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LA CONTRIBUTION FOUCALDIENNE À UNE HISTORICISATION DU

CORPS

Jean-François Bert

Dilecta | Corps

2006/1 - n° 1
pages 53 à 60

ISSN 1954-1228

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-corps-dilecta-2006-1-page-53.htm
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Pour citer cet article :


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Bert Jean-François, « La contribution foucaldienne à une historicisation du corps »,
Corps, 2006/1 n° 1, p. 53-60.
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(LIRE)
La Contribution foucaldienne
à une historicisation du corps
Jean-François Bert
Université Paris VIII

F oucault indique pour la première fois dans Surveiller et punir sa volonté


de faire une histoire des corps qui soit aussi une « histoire corrélative
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de l’âme moderne et d’un nouveau pouvoir de juger » (Foucault, 1975). Un an

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plus tard, dans La Volonté de savoir, il revendique également « une histoire des
corps » qui aurait pour objet d’enquêter sur « la manière dont on a investi ce
qu’il y a de plus matériel, de plus vivant en eux » (Foucault, 1976 : 200). Cette
perspective esquissée au milieu des années 70 a eu pour effet de transformer
durablement les manières d’analyser, du moins dans les sciences sociales, la
question du corps. Il n’était plus possible, par exemple, de se demander quelle
relation à la société les corps des individus expriment, sans interroger égale-
ment ses modes de production.
Durant le moment de « formation » de Foucault, propre à la décennie des
années 50, dont il faut bien dire que nous n’avons pas encore bien compris
ce qui s’y était réellement passé au niveau des influences disciplinaires, il faut
ajouter à l’influence de Nietzsche trois autres expériences qui tiennent compte
de la littérature – qui entretient, selon des modalités qui demeurent à élucider,
un rapport spécifique au savoir et à la vérité –, d’une façon particulière de
saisir l’histoire – héritière des premières analyses de Lucien Febvre et de Marc
Bloch  –, et enfin de l’épistémologie française introduite par Georges Canguil-
hem. C’est entre ces trois lignes de recherche que Foucault élabore un discours
qui fait du corps un enjeu théorique important puisqu’il ne s’agit plus de décou-
vrir quelle est sa véritable nature mais quel est le processus de perception par
lequel cette « nature » est appréhendée.

Une « expérience » problématique de la littérature

On commence à mieux cerner l’importance de la littérature dans l’itinéraire de Foucault


et plus généralement dans l’ensemble de la tradition philosophique française contempo-
raine. Ses premiers textes indiquent avec force l’existence d’un rapport formel et essentiel
LIRE

entre la technique de l’archéologie et l’utilisation spécifique des œuvres littéraires. Dans


ce nouveau cadre théorique, la littérature n’est pas un « plus » esthétique, mais un véri-

