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TOTEM ET TABOU, CENT ANS APRÈS

Jacques Adam

EPFCL-France | « Champ lacanien »

2014/1 N° 15 | pages 81 à 90
ISSN 1767-6827
© EPFCL-France | Téléchargé le 27/07/2022 sur www.cairn.info via Bibliothèque nationale de France (BnF) (IP: 194.199.3.13)

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ISBN 9782916810164
DOI 10.3917/chla.015.0081
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-champ-lacanien-2014-1-page-81.htm
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Totem et Tabou, cent ans après


Jacques Adam
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Qui se soucie de Totem et Tabou aujourd’hui et de son thème darwino-
hollywoodien qui a énervé les féministes et qui à sa parution n’a pas eu
plus de succès que L’interprétation des rêves treize ans auparavant ?
C’est pourtant, avec la mythologie œdipienne, un texte majeur de la
psychanalyse. Je résume très, très brièvement l’histoire : le père de la
horde primitive s’est accaparé toutes les femmes, écartant les fils rivaux.
Un jour les fils s’unissent, tuent et dévorent le père. Mais incapables de
s’entendre par la suite, ils s’accordent pour, au nom de ce père mort et
totemisé (un pléonasme), chercher à s’unir à d’autres femmes que celles
qui avaient été l’enjeu du meurtre de ce père. C’est l’origine de l’exogamie,
où s’instaurent, « de manière concomitante, je cite Freud, organisation
sociale, religion et limitation morale 1 ». Ce n’est donc pas rien.

Contexte

En visionnaire, Freud a osé proposer en 1913 ce mythe du père de


la horde primitive à la veille de la première déflagration mondiale de
violence de ce long xixe siècle que les historiens font courir de 1789 à 1914.
Pour le xxe, Freud a même analysé le malaise intrinsèque aux valeurs
morales, comme celles attachées à la figure du père. Comment savoir
maintenant, au xxie siècle, en ce qui nous concerne, en quoi compte pour
la psychanalyse et dans le monde, Totem et Tabou, cent ans après, sinon en
retournant à Lacan. Il est le seul semble-t-il à avoir osé relire autrement
les deux grands mythes fondateurs de la psychanalyse dont les pères
nous relient au thème de ces journées.

1 FREUD S., Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 1984, p. 115.
82 Totem et Tabou, cent ans après

Situons simplement et rapidement ce grand texte de Freud dans


son contexte historique. Il s’est passé bien des choses capitales dans le
monde en 1913. En choisissant seulement celles qui peuvent renvoyer à
des symboles plus ou moins puissants de la figure paternelle, en vrac, je
cite : le modèle atomique que découvre Niels Bohr à cette époque, Proust
et À la recherche du temps perdu, Duchamp crée le premier ready-made, et
Malevitch propose la première représentation de l’absence d’objet. Plus
anecdotique mais significative de la confiance malheureuse de l’homme
dans son rapport aux merveilleuses machines de la science, il y a eu en
1913 la triste histoire du naufrage du Titanic. En cette année aussi Husserl
peaufine la phénoménologie tandis que Joyce commence Ulysse, et que les
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suffragettes du féminisme naissant, en Angleterre, lacèrent les peintures
préraphaélites pour leur imagerie des femmes suscitant trop la concu-
piscence des hommes. Le Sacre du printemps de Stravinsky, Diaghilev et
Nijinski enfin, reflet d’une époque généralement fertile en créations artis-
tiques, fait en 1913 à Paris beaucoup plus de bruit que la parution de Totem
et Tabou à Vienne.
À Vienne, Freud achevait avec soulagement cette œuvre commencée
en 1912 qu’il considèrera comme la meilleure qu’il n’ait jamais écrite, aussi
importante pour lui que Malaise dans la civilisation et que son Moïse avec
lequel il termine sa vie. Satisfaction due à l’importance qu’il attribue à la
psychanalyse de devoir traiter du thème des valeurs morales, religieuses
et sociales qui occupent le monde. Dix-huit mois plus tard, il publiera
d’ailleurs ses considérations sur la guerre et la mort. Sa satisfaction venait
aussi de ce qu’il confie à Abraham en juin 1913 : « Il se peut que mon
travail sur le Totem, contre ma volonté, accélère la rupture 2 [avec Jung] ».
L’enjeu était donc d’importance. Mais y a-t-il aussi un enjeu important
avec le père lacanien par rapport au père freudien situé au centre de ce
mythe de la horde primitive de Totem et Tabou, cent ans après ?

