dois retenir

La figure du père est donc blessée du début à la fin de L’Enfant, non pas tant par Jacques
comme la mère aime le laisser croire mais par cette mère elle-même, une épouse avec
laquelle il ne communique pas. Dans ce récit de formation du père, on découvre un homme
à la puissance limitée, dénigré par ses élèves mais aussi par ceux qui devraient être ses
semblables. Le fils de paysan qui semble avoir rêvé d’échapper à sa condition se retrouve frappé par le
déterminisme en découvrant que son fils refuse de poursuivre ses études. C’est à l’école de la rue que
Jacques décide de livrer son éducation, tentant d’effacer constamment la tache de sang d’un enfant
battu qui veut désormais se battre pour les droits de ceux que l’on n’entend pas, de ceux qui ne savent
pas encore écrire et qui ne le sauront peut-être jamais…

2. Quel est le rôle de l’école et de la société dans la formation de soi ?


Après l’analyse de cet extrait de L’Enfant de Jules Vallès, paru en 1878, il est temps d’aborder le rôle
de cette institution essentielle de la France, l’école publique, laïque et obligatoire, instaurée par la
Troisième République et les lois Jules Ferry. Nous allons vous parler de cette figure essentielle de la
Troisième République qu’est l’instituteur puis rappeler quelques aspects historiques pour que vous
compreniez le rôle-clé de cette institution et de ces lois qui vont marquer jusqu’à nos jours l’histoire de
notre pays tant sur le plan politique, économique et social.
Les instituteurs de la IIIe République : les « hussards noirs de la République » (Péguy)

Comme le montre cette métaphore guerrière de l’écrivain Charles Péguy, l’instituteur devient le véritable
« bras armé » de la République. Il cumule presque toutes les fonctions : si sa mission principale
est d’enseigner l’écriture, le calcul, la géographie, l’histoire de France, les sciences naturelles et la
gymnastique, le « maître » est aussi propagandiste du progrès et professeur de morale. Chaque matin, il
écrit une maxime au tableau et la commente pour ses élèves comme le montre l’iconographie de l’époque
(reportez-vous à l’activité 2 qui vous est proposée ci-dessous). Il se fait aussi éducateur en inculquant les
règles de l’hygiène, encore peu répandues dans les classes les plus pauvres, et développe une instruction
civique nécessaire à la fabrication de bons citoyens. L’instituteur, issu d’un milieu modeste, paysan puis
ouvrier, considère sa fonction comme un véritable sacerdoce laïc. Devenir instituteur est une promotion
même si l’instituteur gagne alors moins qu’un mineur. On comprend mieux toute l’ambiguïté sociale dont
est porteur la figure de l’enseignant de la Troisième République, admiré pour son savoir mais qui reste
– par vocation sans doute – du côté des pauvres dont il est issu et qu’il aspire à élever socialement en
transmettant le savoir fondamental.

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Lisez maintenant ce point qui vous est proposé pour mieux comprendre le contexte.

Le rôle de la Troisième République et les lois Jules Ferry

La Troisième République est proclamée par la foule parisienne le 4 septembre 1870 à la suite du désastre de
Sedan qui scella la défaite de la France dans la guerre contre la Prusse,. Cette défaite entraîna la déchéance de
Napoléon III et la proclamation de la République. Après avoir fait face à l’insurrection de la Commune de Paris
(18 mars 1871 – 28 mai 1871) et évité une restauration de la monarchie, le nouveau régime veut consolider la
République en se dotant de nouvelles mesures constitutionnelles. Cet ensemble de mesures a d’abord et avant
tout une visée politique : il s’agit de renforcer l’unité nationale autour de mesures simples et fortes qui vont
donner à la France les grands principes et les grandes valeurs qu’elle continue d’incarner. Jules Ferry (1832-
1893), un des fondateurs de la République, est plusieurs fois ministre de l’instruction et président du Conseil
des ministres. Fervent admirateur de Condorcet, il fait passer l’égalité sociale par l’égalité d’éducation : il a foi
dans l’émancipation par l’instruction. Les lois dites « Jules Ferry » (votées entre 1879 et 1886) se déclinent en
trois temps forts constitués autour des trois grands principes républicains : gratuité absolue de l’enseignement
primaire, obligation de cet enseignement, et laïcité des maîtres et de leur enseignement. Ces lois scolaires,
associées à la séparation de l’Église et de l’État, à une foi patriotique et à la fidélité aux grands idéaux de la
démocratie vont accélérer le processus de démocratisation de la société française de façon durable. L’ensei-
gnement devient un droit pour l’enfant et le père de famille doit s’y soumettre : l’État met ainsi une limite au
pouvoir du père sur ses enfants, en même temps qu’il interdit au curé d’entrer dans l’école publique.

Figure 2. Jules Ferry,


Le marquis Nicolas de Condorcet (1743-1794) est un député ministre et président du Conseil ( 1832-1893)
qui siégea à l’Assemblée législative pendant la Révolution
française. Mathématicien, philosophe, homme politique
visionnaire, il proposa une refondation totale du système
éducatif en France qu’il publia dans Mémoires sur l’instruction
publique en 1791. C’est pourquoi il est considéré comme le
modèle de Jules Ferry.

Activité 1 :
Lisez le texte suivant puis répondez au brouillon aux
questions qui suivent :

Lettre de Jules Ferry aux instituteurs du


17 novembre 1883
« La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui
se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en
dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout
dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang
l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse
appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à
l’école.
Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier
objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de
distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles,
libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous. Mais il y a

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autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale
et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre
des premières vérités que nul ne peut ignorer.
Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté.
En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement
moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel
que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces
règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du
langage et du calcul.
[…] Le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous
demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens […] : leur transmettre, avec
les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement
de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de
suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques.
Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant
comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une
vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous
risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge ».

1) Retrouvez dans cet extrait les grands principes évoqués dans l’encadré sur les lois Jules Ferry.
2) Montrez que Ferry tente d’encadrer strictement la profession de l’instituteur mais aussi de le rassurer
sur son rôle.

Éléments de réponse aux questions précédentes à confronter à votre travail au


brouillon :
1) Le ministre de l’enseignement Jules Ferry prend la peine d’écrire à tous les instituteurs pour leur
rappeler les grands principes des lois. Retrouvez-en, dans cet extrait, les idées essentielles :
— Le premier § de l’extrait évoque le grand principe de la séparation de l’église et de l’état, ce
qui renvoie à la notion de laïcité. L’enseignement religieux n’a pas sa place dans l’école de la
République. On notera toutefois avec intérêt que la lettre aux instituteurs ne nie pas le bienfondé
de cet enseignement mais qu’elle le délègue explicitement aux familles et à l’église – c’est-à-dire
à la sphère privée et aux croyances de chacun. Corollairement à cette éviction du religieux de la
sphère de l’école publique, Ferry affirme la nécessité d’un enseignement moral : il ne s’agit donc
pas d’abandonner ce terrain et de cantonner le rôle de l’instituteur à la transmission d’un savoir. Un
savoir sans morale ne serait rien et l’institution et ses ministres – les instituteurs – doivent former
les élèves aux grands principes du bien et du mal. La fameuse « leçon de morale » scande quoti-
diennement le discours du maître en école primaire.
— le deuxième § rappelle le caractère obligatoire de cet enseignement : c’est un point essentiel qui
fonde le socle de la nation. Tous les enfants de France doivent aller à l’école et y recevoir le même
enseignement. On voit clairement ici l’enjeu politique de ce caractère d’obligation qui repose sur
une intervention de l’État dans la sphère familiale : aucun père de famille ne saurait interdire à ses
enfants d’aller à l’école, au nom de quelque motif, financier ou idéologique. Comme le rappelle
l’encadré, l’État met une limite au pouvoir du père sur ses enfants. L’école devient ainsi symbo-
liquement, politiquement, juridiquement une arme d’émancipation de l’enfant par rapport à sa
famille, ses croyances et ses déterminations sociales.

