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CANON
Denis Pernot
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BRUNETIÈRE ET LA « JEUNE LITTÉRATURE » :
TRADITION ET CANON
Denis Pernot*
Si le critique fixe aux genres des « lois » qui régissent leur évolution, il
se méfie en effet des « règles » qui contribuent à figer l’histoire de la litté-
rature, ce qui l’amène à contester un des principes fondateurs de l’esthé-
tique classique telle qu’elle est alors comprise :
[…] le classicisme a confondu les “lois” avec les “règles” des genres. […]. Parce
que la présence de certaines qualités dans les œuvres en faisaient le charme et la
beauté, il a cru qu’on pouvait les détacher des œuvres2.
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propre canon, Brunetière n’en inscrit pas moins ses études dans des pers-
pectives normatives autant que téléologiques. Il pose en effet que les genres
entrent dans une « phase » de déclin après avoir connu un moment de
rayonnement et voit dans les productions de son temps, qu’il attribue à des
« jeunes », de parfaits témoins de ce déclin. Qui parcourt les volumes où il
réunit les articles qu’il publie dans la Revue des Deux Mondes à la fin des
années 1880 et au début des années 1890 ainsi que les ouvrages où il déve-
loppe, en ces mêmes années, sa théorie de l’évolution des genres ne peut
donc qu’avoir le sentiment de se trouver face à une œuvre qui affecte une
certaine prudence aussitôt qu’elle se confronte à la question de l’imitation
et de la légitimité de ses modèles, mais qui fait montre d’une évidente
aversion aussitôt qu’elle évoque la littérature de l’heure. De cette pru-
dence témoigne l’usage que Brunetière fait de la notion de tradition, qui
revient sous sa plume d’historien littéraire avant de passer dans ses essais
politiques et sociaux, puisqu’il pose qu’une tradition, entendue comme
« ce qui survit du passé dans le présent6 », doit autant être continuée que
renouvelée. De cette aversion témoigne la violence des attaques aux-
quelles se livrent les réflexions où, s’exprimant en critique, il dénigre les
esthétiques de son temps, naturalisme et symbolisme. Aussi les pages qui
suivent s’attachent-elles à montrer que la « jeune littérature » s’est dans une
large mesure définie contre Brunetière en figeant son idée de la tradition en
canon.
À la fin des années 1880 et au début des années 1890, les écrits de
Brunetière font place à des études envisageant les productions littéraires du
4. Ferdinand Brunetière, « La Réforme du théâtre », [Revue des Deux Mondes, 1er avril 1890] ;
Essais sur la littérature contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1892, p. 281.
5. Ferdinand Brunetière, « Les Romans de Pierre Loti » [Revue des Deux Mondes, 1er octobre
1883] ; Histoire et littérature, Paris, Calmann-Lévy, 1891, t. II, p. 303.
6. Ferdinand Brunetière, « Les Ennemis de l’âme française » [1899], Discours de combat,
Première série, Paris, Perrin, 1900, p. 175.
brunetière et la « jeune littérature » : tradition et canon 101
moment, études où le critique scrute les aspirations de ceux qui entrent dans
la carrière des lettres :
[…] ce qui met [Essais sur la littérature contemporaine] à une place tout à fait à
part parmi les œuvres, si considérables déjà, de l’illustre critique, c’est que M. Brunetière
s’y inquiète plus qu’il n’a accoutumé de
le faire de l’avenir des choses. […] Dans ce
volume-ci, las d’être un prophète du
passé, et sans prétendre à être un prophète de
l’avenir, […] il s’interroge, il s’enquiert, il consulte le vent, et cherche à prévoir7.
Dès l’heure de son entrée à la Revue des Deux Mondes, Brunetière consacre
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une série d’articles aux productions des romanciers naturalistes, ce qui l’amène
à s’en prendre à Zola, ainsi qu’un certain nombre de réflexions où il envisage
plusieurs écrivains, notamment des poètes, qui se réclament du symbolisme.
