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Mundele
Quand, dans le Bassin du Congo, le nom du Blanc
dit la violence et la mort
Patrice Yengo
Université Marien Ngouabi – Brazzaville, IMAF/EHESS
1. Voir Chester Himes, La fin d’un primitif, Paris, Gallimard, Folio, 1955.
72 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…
Spectralité et mort
Le R. P. Bontinck qui a travaillé sur l’origine de ce terme n’y
entrevoit aucune connotation de couleur puisqu’il le fait dériver de
mu-dele qui, remontant à l’époque de Diego Cao, renvoie à mu-nlele
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8. F. Bontick, « Les deux Bula-Matadi », Études Congolaises, n°12 (1969) 3, pp. 83-
97.
9. Gösta Stenström, « La différence entre “mundele” et “muntu”. La conception de
l’homme en Afrique et en Europe », in Gösta Stenström, Les cultures africaines face
à leur histoire. Des cas congolais illuminants, Missio, n°19, Éditions Kimpese, 2003,
Uppsala, pp. 76-77. « Pour nous, ajoute Gösta Stenström, on utilisait d’autres termes
comme Mundele — le Blanc, au pluriel Mindele, les Blancs — si c’est cela le vrai
sens du terme, ou bien peut-être “les habillés”. Ou bien on nous appelait “Mukuyu”,
au pluriel “Mikuyu”, ce qui signifie à peu près “le revenant”. »
Patrice Yengo 75 75
Mundele, un surcode
Si le Blanc n’est formellement pas Mundele et si le Mundele
n’est ni une couleur ni un être humain, qu’est-il alors ? En fait,
Mundele est un surcode, au sens deleuzien du terme, qui fonctionne
par rapport au code initial de la couleur mais n’intervient en tant que
24. Tchicaya U Tam’si, Les Phalènes, Paris, Albin Michel, 1984, p. 32.
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promis. C’est cet objet promis mais déjà perdu qu’il transcrit sur sa
peau, sous couvert de « maquillage », indiquant à l’occasion sa
passion pour un univers saturé de manques et l’impossibilité de la
jouissance du statut du mundele. Car s’éclaircir la peau n’est pas
moins qu’une des formes substituées de la haine de soi renvoyant au
narcissisme de mort ou aux deuils inaccomplis. Deux faces d’une
seule et même médaille, celle du ressentiment qui est la conséquence
du préjudice des origines, subi ou fantasmé. En retour, l’idéologie du
ressentiment alimente une culpabilité qui trouve dans la sujétion une
satisfaction suffisante pour justifier une situation vécue comme une
punition d’essence divine et dans la souffrance la confirmation du
bien-fondé de ces convictions persécutrices : « Je veux la civilisation
mais le Blanc ne veut pas de moi31 ».
Dans le complexe (post)colonial, l’on est mis dans l’obligation
non seulement d’accepter le deuil de ses origines mais aussi de
renoncer à l’objet colonial promis et dont l’accès est toujours refusé.
Le sujet (post)colonial est un être en situation de non-compensation
brisé par un deuil des origines d’autant plus difficile à faire que la
perte de l’objet colonial n’a jamais été élaborée.
C’est la vision persistante d’un objet primordial perdu qui
pousse le colonisé et plus tard le post-colonisé à projeter avec
nostalgie le monde passé devant lui, monde définitivement perdu,
illusoire et désormais interdit. Cette perte soustraite à la conscience
collective, souvent marquée par des révoltes suivies de longues
séquences de soumission, se transpose en espoirs fréquemment déçus,
comme c’est par exemple le cas lorsque sont investis le nationalisme
ou le religieux. Ces expériences nécessairement insatisfaisantes
relancent constamment le désir, l’entretiennent et d’une certaine
manière le préservent dans des failles d’où suintent une souffrance
indicible et une haine de soi infinie que les révoltes manquées
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31. Jean Omasombo Tshonda, « “Je veux la civilisation, mais le Blanc ne veut pas de
moi” ou Le drame du Congo belge au travers de son élite », op. cit.
84 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…
32. Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, p. 81.