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2) Ferry s’adresse ensuite directement aux instituteurs pour les guider dans leur pratique quotidienne.
Finalement, être un bon instituteur n’est pas une tâche difficile : il suffit de transmettre les principes
moraux que chacun a reçus en héritage. L’instituteur a lui-même été éduqué moralement et il
doit donc à son tour transmettre ces principes. Mais vous avez noté que Ferry sépare encore une
fois scrupuleusement ces principes moraux de toute idéologie, c’est-à-dire de tout système de
valeurs philosophiques, politiques ou religieux. Il s’agit tout à la fois de rassurer l’instituteur sur
ses compétences (point besoin d’armature philosophique) mais aussi de limiter strictement toute
velléité de politiser ou d’endoctriner au nom d’une quelconque religion. Se dégage ainsi un idéal
d’enseignement qui se voudrait « universel » ou en tout cas indépendant de toute doctrine.

Activité 2 :
Visionnez la vidéo que vous trouverez dans cette page consacrée au développement des écoles
e
primaires à la fin du XIX siècle : descendez à la rubrique « Animations », faites apparaître la
photographie puis cliquez dessus pour faire apparaître la vidéo de 4 minutes. Vous écouterez l’analyse
de deux photographies d’une classe de la commune d’Helemmes dans le nord de la France.

https://www.histoire-image.org/fr/etudes/developpement-ecoles-primaires-fin-xixe-siecle

Après avoir écouté le commentaire des photographies, essayez de formuler quelques remarques
concernant les stéréotypes de genre et les principes hygiénistes en vigueur dans l’enseignement
e
primaire de la fin du XIX siècle.

Voici quelques éléments de réponse :


• L’enseignement n’est pas mixte : les filles sont séparées des garçons. Le principe d’égalitarisme
est bien malmené puisque les filles reçoivent un enseignement de couture, censé correspondre à
leur destin de femme et ménagère. Le commentaire va même plus loin puisqu’il y voit un moyen
idéologique de lutter contre les revendications féministes émergentes : les « suffragettes »
réclamaient déjà le droit de vote. On note également la stricte séparation entre les hommes et les
femmes chez les instituteurs.
• L’aménagement de l’espace répond à des normes strictes qui ne laissent rien au hasard. L’hygiénisme
en plein essor (partie de la médecine qui se préoccupe de l’hygiène de la population) commande de
faire attention aux sources de lumière pour que les élèves ne prennent pas de mauvaises postures.
De même pour le nécessaire espacement des travées et des bancs afin que chaque élève bénéficie
d’un cubage d’air suffisant pour éviter la trop grande promiscuité et la propagation des maladies
(la tuberculose notamment). Enfin, la psychologie naissante s’intéresse aussi à l’enfant dont il faut
satisfaire la curiosité par la possibilité de regarder par la fenêtre.

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3. L
 es limites de l’égalitarisme par l’école : l’école libère-t-elle des
inégalités sociales ? Pour une approche sociologique de l’éducation
au XXe siècle.
Nous venons de voir que les lois Jules Ferry avaient pour objectif que tous les enfants de France
reçoivent un socle éducatif identique et laïc, quelles que soient leurs origines sociales, géographiques
ou religieuses. On a bien montré le levier politique que représentaient ces lois sur l’école dans la
constitution et la consolidation de la Troisième République.
Cependant l’école obligatoire va-t-elle totalement résoudre les fractures sociales et imposer une égalité
des chances pour tous ? Si l’éducation est nécessaire pour que l’individu se réalise en tant que sujet
politique dans une société meilleure, un siècle après les lois Jules Ferry, les sociologues du milieu du
XXe siècle Bourdieu et Passeron en analysent les limites. Ils pointent le rôle des déterminismes sociaux
à l’intérieur de l’école montrant ainsi la relative incapacité de l’institution scolaire à émanciper les
individus de schémas qui entravent leur ascension sociale. Selon eux, loin d’émanciper les individus
comme le pensait le mythe du progrès par le savoir12, l’école reproduit les inégalités sociales et aliène
les plus fragiles et les plus défavorisés au système d’exploitation capitaliste. Et surtout l’école se
transforme en machine à reproduire les élites.
Dans le court extrait ci-dessous, les deux sociologues montrent à quel point le mythe de l’égalitarisme
de l’école républicaine finit par nier les inégalités sociales, ou tout du moins à les ignorer, au nom-même
du principe de l’égalitarisme républicain.

« La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités,
particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de
dons13. Pareille attitude est dans la logique d’un système qui, reposant sur le postulat de l’égalité
formelle de tous les enseignés, condition de son fonctionnement, ne peut reconnaître d’autres inégalités
que celles qui tiennent aux dons individuels. Qu’il s’agisse de l’enseignement proprement dit ou de la
sélection, le professeur ne connaît que des enseignés égaux en droits et en devoirs : si, au cours de
l’année scolaire, il lui arrive d’adapter son enseignement à certains, c’est aux « moins doués » qu’il
s’adresse et non aux plus défavorisés par leur origine sociale ; de même si, le jour de l’examen, il prend
en compte la situation sociale de tel candidat, ce n’est pas qu’il le perçoive comme membre d’une
catégorie sociale défavorisée, c’est au contraire qu’il lui accorde l’intérêt d’exception que mérite un cas
social » (P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Éd. De Minuit, 1969, p.103)

Réfléchissons ensemble après lecture de ce texte : que nous apprend-il ?

En prenant pour objet l’école républicaine, qui s’est voulue dans ses principes strictement égalitaire, la
sociologie nous invite encore une fois à réfléchir – en tant qu’individus et en tant qu’enseignants – au
débat entre nature et culture. Quel est le rôle des facteurs innés et des facteurs acquis dans l’éducation
et dans le développement des facultés intellectuelles ? Grâce à Bourdieu et Passeron nous comprenons
de quel mirage nous avons été victimes. Les qualités que nous considérons trop facilement comme
naturelles (« cet.te élève est bien doué.e ou exceptionnellement intelligent.e ») peuvent en réalité
s’expliquer autrement : ces « dons » peuvent en réalité venir d’un ensemble de déterminations socio-
économiques, ce que les auteurs appellent « l’héritage culturel ». Les plus « doués » seraient en somme
des « héritiers ».
On voit ainsi que la question de la transmission du savoir qui est au cœur des préoccupations et des
prérogatives de l’école vient percuter la transmission de facteurs socio-économiques qui peuvent aller à
l’encontre des principes mêmes de l’égalitarisme républicain.
12  Voir supra dans notre point A. le rôle des Lumières dans l’édification de ce mythe (Rousseau et Condorcet notamment).
13  « […] la recherche sociologique se doit de suspecter et de déceler méthodiquement l’inégalité culturelle socialement condi-
tionnée sous les inégalités naturelles apparentes puisqu’elle ne doit conclure à la « nature » qu’en désespoir de cause ». (Note
des auteurs.)

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Ce que je dois retenir

Les lois Jules Ferry ont profondément et durablement façonné l’école française publique,
en en faisant une arme pour consolider la nation et pour former des citoyens et des
patriotes. L’école de la République a également profondément modifié les rapports intra-
familiaux en ouvrant pour les enfants un espace dans lequel le père n’incarnait plus la
loi. En prenant ainsi en charge l’éducation des enfants, en plus de l’éducation que ceux-ci reçoivent à la
maison, l’État souhaite les émanciper des influences religieuses prédominantes de l’Église. Cependant,
comme l’a montré la sociologie, l’École n’est pas à l’abri des inégalités et elle peut même devenir à son
tour productrice (et même reproductrice) d’inégalités, soit en développant des stéréotypes de genre, soit
en maintenant un système qui perpétue les déterminismes sociaux.

