Vous êtes sur la page 1sur 20

LA DIMENSION MONUMENTAIRE DU TÉMOIGNAGE HISTORIQUE

Renaud Dulong

Publications de la Sorbonne | Sociétés & Représentations

2002/1 - n° 13
pages 179 à 197

ISSN 1262-2966
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2002-1-page-179.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Dulong Renaud, « La dimension monumentaire du témoignage historique »,
Sociétés & Représentations, 2002/1 n° 13, p. 179-197. DOI : 10.3917/sr.013.0179
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Publications de la Sorbonne.


© Publications de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
LA DIMENSION MONUMENTAIRE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

DU TÉMOIGNAGE HISTORIQUE1

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
179
Renaud Dulong

Si l’on veut délimiter, dans le domaine des écrits se rapportant au passé, un champ
du témoignage, deux séries de questions se posent. La première concerne de façon géné-
rale la frontière entre une déposition certifiée et un simple écrit portant sur des événe-
ments passés : une attestation autobiographique suffit-elle à qualifier un texte comme
témoignage oculaire ? Est-on en mesure d’apprécier dans le corps du récit la sincérité de
l’intention de témoigner ? Y a-t-il des critères externes permettant de juger de l’exacti-
tude de la relation, par exemple en la recoupant par d’autres informations ? Le formata-
ge du récit aux exigences du témoignage judiciaire – énoncer les faits en fonction d’un
point de vue singulier – ne fournit-il pas une norme décisive de ce que nous recevons
comme témoignage ? À côté de ces questions déjà redoutables, l’évolution récente du
témoignage en suggère une seconde série à propos d’un nouveau type d’écrits. Des
témoignages ne prétendent pas seulement attester de situations vécues, mais énoncer un
jugement plus global sur l’événement dont elles relèvent et inciter le lecteur à le faire ;
ils tendent ainsi à fermer la possibilité d’une lecture au seul plan de l’enchaînement des
faits. À côté des nombreux témoignages sur les atrocités des nazis utilisés par les juges
de Nüremberg comme preuves à l’appui de l’accusation, des textes comme ceux d’Imre
Ketersz (Être sans destin), de Primo Lévi (Si c’est un homme), d’Élie Wiesel (La Nuit), de
Robert Antelme (L’Espèce humaine), tout en relatant le même genre d’expériences per-
sonnelles, sollicitent un autre type de jugement, débordant le cadre pénal d’un procès,
fut-il exceptionnel.
Le domaine du témoignage comprendrait ainsi l’ensemble des relations certifiées
autobiographiquement, à l’intérieur duquel un sous-ensemble regrouperait un type par-
ticulier de témoignage, qualifié ici par l’adjectif « historique ». L’échelle de valeur qui
sous-tend cette façon de voir apprécie les textes selon l’engagement de l’auteur dans le

1. Je suis redevable des nombreuses remarques effectuées par Michaël Taugis sur une première version de
ce texte. Les formulations n'engagent néanmoins que moi.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
procès consécutif à l’événement et selon la mesure dans laquelle ils laissent leurs lecteurs
libres de s’y impliquer. Le témoignage – ordinaire ou judiciaire – disposerait les faits en
sorte qu’on puisse les qualifier à l’aune de normes morales communes, le témoignage his-
torique en parlerait dans des termes qui, rendant inopérant cet encodage, convoqueraient
une réflexion éthique. J’ai dit ailleurs que ces textes présentaient « une allergie à l’histo-
riographie »2, je voudrais démontrer que, tout en apportant à leurs lecteurs l’intransiti-
vité de la factualité vécue, ils sollicitent de leur part un nouveau regard sur l’événement.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

De nouvelles questions surgissent alors, concernant la légitimité de tels témoignages

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
oculaires et l’opérativité de leur prétention : un récit peut-il dépasser le strict constat des
180 faits sans risquer d’être pris pour autre chose qu’un témoignage ? En s’expatriant de la réa-
lité factuelle, le discours des témoins ne risquerait-il pas d’être entraîné vers des formes
de discours contradictoires avec le témoignage ? Mais inversement n’est-ce pas en prenant
de tels risques que le témoignage historique parviendrait à convaincre ses lecteurs de per-
pétuer la mémoire de ce qui était inimaginable et qui est pourtant arrivé ?
C’est cette fragilité discursive aux limites, mais aussi cette faculté germinative des
témoignages historiques que je vais explorer, en retravaillant la notion de monument et
en l’appliquant aux témoignages historiques. L’opposition entre monument et document
est classique en histoire. À partir du texte de Jacques Le Goff qui fait référence sur cette
question, puis en m’appuyant sur un essai moins connu de Paul Zumthor, je tenterai de
dégager une acception de la notion qui permette de spécifier les diverses particularités des
quatre témoignages cités au premier paragraphe.

Monument et document
L’article que Jacques Le Goff a rédigé pour l’encyclopédie italienne Einaudi montre
comment l’opposition entre monument et document traverse l’histoire de la discipline
historiographique3. La notion de monument s’impose dès l’antiquité ; elle est définie par
une visée commémorative : à l’origine c’est quelque chose – un édifice commémoratif,
une inscription funéraire, une apologie – que nous laisse en héritage une société pour
faire mémoire. Étymologiquement Monumentum a la même origine que mens, l’esprit,
ou memini, se souvenir. Le monument est ainsi lié à la capacité d’une société à témoigner
d’elle-même et à anticiper le souvenir des générations à venir. Pour s’en tenir aux écrits,
les monuments sont rédigés pour instruire moralement les contemporains, mais aussi les
successeurs dont on anticipe la mémoire rétrospective. Le terme désignera encore au

2. Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éd. de
l’EHESS, 1998, p. 219. Cette proposition a été épinglée par Paul Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’ou-
bli, Paris, Seuil, 2000, p. 224.
3. Jacques Le Goff, « Documento/monumento » Encyclopédie italienne Einaudi, t. 1 pp. 38-48.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
XIXe siècle des collections importantes de textes, en reprenant un usage autrefois réservé
aux compilations d’écrits fondateurs.
Il importe de retenir que c’est à sa production que le monument se définit comme
tel en manifestant l’intention qui a présidé à sa rédaction. À l’inverse, la notion de docu-
ment renvoie à une posture dans le temps de la réception ; elle se définit par l’usage argu-
mentatif d’objets distraits de leur finalité première. Selon Jacques Le Goff, le document
est une invention de la démarche historiographique, qui reprend au langage
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

