Société ادرنو

SOCIÉTÉ
Theodor W. Adorno
Éditions Kimé | « Tumultes »
2001/2 n° 17-18 | pages 363 à 373

ISSN 1243-549X
ISBN 9782841742653
DOI 10.3917/tumu.017.0363
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TUMULTES, numéro 17-18, 2002
Société
Theodor W. Adorno
Les concepts « dans lesquels se résume sémiotiquement

tout un processus » n'autorisent guère, selon Nietzsche, une

définition verbale : celui de société en est l'exemple même.
Celle-ci est essentiellement processus ; ses lois de mouvement
en disent plus sur elle que des invariants préparés à partir d’elle.
En témoignent également les efforts pour la circonscrire. Si l'on
résumait par exemple son concept comme celui de l'humanité
avec tous les groupes en lesquels elle se divise et à partir
desquels elle se forme, ou, plus simplement encore, comme la
totalité des êtres humains vivant dans une certaine période, on
manquerait ce que le mot société implique. La définition qui
semble la plus formelle déciderait d’avance que la société est
formée d'êtres humains, qu'elle est humaine, immédiatement une
avec ses sujets ; comme si ce qui relève spécifiquement de la
société ne consistait pas en une prépondérance des rapports sur
les êtres humains qui n'en sont que les produits sans pouvoir. A
des époques passées, où il en allait peut-être autrement — à l'âge
de pierre —, on ne saurait parler de « société » comme dans le
capitalisme avancé. Le professeur de droit public J. C. Bluntschli
caractérisait la société il y a plus de cent ans comme « concept
de tiers-état ». Il ne l'est pas seulement à cause des tendances
égalitaires qui l'ont imprégné et qui le distinguent de la « bonne
364 Société
société » féodale et absolutiste, mais aussi parce que sa

construction obéit au modèle de la société bourgeoise.
D’une manière générale, il n'est pas un concept
classificateur, il n'est pas la suprême abstraction de la sociologie
qui subsumerait toutes les autres formations sociales. Une telle
conception confondrait l'habituel idéal scientiste d'un ordre
continu et hiérarchique des catégories avec l'objet de la
connaissance. L'objet que désigne le mot société n'est pas en soi
rationnel et continu. Il n'est pas non plus l'univers de ses
éléments ; pas seulement une catégorie dynamique, mais une
catégorie fonctionnelle. Pour ce qui est de la première approche,
encore par trop abstraite, on se souviendra de la dépendance de
tous les individus eu égard à la totalité qu'ils constituent. En
celle-ci également, tous dépendent de tous. Le tout se préserve
uniquement grâce à l'unité des fonctions remplies par ses
membres. De façon générale, chaque individu doit, pour gagner
sa vie, accepter une fonction, et on lui apprend à dire merci tant
qu'il en a une.

Au regard de sa détermination fonctionnelle, le concept de
société ne peut ni être saisi immédiatement, ni vérifié
rigoureusement comme les lois des sciences de la nature. C’est
pourquoi les courants positivistes de la sociologie voudraient le
bannir de la science comme vestige philosophique. Un tel
réalisme est irréaliste. Car, tandis que la société ne se laisse ni
abstraire de faits isolés, ni objectiver comme un fait, il n’y a pas
de fait social qui ne soit déterminé par la société. La société
apparaît dans les situations sociales factuelles. Des conflits
typiques, tels que ceux entre supérieurs et dépendants, ne
constituent pas un ultime irréductible sur le lieu où ils se
déroulent. Ils sont bien plutôt les masques d'antagonismes
porteurs. On ne peut subsumer les conflits singuliers à ceux-ci
en tant que quelque chose de plus général. Pour ce qui est de leur
processus et de leurs lois, ils produisent les conflits ici et
maintenant. C'est ainsi que ce que l’on appelle la satisfaction
salariale, thème fréquent de l’actuelle sociologie de l'entreprise,
ne s’oriente qu'en apparence sur les conditions intérieures à une
usine particulière et à une branche particulière. Par-delà ces
conditions, elle dépend d'ordres tarifaires généraux et de leur
rapport à la branche particulière ; du parallélogramme de forces
Theodor W. Adorno 365
dont la résultante est l'ordre tarifaire et qui va même plus loin