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table révélateur au même titre que n’importe quelle autre archive. Elle devient indispensable
à la connaissance du phénomène ou de l’expérience présentée : par exemple, dans le cas
de la folie avec Le Neveu de Rameau qu’il qualifie de « paradigme raccourci de l’histoire ».
L’œuvre littéraire qui fait partie de l’archive générale d’une époque à un moment donné
est porteuse d’un double savoir, sur la situation sociale mais aussi sur l’imaginaire engagé. Il
reste que le travail de la littérature n’est pas dans l’exact reflet de la réalité mais plutôt dans
« l’éclatement » qu’elle produit sur les choses. Cet usage particulier s’explique aussi par une
communauté de pensée entre les thèmes abordés : Crébillon et Sade introduisent le thème
du regard et de la machine ; Georges Bataille interroge la sexualité à la fin des années 50 et
Maurice Blanchot, la question de la mort.
La relation que Foucault entretient avec Bataille ne s’arrête d’ailleurs pas à son usage de la
notion d’« expérience », qui a pour particularité « de parvenir à un certain point de la vie qui
soit le plus près possible de l’invivable » (Foucault, 1980 : 43), comme de refuser toute possi-
bilité de rupture entre vie et pensée. Dans son introduction aux œuvres de Bataille, Foucault
apporte une critique à propos de la sexualité « qui aurait longtemps patienté dans l’ombre »
et de son déchiffrement, « dans l’expérience contemporaine » (Foucault, 1963 : 274), qu’il
approfondira en 1976 dans La Volonté de savoir lorsqu’il rappelle que loin d’avoir été bâillonnée,
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la mise en discours du sexe a au contraire été soumise à un mécanisme d’incitation croissant
qui va de pair avec la production exigée de l’aveu.
Ce n’est pas un hasard si la réflexion foucaldienne portant sur le corps part conjointement
d’une prise en compte de la littérature et du « rapport que tout langage entretient, dénoue,
reprend et indéfiniment répète avec la mort », et d’une tentative, menée dans Naissance de
la clinique, de mettre au jour la création historique de l’individu ainsi que les circonstances de
cette apparition, faisant du corps de l’homme malade « une donnée historique et transitoire ».
Dans Naissance de la clinique, Foucault indique le point de rupture entre une expérience clini-
que, faite d’observation quotidienne, et le nouveau « regard », anatomopathologique, qui
accède à la vérité de la maladie dans la mort et la dissection des corps. C’est Xavier Bichat
qui introduit définitivement dans son Anatomie générale ce regard qui a comme particularité
de pouvoir viser au-delà de la surface corporelle mais aussi de faire passer la connaissance
de la vie à quelque chose qui n’est pas la vie mais son opposé. L’affirmation de Foucault selon
laquelle le premier discours médical décisif tenu sur le vivant passe par la mort – recoupant
l’idée de Canguilhem qui indique que le seul projet reconnaissable des organismes vivants est
« le phénomène d’usure progressive et de cessation définitive de ces fonctions, plus que [son]
existence » (Canguilhem, 1974) – a fait naître « une médecine qui se donne comme celle de
l’individu » (Foucault, 1961 : 199), une individualité à qui il est toujours demandé d’intérioriser
et de reproduire la norme.

La méthode historique

L’Archéologie du savoir (1969) formalise le rapport à l’histoire que Foucault avait inauguré
dans L’Histoire de la folie. Il s’agit pour lui de substituer à une histoire « globale » une histoire
« générale » où la question est de savoir si la folie et la médecine peuvent relever du territoire
de l’historien ou si ces nouveaux objets ne mériteraient pas des méthodes d’analyse diffé-
rentes. Cette histoire générale place la notion de « discontinuité » en son centre et prend
en compte la question des séries, des limites et des découpes chronologiques. L’effectivité
de toute histoire – généalogique – ajoute Foucault en 1971, tient justement à l’introduction
du « discontinu dans notre être même. Elle [l’histoire] divisera nos sentiments ; elle drama-

54 Lire
tisera nos instincts ; elle multipliera notre corps et l’opposera à lui-même » (Foucault, 1971 :
136-156). En rupture avec une conception classique de l’histoire, l’archéologie, comme la
généalogie foucaldienne, ne tient pas sa scientificité du cumul des preuves ou de la mise en
avant du quantitatif mais de ce qu’elle multiplie les singularités. En revenant sur l’exemple de la
psychiatrie, Foucault rappelle que ce qui a rendu possible sa naissance et ce qui a déterminé le
changement dans ses concepts, ses analyses et ses démonstrations, c’est « un jeu de rapport
entre l’hospitalisation, l’internement, les conditions et les procédures de l’exclusion sociale, les
règles de la jurisprudence, les normes du travail industriel. Bref tout un ensemble qui caracté-
rise la formation de ses énoncés » (Foucault, 1969 : 233-234).
Ce jeu dans les rapports répond à l’histoire que Marc Bloch et Lucien Febvre avait promue
au lancement de l’école des Annales qui, s’il faut en croire Jacques Revel, était une histoire
« ouverte, faite de correspondances – de relations » (Revel, 1979), une histoire encore qui,
comme celle de Foucault, attache de l’importance à la question du biologique1. La description
de la vie matérielle, des comportements biologiques, de l’alimentation, des habitudes physi-
ques, gestuelles et mentales, a ouvert la possibilité d’une réflexion historique sur les questions
plus générales de l’autodiscipline, de la progression de la pudeur comme du rejet des mani-
festations corporelles. Le travail de Foucault dépasse cependant une approche purement
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descriptive ; dans les lignes de contact qu’il tisse entre corps, vie et pouvoir, ses descriptions
prennent en compte l’ensemble des réalités sociales et des pratiques de pouvoir qui ont
constitué les corps. Comprendre les ruptures représentatives des pratiques quotidiennes
l’oblige à insérer les conditions de production et de possibilité des différentes pratiques ainsi
que les nécessités économico-politiques qui les entourent.
Foucault, pourtant considéré au milieu des années 70 comme le représentant d’un struc-
turalisme « froid », qui laisse peu de place aux acteurs et à leurs pratiques, dessine dans
« L’impossible prison », les contours d’une étude de ces seuils de tolérance qui, du fait de
leurs modifications (quand une chose devient-elle abominable ? À partir de quels faits ? Pour
quelle forme de regard ?), jouent le rôle d’indicateurs à la fois historiques et politiques. Toute
histoire de corps, rappelle-t-il, joue avec les systèmes de valeur et les seuils de sensibilité en
nous révélant la lente montée de nos intolérances. Ce sont ces attitudes individuelles (cris,
rires, pleurs) qui renseignent l’historien, comme l’anthropologue, sur les rapports de pouvoir
en place autant que sur l’ensemble des normes qui les conditionnent 2.