judiciaire son concept de preuve. Pièce à conviction dans l’argumentation d’une thèse,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
c’est un texte ou un fragment que l’historien utilise en tenant compte du contexte de sa
production et après en avoir éprouvé l’authenticité. 181
Si le document s’est imposé au détriment du monument, c’est par son objectivité, ou
plutôt par l’objectivation résultant de son utilisation argumentative et de son examen cri-
tique. Les éventuelles prétentions des auteurs – prétention à la vérité, à la transmission
du sens, etc. – sont récusées au profit de celles de l’historiographie, laquelle se soumet
ainsi à tout ce qui vient du passé. Reinhardt Kosellek4 justifie la dévaluation du témoi-
gnage oculaire par un raisonnement épistémologique comparable à celui qui sous-tend
le triomphe du document sur le monument. L’avènement d’une conception moderne de
l’histoire s’est faite par rupture progressive avec la mémoire collective des événements.
Les historiens du XVIIe siècle découvrent la nécessité d’ériger un point de vue distant, leur
permettant d’introduire une démarche herméneutique : puisque l’historien étudie le
passé dans une conjoncture différente, il peut d’une part poser à l’événement des ques-
tions dont ses contemporains n’avaient pas idée, d’autre part prendre en charge réflexi-
vement les présupposés de son questionnement. Ainsi les historiens tiennent-ils tradi-
tionnellement que le témoin oculaire, si fidèle que soit sa relation, ne peut saisir le sens
de ce qu’il voit ; ce sens ne peut être dévoilé que par un recadrage prenant en charge, entre
autres éléments, les conséquences de l’événement.
Jacques Le Goff énumère les étapes successives de l’usage des documents. La naissan-
ce de l’histoire positiviste est marquée par la révolution documentaire, conduisant à trai-
ter comme document tout ce que nous lègue le passé, y compris ses prétendus monu-
ments. La fondation de l’École des Annales fut contemporaine de la classification et du
comptage des documents… Il faut attendre Michel Foucault pour que resurgisse la
notion de monument, mais l’usage de cette notion dans L’archéologie du savoir s’élabore
sur la critique de celle de document5 : tout discours étant une représentation que la socié-
té se donne à elle-même pour voiler sa structure spécifique de pouvoir, l’historien doit se
positionner face aux données comme un archéologue ; il doit collectionner les pièces et
les répartir en classes, puis les regrouper en sorte qu’elles démontrent les conditions tech-
no-politiques dans lesquelles elles ont été produites.

4. Reinhardt Kosellek, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. française,
Paris, Éd de l’EHESS, 1990, p. 161sq.
5. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 13-20.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
Une langue monumentaire
On trouve pourtant dans l’article de l’encyclopédie Einaudi une proposition pour
réhabiliter l’idée de monument, en respectant l’intention ayant présidé à la rédaction du
texte. L’article de Paul Zumthor auquel il est fait référence part d’un constat effectué par
ce médiéviste sur les textes les plus anciens en langue romane6 : l’idée simpliste, selon
laquelle les lettrés recourraient au latin pour solenniser leurs écrits, ne tient pas face à des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

textes où la langue vernaculaire atteste d’une élaboration stylistique. Pour répartir en

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
classes homogènes les écrits ou fragments de la période d’émergence de la langue roma-
182 ne, l’auteur propose une distinction fonctionnelle traversant chaque langue, et fondée sur
la dichotomie oral/écrit. La distinction entre monument et document est redéfinie lin-
guistiquement, c’est-à-dire en prenant appui sur des marques repérables du discours :

Je distinguerai une fonction primaire du langage, déterminée par les seuls besoins de l’intercom-
munication courante ; et une fonction secondaire, qui est proprement une fonction d’édification,
au double sens de ce mot : élévation morale et construction d’un édifice. […] D’une part, le sujet
parlant s’exprime dans sa subjectivité, dans l’immédiateté de son expérience (fonction primaire),
d’autre part, il lui arrive de requérir de la langue une universalisation de celle-ci (fonction secon-
daire) (pp. 7-8, italiques dans le texte).

Le passage de l’une à l’autre de ces deux fonctions se repère d’abord au plan philolo-
gique par des formes de l’expression traduisant un effort pour structurer la pensée, ten-
dance à enrichir et à préciser le vocabulaire, à contrôler les tropes, etc. L’intention peut
aussi se manifester à l’aide d’autres indices comme le graphisme de l’écriture ou la
recherche de formules versifiées. D’ailleurs les premiers monuments sont souvent, selon
Paul Zumthor, des formulaires, des compilations d’énoncés à produire face à des situa-
tions typiques : serments de fidélité, acte juridiques, etc. L’examen de la Loi Salique per-
met d’énumérer les tournures récurrentes qui attestent de la « volonté typique d’édifier
en monument du langage cet objet qu’est la coutume juridique » (p. 11). Mais ce même
texte peut aussi être regardé du point de vue de son hétérogénéité linguistique : les écarts
lexicaux, grammaticaux ou stylistiques manifestent alors « une tension interne, intrin-
sèque au monument linguistique, et qui entre dans sa définition même ».
À la fin de l’article, l’auteur rapproche ses intuitions d’une réflexion de Dante sur la
nature du langage7. La manœuvre achève de remplacer l’opposition monument/docu-
ment par une tension monumentaire, trace d’une polarisation du champ linguistique par
une langue idéale que les réalisations concrètes visent asymptotiquement. Le poète part
de la dispersion géographique et historique des langues après l’épisode de la Tour de

6. Paul Zumthor ; « Document et monument. À propos des textes les plus anciens en langue française »,
Revue des Sciences humaines, fasc. 97, 1960, pp. 5-19.
7. Dante, De vulgari eloquentia, chap. VI à X.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
Babel ; pour Dante, toujours d’après Paul Zumthor, le latin – plus exactement la gram-
matica – représente le seul système d’expression universel et immuable fabriqué par les
hommes, et définit le pôle vers lequel tendra l’évolution de chaque langue dans sa fonc-
tion secondaire. « L’expression la plus haute, de lui-même et du monde, à quoi l’homme
puisse prétendre, exige un instrument virtuellement éternel, dans le plan linguistique
même. L’homme éprouve le besoin de dire certaines choses à l’aide d’une forme que ne
puissent ruiner à la longue l’emprise du temps ni la dispersion dans l’espace » (p. 16).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

Je retiens de cet article l’idée d’une langue monumentaire qui ne caractériserait pas

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
l’ensemble des énoncés d’un texte mais une tension interne manifestant, dans des moda-
lités discursives plurielles, l’intention de transcender l’expérience de la réalité par la dota- 183
tion d’un sens. La tendance de l’expression à « l’élévation » ou à « la verticalité » donne
la mesure d’un effort de l’auteur pour prendre du champ par rapport à la factualité de la
vie vécue, afin de transmettre sa signification proprement humaine. Car Zumthor
conserve le sens étymologique de « monument », l’anticipation d’une commémoration,
par leurs destinataires futurs, de textes dont l’économie exhibe un certain mode d’emploi
à la lecture.