que les organisations des entrepreneurs et des ouvriers, en lutte
entre elles et institutionnellement intégrées, parce que dans ces
dernières se répercute la prise en compte d’un potentiel électoral
défini organisationnellement. Ce qui est déterminant, y compris
pour la satisfaction salariale, ce sont en dernier ressort, même
indirectement, les rapports de pouvoir, le fait que les
entrepreneurs disposent de l'appareil de production. Sans la
conscience articulée de cela, on ne saurait comprendre
suffisamment aucune situation isolée si la science ne veut pas
attribuer à la partie ce qui n’a sa valeur que dans le tout. De
même que la médiation sociale n'existe guère sans ce qui est
médiatisé, sans les éléments : individus isolés, institutions
isolées, situations isolées, de même ceux-ci n'existent guère sans
la médiation. Lorsque les détails, en raison de leur tangibilité
immédiate, sont pris comme ce qu'il y a de plus réel, ils
aveuglent en même temps.
Parce que la société ne se laisse ni définir comme concept
d'après la logique en cours, ni démontrer « déïctiquement »,

alors même que les phénomènes sociaux exigent
irréductiblement leur concept, son organe est la théorie. Seule
une théorie développée de la société pourrait dire ce qu'est la
société. Récemment s'est élevée l'objection qu’il serait non
scientifique d'insister sur des concepts comme celui de société,
car l'on ne saurait juger que de la vérité ou de la fausseté de
propositions, non de concepts. Cette objection confond un
concept emphatique comme celui de société avec un concept
traditionnel et définitionnel. Il est à développer, non à fixer
terminologiquement de manière arbitraire pour satisfaire à une
prétendue netteté.
L'exigence de déterminer la société par la théorie — et
selon une théorie de la société — s’expose en outre à la réserve
selon laquelle elle serait restée en deçà du modèle tacitement
supposé comme contraignant des sciences de la nature. En
celles-ci la théorie concernerait un rapport transparent de
concepts bien définis et d’expériences renouvelables. Mais,
objecte-t-on, une théorie emphatique de la société ne se soucie
guère de l'imposant modèle en en appelant à la mystérieuse
médiation. Cette objection mesure le concept de société d'après
366 Société
le critère de sa facticité immédiate, critère auquel elle se

soustrait pour une grande part justement en tant que médiation.
En conséquence, il est logique d'attaquer de l'intérieur l'idéal
d'une connaissance de l'essence des choses derrière laquelle est
censée se retrancher une théorie de la société. Cela ne ferait,
ajoute-t-on, qu'entraver l'avancée des sciences et serait liquidé
depuis longtemps dans les sciences qui se sont imposées.
Cependant la société est les deux à la fois, reconnaissable et non
reconnaissable du dedans. En elle, dans le produit humain, les
sujets vivants peuvent toujours se retrouver, comme de très loin,
autrement qu'en physique ou en chimie. Effectivement, à
l'intérieur de la société bourgeoise, l'agir en tant que rationalité
est largement aussi objectivement « compréhensible »
qu'objectivement motivé. La génération de Max Weber et de
Dilthey l'a rappelé à juste titre. L'idéal de la compréhension était
partiel dans la mesure où il éliminait ce qui dans la société
contrarie l'identification de celui qui comprend. C'est à cela que
se référait la règle de Durkheim, selon laquelle on doit traiter les
faits sociaux comme des choses, renoncer par principe à les

comprendre. Il ne s'est pas laissé ôter de l'idée que la société
frappe chaque individu tout d'abord comme non identique,
comme « contrainte ». A ce titre, la réflexion sur la société
commence là où la compréhensibilité s'arrête. Chez Durkheim,
la méthode des sciences expérimentales qu'il défend enregistre la
« seconde nature » hégélienne en quoi la société s'est cristallisée
devant le vivant. L'antithèse de Weber reste cependant aussi
particulière que sa thèse parce qu'elle repose sur la non-
compréhensibilité, comme celui-ci sur le postulat de la
compréhensibilité. Au lieu de quoi, il faudrait comprendre la
non-compréhensibilité, déduire des rapports entre les hommes
les rapports autonomisés jusqu'à l'opacité face aux hommes.
Aujourd’hui la sociologie devrait régulièrement comprendre
l'incompréhensible, l'entrée de l'humain dans l'inhumanité.
Du reste, les concepts hostiles à la théorie de la sociologie
qui s'est détachée de la philosophie sont des fragments d'une
théorie oubliée ou refoulée. Le concept allemand de
compréhension des premières décennies du vingtième siècle
sécularise l'esprit hégélien, le tout à comprendre, en actes
singuliers ou en formations idéales typiques, sans égard pour la
totalité de la société, de laquelle seule les phénomènes à

