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Bruno Gelas
Dans Libres cahiers pour la psychanalyse 2007/2 (N°16), pages 31 à 45
Éditions In Press
ISSN 1625-7480
ISBN 9782848351339
DOI 10.3917/lcpp.016.0031
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BRUNO GELAS
1. H. Barbusse, Le feu (1916), R. Dorgelès, Les croix de bois (1919), Céline, Voyage
au bout de la nuit (1932), E. Jünger, Orages d’acier (1920).
32 Parler de la mort
2. J.-L. Bory, Mon village à l’heure allemande (1945), L. Guilloux, Le sang noir
(1935), J. Giono, Le grand troupeau (1931).
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présent d’une action passée ». Dire que la guerre est finie, c’est bien
sûr dire qu’elle est passée ; mais c’est en l’occurrence dire aussi
qu’elle est immuablement présente comme finie : sans révision
possible de son déroulement, même après coup ; sans modification
possible de son issue, donc de son sens. Elle est état, non action ;
catégorie, non événement ; mais d’une puissance ou d’une intensité
telles que sa présence-finie l’écarte du cycle du souvenir et de l’oubli
qui permettrait seul de la situer dans une histoire. Un écrivain comme
Jorge Semprun l’a bien compris, qui, aux prises avec les pièges du
témoignage, a vivement éprouvé la puissance mortifère de ce temps
de l’« avoir été » et n’a cessé de protester contre la place qu’il lui
assignait : « […] je ne suis pas un survivant […] je ne parlerai jamais
comme quelqu’un qui a survécu à la mort de ses camarades. Je ne
suis qu’un vivant, c’est tout. »4
Aurélien, en ce sens, est l’anti-Semprun :
Il semblait à Aurélien […] qu’il avait été battu, là, bien battu par la vie. Il avait
beau se dire: mais, voyons, nous sommes les vainqueurs…
Il ne s’était jamais remis tout à fait de la guerre.
Elle l’avait pris avant qu’il eût vécu. […] Il se prenait à regretter la guerre.
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4. Jorge Semprun, Quel beau dimanche ! (1980), Le livre de poche, 1982, p. 281.
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déni (« Je n’aime pas en parler… tout lui est bon pour revenir… »,
p. 256) : les seuls moments où elle est évoquée sont ceux des deux
rencontres avec ses amis anciens combattants – et encore Aurélien
reste-t-il alors passif et silencieux, préférant se lover dans le bonheur
éphémèrement retrouvé de la camaraderie des tranchées.
Or, il ne peut rien arriver à un fantôme, même pas une histoire
d’amour.
Il est emblématique que le superbe chapitre initial du roman –
dont la critique a souvent souligné le caractère prémonitoire ou
proleptique – semble amorcer une histoire d’amour pour ne
s’attacher aussitôt qu’à en figer le développement. « La première fois
qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » Aragon a
rapporté par la suite que cet incipit scandé d’un alexandrin et d’un
octosyllabe s’était imposé à lui tandis qu’il marchait dans les rues de
Nice5, comme un appel à un roman dont il ne prévoyait encore ni le
contenu ni l’évolution. Appel, en effet : le stéréotype de
l’innamoramento peut bien y être retourné, la formule de la première
fois s’y inscrit pleinement, avec ce qu’elle recouvre de nouveauté
radicale, d’éblouissement originaire 6 , et ce qu’elle appelle de
deuxième, de troisième fois… Mais le départ tourne court, et le seuil
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Une ville frappée d’un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée.
Une ville pour les hommes de trente ans qui n’ont plus de cœur à rien. Une
ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l’aube. […] Des épées aban-
données, des armures. Les restes d’un combat sans honneur.
5. Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Skira, 1969, p. 95.
6. « Il y aura toujours un couple frémissant / Pour qui ce matin-là sera l’aube
première » (Les yeux et la mémoire (1954) : « Que la vie en vaut la peine »).
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Mon petit, je n’ai pas de conseil à te donner… mais écoute-moi bien… les
femmes avec lesquelles on couche, ce n’est pas grave… le chiendent, ce
sont celles avec lesquelles on ne couche pas…
7. Cf. Decœur : « Rose, c’est ma guerre à moi… » (p. 115). Le célèbre poème « Il n’y a
pas d’amour heureux », écrit par Aragon à la même époque qu’Aurélien, reprend ce
thème (« Ma vie elle ressemble à ces soldats sans armes…»).
