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Mundele

Quand, dans le Bassin du Congo, le nom du Blanc dit la violence et la


mort
Patrice Yengo
Dans Tumultes 2017/1 (n° 48), pages 71 à 85
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1243-549X
DOI 10.3917/tumu.048.0071
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TUMULTES, numéro 48, 2017

Mundele
Quand, dans le Bassin du Congo, le nom du Blanc
dit la violence et la mort

Patrice Yengo
Université Marien Ngouabi – Brazzaville, IMAF/EHESS

« Ce sont des Blancs Madame ». La réplique que J.-P. Sartre


met dans la bouche de son personnage afro-américain dans La P…
respectueuse est connue. Ce personnage n’a d’ailleurs pas de nom. Il
est tout simplement le Nègre. « Ce sont des Blancs Madame ». La
réplique revient en leitmotiv au point d’exaspérer Lizzie la prostituée
blanche chez qui il est venu chercher refuge. Et lorsqu’il refuse de
prendre le revolver qu’elle lui tend pour se défendre, au motif qu’il ne
peut pas tirer sur des Blancs, elle lui objecte : « Mais moi aussi je suis
Blanche ». On comprend pourquoi cette pièce fit scandale en son
temps car au-delà de l’antiaméricanisme qu’on lui prêta, elle parasite
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les repères de la race : dans la confrontation entre « le mâle nègre et la
femelle blanche », ces deux variétés de l’espèce humaine qui, selon
Chester Himes, n’avaient jamais existé auparavant sur terre avant leur
création par la culture américaine1, la « Blancheur » cesse d’être
phénotypique ou chromatique. On est en droit de se demander de quoi
celle-ci serait le signe — en d’autres termes : de quoi le Blanc serait le
nom.

1. Voir Chester Himes, La fin d’un primitif, Paris, Gallimard, Folio, 1955.
72 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…

C’est à tout le moins la question que se posèrent les habitants


des côtes du royaume du Kongo lorsqu’au cours de l’année 1482, son
navire ayant mouillé dans les eaux de l’embouchure du fleuve Congo,
Diego Cao fut reçu en compagnie de ses marins à la cour du Mani
Kongo Muzinga a Nkuwu : « Au début, les sujets de Muzinga a
Nkuwu n’ont apparemment pas considéré les marins blancs comme
des Hommes. Ils pensent avoir affaire à des “mindele2” c’est-à-dire
des “revenants”, ou des “fantômes ancestraux”. Il n’est certes pas
courant de rencontrer ces “mindele”, mais si cela se produit un jour,
pense-t-on, ils doivent nécessairement se présenter sous cet aspect car
l’ancêtre, s’il lui arrive de prendre la forme d’un revenant, doit
nécessairement être blanc3. »
Ainsi Mundele, terme qui sert à désigner le Blanc jusqu’à nos
jours, proviendrait de cette période et serait donc la traduction de
« revenant ». Or, si les Blancs sont pris pour des « revenants » par les
peuples côtiers du Bassin du Congo4, aucune équivalence sérieuse ne
vient soutenir étymologiquement le rapport des Mikuyu ou des
Mvumbi — termes par lesquels on désigne les revenants et les
fantômes — avec les Mindele puisque ces Européens « venus des
eaux » vont d’abord être pris pour des albinos, ces « monstres
sacrés5 » de la cosmogonie Kongo auxquels ils sont apparentés par la
couleur de l’épiderme. Appelés « ndundu » et souvent associés au
pouvoir royal, les albinos étaient considérés comme les émissaires des
ancêtres auprès des vivants.

Spectralité et mort
Le R. P. Bontinck qui a travaillé sur l’origine de ce terme n’y
entrevoit aucune connotation de couleur puisqu’il le fait dériver de
mu-dele qui, remontant à l’époque de Diego Cao, renvoie à mu-nlele
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qui signifie étoffe en kikongo, c’est-à-dire aux habits dont les
Portugais s’accoutraient. Il faut signaler par ailleurs qu’un autre terme
avait cours au dix-neuvième siècle pour désigner, sûrement

2. Mindele, pluriel de Mundele.


3. Flavien Nkay Malu, La croix et la chèvre. Les missionnaires de Scheut et les
jésuites chez les Ding Orientaux, de la République Démocratique du Congo (1885-
1933), thèse soutenue à l’Université Lumière-Lyon 2, le 29 juin 2006.
4. Voir à ce propos Robert Harms, River of Wealth, River of Sorrow. The Central
Zaire Basin in the Era of the Slave and Ivory Trade, 1500-1891, New Haven, Yale
University Press, 1981, p. 210.
5. De Heusch, Le roi de Kongo et les monstres sacrés, Gallimard, Paris, 2000.
Patrice Yengo 73 73