comprendre reçoivent ce sens. En revanche, l'enthousiasme pour
l'incompréhensible traduit l'antagonisme social persistant en
quaestiones facti. On se contente d'accepter par ascèse contre sa
théorie l'état non réconcilié et de glorifier finalement ce qui a été
accepté, la société en tant que mécanisme collectif de contrainte.
Les catégories dominantes dans la sociologie actuelle ne
sont pas moins, et de manière tout aussi nuisible, des fragments
tirés de contextes théoriques qu'elles renient dans leur conviction
positiviste. Depuis peu on utilise à mainte reprise le « rôle »
comme une des clefs d'accès à la sociologie, censée ouvrir
simplement à la connaissance de l'action sociale. Ce concept est
soustrait du pour-l'autre des individus isolés qui les enchaîne les
uns aux autres, non réconciliés, non identiques à eux-mêmes,
sous la contrainte sociale. Des rôles, les êtres humains en ont
dans un contexte structurel de société qui les dresse à la pure
conservation de soi tout en leur refusant la conservation de leur
soi. Le principe d'identité dominant, la commensurabilité
abstraite de leur travail social les pousse jusqu'à l'extinction de

leur identité. Ce n'est pas un hasard si le concept de rôle qui se
donne comme dénué de jugement de valeur est emprunté au
théâtre où les acteurs ne sont pas réellement ceux qu'ils jouent.
Sur le plan social, une telle divergence exprime l'antagonisme.
Une théorie de la société devrait partir des évidences immédiates
de celui-ci afin de connaître sa raison sociale : pourquoi les êtres
humains sont encore obligés d'emprunter des rôles. Le concept
marxien de masque de caractère (Charaktermaske), qui, non
seulement anticipe cette catégorie, mais encore la déduit
socialement, a tendanciellement accompli cela. Mais si la
science de la société opère avec de tels concepts tout en ayant
peur de la théorie dont ce sont les moments, elle rend service à
l'idéologie. Le concept de rôle, tiré de la façade sociale sans
aucune analyse, aide à perpétuer le côté monstrueux de ce rôle.
Un concept de société qui ne se satisferait pas de cela
serait critique. Il dépasserait la trivialité qui veut que tout
dépende de tout. La mauvaise abstraction de cette phrase n'est
pas tant un produit de pensée bien mince qu'il n'est aussi un
mauvais facteur constitutif de la société en soi : celui de
l'échange dans la société moderne. C'est dans sa réalisation
368 Société
universelle, et non d'abord dans la réflexion scientifique,

qu'opère objectivement l'abstraction ; que sont négligés la
détermination qualitative des producteurs et des consommateurs,
le mode de production, voire le besoin que le mécanisme social,
en tant que besoin secondaire, satisfait en passant. C'est le profit
qui est premier. Jusque dans l'humanité classée comme clientèle,
le sujet des besoins est préformé socialement au-delà de toute
représentation naïve, et ce, non seulement par l'état technique
des forces productives, mais aussi par les rapports économiques,
si difficile soit-il de contrôler cela empiriquement. L'abstraction
de la valeur d'échange va de pair, avant toute différenciation
sociale, avec la domination du général sur le particulier, de la
société sur ses membres contraints. Elle n'est pas socialement
neutre, comme le fait croire la logique du processus de réduction
à des unités telles que le temps de travail social moyen. Derrière
la réduction des êtres humains au rôle d'agents et de porteurs de
l'échange de marchandise, se cache la domination des hommes
par les hommes. Cela reste vrai malgré toutes les difficultés
auxquelles sont confrontées aujourd'hui maintes catégories de la