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Une idée faisait en lui son chemin. C’est à propos de ce qu’il a pensé de
Bérénice, qu’elle était comme quelqu’un qui se noie, et qu’elle se raccro-
chait à son amour. […] On n’a pas plus tôt imaginé une chose pareille, que
tout devient clair, c’est-à-dire que tout devient sombre. Un poison perni-
cieux. D’abord Aurélien s’attache à tous les éléments de la métaphore: il y
a la noyée, la planche, la mer, la tempête… Qu’est-ce que cela signifie? Par
ce chemin d’accessoires, il cherche le sens caché de cette image, il cherche
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Des mots qui lui venaient, des mots tendres, qui s’échappaient, de ses dents
entr’ouvertes, de sa langue mobile comme un fantôme, des mots qu’il enten-
dit avant de les penser, des souffles… Dans le domaine des morts on parle
peut-être ainsi. Et nulle part ailleurs.
9. « Mais ce qu’elle avait ressenti dans ses bras ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait
pu connaître… Une violence… Elle ignorait que cela fût en elle… cette possibilité.
Et que ce gosse de Paul […] que ce gosse lui ait donné ce plaisir-là… » (p. 518).
40 Parler de la mort
Il remarqua qu’elle avait une manière à elle, cette fois comme la précédente,
d’appuyer sur le mon cher, et pas du tout désinvolte ou agressive: comme si
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protectrice de son mari mutilé, qui la ravit dans son aventure avec
Paul Denis, et qui s’affirme de manière étonnante à la fin de sa lettre
d’adieu non envoyée à Aurélien :
10. Rappelons que, fils illégitime et non reconnu d’un dignitaire de la IIIe République,
Louis Andrieux, Aragon fut déclaré né de parents décédés, et élevé par ses
grand’parents maternels en compagnie de sa mère, qu’on faisait passer auprès de lui
pour sa sœur…
11. « Je me souvenais d’avoir dit va t’en ! à maman, avec tout le romanesque d’une
petite fille prête à rêver. J’aimais l’amour, je donnais toujours raison à l’amour
contre tout le monde, contre mon père d’abord, ce père détesté. » (p. 415).
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cessent de le quitter, fait tout pour revivre chaque fois avec elles le
traumatisme de l’abandon12, avant de découvrir combien il est doux, à
lui l’orphelin, d’aimer une morte…
Au-delà même des biographies des deux principaux personnages,
cette présence récurrente d’un maternel auquel tout s’assujettit révèle
peu à peu Aurélien comme le roman de l’envahissement du féminin :
c’est par là qu’il apparaît le plus vivement ordonné par un
mouvement de régression vers la chaleur première et l’indistinction
originelle. Car la défaillance des hommes y est totale : pas un d’entre
eux qui ne soit « battu par la vie », battu par les femmes. C’est
l’impuissance masculine, la débandade généralisée : les pères qui ont
échoué à retenir les mères de leurs enfants, Édouard l’arriviste
manipulateur en fin de compte ruiné et rejeté par sa femme, Lucien
trop symboliquement mutilé du bras, Decœur méprisé et bafoué par
Rose, Paul Denis finalement tué, Aurélien qui convient aux toutes
dernières pages que « toute sa vie, toute sa vie, il avait souffert de
n’être pas à la hauteur de la situation » (p. 687) – entendez : de n’être
pas un homme, un vrai, lui dont les maîtresses se détachaient parce
qu’elles avaient le sentiment « que c’était lui qui était la fille dans
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12. « Il n’avait jamais fait les quelques gestes qui retiennent une femme […] Elles se
détachaient d’elles-mêmes, un peu déçues, sans beaucoup lui en vouloir, heureuses
qu’il n’insistât point, et vexées. » (p. 49-50).
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Il pensait aux statues qu’il y a sur les places de Césarée : ces Dianes
chasseresses, rien que des Dianes chasseresses à l’air hagard.
Et des mendiants endormis à leurs pieds.
Bruno Gelas
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