Respécification du témoignage historique


Le témoignage oculaire définit un genre discursif structuré de façon contraignante,
appelant normalement un usage documentaire. Le positionnement de l’auteur en témoin
de ce qu’il rapporte restreint sa narration à son seul point de vue sur des événements,
dont la succession doit être restituée dans un ordre approximativement chronologique :
l’auteur ne décrit que des faits qu’il a vus et entendus, des souffrances qu’il a endurées,
des agressions dont il a pâti, des actions individuelles qu’il a accomplies et des activités
collectives auxquelles il a participé. La vérité dont est créditée sa narration se paie par le
risque qu’elle soit utilisée comme chapelet de récits factuels, susceptibles d’être utilisés
séparément et anonymement. Les limites d’un tel genre apparaissent surtout lorsqu’il est
appliqué à des événements gigantesques comme le front de la Première Guerre mondia-
le, l’extermination des juifs par les nazis, les génocides du Cambodge et du Rwanda… Si
le récit à la première personne reste la meilleure forme de factualisation – et d’accusa-
tion –, il ne peut prétendre signifier un événement dont le sens excède de toutes façons
la somme des éventuels témoignages qu’on pourrait produire à son sujet.
J’appelle monumentaire tout ce qui, dans un texte de témoignage, excède la relation
des faits, ouvre à la signification de l’événement et interpelle le lecteur dans son rapport
à ce qui s’est passé. Le témoin exprime la nécessité de dire plus que des faits, sa déposi-
tion se veut l’écho du traumatisme de l’événement, elle se double d’une réflexion trans-
cendant les limites d’une expérience personnelle, prenant en charge la voix ou la mémoi-
re des disparus. Au-delà d’une information sur les faits, le lecteur est alors interpellé sur
sa compréhension de l’événement, au moins sur sa conscience de l’énormité de ce qui s’y

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
est passé. Mais comment une telle prétention peut-elle s’inscrire dans une relation de
témoin oculaire ? L’auteur peut-il, sans rompre le fil de sa narration et le cadre d’une
déposition, se faire sociologue ou historien, philosophe ou poète ?
Le témoignage historique est la solution donnée sous diverses modalités à cette
contradiction. L’effort pour hisser la perspective au dessus de la fange de l’expérience
vécue est limité par le risque de quitter le registre du discours témoignant. Une analy-
se en surplomb de l’événement, légitime chez d’autres écrivains, priverait les témoins
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

de la force que revêt un récit de ne rapporter que des faits autobiographiques. Car nous

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
ne connaissons pas d’expression plus virulente de l’événement que sa description « de
184 l’intérieur », la relation vécue de sa factualité. Comment les écrits des témoins peuvent-
ils signifier la transcendance de l’événement à leur point de vue situé, en restant dans
les limites d’un témoignage ? C’est ce qu’il s’agit d’expliciter à propos de quelques
textes.

Critique des récits de guerre


Avant d’appliquer cette conjecture – la requalification du témoignage historique par
sa dimension monumentaire – à des témoignages sur les camps nazis, je vais examiner
comment elle éclaire l’entreprise critique de Jean Norton Cru8. Je rappelle que cet ancien
combattant de la Grande Guerre, plutôt que de rédiger ses souvenirs, a réalisé un recen-
sement critique de tout ce qui avait été écrit par les soldats au retour du front. Témoins
répertorie quelque trois cents ouvrages, fournissant pour chacun d’eux une notice bio-
graphique de l’auteur, avec le détail de son itinéraire de combattant, puis une évaluation
de l’œuvre. La méthodologie de cette critique, explicitée dans les chapitres d’introduc-
tion, retient deux critères d’évaluation. Le premier concerne la vérité des faits rapportés,
compte tenu de ce qu’un fantassin peut avoir vu au cours des opérations auxquelles il a
participé, compte tenu aussi de ce qui a pu arriver de façon plausible pendant cette guer-
re, du fait de la technologie des armes et de la nature des affrontements. Ceci, afin de
dénoncer les prétendus faits d’armes reproduisant les rumeurs fantaisistes qui ont abon-
damment circulé à l’arrière du front.
La seconde appréciation porte sur la restitution du vécu de la guerre par chaque
auteur-combattant. Ce second critère, finalement décisif dans l’évaluation de l’authenti-
cité des témoins, est légitimé par la nature du combat idéologique orientant cette entre-
prise de recension : son but est de lutter contre la guerre par la vérité, de dresser pour ce
faire un tableau exact de sa réalité vécue. Jean Norton Cru stigmatise d’un côté l’esprit
belliqueux qui a permis les enthousiasmes collectifs de 1914, de l’autre les descriptions

8. Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de
1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, réédité en fac similé par les Presses Universitaires de Nancy en
1993.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
outrancières qui, sous couvert de pacifisme, finissent par rendre irréelle la représentation
du front chez les non-combattants.
Pour cette mesure de la valeur descriptive des textes, seule compte l’expérience per-
sonnelle du critique. Ce qu’il se rappelle avoir vécu l’autorise à qualifier les vrais témoins,
ceux qui ont conservé dans leur mémoire – et savent transcrire en mots – les souffrances
endurées, la proximité de la mort et cette forme particulière de désespoir ressentie par les
combattants face à une guerre interminable. Voici ce qu’il dit de Paul Lintier, un des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

auteurs qu’il place au premier rang :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
Lintier […] nous révèle quelque chose d’essentiel sur le soldat, non pas seulement celui de cette 185
guerre, mais celui de toujours, quelque chose que personne n’a exprimé plus complètement, plus
éloquemment que lui. L’appréhension du lendemain, la hantise de la mort, le désir éperdu de voir
briller le soleil du jour suivant, du mois suivant, de l’année suivante, de l’époque glorieuse du
retour. Cette aspiration à la vie fut le plus profond et le plus constant de nos sentiments, celui qui
nous assimilait le mieux aux soldats de toutes les guerres et celui qui était le moins concevable aux
civils et aux soldats abrités (p. 181).

Si « Lintier nous révèle quelque chose d’essentiel », encore faut-il que Norton Cru
nous l’ait révélé, en désignant cet arbre dans la forêt des textes se référant à l’expérience
des tranchées, et en démontrant en quoi ce témoin est plus digne de foi que les autres.
De même pour Maurice Genevoix, que nous reconnaissons encore aujourd’hui comme
un grand écrivain, mais dont nous ignorons que la « mémoire auditive lui a permis de
retrouver les mots typiques de chaque individu » et dont les dialogues donnent par consé-
quent une idée exacte de ce qu’étaient les échanges dans la cagna. On pourrait donc dire
que Témoins qualifie comme « témoignages historiques » certains textes, leur confère le
label d’authenticité que tous revendiquent, mais que peu méritent. Cette évaluation
esthétique a pour objet à la fois la vérité de ce qui s’est passé, au sens objectif d’un
ensemble de faits, et l’expérience que les hommes en ont eu, au sens également objectif
de ce que tout individu normal a ressenti ou aurait pu ressentir face à une telle réalité.
L’autorité de Jean Norton Cru est d’abord celle d’un témoin de la guerre parmi d’autres,
mais s’y ajoute la compétence acquise par la comparaison méthodique des descriptions
et leur appréciation au regard de l’expérience : dès son engagement au front, il a lu les
premières publications de soldats – notamment Paul Lintier et Maurice Genevoix – et
c’est dans les tranchées qu’il a pu les confronter à la réalité.
Dans une orientation complémentaire, on peut tirer de cet épisode de l’après-guerre
un autre enseignement : l’incapacité de la littérature en provenance des tranchées à com-
muniquer la vérité sur la guerre. Le constat d’échec signe autant le faible retentissement
de Témoins, que l’insuccès d’écrivains comme Lintier. En particulier, on peut déduire des
critiques adressées par Norton Cru à la majeure partie des auteurs, leur difficulté à rendre
la sorte de trauma que représentait la plongée d’un individu dans le premier conflit où
les quantités et les performances du matériel comptait plus que celles les hommes. Cette