ironiquement, les Européens, nkwa malu mole : « celui qui possède


deux jambes ou double-jambes », une allusion au port de pantalons6.
Ainsi, Mundele, le Blanc, n’est pas une couleur, comme le
rapporte dans le même ordre d’idée le R. P. Van Wing. Chez les
Bakongo, affirme-t-il, la classification qui est faite des Humains
permet de distinguer trois espèces d’hommes : les Blancs, les Noirs et
les Portugais. Et de préciser : « Une autre fois étant en voyage à
l’intérieur, je distinguai au loin une silhouette de Blanc. Comme je
m’arrêtai pour l’observer, mon boy me rejoignit. Je lui demandai, qui
pouvait être ce Blanc ; il haussa les épaules et avec un étrange mépris
il répondit : “Oh ce n’est pas un blanc, c’est un Portugais”7. » Van
Wing impute tout d’abord le déclassement des Portugais de la race
blanche à leur passé de négriers avant de conclure que la place
privilégiée occupée par les Belges dans cette hiérarchie était due à la
crainte qu’ils inspiraient « mêlée d’estime et de respect pour leur
force ». La force, telle serait le discriminant majeur de la classification
du Blanc en Mundele.
Le premier à incarner cette force dans toute sa brutalité est
« Bula-matari » ou « briseur de pierres ». C’est le surnom que les
autochtones attribuèrent à Stanley, l’homme qui faisait sauter les
rochers à la dynamite. Très vite, cette appellation servira à désigner
tous les représentants de l’État (ceux qui lèvent l’impôt, recrutent les
travailleurs ou les soldats, jugent les palabres, ordonnent les
corvées…) et finira par définir l’État lui-même. Stanley se vantait à tel
point de porter ce surnom qu’il traduisit en anglais par « the
rockbreaker », qu’il se disait doué d’une volonté de fer, capable de
briser les rocs. Cependant, « Bula-matari » est loin d’avoir la
connotation positive qu’il voulait bien s’octroyer. J. Van Wing
explique par exemple que Bula Matari était considéré par les
populations congolaises comme celui qui faisait tuer par
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ensorcellement et envoyait comme esclaves les esprits des défunts en
Europe. Et selon Bontinck, ce n’est pas au courage qu’il est fait
référence dans ce surnom mais à la cruauté. Les Bakongo l’auraient
donné à Stanley par allusion à un autre personnage historique de
funeste mémoire qui vécut au seizième siècle : Dom Francisco
Bullamatari. À sa mort, ce notable réputé pour ses atrocités fut inhumé
6. F. Bontinck, « Makitu, commerçant et chef des Besi Ngombe (vers 1857-1899) »,
in Le centenaire de l’État indépendant du Congo, recueil d’études, ARSOM
Bruxelles, 1988, p. 375.
7. J. Van Wing, Études Bakongo. Sociologie, religion et magie, Bruxelles, Desclée de
Brouwer, 1959, pp. 80-81.
74 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…

près de l’église de São Salvador, la capitale du royaume. La légende


rapporte que même les démons en furent si scandalisés qu’ils
s’employèrent à déterrer son corps de ce lieu consacré. Stanley ne
pouvait donc être pour les autochtones que la réincarnation de
l’ignoble Dom Francisco Bullamatari8.
Ainsi, plus qu’une force de vie, le Mundele est une force de
mort. Mort qu’il sème partout sur son passage : guerres coloniales,
travaux forcés, portage, déplacements de populations, sans oublier les
mains coupées du roi Léopold. L’un des témoignages écrits les plus
explicites sur l’idée que les populations de la côte se faisaient de
l’homme blanc est celui laissé par Simon Kavuna. « Ce texte écrit
sûrement en langue kikongo n’est connu que dans la traduction
suédoise rapportée dans le livre « Le printemps de la forêt sauvage »,
« Vildmarkens vär », publié en 1928 […]. L’auteur Simon Kavuna
serait né vers 1875. Il raconte ce qui s’est passé à Nganda, en 1890,
lors de l’arrivée du premier Blanc, Karl Fredrik Andreae, venu pour
sonder le terrain afin d’installer éventuellement un poste missionnaire.
Andreae était accompagné de deux guides, Mabula et Makwanzi, qui
tous deux avaient été vendus, enfants, à un acheteur d’hommes non
loin du poste missionnaire Mukin Bungu, le premier poste
missionnaire de l’église évangélique de la Swenska Missionsförbundet
(SMF). Quand Mabula est revenu dans le pays de Bwende, jusque
dans son village natal, il fut interrogé par trois chefs, Malemba,
Masangi, et Ndongi […] à propos des Blancs :
— Ce sont des hommes, assura-t-il.
— Oui, mais quel genre d’hommes ? demandèrent les chefs.
— Ils sont blancs et ils ont des corps mous et souples.
— Mais ils mangent les hommes n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas mais je le crains car partout où ils vont, il y a
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beaucoup de morts.
— Alors qu’ils restent là où ils sont9. »

8. F. Bontick, « Les deux Bula-Matadi », Études Congolaises, n°12 (1969) 3, pp. 83-
97.
9. Gösta Stenström, « La différence entre “mundele” et “muntu”. La conception de
l’homme en Afrique et en Europe », in Gösta Stenström, Les cultures africaines face
à leur histoire. Des cas congolais illuminants, Missio, n°19, Éditions Kimpese, 2003,
Uppsala, pp. 76-77. « Pour nous, ajoute Gösta Stenström, on utilisait d’autres termes
comme Mundele — le Blanc, au pluriel Mindele, les Blancs — si c’est cela le vrai
sens du terme, ou bien peut-être “les habillés”. Ou bien on nous appelait “Mukuyu”,
au pluriel “Mikuyu”, ce qui signifie à peu près “le revenant”. »
Patrice Yengo 75 75