Crédits
Figure 1 : H
 onoré Daumier, Album Professeurs et moutards, « une émeute », 1845-1846.
Lithographie, 255 mm x 178 mm. Delteil 1441. Publié dans Le Charivari, le 20 décembre 1845.
BnF, département des Estampes et photographie

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ÉTAPE 2 : LA LEÇON

Partie C - La construction de soi : De la formation à


l’émancipation
La présence de plus en plus importante du personnage de l’écolier dans les récits du XIXe siècle est un
témoignage probant des évolutions de l’institution scolaire à cette époque. Si dans un idéal éducatif, la
formation se doit d’être bienveillante et émancipatrice, c’est aussi par la révolte contre celle-ci, allant
même parfois jusqu’à la rupture avec toute forme d’institution que l’individu se construit pour devenir
véritablement « soi ». Dans une démarche littéraire, ce « soi » est à la fois un « moi » humain (femme ou
homme) et un « moi » écrivain, les deux grandissant côte à côte et s’enrichissant l’un l’autre.
out d’abord, nous partirons donc à la recherche de l’écrivain Vallès qui, en gestation dans L’Enfant, s’est
T
nourri d’un intertexte signifiant pour en devenir un à son tour… Nous montrerons ensuite, à travers deux
expériences d’écriture autobiographique, comment deux écrivaines du XXe siècle – Simone de Beauvoir
et Annie Ernaux – relatent leur parcours d’apprentissage, trajectoire les menant à l’émancipation de
leur milieu respectif. Un travail parfois douloureux durant lequel l’écriture leur a permis de ne plus subir
mais de choisir leur destin.

1. À la recherche de l’écrivain : l’enfance comme temps de gestation

Comme nous avons pu le voir précédemment, la figure de l’écrivain apparait explicitement dans L’Enfant sous les
traits du proviseur, auteur des Vacances d’Oscar (cf. Mon marque-page n°1). Cependant, au cœur d’une démarche
autobiographique, la figure du personnage-écrivain est omniprésente : le lecteur sait que l’enfant qu’il voit grandir
et agir dans le temps de l’histoire est aussi, dans le temps de l’écriture, l’adulte et l’écrivain devenus.

Lorsqu’un écrivain se lance dans une démarche autobiographique, la mise en abyme est inévitable
et même consubstantielle : le mouvement d’analepse le renvoie à observer et à comprendre ce
qui a fait advenir l’écrivain, sans qui l’autobiographie ne serait pas. Au XXe siècle, Marcel Proust va
imposer avec la Recherche un modèle à la fois admirable et inspirant, encourageant tout autant que
décourageant pour des générations d’auteurs qui l’admirent mais le savent aussi indépassable ! Quant
aux prédécesseurs de Jules Vallès, ils ne sont pas moins intimidants et trois écrivains se distinguent :
Montaigne et ses Essais (Première parution en 1580), Rousseau et ses Confessions (Première version en
1767), Chateaubriand et ses Mémoires d’outre-tombe (sous forme de feuilleton en 1848). Ces trois titres –
« Essais », « Confessions » et « Mémoires » – deviennent même les parangon de l’écriture de soi.
Si Chateaubriand est le plus proche chronologiquement de Jules Vallès, c’est l’intertexte rousseauiste
qui est le plus apparent dans son œuvre, et ce précisément dans L’Enfant dont le premier chapitre
consacré à la « mère » (cf. A.3.) est le reflet d’un miroir inversé du début des Confessions : tandis que
Jean-Jacques « coût[e] la vie à [s]a mère », Jacques présente une figure maternelle qui, par ses coups,
lui a coûté son enfance. De ces coups émane alors une seconde référence, encore plus explicite avec
l’épisode de la « fessée », expérience on le sait décisive pour Rousseau et « premier souvenir » pour
Vallès.
Si le premier souvenir de Jacques est donc lié à la violence, celui de Jean-Jacques est lié à la lecture,
comme il l’écrit dans le premier tome de ses Confessions où le temps des « premières lectures » est la
date de départ de « la conscience de [s]oi-même ». Force est de constater que la figure du lecteur est
plus fréquemment mise en mots que celle de l’écrivain ; elle la précède et en est à l’origine. Quand elle

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apparaît, c’est souvent au cœur d’un doute, d’un questionnement. Ce passage du livre IX des Confessions
avec lequel nous terminerons en est un bon exemple : « Mais je sentais qu’écrire pour avoir du pain eût
bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon cœur… »

MON MARQUE-PAGE N°3 – Le chapitre « La Petite Ville »

Dans L’Enfant, Jacques en futur écrivain n’apparaît pas véritablement ; c’est au


lecteur de relever ce qui, dans cet enfant, sera constitutif de l’adulte-écrivain. Votre
marque-page s’arrête donc au chapitre IV qui contient, en germe, de nombreux
éléments éclairants sur le héros de L’Enfant que l’on suivra dans Le Bachelier et
L’Insurgé. En effet, le motif de la « porte » qui ouvre ce chapitre est particulière-
ment symbolique : la porte est un passage d’un espace à un autre et ce qui se trouve de l’autre côté peut
changer à jamais celui qui le franchit. Fréquentes dans les petites villes du Puy, les portes font passer
les piétons de la campagne environnante à la rue. Jacques ressent d’abord « une espèce de vénéra-
tion » pour ce vestige des « monuments romains » mais cette admiration pour l’Antiquité ne tarde pas à
se métamorphoser en « dégoût ». A contrario, c’est la rue emplie de « la poussière fine de la farine » et
du « tapage des marchés joyeux » qui le séduit.
Après une description des artisans boulangers (cf. Un extrait à épingler) et du marché, Jacques se décrit
en petit pêcheur. Résonne alors l’écho de la lecture magique des Vacances d’Oscar (cf. Mon marque-
page n°1), ici relayée par celle des voyages du capitaine Cook. Mais, comme pour la porte, la magie finit
par ne plus opérer chez Jacques : « Cela ébranla ma confiance dans les récits des voyageurs, et le doute
s’éleva dans mon esprit ». À ce point du chapitre, l’enfant aime donc déjà la rue tandis qu’il doute des
voyages au long cours.
Le chapitre s’achève par une ascension, là encore hautement symbolique puisqu’elle mène Jacques
à l’École normale : « Là-haut, tout là-haut, est l’École normale ». Invité à jouer au trapèze et à la
balançoire avec l’enfant du directeur, Jacques voit ses deux objets d’élévation interdits par sa mère.
Certes malheureux, il est sauvé par la « mélancolie » qu’il ressent en regardant le coucher du soleil,
les cheveux au vent, « comme un ancien sur un banc ». De ce sentiment particulièrement mature qui
entraîne la comparaison de l’enfant avec un vieil homme débouche finalement une seconde compa-
raison, cette fois beaucoup plus fougueuse, à l’image de l’insurgé qu’il deviendra : ne pensant « pas à [s]
a mère, ni au bon Dieu, ni à [s]a classe », Jacques se fait « l’effet d’un animal dans un champ, qui aurait
cassé sa corde ». Sans mère, sans Dieu, sans maître donc, il « caracole » dans ce champ de liberté,
annonciateur de la cavalcade révolutionnaire qui résonnera quelques années plus tard sur les pavés
parisiens…

