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Une femme est battue

Jacques Félician
Dans Che vuoi ? 2006/1 (N° 25), pages 19 à 36
Éditions L'Harmattan
ISSN 0994-2424
ISBN 9782296149519
DOI 10.3917/chev.025.0019
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Clinique freudienne
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Une femme est battue
Jacques Félician

Le masochisme est énigmatique (riitselhtift), écrit Freud en 19241• Il


n'est pas sO.r que cette énigme puisse être résolue même lorsque nous
arrivons à conduire l'analyse au-delà du seuil où l'analysante s'en
dégage. On peut au moins faire une hypothèse: c'est que le
masochisme où Freud voyait le premier lien entre pulsion de vie et
pulsion de mort, est le mode le plus originaire pour méconnaître ou
désavouer ce que le désir emporte de lien à la mort. Méconnaissance
ou désaveu n'étant pas équivalents et renvoyant chacun à deux
registres bien différents, celui de la névrose et celui de la perversion.
Quant à la «guérison », Freud y voyait une tâche difficile en
reconnaissant dans le sentiment de culpabilité inconscient, cette
troisième forme du masochisme, l'essentiel du ressort de la «réaction
thérapeutique négative ».
Il sera question ici d'analysantes. Ce qui ajoute à l'énigme, c'est
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d'abord le tableau clinique qui nous est offert, bien distinct de celui
que nous proposent les écrits d'un Sacher-Masoch. Nous ne sommes
plus dans une comédie mais dans le vif d'un drame. Il ne s'agit pas
d'un contrat secret, limité dans le temps, entre un homme et une
femme à qui il feint d'abandonner tout pouvoir, mais d'un contrat de
mariage en bonne et due forme, illimité dans le temps, à la vie, à la
mort 1 Ce qui doit être tenu secret est ce qui advient de violence entre
les partenaires et qu'aucun pour des raisons différentes ne veut trahir.
D'autre part, la fréquence de telles situations dont nous parlent à
l'envi livres, colloques, revues féministes, télévisions, associations de
défense des femmes, etc. est un fait remarquable. Sans doute n'en
était-il pas ainsi dans la Vienne de François-Joseph où on aurait eu
peine à concevoir que ce que nous nommons «violence conjugale»
puisse comme aujourd'hui, constituer un véritable phénomène de
société. Dans la société des trois 1(2, la violence avait un autre visage.
Que cela soit devenu un des symptÔmes du malaise dans notre
culture pose une question rt laquelle la psychanalyse ne peut

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Che vuoi ? nO 25

directement répondre, obligée qu'elle est à parcourir d'abord chaque


chemin singulier pour apercevoir parfois quelque raison qui rende
compte d'une généralité.
Quoi qu'il en soit, deux faits sont à souligner:
1} une mise en scène univoque: «une femme est battue» et dont
on nous fait témoin,
2} son extension à la scène sociale.
n faut y ajouter deux autres traits:
3) La stabilité « symptômale». On connaît la relativité du trait
pervers et ses métamorphoses. Tel analysant fétichiste surprendra par
son investissement voyeuriste, puis alternera un passage par
l'échangisme avant qu'il ne découvre les jouissances de
l'exhibitionnisme. La structure reste identique mais tous ces
déplacements indiquent que le véritable enjeu est transférentiel. C'est
bien d'un défi qu'il s'agit. Un exemple connu est celui de Florrie, la
patiente d'Havelock Elli~, masochiste certainement mais aussi
fétichiste, exhibitionniste. Exemple particulièrement intéressant
démontrant, s'il en est besoin, ce que la suffisance universitaire peut
comporter de jouissance aveuglanté. Or, cette note de défi, tout
autant que les déplacements du symptôme sont absents chez les
analysantes dont je parle. Masochistes elles sont, masochistes elles
restent, tout au moins jusqu'à ce qu'elles s'en délivrent. C'est sous un
mode différent qu'il faut concevoir le défi qu'elles nous adressent.
Une référence aux idéaux les plus convenus est affichée et ce qu'elles
nous avouent de la violence subie - bien contre leur gré disent-elles -
est là pour nous persuader qu'elles sont des victimes innocentes. Elles
ne cherchent pas à démontrer comme le fétichiste ou l'exhibitionniste
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que la loi que nous sommes censés représenter peut être allègrement
ridiculisée mais à nous convaincre de l'horreur de ce qu'on leur inflige
au regard d'idéaux dont nous ne pourrions être que garants: idéaux
de la famille, de la maternité, de l'amour mais aussi idéaux féministes.
Alors que l'exhibitionniste recherche notre indignation ou notre
complicité, elles ne visent que notre accord quant à ce que ces idéaux
lui permettent de méconnaître.
4} L'absence de jeu. J'ai mentionné le caractère dramatique de ce
qui nous est confié, caractère qui contraste fortement avec le scénario
pervers où la dimension ludique est si souvent présente. Le cas de
Florrie, là encore en est le paradigme. À l'encontre, pour ces
analysantes, la comédie s'est transformée en tragédie et au drame
qu'elles vivent, elles n'entrevoient parfois d'autre issue que la mort.
Cependant si Freud tenait le masochisme pour énigmatique, il n'a
pas été sans lever quelques voiles et indiquer une orientation de
déchiffrage. À la source du masochisme, c'est la pulsion de mort qui
œuvre dans une pure activité de déliaisons. La pulsion de mort est-elle

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Une femme est battue

liée ou non liée par la libido? Freud est imprécis là-dessus et en


convient. S'il avance que le masochisme érogène originaire est un
reste [de la pulsion de mort] non lié par la libido et ayant pour objet
l'être propre, pourquoi le nommer érogène?
On verra que ces questions peuvent être autrement posées. Mais
pour conclure ce bref survol du masochisme de la femme battue, on
aurait avec cette forme dramatisée, un des signes d'alerte les plus
irrécusables du travail de la pulsion de mort tel qu'il cherche à se faire
entendre dans le transfert tout autant que sur la scène sociale.