Accueilli comme fantôme et vivant dans le voisinage de la mort


qu’il répand dans son sillage, le Mundele n’est pas un être humain
comme les autres. Et si tant est qu’il peut quand même être considéré
comme un humain, il n’est, dans tous les cas, pas un Muntu. La
disparition du Blanc de l’espèce humaine est confirmée par l’analyse
de quelques éléments lexicaux des langues congolaises dans
lesquelles, par exemple, le substantif « Muntu » disparaît dans
l’appréciation des Blancs : « Car en effet, nous les Blancs, on ne nous
appelait jamais par le terme que les Congolais emploient pour
qualifier un homme —“Muntu, au pluriel Bantu”. Nous étions exclus
de cette catégorie utilisée pour les êtres humains10. » Car le Muntu
« c’est celui qui se montre comme le prochain de l’autre et qui vit en
solidarité avec son prochain. […]. En appelant quelqu’un par Muntu
[…], l’usage congolais entend que les Occidentaux s’excluent eux-
mêmes car ils ne savent pas vivre d’une manière solidaire, ce que les
Blancs ne savent pas faire en Afrique selon toute expérience11 ». Pour
la simple raison qu’en colonie, la force et la mort suffisent à fonder
l’humain blanc comme un « universel » : hors de toute race parce qu’il
est tout simplement l’Humain, hors de toute couleur, justement parce
que blanc.
Ainsi se confirme paradoxalement la disparition du Blanc de
l’espèce humaine où le genre blanc désigne une espèce hors de toute
caractérisation : il est Blanc et se suffit à lui-même, en ce sens qu’il
désigne l’entièreté de l’humanité ou plutôt un au-delà de l’humanité.
Dans l’esprit des Congolais, si les « Hommes blancs», les Mindele,
sont bien des individus sans couleur, ils sont sans humanité aussi
puisqu’ils ne sont pas dans l’ordre des choses, c’est-à-dire dans l’ordre
de la famille. Celui qui est sans famille se situe hors du champ du
vivant (Moyo), sinon de la vie, et peut-être au-delà d’elle. Ainsi le
Mundele l’emporte sur sa propre humanité, sur la part qui lui restait de
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« Muntu ».

Mundele, un surcode
Si le Blanc n’est formellement pas Mundele et si le Mundele
n’est ni une couleur ni un être humain, qu’est-il alors ? En fait,
Mundele est un surcode, au sens deleuzien du terme, qui fonctionne
par rapport au code initial de la couleur mais n’intervient en tant que

10. Ibid., p. 64.


11. Ibid.
76 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…

tel qu’à la suite d’un double mouvement de dé-chromatisation/re-


chromatisation du Blanc où celui-ci, après avoir cessé d’être codé par
la couleur, est surcodé dans un mouvement inverse par cette même
couleur dans le système des valeurs de la traite et de la colonisation.
Dans un premier temps s’opère un processus équivoque de dé-
chromatisation du Blanc par sa spectralisation en tant qu’« ancêtre » :
le Blanc est un ancêtre revenu, un fantôme, donc un être sans couleur.
En revanche celui qui accueille est sur-chromatisé par une sorte de
surenchère chromatique qui le change en homme de couleur, en nègre.
Dans un second temps, le Blanc est rechromatisé dans le système
d’images et de représentations de la souveraineté coloniale et surcodé
par la Chose mundele.
Ce double mouvement qui s’assortit de la déshumanisation de
l’Africain d’un côté et de l’extraction du Blanc du genre Muntu de
l’autre, installe le Mundele dans un statut spécial, conféré par l’État
colonial, Bula Matari, qui y travaille activement et de manière
obsessionnelle. La défense de ce statut participe de tout un cortège de
privilèges que la gouvernementalité coloniale se charge de protéger
même contre des Européens au travers de la police des mœurs ou de
politiques d’immigration sélective. Ce fut le cas lorsque l’État belge
limita ou interdit purement et simplement l’entrée sur le territoire de la
colonie aux Européens de condition modeste afin de maintenir la
distance entre Noirs et Blancs12.
Dans la colonie belge du Congo, c’est le fonctionnaire qui
incarne ce statut au plus près13, c’est pourquoi il est souvent confondu
avec sa fonction. Ainsi, « l’agent sanitaire est appelé le mundele
miatoumbou, c’est-à-dire le Blanc qui donne des injections.
L’agronome ou le moniteur agricole est mundele bilanga qui veut dire
“le Blanc des champs”. […] À certains endroits, le percepteur
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12. Amandine Lauro, Les politiques du mariage et de la sexualité au Congo Belge
(1908-1945). Genre, race, sexualité et pouvoir colonial, thèse présentée en Histoire
sous la direction Mme Valérie Piette, Université Libre de Bruxelles, Faculté de
Philosophie et Lettres, Année 2009-2010, p. 53.
13. « Pour rester digne de sa race, il faut au Blanc d’Afrique un caractère formé par
une solide discipline morale (…). Dans ses relations avec les indigènes, le colonial
devra savoir unir les vertus trop souvent contradictoires de patience et de force. (…)
Rencontres rares dans un homme ? Sans doute, et c’est pourquoi la carrière demande
une rare élite ». « Les carrières administratives coloniales », in P. Capart (dir.),
Manuel des carrières. Aux éducateurs et aux jeunes gens, coll. Jéciste, n°5, Louvain,
éd. Rex, 1930, pp. 272-273, cité par Amandine Lauro, ibid., p. 65.
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d’impôts est connu sous le nom de mundele kitari14 ». Sans la


