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COMMUNICATION, INCOMMUNICATION ET ACOMMUNICATION

Dominique Wolton

CNRS Éditions | « Hermès, La Revue »

2019/2 n° 84 | pages 200 à 205


ISSN 0767-9513
ISBN 9782271127655
DOI 10.3917/herm.084.0200
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Dominique Wolton
Revue Hermès

Communication, incommunication
et acommunication

Franck Renucci : Quelle analyse faites-vous des rapports On valorise d’autant plus l’information que l’on
entre information et communication aujourd’hui ? dévalorise la communication. On préfère le message à la
relation, celle-ci étant évidemment plus compliquée. Le
Dominique Wolton : Le concept de communication ? message et sa « rationalité » plutôt que la complexité du
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Un des plus grands écarts existant entre la théorie et la pra- rapport à l’autre… L’information s’est imposée comme
tique. Du point de vue pratique, la communication occupe symbole de vérité alors que la communication se dévalori-
l’essentiel de nos vies : on essaie tous de communiquer, de sait, au moment où elle se généralisait, réduite à l’influence
partager, d’échanger, mais l’on bute sur l’incommunica- et avec hélas un stéréotype dominant : le récepteur est faci-
tion. Et l’on essaie d’éviter le pire, l’acommunication. La lement manipulable. Plus il y a d’échanges techniques ou
communication, une des activités, et des aspirations, les humains, plus on réduit la communication à la transmis-
plus importantes dans toutes les cultures et les civilisations. sion ou à la manipulation ou l’influence et plus on idéalise
À l’inverse, sur le plan de la pensée théorique, il y a un l’information, jusqu’aux « big data », symboles de toutes
vide général. Malgré les luttes politiques qui ont permis, les libertés. Peut-être est-ce parce que la communication
après de longues batailles, la reconnaissance de la liberté est toujours plus compliquée que l’information qu’elle est
et de l’égalité, malgré ensuite la révolution technique qui, simplifiée ou caricaturée. Vive le message, dont on suppose
du téléphone à la radio, de la télévision à Internet, a faci- le plus souvent qu’il est « bien reçu », sous-entendu qu’il
lité la multiplication des échanges, malgré enfin toutes les n’y a pas de problème de récepteur ! Et pourtant… Bref, la
révolutions culturelles favorables à la communication, on communication, symbole de l’émancipation, est lentement
continue de penser que celle-ci ne sert pas à grand-chose. descendue aux enfers !
Ou plutôt qu’elle est rarement du côté de l’authenticité. On Mais paradoxalement, le même phénomène risque
la souhaite et l’on s’en méfie. Et ce décalage, comme cet de se produire aujourd’hui avec l’information. La sura-
impensé, remontent très loin. bondance de l’information finit par la délégitimer. Elle

