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VIVRE À DOMICILE AVEC LA MALADIE D’ALZHEIMER AU REGARD
DES « CAPABILITÉS PAR FAVEUR »
Préserver ce qui importe
Lise Demagny, Caroline Desprès, Benoît Eyraud, Lynda Sifer-Rivière, Juan Tellez,
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2014/3 n° 69 | pages 59 à 75
ISSN 1167-4687
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-retraite-et-societe1-2014-3-page-59.htm
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maladie d’Alzheimer au
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résumés
abstracts
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Bungener M., Le Galès C., et le groupe Capabilités, 2014, « Vivre à domicile avec la
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maladie d’Alzheimer au regard des "capabilités par faveur" : préserver ce qui importe »,
Retraite et société, n° 69, p. 60-75.
Living at home with Dementia: Preserving what matters by “Capabilities through Favours”
This article describes the pertinence of the capabilities approach developed by Amartya
Sen for analyzing the forms of accompaniment of persons with Alzheimer’s disease at a
time when the French Alzheimer plan (2008-2012) is explicitly appealing to family res-
ponsibility and commitment in upholding the goal of home care for as long as possible
of persons with the illness. This approach enables an examination of the freedom to act
of each person and affirms the importance of understanding that Alzheimer’s disease is
not only a factor that reduces resources by preventing their conversion to capabilities
but that it also compromises some or all of the goals and objectives the person strived
for or could have attained. This understanding makes it necessary to constitute the richest
possible body of information on daily ways of doing and being, as well as their associa-
ted aims, by multiplying data sources and by developing a multidisciplinary approach.
Statistical and econometric analyses have enabled distinguishing the unique functio-
nings of ill persons and estimating their disadvantages in terms of capabilities. At the
same time, various qualitative methods have attempted to gain a more precise unders-
tanding of different ways of caring for them at home. This identified a process of “capa-
bilities through favours” that was a product of purposeful family involvement designed
to maintain a life course to which the person attached value.
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Nous explicitons en premier lieu pourquoi l’approche des capabilités développée par
Amartya Sen (Sen, 2010) est pertinente pour analyser la situation d’accompagnement des
personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer à domicile dans la mesure où cette mala-
die n’est pas seulement un facteur qui empêche la conversion de ressources en capabi-
lités et réduit celles-ci, mais remet aussi en cause tout ou partie des buts et objectifs que
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résultats obtenus à partir d’approches quantitatives qui permettent d’une part, de diffé-
rencier les fonctionnements singuliers des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer
par rapport à un groupe similaire de personnes non atteintes et, d’autre part, d’estimer
leurs désavantages en termes de capabilités. En les rapprochant des résultats d’analyses
qualitatives de textes et d’observations des façons et des raisons d’agir des proches
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Évoquer les libertés permettant de mener un cours de vie valorisé inscrit explicitement
la réflexion proposée dans l’approche des capabilités. La liberté d’action – au sens des
possibilités concrètes d’agir – fait partie du pouvoir effectif dont dispose un individu
pour exercer ses choix de vie. La notion de capabilité qui lui est associée, et qui désigne
les différentes façons d’être et de faire qu’une personne peut non seulement effective-
ment réaliser mais auxquels elle attache de la valeur, permet d’exprimer les désavantages
qui singularisent les situations de vie de certaines personnes par rapport à d’autres et
de concevoir les contraintes et obligations qui pèsent sur chacune (Sen, 2010, p. 329). La
notion de capabilité est essentielle pour prendre en considération la double caractéris-
tique du phénomène adaptatif. Celui-ci peut conduire les personnes les plus défavori-
sées à l’acceptation d’une privation chronique, et donc à ne plus en faire état. En outre,
il introduit une distorsion délétère de la hiérarchie de leurs buts et de leurs satisfactions,
distorsion potentiellement exacerbée lorsque, sous l’effet de la maladie, certaines facettes
de l’identité de la personne s’estompent, et même disparaissent, entraînant avec elles
une difficile appréhension de ce qui leur importe.