puissance de l’État, la couleur ne suffit pas, comme nous l’avons
mentionné, à conférer le statut de Mundele. « Certains Blancs, comme
les Portugais ou les Grecs n’étaient pas considérés comme des
Mindele mais comme des “petits Blancs” que l’on appelait
quelquefois Mundele ya kuanga (Blanc manioc)15. » Très bien
implantés dans les colonies, ces Blancs-manioc, d’origine grecque ou
portugaise, étaient souvent de condition modeste. Ils travaillaient dans
le petit commerce orienté vers une clientèle africaine, parlaient les
langues locales et le métissage ne les répugnait pas. Cette proximité
avec les indigènes était celle-là même qui contribuait à les stigmatiser
du côté des colons belges et français et à les déclasser du côté africain
en sous-Mindele16.
Le renfort du statut n’épuise pas la signifiance du mundele, bien
au contraire, il en renforce la puissance. L’inscription de cette
puissance dans l’espace fait de ce statut une position. Position sociale,
cela va sans dire mais position géographique aussi, c’est-à-dire une
position d’où l’on domine le monde, d’où on le regarde, le scrute.
Mais le regard posé sur le monde émane d’un non-lieu, le mundele,
qui dès lors cesse d’être celui qui est regardé mais devient celui qui
voit, contrôle, administre. Il n’a pas besoin d’être sur place pour agir.
Il est partout dès lors qu’il prend possession du territoire.
Le territoire colonial inscrit donc le discours dans une
perspective qui inclut le découpage géométrique de l’espace. Il
consiste dans la production d’un langage de l’espace du pouvoir qui
non seulement est indissociable de son contexte d’énonciation, le
colonialisme dont il accompagne les rituels, les pratiques, mais encore
en escamote le producteur. C’est un territoire dont la réalité imaginée
fonde l’imaginaire du pouvoir en procédant par un double
escamotage : escamotage de l’espace social par regroupement
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14. Zana Aziza Etambala, « Le Blanc dans l’œil du Noir. Quelques regards de
Congolais sur les Belges (1885-1960) », Congo-Meuse. Revue des lettres belges et
congolaises de langue française, « Écrire en français, en Belgique et au Congo », n°1,
1997, p. 355. Voir http://www.africabib.org/query_a.php?pe=!183680588!&SR=3
15. Zana Aziza Etambala, « Le Blanc dans l’œil du Noir », op. cit. Lorsqu’au cours
des premières années du « socialisme congolais », les Russes et autres coopérants des
pays de l’Est arrivèrent à Brazzaville, ils subirent le sort de ces Blancs non Mindele.
Jamais, en effet, ils ne furent considérés par la population comme de vrais Blancs.
16. J.-L.Vellut, « La communauté portugaise du Congo belge (1885-1940) », in
J. Everaert et E. Stols, Flandre et Portugal. Au confluent de deux cultures, Anvers,
Fonds Mercator, 1991, pp. 319-326 et pp. 340-343.
78 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…

territorial des habitants selon l’origine, escamotage du producteur de


ce même espace par son invisibilisation. C’est pourquoi dans l’espace
urbain, le quadrillage coercitif du territoire procède par
géométrisation. Mais le mundele n’habite pas l’espace qu’il conquiert
et géométrise, au sens où « habiter c’est mettre l’espace en
commun17 », il le divise, le découpe, en dessine les frontières.
Mundele ka tungaka mbongi ko (Le Blanc ne construit jamais de
mbongi18) affirme un dicton kongo, l’espace du Blanc (Mboka
Mundele) est un lieu de pouvoir à partir duquel le vivre colonial
comme totalité imaginaire de la domination est absorbé et organisé
dans la représentation qui étend son efficacité au-delà même de la vie.
On ne meurt même plus dans l’espace urbain hors du regard colonial.
Les morts sont comptés, regroupés et triés suivant leurs origines
ethniques, classés en fonction de leur religion puis répartis dans des
cimetières divisés en sections ou en quartiers obéissant aux exigences
géométriques du contrôle panoptique. C’est tout le contraire du village
où la cohabitation avec les morts trace la continuité entre la
communauté des morts et celle des vivants19.