Le domaine du vivant

L’histoire de la biologie, de la médecine et du vivant – au sens biologique du terme – entre


aussi dans les savoirs que Foucault interroge à partir de 1954 dans Maladie mentale et person-
nalité. Dans un texte tardif, intitulé « La vie, l’expérience et la science » (Foucault, 1985), il
évoque le rôle qu’a joué, pour sa génération, G. Canguilhem qui tenait son originalité de
la façon dont il opposait à la phénoménologie du vécu le concept du vivant et de l’erreur
« comme une autre manière d’approcher la notion de vie ». Foucault, de son côté, entend
montrer dans Les Anormaux la façon dont la psychiatrie est devenue « la science et la techno-
logie des anormaux, des individus anormaux et des conduites anormales » (Foucault, 1999 :
151), en se concentrant sur le problème de la reproduction et en développant au sujet du
« monstre humain » qui représente la forme naturelle de la contre nature, de « l’indisci-
pliné » qui a pour cadre de référence la famille et du « masturbateur » sur lequel le pouvoir
va engager la médicalisation de la sexualité au xixe siècle, une hygiène publique ainsi qu’une
nouvelle gestion des risques et de la protection sociale.

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Si une ambition philosophique commune, qui pose comme problème central la notion
d’ « actualité », anime les deux hommes, le lien le plus manifeste concerne cette interro-
gation sur la vie, le concept et le vivant à partir d’une réflexion portant sur la norme, et ce
par l’exploitation de matériaux empruntés à l’histoire des sciences, à l’histoire politique et à
l’histoire sociale. Au niveau méthodologique, les deux hommes ont proposé une analyse de
la formation des concepts et des choses et non de leur origine. Il faut noter à ce sujet que
l’histoire de la science telle que la conçoit Canguilhem reste inséparable d’un versant critique
et d’une analyse des choses et des concepts en termes de systèmes de possibilités. En intro-
duisant dans ses analyses historiques les vertus du faire « comme si », comme si, ajoute-t-il
« l’illusion [avait] pu être une vérité », Canguilhem opère une reconstruction, plus qu’une
simple description, qui pose le problème philosophique de la vérité (Canguilhem, 1952). Si
l’on connaît l’importance croissante que prend pour Foucault cette notion, on sait moins que
pour Canguilhem elle possède un statut de valeur qu’il faut questionner. Lorsqu’il postule la
vérité de la science, il fait bien attention de ne jamais lier ce postulat de départ au sujet qui
l’énonce. Il pose ainsi les bases d’une critique de la fonction du « je » dans une épistémologie
qui tend à faire disparaître le sujet de l’histoire. Si son analyse du concept de réflexe porte sur
les théories des différents auteurs, il ne s’agit pas de re-trouver un précurseur mais de mettre
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en forme une « généalogie » logique.

