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Jean-François Bert
Dilecta | Corps
2006/1 - n° 1
pages 53 à 60
ISSN 1954-1228
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(LIRE)
La Contribution foucaldienne
à une historicisation du corps
Jean-François Bert
Université Paris VIII
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plus tard, dans La Volonté de savoir, il revendique également « une histoire des
corps » qui aurait pour objet d’enquêter sur « la manière dont on a investi ce
qu’il y a de plus matériel, de plus vivant en eux » (Foucault, 1976 : 200). Cette
perspective esquissée au milieu des années 70 a eu pour effet de transformer
durablement les manières d’analyser, du moins dans les sciences sociales, la
question du corps. Il n’était plus possible, par exemple, de se demander quelle
relation à la société les corps des individus expriment, sans interroger égale-
ment ses modes de production.
Durant le moment de « formation » de Foucault, propre à la décennie des
années 50, dont il faut bien dire que nous n’avons pas encore bien compris
ce qui s’y était réellement passé au niveau des influences disciplinaires, il faut
ajouter à l’influence de Nietzsche trois autres expériences qui tiennent compte
de la littérature – qui entretient, selon des modalités qui demeurent à élucider,
un rapport spécifique au savoir et à la vérité –, d’une façon particulière de
saisir l’histoire – héritière des premières analyses de Lucien Febvre et de Marc
Bloch –, et enfin de l’épistémologie française introduite par Georges Canguil-
hem. C’est entre ces trois lignes de recherche que Foucault élabore un discours
qui fait du corps un enjeu théorique important puisqu’il ne s’agit plus de décou-
vrir quelle est sa véritable nature mais quel est le processus de perception par
lequel cette « nature » est appréhendée.
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la mise en discours du sexe a au contraire été soumise à un mécanisme d’incitation croissant
qui va de pair avec la production exigée de l’aveu.
Ce n’est pas un hasard si la réflexion foucaldienne portant sur le corps part conjointement
d’une prise en compte de la littérature et du « rapport que tout langage entretient, dénoue,
reprend et indéfiniment répète avec la mort », et d’une tentative, menée dans Naissance de
la clinique, de mettre au jour la création historique de l’individu ainsi que les circonstances de
cette apparition, faisant du corps de l’homme malade « une donnée historique et transitoire ».
Dans Naissance de la clinique, Foucault indique le point de rupture entre une expérience clini-
que, faite d’observation quotidienne, et le nouveau « regard », anatomopathologique, qui
accède à la vérité de la maladie dans la mort et la dissection des corps. C’est Xavier Bichat
qui introduit définitivement dans son Anatomie générale ce regard qui a comme particularité
de pouvoir viser au-delà de la surface corporelle mais aussi de faire passer la connaissance
de la vie à quelque chose qui n’est pas la vie mais son opposé. L’affirmation de Foucault selon
laquelle le premier discours médical décisif tenu sur le vivant passe par la mort – recoupant
l’idée de Canguilhem qui indique que le seul projet reconnaissable des organismes vivants est
« le phénomène d’usure progressive et de cessation définitive de ces fonctions, plus que [son]
existence » (Canguilhem, 1974) – a fait naître « une médecine qui se donne comme celle de
l’individu » (Foucault, 1961 : 199), une individualité à qui il est toujours demandé d’intérioriser
et de reproduire la norme.