Le Mundele et son double


« “Suivez le modèle”, crie l’officier colonial blanc aux soldats
noirs. Martelé par le commandant de la Force publique, cet ordre
deviendra landa mundele, en lingala, le parler de l’armée. Ce qui
signifie suivez le Blanc. Les Congolais se disent : “le nouveau maître
s’appelle mundele20 ». C’est par ce retournement paronymique de

17. Théo Fort-Jacques, « Habiter, c’est mettre l’espace en commun », in Thierry


Paquot, Habiter, le propre de l’humain, La Découverte « Armillaire », 2007, pp. 251-
266.
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18. Le mbongi est l’espace central du village, lieu où les hommes se réunissent pour
discuter et partager les repas. C’est là aussi qu’on reçoit les visiteurs, que l’on règle
les palabres. Par son caractère d’agora villageoise, de gestion du consensus et de
convivialité, le mbongi est devenu l’expression de l’institution de la gouvernance des
sociétés bantoues du Bassin du Congo. Cf. K. Kia Bunseki Fu-Kiau, Mbongi. An
African traditional political Institution, Roxbury, Ma Omenana, 1985.
19. « Briser l’union des morts et des vivants, briser l’échange de la vie et de la mort,
désintriquer la vie de la mort, et frapper la mort et les morts d’interdit, c’est là le tout
dernier point du contrôle social. Le pouvoir n’est possible que si la mort n’est plus en
liberté… ». J. Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, NRF, Paris, Gallimard,
1976, p. 200.
20. Jean Omasombo Tshonda, Nathalie Delaleeuwe (en collaboration avec), « “Je
veux la civilisation, mais le Blanc ne veut pas de moi” ou Le drame du Congo belge
Patrice Yengo 79 79

modèle en mundele qu’Omasombo Tshonda nous propose une autre


explication de l’origine de ce terme. Bien qu’il ne soit pas
historiquement étayé, cet exemple vaut surtout par l’égalité qu’il
établit entre les deux termes, mundele = modèle. Cette égalité s’inscrit
dans l’affirmation du mundele comme référent d’une universalité à
laquelle le colonisé est convié mais qu’il ne peut acquérir que sous la
forme d’une carte : Carte de citoyenneté pour les colonisés français,
Carte du mérite civique pour les colonies belges. Il s’agit d’obtenir un
« brevet de civilisation », une immatriculation qui va faire du colonisé
un évolué, c’est-à-dire un Mundele-Ndombi, un Blanc noir. Mais par
une ruse dont seule l’Histoire coloniale a le secret, c’est au nom de
cette même universalité que le chemin qui mène à cet universel est
interdit, à tout le moins parsemé d’embûches insurmontables. Le
candidat à la « civilisation » doit faire face à un faisceau de règles
contraignantes et humiliantes qui vont de l’équipement et de la tenue
de la maison au contrôle de la vie conjugale. Sans oublier que son
dossier « doit contenir des recommandations écrites de supérieurs
européens et même l’avis de l’administrateur […] Il suffit qu’à la suite
d’une remarque “arbitraire” d’un témoin, d’une habitation mal
équipée ou insuffisamment fleurie, d’une vie conjugale jugée “peu
stabilisée” ou de l’entretien d’une maîtresse pour qu’une démarche qui
aura coûté beaucoup d’efforts et surtout nourri beaucoup d’espérances
soit refusée21 ». La volte-face du colonisateur a pour conséquence de
fixer, de manière régressive, l’horizon du mundele à l’aune de la
ressemblance même si « la ressemblance est de toute manière un effet,
un produit de fonctionnement, un résultat externe — une illusion qui
surgit dès que l’agent s’arroge une identité dont il manque22 ». Or le
marqueur essentiel de cette identité est la peau, c’est pourquoi la quête
de ressemblance va jusqu’à réactiver la couleur comme unique
différentiel là où l’amplitude de son spectre aurait pu être atténuée par
la position sociale. Cette conséquence proprement régressive fait de
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l’évolué, « civilisé, éduqué et pétri par les Européens23 », leur
caricature.
Avec le statut d’évolué, l’indigène « affranchi » répond
désormais de la métamorphose ontologique du sujet colonisé qui ne se

au travers de son élite », in Nathalie Tousignant (dir.), Le manifeste Conscience


africaine (1956). Élites congolaises et société coloniale. Regards croisés, Facultés
universitaires Saint-Louis, coll. Travaux et recherches, Bruxelles, 2009.
21. Ibid.
22. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 158.
23. Georges Balandier, Afriques ambiguës, Plon, Paris, 1957, p. 264.
80 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…