Les pères en fonction

En situant la question du père en psychanalyse avec « l’historiole »


d’Œdipe et la « pitrerie darwinienne 3 » de la Horde primitive, cela ne
fait pas deux pères, mais ça fait deux fonctions attachées au même, l’une

2 Freud S., Karl Abraham, Correspondance 1907-1926, Paris, Gallimard, p. 145.


3 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 131 et p. 129.
Totem et Tabou, cent ans après 83

de dire non à la jouissance en en faisant une Loi, l’autre d’inciter à la


jouissance mais pour mieux la montrer comme impossible. Cela revient
au même, puisqu’il s’agit en fait de la question de la castration, structure
basique à déchiffrer derrière la forme épique du mythe abordée par la
diagonale du Père. La figure du père peut donc s’étendre entre un Père-
la-Loi et un Père-la-Jouissance.
Dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse Lacan constate qu’en
mythifiant le père, Freud aurait aussi réussi à le démystifier 4. Pourtant
le père reste toujours incertain, au point que, les progrès de la science
aidant, il serait peut-être même devenu maintenant le parangon de ce
qu’il y a de plus réel et de plus impossible. Incertain, mais constant aussi
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pour sa place dans la société, le père est de toujours celui qui est censé
éduquer. La question de sa fonction se trouve relancée maintenant par
d’autres types de transmission comme ceux supportés par les problèmes
de procréation médicalement assistée, des donneurs anonymes, d’adop-
tion, des couples homosexuels et plus généralement des questions de
parentalité. Bref, avec Totem et Tabou, Freud est responsable de la question
de savoir si du père on peut ou non s’en passer, ce à quoi, comme on le
sait, Lacan a répondu et qui résume bien l’enjeu de la question. Mais de
quel père doit-on se servir ? Le père mythique de Totem et Tabou peut-il
là-dessus nous renseigner ?
Il nous renseigne essentiellement – et beaucoup plus que l’aphasique
mythe œdipien – sur le fait que le Père est avant tout un signifiant, un
nom et qu’il n’existe que par métaphore. C’est la vérité freudienne que
Lacan respecte dans ce mythe de Totem et Tabou, je cite, « le moins créti-
nisant » des mythes de notre civilisation, « le seul mythe dont l’époque
moderne a été capable 5 ».
Mais cette vérité première du père comme Nom ne dit encore rien
de sa fonction et il est raisonnable de penser que le père ne peut pas se
réduire à un simple signifiant. Qu’il y aurait même quelque danger à le
prendre comme tel. Car quand le père n’est Autre, qu’au regard de la
Loi, quand il y a trop de symbolique pour représenter l’efficience pater-
nelle, on sait les ravages provoqués. Ce qui pousse à penser qu’il n’y a
pas que ce qui est forclos du symbolique qui provoque ces ravages en
revenant dans le réel, mais qu’il y a aussi ce qui est en quelque sorte trop

4 Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 214.
5 Ibid., p. 208.
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tout-symbolique attaché à la personne du père. Comme s’il fallait donc un


juste milieu dans la dose de Nom-du-Père à faire jouer dans la structure
pour proposer un type, un modèle, de père qui soit supportable, celui que
Freud trouve normalisant mais que Lacan nommera plus tard pour un
office presque analogue : « symptôme ».