Un extrait à épingler…

L’adulte se cache entre les lignes quand est soulignée l’épaisseur de son récit. Cette épaisseur du temps – différence
subtile entre le temps de l’histoire et le temps de l’écriture – est particulièrement mise en avant dans l’extrait épinglé.
Soyez attentif et vous entendrez en fond sonore la voix de Jules Vallès à travers celle de Jacques Vingtras !
« Un jour je jetais une croûte, mon père est allé la ramasser. Il ne m’a pas parlé durement comme il le fait toujours.
« Mon enfant, m’a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain ; c’est dur à gagner. Nous n’en avons pas trop pour nous, mais
si nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu’il
vaut. Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant ! »
Je ne l’ai jamais oublié.
Cette observation, qui, pour la première fois peut-être dans ma vie de jeunesse, me fut faite sans colère, mais avec
dignité, me pénétra jusqu’au fond de l’âme ; et j’ai eu le respect du pain depuis lors.
Les moissons m’ont été sacrées, je n’ai jamais écrasé une gerbe, pour aller cueillir un coquelicot ou un bleuet ;
jamais je n’ai tué sur sa tige la fleur du pain !
Ce qu’il me dit des pauvres me saisit aussi, et je dois peut-être à ces paroles, prononcées simplement ce jour-là,
d’avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense de ceux qui ont faim. »

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Voici quelques exemples de cette voix de l’écrivain
Un réseau de références… dans l’épaisseur du temps

Le pain du peuple ! « Je ne l’ai jamais oublié »


« depuis lors »
Référence 1 – « … nous avons perdu nos auteurs. » « et je dois peut-être à ces paroles, prononcées
(Cf. OA, « 2. Des textes et des tableaux : Sur la trace simplement ce jour-là, d’avoir toujours eu le
d’une pensée », page 14) respect, et toujours pris la défense de ceux qui ont
faim. »
« Les deux enfants emboîtaient le pas derrière lui.
« Je l’ai vu »
Comme ils passaient devant un de ces épais treillis
grillés qui indiquent la boutique d’un boulanger, car
on met le pain comme l’or derrière des grillages de
fer, Gavroche se tourna :
— Ah çà, mômes, avons-nous dîné ?
— Monsieur, répondit l’aîné, nous n’avons pas mangé depuis tantôt ce matin.
— Vous êtes donc sans père ni mère ? reprit majestueusement Gavroche.
— Faites excuse, monsieur, nous avons papa et maman, mais nous ne savons pas où ils sont.
— Des fois, cela vaut mieux que de le savoir, dit Gavroche qui était un penseur.
— Voilà, continua l’aîné, deux heures que nous marchons, nous avons cherché des choses au coin des bornes, mais
nous ne trouvons rien.
— Je sais, fit Gavroche. C’est les chiens qui mangent tout.
Il reprit après un silence :
— Ah ! nous avons perdu nos auteurs. Nous ne savons plus ce que nous en avons fait. Ça ne se doit pas, gamins.
C’est bête d’égarer comme ça des gens d’âge. Ah çà ! il faut licher pourtant.
Du reste il ne leur fit pas de questions. Être sans domicile, quoi de plus simple ? […]
— Calmons-nous, les momignards. Voici de quoi souper pour trois.
Et il tira d’une de ses poches un sou.
Sans laisser aux deux petits le temps de s’ébahir, il les poussa tous deux devant lui dans la boutique du boulanger,
et mit son sou sur le comptoir en criant :
— Garçon ! cinque centimes de pain.
Le boulanger, qui était le maître en personne, prit un pain et un couteau.
— En trois morceaux, garçon ! reprit Gavroche, et il ajouta avec dignité :
— Nous sommes trois.
Et voyant que le boulanger, après avoir examiné les trois soupeurs, avait pris un pain bis, il plongea profondément
son doigt dans son nez avec une aspiration aussi impérieuse que s’il eût eu au bout du pouce la prise de tabac du
grand Frédéric, et jeta au boulanger en plein visage cette apostrophe indignée :
— Keksekça ?
Ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de voir dans cette interpellation de Gavroche au boulanger un mot russe
ou polonais, ou l’un de ces cris sauvages que les Yoways et les Botocudos se lancent du bord d’un fleuve à l’autre à
travers les solitudes, sont prévenus que c’est un mot qu’ils disent tous les jours (eux nos lecteurs) et qui tient lieu
de cette phrase : qu’est-ce que c’est que cela ? Le boulanger comprit parfaitement et répondit :
— Eh mais ! c’est du pain, du très bon pain de deuxième qualité.
— Vous voulez dire du larton brutal, reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. Du pain blanc, garçon ! du
larton savonné ! je régale.
Le boulanger ne put s’empêcher de sourire, et tout en coupant le pain blanc, il les considérait d’une façon compa-
tissante qui choqua Gavroche.
— Ah çà, mitron ! dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à nous toiser comme ça ?
Mis tous trois bout à bout, ils auraient à peine fait une toise.
Quand le pain fut coupé, le boulanger encaissa le sou, et Gavroche dit aux deux enfants :
— Morfilez.

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Les petits garçons le regardèrent interdits.
Gavroche se mit à rire :
— Ah ! tiens, c’est vrai, ça ne sait pas encore, c’est si petit.
Et il reprit :
— Mangez.
En même temps, il leur tendait à chacun un morceau de pain.
Et, pensant que l’aîné, qui lui paraissait plus digne de sa conversation, méritait quelque encouragement spécial et
devait être débarrassé de toute hésitation à satisfaire son appétit, il ajouta en lui donnant la plus grosse part :
— Colle-toi ça dans le fusil.
Il y avait un morceau plus petit que les deux autres ; il le prit pour lui.
Les pauvres enfants étaient affamés, y compris Gavroche. Tout en arrachant leur pain à belles dents, ils encom-
braient la boutique du boulanger qui, maintenant qu’il était payé, les regardait avec humeur.
— Rentrons dans la rue, dit Gavroche.
Ils reprirent la direction de la Bastille. »

Les Misérables, Victor Hugo, 1862.


Partie IV, Livre 6 « Le petit Gavroche », chapitre 2 « Où le petit Gavroche tire parti de Napoléon le Grand »

Référence 2 – Le don du pain

Estampe de Gustave Brion, illustration pour Les Misérables, 1862.


Première édition illustrée des Misérables

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Référence 3 – Le chant « des croûtes parfumées » …

Rimbaud écrit ce poème le 20 septembre 1870, soit deux semaines après la grande journée d’émeute parisienne le
4 septembre qui a entraîné le renversement du second Empire. Il sera publié de manière posthume, en 1895, dans le
recueil Poésies.

« Les effarés »
« Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
À genoux, cinq petits, — misère ! —
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.
Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain ;
Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées,
Et les grillons ;
Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre !
— Qu’ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,
Mais bien bas, — comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,
— Si fort, qu’ils crèvent leur culotte,
— Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…

20 septembre 1870.
« Les effarés », Arthur Rimbaud, Poésies, 1895.

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Référence 4 : « voyez com’ ils charbonnent ! »

Dans son roman Corniche Kennedy, Maelys de Kerangal place son intrigue à Marseille et plus précisément sur cette
Corniche Kennedy, barrière symbolique entre la mer et la ville, là où derrière les villas s’aperçoivent les tours des
quartiers nord. Suzanne, personnage principal, vient d’une de ces riches demeures. Elle s’en échappe en rencontrant la
« bande » de la Corniche. Rapidement se forme le triangle amoureux avec Mehdi et Marco. En 2016, Dominique Cabrera
réalise une adaptation du roman en en conservant le titre et en restant la plus fidèle possible à l’œuvre littéraire même si
elle procède à quelques modifications.
Voulant organiser un barbecue sauvage sur la Corniche, la bande s’en va dans les rues pour voler de quoi organiser
leur pique-nique. En passant devant les cuisines d’un restaurant, ils marquent une pause. Suzanne et Marco échangent
quelques mots. Cette très courte séquence est un ajout de la réalisatrice.14
https://www.youtube.com/watch?v=FI9xGkV8BqU (Extrait = 0:17 - 1:30)

A vous de trancher !