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Cette méthode inaugure un fort balancement entre la pensée scientifique d’une part et la
notion de vérité de l’autre. Une des formules de Canguilhem quant à la situation de Galilée
par rapport à l’ordre discursif de la science de son époque souligne cette tension : « être
dans le vrai, cela ne signifie pas dire toujours vrai. » (Canguilhem, 1952). C’est de cette irré-
ductible tension que Foucault se réclame toujours dans L’Ordre du discours qui présente les
modalités d’analyse historiographique de l’archéologie et les articulations qui existent entre
cette méthode et la question de la véridicité d’un discours. L’une des interrogations propres
à cette histoire qu’entend mener Foucault à la suite de Canguilhem – histoire qui n’est pas
l’histoire des conditions et des objets ou des concepts mais celle des effets de vérité sur les
individus – concerne justement les conditions selon lesquelles la vie est devenue un objet de
connaissance. Le corps, qu’il soit individuel ou collectif, est devenu le point d’articulation entre
le niveau anatomo-politique et celui biopolitique. La discipline renforce la biopolitique qui en
retour se doit de renforcer l’axe des techniques disciplinaires qui ambitionnent de majorer les
forces de l’individu et d’accroître leur obéissance comme leur utilité.
Cette évocation des « détonateurs » et de la conjoncture intellectuelle dans laquelle
Foucault inaugure ses analyses sur le corps nous a permis de les réinscrire dans une époque
particulière, rappelant au passage qu’il n’y a aucun sens à faire de Foucault un auteur hors de
son temps. Inversement, il faut penser aussi que c’est au travers de ce qu’il a écrit que cette
conjoncture prend sens pour nous. Il est sans doute peu de pensées aussi situées que celle
de Foucault et l’on ne peut que regretter la manière profondément anhistorique dont ses
œuvres ont été lues.
Son intérêt pour la littérature s’effacera au profit des autobiographies de prisonniers. Son
penchant pour une lecture « sensible » de l’histoire se transformera avec ses travaux sur la
sexualité en une « histoire de la pensée » qui interroge la manière dont se constituent des
problèmes ainsi que les stratégies pour y répondre, et sa réflexion sur le vivant ne question-
nera plus le rapport de la biologie avec les sciences de l’homme, comme il l’avait fait dans Les
Mots et les choses, mais l’instrumentalisation du savoir biologique par le pouvoir moderne.
Cette actualisation des problèmes constamment à l’œuvre chez Foucault – en particulier
lorsqu’il s’agit de comprendre le rôle du corps dans la modernité – nous oblige à ajouter

56 Lire
une quatrième matrice, celle du droit. En effet, Foucault n’a pu saisir l’intense politisation des
rapports individuels du xviie siècle indépendamment d’une réflexion juridique portant sur la
question du sujet et de son droit à disposer de son corps.

Une histoire juridique du corps

Foucault expose, dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir, le « seuil » de notre


modernité par l’introduction de la vie dans l’histoire. Plus précisément, la vie et la gestion des
populations sont devenues des exigences nouvelles propres aux déterminations modernes
du pouvoir. Ce branchement des enjeux de la politique moderne sur la vie et la gestion des
populations s’institutionnalise dans le passage du droit civil, qui régit sous la forme classique
du contrat les rapports que l’individu entretient avec son corps, au droit social qui impose une
prise en compte non plus du « citoyen », mais de l’individu en tant qu’être-vivant3.
Ce nouveau « droit » à la vie, mis en valeur par le droit social, prend différentes formes
dont celle d’un « droit à la santé » ou d’un « droit au bonheur » qui, pour Foucault, ne relè-
vent pas d’un droit juridique mais qui sont des effets du nouveau cadre biopolitique destiné
à contrôler la vie : « C’est la vie beaucoup plus que le droit qui est devenue alors l’enjeu des
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luttes politiques, même si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droit […] droit à