Les pères et leurs noms

C’est en effet le trajet de Lacan qui s’impose, qui va du père interdic-


teur au père la jouissance, c’est-à-dire du Père-Symbole au Père-Réel dont
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le nom de symptôme est celui qui lui conviendra le mieux. Après en avoir
en effet eu tant et tant, de noms 6 : Dieu-le-Père bien sûr, le Un du mono-
théisme, le père Totem, mais aussi toute la série des pères pathogènes – les
pères « hordinaires 7 » avec un h – dont Lacan dresse une liste à la Prévert
dans l’étude de la fonction paternelle de son texte sur les psychoses. Dans
la série des noms de symptômes convenant à celui du père, Lacan y ajou-
tera même celui possible de la femme, de l’homme masqué.
On s’aperçoit que quand on cherche à attraper une fonction positive du
père, c’est toujours sur un manque, sur un déficit, une inadéquation qu’on
met la main, prouvant évidemment qu’il n’y a pas de père idéal mais
surtout que ce n’est sans doute pas la fonction qui compte le plus pour
repérer ce qu’il en est du père. C’est une question qui pourtant agite les
foules actuellement, à la mesure des divers changements sociaux et des
progrès scientifiques.
Ceci ne nous renvoie pas des images de pères très sympathiques,
d’autant qu’au père sévère, qui dit non à la jouissance (de la mère, celui
de l’Œdipe) correspond aussi celui, obscène, qui dit oui à la jouissance
(de toutes les femmes, celui de Totem et Tabou) ; mais père féroce aussi,
puisqu’il est le modèle d’un commandement impossible à réaliser. Cette
figure de père symbolique métamorphosée en concept de Surmoi réel est
bien ce qu’il y a de plus ambivalent et d’inquiétant, parce qu’elle renvoie
à l’identification première au père, à la question de l’amour du père, et de
son identité propre qui est aussi en question à côté de celle de son statut
et de sa fonction.

6 Lacan J., « Préface à L’éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 563.
7 Koren D., « Destins du père », Totem et Tabou, cent ans après, Lormont, Les Bords de l’eau,
2013.
Totem et Tabou, cent ans après 85

Le père et sa version

Il n’est pas sûr que les pères de maintenant soient différents des pères
du temps de Freud, ces petits coquins respectables qui troussaient légi-
timement les jeunes filles de bonne famille (cf. Dora) ou les servantes
complaisantes (cf. L’homme aux rats) dans le vaudeville général de la vie
commune de ce début de xxe siècle. Ni qu’ils soient différents du Père
Freud lui-même, bourgeois uxorieux c’est-à-dire excessivement soumis
aux femmes, qui comme Lacan l’a souligné n’est pas le modèle des pères 8.
La bonne version du père serait-elle donc celle du symptôme, qui n’est
pas forcément un modèle non plus, mais qui relève plus du réel que de
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la vérité mythique et qui est peut-être l’orientation où pouvoir au mieux
situer la fonction paternelle.
Au niveau de son statut, le père ne peut plus être une exception. Il n’est
plus celui qui peut échapper à la castration. Le féminisme est passé par
là, et l’interdit d’interdire a fait long feu. Le père, toujours confondu avec
l’homme, est normalement castré On a même confondu cela avec cette
sorte de banalisation qu’on a appelé le déclin du père après la Seconde
Guerre mondiale. Qu’on pourrait dire être aussi la banalisation du mâle…
En lui contestant cette possibilité impossible, celle de satisfaire toute
femme, on a trouvé au père une autre fonction beaucoup plus possible,
qui consiste à se faire le modèle de celui qui va transmettre à sa progé-
niture la meilleure façon d’utiliser toutes les formes de plus-de-jouir
que la société va imposer à leur consommation. C’est la nouvelle forme
contemporaine du Père-la-jouissance transmetteur de lathouses. Qui est
une forme métonymique de vivre et d’afficher son désir de l’Autre, de
l’autre sexe. Il y a aussi certains psychanalystes pour qui il existerait dans
le monde un courant de perversion ordinaire formé de cette « mèrever-
sion » où le sujet, resté enfant de sa mère, peuplerait les sociétés d’enfants
sans véritables pères que sont devenus ces hommes qui ne tiennent pas le
coup. Ce n’est évidemment pas la version clinique du père lacanien dont
la version tenable s’autorise avant tout de l’instance du désir, celui de la
mère, dans tous les sens du terme.
Au niveau de l’identité. Oui, on pourrait peut-être parler d’une iden-
tité paternelle aussi malheureuse que celle dont Alain Finkielkraut se
plaint pour l’identité française, c’est-à-dire moins forte, moins solide,