rapporte plus seulement à l’occupation territoriale du pays par une


puissance étrangère mais à la possession. D’ailleurs, on ne parle pas
de colonies mais des possessions (françaises), au sens où l’installation
sur la terre de l’autre correspond dans le même élan à une
territorialisation sur son corps, à une prise de possession de son être.
Dans la possession chamanique, l’homme abrite l’animal dont l’esprit
se manifeste en lui ; dans la possession coloniale, c’est le double du
colon, le Mundele qui se territorialise dans le sujet colonial.
La réalité coloniale substitue à la fascination des dissemblances
une mimésis des fonctions qui aboutit à la disparition du sujet
lignager, le Muntu. Dans la première moitié de la phase de la
colonisation, colonisateur et colonisé appartenaient à deux sphères de
la même histoire ; avec « l’évolué », ils constituent deux histoires de
la même sphère, coexistant l’une comme modèle, l’autre comme
copie. Le modèle existe toujours comme porteur d’une identité
originaire supérieure parce que conforme à elle-même alors que la
copie n’est que la dérivée de la ressemblance du premier. Cependant,
la vraie distinction n’est pas entre l’original et son simulacre mais
entre deux images du même fantasme, la colonisation, qui dégrade
l’un comme l’autre, le colonisateur et le colonisé, le Noir et le Blanc.
Les quelques évolués qui arrivèrent en France à la fin de la Seconde
Guerre mondiale s’étonnèrent, tout comme les tirailleurs sénégalais
avant eux, de ce qu’en métropole, les habitants fussent si différents
des Blancs d’Afrique. Si mundele est le lieu de la colonie, la colonie
n’est pas forcément le lieu du Blanc. En d’autres termes, le mundele
est l’idéalité dégradée du Blanc et du projet civilisateur occidental.
Pourtant c’est cette dégradation que le colonisé affranchi désire et vise
comme modèle. Tout dans ce désir est misé sur la forme, l’extérieur.
Idéalité dégradée, le mundele s’abîme dans la différence là où l’évolué
aspire à la ressemblance mais s’enfonce dans la semblance,
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l’apparence. Il se trouve que cette apparence le distancie de lui-même
puisqu’il doit, pour ce faire, se défaire d’une partie de son identité,
renoncer à ce qui le rattache encore à son lignage, son village et de ce
fait à son nom qu’il doit non seulement franciser mais qu’il s’efforce
de terrer sous un flot de prénoms comme ce personnage caricatural
que Tchicaya U Tam’si croque si bien dans son roman Les Phalènes :
Monsieur Dieudonné Jean-Marie François Pambault le Débonnaire
qui « s’extasie de son identité déclinée avec des éclats de rire, avec
gourmandise, à la cantonade, fanfaron comme un coq qui s’exerce à
défendre son territoire24 ». Par cette nouvelle identité qui représente

24. Tchicaya U Tam’si, Les Phalènes, Paris, Albin Michel, 1984, p. 32.
Patrice Yengo 81 81

l’acte de civilisation suprême, l’évolué est un être en excès de lui-


même dans son devenir mundele dont l’accès, malgré tout ce qu’il
peut faire, lui est refusé par la perversité de celui-là même qui l’y
engage.
Dans l’économie de l’émancipation proposée à l’indigène,
mundele est l’autre nom de la jouissance que l’évolué cherche
désespérément à atteindre mais qui se dérobe continuellement et à
laquelle il ne peut accéder réflexivement qu’en intégrant sa non-
satisfaction comme désir c’est-à-dire en faisant, en dernière instance,
le chemin inverse vers l’indigène qu’il n’avait cessé d’être. Ainsi
M. Dieudonné Jean-Marie François Pambault le Débonnaire qui a
cherché à rendre Prosper, le dirigeant de son parti, responsable d’une
série de meurtres commis par des « hommes-panthères » à
Brazzaville, et qui s’est révélé être le traître, finit par s’amender sur
son lit de mort en demandant pardon à celui qu’il a trahi. Il rejette le
prétentieux nom français qu’il s’était donné pour redevenir tout
simplement « Mpambou »25. Dans un ultime geste de contrition au
moment où il se sait mourir, sa parole s’affranchit de l’apparence dont
elle se contentait pour redevenir tout simplement humaine : « J’ai fait
de ma vie un mensonge qui m’a fait vivre d’expédients jusqu’à la
faute par faiblesse26 ». Toujours est-il que si cette prise de conscience,
à l’article de la mort, est une opération de retrait par rapport à la figure
du mundele, elle n’indique pas moins que le mundele reste l’objet du
désir qui tenaille l’évolué, le signifiant d’une émancipation qui trahit
l’impossibilité de vivre en dehors de lui.
De fait, mundele est un trope qui tient alors lieu d’expédient.
C’est un psycho-trope dans une situation où pour assumer sa fonction
de serviteur, l’évolué, tenu à distance de la pression lignagère mais
aussi de l’objet statutaire mundele, ne peut anticiper la folie de sa
révolte désespérée contre l’ordre tout-puissant de la colonie qu’en
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renouant avec les promesses de sa condition antérieure. De fait,
Mundele est un fétiche, une « Chose » qui recèle un pouvoir de
signification que le Blanc en tant que tel ne possède pas mais que le
colonisé projette sur lui comme l’expression d’une surnature que la
colonisation entérine. Il désigne un rapport social et politique
cristallisé par l’épiderme qui par le même biais le rend invisible. Il
existe ainsi un rapport dialectique entre la puissance fixée dans la
figure du mundele et son invisibilisation par la peau. Grâce au fétiche