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
impéritie fut sans doute liée aux défauts de mémoire de la plupart des témoins, mais tient
sûrement aux clivages de l’espace public dans lequel furent reçus ces textes. Dès lors qu’ils
voulaient restituer la signification de la guerre, les récits des témoins étaient menacés par
l’attrait des deux genres littéraires prisés par la critique officielle et par l’attente du public,
et pourfendus seulement par l’auteur de Témoins. D’un côté l’épopée militaire, dévelop-
pant les thèmes officiels de la vaillance, du sacrifice, de la gloire, etc. De l’autre, sous cou-
vert de buts pacifistes, une peinture exagérément sanglante, grand-guignolesque, de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

guerre. L’épisode signifie finalement l’impossibilité de desserrer le piège de cette biparti-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
tion pour imposer une représentation plus exacte des choses.
186 De cette conclusion, on peut tirer l’idée que la dimension monumentaire des témoi-
gnages historiques tiendrait aussi dans leur capacité à affronter l’ignorance du public
concernant la réalité des expériences relatées. Pour autant qu’ils représentent des mondes
aussi terrifiants qu’inintelligibles, les narrateurs doivent aussi guider l’imagination de
leurs lecteurs, les initier à une réalité difficilement concevable, déjouer les fausses images,
et finalement leur démontrer leur ignorance. Ce qui vaut pour les tranchées de la
Première Guerre vaut a fortiori pour les camps nazis.

L’anticipation de la réception
Des quatre témoignages dont il va être question, celui de Primo Lévi est, en ce sens,
le plus pédagogique9. Si c’est un homme est conçu comme une formation de l’intellect à
une représentation idoine de situations limites pour lesquelles le lecteur n’a pas de réfé-
rences, ni même de base pour des constructions analogiques. Cette initiation progressi-
ve exploite d’abord la ressource narrative de l’arrivée dans les camps : l’explicitation des
premières impressions à la vue des détenus, puis l’engrenage de la sélection, du transfert,
du dépouillement, de la douche, du magasin, enfin la rencontre avec les anciens et l’ap-
prentissage des routines du camp. Le témoin s’efforce d’expliquer les faits, y compris les
dispositions ne présentant aucune rationalité évidente, à mesure qu’il raconte la décou-
verte qu’il en a faite. Pour les détenus, l’impératif de comprendre renvoyait à la nécessi-
té vitale de parvenir à s’orienter dans un monde où la moindre négligence pouvait deve-
nir catastrophique. Pour nous, lecteurs, la compréhension d’Auschwitz est subordonnée
à l’exigence de mémoire, laquelle serait trahie si nous nous contentions de représenta-
tions simplistes.
Dans un ouvrage dont il sera question plus loin, Primo Lévi a réfléchi sur le caractè-
re problématique de l’ajustement mutuel des esprits dans les situations de témoignage
oral sur les camps. Le survivant sait que son expérience est unique, qu’il ne peut donc
compter sur l’empathie de son destinataire. Il lui faut sans cesse lutter contre le figement
des représentations, rappeler le caractère atypique du contexte, expliquer l’inexplicable,

9. Primo Lévi, Si c’est un homme, trad. française, Paris, Julliard, 1987.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
tout cela sans quitter la position du témoin. Dans Si c’est un homme, l’inflexion monu-
mentaire se lit autant dans l’effort pédagogique que dans des passages évoquant le sens
global de l’événement, tels que celui-ci :

Son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la
nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant
à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

sième Reich (p. 113).

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
Sont également monumentaires les références et allusions à la Divine Comédie – sans 187
parler de l’épisode où le témoin récite les vers de Dante à un codétenu. Pourtant la han-
tise de Primo Lévi au sujet de la mémoire des camps – qu’on se rappelle ici le « rêve du
récit » où ses futurs auditeurs le quittent par ennui – impose de qualifier de monumen-
taires les fréquentes digressions qui rompent le fil de la narration, pour expliquer de la
vie quotidienne d’Auschwitz ce qui pouvait l’être.
Appliquée au témoignages sur la Shoah, l’idée de monument récupère aussi l’intui-
tion de nombreux témoins que la description des scènes décisives nécessitait un geste
poétique. L’effondrement du sens corrélatif de l’entreprise d’extermination fait obstacle
à la tâche de témoigner en ce qu’il prive le témoin des outils de description. Il doit réin-
venter la langue pour la forcer à produire plus qu’elle ne le permet dans l’usage courant,
pour la plier à l’effort de décrire comme réalité humaine un monde étrange et inhumain.
Mais il faut de plus soutenir l’effort intellectuel du lecteur dans cette découverte. La ten-
sion monumentaire renvoie à la fois à la capacité poétique de faire surgir le sens dans l’ex-
périence même de sa faillite, et à une forme implicite d’adresse au destinataire pour lui
faire comprendre plus qu’il ne lit. Tandis que, grâce au point de vue du témoin il lui four-
nit, intransitive et non négociable, la vérité sur les camps, le narrateur attire la perspica-
cité du lecteur sur la difficulté de comprendre. Soit il lui fournit des clés d’intelligibilité
et de signifiance pour lui permettre d’affronter l’inimaginable. Soit il lui fait sentir à quel
point et pour quelles raisons il était – et restera en grande partie – ignorant de cette réa-
lité.

Le décalage entre expérience et savoir


Le récit d’Imre Kertesz, Être sans destin10 est exemplaire de cette démonstration
d’ignorance. L’auteur raconte Auschwitz par l’expérience d’un jeune juif hongrois, pris
dans une rafle à Budapest en 1944. Le récit tient durant quelque trois cent cinquante
pages la gageure du témoignage oculaire, en s’en tenant à ce que le témoin a vu, enten-

10. Imre Ketérsz, Être sans destin, trad. française, Arles, Actes Sud, 1998. (Titre original : Sortalangsâg,
Budapest, 1975).

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
du, subi, fait et pensé dans la succession des instants qui suit la progression irréversible
du temps. Car le temps est une dimension importante de l’ouvrage : la concision des évo-
cations, la brièveté des commentaires, le rythme soutenu de la narration entraînent le lec-
teur d’un épisode à l’autre, comme s’il devait éprouver la force avec laquelle étaient pous-
sées inexorablement les victimes de la mécanique de persécution. Mais le récit nous fait
aussi témoin de notre ignorance, ou de notre pseudo savoir sur les camps, en démontrant
en trois temps le décalage entre l’expérience du témoin et la connaissance du lecteur.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

Dans la première moitié du récit, la force du texte vient de son ironie dramatique :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
le narrateur nous fait découvrir la réalité concentrationnaire dans le point de vue d’un
188 adolescent naïf, persuadé que les allemands ont besoin de ses jeunes forces pour leurs
besoins d’armement. Comme il s’adresse à nous, qui connaissons à l’avance cette réali-
té – que la bonne volonté du jeune détenu ne parvient pas à saisir ou recouvre d’eu-
phémismes –, il nous rend sensible le caractère inimaginable de ce qui est arrivé, au
moment où c’est arrivé.