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la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins […] » (Foucault, 1976 : 190-
191). Cette perspective lui permet de penser comment se conçoit et se construit la vie en
tant qu’objet de techniques propres à un biopouvoir (la vie est ici l’équivalent d’une matière
brute qui est entièrement disponible aux manipulations), mais aussi comment elle se construit
en résistance à ces mêmes techniques.
Quoi qu’il en soit, le nouveau « seuil » biologique de la modernité prend sens à partir de
nombreuses polémiques qui, durant la décennie 70, ont interrogé cette question du vivant4.
Les débats sur l’euthanasie, sur la libéralisation de l’avortement et sur la peine de mort ont
permis d’interroger les rapports que les individus et leurs corps entretenaient avec le droit.
Dans le cas de l’euthanasie, en particulier, il s’agissait de savoir comment le droit saisit le
« droit à la mort », renversement du « droit à la vie » que le xixe siècle avait voulu installer
au centre de ses revendications. Plusieurs arguments, développés par les associations qui
défendent alors le droit à la mort, sont soutenus. Le premier argument s’appuie sur l’impunité
« de fait » de tout acte de suicide pour essayer de faire reconnaître l’existence d’un droit de
disposer de son corps, de sa vie et donc de sa mort. Le second souligne le droit « fondamen-
tal » à ne pas souffrir. Droit qui s’inscrit dans la lignée des droits « sociaux » qui garantissent
à l’homme un niveau de vie suffisant, « un état de bien-être complet » et « l’épanouissement
de la personnalité de chacun ». Ce droit de mourir dans la « dignité » renvoie, en dernière
instance, au droit de disposer de son propre corps, poussant ainsi le juridique à inscrire et à
admettre l’autonomie de la personne. Dans ce cas précis, c’est l’évocation de la dégradation
physique et psychologique des patients qui servit de repoussoir à la nouvelle « culture du
corps » qui accorde de l’importance à la perfection et à la beauté. Enfin, le dernier argument
juridique, celui-ci, consiste à renverser le droit à la vie en un droit à ne pas rester en vie. Cette
réversibilité devant impliquer, de manière analogique, la possibilité d’un droit à ne pas vouloir
vivre.
Foucault croise aussi – du moins lorsqu’il redéfinit le corps comme surface de déploiement
des disciplines et des normes – la question fondamentale, pour les féministes, de la corpora-
lité féminine et de ses effets subversifs sur l’économie, le politique et la société. Comme le
rappelle Michelle Perrot : « dès 1972, [Foucault] apporte son soutien actif au GIS (Groupe

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d’information santé), constitué d’ailleurs sur le modèle du GIP (Groupe d’information prisons),
qui s’engage aux côtés des femmes en lutte pour la dépénalisation de l’avortement (procès de
Bobigny, avril 1972). Avec Alain Landau et Jean-Yves Petit, il publie dans le Nouvel Observateur
un texte de soutien au mouvement pour sa libération […] » (Perrot, 1997 : 102).
Avant l’affaire de Bobigny, le manifeste des « 343 salopes », publié dans le Nouvel Obser-
vateur le 5 avril 1971, précise les conditions déplorables des avortements en France : « un
million de femmes se font avorter chaque année en France. Elle le font dans des conditions
dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette
opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples5. » Cette demande de médi-
calisation est répétée le 5 février 1973 dans un second manifeste signé cette fois-ci par « 330
médecins avorteurs » qui désirent que l’avortement prenne place dans les actes médicaux
remboursés par la Sécurité sociale mais aussi que « les méthodes modernes, qui en font
un acte simple, sans danger, [soient] portées à la connaissance de tous afin que les femmes
puissent interrompre leur grossesse dans les meilleures conditions médicales et psychologi-
ques »6 . Dans ces deux cas, c’est au nom d’une meilleure « qualité de vie » que les partisans
de la libéralisation de l’avortement tentent de faire changer la loi. Les nombreux témoignages
récoltés par les collectifs féministes insistent sur cette « qualité » de vie, devenue un argument
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décisif dans le choix d’un avortement et qui est venu s’ajouter au sentiment de culpabilité, au

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désir d’avoir un enfant et au droit au plaisir7 jusqu’alors classiquement invoqué par les collectifs
et le planning familial.
C’est sur ce « sol » archéologique, pour reprendre l’expression de Foucault, que s’oppo-
sent deux discours qui ont un même objet. En face de la lutte pour la qualité de la vie de la
mère et la libéralisation de l’avortement, les opposants posent en principe celui du respect de
la vie. Le droit moderne au vivant, ce « laissez-moi vivre » crié par les femmes, se retourne
dans un « laissez-les vivre » organisé autour de thèses natalistes et moralistes. Cette question
de l’avortement est à nouveau une source de conflit en 1976, année de publication de La
Volonté de savoir. Le procès du MLAC d’Aix-en-Provence dans lequel six femmes sont pour-
suivies et inculpées de complicité de tentative d’avortement et exercice illégal de la médecine
relance les polémiques.