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est trop facile, trop abondante, donc désacralisée… Et Oui, les techniques sont plus performantes que les hommes
finalement atteinte du même symptôme que la commu- et les sociétés. Mais plus la technique prend de l’impor-
nication : tomber du côté du mensonge et de la suspicion. tance, plus on s’aperçoit des limites de ses performances et
L’information n’est plus le symbole de la vérité, mais celui l’on réalise qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec la com-
de l’influence et de la manipulation. C’est le règne des fake munication humaine. En outre, derrière les performances
news. Tout le monde ment. Avec cinquante ans de retard, de la communication technique, on découvre souvent que
l’information rejoint la communication dans le même c’est de la communication humaine dont il est question…
enfer ! Terrible défaite de l’esprit et de la politique. Le Tout ce qu’on n’a pas voulu penser depuis soixante ans, sur
cœur de la démocratie (l’information et la communication) les rapports entre information et communication, commu-
réduit à des activités d’influence. Et dans les deux cas, vérité nication et incommunication, nous revient en boomerang.
ou mensonge, on oublie toujours de poser la question de la La communication technique concerne l’efficacité des
complexité du récepteur. Aujourd’hui, pour l’information machines, l’incommunication les hommes et les sociétés.
comme pour la communication, domine l’idée qu’il n’y a Pourquoi dissocier, comme j’essaie de le faire, com-
plus de vérité – on parle même de « post-vérité » – mais munication, incommunication et acommunication ? Parce
seulement de l’influence, voire du mensonge. La facilité et que ces trois dimensions existent quasiment simultané-
l’abondance créent l’inverse de ce qui était recherché depuis ment dans la communication. Penser la communication,
plus de deux siècles. c’est penser ces trois dimensions. La communication sym-
Troisième phénomène qui a accentué la double bolise la volonté d’échange ; l’incommunication, la décou-
dégradation de l’information et de la communication : les verte de l’altérité avec l’obligation de négocier pour trouver
difficultés de la communication humaine et la tentation un terrain d’entente. Si la négociation réussit, on cohabite.
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de la communication technique. Plus il y a de liberté et Si elle échoue, on glisse vers l’acommunication, l’échec, le
d’échange, plus on réalise qu’il n’est pas facile de se com- silence, voire la guerre. C’est cela le défi de la communica-
prendre. Par contre, la communication technique est, elle, tion : négocier l’incommunication, chercher un terrain de
de plus en plus efficace. D’où le glissement vers la séduction cohabitation, éviter l’échec de la négociation et l’impasse de
de la communication technique et une certaine déception, l’acommunication. Avec l’incommunication, il y a encore
voire dévalorisation, de la communication humaine. On un minimum de possibilité d’intercompréhension, avec
est bien mieux avec l’interactivité technique qu’avec les l’acommunication, c’est la rupture, la guerre ou l’anomie.
incompréhensions humaines. Les réseaux autant, si ce n’est
plus, que les rapports humains… Malheureusement, la Franck Renucci : Avec la communication et ses trois
communication est beaucoup plus complexe que la perfor- dimensions, on découvre l’importance de l’altérité et com-
mance. La communication technique ne peut jamais sur- bien l’incommunication est féconde. Mais ce qui augmente
classer ou remplacer la communication humaine : elle est aujourd’hui, c’est peut-être moins l’incommunication que
un ersatz. Bien sûr, ses performances sont plus fortes, mais l’acommunication. Cette acommunication, c’est peut-être
là n’est pas le seul enjeu de la communication humaine. le fait de ne plus savoir faire avec l’ambiguïté des mots ?
Pour le dire d’un mot, l’interactivité technique n’est
jamais synonyme d’intercompréhension. L’interactivité Dominique Wolton : Communiquer, c’est vouloir
concerne les machines, ou les dialogues hommes/machine. échanger, partager. C’est le sens originaire du terme :
L’intercompréhension concerne les hommes et les sociétés. s’aimer, se comprendre, aller vers l’autre. Mais cette