TI nous faut ici dire quelques mots de cette « scène sociale» et du


discours qui y fait autorité, le discours sociologique. La violence
conjugale est un phénomène de grande extension, nous dit-il. Mais
une fois ce constat fait, les travaux sociologiques que l'on peut
consulter n'en disent guère plus, sauf à faire référence à des modèles
culturels qui en eux-mêmes ne font que redoubler ce constat, et à
l'activisme des « acteurs sociaux ». C'est que le discours sociologique
est un discours de maîtrise et ne peut tenir compte de l'économie de la
jouissancé.
Certes il y a des statistiques: une femme sur six ou sur dix selon
les enquêteurs, serait victime de violences conjugales allant de
l'insulte aux mutilations et parfois au meurtre en passant par les
coups. TI y a aussi des enquêtes mises en œuvre par le ministère de la
Santé, des travaux sociologiques nombreux, en particulier au Québec
et un essor de mesures:
• d'aide sociale: centres d'hébergements plus ou moins
subventionnés,
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• pénales: les sanctions prévues par la loi (de 3 à 5 ans de prison
suivant que l'm est inférieure ou supérieure à 8 jours).
Tout cet ensemble d'ingénierie sociale dans lequel s'inscrit le
discours sociologique est de peu d'effet: c'est là le fait le plus
remarquable.
• C'est d'abord la police qui souvent refuse d'enregistrer la plainte
ou n'intervient que difficilement,
• Ce sont ensuite et surtout les femmes elles-mêmes qui ne veulent
pas rompre le cycle de la violence. Tous les témoignages concordent:
« Les femmes racontent des horreurs sur leur vie de couple mais
repartent avec l'homme en question », dit une assistante sociale7 • Ou
encore: « [ •.. ] elles préfèrent être malmenées plutôt que de mettre fin
à leur liaison. En ce sens, une relation perverse vaudrait mieux qu'un
vide affectif.» Ces situations vont d'ailleurs à l'encontre d'une
quatrième de couverture beaucoup plus optimiste.
On sait par ailleurs ce que les actions sociales d'aide aux femmes
doivent au mouvement féministe. Mais ne peut que constater leur

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Che vuoi ? n° 2S

échec devant des faits qui, pour certains, proviendraient de temps


immémoriaux et dont les travaux sociologiques soulignent l'ampleur.

On retiendra de ce rapide parcours de la «scène sociale», deux


autres traits cliniques:
5) La difficulté et souvent la quasi-impossibilité des femmes
violentées à mettre fin à ce qu'elles subissent. n ne s'agit pas bien silr
d'exclure toutes les femmes battues du registre de la perversion.
Certaines s'y situent d'emblée, d'autres s'y retrouvent. Mais il y en a
encore d'autres à s'y laisser entrainer sans pouvoir rompre.
6) Les violences surviennent souvent lors de la venue d'un enfant.
On sait qu'un tel événement qui assigne un homme à répondre du
nom de père peut déclencher une éclosion psychotique. On a moins
souligné, semble-t-il, le dévoilement ou la bascule vers une
structuration perverse. Probablement, restons-nous encore serfs d'une
conception nosologique de la structure et avons-nous peine à
l'entendre comme «la syntaxe des transformations qui font passer
d'une variante à l'autre »8. C'est l'apport essentiel et déjà oublié du
structuralisme.

Le fantasme est pervers dans son essence. Lacan l'a montré dans
son commentaire du texte freudien «Un enfant est battu »9. La
désubjectivation à quoi aboutit sa construction est ce qui lui est
commun avec l'acte pervers. Cela n'efface pas la différence entre
structure névrotique et structure perverse. Mais probablement est-ce
parce que le fantasme du névrosé est pervers que l'acte pervers exerce
sur lui une si indiscutable fascination.
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Or il n'est pas de fascination sans que ce terme ne nous livre son
objet avec le nom latin - Fascinus - dont les Romains désignaient le
phallus imaginaire. Ainsi à suivre les aventures d'un exhibitionniste,
on constate qu'au-delà de certains avatars qui peuvent, il est vrai,
frôler le tribunal correctionnel, souvent c'est un accord tacite,
complice qu'il rencontre de la part de ses victimes. C'est tout au moins
ce qu'il nous dit et nous y entendons à la fois une réassurance sur la
place prévalente de sa jouissance et un défi envers celle où il nous
met. On conçoit qu'au témoignage d'une indulgence féminine assez
répandue, une femme puisse s'accommoder de quelques déviations
de son partenaire. Freud remarquait en 1905 (in Trois essais ... ) qu'un
certain degré de fétichisme est «régulièrement propre à la vie
amoureuse normale ».
On comprend beaucoup moins bien qu'une femme insultée, battue
puisse se résigner à subir pendant de longues années une violence qui
l'annihile, littéralement qui la réduit à rien. Quel est ce néant dans
lequel elle accepte d'être rejetée et par qui? Quel est cet Autre qui la

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Une femme est battue

fascine et dont elle ne peut se séparer? Car cet Autre pose aussi
question et le visage de l'inconnu terrorisant qu'il prend soudain reste
énigmatique. Ce n'est pas celui du compagnon dont elle pensait être
familière, voire aimer mais l'irruption d'une puissance anonyme,
dévastatrice, incompréhensible, à laquelle au moins un temps - celui
de l'effroi - elle se soumet.

