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Conclusion générale : de la diversité à la cohabitation

culturelle
Dominique Wolton
Dans Hermès, La Revue 2008/2 (n° 51), pages 195 à 204
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271067067
DOI 10.4267/2042/24197
© CNRS Éditions | Téléchargé le 08/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 102.23.34.2)

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Dominique Wolton
Directeur de la revue « Hermès »
Directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS

CONCLUSION GÉNÉRALE : DE LA DIVERSITÉ


À LA COHABITATION CULTURELLE

Nous sommes face à un paradoxe inattendu. La la diversité culturelle ! C’est cela l’autre mondialisation,
globalisation qui devait ouvrir le monde conduit à un la troisième, l’obligation de tenir compte de toutes les
défi politique inverse : gérer le retour des identités et la diversités culturelles pour éviter un immense processus
diversité culturelle. Rappelons-nous. La mondialisation, de rationalisation et de standardisation. La diversité
avant d’être une extension de la logique capitaliste au culturelle aussi essentielle, mais inattendue que la diver-
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monde entier était perçue dans les années 1980 comme sité environnementale. Et la rapidité de la signature de
une formidable ouverture et un dépassement des bar- la Convention pour le respect de la diversité culturelle
rières Nord-Sud et Est-Ouest. Tout le monde devait à l’Unesco en 2005 a montré l’importance de ces
gagner dans cet effacement des frontières. Après la pre- dimensions pour la paix de demain.
mière mondialisation politique, liée à la création de C’est ce que j’appelle le surgissement du triangle
l’ONU, et après quarante ans de guerre froide, la infernal, identité-culture-communication. L’information
deuxième mondialisation, économique, était presque et la communication jouent ici un grand rôle. En tout cas,
un idéal. Un nouveau monde. Elle s’est d’ailleurs impo- impossible de parler de mondialisation sans tenir compte
sée rapidement même si elle fut rattrapée par les pre- de l’enjeu politique de la diversité culturelle. Au moment
mières luttes contre les inégalités économiques et socia- où le monde se rationalise, voilà qu’explose la revendica-
les. L’altermondialisme, dès le début des années 2000 tion de diversité culturelle. On avait la grammaire écono-
est une critique de cette mondialisation économique qui mique et sociale, il faut aujourd’hui inventer la gram-
enrichit les riches et appauvrit les pauvres. maire culturelle. Ce qui ne simplifie rien, car qui dit
Mais personne n’avait prévu cette troisième mon- respect de la diversité culturelle dit respect de la diversité
dialisation, culturelle, qui en réaction à la standardisa- linguistique, et égalité des langues, des cultures, des
tion veut préserver les identités nationales et locales. civilisations et des patrimoines…
D’accord pour participer à cette mondialisation réduite Avec la mondialisation, nous sommes face à une
finalement à l’économie, mais à condition de préserver rupture substantielle, l’autre change de statut. Hier dans