8 Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 214.
86 Totem et Tabou, cent ans après

moins noble. Faute de ces noms qui ne lui conviennent en aucun cas, le
père se pose donc un peu là comme sujet-non-identifié, n’ayant à faire
valoir, du fait du phallus, que la jouissance comme semblant. C’est bien le
cas du père de la horde primitive qui, la Loi qu’il représente étant morte
avec lui, ne subsiste plus que comme Nom, une abstraction en somme, un
semblant, qui n’a plus d’autre chance de trouver sa fonction que dans le
pouvoir d’être l’agent, le pivot du discours et la condition du lien social.
Le Nom-du-Père comme fonction n’est pas ce qu’il y a de plus concret
pour garantir quelque chose du côté du père. La preuve de cette fragilité
se retrouve dans les inquiétantes questions de l’identité paternelle scienti-
fique posées par les nouvelles techniques de procréation médicale. Lacan
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disait déjà il y a près d’un demi-siècle 9 : « Il est tout à fait sûr que cela
peut n’être pas du tout sans incidence sur la fonction du Nom-du-Père ».
Aujourd’hui, Carl Djerassi un respectable nonagénaire inventeur de la
pilule contraceptive dit simplement : « On fera l’amour pour le plaisir,
pour la tendresse ou par curiosité, pas pour se reproduire, car il y aura
pour cela des moyens plus fiables 10 ». Garantie des moyens, certes, mais
pas de l’effet de ces moyens. Qu’est-ce qu’un père ?, reste la question que
même la séparation radicale de la sexualité et de la procréation ne résout
pas, même si l’on sait qu’il n’y a pas de rapport sexuel. On tente pourtant
maintenant d’instrumentaliser la psychanalyse sur cette question du père
à l’occasion des problèmes du mariage pour tous et de ses conséquences
au niveau de ce nouveau semblant de lien social qu’on appelle parentalité,
homo ou non.
Cent ans après Totem et Tabou, on s’aperçoit donc qu’il est impossible
qu’il n’y ait de père que symbolique. Bien sûr la métaphore paternelle
a toute raison d’exister pour l’usage qu’on doit en faire puisque histori-
quement le père paraît bien énoncer cette Loi chère à Moïse même si ces
Tables de la Loi n’énoncent que les petites lois de la parole, pas les grandes
Lois du monde et de la création. Même au nom de la Loi et de la Vérité, le
père ne peut pas se réduire au nom de signifiant.

9 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 152.
10 Journal Le Monde, du 30 octobre 2013.
Totem et Tabou, cent ans après 87

