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Dominique Wolton
Dans Hermès, La Revue 2008/2 (n° 51), pages 195 à 204
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271067067
DOI 10.4267/2042/24197
© CNRS Éditions | Téléchargé le 08/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 102.23.34.2)
Dominique Wolton
Directeur de la revue « Hermès »
Directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS
Nous sommes face à un paradoxe inattendu. La la diversité culturelle ! C’est cela l’autre mondialisation,
globalisation qui devait ouvrir le monde conduit à un la troisième, l’obligation de tenir compte de toutes les
défi politique inverse : gérer le retour des identités et la diversités culturelles pour éviter un immense processus
diversité culturelle. Rappelons-nous. La mondialisation, de rationalisation et de standardisation. La diversité
avant d’être une extension de la logique capitaliste au culturelle aussi essentielle, mais inattendue que la diver-
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un monde fermé, il était lointain. Il fallait du temps La seconde, c’est l’autre lié à l’ouverture des pays et
pour l’atteindre. C’était l’autre de l’ethnologie et de continents : Afrique, Asie, Amérique latine… Un autre
l’anthropologie : ailleurs selon tous les sens des mots, un peu plus éloigné mais néanmoins beaucoup plus
en tout cas différent. Avec les problématiques du cos- présent avec les déplacements, les médias et Internet.
mopolitisme. On se métissait aux frontières, lente- Il y a donc deux diversités culturelles. Celle à res-
ment, et le cosmopolitisme, toujours vanté comme la pecter au sein des États-nations, celle liée à l’ouverture
rencontre des cultures, ne concernait en fait qu’une du monde. On parle beaucoup plus souvent de la
partie de la population, l’élite. Quant aux autres, les seconde, alors que la première est source de problèmes
pauvres, ceux qui émigrent, car il y a toujours eu des graves : racisme, xénophobie, irrédentisme, fermeture
migrations, on ne leur demandait que de « s’intégrer ». des frontières, politique restrictive d’immigration, res-
En tout cas, de s’adapter et de se taire. C’est en secret serrement des politiques d’accès à la nationalité, chute
qu’ils conservaient leurs racines. des visas… La seconde diversité concerne le statut de
Aujourd’hui la problématique a radicalement l’autre dans le cadre de la mondialisation et de la
changé. Dans un monde ouvert, tout petit, où tout le Convention de l’Unesco. C’est l’autre que l’on voit tous
monde circule vite, en voiture, par avion, et encore plus les jours à la télévision, au bout du monde, que l’on ne
avec les images, l’information et Internet, l’autre est par- comprend pas beaucoup, mais avec qui l’on « est bien
tout présent. Il n’est plus lointain et différent. Il est là, obligé de faire ». Celui avec qui il va falloir cohabiter,
omniprésent et presque identique à soi-même. L’autre non pas au sein de l’État-nation, mais à l’échelle d’un
est plus menaçant par son omniprésence, il change de monde ouvert.
statut. On ne peut s’en passer, faire comme s’il n’était Ces deux sortes de diversité culturelle ont assuré-
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militaires, religieux dominaient, voire écrasaient les dif- populations, les discriminations qui réveillent les com-
férences culturelles. Et si l’histoire est jalonnée d’empi- munautarismes. Ne pas confondre la cause et la consé-
res plus ou moins obligés d’organiser la cohabitation quence. Le communautarisme sert d’épouvantail pour
(les plus récents dans le monde occidental furent russe, ne pas voir les responsabilités dans l’échec des poli-
ottoman, et austro-hongrois), la plupart du temps, les tiques d’intégration. Quand l’intégration, dont il ne faut
États ont nettement hiérarchisé les diversités culturelles. jamais sous-estimer la violence symbolique, n’est pas
C’est en cela que la Convention de l’Unesco en recon- compensée par un certain espoir d’émancipation, la
naissant l’égalité des cultures est une véritable révolu- revendication identitaire survient. Les mêmes qui
tion démocratique au plan international. condamnent si sévèrement le communautarisme tien-
Deux menaces lui répondent. Au niveau internatio- draient peut-être un autre discours s’ils se trouvaient
nal, c’est le thème de la guerre des civilisations, nourri dans la même situation d’humiliation. Défendre une
aujourd’hui par le fondamentalisme religieux et demain langue nationale n’interdit pas le maintien d’une certaine
par la revendication inévitable du respect des cultures, diversité linguistique, condition de la diversité culturelle.