25. Ibid., p. 192.


26. Ibid., p. 196.
82 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…

Mundele, il y a une fixation de cette puissance dans la peau qui en


devient le support et le masque — masque qui est l’objet de toutes les
convoitises de la part du colonisé27. La dimension fétichique est pour
l’évolué le gage de ce qui se trouve déposé dans le référentiel mundele
comme garant de son statut d’indigène affranchi et de sa nouvelle
solvabilité sociale. De même que le fétiche est surajouté au sujet sous
la forme d’une amulette, d’un grigri ou d’un talisman pour le protéger,
le « blinder », accroître sa force voire l’invisibiliser, de même la
Chose Mundele met à disposition de l’indigène « civilisé » la marque
de sa puissance pour le transformer en Mundele Ndombi, Blanc-noir.
C’est à ce titre que l’inaccessibilité traumatique à la Chose Mundele,
pour être subjectivée, nécessite que cette subjectivation n’humanise
pas cette Chose qui peut ainsi conserver son insoutenable altérité.
Qui sait que la dépigmentation volontaire se dit aussi
« maquillage » dans certains pays du Bassin du Congo, admet
aisément que le sujet (post)colonial est un être en clandestinité dans sa
peau et qu’il avance masqué. Face aux autres et contre soi-même. La
dépigmentation volontaire, négation épidermique de soi est une
mortification28 et une mise à l’épreuve de cette noirceur qu’il s’agit
d’abroger. Elle s’oppose à la nécessité impérative de l’assomption de
soi et utilise l’autodestruction pour jouir d’une blancheur d’autant plus
irréelle que le sujet la paie en dommages corporels. Peine perdue
d’ailleurs puisque « les primitifs peuvent avoir les têtes les plus
humaines, les plus belles et les plus spirituelles, ils n’ont pas de visage
et ils n’en ont pas besoin. Et pour une raison simple. Le visage n’est
pas un universel. Ce n’est même pas celui de l’homme blanc, c’est
l’Homme blanc lui-même, avec ses joues blanches et le trou noir des
yeux. Le visage c’est le Christ. Le visage c’est l’Européen type29… ».
L’accession au statut de l’Autre, le mundele, par addiction
autodestructrice30 informe que le sujet n’entrevoit jamais l’objet
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27. D’où l’expression « peau noire, masque blanc » qui a donné la magnifique étude
de Franz Fanon.
28. J. P. Marchand et B. N’Diaye, « Les accidents des pratiques de dépigmentation
cutanée cosmétique chez la femme africaine », Bulletin de la Société Médicale
d’Afrique Noire de Langue Française, 1976, vol. 21, n°2, pp. 190-199.
29. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille plateaux,
Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 216.
30. Antoine Petit, La dimension addictive de la dépigmentation volontaire, Master de
recherche (M2) « Développement, Psychopathologie et Psychanalyse, Clinique
transculturelle », Université Paris 13, sous la direction du Professeur Marie Rose
Moro.
Patrice Yengo 83 83

promis. C’est cet objet promis mais déjà perdu qu’il transcrit sur sa
peau, sous couvert de « maquillage », indiquant à l’occasion sa
passion pour un univers saturé de manques et l’impossibilité de la
jouissance du statut du mundele. Car s’éclaircir la peau n’est pas
moins qu’une des formes substituées de la haine de soi renvoyant au
narcissisme de mort ou aux deuils inaccomplis. Deux faces d’une
seule et même médaille, celle du ressentiment qui est la conséquence
du préjudice des origines, subi ou fantasmé. En retour, l’idéologie du
ressentiment alimente une culpabilité qui trouve dans la sujétion une
satisfaction suffisante pour justifier une situation vécue comme une
punition d’essence divine et dans la souffrance la confirmation du
bien-fondé de ces convictions persécutrices : « Je veux la civilisation
mais le Blanc ne veut pas de moi31 ».
Dans le complexe (post)colonial, l’on est mis dans l’obligation
non seulement d’accepter le deuil de ses origines mais aussi de
renoncer à l’objet colonial promis et dont l’accès est toujours refusé.
Le sujet (post)colonial est un être en situation de non-compensation
brisé par un deuil des origines d’autant plus difficile à faire que la
perte de l’objet colonial n’a jamais été élaborée.
C’est la vision persistante d’un objet primordial perdu qui
pousse le colonisé et plus tard le post-colonisé à projeter avec
nostalgie le monde passé devant lui, monde définitivement perdu,
illusoire et désormais interdit. Cette perte soustraite à la conscience
collective, souvent marquée par des révoltes suivies de longues
séquences de soumission, se transpose en espoirs fréquemment déçus,
comme c’est par exemple le cas lorsque sont investis le nationalisme
ou le religieux. Ces expériences nécessairement insatisfaisantes
relancent constamment le désir, l’entretiennent et d’une certaine
manière le préservent dans des failles d’où suintent une souffrance
indicible et une haine de soi infinie que les révoltes manquées
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restituent avec la violence de leurs contenus religieux. C’est alors que
la société (post)colonisée se satisfait de la dépendance à un ordre qui
l’oppresse, par fidélité à un État qui refuse le sacrifice de soi pour
jouir des dommages perpétrés, signant l’impossibilité d’accéder au
principe politique qui l’opprime.