critique de l'économie politique. Le rapport total a cette figure :
que tous doivent se soumettre à la loi de l'échange, s'ils ne
veulent pas périr, indépendamment du fait qu'ils soient
subjectivement animés ou non par un « motif de profit ».
La loi de l'échange n'est nullement limitée par des
territoires et des formes sociales arriérées. Déjà la vieille théorie
de l'impérialisme avait prouvé qu'entre la tendance économique
des pays capitalistes avancés et les espaces que l'on nommait
alors « non capitalistes » existait aussi un rapport fonctionnel. Ils
ne sont pas simplement juxtaposés, ils se maintiennent plutôt en
vie mutuellement. Après la suppression de la colonisation
d'ancien style, cela est passé dans l'intérêt immédiatement
politique. Une aide rationnelle au développement ne serait pas
un luxe. Au sein de la société d'échange, les rudiments et les
enclaves pré-capitalistes ne lui sont nullement quelque chose
d'étranger, des vestiges du passé : elle a besoin d'eux. Des
institutions irrationnelles servent l'irrationalité obstinée d'une
société rationnelle dans ses moyens, mais non dans ses fins. Une
institution comme la famille, qui dérive de liens naturels et qui
dans sa structure intérieure n'est pas réglée par l'échange de
biens équivalents, doit sa force de résistance relative à ce que,

sans l'aide de ses moments irrationnels, des rapports de
production spécifiques comme la petite exploitation paysanne ne
pourraient guère survivre, lesquels, en retour, ne pourraient être
rationalisés sans l'ébranlement de la structure bourgeoise dans
son ensemble.
Le processus de socialisation ne s'accomplit pas par-delà
conflits et antagonismes ou malgré eux. Ses moyens sont les
antagonismes eux-mêmes qui simultanément déchirent la
société. Dans le rapport d'échange social en tant que tel est posé
et reproduit l'antagonisme qui pourrait chaque jour effacer la
société organisée par la catastrophe totale. C'est seulement par
l'intérêt du profit et par la fracture immanente à toute la société
que les rouages se maintiennent jusqu'à aujourd'hui, en grinçant,
en gémissant et avec des sacrifices indicibles. Toute société est
encore société de classe comme dans les époques qui virent la
naissance de ce concept ; la pression démesurée qui règne dans
les pays de l'Est montre qu'il n'en est pas autrement là-bas. Bien
que le pronostic de la paupérisation ne se soit pas vérifié sur une

longue période, la disparition des classes est un épiphénomène.
Dans les pays capitalistes avancés, il est possible que la
conscience de classe subjective, qui a toujours manqué en
Amérique, se soit affaiblie. Mais nulle part elle n'a été
simplement donnée socialement, elle doit être selon la théorie
produite par elle. Plus la société intègre les formes de la
conscience, plus cela devient difficile. Cependant l'égalisation
souvent invoquée des habitudes de consommation et des chances
de formation est encore à mettre au compte des socialisés, non à
celui de l'objectivité de la société dont les rapports de production
conservent de façon précaire la vieille contradiction. Même
subjectivement, le rapport de classe n'est pas aussi totalement
supprimé qu'il le plairait à l'idéologie dominante. La recherche
sociale empirique la plus récente est en mesure de distinguer des
différences essentielles dans les opinions fondamentales chez
des sujets désignés comme appartenant à la classe supérieure ou
inférieure selon les critères statistiques les plus grossiers. Ceux
qui se bercent le moins d'illusions, les moins « idéalistes »
appartiennent à la classe inférieure. C'est ce que les happy few
leur reprochent comme matérialisme. Les ouvriers continuent à
370 Société
voir la société comme divisée entre le haut et le bas. On sait bien

que la part d'enfants d'ouvriers parmi les étudiants ne correspond
nullement à l'égalité formelle des chances de formation.
Voilée subjectivement, la différence de classe croît
objectivement moyennant la concentration irrésistible du capital.
Réellement elle agit de manière décisive dans l’existence des
individus ; sinon d'ailleurs le concept de classe ne serait qu'un
fétiche. Tandis que les habitudes de consommation se
rapprochent les unes des autres — depuis toujours la classe
bourgeoise, contrairement à la classe féodale, a dompté les
dépenses en faveur de l'accumulation, exception faite de
quelques époques de fondateurs (Gründerzeiten) —, la
différence entre puissance et impuissance sociale est sans doute
plus grande qu'elle n'a jamais été. Presque chacun peut
expérimenter sur lui-même qu'il ne détermine plus guère son
existence sociale à partir de sa propre initiative, mais qu'il doit
chercher des ouvertures, des places vacantes, des « jobs » qui
assurent sa subsistance, sans égard pour ce qu'il envisage comme
sa propre détermination humaine, au cas où il en aurait encore