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un monde fermé, il était lointain. Il fallait du temps La seconde, c’est l’autre lié à l’ouverture des pays et
pour l’atteindre. C’était l’autre de l’ethnologie et de continents : Afrique, Asie, Amérique latine… Un autre
l’anthropologie : ailleurs selon tous les sens des mots, un peu plus éloigné mais néanmoins beaucoup plus
en tout cas différent. Avec les problématiques du cos- présent avec les déplacements, les médias et Internet.
mopolitisme. On se métissait aux frontières, lente- Il y a donc deux diversités culturelles. Celle à res-
ment, et le cosmopolitisme, toujours vanté comme la pecter au sein des États-nations, celle liée à l’ouverture
rencontre des cultures, ne concernait en fait qu’une du monde. On parle beaucoup plus souvent de la
partie de la population, l’élite. Quant aux autres, les seconde, alors que la première est source de problèmes
pauvres, ceux qui émigrent, car il y a toujours eu des graves : racisme, xénophobie, irrédentisme, fermeture
migrations, on ne leur demandait que de « s’intégrer ». des frontières, politique restrictive d’immigration, res-
En tout cas, de s’adapter et de se taire. C’est en secret serrement des politiques d’accès à la nationalité, chute
qu’ils conservaient leurs racines. des visas… La seconde diversité concerne le statut de
Aujourd’hui la problématique a radicalement l’autre dans le cadre de la mondialisation et de la
changé. Dans un monde ouvert, tout petit, où tout le Convention de l’Unesco. C’est l’autre que l’on voit tous
monde circule vite, en voiture, par avion, et encore plus les jours à la télévision, au bout du monde, que l’on ne
avec les images, l’information et Internet, l’autre est par- comprend pas beaucoup, mais avec qui l’on « est bien
tout présent. Il n’est plus lointain et différent. Il est là, obligé de faire ». Celui avec qui il va falloir cohabiter,
omniprésent et presque identique à soi-même. L’autre non pas au sein de l’État-nation, mais à l’échelle d’un
est plus menaçant par son omniprésence, il change de monde ouvert.
statut. On ne peut s’en passer, faire comme s’il n’était Ces deux sortes de diversité culturelle ont assuré-
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pas là. Il est là, dans les banlieues, les villes ; il circule, ment des liens entre elles, avec les langues, les religions,
occupe l’espace et réclame des droits. Plus question de les traditions, les références géographiques et cultu-
métissage ou de cosmopolitisme. Il s’agit d’abord de relles, mais elles n’ont pas exactement le même sens.
préserver sa propre identité. L’identité, perçue souvent La première avec les banlieues comme ligne d’horizon ; la
à tort comme menacée par cet autre, devient une arme seconde avec l’Unesco comme référence. Dans les deux
pour le tenir à distance. L’autre c’est d’abord celui avec cas, l’enjeu est le même : comment cohabiter avec un
qui je dois cohabiter dans tous les espaces et les autre beaucoup plus proche de soi, et qui aujourd’hui
moments de la vie. réclame, à juste titre, le respect.
En réalité, il y a aujourd’hui deux figures de l’autre
qui cassent la problématique classique de l’altérité et
obligent à repenser les concepts de métissage et de cos-
mopolitisme. Les deux avaient un certain sens dans un Pas de diversité culturelle sans
monde fermé avec des frontières et des hiérarchies, ils revalorisation de la politique
ont aujourd’hui un autre sens dans un monde ouvert où
de nombreuses populations circulent et réclament des Le cauchemar de la diversité culturelle, c’est le
droits. La première figure de l’autre, c’est celle de celui communautarisme. Depuis toujours la diversité cultu-
qui vit dans les villes, les banlieues, liée à l’immigration relle existe, mais jusqu’à une époque très récente, elle
depuis l’outre-mer et tous les pays de la francophonie. fut le plus souvent niée. Les pouvoirs politiques,

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militaires, religieux dominaient, voire écrasaient les dif- populations, les discriminations qui réveillent les com-
férences culturelles. Et si l’histoire est jalonnée d’empi- munautarismes. Ne pas confondre la cause et la consé-
res plus ou moins obligés d’organiser la cohabitation quence. Le communautarisme sert d’épouvantail pour
(les plus récents dans le monde occidental furent russe, ne pas voir les responsabilités dans l’échec des poli-
ottoman, et austro-hongrois), la plupart du temps, les tiques d’intégration. Quand l’intégration, dont il ne faut
États ont nettement hiérarchisé les diversités culturelles. jamais sous-estimer la violence symbolique, n’est pas
C’est en cela que la Convention de l’Unesco en recon- compensée par un certain espoir d’émancipation, la
naissant l’égalité des cultures est une véritable révolu- revendication identitaire survient. Les mêmes qui
tion démocratique au plan international. condamnent si sévèrement le communautarisme tien-
Deux menaces lui répondent. Au niveau internatio- draient peut-être un autre discours s’ils se trouvaient
nal, c’est le thème de la guerre des civilisations, nourri dans la même situation d’humiliation. Défendre une
aujourd’hui par le fondamentalisme religieux et demain langue nationale n’interdit pas le maintien d’une certaine
par la revendication inévitable du respect des cultures, diversité linguistique, condition de la diversité culturelle.
dans le cadre d’un monde multipolaire. Au niveau des Si certains pays assument aujourd’hui leur statut
États-nations, c’est la peur du communautarisme tou- multiculturel, la France présente le paradoxe de se
jours mis en avant pour justifier une limitation de la présenter comme le champion de l’universalisme, le
reconnaissance des diversités culturelles. La France, chevalier de la bataille pour la reconnaissance de la
avec le thème de la République est un des pays qui, diversité culturelle, et en même temps de refuser son
encore tout récemment – allant jusqu’à refuser l’exis- propre caractère multiculturel. La France est multicul-
tence des langues régionales –, était l’un des plus turelle par les enfants de l’immigration, les outre-mers,
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méfiants à l’égard de la reconnaissance de ces diffé- les liens avec les anciens pays colonisés et la franco-
rences, de peur que celles-ci mettent en cause l’unité de phonie. Ce n’est pas rien et c’est une force. Cette
la nation et de l’État. La référence à l’universalisme et le richesse, au nom d’un modèle trop pauvre de républi-
projet d’intégration républicain ont longtemps été mis canisme – qui de surcroît est incapable de favoriser
en avant pour refuser cette diversité culturelle y compris l’intégration qu’il prône par ailleurs – est niée. La
et peut-être surtout depuis la fin de l’empire colonial. France est en contradiction avec les valeurs qu’elle
Dans la plupart des États, l’émancipation ne pou- propose aux autres, alors même que la cohabitation de
vait exister que par la référence à l’unité nationale, sauf son modèle universaliste et républicain avec une réa-
pour quelques uns qui comme la Grande-Bretagne, les lité multiculturelle pourrait tout au contraire en faire
USA, l’Inde, le Canada… défendent un modèle plus un pays pionnier pour repenser l’universalisme à
ouvert et souvent fédéraliste. De toute façon depuis les l’aune des identités culturelles. Ce serait très utile dans
soubresauts économiques, la panne de l’ascenseur social le cadre de la recherche d’une « autre mondialisation »
et la crise de l’intégration, les deux modèles se trouvent et tout autant pour l’Europe où des problématiques
en crise. Une chose est certaine : en Europe, le risque de similaires apparaissent.
communautarisme n’apparaît qu’après l’échec des En tout cas, intégrer la problématique de la diver-
modèles d’intégration. Ce n’est pas la revendication sité culturelle au niveau des États-nations, comme à
identitaire qui suscite le communautarisme. C’est celui de la communauté internationale, suppose de réa-
l’échec de l’intégration, le non-respect de l’égalité des liser deux conditions pour éviter les dérives identitaires