Dans un texte de 1967 sur le couple pervers, Jean Clavreul 10


remarquait que tous ceux qui prétendent ne rien faire d'autre que
subir les pratiques perverses, le font en raison d'un sentiment qu'ils
appellent devoir ou pitié mais bien plus souvent «amour». Que ce
sentiment si divers dans son expression soit présent, on ne peut en
être que d'accord et sans doute vaut-il mieux parler comme il le
propose, d'allégation amoureuse que d'amour. Il semble en effet que
soit insatiable après l'humiliation la recherche d'un signe affectueux,
d'une prévenance qui efface ce qui vient d'être subi et fasse que rien
ne soit advenu. C'est probablement ce qu'il y a de plus surprenant
que ces deux avers de la même médaille puissent continuer à
coexister, l'un écarté et voué à l'oubli - on referme sous ses pas un
enfer dont on ne veut rien savoir - et l'autre, l'illusion amoureuse
maintenue envers et contre tout ce qui la dément. n faut peut-être
souligner aussi ce qu'on appelle «pitié ». Car si le partenaire pervers
sait quels ressorts il peut toucher pour faire de la femme une pièce de
son jeu, celle-ci a aussi perçu que, sous le masque « apathique» de son
persécuteur, se cache une détresse inaccessible dont elle pressent
qu'elle peut l'amener à un désastre. Sauver l'autre est le ressort de la
pitié pour le maintenir à la place où le met l'illusion amoureuse et
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l'une des raisons de son silence.
Jean Améryll a décrit de façon remarquable l'anéantissement des
assises de l'être, la catastrophe existentielle que provoque le premier
coup. On pourra objecter que cette référence n'est pas pertinente car
les situations sont radicalement différentes. Jean Améry, résistant juif,
allemand, était prisonnier de la Gestapo, dans une cellule dont il ne
pouvait s'échapper; une femme battue pourrait toujours se soustraire
à son persécuteur. Ainsi en jugera l'observateur de bon sens (amie,
voisine ou même avocat) à qui elle se confiera. Lequel à son
étonnement verra ses efforts de persuasion voués à l'échec. n conclura
un peu vite, ce qui n'est pas faux mais n'est pas toute la vérité, que
c'est parce qu'elle en jouit. n arrivera que l'on nous avoue que la
sensation éprouvée sous les coups était parfois semblable à la
jouissance orgastique et qu'il lui est arrivé de signifier «encore 1».
Mais la jouissance éventuelle qui peut accompagner de tels faits, son
repérage n'est qu'une façon de poser l'énigme de l'opacité du désir de
l'Autre. Pas de la résoudre. Qu'on jouisse ne dit rien sur ce mode

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Che VllOi ? nO 25

prévalent ou accidentel d'accès à la jouissance sexuelle. On ira un peu


plus loin dans son éclaircissement si on réinsère ces faits dans cet
enchaînement signifiant que l'on nomme destin.
Mais revenons à cette expérience du premier coup décrite par Jean
Améry. La confiance dans l'Autre, l'espoir de recevoir de l'aide, écrit-
il, qui font partie des expériences fondamentales de l'homme
s'effondrent et le sujet fait face à une absolue solitude. On comprend
que lorsque la mise sur cet Autre est totale, à quel point une victime
peut être asservie à son bourreau - jusqu'à vouloir que rien ne soit
arrivé pour en conserver l'image idéalisée.
En indiquant que c'est tout le champ sémantique que regroupent
les mots tels que foi, fidélité, se fier, confiance, confier, confidentiel
qui bascule, Jean Améry désigne le véritable ressort de l'effroi
traumatique. Freud lui avait déjà donné un nom: Hilflosigkeit, état de
détresse où aucune aide n'est à espérer. Fides est la foi en la parole
donnée, fondement de l'échange symbolique. Ce sont les assises d'un
discours dont l'Autre était garant qui s'écroulent avec le premier
coup. Surgit alors un Autre tout puissant, non barré, tel celui de
l'enfance et qui s'érige en énonciateur de la Vérité, balayant les règles
que le sujet avait construites et tout particulièrement les idéaux qui
soutenaient son existence. C'est le Mattre des mots et du sens. Certes,
l'Autre peut mentir mais non pas comme il arrive là, retourner le sens
de l'expérience en son contraire: ce n'est pas une agression mais une
correction, voire même une mesure éducative infligée pour son bien,
le bien de toute la famille. Que dire lorsque plus aucun mot n'est à
disposition pour cerner ce qui vient d'être vécu? Pour s'y retrouver,
difficilement, elle a besoin de temps pour y mettre ses propres mots.
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D'autant que la part qu'elle peut y prendre ne peut être soulignée sans
susciter une culpabilité ravageante. À ce point extrême de
désubjectivation qu'elle atteint, Freud a donné le nom d'effroi.

Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud distingue dans la


«névrose traumatique », mais aussi dans les rêves traumatiques, un
affect d'effroi l2 qu'il différencie de l'angoisse. À l'inverse de l'angoisse
qui, écrit-il, est « attente du danger et préparation à celui-ci », l'effroi
met «l'accent sur le facteur surprise» et la désorganisation de la
pensée qui en est la conséquence. n y revient en 1933 dans sa
« Révision de la doctrine du rêve »13 d'ailleurs non sans perplexité. Il
se borne à un constat: la fonction du rêve est ici défaillante. Or si
l'angoisse n'est pas sans objet comme a pu le dire Lacan, y pointant la
présence du réel de l'objet a, l'effroi lui n'en a pas. C'est ce qui en rend
difficile l'élaboration.
Une de ces analysantes faisait depuis le début de son analyse des
rêves de catastrophe dont elle n'avait jamais rien pu dire de plus. La