Tout cela, je le voyais, mais pas comme je l’ai fait par la suite – après y avoir réfléchi, j’ai pu le
résumer, le faire défiler en quelque sorte – mais petit à petit, en m’adaptant à chaque étape, et
ainsi, en fait, je ne voyais rien (p. 212).

Le caractère dramatique du jeu – entre l’expérience de l’auteur et le savoir rétrospec-


tif du lecteur – prend peu à peu le pas sur l’ironie, lorsque le jeune homme est pris dans
ce processus de destruction physique programmé par l’organisation concentrationnaire :
le témoin raconte de l’intérieur ce que peut ressentir un détenu qui n’a pas pu prévoir les
conséquences désastreuses d’une blessure, qui perd peu à peu ses possibilités de survie,
qui ne dispose plus de la force de résister au destin d’une mort imminente, qui est trans-
porté comme corps indéterminé, soit vers les chambres à gaz, soit directement vers les
fours crématoires… Or, ce corps se trouve subitement arraché à ce destin et dirigé vers
un hôpital pour enfants à Buchenwald, puis libéré, et ce retournement inattendu vient
nous rappeler à l’ordre d’une réalité correspondant mal aux stéréotypes sur le système
concentrationnaire. Nous n’avons aucune solution à l’énigme que pose le caractère mira-
culeux de ce sauvetage, et le principal intéressé non plus :

Je dois le reconnaître : il y a des choses que je ne saurais expliquer, pas précisément ou même pas
du tout, si je me place du point de vue de mon attente, du principe, de la raison – en somme de
la vie, de l’ordre des choses, du moins pour autant que je le connaisse.

Cette irruption de la solidarité – ou de la compassion, ou de la bonté… ? – là où on


ne les attend pas subvertit nos représentations usuelles des camps de la mort. Le lecteur
doit donc assumer, comme élément de sa méconnaissance, l’existence de cette « zone
grise » dont Primo Lévi explique qu’elle met à mal la faculté de juger – justement parce
qu’elle est très difficile à comprendre. Ketérsz entraîne son lecteur vers l’opacité de l’or-

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
ganisation concentrationnaire, regroupant les intermédiaires entre les nazis et leurs vic-
times, démontrant que, tandis qu’elle servait les buts destructeurs des bourreaux, elle
pouvait aussi rendre possible l’inversion d’une destinée. Primo Lévi souligne que les glis-
sements possibles à l’intérieur de cette région rendaient difficile de discriminer morale-
ment les individus. Notre perplexité n’appelle donc pas la révélation de l’enchaînement
des actions ayant abouti à un sauvetage, elle doit demeurer sans réponse, pour que le
défaut d’explication incite la réflexion à creuser là où se dérobe le sol de la distinction
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

entre le bien et le mal, là où l’agir ne dispose plus de repères, là où se révèle aussi quelque

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
chose de la « nature humaine ».
Le troisième temps est celui du retour à la vie normale et de l’affrontement du témoin 189
aux difficultés qui empêchent les esprits de comprendre ce dont ils n’ont pas eu l’expé-
rience. Nouvelle occasion de placer le lecteur face à ses idées toutes faites, et de lui
démontrer les limites du langage. Les rencontres qui marquent son trajet de la gare à la
maison paternelle mettent en scène la difficulté de témoigner. D’abord un homme qui
tient à se convaincre de la non existence des chambres à gaz. Puis un journaliste qui s’ef-
force de nouer le dialogue autour de son expérience des camps :

il reprend : « tu as dû traverser beaucoup d’horreurs ? » et je lui réponds que cela dépend de ce qu’il
entend par horreur. J’avais dû, dit-il alors avec une expression qui semblait assez gênée, beaucoup
souffrir de privations, de la faim, et j’avais vraisemblablement été battu, sans doute, et je lui dis :
« Naturellement. » « Pourquoi, mon garçon, s’est-il écrié, mais je voyais qu’il commençait à perdre
patience, dis-tu à tout bout de champ “naturellement” à propos de choses qui ne le sont pas du
tout ? » Je lui dis : « Dans un camp de concentration, c’est naturel » (p. 340).

Enfin les retrouvailles avec deux voisins qui lui donnent les premières nouvelles des
siens, et qui lui font éprouver encore le problème de la communication avec ceux qui
n’ont pas vécu son expérience : ce qu’on met sous les mots n’a plus, ne peut plus avoir, la
même signification… Ces divers protagonistes dessinent autant de figures de l’incom-
préhension entourant les survivants au retour des camps. L’ouvrage se termine donc par
ce premier inventaire des obstacles à la réception du témoignage, offert au lecteur comme
un test de ses capacités. Bref, Être sans destin n’est pas seulement un témoignage, c’est un
guide pour que ceux qui n’ont pas vécu la réalité des camps éprouvent leur ignorance et
explorent les limites de ce qu’ils peuvent apprendre par le truchement des mots.

Témoignage et philosophie
Il faut maintenant, selon le programme indiqué dans l’introduction, examiner les
confins du témoignage historique et évaluer le risque que prend l’auteur, lorsqu’il quitte
le registre de la narration pour réfléchir son expérience de l’événement. L’Espèce humai-

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
ne, le témoignage de Robert Antelme11, est l’ouvrage le plus idoine pour cette analyse,
car les digressions réflexives y reprennent comme un leitmotiv la problématique dont le
titre indique le contenu.

Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas
manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on
tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon sa loi authentique – les bêtes ne peuvent pas devenir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

plus bêtes – apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable » dont la loi peut être aussi de nous

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
conduire ici. Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en
190 hommes. […] Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de
cette espèce, de sa fixité. Ensuite que la variété des rapports entre les hommes, leurs couleurs, leurs
coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la
nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine
(pp. 228-229).

Cette citation, si l’on excepte les déictiques l’accrochant au récit, formule une thèse
philosophique, c’est-à-dire que son contenu pourrait être discuté à l’écart de l’expérien-
ce empirique. Par ailleurs, plusieurs « expériences de pensée » (pp. 32, 99, 116, 199, etc.)
démontrent combien les nazis sont loin d’être parvenus à constituer, comme ils en
avaient le dessein, une catégorie de sous-hommes, exclue de humanité. S’il est possible
de s’évader par imagination de sa position de détenu, d’éprouver celle du SS autant que
celle des autres détenus, c’est que les êtres restent liés par une forme d’intersubjectivité,
c’est que la solidarité fondamentale de l’espèce n’a pas été entamée. Tout ceci amène le
propos bien près du discours philosophique, et le fait échapper corrélativement au cadre
de contraintes imposées au témoignage oculaire.
Pour le témoin ou le militant, le philosophe est loin de la vie, loin de la société his-
torique, libre de s’y engager ou de rester en marge. Et cela, bien que ses choix intellec-
tuels, délimitant sa position dans le cercle de ses pairs, aient des enjeux qui dépassent le
registre de la pensée. Pour le philosophe, le témoin apparaît comme un être étrange,
obsédé par une expérience individuelle qui, absorbant tout, ne laisse guère de place à la
réflexion.