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et les menaces de fragmentation, rendues encore plus de la politique intérieure d’intégration. Il en est de
visibles avec la révolution de l’information. même au plan international. Plus les risques d’éclate-
C’est, d’une part, réfléchir de nouveau au concept ment des États et le communautarisme des relations
d’identité culturelle collective pour le revaloriser. Toute internationales se renforcent, plus cela oblige l’ONU et
revendication d’identité culturelle n’est pas synonyme l’ensemble des institutions constitutives de la commu-
d’un communautarisme obscur. Pas de communication nauté internationale à avoir une politique ambitieuse
généralisée sans retour et revalorisation de l’identité. En pour offrir un projet transcendant ces revendications
distinguant : l’identité culturelle refuge – la plus dange- identitaires. Une politique ambitieuse et juste, car tout
reuse, mais aussi la plus compréhensible –, celle dans cela se fait au balcon des peuples, avec la mondialisation
laquelle se réfugient tous ceux qui se sentent exclus sur de l’information.
le plan culturel économique et social ; l’identité cultu- Autrement dit, au moment où « le monde voit tout
relle relationnelle qui se pense en relation avec un cadre et sait tout », les politiques au sein des États, comme les
politique et culturel plus large, celui de l’État-nation et États-nations entre eux dans le cadre de l’ONU, doivent
de la communauté internationale. Cela oblige aussi à construire des projets ambitieux pour dépasser ces
étudier de manière comparative la façon dont les grands revendications croissantes d’expression identitaire. Les
États plus ou moins multiculturels (USA, Canada, Inde, risques de fragmentation au niveau international sont le
Indonésie, Afrique du Sud…) gèrent ce rapport entre double de ceux causés par le communautarisme au
identité et nation. niveau des États-nations. Dans les deux cas, celui de
C’est, d’autre part, associer ce travail de revalori- l’État, comme celui de la communauté internationale,
sation et de comparaison de l’identité culturelle collec- l’élaboration d’une utopie politique nécessite des tra-
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tive avec une revalorisation du politique. Seule la pers- vaux de recherche historique, culturel et géographique.
pective politique permet un dépassement du risque de Pas d’utopie collective nationale ou internationale sans
segmentation et de communautarisme. connaître et valoriser toutes les histoires, les siennes et
La politique, au plan national, c’est finalement la celles des autres. Cet effort de reconnaissance mutuelle
préservation du cadre étatique. Le « monstre froid » est des histoires et des cultures est indispensable à la
encore – surtout à l’heure de la mondialisation avec la revalorisation des politiques de gestion de l’identitaire.
fin de nombreux repères – le cadre idéal pour organiser Chacun vient avec son histoire et ses racines.
la cohabitation des identités et le dépassement de celles-
ci dans la perspective plus vaste de l’intérêt général. Plus
la revendication identitaire est forte – et c’est compré-
hensible dans un monde éclaté où chacun veut garder Trois révélateurs
ses racines –, plus il faut simultanément garantir, pro-
mouvoir le cadre politique étatique pour préserver la Le premier révélateur, c’est l’immigré, la figure
force et la légitimité d’autres valeurs. Le communauta- oubliée de la diversité culturelle. L’immigré pauvre bien
risme comme le populisme sont, la plupart du temps, les sûr, celui qui cherche dans des conditions la plupart du
symptômes de la faiblesse du cadre politique. Ils ne le temps dramatiques à émigrer pour travailler, nous
menacent pas, ils en disent au contraire les limites. Le rendre service, mais pour lequel les portes se referment
risque identitaire ou communautaire révèle la faiblesse de plus en plus violemment dans le monde riche. Il