La méthode historique
L’Archéologie du savoir (1969) formalise le rapport à l’histoire que Foucault avait inauguré
dans L’Histoire de la folie. Il s’agit pour lui de substituer à une histoire « globale » une histoire
« générale » où la question est de savoir si la folie et la médecine peuvent relever du territoire
de l’historien ou si ces nouveaux objets ne mériteraient pas des méthodes d’analyse diffé-
rentes. Cette histoire générale place la notion de « discontinuité » en son centre et prend
en compte la question des séries, des limites et des découpes chronologiques. L’effectivité
de toute histoire – généalogique – ajoute Foucault en 1971, tient justement à l’introduction
du « discontinu dans notre être même. Elle [l’histoire] divisera nos sentiments ; elle drama-
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tisera nos instincts ; elle multipliera notre corps et l’opposera à lui-même » (Foucault, 1971 :
136-156). En rupture avec une conception classique de l’histoire, l’archéologie, comme la
généalogie foucaldienne, ne tient pas sa scientificité du cumul des preuves ou de la mise en
avant du quantitatif mais de ce qu’elle multiplie les singularités. En revenant sur l’exemple de la
psychiatrie, Foucault rappelle que ce qui a rendu possible sa naissance et ce qui a déterminé le
changement dans ses concepts, ses analyses et ses démonstrations, c’est « un jeu de rapport
entre l’hospitalisation, l’internement, les conditions et les procédures de l’exclusion sociale, les
règles de la jurisprudence, les normes du travail industriel. Bref tout un ensemble qui caracté-
rise la formation de ses énoncés » (Foucault, 1969 : 233-234).
Ce jeu dans les rapports répond à l’histoire que Marc Bloch et Lucien Febvre avait promue
au lancement de l’école des Annales qui, s’il faut en croire Jacques Revel, était une histoire
« ouverte, faite de correspondances – de relations » (Revel, 1979), une histoire encore qui,
comme celle de Foucault, attache de l’importance à la question du biologique1. La description
de la vie matérielle, des comportements biologiques, de l’alimentation, des habitudes physi-
ques, gestuelles et mentales, a ouvert la possibilité d’une réflexion historique sur les questions
plus générales de l’autodiscipline, de la progression de la pudeur comme du rejet des mani-
festations corporelles. Le travail de Foucault dépasse cependant une approche purement
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descriptive ; dans les lignes de contact qu’il tisse entre corps, vie et pouvoir, ses descriptions
prennent en compte l’ensemble des réalités sociales et des pratiques de pouvoir qui ont
constitué les corps. Comprendre les ruptures représentatives des pratiques quotidiennes
l’oblige à insérer les conditions de production et de possibilité des différentes pratiques ainsi
que les nécessités économico-politiques qui les entourent.
Foucault, pourtant considéré au milieu des années 70 comme le représentant d’un struc-
turalisme « froid », qui laisse peu de place aux acteurs et à leurs pratiques, dessine dans
« L’impossible prison », les contours d’une étude de ces seuils de tolérance qui, du fait de
leurs modifications (quand une chose devient-elle abominable ? À partir de quels faits ? Pour
quelle forme de regard ?), jouent le rôle d’indicateurs à la fois historiques et politiques. Toute
histoire de corps, rappelle-t-il, joue avec les systèmes de valeur et les seuils de sensibilité en
nous révélant la lente montée de nos intolérances. Ce sont ces attitudes individuelles (cris,
rires, pleurs) qui renseignent l’historien, comme l’anthropologue, sur les rapports de pouvoir
en place autant que sur l’ensemble des normes qui les conditionnent 2.
Le domaine du vivant
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Cette méthode inaugure un fort balancement entre la pensée scientifique d’une part et la
notion de vérité de l’autre. Une des formules de Canguilhem quant à la situation de Galilée
par rapport à l’ordre discursif de la science de son époque souligne cette tension : « être
dans le vrai, cela ne signifie pas dire toujours vrai. » (Canguilhem, 1952). C’est de cette irré-
ductible tension que Foucault se réclame toujours dans L’Ordre du discours qui présente les
modalités d’analyse historiographique de l’archéologie et les articulations qui existent entre
cette méthode et la question de la véridicité d’un discours. L’une des interrogations propres
à cette histoire qu’entend mener Foucault à la suite de Canguilhem – histoire qui n’est pas
l’histoire des conditions et des objets ou des concepts mais celle des effets de vérité sur les
individus – concerne justement les conditions selon lesquelles la vie est devenue un objet de
connaissance. Le corps, qu’il soit individuel ou collectif, est devenu le point d’articulation entre
le niveau anatomo-politique et celui biopolitique. La discipline renforce la biopolitique qui en
retour se doit de renforcer l’axe des techniques disciplinaires qui ambitionnent de majorer les
forces de l’individu et d’accroître leur obéissance comme leur utilité.