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communication bute très souvent sur l’incommunication : troisième, c’est l’acommunication, qui résulte de la négo-
on ne se comprend pas toujours, on n’a pas le même vocabu- ciation ratée et du passage à « l’anégociation ». On n’a plus
laire, on n’a pas envie de se répondre, on n’a pas les mêmes rien à se dire, et la distance l’emporte sur la possibilité
sentiments. On ne s’écoute pas, on ne se comprend pas. Le de se respecter. Dans l’incommunication, on peut n’être
terrain commun est là, mais les mots et les sens glissent, d’accord sur rien mais on se respecte. Dans l’acommunica-
notamment en fonction des contextes et des expériences. Le tion, il y a souvent le non-respect de l’autre, et il n’est pas
temps ne simplifie pas toujours la communication, et l’in- interdit de vouloir le faire disparaître psychiquement, voire
communication en devient souvent son horizon. On bute physiquement.
sur l’autre, mais quelque chose reste ouvert. À l’inverse, on Cette radicalité de l’acommunication, j’y attache de
passe de l’incommunication à l’acommunication quand plus en plus d’importance car elle donne sa mesure au défi
la situation d’incommunication se durcit. C’est la rupture de la communication. Essayer de se comprendre ; assumer
entre l’émetteur, le message et le récepteur. Les repères com- l’incommunucation et les rapports de force ; risquer
muns, les vocabulaires, les codes d’humour, disparaissent, et l’échec, le vide, le désaccord, voire le conflit.
en définitive on est face à une incommunication radicalisée,
et non face à une incommunication négociable. Chacun en Franck Renucci : L’acommunication n’est-elle pas un pro-
fait l’expérience quotidiennement sur le plan personnel et cessus qui veut gommer la discontinuité entre communi-
social. Autrement dit, dans l’incommunication, on n’est cation humaine et technique ?
pas d’accord mais on peut se parler. Dans l’acommunica-
tion, c’est soit le silence, soit la guerre. L’acommunication Dominique Wolton : Oui, tout à fait. Dans l’incom-
constitue la radicalisation de l’incommunication, on n’ar- munication, on admet cette discontinuité, mais il demeure
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rive plus à trouver les mots qui peuvent faire des ponts. Il un lien. Dans l’acommunication, les ponts sont rompus.
n’y a plus que des murs. Dans l’incommunication, il y a L’incommunication permet de gérer les rapports entre
du désaccord, mais du désaccord assumé qui permet un communication humaine et communication technique.
minimum de négociation. Dans l’acommunication, il n’y a L’acommunication signe la discontinuité radicale. La com-
plus ce désaccord assumé, seulement des rapports de force munication technique ne peut même pas pallier les diffi-
et le poids de l’altérité. Le refus de l’autre, avec une volonté cultés de la communication humaine. Comme une sorte de
soit de le dominer soit de le nier. On sort complètement des banquise qui se fractionne. Il n’y a plus de lien, ni de cadre
codes de la communication, qui par hypothèse – et c’est là commun. C’est l’anomie qui précède souvent le conflit. Si
la grande valeur philosophique et politique du concept de l’altérité est souvent la cause, ou la condition, de la com-
communication, dans la démocratie –, reconnaissent qu’il munication et de l’incommunication, elle devient, dans le
peut y avoir plusieurs protagonistes, points de vue, valeurs, cadre de l’acommunication, un facteur entropique.
qui n’interdisent pas de dialoguer. Avec l’incommunica-
tion, les « bruits » humains et sociaux demeurent. Avec Franck Renucci : N’est-ce pas alors se soumettre à une
l’acommunication, le silence domine. simplification confortable par rapport à la complexité des
Les trois logiques sont fondamentales. La première, la rapports humains ?
communication, c’est l’idéal que l’on cherche à atteindre.
La deuxième, l’incommunication, c’est ce que l’on fait à Dominique Wolton : Non, c’est plutôt la ques-
longueur de journée : négocier pour éviter les conflits. La tion de l’altérité radicale : il n’y a plus rien qui passe. La

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communication comme l’incommunication peuvent qui apparaît aujourd’hui ? Le règne de l’information, des
être complexes, l’acommunication peut être très simple, données, n’est-il pas antidémocratique ?
jusqu’au conflit radical. Rien de simple dans la communi-
cation, contrairement à ce que l’on n’arrête pas de dire ! Y Dominique Wolton : La tyrannie de l’information
compris avec les promesses techniques. peut-elle aboutir à l’incommunication, voire à l’acom-
munication ? Excellente question. La révolution de l’in-
Franck Renucci : Passons à la question de la temporalité. formation est déjà devenue, de manière complètement
Dans l’incommunication, on n’apprécie plus la lenteur improbable, un facteur de fake news, alors que chacun
nécessaire à la communication, alors que l’information ne pensait, au contraire, qu’elle favoriserait la vérité et la
fait qu’accélérer les processus de réduction. démocratie. Elle pourrait, paradoxe des paradoxes, devenir
un facteur croissant d’acommunication. Contradiction
Dominique Wolton : C’est très juste : la vitesse de l’in- incroyable, alors même que l’histoire de l’information est
formation n’est pas incompatible avec l’incommunication. celle de l’émancipation et du rapprochement des points de
L’important dans l’incommunication est de pouvoir sortir vue depuis le xvie siècle. Mais ce ne serait pas la première
de la négociation et cohabiter plus ou moins partiellement. fois que des concepts se pervertissent et se retournent.
À ce titre, la vitesse n’est pas forcément un handicap. En Je souhaite dramatiser la question de la communica-
revanche, avec l’acommunication, la question de la vitesse tion pour montrer qu’il s’agit d’une question très compli-
se complique. Comme les ponts sont rompus, comment quée, peu banale, et qui n’a pas grand-chose à voir avec la
réussir à rapprocher… C’est comme la diplomatie qui a manipulation ou le marketing, qui toutes deux supposent
toujours besoin de temps pour rapprocher lentement les un récepteur faible. Non, ce qui est commun avec la com-
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inconciliables. Est-ce que la multiplication des informa- munication, c’est hélas la question de la haine de l’autre.
tions, la vitesse, le volume, peuvent être un outil favorable Sans parler du rôle des éléments de contexte qui simplifient
pour sortir de l’acommunication ? Peut-être, mais rien de rarement les rapprochements. Si on prend par exemple les
certain. Il y a une telle altérité entre les deux que finalement, guerres civiles, on ne sait pas toujours pourquoi elles com-
en voulant introduire plus d’information pour essayer de mencent, ni pourquoi, au bout d’un moment, tout bascule.
créer un certain lien, on peut arriver au résultat inverse. On ne sait pas toujours pourquoi, à un moment, cela ne
Si l’information c’est mettre en rapport et faire le lien, sert plus à rien de négocier. Il n’y a plus de volonté, on
cela peut être un facteur favorable pour réduire l’incom- sort du terrain. L’acommunication, c’est la fin des règles.
munication. Mais il n’est pas certain que le résultat soit La haine de l’autre peut être jugulée par la discussion et la
similaire avec l’acommunication. Ici, tout est beaucoup négociation. Mais quand la violence, l’insupportabilité de
plus compliqué… l’autre, l’emportent, il n’y a plus qu’à s’ignorer, voire à se
tuer. Finalement, l’acommunication, c’est sortir des codes
Franck Renucci : La communication, au sens de la recon- et s’autoriser à tout. Cet horizon violent ne doit pas être
naissance de la liberté et de l’égalité des parties prenantes, oublié, notamment par rapport à tous ceux qui évoquent
est inséparable de la démocratie. Au cœur du processus la « fadeur » de la communication. Il n’y a rien de « fade »
démocratique, on reconnaît l’altérité et la négociation dans la communication ! C’est un concept aussi fragile que
comme valeurs fondamentales. Cette acommunication l’information. On ne peut pas s’en passer, car il n’y a pas
n’est-elle pas un symptôme d’une sorte d’anti-démocratie d’information sans communication et réciproquement, et