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travaille, paye ses impôts, nous enrichit, mais n’existe et parfois les ghettos. Le territoire comme symbole à la
pas. L’immigré riche ne pose pas de problèmes, ni les fois de la hiérarchie sociale et du « partage » de la
entrepreneurs, ni même les universitaires et les ingé- diversité culturelle. Celle-ci n’est pas au cœur des
nieurs malgré l’exode des cerveaux. Non l’exclu de la villes mais reléguée dans les banlieues et les quartiers.
mondialisation – alors que tout peut par ailleurs circu- On est loin de la diversité culturelle, comme enjeu
ler, des capitaux, aux biens et services, sans oublier la culturel mondial. Ou plutôt on y est, mais dans sa
spéculation et le reste –, c’est le travailleur immigré dimension hiérarchique.
pauvre. Il est le symbole de cette diversité culturelle Dans les centres-villes c’est la bataille de la diversité
refusée dans les faits et proclamée dans les textes. Une culturelle pour les nantis. Enjeu essentiel car il concerne
mondialisation et une diversité culturelle à deux vites- les industries culturelles, la classe moyenne. Dans les
ses. Le migrant, figure extrême de l’autre, celui que l’on banlieues et les quartiers c’est la diversité culturelle des
ignore, alors même qu’il en est le plus beau symbole. pauvres, voir des exclus. Une diversité bien vivante et
Dites-moi la politique de l’immigration que vous visible, mais sans légitimité. Autrement dit, la politique
pratiquez et je vous dirai finalement la vision de l’autre des territoires retrouve la dichotomie entre riches et
que vous avez. C’est en cela que la migration devient une pauvres au cœur de la diversité culturelle. L’urbanisme
des contradictions les plus fortes de la mondialisation. comme lieu de lecture de la diversité culturelle à deux
Pas seulement sur le plan économique et politique, mais vitesses. Au centre-ville, on est proche du modèle
aussi sur le plan culturel. Ne pas valoriser le travail, « noble ». Dans les quartiers, il s’agit de la diversité
l’intelligence, la culture de l’immigré pauvre qui par culturelle des « rebeus ». Avec l’obsession de la sécurité
contrainte est à cheval entre plusieurs identités, c’est comme paravent pour ne pas voir les fractures créées
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finalement refuser cet autre dont la diversité culturelle par les nouvelles politiques urbaines.
devait être prise en compte. Les deux cents millions Le troisième révélateur n’est pas le moindre car il
d’immigrés pauvres dans le monde deviennent ainsi un rend visible et accélère les prises de conscience
des symboles de cette diversité culturelle si difficile à critique : c’est la mondialisation de l’information. Les
respecter. Une contradiction mondiale impossible à dis- différences culturelles et politiques ont atteint un très
simuler. Réduire l’immigration à une simple question haut niveau de visibilité et font l’objet de nombreuses
économique et sécuritaire, c’est préparer le boomerang revendications, aucune communauté ne voulant être en
de demain : comment respecter le principe de la diver- reste. Avec plus de 4,5 milliards de radios, 3,5 milliards
sité culturelle et mépriser celui qui en est la figure la plus de télévisions, plus de 2,5 milliards de téléphones por-
visible et qui gère justement avec la plus grande tables et plus d’un milliard d’ordinateurs, il y a toujours
difficulté cette double identité culturelle. quelque part le moyen de voir et savoir. L’omni-
Le deuxième révélateur concerne l’urbanisation, présence de l’information a décuplé la connaissance et
les quartiers, les banlieues, les ghettos. Plus de 60 % de la conscience critique.
la population mondiale vit aujourd’hui dans les villes, Désormais, chacun perçoit l’ensemble des inégali-
mais avec une terrible frontière entre le centre et la tés économiques, sociales et culturelles, car la seule mon-
banlieue. C’est la suite de l’immigration à deux vitesses. dialisation économique n’aurait pas suffi à permettre
Les riches et les nationaux dans la vraie ville ; les l’émergence de la problématique culturelle. Celle-ci
pauvres, les exclus et les immigrés, dans les banlieues surgit grâce à ce mélange de critiques économiques et