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Une femme est battue

stupeur où ils la laissaient était la même que celle que provoquaient


les situations de «violence conjugale» qu'elle me décrivait. La
rencontre d'un Autre qui la réduisait physiquement à néant, mais
aussi lui déniait toute parole, reproduisait les conditions du même
effroi. Car l'effroi est intrusion, effraction de l'intime. Plus
précisément viol de l'Autre Scène, de la scène de l'Autre dont
l'organisation signifiante vole en éclats.
n faut ajouter que dès les premiers jours de cette rencontre, elle
avait fait l'expérience du style prévisible de sa suite mais n'en avait
rien voulu savoir. :atrange cristallisation pour reprendre le mot de
Stendhal que celle qui idéalise l'objet d'amour sans vouloir savoir ce
que recouvre ce dont on le pare. Méconnaissance qui conduit
inéluctablement le sujet vers son destin, telle la seconde rencontre de
Oorinde avec le héros du Tasse dans la forêt enchantée. Quant à la
première rencontre, seul le rêve en était la trace.
Le rêve traumatique se répétait à l'identique, et sans associations,
restait inanalysable tant que la solution élaborée pour parer à la
désagrégation de la pensée n'avait pas été déchiffrée. Cette solution
était, telle qu'on peut la reconstruire, l'exact envers des idéaux qui la
soutenaient et précisément dans le registre anal, le recours à l'objet, sa
construction et la transformation de l'effroi en angoisse de perte.
Nul besoin de s'appesantir ici sur les équivalences - analogie
organique, écrit-il- que Freud a établies dans l'érotisme anal l4 chez la
femme entre l'excrément (argent, cadeau), l'enfant et le pénis.
L'excrément est une partie du corps et ce caractère est à étendre aux
autres objets. Ainsi l'enfant, partie du corps de la mère jusqu'à
l'expulsion, peut le rester imaginairement après. D'où parfois le désir
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compulsionnel de garder l'enfant «petit », terme dont Freud avait
repéré le sens équivoque bien avant Bataille. n est assez remarquable
que le texte freudien mette ces différents objets sous l'égide de
l'érotisme anal, moment inaugural de la maîtrise du sujet sur la perte
d'une partie de son corps mais refus tout aussi inaugural d'accéder à
la demande de l'Autre dont ainsi il se sépare. Ne rien céder est la
raison qui rend compte de la ténacité de cette position et de sa
fonction de défense contre le désir de l'Autre et ce d'autant plus qu'il
est mortifère. Certes, l'argent, le pénis, l'enfant sont au fil du discours,
parfaitement échangeables mais sans que ce jeu métonymique ait
quelque incidence sur la constance de cet ancrage. n faut que
l'impasse qu'il constitue apparaisse comme telle dans le discours pour
qu'il soit consenti à une perte qui vient ponctuer une fin.
e est que l'analyse mène à la perte, aphorisme qui suffit à
expliquer nombre d'arrêts prématurés. Et cette perte signe la fin d'une
certaine vie, qui ne peut être vécue douloureusement que comme la
fin de la vie. Toutefois, en contrepoint de cet arrachement, deux effets

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Che l1uoi ? n° 25

sont apparus comme marques d'un seuil décisif, outre la décision de


séparation:
• L'un que l'on peut appeler faute de mieux, l'effet didactique de
l'analyse. C'est l'éclosion d'un autre désir et dans un champ où on ne
l'y attendait guère: un autre engagement dans l'écoute de l'Autre que
l'analysante découvre avec quelque insatisfaction car la jouissance en
est exclue.
• Un autre effet fut l'apparition de la jalousie envers une autre
femme. Cette dimension jusqu'alors écartée étant la promesse d'un
abord différent de la question du féminin, ce qui bien sm ne va pas de
soi car la jalousie peut être vécue comme un ravage et dans un registre
passionnel.
Mais je reviens à cette fin de vie, d'une vie. C'est le cap où la vie ne
débouche plus sur rien sinon sur le vide. Une vie non pas désespérée
- le désespoir s'afflige encore de ce qui est perdu - mais sans plus
d'espoir que de s'en remettre à ce qui arrive ... et d'y faire face avec
une énergie nouvelle. Probablement est-ce parce que les idéaux qui la
structuraient s'étaient avec la perte de l'objet dissipés comme brume
au vent, que l'analysante, mise face à son destin, plU aborder alors
l'analyse des rêves de catastrophe.
Son père, un père rigide, tyrannique, voire intégriste vouait sa fille
à l'enfer pour le moindre écart de conduite. Malgré ce, elle en avait
conservé une image que son indulgence aurait voulue inaltérable.
D'autant que son ex-mari n'avait pas été sans la malmener avec cette
lucidité propre au pervers. Elle se souvint que son oncle, frère aîné de
son père, méprisait ce dernier qui, par contre, lui vouait un véritable
culte. Au retour de ses nombreuses visites où il entraînait
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répétitivement sa famille et d'où il revenait humilié, parfois en pleurs,
il lui arrivait d'avoir une expression aussi bizarre que sibylline, dont
elle ne comprenait pas la signification: « C'est une catastrophe
internationale.» C'était là la source des rêves de catastrophe qui
émaillaient ses nuits depuis l'adolescence. Un père aimé, trop aimé,
dont elle n'avait pu se séparer qu'en faisant sien son masochisme. Un
père-catastrophe qui n'avait su être le garant de la loi permettant à sa
fille un autre accès au désir que le sien.
Mais pour autant, la chaîne signifiante de la transmission destinale
s'était-elle interrompue?

fi Y a des moments dans une analyse où tout semble se mettre en


place. Nous acquérons une vue rétrospective de l'histoire du sujet et
ses signifiants majeurs s'articulent comme dans une suite bien
ordonnée. Penser que nous pourrions écrire le mot fin est une erreur,
penser que nous aurions saisi dans l'enchaînement des séquences la
raison de ce qui déterminait son histoire reste toujours à démontrer.