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humaines, matérielles et financières à disposition de chacun – pour substituer la prise
en compte des possibilités valorisées de vivre à une focalisation sur les moyens d’exis-
tence (Sen, 2010, p. 309-310), l’approche par les capabilités propose de se concentrer
sur les cours de vie des personnes, y compris sur ce qui survient quand elles ne peuvent
plus faire, ou a fortiori choisir, ce qui leur importe.
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De ce fait, un second enjeu théorique, interne à l’approche, est de comprendre les rai-
sonnements et les contraintes qui président aux interventions familiales dans une situa-
tion où les aspirations et l’identité des personnes atteintes s’altèrent. Ceci passe par
une insistance sur la liberté réelle des personnes, celle de l’entourage comme celle des
malades, de pouvoir promouvoir les modes de vie qu’elles ont des raisons de valoriser.
L’approche par les capabilités modifie la façon d’estimer non plus seulement le bien-
être ou la qualité de vie qui ne rendent qu’imparfaitement compte d’aspects sub-
jectifs, pourtant inhérents à ces notions, mais aussi, plus largement, l’avantage global
d’un individu (Sen, 2010, p. 284) ou d’un groupe par rapport à d’autres. Dans cette
approche, l’avantage d’une personne est distingué selon quatre dimensions (Sen,
2010, p. 348) : l’accomplissement de son bien-être ; l’accomplissement de sa qualité
d’agent ; la liberté de bien-être ; la liberté d’action. Prendre simultanément en compte
ces dimensions permet de ne plus percevoir une personne uniquement sous l’angle de
son bien-être en ignorant l’importance de ses jugements et de ses priorités personnels,
en particulier, de sa liberté d’action (sans la réduire arbitrairement à la recherche de
la satisfaction d’un intérêt égoïste). Pour ce faire, l’approche par les capabilités pro-
meut la constitution d’une base informationnelle très large concernant la vie que les
personnes peuvent mener, base sur laquelle se concentrer pour juger de l’avantage,
sans pour autant proposer une méthode particulière sur la façon d’utiliser ces infor-
mations dans le débat public.
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Pour constituer une base informationnelle la plus riche possible sur les façons de faire
et d’être au quotidien, mais aussi sur les finalités associées, il n’est d’autre choix que
de multiplier les sources de données potentielles et de diversifier les regards discipli-
naires. C’est pourquoi ce programme de recherche a fait appel à une démarche réso-
lument pluridisciplinaire impliquant pendant trois années économistes, sociologues et
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Différents corpus ont donc été utilisés. D’une part, pour le volet quantitatif, un pre-
mier corpus est constitué à l’aide des données de l’enquête Handicap-Santé (volet
« Ménages ») de l’Insee et de la Drees réalisée en 2008 et qui compte 29 954 répon-
dants vivant à domicile, dont 8 841 ont plus de 60 ans, parmi lesquels 340 ont déclaré
être atteints d’une maladie d’Alzheimer. Pour « en faire surgir des faits utilisables »
(Farvaque, 2008), les données de cette enquête enrichies par appariement avec la base
Sniiram1 de l’assurance maladie ont fait l’objet de traitements statistiques et économé-
triques visant à identifier et comparer les capabilités des personnes atteintes de la mala-
die par rapport à un groupe de personnes âgées non atteintes.
D’autre part, le volet qualitatif mené dans la perspective d’appréhender les modalités
particulières de fonctionnement et les raisons d’agir des proches des personnes malades
se fonde sur trois types de corpus.
Le troisième corpus, constitué auparavant par certains membres de l’équipe dans le cadre
d’une thèse et d’un post-doctorat, regroupe des observations ethnographiques sur les
pratiques de deux services de soins en direction des familles de malades vivant à domi-
cile et ayant un diagnostic de maladie d’Alzheimer. Ces observations ont été exploitées
par une analyse secondaire.