Cette évocation des « détonateurs » et de la conjoncture intellectuelle dans laquelle
Foucault inaugure ses analyses sur le corps nous a permis de les réinscrire dans une époque
particulière, rappelant au passage qu’il n’y a aucun sens à faire de Foucault un auteur hors de
son temps. Inversement, il faut penser aussi que c’est au travers de ce qu’il a écrit que cette
conjoncture prend sens pour nous. Il est sans doute peu de pensées aussi situées que celle
de Foucault et l’on ne peut que regretter la manière profondément anhistorique dont ses
œuvres ont été lues.
Son intérêt pour la littérature s’effacera au profit des autobiographies de prisonniers. Son
penchant pour une lecture « sensible » de l’histoire se transformera avec ses travaux sur la
sexualité en une « histoire de la pensée » qui interroge la manière dont se constituent des
problèmes ainsi que les stratégies pour y répondre, et sa réflexion sur le vivant ne question-
nera plus le rapport de la biologie avec les sciences de l’homme, comme il l’avait fait dans Les
Mots et les choses, mais l’instrumentalisation du savoir biologique par le pouvoir moderne.
Cette actualisation des problèmes constamment à l’œuvre chez Foucault – en particulier
lorsqu’il s’agit de comprendre le rôle du corps dans la modernité – nous oblige à ajouter
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une quatrième matrice, celle du droit. En effet, Foucault n’a pu saisir l’intense politisation des
rapports individuels du xviie siècle indépendamment d’une réflexion juridique portant sur la
question du sujet et de son droit à disposer de son corps.
luttes politiques, même si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droit […] droit à
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la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins […] » (Foucault, 1976 : 190-
191). Cette perspective lui permet de penser comment se conçoit et se construit la vie en
tant qu’objet de techniques propres à un biopouvoir (la vie est ici l’équivalent d’une matière
brute qui est entièrement disponible aux manipulations), mais aussi comment elle se construit
en résistance à ces mêmes techniques.
Quoi qu’il en soit, le nouveau « seuil » biologique de la modernité prend sens à partir de
nombreuses polémiques qui, durant la décennie 70, ont interrogé cette question du vivant4.
Les débats sur l’euthanasie, sur la libéralisation de l’avortement et sur la peine de mort ont
permis d’interroger les rapports que les individus et leurs corps entretenaient avec le droit.
Dans le cas de l’euthanasie, en particulier, il s’agissait de savoir comment le droit saisit le
« droit à la mort », renversement du « droit à la vie » que le xixe siècle avait voulu installer
au centre de ses revendications. Plusieurs arguments, développés par les associations qui
défendent alors le droit à la mort, sont soutenus. Le premier argument s’appuie sur l’impunité
« de fait » de tout acte de suicide pour essayer de faire reconnaître l’existence d’un droit de
disposer de son corps, de sa vie et donc de sa mort. Le second souligne le droit « fondamen-
tal » à ne pas souffrir. Droit qui s’inscrit dans la lignée des droits « sociaux » qui garantissent
à l’homme un niveau de vie suffisant, « un état de bien-être complet » et « l’épanouissement
de la personnalité de chacun ». Ce droit de mourir dans la « dignité » renvoie, en dernière
instance, au droit de disposer de son propre corps, poussant ainsi le juridique à inscrire et à
admettre l’autonomie de la personne. Dans ce cas précis, c’est l’évocation de la dégradation
physique et psychologique des patients qui servit de repoussoir à la nouvelle « culture du
corps » qui accorde de l’importance à la perfection et à la beauté. Enfin, le dernier argument
juridique, celui-ci, consiste à renverser le droit à la vie en un droit à ne pas rester en vie. Cette
réversibilité devant impliquer, de manière analogique, la possibilité d’un droit à ne pas vouloir
vivre.