quelque idée. Le concept d'adaptation reporté de manière
normative de la biologie aux sciences dites humaines,
intrinsèquement social-darwiniste, en est l'expression et
l'idéologie. On ne prend pas en compte si et dans quelle mesure
le rapport de classe a été transféré au rapport entre les pays
pleinement développés sur le plan technique et les pays arriérés.
Le fait que, malgré tout, les choses continuent à aller leur
cours dans un équilibre instable est à mettre au compte du
contrôle du jeu des forces sociales, développé depuis longtemps
dans tous les pays de la terre. Ce contrôle renforce
nécessairement les tendances totalitaires de l'ordre social,
l'adaptation politique à la socialisation totale. Ainsi s'accroît la
menace que voudraient bannir les contrôles et les interventions,
au moins dans les pays qui se situent de ce côté-ci de la sphère
de pouvoir soviétique et chinois. Tout cela ne saurait être imputé
à la technique en tant que telle. Celle-ci est seulement une figure
de la force productive humaine, prolongation du bras jusque
dans les machines cybernétiques, et par conséquent elle est elle-
même uniquement un moment de la dialectique des forces
productives et des rapports de production, et non un tiers et un
élément autonome et démoniaque. Dans ce qui existe, elle

fonctionne de manière centralisée ; en soi, elle pourrait agir
autrement. Là où les êtres humains pensent être vraiment de la
partie, comme à la télévision qui leur est livrée à la maison, la
proximité est donnée par un éloignement social, le pouvoir
concentré. Rien ne pourrait symboliser de manière plus
prégnante que leur vie, qu'ils imaginent posséder et acquérir et
qu'ils considèrent comme la chose la plus proche et la plus
réelle, reçoit son contenu concret pour une bonne part d'en haut.
L'existence des êtres isolés est, par-delà toute imagination,
simple reprivatisation ; ce qu'il y a de plus réel, à quoi les êtres
humains se cramponnent, est simultanément irréel. « La vie ne
vit pas. »
Une société rationnelle et transparente, véritablement
libre, pourrait aussi peu faire l'économie de l'administration que
de la division du travail. Il est vrai que sur toute la planète les
administrations sous contrainte tendent à s'autonomiser contre
les administrés et à les dégrader au rang d'objets de procédures
abstraitement normées. Ces tendances font signe, selon le

jugement de Max Weber, vers la rationalité instrumentale de
l'économie. Parce que et aussi longtemps que celle-ci sera
indifférente à son but — qui est d’être une société rationnelle —,
elle devient irrationnelle pour les sujets. L'expert est souvent la
figure rationnelle de cette irrationalité. Sa rationalité se fonde sur
la spécialisation des processus techniques ou de ceux qui y sont
apparentés, mais elle a aussi son aspect idéologique. Les
processus de travail décomposés en unités toujours plus petites,
tendanciellement déqualifiés, se rapprochent les uns des autres.
Compte tenu du fait que même les institutions et
processus sociaux surpuissants sont nés d'institutions et de
processus humains, pour l'essentiel le travail réifié d'êtres
humains vivants, l'autonomie de ce qui est surpuissant a en
même temps le caractère de l'idéologie, d'une apparence
socialement nécessaire qu'il faudrait percer à jour et transformer.
Mais cette apparence est pour la vie immédiate des êtres
humains l'ens realissimum. La pesanteur des rapports sociaux
fait tout pour donner de l'épaisseur à cette apparence. Dans un
contraste saisissant avec l'époque de 1848, lorsque le rapport de
classe se manifestait comme conflit entre le groupe immanent à
372 Société
la société, la bourgeoisie, et celui qui se trouvait à moitié en

dehors de celle-ci, le prolétariat, l'intégration conçue par Spencer
comme loi fondamentale de toute socialisation a saisi la
conscience de ceux qui sont l'objet de la société. Intégration et
différenciation ne vont plus de pair, comme dans l'ébauche de
Spencer. De manière aussi automatique que planifiée, les sujets
sont empêchés de se savoir sujets. L'offre des marchandises qui
les submerge y contribue, de même que l'industrie culturelle et
les innombrables mécanismes directs et indirects de contrôle
intellectuel. L'industrie culturelle est issue de la tendance à la
mise en valeur du capital. Elle s'est développée sous la loi du
marché, sous la contrainte de s'adapter à ses consommateurs,
mais ensuite elle s'est renversée en une instance qui fixe et
renforce la conscience dans ses formes existantes, le statu quo
intellectuel. Le redoublement intellectuel incessant de ce qui est
de toute façon, est nécessaire à la société parce que, à l'inverse
de ce qui se passe lors de la célébration du toujours semblable
dans le relâchement de l'effort pour justifier ce qui existe en
disant que c'est là, les êtres humains finiraient tout de même par