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s’est avérée pertinente à différents points de vue. Elle a d’abord permis d’appréhender
et de confirmer économétriquement la situation de désavantage en termes de capabi-
lités des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer par rapport aux personnes de
mêmes caractéristiques, y compris lorsqu’elles font état de multiples incapacités. Elle a
été efficace pour déceler et comprendre de façon qualitative que l’accompagnement
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raisonné par les proches visait en partie, par un processus de production de ce que nous
avons nommé des « capabilités par faveur », à fournir (ou à maintenir) certaines liber-
tés de choix aux personnes malades, donc à accroître certaines de leurs capabilités. Les
proches contribuaient ainsi à préserver, dans la mesure du possible, certains aspects de
ce à quoi elles ont accordé de la valeur au cours de leur vie.
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ser des capabilités pour des groupes (Sen, 2010, p. 298), ce qui permet de considérer
la maladie, au même titre que d’autres restrictions, comme génératrice de privation de
capabilités tout en mettant en exergue que les pertes identitaires qu’induit la maladie
d’Alzheimer imposent de ne pas la conceptualiser uniquement comme la source d’une
attrition des capabilités. L’application aux possibilités de vivre à domicile avec une mala-
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die d’Alzheimer est ainsi validée sous la condition de rechercher et de proposer une
base informationnelle adéquate.
Au regard de cette approche, une personne qui souffre de maladie chronique ou de han-
dicap est confrontée à la difficulté de traduire les moyens ou ressources dont elle dispose
(ses revenus, par exemple, mais également ses compétences physiques ou le soutien de
son entourage) en vie satisfaisante, du fait des symptômes ou des conséquences délé-
tères de sa maladie ou de son handicap (Sen, 2010, p. 288). Ce processus dit de conver-
sion se traduit par le fait que certains désavantages induits par la maladie, par exemple,
une invalidité chronique, sont impossibles à corriger entièrement en dépit de l’affecta-
tion même suffisante de ressources, notamment financières, par des conditions sociales
bénéfiques, ou un environnement adapté. Utiliser la perspective des capabilités en insis-
tant sur la possibilité de réaliser les fins désirées et sur la liberté concrète d’atteindre ces
fins raisonnées, s’avère dans ces situations de désavantage plus riche en informations et
plus fécond que de se concentrer sur les fonctionnements réalisés et sur le comptage
des moyens de les effectuer.
Deux capabilités ont été privilégiées tout au long de cette recherche : « la liberté dans
les soins personnels » et celle de « participer aux activités domestiques ». Réalisations
effectives des possibilités contenues dans les capabilités, les fonctionnements rendent
compte des actions et des activités accomplies au quotidien. Dans cette perspective, et
compte tenu des données disponibles dans l’enquête HSM, les fonctionnements asso-
ciés à la capabilité « liberté dans les soins à la personne » ont été définis, lors des ana-
lyses quantitatives, pour chaque personne enquêtée, à partir de ce qu’elle a déclaré de
ses conditions de réalisation dans neuf activités élémentaires précisément identifiées
dans l’enquête : manger et boire, s’asseoir et se lever d’un siège, se coucher et se lever
d’un lit, se servir des toilettes, couper ses aliments, s’habiller, se laver, se déplacer à l’in-
térieur du logement et prendre ses médicaments.
Pour apprécier ces conditions de réalisations, nous avons étudié les réponses permet-
tant de savoir, lorsque la personne déclarait des difficultés à réaliser ces tâches, com-
ment elle les accomplissait : seule, avec une aide familiale (ou professionnelle), ou si elle
y avait renoncé.
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Une première phase de traitement statistique des données déclaratives de l’enquête
HSM a permis d’obtenir une description de la manière dont sont réalisées ces diffé-
rentes activités domestiques et de soins personnels, et donc les différents accomplis-
sements correspondants, repérables dans la population des personnes de plus de 60
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Elle révèle que la spécificité du groupe des personnes atteintes vivant à domicile s’ap-
précie notamment du point de vue de leur âge (âge moyen 81 ans, soit 7 ans de plus
que les personnes non atteintes de la maladie d’Alzheimer) et de la dégradation de
leur état de santé (12 % perçoivent leur état de santé comme bon ou très bon contre
25,7 % des personnes non atteintes de la maladie), faisant d’elles des consommatrices
élevées de soins, en particulier non hospitaliers (6 476 euros de dépenses annuelles
contre 4 144), ciblant non seulement la maladie elle-même mais aussi d’autres atteintes
ou polypathologies liées au vieillissement.