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Une femme est battue

Certes l'analysant(e) peut souhaiter s'en tenir là et on ne peut être


que d'accord. n (elle) peut souhaiter aussi poursuivre et c'est tout
autrement et avec d'autres questions qu'il (elle) reprend son discours.
C'est une nouvelle boucle qui s'amorce dont le modèle topologique
du tore pourrait être l'épure, à condition que nous l'inscrivions dans
une figure hélicoïdale dont chaque tour viserait à serrer l'objet de plus
près ls.
Le second registre qui ne nous laisse pas quittes est celui où nous
tentons de rendre compte des effets du signifiant. Et ce d'autant plus
que le masochisme dans sa diversité clinique pose radicalement la
question de la pulsion de la mort. Dire en effet que l'analysante
réalisait le désir de son père ne fait que reculer l'énigme de la position
masochiste. Dans quel discours le père était-il pris? Pourquoi ne
pouvait-il s'empêcher répétitivement d'être rejeté, jeté par son frère
dans un effondrement de tout son monde qui ne pouvait être pour lui
que le monde? Dans sa bizarrerie, le terme de «catastrophe
internationale» ne témoignait-il pas d'une lucidité hallucinée?
Pourquoi enfin fut-il aussi difficile pour l'analysante de se déprendre
de la position paternelle? À quelle conjonction de facteurs tient la
persévérance dans un tel ancrage?

C'est un lieu commun que de dire qu'Au-delà du principe de plaisir


est un texte contradictoire. On y peine à suivre Freud dans l'appui
qu'il prend sur le modèle mécaniste de Fechner. C'est que tout son
effort de pensée tend à en sortir et on peut avancer - en simplifiant
quelque peu - que l'introduction de la pulsion de mort est faite pour
s'arracher à ce modèle dualiste bipolaire (augmentation de tension =
déplaisir/ diminution de tension = plaisir) ... pour retrouver un autre
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modèle dualiste plus déconcertant (pulsion de vie/pulsion de mort)
en ce que la mort y devient le but - différé - de la vie.
Parmi les nombreuses questions posées, j'en retiens deux :
1) On admet que la pulsion de mort serait muette et ne pourrait
apparaître que liée par l'Éros. Or de nombreux passages d'Au-delà du
principe de plaisir témoignent de l'inverse. Ainsi l'insistance de Freud à
souligner ce qui échappe à la domination du Principe de plaisir et
qu'il groupe sous le chef de « contrainte de répétition ». J'ai rappelé
qu'en 1924, il est bien près d'admettre un reste non lié de la pulsion de
mort et dont témoignerait le masochisme. Alors le masochisme dans
son socle originaire est-il lié ou non?
2) Mais qu'est-ce que cette liaison? Freud n'a jamais décrit le
procès de liaison des deux pulsions et dira même explicitement plus
tard (in « Nouvelle suite des leçons d'introduction à la
psychanalyse», O. C. XIX, p. 191) tenir le problème pour réservé à des
recherches futures.

29
Che vuoi ? n° 25

Or ces questions laissées en jachère et bien d'autres qui génèrent


une lecture talmudique, disparaissent avec la reprise par Lacan de la
pulsion de mort.

L'introduction du Symbolique (mais aussi de l'Imaginaire et du


Réel) subvertit le concept de pulsion de mort à un point tel que suivre
ici Lacan paraît le rendre caduc. Sans doute le terme persiste-t-il dans
l'usage et il n'est guère d'analyste qui n'en fasse mention. Cette
persistance a ses raisons. Elle peut être due à l'étonnement toujours
renouvelé que nous pouvons avoir devant ce qui témoigne d'être si
contradictoire avec l'heureuse harmonie que nous souhaiterions,
devant ce qui porte le discord à sa rémanence démonique. Elle peut
être due aussi à ce que cette persistance témoigne des difficultés de
symbolisation et de la diversité des modes discursifs qui s'y opposent
avec une ténacité si déroutante.
Mais ces deux raisons, qui ne relèvent que de facilités, de l'emprise
du discours commun, connotent un recul que l'on ne retrouve pas
chez Lacan bien au contraire.
Laissant de côté toute la machinerie mécaniste dont Freud s'est
génialement embarrassé, Lacan ne retient d'abord du texte freudien
que la compulsion de répétition. La pulsion de mort peut ainsi
sembler réduite à la seule insistance de la chaîne signifiante. Car si
cette insistance est seulement ce qui se répète pour se faire entendre,
la mort disparaît en tant qu'objectif. Or il n'en est pas ainsi et pour
être dialectisée, la présence de la mort reste maintenue mais au cœur
même du désir.
On peut en saisir une première approche dans la définition du
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symbole comme meurtre de la chose. C'est là une représentation de ce
qui de la chose est laissé pour compte lorsque nous la nommons. Un X
qui échappe à la nomination, toute nomination ne retenant que ce qui
peut être saisi dans la logique de sa formulation. Mais ce laissé pour
compte prend une autre figure, bien plus évocatrice et inquiétante
dans le commentaire rapide que fait Lacan de la Traumdeutungl 6 • Ainsi
remarque-t-il qu'il n'y a aucun rêve qui aboutisse à l'énonciation d'un
désir, tout étant dans son élaboration. Ce qui est visé par lui est
innommable et apparenté par excellence à la mort (c'est l'ombilic du
rêve dans « le rêve de l'injection faire à Irma »). Pour être déplacée
dans le registre du réel, pour en être ce qui est le plus inapprochable,
la mort n'en est pas moins d'une présence aussi indiscutable que
constante. C'est l'horreur dernière mais non sans que Lacan n'évoque,
la précédant, la tête de Méduse, l'abime de l'organe féminin, le
gouffre de la bouche où tout s'engloutit: autant d'images
fantasmatiques devant ce qui n'en peut avoir.

30
Une femme est battue

On constate parfois que lorsqu'un analysant est menacé dans sa vie


par une maladie grave par exemple, la proximité de la mort l'amène à
résoudre nombre de problèmes dont il était empêtré et à aller à
l'essentiel. Les vêtures moïques autant que les surmoïques sont
abandonnées, une parole nouvelle surgit qui vise à la seule
énonciation du vrai. L'euphorie transitoire qui en peut naître signe un
autre mode de l'entrée en fonction du symbolique dans lequel
l'individu s'efface devant un destin trans-individuel. Exemple
extrême certainement mais qui montre bien la radicalité de ce qui est à
aborder comme condition de l'efficacité du symbolique.