Bien qu’il affirme avoir plus de goût pour les tentatives de ces derniers que
pour les œuvres des naturalistes, il s’attaque alors à l’ensemble de la littérature
de son temps. Il ne participe en effet au mouvement de résistance au natura-
lisme que pour en signaler les insuffisances au prix d’une ambiguïté qui fait de
lui un allié de circonstance de ceux qui œuvrent dans les jeunes ou les petites
revues : « M. Ferdinand Brunetière, après lecture de La Bête humaine aurait
prononcé ces simples mots : “Encore une ordure de plus”. En cette occasion
(bizarrerie) le critique des Deux Mondes formulait le verdict de la jeunesse
contemporaine8. » Ces insuffisances se manifestent par une absence d’œuvres
dignes d’intérêt, celles des symbolistes relevant à ses yeux d’une « entreprise »
qui lui paraît « puérile ». Aussi les pages qu’il leur consacre prennent-elles
l’aspect d’une observation acerbe des jeunes lettrés de son temps :
Il y a déjà longtemps que j’aurais voulu, que j’aurais dû peut-être parler d’eux ;
et, comme ils sont féconds, comme ils sont bruyants aussi, les occasions ne m’en
eussent pas manqué. Mais, comme ils sont jeunes, à l’exception d’un ou deux ;
comme ils ne sont point tout à fait dépourvus de talent ; comme ils paraissent avoir,
sur quelques points d’esthétique et d’histoire, des idées qui seraient justes si elles
étaient mieux équilibrées, j’attendais toujours ; et je me flattais, dans ma naïveté,
qu’aux moyens qu’ils ont pris de provoquer l’attention, charlatanesques et funambu-
lesques, ils en joindraient enfin de légitimes, pour la retenir et la fixer9.
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en psychologue aux états d’âme que la littérature crée et révèle, il répond en
historien littéraire inquiet de ce que la jeunesse, placée sous les mêmes
influences, est en situation de créer ou de révéler à son tour…
Attentif à juger et à classer les œuvres nouvelles en fonction des
« influences » qu’elles subissent, Brunetière constate que leurs « jeunes »
auteurs manquent de culture littéraire : « […] leur ignorance est grande12 ! » Il
indique en effet qu’ils se donnent pour modèles des écrivains dont il signale,
prenant les exemples de Flaubert et de Baudelaire, qu’ils n’ont pas « fait
leur rhétorique » et qu’ils sont restés si « ignorants des principes […] de
l’art d’écrire […] [qu’] ils ont […] essayé […] de les réinventer13 ». Plus
grave encore, ils lui semblent incapables d’admiration à l’égard des chefs-
d’œuvre et des maîtres de la littérature française :
[…] je crains que le symbolisme ne soit qu’un moyen de parvenir ; et c’est ce
que suffirait à prouver au besoin la façon colérique et haineuse dont ces jeunes gens
parlent dans leurs Revues de tous ceux qui les ont précédés14.
11. Ferdinand Brunetière, « La Littérature personnelle », [Revue des Deux Mondes, 15 janvier
1888] ; Questions de critique, Paris, Calmann-Lévy, 1888, p. 242.
12. Ferdinand Brunetière, « Le Symbolisme contemporain », [Revue des Deux Mondes, 1er avril
1891] ; Essais sur la littérature contemporaine, éd. cit., p. 146.
13. Ferdinand Brunetière, « Le Parnasse contemporain », [Revue des Deux Mondes, 1er novembre
1881] ; Histoire et littérature, t. II, éd. cit., pp. 215-216.
14. Ferdinand Brunetière, « Le Symbolisme contemporain », éd. cit., p. 134.
15. Ferdinand Brunetière, « Critique et roman », [Revue des Deux Mondes, 1er septembre
1890] ; Essais sur la littérature contemporaine, éd. cit., p. 163.
16. Ferdinand Brunetière, « La Réforme du théâtre », éd. cit., p. 277.
17. Ferdinand Brunetière, « Critique et roman », éd. cit., pp. 166-167.
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Brunetière signale ainsi, chaque fois qu’il en vient à des œuvres nou-
velles, qu’elles n’ont rien à dire et qu’il n’y a rien à en dire pour mieux
indiquer ensuite à leurs « jeunes » auteurs de quoi et comment il voudrait
les voir parler :
[…] si l’on écrit, c’est d’abord pour exprimer des sentiments ou des idées, non
pas pour éveiller des sensations. C’est ce qu’il semble que l’on se fasse un devoir
d’oublier parmi nos jeunes poètes et nos jeunes romanciers […]19.