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l’un comme l’autre peuvent glisser vers le meilleur comme peuvent devenir accélérateurs d’acommunication. Ce sont
vers le pire. des questions sur lesquelles il n’y a pas beaucoup, hélas, de
Avec ces trois mots, j’essaie donc de montrer la pro- recherches. On pense un peu mécaniquement que les deux
gression vers le tragique, avec le passage de la communica- sont mutuellement du côté du progrès et certains, très peu,
tion à l’incommunication, puis à l’acommunication. Ni la en symétrie, les diabolisent. Dans les deux cas, tout cela est
culture, ni l’intelligence, ni l’histoire ne suffisent à juguler trop simple. Les rapports de l’information et de la commu-
le risque de ce glissement. nication à la démocratie sont de plus en plus compliqués.
C’est ce qui m’obsède dans mes recherches sur la
Franck Renucci : Les bulles informationnelles dans les- communication depuis quarante ans : ce qui a été un des
quelles on se trouve tous font que la communication plus grands idéaux de la liberté de conscience, de parole,
régresse dans sa complexité. Tout est apparemment simple, d’émancipation depuis le xvie siècle peut devenir, dans un
mais cela porte atteinte à la démocratie. monde ouvert et interactif, un facteur d’acommunication.
Et ceci quelle que soit la performance des techniques.
Dominique Wolton : On a découvert les difficultés Cela nous oblige à travailler sur les fondements de
de la communication humaine, et donc l’incommunica- l’altérité dans le cadre de la mondialisation, des démocra-
tion. De bonne foi, on a pensé que le volume d’informa- ties « numériques » et sur les conditions d’une intercom-
tion d’une part et la communication technique d’autre part préhension minimale. Avec une réflexion nouvelle sur les
allaient réduire les contradictions de l’incommunication. langues, les cultures, les identités. L’acommunication surgit
Or, non seulement cela ne suffit pas à les réduire car une quand tous nos repères culturels s’effondrent. La mondiali-
bonne partie de ces informations deviennent des fake news, sation, ayant trop donné de poids à l’économie et à la tech-
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mais surtout parce qu’un mécanisme diabolique se met en nique par rapport à la culture et à la politique, risque d’être
place : une incommunication non régulée dans un monde un accélérateur non seulement d’incompréhension mais
saturé d’interactivité peut parfaitement renforcer les acom- aussi d’acommunication.
munications. C’est un phénomène nouveau. Il y a toujours On aboutirait alors à ce paradoxe invraisemblable :
eu des ruptures de sens, de négociations, des malentendus, aller en avion au bout du monde en 24 heures, tout savoir,
sans parler des conflits d’intérêts et de valeurs, qui ont tout voir et simultanément s’enfermer dans la haine, le refus
débouché sur des guerres. Mais ici, la vitesse même de de l’autre et l’irrédentisme identitaire. L’acommunication
circulation des informations peut accentuer les risques est une forme de négation : « je ne veux rien savoir ». Ce
d’acommunication. que l’on constate d’ailleurs souvent dans les relations pri-
Pendant deux siècles, on a voulu accélérer la circu- vées. Quand on se dispute, c’est de l’incommunication, on
lation de l’information car l’on pensait, à juste titre, qu’il peut en sortir. Quand on arrive à l’acommunication, c’est
s’agissait d’une condition de la démocratie : ce n’était pas soit les coups soit le silence… Paradoxalement, c’est par-
les puissants, les curés, les riches, les militaires qui devaient fois le temps qui permet d’en sortir, c’est-à-dire l’inverse de
contrôler l’information. Si l’information était rapidement l’idéologie de la vitesse et des interactions. C’est pour cela
accessible à tous, il y aurait enfin plus d’égalité, et finalement qu’il va falloir repenser les échelles de temps et arrêter de
de démocratie. On est en train de basculer de l’autre côté, croire que si tout va vite, mieux c’est.
en réalisant que le volume et la vitesse de l’information ne La vitesse n’est plus synonyme de progrès, ce qu’elle fut
sont pas forcément solubles dans l’incommunication, mais pendant deux siècles avec la technique. Au-delà du conflit