Le Père symptôme

Lacan attribue un autre nom au père : celui de symptôme. Nom qui


lui convient mieux en effet, puisque hérité de la chaîne des grands événe-
ments qui ont marqué le siècle depuis Totem et Tabou : les deux grandes
guerres mondiales et la fin – enfin presque – de la colonisation. C’est un
père réel, non mythique, doté d’un nom qui ne trompe pas, mais qu’on
ne peut plus confondre avec celui de : Surmoi. Un père qui ne fait pas
exception à la fonction phallique et à la castration. Un père impossible.
Impossible à supporter s’il ne sert pas avant tout à faire tenir ensemble, au
point de s’y identifier, ces trois dimensions qui se barrent en permanence
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pour tout parlêtre digne de ce nom, le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel.
Heureusement, Lacan a en somme converti cette jouissance obscène
attribuée au père dans le mythe de Totem et Tabou en une question sur la
jouissance féminine, aussi Autre que pouvait l’être, pour Freud, le Père
marqué par sa dimension religieuse. Si la femme peut être l’un des Noms
du Père, pourquoi ne pas se demander aussi de quel sexe est le Père ?
C’est bien une des questions auxquelles ouvrent les manifestations qui
descendent dans la rue. Cent ans après Totem et Tabou, ce sont les formules
de la sexuation qui ont fait travailler autrement la question du père que
Freud considérait semble-t-il plus résolue que celle de la femme sur
l’énigme de laquelle il a buté. Comme il butait de même, ce n’est pas par
hasard, sur la fonction de la castration dans le fini ou l’infini de la cure
analytique. Signe des temps : on ne se préoccupe pas tant aujourd’hui
de la différence des sexes à laquelle on trouve des solutions scientifiques
ou sociales de plus en plus sophistiquée pour gommer cette différence,
que de ce que représente le pouvoir efficient du signifiant-maître. On
se demande naïvement où sont passés ces pères capables d’incarner ce
pouvoir par leur savoir, qu’on croit trouver à tous les degrés des fonction-
nements sociaux actuels et qu’on appelle – le jeu de mots tombe bien –
des experts.

L’é-patant Pas-tout du père

Au niveau de la fonction, l’identité symptomatique du père comme


devant faire tenir ensemble la structure, démontre que le mythe, au fond,
n’y suffisait pas. Le père-symptôme, c’est autre chose qu’une figure du
déclin mais ce n’est pas non plus une fonction d’étayage. Le père comme
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symptôme, c’est, disons, ce à quoi on ne s’attend pas. On aurait pu s’at-


tendre à ce que le père soit celui qui avant tout initie. Et il est notable
cependant que Freud ne donne pas dans ce godant jungien ou maçon-
nique. La fonction que Lacan considère comme décisive est celle d’épater
(ou é-pater 11). Un père ne peut pas épater mieux que dans sa fonction de
transmettre le phallus. En montrant que celui-ci est l’heureux semblant
qui permet de parer autant que faire se peut à l’absence du rapport sexuel.
En ce sens, on peut se passer du père certes, mais sûrement pas du phallus
qui est l’outil de transmission de ce savoir épatant, et signe de l’amour. Ce
savoir épatant est aussi celui qui ne peut être produit que par une analyse.
Ce qui ne veut pas dire qu’il soit possible d’analyser quelqu’un en tant
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que père ne serait-ce qu’à cause du caractère strictement inutilisable c’est-
à-dire trop réducteur du Complexe d’Œdipe. Mais il y a quand même
toujours quelque chose d’un père dans un analyste, à moins que ce ne soit
quelque chose d’une femme, mais au fond, c’est la même chose.
Pour épater, un père doit être celui qui doit savoir justement ne pas en
faire trop. Ne pas en faire trop dans sa position d’exception où la foule le
porte, un père qui sait rester dans le juste dieur 12 de sa position symbo-
lique, et dans le juste non-dire de sa position perversement orientée par
celle par qui il est devenu père 13. Cela suppose l’art du semblant qu’un père
représente au Nom du Nom de son Nom de père 14. Ce « juste mi-dieu 15 »,
ce mi-dieur, dirait-on, de la version qui lui est propre de sa perversion, est
la garantie de sa fonction de père comme symptôme. Concrètement, un
type de père qui soit surtout « en retrait sur tous les magistères 16 ».
Les statistiques démographiques montrent une nette augmentation des
divorces et du célibat. Est-ce le reflet d’un malaise de l’identité paternelle
qui serait dû aux figures ambivalentes de l’identification primordiale et
indigeste au père ? Et qui aurait pour effet de proposer, à l’encontre du
poison de la jouissance obscène, une figure paternelle de l’austérité ou du
puritanisme, et au lieu de l’amour, un mouvement de haine (« Ah ! je l’ai
trop aimé pour ne point le haïr 17 »). Haïr Dieu – haïr le Père – peut parfois