Dans le cas du témoignage et du témoin, l’être du sujet s’épuise littéralement dans l’être de ce qu’il
dit. Le témoignage ne fait qu’un avec cet être […] C’est dans cette unité que s’affirme la profon-
deur du sujet, ce par quoi il transcende le monde des choses ou des étants […] C’est en ce sens
que nous disons du témoin « c’est quelqu’un », dans la profondeur d’un soi qui récuse tout empi-
re de l’étant en son universalité. Mais ce « quelqu’un » est aussi bien « personne ». Le nom qu’on
lui donne importe peu (p. 229).

11. Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
Dans le récit de Robert Antelme, l’antagonisme entre témoignage et réflexion sur la
réalité attestée sert le dessein d’une écriture monumentaire, intentionnellement affirmée
et donc analysable. Le discours y manifeste, par des dénivellations récurrentes, la volon-
té de résister à la condition, faite par le système concentrationnaire à ses victimes, de ne
pouvoir réfléchir leur destin. Nombre d’incidents reçoivent au fil de la narration une
signification transcendant leur occurrence : dialogues imaginaires prolongeant la brutali-
té d’une interaction, incises accréditant la qualité d’être humain au milieu de la déchéan-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

ce imposée, sensations démontrant la continuité de l’existence avec celle, normale, de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
ceux qui sont loin.
191
Au milieu du sommeil des autres, celui qui avait les yeux ouverts était seul, c’est-à-dire comme
avec ceux de là-bas. À passer la main sur ses jambes, on redécouvrait cette propriété en commun
avec ceux de là-bas d’avoir un corps à soi dont on pouvait disposer, grâce auquel on pouvait être
une chose complète. Et, grâce à lui encore, retrouvé, dans la demi-torpeur il semblait qu’on allait
pouvoir à nouveau, qu’on pourrait toujours accomplir un moment de destinée individuelle…
(p. 32).

L’attention à la vie est le point de rebroussement où la perspective émerge de l’humus


du camp, mais cette affirmation de l’esprit reste collée à l’expérience, elle ne quitte pas le
matériau existentiel qui l’a motivée. Elle rappelle, comme par tangence aux développe-
ments narratifs, que la liberté de penser, comme la possibilité de jouir de la satisfaction
de besoins élémentaires, restaient hors d’atteinte de l’emprise concentrationnaire. Re-
trouver son humanité par les sensations, par les modifications de l’humeur, interroger à
partir de là le rapport social qui subsiste entre les détenus, entre eux et les kapos, entre
eux et les SS, évaluer ce qu’une situation exceptionnelle laisse exister en guise de com-
mune appartenance à une espèce, telle est la ligne de cette réflexion interne au témoi-
gnage qui pose ce problème philosophique sans y répondre autrement que par l’expé-
rience vécue.

Le silence comme monument


Si l’interrogation philosophique, sous la forme discursive d’une reprise de l’expérien-
ce, offre une expression monumentaire de l’expérience des camps, le registre religieux
n’est-il pas également disponible pour accueillir la quête d’un sens transcendant à l’évé-
nement de la Shoah ? Nombre de témoins incroyants ont avancé que la foi pouvait être
secourable dans l’épreuve des camps, mais La Nuit, le témoignage d’un juif croyant,
démontre qu’elle n’était pas toujours une ressource stable. Les trois ou quatre passages
dans lesquels Élie Wiesel exprime quelque chose de la relation du jeune Eliezer avec Dieu
attestent des contradictions de la pratique religieuse à Auschwitz. L’exploration de ce pro-
blème va fournir l’occasion de découvrir une nouvelle modalité du monumentaire.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
Pour un juif pratiquant, la réflexion sur l’épreuve des camps trouve naturellement son
registre dans un questionnement religieux, parce qu’il y a osmose entre la révélation
biblique et le témoignage humain : l’histoire des relations entre Dieu et Israël, depuis
Abraham et Moïse jusqu’aux prophètes, est scandée par l’intervention de ses porte-paro-
le. Ces intermédiaires ne sont pas des ministres dociles, ils s’appuient sur leur fonction
pour négocier avec Dieu ses décisions. Après Abraham devant Sodome, Moïse, lors de
l’épisode du veau d’or se réclame des promesses divines, et de son statut de représentant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

du Peuple de l’alliance, pour discuter les décisions de son partenaire. Ces dialogues fon-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
dent une forme particulière de relation à Dieu qui a été reprise par une tradition récen-
192 te du judaïsme pour s’interroger sur le silence divin face à la destruction programmée du
peuple juif12.
Parmi les figures bibliques qui permettent ainsi à un juif de s’orienter dans la catas-
trophe, celle de Job est explicitement revendiquée dans La Nuit :

Certains parlaient de Dieu, de ses voies mystérieuses, des péchés du peuple juif et de la délivran-
ce future. Moi, j’avais cessé de prier. Comme j’étais avec Job ! Je n’avais pas renié Son existence
mais je doutais de Sa justice absolue (p. 76).

Job, c’est le croyant qui a tout perdu, propriétés, serviteurs, enfants, à qui ses proches
conseillent de retourner son malheur en auto-accusation ou de renier sa foi, qui ne sait
pas qu’il est l’enjeu d’un pari entre Dieu et Satan, et qui, malgré les preuves de l’aban-
don de Dieu, ne se résigne pas à le quitter… Wiesel a commenté ce texte dans
Célébrations bibliques :

On comprend que, dans le Midrash, Job soit comparé au peuple juif. Israël aussi est seul ; ses
meilleurs amis sont prêts à le plaindre dans le malheur, mais pas à l’en tirer. Israël aussi est accu-
sé d’avoir agi contre Dieu, le contraignant à le châtier. Israël aussi poursuit un dialogue sans fin
avec Dieu. Israël aussi est persécuté par les hommes qui le dénoncent ensuite pour vouloir trans-
former la souffrance subie en souffrance orgueilleuse, lucide13.

Or, il est bien problématique de continuer de parler de religion par référence à Job,
car justement, son attitude rend caduques les modalités classiques de rapport à Dieu.
Lorsque le jeune Eliezer entend ses frères prier, ou quand il se surprend à le faire, il est
frappé du décalage entre les mots et la situation. Comme Job, il est tenté par la révolte
et entame un procès contre Dieu ; comme lui, il finira par se taire. Si l’on est fondé à qua-
lifier ce silence de mystique, il importe de comprendre qu’il ne représente nullement une

12. Cf. Irving Greenberg, La Nuée et le feu. Judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste, Paris, Le
Cerf, 2000.
13. Élie Wiesel, Célébrations bibliques, Paris, Le Seuil, 1975. p. 191.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
réponse aux questions que pose la situation, mais signifie plutôt un engagement dans leur
problématicité, selon la conclusion que Wiesel donne au texte biblique :

Je préfère penser que le vrai dénouement du Livre de Job ne nous est pas parvenu. Job est mort
sans se repentir, sans se diminuer, il a succombé à son mal debout et entier (ibid., p. 196).