Dans une seconde phase, pour apprécier au moins indirectement le niveau de capa-
bilités des personnes enquêtées, nous avons cherché à appréhender plus finement la
diversité de leurs fonctionnements, en nous concentrant sur les activités pour lesquelles
les manières de faire étaient les plus diversifiées parmi les personnes de 60 ans et plus,
qu’elles soient atteintes ou non de la maladie. Nous avons ainsi considéré qu’identifier
leurs conditions de réalisation, c’est-à-dire comment les personnes faisaient leur toi-
lette, comment elles s’habillaient, utilisaient les toilettes, prenaient leurs médicaments
ou faisaient usage de leurs couteaux et autres ustensiles pour manger et boire, étaient
les manifestations observables et qualifiables de leurs libertés d’accomplissement des
soins personnels (première capabilité), et qu’il en était de même pour la préparation
des repas, les courses, le ménage courant ou de plus gros travaux, la gestion des papiers
pour la seconde capabilité (la participation au travail domestique).
2. Pour toutes ces analyses, les données issues du groupe des personnes ayant déclaré une maladie
d’Alzheimer, ont été redressées afin de pouvoir être comparées à l’ensemble des personnes du même
âge présentes dans l’enquête HSM. De même, nous avons tenu compte des conditions de recueil des
informations analysées, certaines personnes, souvent les plus âgées ou à l’état de santé plus dégradé,
n’ayant pas répondu seules à l’enquête. Toutes les différences de pourcentage rapportées sont statisti-
quement significatives.
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Ainsi, pour la capabilité « liberté dans les soins personnels », lorsque les personnes avec
la maladie d’Alzheimer accomplissent leur toilette ou s’habillent… avec l’aide d’une autre
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personne, ce qui définit et qualifie leur fonctionnement spécifique, on peut en inférer que
leur capabilité « liberté dans les soins personnels » est différente et sans doute réduite.
En effet, selon les normes sociales prévalentes, les personnes effectuent seules ces soins
personnels et valorisent cette façon de faire (Twigg, 2000). De façon similaire, lorsque,
pour les activités de la vie domestique, la personne déclare ne plus du tout pouvoir les
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réaliser seule, et devoir les effectuer avec l’aide ou le soutien de quelqu’un, elle décrit des
fonctionnements spécifiques et on peut également en déduire que sa capabilité « par-
ticipation à la vie domestique » est amoindrie et qu’elle est désavantagée sous la même
hypothèse de valorisation de la possibilité d’accomplir seule ces activités domestiques.
De même, si cette façon de faire, « faire seule », est plus fréquente que dans le groupe
des personnes n’ayant pas la maladie d’Alzheimer, on peut considérer que les répar-
titions des possibles entre personnes ayant ou non la maladie d’Alzheimer sont diffé-
rentes et cela au détriment des premières. Il reste à vérifier néanmoins si la possibilité
de faire seul est un fonctionnement collectivement valorisé dans ce groupe, ce à quoi le
volet qualitatif de recherche s’attache à répondre.
Les analyses statistiques effectuées révèlent avec une forte significativité statistique que
les fonctionnements relevant de ces deux capabilités, c’est-à-dire les façons privilégiées
d’effectuer les tâches retenues, sont singuliers pour ces personnes malades et contri-
buent également à les différencier des façons de faire des autres personnes de même
âge, même atteintes d’autres formes d’altérations corporelles ou de limitations.
Ainsi, quelle que soit l’activité relevant du fonctionnement associé à la capabilité « liberté
dans les soins personnels », les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer sont tou-
jours moins nombreuses que les autres à dire pouvoir l’exécuter sans difficulté. De même,
pour toutes les activités permettant de décrire les fonctionnements associés à la capa-
bilité « participation à la vie domestique », au moins deux personnes atteintes de la
maladie d’Alzheimer sur trois décrivent un niveau de difficultés tel qu’elles ne peuvent
pas du tout effectuer seules l’activité et ce, quelle que soit l’activité domestique consi-
dérée. Dès lors, pour chacune, le pourcentage de personnes la faisant avec l’aide d’un
tiers est toujours plus élevé chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer que
dans la population non atteinte.