11 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire. Paris, Seuil, 2011, p. 208.
12 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 44.
13 Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, RSI, séance du 21/1/1975, Ornicar ? no 3, p. 107.
14 Lacan J., « Préface à L’éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 563.
15 Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, RSI, séance du 21/1/1975, Ornicar ? no 3, p. 108.
16 Lacan J., Ibid., p. 108.
17 Racine J., Andromaque, Acte II, scène 1.
Totem et Tabou, cent ans après 89

lui donner un peu de « présence » et « d’actualité 18 ». N’est-ce pas en effet


ce qui s’est passé avec l’interdiction de la représentation des images de
Dieu le Père puis de quelque image que ce soit, dans les crises de l’icono-
clasme aux huitième et seizième siècles de l’Occident chrétien ? Un grand
mouvement de malaise dans l’évolution de la civilisation où il devait bien
s’agir de sauver quelque chose du Père.
Il semble donc bien que Lacan ait préféré sauver le père par le semblant
que par la haine, par le symptôme que par la métaphore, par le réel que
par le symbolique ou l’imaginaire.
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Essayons de résumer. Cent ans après Totem et Tabou on s’aperçoit qu’il
est impossible de faire le deuil ou de se débarrasser du Père. Avec son
souci permanent de Moïse, Freud avait raison. Suffirait-il pourtant, pour
s’en arranger, et pour ne pas errer, d’en être dupe, de ce père réel, de
ce père-symptôme ? Peut-être. Mais ceci ne voudrait pas dire qu’on soit
dupe du réel, qui serait une sorte de mission impossible car il est, je crois,
logiquement impossible de se faire la dupe de l’impossible ; comme il est
impossible d’être entièrement dupe du symptôme, fut-il Père, qui est en
somme le noyau dur du réel.
C’est là l’inquiétude où nous laisse Totem et Tabou. Car, si le mode d’exis-
tence du père tient au réel, et si « c’est le seul cas où le réel est plus fort
que le vrai 19 », c’est parce que le réel peut être, lui, aussi, mythique et que
c’est fort inquiétant, ajoute Lacan, qu’il y ait un réel qui soit mythique 20.
Pourtant, tous les mythes mythifient le réel, c’est à cela qu’ils servent,
exemple : les pulsions dans le discours freudien, la cigogne dans l’énigme
de la reproduction. Il y aurait pourtant, semble dire Lacan, un danger
spécial quand il s’agit du mythe paternel, quand il s’agit du mythe du réel
du père.
Est-ce parce que la vérité n’opère plus, ou moins bien, face au réel ?
Est-ce parce que le danger réside dans une dérive croissante religieuse et
sociale, commandée par un totalitarisme non contrôlé d’une jouissance
qui s’impose et qui se ferait passer pour permise et pour vraie, comme
celle des lathouses ? Ou bien le danger viendrait-il aussi de ce qu’on a

18 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 90.
19 Lacan J., « Conférences et entretiens dans les Universités nord-américaines », Scilicet no 6/7,
Paris, Seuil, 1976, p. 45.
20 Ibid.
90 Totem et Tabou, cent ans après

entendu dire : « La doctrine de Lénine est immortelle parce qu’elle est


vraie », dans une dérive politique due aux idéaux indéracinables attachés
à la figure du Père ? Je ne sais pas.
Mais rendez-vous donc dans cent ans quand on aura bien digéré, non
pas le père de la horde, mais le livre, au moins celui de Lacan.

Mots clés : mythe, les pères, l’é-patant.


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