Le mutisme en face de Dieu est l’attitude dont témoigne La Nuit. Ce silence s’im-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

pose objectivement au lecteur comme manque dans l’intrigue : le témoin raconte le des-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
tin de la communauté juive de sa ville, se présente lui-même comme religieux pratiquant,
insiste sur le maintien des rituels et de l’étude malgré la condition de détenu des camps, 193
et ne nous fait entrevoir sur sa croyance que le rejet de l’attitude traditionnelle. La rare-
té et la brièveté de ces indications rendent sensible une lacune dans le texte, un mutisme
de son auteur répondant à l’absence de réaction de Dieu face à l’évidence de la destruc-
tion de son peuple. Cette éclipse caractérise l’expérience religieuse d’êtres qui ne conçoi-
vent leur existence qu’en rapport avec la foi de leurs pères. Ajoutons que la défection de
Dieu inclut le silence du monde – comme l’indique le titre du texte yiddish d’où a été
tiré le texte français : Et le monde se taisait 14. Indifférence des institutions religieuses, tant
juives que chrétiennes, inaction des puissances alliées contre le nazisme, abstention mas-
sive de tous les collectifs qui auraient pu agir… Cette passivité générale participe de l’ab-
sence de Dieu, si l’on tient qu’une intervention divine aurait été, comme dans l’épisode
d’Esther, médiatisée par un agir humain. De cette absence, le jeune Eliezer ne peut être
témoin qu’en continuant à être juif, malgré toutes les raisons de déserter sa pratique.
Comme Job, en refusant de renier sa foi ou de maudire le Dieu de ses pères, son silence
défie celui du partenaire de l’alliance au Sinaï.
Une telle lecture de la « religion » du témoin de La nuit permet de comprendre pour-
quoi le registre offert par une éducation juive offre moins de possibilités de signifier l’ex-
périence qu’une réflexion agnostique. La foi, qui conduirait dans d’autres contextes –
pour un chrétien par exemple – à trouver un sens à la violence injuste et inintelligible,
débouche dans le contexte de la tradition juive, soit sur des réponses insultantes – la souf-
france comme punition pour les péchés des pères – soit sur des contradictions – la puis-
sance du Dieu créateur et rédempteur confrontée aux « petits visages des enfants dont
j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet » (p. 60). Le silence sur
la religion est marqué dans le témoignage de Wiesel par l’absence de réponse articulée au
problème que pose le destin de cette petite communauté hassidique. Ce silence n’est pas
rompu par les lamentations de la première nuit (p. 60), et moins encore par l’identifica-
tion de Dieu avec le garçon pendu par les nazis (pp. 102-105). Car ces passages, loin de
proposer une solution, proclament tragiquement l’absence divine et la forclusion du

14. Un di velt hot seshvign. Cf. Rachel Ertel, « Écrits en yiddish», in Michaël de Saint Chéron (dir.), Autour
de Élie Wiesel. Une parole pour l’avenir, Paris, Odile Jacob, 1996.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
registre religieux. Mais ce silence est suffisamment manifeste à l’attente du lecteur pour
qu’il soit légitime d’en parler comme dimension intentionnelle du texte et de le qualifier
de monumentaire.

Le dispositif du témoin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

Mon dernier argument sera tiré de l’ouvrage laissé en héritage par Primo Lévi, Les

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
Naufragés et les rescapés15, qu’on peut lire comme un commentaire du témoignage de
194 1947, comme son mode d’emploi, ou, comme je vais le faire, comme un essai de méta-
communication.
Cette utilisation se justifie par l’aboutissement où je voudrais conduire cette traver-
sée des textes par le concept forgé par Paul Zumthor : la tension monumentaire tradui-
rait l’intention d’investir l’écriture par ce qui la légitime, la qualité de témoin oculaire,
non seulement comme droit de raconter une expérience, mais aussi comme compétence
à juger du monde présent. Dans une relation en face-à-face, l’autorité du témoin, soute-
nue par la gravité de son expression, impose le respect, coupe court aux commentaires
oiseux, aux critiques et aux analyses. Qu’en est-il alors pour le lecteur seul avec un
texte imprimé ? L’écriture monumentaire l’incite à ne pas s’en tenir au récit, à la succes-
sion des faits de la vie dans les camps, mais à se porter au-delà de la narration, pour accé-
der à ce plan de manifestation de la vérité qui est vertical par rapport à celui du récit. La
monumentarisation regroupe tout ce qui, dans le discours, est en excès par rapport aux
énoncés factuels, traduit l’énonciation témoignante dans l’écrit, manifeste le dire dans le
dit.
La préface du dernier ouvrage de Primo Lévi le présente comme un bilan du témoi-
gnage sur les camps : « il voudrait répondre à la question la plus urgente […] de ce monde
concentrationnaire, quelle part est morte et ne reviendra plus… ? » (p. 20). Les dévelop-
pements reprennent certains traits de son activité personnelle de témoin et de celles
d’autres rescapés pour réfléchir aux conditions du témoignage : qu’est ce qui entrave, du
côté du locuteur ou de celui du destinataire, la communication ? Il s’agit de réfléchir le
procès dans lequel cet acte s’inscrit et d’évaluer l’efficacité qu’on en peut attendre. Par
rapport à la dimension monumentaire dont je tente de démontrer l’opérativité dans les
témoignages de cette sorte, Les Naufragés et les rescapés franchit une étape, celle d’explici-
ter ce que les récits ne faisaient que montrer, le dispositif du témoigner qui accrédite la
parole du témoin et contraint leur réception.
Au centre de ce dispositif, la requalification du témoin comme représentant de ceux
qui, seuls, ont éprouvé la réalité ultime :

15. Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, trad. française, Paris, Gallimard,
1989.

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins […] nous sommes une minorité non seule-
ment exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, à l’habileté ou la
chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus
pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les « musulmans », les engloutis, les
témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. Eux sont la règle,
nous l’exception (p. 82).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

Ce thème, plusieurs fois repris dans l’ouvrage et maintes fois cité par les commenta-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
teurs, circonscrit le pôle monumentaire qui tire le témoignage des survivants hors du
registre de la factualité. Quelle est cette « règle », cette « signification générale » que les 195
« témoins intégraux » auraient pu révéler, et par rapport à laquelle les récits publiés sur
les camps ne représenteraient que des version amoindries ? À quoi sert de rappeler le fait
que la plus grande partie des victimes, ou les victimes les plus meurtries, n’ont pu témoi-
gner ? Une façon de répondre à ces questions consiste à dessiner un dispositif du témoi-
gnage qui structure la relation du témoin des camps avec ses lecteurs, et qui les incite à
lire les textes au-delà de leur littéralité.
La projection d’une source disparue de la parole témoignante a formellement quelque
chose à voir avec l’axiome de Jean Norton Cru, postulant un tableau exact de la guerre
vécue, par rapport auquel peut être évaluée la vérité des récits singuliers. Cependant
l’idéal de la description n’est plus le sommet d’une échelle graduée, puisqu’une disconti-
nuité sépare les meilleurs récits des récits vrais, la relation de l’expérience de ceux qui ont
vécu jusqu’au bout la logique des camps, « car personne n’est revenu pour raconter sa
propre mort » (p. 83). Surtout le schéma requalifie le survivant témoignant comme
représentant, délivrant un discours « pour le compte de tiers », parlant à la place des
engloutis et « par délégation ».
Tout témoignage s’accomplit sur la base d’une absence ; celui des survivants ne peut
décrire que de l’extérieur la disparition de ceux qui ne sont pas là pour raconter. Leurs
souvenirs ne peuvent restituer – sauf l’exception d’Imre Ketérsz – l’expérience de dégra-
dation physique et morale qui était l’aboutissement logique, normal, programmé, de l’or-
ganisation des camps. Les survivants ne parlent de l’événement que sur l’arrière-plan
d’un manque, leur témoignage supplée une absence de témoignage, et cette négativité
caractérise leurs récits. En définitive l’axe monumentaire de l’écriture inscrit dans le dis-
cours son origine énonciatrice collective, ce pôle idéal de signification qui ne saurait être
que la mémoire totale de ce qui est arrivé, par rapport auquel chacun ne livre que des
fragments.
On a parfois comparé ces témoignages à des bouteilles jetées à la mer. L’image a au
moins le mérite de signifier combien ces écrits stipulent une absence. Elle rappelle de
plus au lecteur l’intensité de l’attente des victimes, que l’accomplissement de sa lecture
vient remplir. Les survivants des camps n’ont pas seulement rédigé leurs souvenirs
comme beaucoup de nos jours écrivent leurs mémoires. Au-delà des réminiscences indi-
viduelles, c’est la mémoire de l’extermination qu’il s’agit de transmettre et les excrois-