Par ailleurs, la toilette est le seul soin à la personne pour lequel l’aide provient plus sou-
vent d’un professionnel que de l’entourage, que les personnes aient ou non une maladie
d’Alzheimer. Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, les tâches domes-
tiques sont toujours plus fréquemment réalisées avec l’aide de l’entourage qu’avec celle
d’un professionnel. Ceci n’est pas vrai pour les autres personnes âgées qui recourent
plus souvent à l’aide d’un professionnel qu’à leur entourage pour être aidées dans leurs
tâches ménagères ou pour les tâches plus occasionnelles.
Ces résultats confirment une fois encore que les conditions de réalisation des soins à la
personne et des tâches domestiques, et donc les fonctionnements associés aux deux
capabilités étudiées, sont significativement différents selon que les personnes déclarent
ou non être atteintes de la maladie d’Alzheimer au détriment des premières.
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féré, la maladie d’Alzheimer apparaît donc comme une source spécifique de privation
de capabilités pour les personnes concernées. Cette maladie les distingue défavorable-
ment d’autres personnes incluses dans l’enquête HSM avec lesquelles elles partagent
des sources de privation, telles qu’un âge ou un niveau de dépendance élevé. Mais les
personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer apparaissent toujours dans des situations
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d’accomplissement moins satisfaisantes par rapport à celles qui n’en sont pas atteintes,
même si leurs altérations ou leurs dysfonctionnements sont importants.
Les résultats de cette modélisation valident, pour chaque capabilité, notre hypothèse
que l’état de santé général de la personne, son entourage et sa famille, son capital éco-
nomique et culturel, ses conditions de déplacement (notamment l’accès aux infrastruc-
tures), ainsi que le recours aux dispositifs collectifs en matière de perte d’autonomie sont
autant de ressources et de droits susceptibles d’être convertis en libertés d’accomplis-
sement des soins personnels d’une part, et de participation à la vie domestique d’autre
part. Elles confirment en outre que ce sont bien les ressources et les droits qui influent
le plus fortement sur les capabilités des personnes de plus de 60 ans.
Les personnes ayant déclaré avoir une maladie d’Alzheimer étant très âgées, majoritai-
rement féminines, vivant plus souvent seules, se considérant plus souvent en mauvaise
santé et avec de fortes limitations, leurs capabilités sont généralement faibles. Et même
si l’on observe une certaine hétérogénéité dans leurs niveaux de capabilité, les per-
sonnes atteintes se distinguent aussi significativement en tant que groupe lorsqu’elles
sont comparées aux personnes qui n’ont pas cette maladie. Les résultats mettent donc
là encore en lumière l’influence significative de caractéristiques individuelles de la per-
sonne (en particulier l’avancée en âge, le sexe, le niveau déclaré d’état de santé), mais
font aussi état d’aspects relationnels (la proximité d’un entourage familial) et d’environ-
nement physique et social (accès possible aux infrastructures, présence d’équipements
et de services à proximité du domicile) dans la conversion des ressources personnelles
(appréciées au travers des revenus, niveau de diplôme, ou des catégories socioprofes-
sionnelles…) en capabilités.
Bien que contraint par la nature des données disponibles dans HSM, ce volet quanti-
tatif révèle l’ampleur des désavantages affectant la qualité et le cours de vie des per-
sonnes atteintes de la maladie d’Alzheimer mais aussi leurs spécificités, et les ressources,
droits et éléments de leur hétérogénéité. L’ensemble de ces résultats pointe le rôle de
différentes ressources, notamment non financières (proximité de l’entourage comme de
3. Pour rappel : liberté dans les soins personnels et participation à la vie domestique.
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services publics, sociaux et médicaux) dans le maintien de ces deux capabilités et met
ainsi en exergue l’importance de l’implication des familles et de l’usage choisi des actions
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publiques dans différents domaines d’intervention concernant ces deux capabilités.