Le jeu du Fort-Da17 le dit autrement avec une économie de moyens


qui en font l'épure de la position symbolique du sujet. La chaine
signifiante y est réduite à ses éléments minimaux: l'opposition de
deux phonèmes. Et son énonciation pour autant qu'elle fait valoir la
différence signifiante qui la constitue, a effet de sujet. Le terme
freudien de liaison (jonction de ce qui s'oppose dans l'ade de parole)
pourrait ici trouver sa pleine justification et peut être la seule que
nous puissions retenir.
Mais le Fort-Da est un point terme. C'est dans ses déclinaisons que
l'enfant trace le chemin qu'il a à parcourir. Les quelques indications
éparses données par Freud permettent de le lire comme la résultante
d'un jeu signifiant articulant pour les dépasser un ensemble d'autres
positions possibles.
Cependant son enjeu ne semble pas avoir été accentué par Freud
bien qu'il soit au seuil de l'événement de la parole. « Bébé-O », « Bébé-
Fort» est d'abord le reliquat d'un cri de détresse causé par l'abandon
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de la mère, comme tel renvoyant à la détresse originelle et au-delà, à
la mort. C'est dans un second temps seulement - temps qui est celui
de la naissance du sujet - que l'enfant nomme son expérience en se
faisant disparaître devant le miroir. S'il la méconnaît ou la désavoue,
on peut y lire l'ébauche d'une position masochiste. S'en remettre à
l'Autre pour une mise en scène de sa disparition (le « se faire jeter»
du langage populaire) éclipse alors la position subjective de la
nomination. Mais cela suppose que le système symbolique puisse
répondre selon les modes de la méconnaissance ou du désaveu.
S'il est défaillant, c'est la bascule dans le registre psychotique dont
la Verwerfung (rejet, forclusion) accentue le werfen (jeter, lancer) dans
l'impossibilité pour celui qui la subit de rien nommer de ce dont il est
la proie18•
L'étape suivante est l'articulation du Fort-Da. Ce n'est plus le Moi
du sujet qui y est en question mais l'objet. Le nommer en dénote la
perte, corrélat du sujet qui s'y signifie.

31
On tient là peut-être dans ces différentes étapes, le schéma de ce
qui se joue en analyse dans l'élaboration d'une position masochiste.
Méconnaissance et désaveu sont des modes très différents d'en traiter
la question. Le désaveu est ce qui structure la position de Florrie, la
patiente d'Havelock Ellis; elle faisait de l'horreur jouissance. La
méconnaissance, ce dont témoigne la position de l'analysante sur
laquelle je me suis plus particulièrement appuyé l9 • Les différents
éléments dont le Fort-Da est la structure y sont articulés: perte de
l'objet, effacement transitoire des systèmes moïques, confrontation à
une certaine représentation de la mort y vont de pair avec la double
occurrence des signifiants déterminants de son histoire, regroupés
autour du terme de catastrophe. L'apparition d'un désir nouveau
signe l'avènement d'une position subjective au sens plein du terme.

Posons maintenant quelques balises pour tenter d'ordonner les


questions posées:
1) On admet avec Freud et Lacan, que la position subjective du
parlêtre n'est pas superposable à celle que lui assigne son anatomie.
C'est le sens de ce que Freud décrit sous le nom de masochisme
féminin et qu'il décrit d'abord chez l'homme. Si ce terme a donné lieu
à tant de malentendus et en particulier à l'équivalence de la position
masochiste et de la position féminine, c'est parce qu'on n'a pas voulu
entendre que Freud se situait ici dans le seul registre du fantasme
pour y souligner la place occupée par le sujet.
Ainsi pour prendre un exemple, ce que nous décrit la partenaire
violentée d'un couple d'homosexuelles de la position de l'autre est
bien une position masculine. Elle n'est pas avare de superlatifs pour
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en célébrer les attributs phalliques. Quant à elle, soumise au désir de
l'Autre, elle prend la place de l'objet (a) du fantasme, une position de
déchet, d'objet à rejeter. Ces places sont d'ailleurs éminemment
interchangeables et on nous le démontrera rapidement dans le
transfert.
De même, une femme battue occupe-t-elle cette place de l'objet et
d'un objet que l'on rejette. C'est sa seule ressource pour «faire la
femme ». Le «être battue par le père» s'est substitué au «être aimé»
par lui comme l'écrit Freud. C'est une position régressive et non une
position féminine, laquelle reste à élaborer. On peut le dire
autrement: cette place est déterminée par son histoire et c'est à partir
d'elle qu'elle pose la question du sujet a-venir.
2) La position perverse, celle du partenaire, se définit par un tout-
savoir sur la jouissance, y compris d'ailleurs celle supposée de
l'analyste. TI est non-dupe. Or, cette jouissance est phallique comme le
montre la fonction privilégiée que le pervers donne au discours. TI ne
peut accepter la jouissance autre de la femme qui elle échappe à tout