Recette du Pain du Peuple

Ingrédients
– Quelques lignes du chapitre « La petite ville » (Un extrait à épingler)
– Quelques lignes des Misérables (Référence 1 : « nous avons perdu nos auteurs… » )
– Quelques traits de crayons de Gustave Brion (Référence 2– Le don du pain)
– Quelques vers de Rimbaud… (Référence 3 : Le chant des « croûtes parfumées »)
– Quelques images de Corniche Kennedy (Référence 4 : « voyez com’ ils charbonnent ! »)
Réalisation
– Lire attentivement le texte à épingler et le poème de Rimbaud
– Relire attentivement l ’extrait 1 des Misérables où Gavroche offre du pain aux deux enfants rencontrés
– Regarder attentivement l ’extrait du film Corniche Kennedy où l ’on voit la « bande de la Corniche »
s’arrêter devant les cuisines d’un grand restaurant.
– Laisser reposer pendant quelques minutes

Lire attentivement les cinq questions suivantes :


1) Dans l’extrait des Misérables, en quoi l’attitude du boulanger reflète-t-elle celle des adultes vis-à-vis
de la jeunesse ?
2) Comment, dans sa gravure, Gustave Brion souligne-t-il l’attitude particulièrement mature du jeune
Gavroche ?
3) Dans le poème de Rimbaud, en quoi le four est-il une métaphore de la figure maternelle ?
4) En quoi l’échange entre Jacques et son père dans l’extrait à épingler est-il particulier et marque-t-il
une étape dans l’émancipation du héros ?
5) Dans l’extrait du film Corniche Kennedy de Dominique Cabrera, quelles répliques des jeunes de la
Corniche font apparaître ce plafond de verre auquel ils se confrontent, ici matérialisé par la vitre qui
les sépare des jeunes commis qui entourent le chef du restaurant ?

C’est prêt : Vous pouvez y répondre, au brouillon et le plus précisément possible !

14  Corniche Kennedy, Folio, pp. 104-107. Extrait du film 00:25:29 – 00:33:13.

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Éléments de réponse aux questions précédentes à confronter à votre travail au
brouillon :
1) Dans l’extrait des Misérables, en quoi l’attitude du boulanger reflète-t-elle celle des adultes vis-à-vis
de la jeunesse ?
Ces trois enfants sans « auteurs » se confrontent ici au monde des adultes à travers la figure du
boulanger. Celui-ci leur tend d’abord un « pain bis », c’est-à-dire un pain fait avec de la farine de
moindre qualité. Gavroche le lui fait remarquer, le boulanger sourit et les considère « d’une façon
compatissante », provoquant la révolte de Gavroche qui est en réalité celle de Victor Hugo. Ce n’est pas
tant la compassion qui est scandaleuse mais les deux actions qui la précèdent :
— La vente d’un pain « des pauvres »
— L’envie de les voir disparaître une fois qu’ils l’ont payé :
« Tout en arrachant leur pain à belles dents, ils encombraient la boutique du boulanger
qui, maintenant qu’il était payé, les regardait avec humeur ».
Cette « humeur » du boulanger, c’est ce qui pousse le trio à « rentrer » dans la rue, un lieu d’accueil
pour cette jeunesse qui prend alors la direction de « Bastille », haut lieu de la révolte…

2) Comment, dans sa gravure, Gustave Brion souligne-t-il l’attitude particulièrement mature du jeune
Gavroche ?
Alors que le boulanger a le visage resserré et semble attendre son argent, les deux mains fermement
posées sur son étal, Gavroche tend les morceaux de pain aux deux enfants. La générosité de Gavroche
apparaît implicitement sous les coups de crayon, tout comme elle se situe, entre les lignes de Victor
Hugo :
« Il y avait un morceau plus petit que les deux autres ; il le prit pour lui. Les pauvres
enfants étaient affamés, y compris Gavroche. »
Bien qu’affamé, Gavroche prend pour lui le plus petit morceau, montrant là un sens de l’équité propre à
une figure maternelle qui privilégierait l’enfant à nourrir plutôt que de ne plus avoir faim.

3) Dans le poème de Rimbaud, en quoi le four est-il une métaphore de la figure maternelle ?
Aux vers 14 et 15 des « Effarés », le « souffle » du four est comparé à la chaleur d’un « sein ». Entourant
« ce trou chaud » qui « souffle la vie », l’image de l’enfant en train de téter est immédiate. Comme le lait
matriciel, la chaleur du four leur redonne vie. Un chant léger sort alors de leur bouche, comme un enfant
qui gazouille, suppliant sa mère de ne jamais mettre fin à ce repas. Cette « lumière du ciel rouvert »
les réchauffe et les éclaire comme le ferait le sourire d’une mère voyant son propre lait faire grandir le
nouveau-né.

4) En quoi l’échange entre Jacques et son père dans l’extrait à épingler est-il particulier et marque-t-il
une étape dans l’émancipation du héros ?
À trois reprises, Jacques souligne la singularité de cet échange avec son père :
— « Il ne m’a pas parlé durement comme il le fait toujours »
  Cette observation, qui, pour la première fois peut-être dans ma vie de jeunesse, me fut faite sans
— «
colère, mais avec dignité… »
— « ces paroles, prononcées simplement ce jour-là »
Si ordre il y a – « Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant ! » – la douceur, la dignité et la simplicité qui
entourent cette parole la rendent particulièrement efficace, peut-être d’autant plus que cela est nouveau
et rare :
— « Je ne l’ai jamais oublié. »
  Cette observation […] me pénétra jusqu’au fond de l’âme ; et j’ai eu le respect du pain depuis
— «
lors. »

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  et je dois peut-être à ces paroles […] d’avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense de
— «
ceux qui ont faim. »

C’est bien la voix d’un héros émancipé qui se fait entendre là et l’écriture se fait plus poétique :
« Les moissons m’ont été sacrées, je n’ai jamais écrasé une gerbe, pour aller cueillir
un coquelicot ou un bleuet ; jamais je n’ai tué sur sa tige la fleur du pain ! »
Ainsi divinisée, « la fleur du pain » dépasse même le « coquelicot » dont les pétales rouge sang
apparaissent en nombre sur les champs de bataille et le « bleuet » dont la couleur symbolise la
jeunesse15. Écraser cette fleur qui nourrit, c’est marcher sur ceux qui ont faim ; Jacques marchera lui à
leurs côtés.

5) Dans l’extrait du film Corniche Kennedy de Dominique Cabrera, quelles répliques des jeunes de la
Corniche font apparaître ce plafond de verre auquel ils se confrontent, ici matérialisé par la vitre qui les
sépare du chef de restaurant et de ses jeunes commis ?
Courant dans les rues de Marseille pour voler de quoi pique-niquer, la « bande » marque une pause
devant l’arrière-cuisine de ce que l’on devine être un grand restaurant. Grâce au reflet de la vitre,
l’image offre la superposition de deux mondes : celui des rues et celui du travail. Les deux ne sont pas si
éloignés ; ils se côtoient et il faut parfois peu de choses pour « passer » de l’autre côté… La « bande » le
devine mais elle sait aussi qu’elle n’a pas le sésame.
Durant cette courte scène, leurs réactions et leurs paroles sont particulièrement marquantes : ils
réagissent avec une forme de naïveté mais aussi de grande lucidité :
— L’identification
« Ils ont tous notre âge »
— L’observation
« Voyez comme ils charbonnent »
— Le code de la hiérarchie
« - Il est énervé le chef !
- Il est où le chef ?
- Lui qu’a pas de chapeau ! »
— Le code de la violence
« - Elle a un couteau dans la main !
- C’est une spatule, Gars !  »
— La violence du défaitisme
« Avec ta tête tu crois qu’ils vont t’accepter cousine ? »
La scène se termine avec le retour du reste de la bande – « Eh les gars, on a les côtelettes ! » – et la
reprise de leur course effrénée, dans les cris de joie d’avoir volé de quoi faire un festin. Mais certains
d’entre eux, comme Marco – le premier à s’être arrêté avec Suzanne – semblent ne pas oublier aussi vite
ces images…

15  Déjà signifiants du temps de Jules Vallès, le coquelicot et le bleuet deviendront les symboles du courage des soldats durant
la Première Guerre Mondiale.