Prendre toute la mesure des désavantages qui pèsent sur le cours de vie des personnes
atteintes de la maladie d’Alzheimer demande de remettre au cœur de la réflexion les
cours de vie, les valeurs et les possibilités de choix de ces personnes. Cela permet de
comprendre où se forment ces désavantages, tout en prenant acte que les cours de vie
diffèrent d’une personne à l’autre et que leurs expériences de la maladie sont diverses.
Cet objectif, qui nécessite de déplacer le regard non plus sur ce qui est fait, mais sur les
procédures et les raisons de le faire, a conduit à adjoindre à la démarche quantitative
dont nous venons brièvement de rendre compte, des analyses qualitatives sur la variété
des tentatives de faire face aux restrictions d’activité et les formes singulières de résolu-
tion des problèmes quotidiens rencontrés par les personnes malades et leurs familles.
L’attention portée à ces moments vise à appréhender de façon fine comment les raisons
de faire des proches gouvernent leurs propres façons d’agir et à déceler les logiques
de justice, les valeurs et les finalités des personnes qui agissent. Autrement dit, il s’agit
d’apprécier ce que les personnes malades comme leur entourage prennent en consi-
dération lors de l’accompagnement. L’emploi du terme « accompagnement » veut ici
rendre compte de la préoccupation de l’autre et de la singularisation d’une relation
qui repose non seulement sur les compétences et les savoirs des personnes impliquées
mais aussi leur histoire, leurs valeurs, leurs émotions… C’est pourquoi l’approche qua-
litative retenue mobilise une double démarche spécifique à cette recherche et articule
l’étude de récits, témoignages et romans, avec un important travail d’observations eth-
nographiques et d’entretiens auprès de personne malades et de leurs familles, visant
dans l’un et l’autre corpus, à repérer, à identifier et à comprendre les façons concrètes
d’agir et les raisons avancées pour le faire.
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fortement l’intentionnalité de celui qui témoigne ou qui rend compte. Or, c’est bien
cette intentionnalité qui importe dans l’approche des capabilités. Dans ces ouvrages,
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les actions accomplies que les auteurs décident de rapporter sont donc non seulement
soumises à des cadres de référence différents de ceux qui ont pu prévaloir dans l’ac-
tion ou dans son immédiat après-coup, mais surtout leur examen, selon ces nouveaux
cadres de référence, résulte de la décision de celui qui témoigne, de les rendre visibles
ou lisibles, et inscrit cette décision dans la temporalité longue de l’écriture d’un docu-
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ment destiné à être rendu public et accessible au regard d’autrui. L’important pour
l’auteur n’est plus seulement alors de dire ce qui avait compté, mais aussi d’en rendre
compte de façon volontaire (Cottereau et Marzok, 2012). À ce titre, récits, témoignages
et romans ont vocation à s’intégrer dans la base informationnelle la plus large possible
que nous avons voulu constituer.