dans le cadre d’un monde multipolaire. Au niveau des Si certains pays assument aujourd’hui leur statut
États-nations, c’est la peur du communautarisme tou- multiculturel, la France présente le paradoxe de se
jours mis en avant pour justifier une limitation de la présenter comme le champion de l’universalisme, le
reconnaissance des diversités culturelles. La France, chevalier de la bataille pour la reconnaissance de la
avec le thème de la République est un des pays qui, diversité culturelle, et en même temps de refuser son
encore tout récemment – allant jusqu’à refuser l’exis- propre caractère multiculturel. La France est multicul-
tence des langues régionales –, était l’un des plus turelle par les enfants de l’immigration, les outre-mers,
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et les menaces de fragmentation, rendues encore plus de la politique intérieure d’intégration. Il en est de
visibles avec la révolution de l’information. même au plan international. Plus les risques d’éclate-
C’est, d’une part, réfléchir de nouveau au concept ment des États et le communautarisme des relations
d’identité culturelle collective pour le revaloriser. Toute internationales se renforcent, plus cela oblige l’ONU et
revendication d’identité culturelle n’est pas synonyme l’ensemble des institutions constitutives de la commu-
d’un communautarisme obscur. Pas de communication nauté internationale à avoir une politique ambitieuse
généralisée sans retour et revalorisation de l’identité. En pour offrir un projet transcendant ces revendications
distinguant : l’identité culturelle refuge – la plus dange- identitaires. Une politique ambitieuse et juste, car tout
reuse, mais aussi la plus compréhensible –, celle dans cela se fait au balcon des peuples, avec la mondialisation
laquelle se réfugient tous ceux qui se sentent exclus sur de l’information.
le plan culturel économique et social ; l’identité cultu- Autrement dit, au moment où « le monde voit tout
relle relationnelle qui se pense en relation avec un cadre et sait tout », les politiques au sein des États, comme les
politique et culturel plus large, celui de l’État-nation et États-nations entre eux dans le cadre de l’ONU, doivent
de la communauté internationale. Cela oblige aussi à construire des projets ambitieux pour dépasser ces
étudier de manière comparative la façon dont les grands revendications croissantes d’expression identitaire. Les
États plus ou moins multiculturels (USA, Canada, Inde, risques de fragmentation au niveau international sont le
Indonésie, Afrique du Sud…) gèrent ce rapport entre double de ceux causés par le communautarisme au
identité et nation. niveau des États-nations. Dans les deux cas, celui de
C’est, d’autre part, associer ce travail de revalori- l’État, comme celui de la communauté internationale,
sation et de comparaison de l’identité culturelle collec- l’élaboration d’une utopie politique nécessite des tra-
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travaille, paye ses impôts, nous enrichit, mais n’existe et parfois les ghettos. Le territoire comme symbole à la
pas. L’immigré riche ne pose pas de problèmes, ni les fois de la hiérarchie sociale et du « partage » de la
entrepreneurs, ni même les universitaires et les ingé- diversité culturelle. Celle-ci n’est pas au cœur des
nieurs malgré l’exode des cerveaux. Non l’exclu de la villes mais reléguée dans les banlieues et les quartiers.
mondialisation – alors que tout peut par ailleurs circu- On est loin de la diversité culturelle, comme enjeu
ler, des capitaux, aux biens et services, sans oublier la culturel mondial. Ou plutôt on y est, mais dans sa
spéculation et le reste –, c’est le travailleur immigré dimension hiérarchique.
pauvre. Il est le symbole de cette diversité culturelle Dans les centres-villes c’est la bataille de la diversité
refusée dans les faits et proclamée dans les textes. Une culturelle pour les nantis. Enjeu essentiel car il concerne
mondialisation et une diversité culturelle à deux vites- les industries culturelles, la classe moyenne. Dans les
ses. Le migrant, figure extrême de l’autre, celui que l’on banlieues et les quartiers c’est la diversité culturelle des
ignore, alors même qu’il en est le plus beau symbole. pauvres, voir des exclus. Une diversité bien vivante et
Dites-moi la politique de l’immigration que vous visible, mais sans légitimité. Autrement dit, la politique
pratiquez et je vous dirai finalement la vision de l’autre des territoires retrouve la dichotomie entre riches et
que vous avez. C’est en cela que la migration devient une pauvres au cœur de la diversité culturelle. L’urbanisme
des contradictions les plus fortes de la mondialisation. comme lieu de lecture de la diversité culturelle à deux
Pas seulement sur le plan économique et politique, mais vitesses. Au centre-ville, on est proche du modèle
aussi sur le plan culturel. Ne pas valoriser le travail, « noble ». Dans les quartiers, il s’agit de la diversité
l’intelligence, la culture de l’immigré pauvre qui par culturelle des « rebeus ». Avec l’obsession de la sécurité
contrainte est à cheval entre plusieurs identités, c’est comme paravent pour ne pas voir les fractures créées
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sociales, de déstabilisation des identités dans un monde culturelle en 2005. Et ce malgré les multiples différences
ouvert sans boussole, grâce aussi à la généralisation de sociales, culturelles et religieuses qui les traversent.