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Ce que je dois retenir

Un écrivain se nourrit toujours des textes qu’il a lus enfant, adolescent mais aussi adulte
devenu. Si cela peut être intimidant, c’est avant tout un enrichissement, plus ou moins
assumé, plus ou moins avoué et donc plus ou moins visible. En envisageant d’abord le
modèle rousseauiste puis le motif du pain, nous avons pu mieux comprendre la démarche
autobiographique de Jules Vallès qui en écrivant L’Enfant entame un travail de résilience, comme pour
donner un sens à ce qui ne peut en avoir. Le livre offre à cette enfance volée le moyen de s’exprimer et
les deux autres qui suivront seront la preuve – s’il en faut encore une – que l’insurgé a su faire éclore cet
écrivain « qui ira loin ».

2. Devenir écrivaine quand on est une femme est-ce trahir sa classe


et son genre ?
Nous avons déjà vu dans les parties A et B à quel point l’école, l’éducation, les livres en général avaient
un rôle essentiel dans la formation de soi. Nous allons montrer maintenant à travers l’exemple de
Simone de Beauvoir à quel point l’éducation, la pensée et les livres peuvent permettre à une jeune fille
e
de penser sa classe sociale, de construire les fondements de la pensée féministe pour le XX  siècle,
et finalement de se penser, c’est-à-dire de s’auto-engendrer. L’écriture de soi est aussi un acte de (re)
naissance.

Simone de Beauvoir, née à Paris en 1908, reçoit une éducation catholique. Après son baccalauréat,
elle devient une brillante étudiante en philosophie. C’est ainsi qu’elle rencontre Jean-Paul Sartre, son
compagnon et partenaire intellectuel. Dans son œuvre autobiographique Les Mémoires d’une jeune fille
rangée, parue en 1958 après Le Deuxième sexe (1949), Beauvoir retrace le chemin qui amena une jeune
fille issue d’un milieu petit-bourgeois, conservateur et catholique à choisir le destin du professorat et de
la littérature. Double vocation donc qui se dessine dans ses Mémoires et qui donne sens à son aspiration
d’adolescente : s’arracher à ce milieu familial dont elle remet en question la morale, la vision du monde
fondée sur des principes figés, et la place qu’il assigne aux femmes – donc à elle-même. Sa vocation
d’écrivaine est sous-tendue par une volonté de naître à soi-même en s’arrachant aux injonctions
de sa propre classe. Mais cet arrachement ne se fera qu’au prix de la destruction méthodique d’un
Moi artificiellement construit par l’idéalisme bourgeois qu’elle a, dans un premier temps, fortement
intériorisé.

Vous avez remarqué à quel point la figure du père est omniprésente dans tous les récits que nous vous
avons proposés, qu’ils soient autobiographiques ou romanesques. L’enfant se construit souvent en
s’opposant aux figures parentales.
Dans le passage qui suit, extrait des Mémoires d’une jeune fille rangée, la jeune fille « rangée » n’est
désormais plus une enfant : après ses études secondaires, elle veut se construire elle-même. L’auteure
expose un des obstacles qui s’est dressé devant la réalisation de soi en la personne de son propre père.
Rien d’étonnant puisque, dans le cas de Simone, ce père incarne son milieu et la société patriarcale.
Elle analyse l’étonnant paradoxe dans lequel elle a été enfermée par ce père qui, tout à la fois, valorise
les qualités intellectuelles de sa fille et dénigre son choix de la carrière professorale qui la « réduirait »,
selon lui, au statut de fonctionnaire. Elle précise d’ailleurs à ce sujet : « Il nourrissait contre les
professeurs de plus sérieux griefs ; ils appartenaient à la dangereuse secte qui avait soutenu Dreyfus :
les intellectuels ». Dans ces conditions, se choisir une profession est déjà un acte politique et féministe :
c’est ainsi que Beauvoir fait le récit de sa vocation.

16  Dans le chapitre VI de L’Insurgé, on peut lire : « Ma jeune gloire ? Je dis cela pour me rengorger un peu, mais, vraiment, je ne
me trouve guère changé depuis que je lis, dans les journaux, qu’un jeune écrivain vient de naître, qui ira loin. »
17  Dans le chapitre VI de L’Insurgé, on peut lire : « Ma jeune gloire ? Je dis cela pour me rengorger un peu, mais, vraiment, je ne
me trouve guère changé depuis que je lis, dans les journaux, qu’un jeune écrivain vient de naître, qui ira loin. »

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Lisons ensemble ce passage qui illustre cette distanciation nécessaire d’avec son milieu pour que
l’auteure advienne à elle-même : avènement que la mémorialiste saisit d’emblée comme marqué par le
féminin, à la fois universel et singulier, comme le montre la première phrase de l’extrait.

« Demain j’allais trahir ma classe et déjà je reniais mon sexe ; cela non plus, mon père ne s’y
résignait pas : il avait le culte de la jeune fille, la vraie. Ma cousine Jeanne incarnait cet idéal : elle
croyait encore que les enfants naissaient dans les choux. Mon père avait tenté de préserver mon
ignorance ; il disait autrefois que lorsque j’aurais dix-huit ans il m’interdirait encore les Contes de
François Coppée ; maintenant, il acceptait que je lise n’importe quoi : mais il ne voyait pas beaucoup de
distance entre une fille avertie, et la Garçonne18 dont, dans un livre infâme, Victor Margueritte venait de
tracer le portrait. Si du moins j’avais sauvé les apparences ! Il aurait pu s’accommoder d’une fille
exceptionnelle à condition qu’elle évitât soigneusement d’être insolite : je n’y réussis pas. J’étais sortie
de l’âge ingrat, je me regardais de nouveau dans les glaces avec faveur ; mais en société, je faisais piètre
figure. Mes amies, et Zaza19 elle-même, jouaient avec aisance leur rôle mondain ; elles paraissaient au
20
«jour» de leur mère, servaient le thé, souriaient, disaient aimablement des riens ; moi je souriais mal,
je ne savais pas faire du charme, de l’esprit ni même des concessions. Mes parents me citaient en
exemple des jeunes filles «remarquablement intelligentes» et qui cependant brillaient dans les salons.
Je m’en irritais car je savais que leur cas n’avait rien de commun avec le mien : elles travaillaient en
amateurs tandis que j’avais passé professionnelle.
Je préparais cette année les certificats de littérature, de latin, de mathématiques générales, et
j’apprenais le grec ; j’avais établi moi-même ce programme, la difficulté m’amusait ; mais précisément,
pour m’imposer de gaieté de cœur un pareil effort, il fallait que l’étude ne représentât pas un à-côté de
ma vie mais ma vie même : les choses dont on parlait autour de moi ne m’intéressaient pas. Je n’avais
pas d’idées subversives ; en fait, je n’avais guère d’idées, sur rien ; mais toute la journée je m’entraînais
à réfléchir, à comprendre, à critiquer, je m’interrogeais, je cherchais avec précision la vérité : ce scrupule
me rendait inapte aux conversations mondaines.
Somme toute, en dehors des moments où j’étais reçue à mes examens, je ne faisais pas honneur à mon
père ; aussi attachait-il une extrême importance à mes diplômes et m’encourageait-il à les accumuler.
Son insistance me persuada qu’il était fier d’avoir pour fille une femme de tête ; au contraire : seules des
réussites extraordinaires pouvaient conjurer la gêne qu’il en éprouvait.
[…] Je ne me rendais évidemment pas compte de la contradiction qui divisait mon père : mais je réalisai
vite celle de ma propre situation. Je me conformais très exactement à ses volontés : et il en paraissait
fâché ; il m’avait vouée à l’étude, et me reprochait d’avoir tout le temps le nez dans mes livres. On aurait
cru, à voir sa morosité, que je m’étais engagée contre son gré dans cette voie qu’il avait en vérité choisie
pour moi. »
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958 © Éditions Gallimard. www.gallimard.fr.
Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de celui-ci autre
que la consultation individuelle et privée est interdite.