Les récits, romans et témoignages permettent donc, selon nous, de saisir comment les
auteurs construisent et disent après coup ce qui a de l’importance pour eux et com-
ment ils ont choisi de rendre compte non seulement des manières de faire mais aussi des
buts et des valeurs mobilisés et éventuellement de leur transformation tant en ce qui
concerne leurs propres valeurs que celles de la personne malade. C’est en ce sens que
l’étude systématique de ces textes apporte une contribution particulièrement utile à la
perception des fonctionnements valorisés et permet d’approcher leurs capabilités. Le
dévoilement qu’ils permettent de ce qui importe aux proches qui accompagnent une
personne atteinte de la maladie d’Alzheimer contribue ainsi à bousculer les conceptions
habituelles de l’aide à domicile en proposant certes une façon d’accompagner mais en
regardant souvent en arrière. En effet, le premier résultat qui s’impose – sans surprise
mais il faut en tirer de nouvelles conséquences – et traverse l’ensemble des façons de
dire et d’être, tant dans les écrits des proches que dans ceux des personnes malades
elles-mêmes, est une référence omniprésente au passé, au passé qui ne peut plus être,
à l’avant de la survenue de la maladie. Au même titre que d’autres, la maladie d’Alzhei-
mer est présentée et agit comme une rupture. Pour autant, il ne semble pas qu’on puisse,
dans le cas de cette pathologie, se référer sans nuance à la notion de rupture biogra-
phique (Bury, 1982), car il ne peut y avoir, dans la durée, de démarche individuelle de
changement volontaire et réfléchi des attentes, aspirations et façons de faire de la per-
sonne, pas plus qu’un engagement véritable dans un profond travail biographique
(Corbin et Strauss, 1985 ; Kaufman, 1988), du fait des pertes cognitives et identitaires
particulières qui en caractérisent l’évolution inéluctable. Face à ces pertes progressives,
c’est au contraire une tentative de maintien de ce qui comptait auparavant qui semble
s’imposer comme référentiel dominant de l’action des proches, mais également dans les
intentions et les choix des personnes atteintes tant qu’elles peuvent le faire ou l’expri-
mer, de telle sorte que les ajustements et remaniements seront également tant que pos-
sibles, proposés en fonction de leur compatibilité au passé. Plus précisément, pour le
conjoint comme pour les enfants des personnes malades, amenés à agir en lieu et place
de la personne atteinte, l’un des arguments le plus souvent mis en œuvre pour rendre
compte de leur implication concrète, concerne le cours de vie, les valeurs ou les préfé-
rences qui prévalaient auparavant pour elle. Il s’agit alors de regarder en arrière pour
donner du sens au dérangement du présent ; la volonté de préserver ce qui importait
auparavant fondant dans une large mesure les façons de faire, les ajustements proposés
et les raisons d’agir, aussi bien lorsqu’il s’agit d’accompagner la réalisation des soins cor-
porels ou l’action de s’habiller que d’effectuer les tâches domestiques quotidiennes. Ce
faisant, récits et témoignages agissent comme un miroir grossissant et rendent plus visible
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et explicite ce que qui a été entendu et observé lors des entretiens et du suivi des per-
sonnes malades et de leurs familles, au sujet des fonctionnements relevant notamment
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(mais pas seulement) des deux capabilités présentées plus haut, des façons fines d’agir
et des justifications proposées.
dimension de la perte identitaire liée à cette pathologie que sur les pertes de pratiques
et de compétences qui sont présentées comme survenant très progressivement, de façon
erratique, et entraînant pour l’entourage la mise en place de procédures de compen-
sation partielle, excluant ainsi longtemps la nécessité de faire à la place de leur proche.
Cette exclusion, ou ce refus, de se substituer émerge comme une composante importante
des manières de faire les plus valorisées par les personnes rencontrées. On retrouve de
ce fait plus souvent évoqué le souci de respecter ce qui avait autrefois compté pour la
personne malade, ce qu’elle aimait accomplir seule, que la nécessité de suppléer à des
manques présentés comme objectifs dans les grilles d’intervention professionnelle dont
la perception est d’ailleurs disparate. Ce résultat, peu fréquent dans les travaux portant
sur l’aide des proches, tient au déplacement volontaire du regard non sur le nombre et
l’ampleur des tâches exécutées mais d’abord sur les procédures et sur les façons de les
effectuer. Dans cette perspective, les prises d’initiative originales et fortement personna-
lisées de chacun des membres de l’entourage sont fréquentes, mettant en exergue l’im-
portance de la dimension de liberté procédurale dans les formes d’accompagnement
choisies par chacun, selon son lien à la personne, c’est-à-dire de la possibilité pour cha-
cun des proches d’exprimer et de faire des choix même lorsqu’ils paraissent anodins, tels
que décider de privilégier un bain ou une douche, de l’assemblage de tels vêtements, de
laisser faire seul ou non telle activité, sans attacher d’importance à la mauvaise qualité du
résultat par exemple pour du jardinage. Ce qui prédomine dans cet ordonnancement,
c’est plus alors d’aider l’autre à poursuivre ses propres buts que d’assurer l’exécution
fonctionnelle de gestes nécessaires comme se laver, se vêtir ou manger. Les modalités
d’aide diversifiées selon les familles, ou selon un membre particulier, que ce soit pour la
toilette quand la personne ne prend plus soin d’elle-même, quand il s’agit de s’occuper
du domicile, ou de conduire encore une automobile… révèlent en outre un ajustement
au fur et à mesure de l’évolution de la maladie, non pas seulement pour s’adapter aux
difficultés que rencontre le malade mais aussi parce que les principes qui gouvernent l’in-
tervention des proches se transforment, mêlant le passé aux nouvelles contingences du
présent. Le maintien affirmé d’un sens dans l’accompagnement d’une personne atteinte
de la maladie d’Alzheimer donne alors une place spécifique aux familles a priori mieux
dotées de la connaissance du passé de la personne, les gratifiant d’un avantage effectif
pour produire et lui prodiguer des « capabilités par faveur ».