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sociales, de déstabilisation des identités dans un monde culturelle en 2005. Et ce malgré les multiples différences
ouvert sans boussole, grâce aussi à la généralisation de sociales, culturelles et religieuses qui les traversent.
l’information qui permet de tout savoir. La place crois- Le paradoxe est d’ailleurs réel : l’Europe s’est bat-
sante de l’expression critique est favorisée par l’exten- tue très nettement pour la reconnaissance de la diver-
sion d’une certaine culture politique démocratique, sité, donc pour le respect des identités culturelles, et en
mais également par la place des NTIC qui permettent même temps elle a du mal à accepter de repenser le sta-
davantage de témoignages et d’interactions. Les indivi- tut des identités. Le nationalisme aujourd’hui naît, ou
dus et les groupes peuvent s’exprimer plus facilement, renaît, notamment du refus de repenser le statut de
tandis que la mondialisation des industries culturelles l’identité. Plus on évacue le problème, plus il ressort. Ce
joue elle-même un rôle de catalyseur de la réflexion cri- n’est pas l’identité relationnelle assumée qui crée le
tique. Ainsi, les NTIC favorisent dans un premier temps nationalisme, mais au contraire la sous-évaluation de
une réelle ouverture sur le monde avant de procurer cette question et le retour de l’identité refuge. Que l’on
dans un deuxième temps la volonté et les moyens de songe à des exemples tels que la Belgique, la Macédoine,
préserver les identités culturelles. Chypre, l’Allemagne réunifiée, l’Espagne, l’Irlande, le
Kosovo, la Bosnie… Et cette liste est évidemment
encore plus longue à l’échelle du monde.
De plus, l’Europe est confrontée à une autre diver-
L’Europe, laboratoire sité vis-à-vis de laquelle elle est beaucoup moins à l’aise.
de la diversité culturelle Celle de ces 40 millions de travailleurs immigrés qui pour
certains contribuent depuis de nombreuses années à la
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L’Europe est le laboratoire de la diversité cultu- richesse économique, et aussi politique, sociale et cultu-
relle, car elle est la plus grande expérience démocra- relle de l’Europe, mais qu’elle intègre très difficilement.
tique en temps réel de cohabitation culturelle. Pour le Le courant qui réclame une fermeture des pays riches
moment 27 pays avec 26 langues, aux identités cultu- cultive sur ce problème un mélange d’idéologie sécuri-
relles et sociales fortes, qui décident de coopérer dans taire, de peur démographique, de fantasme religieux et
l’économie, progressivement dans la politique et plus d’identité défensive. L’Europe qui fut un des terres du
lentement encore dans la culture, car chacun sait bien cosmopolitisme et du métissage, notamment avec les
que les concessions sont ici les plus difficiles à réaliser. trois derniers grands empires (russe, ottoman, austro-
Aucun Européen ne veut abandonner son identité et hongrois), se retrouve dans une position de repli anxieux
tous veulent néanmoins faire œuvre commune. Mais les face à l’apport de millions d’individus qui, de l’économie
frontières de l’Europe ne s’arrêtent pas à celles des 27, à la société, de la politique à la science et à l’art, contri-
car l’Europe vit des échanges incessants avec le reste du buent néanmoins à enrichir considérablement cette
monde, avec la Méditerranée, l’Afrique, les Amériques identité culturelle européenne constamment en devenir.
et l’Asie… L’identité culturelle européenne doit beau- Deux aspects contradictoires de la même réalité. Avec
coup à ces autres espaces linguistiques et culturels. C’est au milieu le surgissement et l’essor des mouvements
sans doute pour cela que ces 27 pays, désunis sur beau- populistes qui ont eux aussi en commun un refus très
coup d’enjeux culturels, ont néanmoins joué un rôle cer- net de l’autre. Plus de 14 partis importants dans les
tain pour la signature de la Convention sur la diversité 27 pays qui, à partir d’une identité plus ou moins