Que Brunetière fasse suivre au sein de la Revue des Deux Mondes l’étude
où il formule sa sévère appréciation du « symbolisme contemporain » d’une
intervention où il s’intéresse à l’« organisation de l’enseignement secon-
daire20 » révèle quelle mission il se fixe, travailler à donner ou à rendre une
solide éducation littéraire aux « jeunes » et les aider ainsi à s’écarter des
« mauvais maîtres » qu’ils admirent : « Tout ce que perdra Baudelaire dans
l’esprit des collégiens hystériques dont il fait la pâture, c’est […] la vérité, le
bon sens, le goût, la sincérité littéraire […] qui le regagneront21. » Aussi n’y
a-t-il nulle solution de continuité entre ses travaux d’historien littéraire et ses
études de critique. Si les livres où il réunit ses écrits se développent de
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tionnement trouve une consécration institutionnelle quand, en 1886,
Brunetière est nommé à l’École normale supérieure, ce qui l’amène à prépa-
rer une part de l’élite de la jeunesse lettrée à enseigner la littérature en même
temps qu’il poursuit son travail de directeur de lectures auprès du public de
la Revue des Deux Mondes. L’activité enseignante donne ainsi une unité
de forme et de ton autant qu’une forte cohérence aux interventions qu’il
consacre aux littératures des siècles passés et aux productions de l’heure. De
même qu’il ponctue les études où il évoque des écrivains des xvie, xviie et
xviiie siècles d’allusions désabusées au mouvement présent de la littérature,
il introduit dans les pages où il présente les écrits d’écrivains de son temps
des remarques qui les rapportent, afin d’en signaler les insuffisances, aux
efforts, qu’il s’attache à faire connaître, de leurs prédécesseurs : Bossuet,
Pascal, Corneille, Racine… Bien que le « titre de classique » n’élève pas à
ses yeux l’écrivain à qui il est accordé au-dessus de ses confrères mais « l’en
distingu[e]24 », il donne, procédant ainsi, le sentiment de fixer un canon.
Si, de manière générale, il reproche aux « jeunes » de manquer d’idées et
de ne pas savoir composer, Brunetière leur fait aussi grief de violer plusieurs
des règles fondamentales de l’art d’écrire, à commencer par celles de la correc
tion grammaticale, de la propriété lexicale ou de la prosodie, mais surtout de
s’en remettre à des « procédés » dont il signale, parfois plaisamment, l’arti-
ficialité : « Pour faire du Baudelaire, ne dites point : un cadavre, dites une
charogne ; ne dites point : un squelette, dites : une carcasse ; ne dites point :
une mauvaise odeur, dites : une puanteur25. » Aussi le critique exprime-t-il
la part centrale de sa pédagogie dans le cadre des articles où, réfléchissant à
la question de l’invention, il élabore une « théorie du lieu commun26 » et fait
l’« apologie » de la rhétorique27. Aux « jeunes » qui se veulent originaux, il
22. Ferdinand Brunetière, « Alexandre Vinet » [Revue des Deux Mondes, 1er mars 1890] ;
Essais sur la littérature contemporaine, éd. cit., p. 114.
23. Ferdinand Brunetière, « Le Symbolisme contemporain », éd. cit., p. 152.
24. Ferdinand Brunetière, « Classiques et romantiques », éd. cit., p. 300.
25. Ferdinand Brunetière, « Charles Baudelaire », éd. cit., p. 262.
26. Ferdinand Brunetière, « Théorie du lieu commun », éd. cit., pp. 39-54 ; « Lieu commun sur
l’invention », [Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1882] ; Histoire et littérature, éd. cit., pp. 79-101.
27. Ferdinand Brunetière, « Apologie pour la rhétorique », [Revue des Deux Mondes, 1er décembre
1890] ; Essais sur la littérature contemporaine, éd. cit., pp. 285-310.
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fait le cœur de la tradition littéraire française. Il n’en vient donc à concevoir
l’utilité d’un canon littéraire qu’à l’occasion de réflexions consacrées aux
réformes de l’enseignement secondaire. Dans ce cadre, il définit en effet
explicitement une bibliothèque d’auteurs à lire et à relire, « Corneille
et Racine, Molière et La Fontaine, Boileau, madame de Sévigné, Pascal et
Bossuet, Bourdaloue et La Bruyère, Fénelon aussi, Voltaire et Buffon enfin »,
mais indique que celle-ci n’a de valeur que propédeutique en précisant que
les auteurs qu’elle réunit ont vocation à devenir « celui-ci, comme Pascal, le
maître presque anonyme de la polémique, et celui-là, comme Racine, le “tra-
gique” par excellence30 ». Ce faisant, il ne conçoit les écrivains qu’il sou-
haite voir étudier dans les lycées que comme les meilleurs des substituts
possibles aux auteurs latins, dont l’étude, de même que celle de la rhéto-
rique, est alors bannie des programmes31. Prenant acte des réformes pédago-
giques qui sont lancées au nom de la politique éducative de la République, il
s’efforce de pallier le risque de rupture de la transmission culturelle qu’elles
lui paraissent entraîner en valorisant un corpus de « classiques » qu’il envi-
sage moins comme des modèles à imiter ou à admirer que comme un socle
d’œuvres dont la connaissance et l’appropriation sont nécessaires à la conti-
nuation et au renouvellement de la tradition littéraire nationale.