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d’accompagner au quotidien et d’offrir des informations au médecin, est recherchée
dès le début (Béliard, 2010). Cet enjeu d’efficacité médicale contribue à gommer pour
les soignants la singularité et les apports propres de la connaissance du passé qui n’est
souvent pensée que comme un facilitateur en cas de difficulté, comme en témoignent
les conseils prodigués aux accompagnants au cours des consultations ou des hospitali-
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sations de jour (Sifer-Rivière, 2014). C’est cette même recherche d’efficacité médicale
dans le maintien à domicile, et non de la singularité de la personne malade, qui irrigue
les formations proposées aux familles dans le cadre d’une mesure du plan Alzheimer
intitulée Aider les aidants.
Dans ces contextes, l’attention portée à la liberté de choix des membres de la famille invi-
terait pourtant à ne pas accompagner ces conseils prodigués au cours des interactions
ordinaires du soin ou de ces formations d’une pression excessive quant à leur implica-
tion, tout en appuyant la nécessité de mettre à leur disposition les ressources qui leur
permettent d’exercer ce choix dans des conditions collectivement acceptables. La fina-
lité première devrait être que l’expansion de leurs capabilités personnelles puisse aug-
menter leur pouvoir d’influencer la vie de ceux qu’ils accompagnent à domicile et d’en
faire ainsi les bénéficiaires de capabilités par « faveur ».
Conclusion
Les résultats de cette recherche montrent qu’en cas d’inaptitude, évaluer la liberté
d’une personne à se définir un cours de vie satisfaisant impose de prendre en compte
l’interaction des capabilités des différents acteurs impliqués dans ses fonctionnements
ou son cours de vie. En ce sens, les capabilités d’une personne et celles des proches
qui l’accompagnent sont interdépendantes (Sen, 2010, p. 301). Cette interdépendance
témoigne de la propension de certains proches à réaliser des combinaisons de fonc-
tionnements valorisés pour la personne et pour eux-mêmes, dans un processus identi-
fié comme menant à des « capabilités par faveur ». En effet, la conversion de ressources
ou de contraintes a pour effet de modifier la liberté de choix et, en retour, d’accroître
ou de réduire les capabilités. De ce fait, les capabilités et les modes raisonnés d’accom-
pagnement de l’entourage participent des ressources mises à la disposition de la per-
sonne atteinte selon un processus d’interrelation et de transfert des capabilités des
proches. Par l’attention à ce qui est susceptible de compter ou d’avoir plus particuliè-
rement de la valeur pour la personne accompagnée, les proches permettent alors d’éla-
borer des façons de faire plus valorisées et plus conformes au cours de vie susceptible
d’être choisi par la personne.
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Considérer qu’un proche est capable de dire ce qui importe à la personne atteinte
est une hypothèse forte qui plaide pour un contexte d’action qui vise à maintenir la
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perspective de conserver un espace de liberté de choix aux personnes atteintes de
pathologies dégénératives en regard de ce à quoi elles sont susceptibles d’attacher
de la valeur. Préserver ce qui importe, ce n’est pas nécessairement y arriver, mais c’est
choisir de s’en préoccuper.
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