Le dernier chapitre de La Volonté de savoir dessine en creux la généalogie du « flotte-


ment » qui existe entre le droit, et la doctrine juridique dans son ensemble, et le corps vivant
des individus. L’intégration de ce nouveau pouvoir sur la vie et la mort, ou plutôt aux limites
de la vie et de la mort, pouvoir qui concerne désormais l’avant ou l’après naissance et l’avant
ou l’après mort, débouche sur une transformation fondamentale « des sujets de droits sur
lesquels la prise ultime est la mort », en des individus qui « apprennent peu à peu ce que c’est
que d’avoir un corps ».
Flottant et fragile, ce rapport entre le juridique et les individus est l’endroit précis où
Foucault aperçoit et dépiste l’entreprise de normalisation moderne qui prend la forme d’un
contrôle des mœurs et des esprits mais aussi et surtout des corps. La biopolitique que
Foucault définit toujours dans le dernier chapitre de la Volonté de savoir indique combien
dans les formes de gouvernement contemporain, les questions de la vie et du droit sont plus
intriquées que jamais, mais aussi combien il est désormais possible, pour ces mêmes formes
de gouvernement, d’exposer totalement la vie des populations et même de l’espèce entière.
Au droit à la vie, à la santé, au bien-être de son corps, il faut ajouter la mise en place d’un
système de sécurité collective qui implique un jeu d’engagement mutuel de la part des États.
La densification des mécanismes de contrôle, par exemple de veille sanitaire ou de dépistage

58 Lire
systématique dans le but d’anticiper ou d’empêcher l’émergence d’un événement indésira-
ble, comme ce droit de ne pas subir d’atteinte à son corps dessine la nouvelle direction du
processus de civilisation devenu pour nos sociétés sanitaire et immunitaire. Si Foucault n’a pas
directement analysé ce concept de risque, sa notion de gouvernementalité pose les bases
d’une analyse de cette notion dans les technologies politiques modernes.

1. On peut penser au numéro spécial de 1969 intitulé « Histoire biologique et société ».


2. Ramsay MacMullen, Les Émotions dans l’histoire ancienne et moderne, Les Belles Lettres, Paris, 2004, 260 p. De son
côté Marcel Mauss avait déjà su relever l’importance de ces comportements, voir en particulier « L’expression obligatoire
des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) » (1921).
3. François Ewald analyse dans L’État providence le même passage à partir de la notion de risque et d’accident. Il saisit
en particulier la prolifération de la société de type « assurancielle » qui place comme une de ses valeurs fondamentales
la vie, p. 25.
4. Foucault évoque la question de la peine de mort et rappelle que son abolition n’est pas commandée par un « senti-
ment humanitaire » (p. 181) mais qu’elle est nécessairement inscrite dans la logique de la biopolitique.
5. Textes cités dans Les Lois de l’amour, p. 83. À la suite de ce manifeste est créée l’association Choisir qui a pour but
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la défense gratuite de tous les inculpés pour faits d’avortement.

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6. « Avortement : la polémique reprend après la publication du manifeste des 330 médecins », Le Figaro, p. 26. C’est
à la suite de cette pétition qu’est créé le MLAC (Mouvement pour la libération de la contraception et de l’avortement),
mouvement qui situe le problème de l’avortement dans le contexte global des sociétés capitalistes.
7. Comité pour la liberté de l’avortement, Libérons l’avortement, Maspéro, Paris, 1973, pp. 74-102.

Bibliographie
Canguilhem G. 1952, « La Théorie cellulaire, du sens et de la valeur des théories scientifiques »,
in La Connaissance de la vie. Paris, Hachette, pp. 47-98 (réédité, Paris, Vrin 1992).
Canguilhem G. 1974, « Vie », Encyclopaedia Universalis. Paris.
Febvre L. 1941, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire »
in Combats pour l’histoire. Paris, Presse Pocket, 1992.
Foucault M. 1961, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Plon.
Foucault M. 1994 (1963), « Préface à la transgression », in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 1.
Foucault M. 1994 (1964), « Pourquoi réédite-t-on Raymond Roussel, un précurseur de notre
littérature moderne » in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 1.
Foucault M. 1969, L’Archéologie du savoir. Paris, Gallimard.
Foucault M. 1970, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard.
Foucault M. 1971, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Dits et écrits, Paris, Gallimard, t. 2.
Foucault M. 1975, Surveiller et punir. Gallimard, Paris.
Foucault M. 1976, La Volonté de savoir, histoire de la sexualité. Paris, Gallimard, t. 1.
Foucault M. 1980, « Entretien avec Michel Foucault » in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 4.
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Nº 1 – Oct 2006 – Écrire le corps


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Perrot M. 1997, « De Madame Jourdain à Herculine Barbin : Michel Foucault et l’histoire des
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bre-décembre, n°6 : 1359-1376.
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