s'en débarrasser.
L'intégration va plus loin. L'adaptation des êtres humains
à des processus et des rapports sociaux que l'histoire produit, et
sans lesquels il aurait été très difficile aux hommes de continuer
à exister, s'est sédimentée en eux de telle manière que la
possibilité d'en sortir sans des conflits pulsionnels
insupportables, ne serait-ce que par la conscience, se rétrécit
considérablement. Triomphe de l'intégration, ils sont, jusque
dans leurs comportements les plus intimes, identifiés à ce qui
leur arrive. Sujet et objet sont, dans un reflet railleur de l'espoir
de la philosophie, réconciliés. Le processus se nourrit de ce que
les êtres humains doivent également leur vie à ce qu'on leur fait
subir. L'investissement affectif de la technique, l'appel de masse
du sport, la fétichisation des biens de consommation sont les
symptômes de cette tendance. Le mastic, qu'étaient jadis les
idéologies, s'est infiltré d'une part dans les rapports de
surpuissance existant comme tels, d'autre part dans la
constitution psychologique des êtres humains. Si le concept
d'être humain qui serait ici en jeu est devenu une idéologie où les
hommes ne sont plus que l'appendice de la machine, on pourrait
dire sans trop d'exagération que, dans la situation actuelle, les

êtres humains eux-mêmes sont littéralement, dans leur être-ainsi-
et-non-autrement, l'idéologie qui se propose de pérenniser la
fausse vie malgré sa fausseté évidente. Le cercle se referme. On
aurait besoin d'hommes vivants pour modifier les états rigidifiés,
mais ceux-ci se sont prolongés si profondément dans les
hommes vivants, aux dépens de leur vie et de leur
individualisme, qu’ils ne semblent plus guère capables de la
spontanéité dont tout dépendrait. Les apologistes de ce qui existe
en tirent une force nouvelle pour l’argument que l’humanité ne
serait pas encore mûre. Déjà, démontrer le cercle transgresse un
tabou de la société intégrale. Moins elle tolère ce qui serait
absolument différent, plus elle veille sévèrement à ce que tout ce
qui est dit et pensé en elle serve à une modification particulière
ou, comme ils disent, apporte une contribution positive. La
pensée est soumise à la censure subtile du terminus ad quem :
dans la mesure où elle se manifeste de façon critique, elle doit
indiquer le positif auquel elle tend. Si elle trouve barrée une telle
positivité, elle est alors résignée, lasse, comme si la fermeture

était sa faute et non la signature de la chose. Il faudrait d'abord
cependant reconnaître la société comme bloc universel, autour
des êtres humains et en eux. Des indications pour une
transformation qui viendrait avant n'aident que le bloc, soit
comme administration de ce qui ne peut être administré, soit
dans la mesure où elles exigent immédiatement un démenti à
travers la totalité monstrueuse. Concept et théorie de la société
ne sont légitimes que lorsqu'ils ne se laissent séduire ni par l'un,
ni par l'autre, mais conservent négativement le possible qui les
anime : exprimer que le possible menace d'être étouffé. Une telle
connaissance qui ne préjuge pas de ce qui pourrait mener au-delà
serait la première condition pour que cesse un jour l'anathème
jeté sur la société.
Traduit par Nicole Gabriel, Antonia Birnbaum et Michel Métayer

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société » féodale et absolutiste, mais aussi parce que sa

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dont la résultante est l'ordre tarifaire et qui va même plus loin

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le critère de sa facticité immédiate, critère auquel elle se

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totalité de la société, de laquelle seule les phénomènes à

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universelle, et non d'abord dans la réflexion scientifique,

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biens équivalents, doit sa force de résistance relative à ce que,

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voir la société comme divisée entre le haut et le bas. On sait bien

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élément autonome et démoniaque. Dans ce qui existe, elle

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dire sans trop d'exagération que, dans la situation actuelle, les

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