18  Victor Margueritte fit scandale en publiant en 1922 un roman, La Garçonne, dont l’héroïne, une femme affranchie de tous
les stéréotypes de genre, se coiffe, s’habille et vit comme elle l’entend. L’expression « la garçonne » renvoie à une coupe de
cheveux, très courts, « masculine », à la mode dans ces années d’entre-deux guerres. Se coiffer « à la garçonne » signifie désirer
apparaître comme émancipée. Les femmes raccourcissent aussi leurs jupes, autre symbole d’émancipation.
19  Zaza est un des personnages essentiels de cette autobiographie : meilleure amie de l’auteur, Zaza est à la fois un miroir pour
Simone mais également une figure féminine dont elle doit se démarquer pour s’accomplir. D’ailleurs Zaza échoue à s’affranchir
de son milieu.
20  Le « jour » est l’expression qui désigne, dans le milieu bourgeois de l’autrice, la réception hebdomadaire où les maîtresses de
maison reçoivent. Les filles y ont leur place et doivent s’y plier aux codes de la conversation et du maintien assignés aux femmes.

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Répondez au brouillon aux questions suivantes :

1) Relevez les stéréotypes féminins que Beauvoir évoque dans cet extrait. Peut-on les attribuer à son
père ? à sa mère ? à elle-même ?
2) Montrez que Simone, à travers l’autoportrait qu’en dresse Beauvoir-écrivaine, se construit à partir de
ces figures féminines mais se distancie aussi d’elles.
3) Analysez/résumez le plus clairement possible l’aporie (l’impossibilité de penser) et l’impossibilité
d’exister dans laquelle l’enferme son père.

Éléments de réponse à comparer avec vos réponses au brouillon :


1) Visiblement la famille de Simone se fait une haute idée de ce que doit être « [une] jeune fille, [une]
vraie ». Derrière cette expression se cache une réalité très simple : la « vraie jeune fille » est vierge et
ignore tout de la sexualité. Cet idéal de pureté vanté par le père est associé à la nécessité de préserver
les jeunes filles de la littérature et tout particulièrement des « mauvais livres », ceux qui pourraient
leur offrir des filles « de mauvaise vie », comme le personnage de la Garçonne du roman de Victor
Margueritte. La deuxième injonction est d’ordre mondain : la vraie jeune fille doit savoir tenir son rôle
dans un salon. Or Simone en société « faisai[t] piètre figure », est incapable de sourire, bref de jouer le
jeu de la séduction tel qu’on l’attend des jeunes filles dans ce milieu. Il semble que le père soit plutôt
attentif aux questions qui touchent à la vertu, tandis que la mère aimerait que sa fille soit capable de
briller dans les salons, ce que Simone refuse de faire. Mais elle éprouve peut-être sinon de l’admira-
tion, du moins de l’envie pour celles qui, comme Zaza et ses amies, sont capables de jouer le jeu. En
somme Simone elle-même ne peut pas totalement échapper aux injonctions de son milieu, qu’elle a
sans doute plus ou moins intégrées tout en les rejetant comme n’étant pas siennes.
2) Dans son récit, Beauvoir prend soin d’inscrire la construction de soi dans une constellation d’identités
féminines : Simone se perçoit comme faisant partie d’un universel constitué d’une multiplicité d’iden-
tités et de modèles. Et c’est par rapport à ces modèles réels et fictifs (la cousine Jeanne, la Garçonne,
Zaza, ses autres amies) que Simone va peu à peu construire sa différence. C’est surtout par l’usage de
la citation et de l’ironie que l’écrivaine marque la distance que Simone perçoit entre elle et les autres
jeunes filles concernant par exemple l’ignorance et la naïveté de la cousine Jeanne. Cette distance est
particulièrement marquée par rapport aux « jeunes filles “remarquablement intelligentes” » évoquées
par ses parents comme modèles « Je m’en irritais car je savais que leur cas n’avait rien de commun
avec le mien : elles travaillaient en amateurs tandis que j’avais passé professionnelle ». La naissance
de la future écrivaine et intellectuelle se marque dans la conscience que Simone a de la vérité de son
engagement vis-à-vis de sa « profession » qui n’a rien à voir avec un vernis culturel grâce auquel on
brille en société. Son engagement professionnel est déjà celui d’une philosophe : « je cherchais avec
précision la vérité » qui est incompatible avec le faux-semblant mondain qui relève de la mauvaise foi.
Comme le montrera Sartre dans L’Être et le Néant, toutes les conduites qui relèvent de la mauvaise foi
néantisent l’être.
3) Le père est sans doute un emblème de cette mauvaise foi qui fige l’autre dans le simulacre et l’imma-
nence, alors que Simone aspire à la transcendance, à un arrachement au destin tout tracé dans
lequel on l’enferme. Pire encore est le malentendu qui l’oppose à son père qu’elle analyse dans les
deux derniers paragraphes de l’extrait. Si son père l’encourage à faire des études, ce n’est pas qu’il
approuve cet accomplissement intellectuel auquel elle aspire. C’est plutôt comme pis-aller puisqu’elle
ne peut incarner le modèle de « vraie jeune fille » qui le contenterait. C’est l’alibi de l’originalité qu’il
invoque : craignant le regard des autres, il fige sa fille dans le statut du « génie », ce qui nie la force et
l’authenticité du désir de Simone de se construire autour des études. La position de Simone est rejetée
dans le « hors normes », ce qui la fait souffrir.

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3. C
 omment être-au-monde dans un universel singulier par le récit
de soi et du corps ?
On comprend dès lors l’enjeu majeur que représente pour les femmes les études et le choix d’une
carrière – et particulièrement celle d’écrivaine.
Dès 1945, au sortir de la guerre, Beauvoir note ceci qui semble préfigurer les réflexions qu’elle tissera
plus tard dans ses Mémoires à propos de son histoire personnelle :
« Un des buts essentiels que se propose l’éducation de l’enfant, c’est de faire perdre à celui-ci le sens
de sa présence au monde. La morale lui enseigne à renier sa subjectivité, à renoncer au privilège de
s’affirmer comme “ Je ” en face d’autrui ; il doit se considérer comme une personne humaine parmi
d’autres, soumise comme les autres à des lois universelles inscrites dans un ciel anonyme. La science
lui enjoint de s’évader hors de sa propre conscience, de se détourner du monde vivant et signifiant
que cette conscience lui dévoilait, et auquel elle s’efforce de substituer un univers d’objets glacés,
indépendants de tout regard et de toute pensée21 ».
L’universel, perçu ici à travers le prisme de la philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty, rejoint
ainsi le singulier – l’expérience de la jeune Beauvoir. La seule façon de naître à soi est de se percevoir
comme conscience d’un « être-au-monde », qui passe par le corps et les perceptions qui fondent notre
subjectivité et l’ancrent dans notre rapport à autrui et aux objets. Or, note Beauvoir, l’école semble tout
faire pour empêcher cet avènement de notre « être-au-monde ». Et c’est en observant autour d’elle, en
s’observant elle-même et les autres jeunes filles qu’elle fait ce constat : l’école, loin de permettre
l’émancipation, c’est-à-dire la naissance à soi-même, fige les consciences et réifie les corps dans des
stéréotypes. L’école, pour des motifs idéologiques,22 s’empare des corps et des consciences ; loin de faire
naître l’enfant à lui-même comme conscience de soi et du monde à travers le savoir comme l’espérait le
mythe des Lumières, l’école force l’enfant – ce qui est perçu comme une réelle violence – à endosser une
pseudo-identité, l’assigne à résidence dans le non-être des artefacts.