32
Une femme est battue

discours. En témoignent les accents quasi délirants de sa jalousie


lorsqu'il soupçonne - à tort ou à raison - la femme de quelque
infidélité. Mais si le pervers dans sa volonté de maitrise « fait
l'homme», n'est-ce pas ce trait imaginaire qui fascine sa compagne au
point qu'elle ne puisse s'en séparer? D'autant que dans le
bouleversement signifiant causé par l'effroi, il reste seul à représenter
ce fragile repère, tout illusoire qu'il soit?
3) Ce que l'intelligence gendarmesque a fort bien saisi, c'est
qu'entre l'homme et la femme, ça ne va pas. La non-intervention, le
peu d'empressement reproché aux autorités policières, n'est-elle pas
un acquiescement à cet ordre des choses? fi n'y a pas de
complémentarité, de cohérence logique entre les positions de l'homme
et de le femme. En un mot, il n'y a pas de rapport sexuel. Mais on
admet que l'amour est ce qui y supplée. Ne faut-il pas aussi admettre
la violence et la haine, quelque scandaleuse que soit cette
proposition? Violence qui, dans des agencements structuraux
variables, supplée tout aussi bien pour ne pas dire mieux à l'absence
du rapport sexuel. Une femme peut y trouver le Maitre absolu du
Savoir, celui dont toute hystérique rêve et l'homme ravalant l'être de
désir qu'elle est, à l'objet de son fantasme, s'y assure de la maîtrise de
sa jouissance.
J'ai insisté sur la fascination exercée sur une femme par le savoir
pervers. fi ne faut pas exclure le savoir paranoïaque, d'une toute autre
nature et qui peut aussi bien l'enchaînera.
L'amour est volontiers transitoire. La haine est d'une autre
tablature et peut être l'unique soutien d'un semblant d'existence.
L'indignation contre ce schème transculturel et les bonnes
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intentions qu'elle génère, n'est-elle pas l'aveu d'un rêve d'harmonie
contre lequel témoigne toute l'histoire des hommes et des femmes?

L'analyse propose une issue à cette impasse mais le prix à payer en


est lourd, d'autant que s'il y a certitude, c'est qu'acquitté, il n'ouvre
pas sur le bonheur; bien plutôt sur ce que Freud appelait la névrose
commune et qu'il n'amende en rien le discord des sexes.
Lacan a donné à ce prix au moins deux noms. Destitution
subjective est l'un d'eux, mais c'est dans son commentaire de
l'Antigone de Sophocle qu'il donne le premier: c'est la seconde mort,
lors du « franchissement de l'At.pl ».
Les traducteurs ont proposé différentes traductions: dam (K.
Reinhardt), désastre (Paul Mazon, Les Belles Lettres), fléau, perdition
(Grosjean, La Pléiade). Le Bailly est peut-être le plus rigoureux,
désignant sous ce terme aussi bien le fléau envoyé par les dieux
comme châtiment d'une faute que la faute elle-même commise dans
l'égarement de l'esprit ou encore ses conséquences: ruine et malheur.

33
Che lluoi ? n° 2S

Aussi à juste titre, Lacan ne le traduit-il pas mais le cerne suivant le


contexte. L'Até apparaît donc lié à ce qui insiste d'une chaine
signifiante à travers les générations et à ce que cette chaine transmet
d'un manquement à la loi du désir. Son « franchissement », la seconde
mort, est le pas que le sujet fait - c'est la plainte d'Antigone -lorsqu'il
rompt avec cette chaine, se situant dans une coupure où il n'est plus
que ce qu'il est. Au-delà de l'angoisse mais aussi au-delà des biens et
des idéaux et tout particulièrement ceux de la famille, et de la
maternité. C'est cela que dit Antigone (v. 806 et suiv.). D faut le
souligner à une époque où ces valeurs - comme on dit - reviennent
renforcées sur le devant de la scène sociale avec leur contrepoint: la
violence conjugale.
Si l'analyse permet de prendre la mesure de cette chaine signifiante
destinale, pour autant elle n'interrompt pas les effets de ce qui a pu
s'en transmettre. Peut-être seulement les atténue-t-elle, suscite-t-elle
d'autres stratégies pour y faire face.
Quant au manquement à la loi du désir, c'est ce qu'on retrouve
chez ces pères qui, disent les analysantes, n'ont pas su les entendre. Ds
n'ont pas su répondre surtout au désir dont ils étaient l'objet sinon par
l'opprobre, la condamnation ou pire par l'humiliation et la dérision.
Ce qui s'y révèle de haine du désir, si elle vise en premier lieu leur
propre désir incestueux, a pour effet de mettre à mal les signifiants
dont se soutient le désir de leur fille. L'interdit de désirer qu'ils lui
signifient équivaut à un interdit de penser.

Pourquoi ai-je supporté «cela» aussi longtemps? pourra se


demander encore l'analysante. Cette question, elle n'est pas la seule à
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se la poser et les réponses foisonnent au fil de l'analyse.
La crainte et la pitié:
• La peur de nouvelles violences est souvent alléguée avec cet
apparent paradoxe: lorsqu'on ne craint plus, les violences cessent.
• La pitié, animée par le désir de sauver l'autre, éminente
gardienne du secret.
La culpabilité liée au fantasme, lequel est incestueux, comme Freud
l'avait remarqué, mais aussi inconscient. :etre battue par le père est
équivalent à être « coïtée» par le père et on sait que l'intention est
considérée comme équivalente à l'exécution, même si elle est
inconsciente22•
L'ancrage dans une position de défense face à l'effroi. Cet ancrage,
nécessaire à la mise en place d'un objet, élude la confrontation à son
réel: « la mort actualisée dans la séquence signifiante »23.
L'élision du féminin, telle que l'hystérique la formule en visant
l'énigme qu'est pour elle l'autre femme. Le masochisme névrotique de
la femme est indexé presque entièrement dans la jouissance phallique

34
Une femme est battue

et plus particulièrement du côté des idéaux de la maternité avec les


équivalences que Freud a montrées. Ce ne serait pas seulement pour
éviter l'abord d'une jouissance autre, mais pour éviter aussi la radicale
absence de signifiant du féminin à laquelle elle renvoie, au vide qui
seul soutient l'invention d'une position nouvelle.