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
sances de la narration imposent ce déplacement du niveau de la compréhension. Le
monumentaire fait rappel à l’origine de l’écriture, il est ce qui dans le texte renvoie au
registre de sens ultime, transcendant les péripéties d’un récit autobiographique. L’ob-
jectivité des faits est rapportée par une tension interne à l’origine de l’énonciation, laquel-
le se tient à l’aplomb du thématisé. Emmanuel Lévinas a trouvé les formules expressives
d’une présence en absence du dire dans le dit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

Toute confession de vérité remonte à un dévoilement préalable de l’être, c’est à dire situe dans les

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
limites de l’être toute pensée sensée, subordonne sens à être. Le langage, soit se réfère à cette décou-
196 verte préalable, soit y contribue et reçoit, dans ce cas, un statut transcendantal ; mais en aucune
façon il ne saurait signifier au-delà de l’être. Le témoignage – la confession d’un savoir ou d’une
expérience par un sujet – ne se conçoit que par rapport à l’être dévoilé qui en reste la norme16.

Le lecteur est invité, par l’autorité particulière des narrateurs, à lire ces écrits au-delà
de ce qu’une analyse du discours en tirerait. La torsion du récit au point où le « je » auto-
biographique s’infléchit en « nous » lui indique la voie d’une remontée vers l’origine –
l’événement comme expérience de millions de victimes – pour laquelle le texte n’est
qu’un jalon, une manière de faire signe. Les points de rebroussement du récit y sont
comme les traces d’une altérité irreprésentable, comme une invite à se laisser prendre
dans la trajectoire d’un message qui vient de très loin.

L’usage des témoignages historiques


Le dispositif de l’énonciation que j’ai déduit de la citation de Les naufragés et les res-
capés éclaire maintes réflexions de Primo Lévi sur sa vie de témoignant. Et notamment
l’incompréhension et la surdité à laquelle il s’est heurté, exemplifiées par les questions des
écoliers à ses interventions, les platitudes des réponses à son appel aux Allemands, la pré-
cipitation à expliquer ou à analyser – à psychanalyser – les dépositions.
« On ne les a pas écoutés, et alors ils se sont tus ». Ce leitmotiv invite à spécifier en
conclusion une réception adéquate du texte monumentaire, la posture ajustée à ce que
tend à faire le témoin. Le récit des survivants n’est pas un matériau pour la construction
de représentations des camps, encore moins des pièces à conviction pour des thèses sur
Auschwitz. Il est certes toujours possible de traiter un monument comme un document.
Il suffit de mettre en parenthèse l’adresse ou d’ignorer les marques textuelles par les-
quelles il excède la simple relation. Une utilisation oblique revient à annuler ce qui le
définit comme tel – une intention de communiquer au-delà d’un auditoire contempo-

16. Emmanuel Lévinas, « Vérité du dévoilement et vérité du témoignage», in Enrico Castelli dir., Le
Témoignage, Paris, Aubier, 1972, p. 103. (en italiques dans le texte).

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.
rain – ou d’éviter la trajectoire que cette intention dessine. La dimension monumentai-
re du témoignage a une opérativité perlocutoire sur son usage, au moins en bloquant la
possibilité d’une lecture documentarisante.
La prescription que porte le texte testimonial pourrait être exemplifiée par l’injonc-
tion parfois inscrite sur certaines pierres tombales : « passant, souviens-toi ». Si vous êtes
ce passant, si vous lisez cette inscription, il vous est difficile de faire comme si cette men-
tion ne vous était pas adressée, même si ce fait n’a aucune autre conséquence. Mettons
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne

que vous recueillez ce texte comme échantillon, en vue d’une monographie sur les ins-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 14/02/2013 09h49. © Publications de la Sorbonne
criptions funéraires ; il vous est difficile, au moment de le faire, de ne pas ressentir comme
une forme d’impolitesse cette esquive du fait d’être sur la trajectoire de la communica- 197
tion. Cette inconvenance représente le décalque scriptural d’une rupture du fil de l’échan-
ge avec un témoin témoignant en face-à-face.
Comment devons-nous recevoir les témoignages historiques et les utiliser ? Les défi-
nitions successives du monumentaire, culminant dans le dispositif exposé précédem-
ment, suggère que ce registre encadre la réception des récits par plusieurs prescriptions :
– il barre la voie à une interprétation documentarisante, c’est-à-dire au rabattement
de l’expérience sur la factualité ;
– il oriente l’intellect du lecteur vers une compréhension déterminée de l’événement
en l’impliquant dans le mouvement réflexif entamé par le témoin ;
– il déborde le récit d’une expérience vécue de la réalité des camps, en dirigeant l’es-
prit, au delà des informations, vers la vérité ;
– il fait prendre conscience de l’impossibilité d’une connaissance achevée de l’événe-
ment, à cause de l’élimination de la plupart des témoins, à cause des limites du témoi-
gnage des survivants, à cause du décalage entre leur expérience et ce qu’ils peuvent nous
en transmettre.
Bref, le témoignage historique balise la lecture par un côté en empêchant qu’elle se
limite au constat d’une seule expérience, par un autre côté en fournissant le point d’ap-
pui d’un affrontement personnel avec l’événement dans sa totalité signifiante. Car ce que
transmet un témoin de la Shoah n’est pas de l’ordre d’un savoir, sa parole est investie de
son rapport au monde présent, rapport marqué par l’expérience qui a été la sienne. L’im-
pact d’un tel témoignage se traduit donc, non par l’acquisition de connaissances, mais
par une modification potentielle du rapport que le récepteur entretient aussi avec ce
monde, pour autant que l’événement dont il s’agit impose la révision drastique des sché-
mas de la pensée, des valeurs du jugement et des principes de l’action. I

Renaud Dulong, « La dimension monumentaire… », S. & R., n° 13, Avril 2002, pp. 179-197.

Vous aimerez peut-être aussi