31. Jean Omasombo Tshonda, « “Je veux la civilisation, mais le Blanc ne veut pas de
moi” ou Le drame du Congo belge au travers de son élite », op. cit.
84 Mundele. Quand, dans le bassin du Congo…

De la colonie à l’État postcolonial


En définitive, mundele est, pour le colon, son double ; le double
qui garantit, dans l’économie de la jouissance, le fantasme des
origines. Les sujets coloniaux, colon et évolué, se départagent ainsi en
vertu de la manière dont ils se rapportent à cette jouissance. L’évolué
lutte désespérément pour l’atteindre alors que le Blanc, le colon, y est
condamné pour ne pas avoir à disparaître. Autrement dit, le statut
d’évolué repose sur le manque constitutif de son être mundele, alors
que celui du colon est fondé sur son surplus.
Le mundele est un fantôme de chair dont l’efficace propre des
apparitions et des revenances est la vérité même de la réalité
coloniale, sa figure axiomatique hors de laquelle il ne peut y avoir ni
compréhension, ni connaissance du fait colonial et postcolonial.
Autrement dit, il est le fondé de pouvoir colonial (compris entre les
deux pôles — de la peau et de Bula Matari) qui restitue sa vérité
première et désigne le point de départ du système de logique politique
et sociale dont dépend la conception de la domination et son
interprétation. Cette figure procède de l’organisation du soi en le
façonnant sur des évidences comme la race, la religion ou l’État. Que
ces vérités préexistent à leur axiomatisation, n’empêche pas qu’elles
soient formalisées dans des présupposés qui, pour n’être pas
irréfutables, se présentent comme des assertions fondatrices. Ainsi, la
violence compulsive de l’adhésion forcée au projet colonial qui se sert
de l’épiderme pour s’exposer, fait que si c’est le Blanc, le colon, qui
produit le nègre, c’est le nègre qui produit le mundele. Car la
souffrance psychique inscrite désormais sur la peau signale en tant
que figure du ravage l’impossibilité d’instituer un sujet dans l’Afrique
coloniale autrement que par la sujétion. En somme, le recours quasi
exclusif au genre mundele entérine la légitimité d’être du Blanc,
l’inégalité entre les races, et finalement l’acceptation de sa domination
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sur le champ politique. La langue du colon dans laquelle le colonisé
apprend politiquement à s’exprimer est celle qui lui a dénié son
humanité et a participé à inscrire dans son esprit la division raciale du
travail et la hiérarchie entre les races. La dévalorisation du colonisé
s’inscrit désormais dans une langue où la grammaire sociale confère
génériquement au Blanc une suprématie bien nette qui concourt à
construire une identité du colonisé noir totalement dévalorisée et
portée à l’effacement. Le champ linguistique épouse le champ du
pouvoir et le noir colonisé, le Nègre, pour avoir cessé d’être Muntu
n’a de cesse de devenir Humain, c’est-à-dire mundele.
Patrice Yengo 85 85

C’est pourquoi, le colon parti, le mundele demeure. Et c’est


bien là que repose le mystère de l’État postcolonial comme présence
en chair et en os de la Chose mundele en sa qualité de corps du
pouvoir. C’est la présence de l’objet perdu dans la figure du colon-
blanc, perdu cette fois par le biais de l’indépendance qui est récupérée
ici dans cette quête permanente du devenir mundele. Le mystère
postcolonial n’a d’équivalent que cette perte. Car pour que
l’Indépendance advienne, il faut que la décolonisation n’ait pas été
effective et que la souveraineté comme exercice du pouvoir ne cesse
de s’éloigner comme cet autre du mundele. C’est le colon blanc qui
prend congé mais c’est lui, en tant que Chose mundele, qui se
pérennise, marquant ainsi le paysage étatique de son absence : « Après
la défaite indochinoise et la guerre d’Algérie, le général de Gaulle et
la France décidèrent de décoloniser […] Le génie politique du général
de Gaulle lui permit de trouver une solution satisfaisante au problème.
De Gaulle parvint à octroyer l’indépendance sans décoloniser. Il y
réussit en inventant et en entretenant des présidents de la République
qui se faisaient appeler pères de la nation et de l’indépendance de leur
pays32… » Aussi l’Indépendance devient-elle la trame signifiante qui
ouvre à l’absence du colon comme présence de la Chose mundele
autour de laquelle s’organise désormais l’action politique entre
compétiteurs piégés par des assignations (ethniques et autres) d’autant
plus meurtrières qu’elles trouvent leur source dans la violence
coloniale. Il faut rappeler en effet que la peau ne suffit pas à fonder le
mundele. Dans l’altérité induite par la colonisation, les différences
« raciales » se suffisaient à elles-mêmes, ou plus exactement, ne se
suffisant pas elles-mêmes, il fallait qu’elles engendrent une violence
subie directement par le biais de ce semblable devenu mundele pour
comprendre soudain le drame dans lequel le (post)colonisé est
désormais engagé. Pas d’État (post)colonial sans cette violence
fondatrice dont l’exercice signifie ainsi une mise en abyme pour les
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uns et une chute en miroir pour les autres. C’est pourquoi, les
souffrances de ces pays se régénèrent et se réactualisent dans cette
nouvelle histoire écrite à l’aune des indépendances. Au point de se
demander : « Quand est-ce que l’Indépendance va finir ? » Cinquante
ans plus tard, cette question devenue anecdotique d’un paysan à un
Président africain est toujours d’actualité.

32. Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, p. 81.

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