Aucune de ces raisons n'est la raison dernière. Chacune prévaut à


un moment de l'analyse et on peut seulement les déduire. Nous nous
trouvons ainsi proches de la position de l'historien face à son
interprétation de l'histoire. En fonction d'un contexte culturel actuel-
pour nous le transfert - et de la position du lecteur, telle interprétation
peut être donnée. Cela n'empêche en rien une interprétation différente
dans un autre contexte et par un autre lecteur. C'est que dans la
distinction signifiant-sigD.ifié, la barre est essentielle. L'ordre signifiant
est radicalement coupé de la signifiance. Ce qui n'empêche nullement
des effets de sens. Aussi du sens, nous en trouvons même si nous n'en
cherchons pas. Nous ne pouvons faire autrement bien que sachant
qu'il n'y a pas de sens du sens et que « quelque chose» nous échappe-
ra toujours radicalement. De même nous échappe la détermination du
moment où le sujet ose s'accorder au site où il s'efface.
S'il ne peut y avoir de raison dernière, il n'en reste pas moins que,
dans ce que j'ai pu entendre, un nouage est repérable autour du
signifiant « catastrophe» et repérable sur au moins trois générations.
De quelles « catastrophes» peut-il s'agir sinon d'une catastrophe qui
affecte la chaine symbolique qui fait lien entre les différentes
générations et qui touche en premier lieu à la fonction du père? Mais
cette catastrophe est sans pourquoi24• Nous ne pouvons que soutenir
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les trouvailles opérantes du sujet pour surmonter ce qui lui est échu.

À la question: « Pourquoi ai-je supporté cela aussi longtemps? »,


nous ne pourrions donc que répondre: «Vous avez élu une figure
totalisante du savoir dans l'illusion de résoudre l'énigme de votre
destin. Ce faisant, vous en avez précipité l'échéance et ne pouviez
qu'en endurer l'épreuve pour y trouver votre désir. »

IFreud (5.), « Le problème économique du masochisme », O. C. XVII, p. 9.


2Kinder, Kilche, Kirclle : enfants, cuisine, église.
3ffavelock (E.), Études de psychologie sexuelle, Cercle du livre précieux, 1%5, p.
20.
4À la suite de la confidence de Florrie avouant qu'elle introduit dans ses fan-
tasmes de fustigation « quelqu'un qu'elle aime, respecte et adore en secret »,
Havelock Ellis écrit: « Quelle est la personne que Florrie choisit comme
acteur? Elle ne me l'a jamais dit et je ne le lui ai pas demandé » (p. 81). Plus

35
Che vuoi ? n° 25

loin, il poursuit: « [Quant au transfert] je l'ai laissé de côté, parce que cet élé-
ment n'est jamais intervenu directement dans le cours de l'histoire» (p. 110).
5f1reud (S.), « Le problème économique du masochisme », O. C. XVII, p. 16.
'Cf. par exemple Daniel Welzer-Lang, Arrfte ! Tu me fais 1TUl1 /, VLB, 1992 Sous
ce titre raccrocheur, l'auteur dénonce à juste titre le mythe du couple formé
par le monstre et celle « qui aime ça » mais avance une centaine de pages plus
loin, que le lien entre la violence et la sexualité n'aurait été que peu abordé (p.
159), écartant d'un revers de plume pudique les termes de sadomasochisme et
de perversion: « Qu'importe, je ne fais pas partie de ceux qui aiment regarder
les couples sous les draps pour leur dire la norme» (1).
1[{aczmarek (S.), Violence au foyer, Auzas, 1990, p. 47.
iipouillon O.), « Présentation: un essai de définition», in Les Temps Modernes
Problèmes du structuralisme, n° 246, novembre 1966.
'Lacan O.), Séminaire IV, La relation d'objet, Paris, Seuil, 1994, p. 113.
WClavreul O.), « Le couple pervers», in Le désir et la peroersion, Paris, Seuil,
1967, p. 96.
IlAméry O.), Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995.
Ilfreud (S.), Au-delà du principe de plaisir, O. C. XV, p. 282 et suiv.
I3freud (S.), « Nouvelle suite des leçons d'introduction à la psychanalyse»,
O. C. XIX, p. 87.
l'Freud (S.), « Sur les transpositions de pulsions en particulier dans l'érotisme
anal ", in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
t5(:ommunication de Jean Oavreul au Congrès sur les fins d'analyse de la
Convention psychanalytique, 1986.
l'Lacan O.), Séminaire II, Le "roi dans la théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, « Le rêve de l'injection d'Irma», Paris, Seuil, coll. Le champ
freudien, 1978. p. 177 et suiv.
l7flreud (S.), Au-delà du principe de plaisir, O. C. XV, p. 284-285.
ISUne autre possibilité est l'identification à l'agresseur. C'est le jeu de la
bobine limité à son seul envoi, jeu qui peut avoir la signification d'un défi
adressé à la mère (je te jette, je n'ai pas besoin de toi). Mais qui peut avoir
aussi le père pour objet (Va-t-en à la guerre 1disait le petit-fils de Freud). On a
alors la matrice d'une position perverse. (cf. Chic 1 de Pierre Ginesy à qui je
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dois de m'avoir aiguillé sur cette piste). il est à noter que cette position est
l'envers d'une autre, masochiste (se faire jeter par l'autre) que l'analyse
découvre lors du profond désarroi qui ponctue l'abandon des pratiques
perverses. Ce qui arrive parfois.
19fulcore que la voie est étroite qui les sépare. « Une femme battue» peut fort
bien consentir à l'être pour faire ostentation de ce dont elle se dit victime et
défier l'ordre moral établi autour de l'adage: « On ne bat pas une femme
même avec une fleur. »
211(Jn exemple en est donné par l'excellente nouvelle de Paule Constant:
« Intime conviction », publiée en supplément par Le Monde du 26 juillet 2003.
21Lacan O.), L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 386 etsuiv. il n'est
pas sftr que le terme de franchissement utilisé p~ Lacan soit le plus
approprié. il fait image certes et indique le passage au-delà d'une ligne (trans-
linea). Or, ce dont il s'agit est une modification de position subjective, un
changement de site. C'est dans une coupure que le sujet se situe et l'on ne
peut plus guère alors parler de ligne, ni même de sujet
22Freud (S.), « Un enfant est battu », O. C. XV, p. 116.
23[.acan 0.),« La direction de la cure», in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 629.
21(;inesy (p.), « Chic» Hier ist kein warum, communication aux Journées
d'Antigone à Grambois, juillet 2003.

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