FERDINAND LE CENSEUR :
« NOUS AIMONS AILLEURS, LUI ET NOUS »
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souscription afin de faire ériger un buste sur la tombe du poète (1892). En
cette occasion comme en d’autres, ceux qu’il malmène lui répondent par des
pochades ou des charges dans le cadre desquelles ils s’attaquent à sa théorie
de l’évolution des genres, ce qui leur permet de le montrer sous les traits
d’un sot, terme que Maupassant et Verlaine associent à son nom. La « revue
des élèves » qui est montée dans le cadre des célébrations du centenaire de
l’École normale supérieure met ainsi en scène un « pseudo-Brunetière »
occupé à démontrer que « le genre littéraire “revue” découl[e] en ligne
directe du “poème épique” et du genre “éloquence de la chaire34”». Camille
de Sainte-Croix caricature de manière similaire les idées directrices de
L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature (1890) afin de repro-
cher à Brunetière d’imposer des « opinions » convenues à des lecteurs qu’il
présente, reprenant ces termes à une recension d’Augustin Pilon, comme
des « galopins qui, après quelques lectures hâtives et quelques discussions
de brasseries, se précipitent dans la vie littéraire en brandissant un sys-
tème […] ». Se présentant comme un ami de ces « galopins », il les invite à
résister aux leçons du critique : « Ô mes camarades ! […] si cela doit vous
sauver du brunetiérisme, continuez à cultiver la lecture hâtive et les discus-
sions de brasseries35. » Les réponses que Brunetière s’attire disqualifient
également sa leçon en se moquant de sa manière d’écrire. Les détracteurs
qu’il se suscite au sein de la nouvelle génération littéraire réagissent en effet
aux idées qu’il défend en s’en prenant à la manière dont il les défend : son
style devient le signe d’une autorité tyrannique et le révélateur d’un goût
exclusif et faussé pour la langue de l’âge classique. Ce faisant, il est régu-
lièrement peint sous les traits d’un « mauvais maître » qui prend les aspects
d’un « pédant » ou d’un « pion ». Aussi, cherchant « la raison qui pousse
[les] jeunes à blasphémer les morts », Henri Duvernois peut-il affirmer que
32. Sur ce point, voir Ferdinand Brunetière, « Sur le caractère essentiel de la littérature fran-
çaise », [Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1892], Études critiques sur l’histoire de la littérature
française, t. V, Paris, Hachette, 1896, p. 260.
33. Ferdinand Brunetière, « Le Roman de l’avenir », [Revue des Deux Mondes, 1er juin 1891] ;
Essais sur la littérature contemporaine, éd. cit., pp. 206-207.
34. Anonyme, La Presse, 23 avril 1895.
35. Camille de Sainte-Croix, « Critiques » [La Bataille, 27 août 1890], Mœurs littéraires.
Les Lundis de La Bataille (1890-91), Paris, Albert Savine, 1891, pp. 161-162.
brunetière et la « jeune littérature » : tradition et canon 107
« c’est un peu la faute de M. Brunetière » qui, pour les avoir trop « prô-
nés », finit par passer auprès des « échappés du collège » pour un de ces
« magisters détestés qui leur ont rendu Homère insupportable et Virgile insi-
pide36 ». Brunetière est ainsi rendu responsable des plus préoccupants des
maux que son œuvre repère et combat, ignorance littéraire et incapacité à
admirer.
Dans ce contexte, les réactions que suscite l’article où le critique s’op-
pose à l’érection d’un buste de Baudelaire sont l’occasion pour les admira-
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teurs du poète de se faire un ennemi commun : « Ferdinand le Censeur37 ».