Foucault croise aussi – du moins lorsqu’il redéfinit le corps comme surface de déploiement
des disciplines et des normes – la question fondamentale, pour les féministes, de la corpora-
lité féminine et de ses effets subversifs sur l’économie, le politique et la société. Comme le
rappelle Michelle Perrot : « dès 1972, [Foucault] apporte son soutien actif au GIS (Groupe
décisif dans le choix d’un avortement et qui est venu s’ajouter au sentiment de culpabilité, au
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désir d’avoir un enfant et au droit au plaisir7 jusqu’alors classiquement invoqué par les collectifs
et le planning familial.
C’est sur ce « sol » archéologique, pour reprendre l’expression de Foucault, que s’oppo-
sent deux discours qui ont un même objet. En face de la lutte pour la qualité de la vie de la
mère et la libéralisation de l’avortement, les opposants posent en principe celui du respect de
la vie. Le droit moderne au vivant, ce « laissez-moi vivre » crié par les femmes, se retourne
dans un « laissez-les vivre » organisé autour de thèses natalistes et moralistes. Cette question
de l’avortement est à nouveau une source de conflit en 1976, année de publication de La
Volonté de savoir. Le procès du MLAC d’Aix-en-Provence dans lequel six femmes sont pour-
suivies et inculpées de complicité de tentative d’avortement et exercice illégal de la médecine
relance les polémiques.
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systématique dans le but d’anticiper ou d’empêcher l’émergence d’un événement indésira-
ble, comme ce droit de ne pas subir d’atteinte à son corps dessine la nouvelle direction du
processus de civilisation devenu pour nos sociétés sanitaire et immunitaire. Si Foucault n’a pas
directement analysé ce concept de risque, sa notion de gouvernementalité pose les bases
d’une analyse de cette notion dans les technologies politiques modernes.
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6. « Avortement : la polémique reprend après la publication du manifeste des 330 médecins », Le Figaro, p. 26. C’est
à la suite de cette pétition qu’est créé le MLAC (Mouvement pour la libération de la contraception et de l’avortement),
mouvement qui situe le problème de l’avortement dans le contexte global des sociétés capitalistes.
7. Comité pour la liberté de l’avortement, Libérons l’avortement, Maspéro, Paris, 1973, pp. 74-102.
Bibliographie
Canguilhem G. 1952, « La Théorie cellulaire, du sens et de la valeur des théories scientifiques »,
in La Connaissance de la vie. Paris, Hachette, pp. 47-98 (réédité, Paris, Vrin 1992).
Canguilhem G. 1974, « Vie », Encyclopaedia Universalis. Paris.
Febvre L. 1941, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire »
in Combats pour l’histoire. Paris, Presse Pocket, 1992.
Foucault M. 1961, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Plon.
Foucault M. 1994 (1963), « Préface à la transgression », in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 1.
Foucault M. 1994 (1964), « Pourquoi réédite-t-on Raymond Roussel, un précurseur de notre
littérature moderne » in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 1.
Foucault M. 1969, L’Archéologie du savoir. Paris, Gallimard.
Foucault M. 1970, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard.
Foucault M. 1971, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Dits et écrits, Paris, Gallimard, t. 2.
Foucault M. 1975, Surveiller et punir. Gallimard, Paris.
Foucault M. 1976, La Volonté de savoir, histoire de la sexualité. Paris, Gallimard, t. 1.
Foucault M. 1980, « Entretien avec Michel Foucault » in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 4.
Foucault M. 1985, « La Vie : l’expérience et la science » in Revue de métaphysique et de morale,
1990, n°1 (janvier-mars) : 3-14.
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