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agressive, défendent un message politique toujours conditions du dialogue entre des cultures et des sociétés
méfiant à l’égard de l’étranger. ouvertes les unes sur les autres où les identités plus
Contradictoire Europe qui ne peut se construire dynamiques que jamais doivent être protégées, tout en
qu’en abordant franchement cette question de la diversité garantissant une ouverture à l’autre. Une ouverture qui
culturelle et d’un multiculturalisme à construire et qui, en ne soit ni un abandon des identités, ni un mélange uni-
réalité, se ferme à l’égard de ses apports les plus utiles. formisant, ni un melting-pot comme on l’a connu. Un
Tout en s’étant battu pour faire reconnaître la diversité modèle à inventer liant identité et ouverture.
culturelle… Elle a du mal à réaliser que la construction de La cohabitation culturelle est donc le dispositif poli-
sa propre cohabitation culturelle est indissociable de tique qui permet de gérer pacifiquement les relations
l’ouverture aux autres multiculturalismes. Les deux conflictuelles entre identité, culture et communication.
vont de pair. À l’heure de la mondialisation et des socié- Ce qui suppose d’abord de respecter la diversité linguis-
tés ouvertes, il faut certes fermer les territoires, organi- tique notamment pour les langues maternelles, condi-
ser la cohabitation des cultures, mais sans exclure a tion de toute diversité, et d’être sensible aux grandes
priori une partie des populations qui contribuent le plus aires linguistiques (francophonie, hispanophonie, luso-
directement à enrichir cet espace et à faire le lien avec les phonie, arabophonie, russophonie) qui en dehors des
cultures des autres pays. En réalité il y a deux cohabita- deux plus grandes langues maternelles mondiales (man-
tions culturelles à construire, interne et externe. darin et hindi-ourdou) peuvent contribuer à élargir les
passerelles entre les univers mentaux culturels et
sociaux. Favoriser aussi tous les Erasmus pour faire cir-
culer étudiants et professeurs et les faire toucher du
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Cinq chantiers doigt toutes les richesses sociales culturelles et poli-
tiques qui existent ailleurs. Comparer c’est penser,
étape indispensable de cette cohabitation culturelle à
Passer de la diversité culturelle
à la cohabitation culturelle construire. Et les initiatives, comme je les ai souvent évo-
quées dans mes derniers livres, peuvent être multiples.
La diversité culturelle est un fait et, aujourd’hui, Ici il faut mettre l’intelligence au pouvoir. Tout est à
une valeur reconnue par l’Unesco. Elle est aussi un hori- inventer.
zon politique visant à organiser la cohabitation des
cultures, de telle sorte que les identités de chacun soient Penser un modèle de « laïcité de tolérance »
protégées et néanmoins ouvertes sur les autres. Si la
diversité culturelle est la nouvelle frontière de la mon- Au moment où les rapports entre religion et poli-
dialisation, la cohabitation culturelle en est le chantier tique redeviennent plus étroits et souvent conflictuels, il
politique. Il ne s’agit pas seulement de faire cohabiter les est indispensable au contraire de repenser leur auto-
élites sociales et culturelles des différents pays, mais nomie. Éviter de retomber dans ces « guerres de reli-
aussi de penser les conditions d’une cohabitation des gions » qui depuis des siècles nourrissent les haines de
sociétés de masse dans un monde ouvert. Autrement dit, l’histoire. Inventer un moyen de séparer le religieux du
il ne s’agit plus du métissage et du cosmopolitisme politique et ne pas instrumentaliser l’un par l’autre.
d’hier au sein de sociétés fermées, il s’agit de penser les Comment organiser la cohabitation des cultures si dans