Plusieurs d’entre eux s’expriment en effet à la première personne du pluriel
et construisent leur « nous » vis-à-vis des positions du critique : « […] nous
aimons ailleurs, lui et nous38 […] » ; « […] nous autres qui, vous tenons
pour un lettré distingué […], nous avons été quelque peu chagrinés par votre
[…] diatribe39 ». Ils font ainsi de Brunetière l’animateur d’une nouvelle
querelle des Anciens et des Modernes et en sorte, lui répondant fermement,
d’amener « la littérature [à se] partag[er] en deux camps40 ». Non contents
de se présenter comme des « jeunes » et de se réclamer de l’influence des
« mauvais maîtres » que le critique dénonce, Verlaine, Mallarmé, Moréas,
Maeterlinck, Catulle Mendès, qui figurent au nombre des premiers signa-
taires de la souscription lancée par Léon Deschamps, ils font alliance avec
Zola et Edmond de Goncourt qui soutiennent également l’initiative du direc-
teur de La Plume. Se réunissant ainsi autour de tous ceux que le critique a
critiqués, ils se définissent désormais moins par une identité de génération
que comme les défenseurs d’une conception, nouvelle, moderne ou « jeune »
de la littérature, comme des écrivains qui font leur l’idée de la littérature
que Brunetière fustige au nom de la tradition : « […] il nous appartient à
nous les nouveaux chevaliers de l’Art de combattre pour les écrivains […]
qui n’eurent d’autre but que celui de doter l’humanité des chefs-d’œuvre
dont la Beauté parfaite fait ressentir aux âmes d’élite [de la] joie […]41. »
Dans le cadre du médaillon qu’il lui consacre, Bernard Lazare peut ainsi
présenter Brunetière comme « un critique loyalement rétrograde » qui « a
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des fondements qu’il leur offre, de se présenter comme les défenseurs ou les
auteurs d’une « jeune littérature » mais aussi, à l’heure de la parution de
Manuel de l’histoire de la littérature française (1898), de présenter cette
littérature comme une littérature de résistance aux usages auxquels sont
soumises les œuvres d’écriture dans le cadre des enseignements littéraires.
42. Bernard Lazare, « Ferdinand Brunetière », [Figaro, 24 mars 1894], Figures contemporaines.
Ceux d’aujourd’hui, ceux de demain, Paris, Perrin, 1895 ; Grenoble, Ellug, « Archives critiques »,
2002, pp. 63-64.
43. Ferdinand Brunetière, « Discours de réception », Discours académiques, Paris, Perrin, 1901,
pp. 3-36.
44. Sur ce point, voir Thomas Loué, « L’Inévidence de la distinction. La Revue des Deux
Mondes face à la presse à la fin du xixe siècle », Romantisme, n° 121, 2003, p. 43.
45. Anonyme, La Presse, 1er mars 1894. Pour une lecture de ce chahut qui l’associe à d’autres,
plus anciens, voir Thomas Loué, « “Les Barbares lettrés”. Esquisse d’un temps long de l’anti-
intellectualisme en France (1840-1890) », Mil neuf cent, n° 15, 1997, pp. 85-108.
brunetière et la « jeune littérature » : tradition et canon 109
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en deux camps, ils ne réussissent pas à le relancer à la reprise du cours, les
« brunetiéristes » expulsant alors les « antibrunetiéristes » de l’amphi
théâtre. Ce faisant, ainsi que le notent plusieurs quotidiens, l’auditoire
devant lequel Brunetière finit par s’exprimer est surtout composé de person-
nalités du monde, à qui ont été distribuées des invitations, de prêtres portant
la soutane et d’étudiants catholiques. À sa manière, le Vatican lui a ainsi
rendu visite avant que lui-même fasse le voyage de Rome… À un partage
de son lectorat opposant deux idées de la littérature se superpose dès lors un
partage de son auditoire structuré autour de valeurs politiques, sociales et
religieuses, de sorte que les lectures que les défenseurs de la « jeune littéra-
ture » d’une part et les étudiants de lettres d’autre part donnent de l’œuvre
de Brunetière associent la question de l’usage pédagogique qui peut être fait
d’un canon littéraire à celle de la nature politique de la tradition qu’il contri-
bue à définir. Dans ces conditions, Brunetière et son œuvre se trouvent
indexés au domaine de la publicistique et exclus du champ littéraire qui se
reconfigure en faisant de la « jeune littérature » le point d’aboutissement
d’un processus de quête d’autonomie esthétique. Au « Ferdinand le
Censeur » des représentants de la « jeune littérature » succède ainsi un
« Ferdinand le Catholique » que Gustave Téry accuse de « cléricaliser l’en-
seignement », ce qui l’amène à rapprocher sa figure de celle du traître qui a
livré à l’ennemi les secrets d’un canon : « Esterhazy, révélant à
Schwartzkoppen le mécanisme du 120 court, fut-il plus coupable en vérité
que ce maître de conférences à l’École normale et au Vatican, qui prétend
livrer à l’Église l’âme de la jeunesse française48 ? »
46. Ferdinand Brunetière, « Sur le caractère essentiel de la littérature française », éd. cit.,
p. 265.
47. Anonyme, La Presse, 8 mars 1894.
48. Un universitaire [Gustave Téry], « Ferdinand le Catholique (suite et fin) », La Petite
République, 9 janvier, 1900. Les deux premiers articles où Téry évoque l’œuvre de Brunetière sont
parus, dans le même quotidien, les 19 et 24 décembre 1899.