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entre communication humaine et communication tech- c’est que cette communion technique triomphante n’em-
nique, cela nous oblige à une réflexion sur le statut de la pêche pas la segmentation, le communautarisme ; elle les
vitesse dans le cadre de la « communication technique ». Si accentue même peut-être…
on ne veut pas faire sauter tous les cadres anthropologiques, L’acommunication est une forme de schizophrénie.
il faudra retrouver la durée. Or la durée est l’antinomie de Pas une schizophrénie bienveillante, mais plutôt belli-
toute la philosophie de la communication technique. queuse ou agressive. C’est en cela que c’est une question
Le succès d’Internet ? Les trois ruptures : vitesse, politique en bonne partie nouvelle. Les hommes certes se
liberté, accessibilité. C’est un succès mondial, car les battent depuis toujours, mais pas toujours avec cette inte-
hommes adorent cette triple révolution culturelle, extrê- ractivité frénétique. La guerre n’est pas une question poli-
mement séduisante. Mais les adeptes de la vitesse sont en tique nouvelle, ni l’agressivité ; mais ce qui est nouveau,
train de scier la branche sur laquelle ils sont assis en délé- c’est la manière dont ce dérèglement de l’incommunication
gitimant le temps ! D’ailleurs, si l’on souhaite échapper à peut accélérer une mise en cause beaucoup plus radicale de
la vitesse technique, on est pris pour quelqu’un d’antimo- la capacité de vivre à peu près tranquillement ensemble.
derne. La vitesse est identifiée à l’émancipation. Il va falloir Ce qui est positif avec l’incommunication, c’est que
trouver une solution, hors de la vitesse, pour comprendre tout est peut-être encore possible. Ce n’est plus le cas
les liens entre communication, incommunication et acom- quand on vire à l’acommunication. Or, la démocratie gère
munication. La vitesse est facteur de progrès, mais aussi en permanence des incommunications. Et c’est dans ces
de stéréotypes, d’incompréhension et d’altérité radicale. espaces, dans ces mécompréhensions, dans ces trous de
On ne sait pas quelle sera la bonne vitesse et la bonne dis- non-rationalité que se jouent la liberté et les rebonds de
tance, mais ce ne sera pas forcément celles des systèmes la démocratie. Quand on arrive à une aridité trop grande,
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d’information. Pourquoi aime-t‑on à ce point la vitesse symbolisée par l’acommunication, il n’y a plus rien.
des systèmes d’information et des réseaux ? Probablement Si on est optimiste, on pensera que la nature humaine
parce qu’il y a là quelque chose qui nous rassure. Si on est rebattra les cartes. Si on est pessimiste, on dira que le déve-
capables d’échanger « à toute vitesse », c’est parce que l’on loppement inattendu de l’acommunication est un quitus
pense qu’il y a une compréhension mutuelle. On est tous donné à tous les affrontements.
comme ça. Personne n’a envie de rester seul. Le problème,

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