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chacune d’entre elles apparaît une application politique Cette cohabitation culturelle à construire nécessite
spécifique de la religion, exclusive des autres ? Aucune en réalité une action aux trois niveaux où elle existe :
organisation de la communauté internationale n’est pos- l’État, la politique, la société civile. Agir à ces trois
sible demain sans poser le principe d’une autonomie des niveaux ensemble. Sans oublier le rôle croissant des
domaines spirituel et temporel. Construire une certaine ONG qui dans le monde initient un autre rapport entre
laïcité de tolérance est une des conditions pour lutter culture, société et politique. Sans oublier aussi une
contre le retour de la xénophobie, qui ne menace pas réflexion nouvelle sur la problématique des territoires.
seulement les pays riches du Nord, mais nombre de pays Plus le monde est petit, plus la question des territoires
émergents potentiellement riches (Inde, Chine, Afrique redevient politique. Avec la mondialisation, l’espace
du Sud…). Dans un contexte de resserrement des liens semble s’élargir mais ce sont les territoires qui reviennent.
religion-politique, il est urgent de réduire les causes Et ceux-là, contrairement à l’espace, ne sont pas exten-
d’affrontement et d’exclusion. sibles. Les ghettos, comme les quartiers défavorisés sont
des loupes des inégalités économiques et sociales. Autre-
Favoriser un renouveau de la pensée politique ment dit il ne suffit pas de relancer une pensée politique
sur les rapports entre identité et cohabitation culturelle,
Repenser et revaloriser les identités culturelles col- ni de réduire les inégalités territoriales, si simultanément
lectives est indispensable pour éviter que la troisième il n’y a pas une réduction des inégalités économiques et
mondialisation accentue les risques de guerre. On sociales les plus criantes. Ce sont elles qui sont les accé-
l’oublie trop souvent, la culture fut à l’origine d’innom- lérateurs de tous les irrédentismes. Elles qui favorisent
brables conflits. Elle ne peut devenir un partenaire de la tous les communautarismes et les identités refuges.
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politique que si elle est intégrée dans un renouveau de la
pensée politique, ce qui n’est pas encore le cas. Avec un Réduire la concentration mondiale
double objectif. Accorder leurs places aux identités des industries culturelles et de la communication
culturelles collectives et construire un cadre qui per-
mette de les dépasser. Ce qui suppose un travail théo- Cette concentration est incompatible avec toute
rique historique et comparatif, mais aussi un renforce- notion de diversité culturelle. Laisser aussi la place aux
ment du rôle des États-nations. Pour le moment, ces industries des autres pays émergents. Réglementer les
derniers, quelles que soient leurs imperfections et turpi- rapports entre les télécommunications, l’informatique
tudes, sont le cadre le plus commode pour encadrer et l’audiovisuel, sans oublier Internet. Favoriser les
démocratiquement et pacifiquement le heurt des logiques industries culturelles nationales et régionales. Veiller au
et des intérêts économiques, sociaux et aujourd’hui même pluralisme pour les industries de la connais-
culturels. Revaloriser la politique et la comparaison sance. Admettre que ces industries jouent un rôle aussi
internationale. Redéfinir les rapports entre individus, déterminant pour la paix et le respect d’autrui que les
communautés et sociétés. Associer davantage intégra- industries alimentaires ou sidérurgiques. Demain, la
tion et cohabitation. Faire redémarrer l’ascenseur social. culture, au sens large, sera un des paramètres de la mon-
Élargir l’apprentissage de trois langues. Développer une dialisation, aussi centrale que l’énergie, l’alimentation
politique systématique de traduction, condition symé- ou l’environnement. La prise en compte des industries
trique de la reconnaissance de la diversité culturelle… de la connaissance est indispensable, mais aujourd’hui

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Conclusion générale : de la diversité à la cohabitation culturelle

insuffisante. Pourtant, culture, connaissance et commu- communication sociale et interculturelle ; reconstruire les
nication sont indissociables. Ce qui signifie là aussi orga- rapports entre diversité culturelle, lien social, nations et
niser le pluralisme. La loi n’est pas l’ennemi de la liberté États ; repenser les multiples formes d’identité culturelle
de communication ; elle en est la condition. et leurs liens avec les populismes ; investiguer la multipli-
Les industries de la culture et de la connaissance cité des logiques de représentativité ; développer davan-
sont indispensables pour désamorcer les conflits poli- tage les recherches comparatives afin de mieux com-
tiques liés à la dynamique du triangle infernal identité- prendre comment pensent les autres, en Europe comme
culture-communication. Les industries de la musique, dans le reste du monde ; s’ouvrir à d’autres histoires et
qui jouent un rôle pilote dans la diffusion de la diversité cultures ; repenser les rapports entre identité et commu-
culturelle à travers le monde, doivent être réorganisées nication, ainsi que les concepts de multiculturalisme, cos-
pour à la fois garantir cette diversité et protéger les mopolitisme, métissage… Un énorme effort de connais-
auteurs. L’issue de la bataille entre les contenus et les sance pour penser cette nouvelle utopie : comment vivre
supports est aussi l’enjeu de l’économie de la ensemble avec nos différences ? Comment concilier la
connaissance. Qu’appelle-t-on valeur et création ? Qui contradiction entre la vitesse des systèmes techniques
paye-t-on ? Comment organiser les rapports entre créa- d’information et la lenteur de la communication humaine
teurs, industries et publics ? Cela concerne autant la et sociale ?
culture que les connaissances et la communication. En un mot, reprendre les concepts du triangle
infernal qui peut autant être l’échafaudage de la cohabi-
Développer les connaissances tation culturelle qu’un accélérateur de l’incompréhen-
sion et de la haine. Entreprendre une énorme réflexion
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Le changement d’échelle de ces problèmes est non pour analyser les relations entre des univers mentaux,
seulement considérable, mais extrêmement rapide. culturels, sociaux et politiques qui jusqu’à aujourd’hui
Moins de cinquante ans. Il faut donc un gigantesque étaient séparés. Les penser ensemble, c'est-à-dire penser
effort de savoirs et de connaissances pour essayer de leurs relations comme leur incommunication. Incommu-
comprendre les ruptures culturelles et politiques inat- nication, un mot d’ailleurs à revaloriser aussi dans un
tendues d’une mondialisation que l’on aurait voulu monde où tout, apparemment, circule et communique…
réduire à l’économique et au social. La valorisation théorique, scientifique, culturelle et
Pour cela, il faut reconnaître que nos sociétés ont politique de tout ce qui concerne la communication et
profondément changé en un demi-siècle qu’elles sont l’incommunication est probablement un des défis les
beaucoup plus complexes et obligent à beaucoup d’inno- plus importants à relever pour penser les rapports entre
vation, notamment pour repenser les rapports entre tra- culture et politique. À condition de sortir de l’idéologie
dition et modernité, individualisme et lien social, et pour technique largement dominante. Faire pour les sciences
affronter les nouvelles formes d’inégalité et d’exclusion de la communication ce qui s’est produit pour les
économique et sociale qui en résultent. Il faut enfin ouvrir sciences de l’environnement dont chacun reconnaît
de multiples chantiers : valoriser les problématiques de aujourd’hui le rôle central.