C’est pourquoi le corps est pour les femmes, dès le milieu du XXe siècle, le lieu privilégié de
l’émancipation et de l’affirmation de soi. Annie Ernaux, autrice née en 1940, prolonge le travail mémoriel
de Beauvoir en le radicalisant : elle consacre toute son œuvre à une écriture du corps, profondément
inscrite dans le temps social. C’est à cette inscription qu’est consacré l’ouvrage Les Années (2008),
sorte de clef de voûte de son écriture au croisement de l’universel et du singulier. Ernaux y retrace,
à partir de photographies de son album de famille, une histoire des corps depuis les années 1940
jusqu’aux années 2000. Ainsi ne fait-elle pas seulement œuvre autobiographique, mais plutôt œuvre
historienne en proposant une sociologie des corps en France dans ces Années, et tout particulièrement
des corps féminins, dans laquelle vient s’inscrire son propre corps. Ainsi, raconter une vie de femme, ce
n’est jamais raconter exclusivement ce qui est arrivé à UN corps ; écrire Les Années, c’est à travers le
sensible, à travers le « je », chercher à rappeler un vécu commun, créer un « nous ». Cette conscience
collective sera libératrice.

Dans l’extrait qui suit, Ernaux, avec la distance qui sépare l’écrivaine de la fille qu’elle était dans le milieu
des années 50, semble prolonger le regard critique de Beauvoir sur le rôle de l’école :
« Publique, privée, l’école se ressemblait, lieu de transmission d’un savoir immuable dans le silence,
l’ordre et le respect des hiérarchies, la soumission absolue : porter une blouse, se mettre en rang à la
cloche, se lever à l’entrée de la directrice mais non d’une surveillante, se munir de cahiers, plumes et
crayons réglementaires, ne pas répondre aux observations, ne pas mettre en hiver un pantalon sans
une jupe par-dessus. […] On était fiers comme d’un privilège d’être contraints à des règles strictes et à
l’enfermement »23.
21  Simone de Beauvoir, « La Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty », Les Temps Modernes, n°2, octobre 1945, p.363.
22  Nous l’avons montré à propos des lois Jules Ferry cf. supra le point B et revoyez le commentaire de la photographie de la
classe de filles d’Helemmes en cours de couture.
23  Les Années, o.c., Gallimard, p.47-48.

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Constat terrible : tout le parcours scolaire obligatoire est ici décrit comme le lieu absolu de la soumission
à l’ordre établi. L’école n’est plus le lieu de l’émancipation des corps et des consciences, mais le lieu de
l’enfermement et des contraintes.

En revanche, comme chez Beauvoir, l’entrée dans les études supérieures, le choix des études littéraires,
marquent pour Ernaux une rupture avec cet ordre établi et surtout une volonté de s’affranchir de son
milieu pauvre. L’écrivaine raconte ici cet engagement dans la littérature à la troisième personne en
s’appuyant sur son journal intime qu’elle tenait déjà à cette époque-là :
« À cet instant les connaissances abstraites de cette fille ne pourraient être répertoriées, non plus que
ses lectures, la licence de lettres modernes qu’elle achève n’étant qu’un indicateur moyen de niveau.
Elle s’est abreuvée d’existentialisme, de surréalisme, a lu Dostoïevski, Kafka, tout Flaubert, également
éperdue de nouveauté, […] comme si seuls les livres récents étaient capables d’apporter le regard le
plus juste sur le monde d’ici et maintenant.
Plus encore qu’un moyen d’échapper à la pauvreté, les études lui paraissaient l’instrument privilégié de
lutte contre l’enlisement de ce féminin qui lui inspire de la pitié […]. Aucune envie de se marier ni d’avoir
des enfants, le maternage et la vie de l’esprit lui semblent incompatibles. […]
Dans son journal intime, elle a écrit qu’elle […] est “la recherche d’un autre langage”, désirant
“retourner à une pureté première”, elle rêve d’écrire dans une langue inconnue »24.
Ernaux s’appuie donc sur l’expérience beauvoirienne : elle fait par l’écriture le récit de son émancipation,
l’écriture étant par elle-même l’agent de libération. Mais celle-ci n’est jamais définitive, et il s’agit,
comme Pénélope, de sans cesse déconstruire ce qui a été fait la veille : défaire les identifications
fausses, défaire les stéréotypes, libérer les corps, mais aussi libérer la parole, libérer l’écriture
elle-même.

Ce que je dois retenir

Après un passage par l’école obligatoire qui, par définition, forme des « classes » d’âge en
les inscrivant dans un cadre strict (règles de la vie scolaire, parcours fléchés, programme
unique, matières imposées, évaluations et sanctions) qui laisse sans doute peu de place
au désir individuel et encore moins au plaisir, le temps peut venir du choix d’un parcours
librement choisi dans un domaine professionnel, intellectuel, artistique ou manuel. L’écriture reste dans
tous les cas le medium privilégié pour ressaisir et transmettre cette expérience de formation et d’avè-
nement de soi, toujours singulière mais universellement partagée.

Crédits
p. 31 : Edmond Yon, [Les Misérables, IV, Livre VI, chapitre II]. « Mangez ! », vers 1865.
Estampe, gravure sur bois, Maison de Victor Hugo, Hauteville House
CC0 Paris Musées / Maisons de Victor Hugo Paris-Guernesey

24 Ibid, p.88

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CONCLUSION

Vous venez de terminer l’étude de ce chapitre intitulé « Éducation, transmission et émancipation ». Il


serait bien présomptueux d’affirmer que, désormais, ces trois thématiques n’ont plus de secrets pour
vous… Le penser serait même la preuve que vous n’avez pas lu attentivement ces pages ! Car si l’on ne
devait retenir qu’une seule leçon de tout cela, ce serait la suivante : éduquer et s’éduquer, transmettre
et recevoir, s’émanciper et faire grandir sont autant d’objectifs sans cesse à atteindre, à renouveler.
Cependant, vous avez avancé, vous avez progressé, vous avez appris !
Tout d’abord, vous avez découvert comment l’éducation peut aider à devenir soi. Cette quête d’identité
s’effectue sur le chemin de l’éducation, un chemin qui se fait pour l’enfant et l’adolescent en compagnie
puis en opposition – les deux pouvant être concomitants – de l’adulte apprenant.
Mais après avoir vu que le désir d’émancipation ne suffisait pas toujours à sa complète réalisation, nous
vous avons proposé d’aller plus loin encore, en vous soumettant la question suivante : Quel système
éducatif un état démocratique doit-il mettre en place pour favoriser l’émancipation ? Vous avez alors
découvert que l’enfant – obéissant ou révolté, rejeté ou intégré, privilégié ou déterminé – poursuit sa
recherche, plus ou moins épaulé, plus ou moins encadré, plus ou moins aidé…
In fine, de ce « moi » enfant – véritable Gavroche aux pieds de marbre – que reste-t-il dans ce « moi »
devenu adulte ? De l’éducation à l’émancipation, que s’est-il passé ? Certains – auteurs en gestation –
ont trouvé dans l’écriture de l’enfance la force de la résilience. D’autres – deuxième sexe en rébellion –
sont parvenues à nous faire entendre leur désir individuel. À toutes et tous, elles ont montré qu’être au
monde demande d’être soi mais toujours dans un partage avec l’autre, en lui donnant envie, à son tour,
d’être lui et finalement peut-être d’être « nous » …

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Sous la responsabilité du directeur du site de Vanves
M. Jérôme Irollo

Le CNED, site de Vanves, remercie les nombreuses personnes


qui ont contribué à la réussite de ce projet.
Qu’elles trouvent ici l’expression de toute sa reconnaissance.

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