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Dominique Wolton

Une diversité culturelle lent et hasardeux. C’est en cela que la communication


est toujours un enjeu politique avant d’être un défi tech-
respectant l’universalisme nique. La communication est le double de la diversité
L’épreuve de la diversité culturelle – car cohabiter culturelle : comment éviter que l’autre ne me menace ?
avec l’autre est toujours une épreuve réelle – oblige C’est le monde ouvert et la nécessité d’organiser cette
d’abord à décoloniser les imaginaires. Rarement, en si nouvelle cohabitation politique qui oblige à un gigantes-
peu de temps, les échelles et la nature des paradigmes que effort de pensée politique, en même temps qu’à une
qui permettent de penser le rapport de soi au monde réduction des inégalités économiques et sociales qui
n’ont changé aussi vite et avec autant d’incertitudes. sont toujours la deuxième cause du rejet de l’autre.
C’est peu de dire que les identités de toutes sortes ont Penser le cadre de la cohabitation culturelle est
été perturbées. Et comme, en même temps, les commu- inséparable d’une réflexion théorique sur les nouveaux
nications et les cadres de référence ont été eux-mêmes rapports entre communication, intégration et cohabi-
bouleversés, on comprend la difficulté à construire de tation. C’est en cela que le fameux triangle identité-
nouveaux cadres d’interprétation. En réalité, tout s’est culture-communication est au cœur de l’histoire
passé très vite, avec la mondialisation et l’émergence d’aujourd’hui. Avec toujours deux échelles distinctes de
d’un monde tout petit mais fragile, dans lequel l’ouver- cohabitation à construire. Celle des États-nations pour
ture économique accompagnée du triomphe des tech- trouver un moyen de dépasser la simple cohabitation
niques de communication ont accentué l’affaissement interne des communautés. Celle de la communauté
des frontières, l’instabilité des identités, l’incommunica- internationale, beaucoup plus fragile, mais tout aussi
tion culturelle… Si la mondialisation a permis d’accélé- indispensable pour offrir une perspective qui transcende
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rer la prise de conscience de l’importance des problé- la simple cohabitation des États.
matiques de l’environnement, elle doit aujourd’hui Éviter à tout prix ce qui est un peu trop facilement
découvrir le rôle central des rapports entre identité, présenté comme un fatalisme banal, « le choc des
culture, communication et politique. Jamais les sociétés civilisations », dont personne ne peut imaginer la vio-
n’ont été si visibles, ni autant en interactions les unes lence qui en résulterait. Le risque ? Réduire l’universa-
avec les autres, avec des techniques sans cesse plus lisme, seul horizon normatif de la communauté inter-
performantes, jamais elles n’ont si peu communiqué. nationale, à un simple occidentalisme. Pourquoi ? Parce
L’incommunication est à la hauteur de la perfor- que l’Occident entre le XVIIIe et le XXe siècle a pensé les
mance croissante des techniques de communication. C’est catégories de l’universalisme dans lesquelles nous
pour cela que la diversité culturelle, et son horizon vivons aujourd’hui, mais s’en est aussi souvent servi
normatif la cohabitation culturelle, est l’aventure poli- pour dominer le monde… Avec l’apparition d’un
tique la plus originale de ce début de siècle, après la monde multipolaire, le pire serait de dénaturer ce
prise de conscience du défi de l’environnement. concept d’universalisme, en le rabattant à une seule
L’hyper-connexion des hommes entre eux n’augmente défense des valeurs et intérêts de l’Occident.
pas leur tolérance mutuelle. Ou plutôt si les systèmes Le défi ? Réussir à « réuniversaliser » l’universa-
techniques échangent des informations, les hommes et lisme. Repenser l’universalisme à l’heure des identités et
les sociétés communiquent, ce qui est beaucoup plus à l’aune de la diversité culturelle.

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