l’information qui permet de tout savoir. La place crois- Le paradoxe est d’ailleurs réel : l’Europe s’est bat-
sante de l’expression critique est favorisée par l’exten- tue très nettement pour la reconnaissance de la diver-
sion d’une certaine culture politique démocratique, sité, donc pour le respect des identités culturelles, et en
mais également par la place des NTIC qui permettent même temps elle a du mal à accepter de repenser le sta-
davantage de témoignages et d’interactions. Les indivi- tut des identités. Le nationalisme aujourd’hui naît, ou
dus et les groupes peuvent s’exprimer plus facilement, renaît, notamment du refus de repenser le statut de
tandis que la mondialisation des industries culturelles l’identité. Plus on évacue le problème, plus il ressort. Ce
joue elle-même un rôle de catalyseur de la réflexion cri- n’est pas l’identité relationnelle assumée qui crée le
tique. Ainsi, les NTIC favorisent dans un premier temps nationalisme, mais au contraire la sous-évaluation de
une réelle ouverture sur le monde avant de procurer cette question et le retour de l’identité refuge. Que l’on
dans un deuxième temps la volonté et les moyens de songe à des exemples tels que la Belgique, la Macédoine,
préserver les identités culturelles. Chypre, l’Allemagne réunifiée, l’Espagne, l’Irlande, le
Kosovo, la Bosnie… Et cette liste est évidemment
encore plus longue à l’échelle du monde.
De plus, l’Europe est confrontée à une autre diver-
L’Europe, laboratoire sité vis-à-vis de laquelle elle est beaucoup moins à l’aise.
de la diversité culturelle Celle de ces 40 millions de travailleurs immigrés qui pour
certains contribuent depuis de nombreuses années à la
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agressive, défendent un message politique toujours conditions du dialogue entre des cultures et des sociétés
méfiant à l’égard de l’étranger. ouvertes les unes sur les autres où les identités plus
Contradictoire Europe qui ne peut se construire dynamiques que jamais doivent être protégées, tout en
qu’en abordant franchement cette question de la diversité garantissant une ouverture à l’autre. Une ouverture qui
culturelle et d’un multiculturalisme à construire et qui, en ne soit ni un abandon des identités, ni un mélange uni-
réalité, se ferme à l’égard de ses apports les plus utiles. formisant, ni un melting-pot comme on l’a connu. Un
Tout en s’étant battu pour faire reconnaître la diversité modèle à inventer liant identité et ouverture.
culturelle… Elle a du mal à réaliser que la construction de La cohabitation culturelle est donc le dispositif poli-
sa propre cohabitation culturelle est indissociable de tique qui permet de gérer pacifiquement les relations
l’ouverture aux autres multiculturalismes. Les deux conflictuelles entre identité, culture et communication.
vont de pair. À l’heure de la mondialisation et des socié- Ce qui suppose d’abord de respecter la diversité linguis-
tés ouvertes, il faut certes fermer les territoires, organi- tique notamment pour les langues maternelles, condi-
ser la cohabitation des cultures, mais sans exclure a tion de toute diversité, et d’être sensible aux grandes
priori une partie des populations qui contribuent le plus aires linguistiques (francophonie, hispanophonie, luso-
directement à enrichir cet espace et à faire le lien avec les phonie, arabophonie, russophonie) qui en dehors des
cultures des autres pays. En réalité il y a deux cohabita- deux plus grandes langues maternelles mondiales (man-
tions culturelles à construire, interne et externe. darin et hindi-ourdou) peuvent contribuer à élargir les
passerelles entre les univers mentaux culturels et
sociaux. Favoriser aussi tous les Erasmus pour faire cir-
culer étudiants et professeurs et les faire toucher du
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chacune d’entre elles apparaît une application politique Cette cohabitation culturelle à construire nécessite
spécifique de la religion, exclusive des autres ? Aucune en réalité une action aux trois niveaux où elle existe :
organisation de la communauté internationale n’est pos- l’État, la politique, la société civile. Agir à ces trois
sible demain sans poser le principe d’une autonomie des niveaux ensemble. Sans oublier le rôle croissant des
domaines spirituel et temporel. Construire une certaine ONG qui dans le monde initient un autre rapport entre
laïcité de tolérance est une des conditions pour lutter culture, société et politique. Sans oublier aussi une
contre le retour de la xénophobie, qui ne menace pas réflexion nouvelle sur la problématique des territoires.
seulement les pays riches du Nord, mais nombre de pays Plus le monde est petit, plus la question des territoires
émergents potentiellement riches (Inde, Chine, Afrique redevient politique. Avec la mondialisation, l’espace
du Sud…). Dans un contexte de resserrement des liens semble s’élargir mais ce sont les territoires qui reviennent.
religion-politique, il est urgent de réduire les causes Et ceux-là, contrairement à l’espace, ne sont pas exten-
d’affrontement et d’exclusion. sibles. Les ghettos, comme les quartiers défavorisés sont
des loupes des inégalités économiques et sociales. Autre-
Favoriser un renouveau de la pensée politique ment dit il ne suffit pas de relancer une pensée politique
sur les rapports entre identité et cohabitation culturelle,
Repenser et revaloriser les identités culturelles col- ni de réduire les inégalités territoriales, si simultanément
lectives est indispensable pour éviter que la troisième il n’y a pas une réduction des inégalités économiques et
mondialisation accentue les risques de guerre. On sociales les plus criantes. Ce sont elles qui sont les accé-
l’oublie trop souvent, la culture fut à l’origine d’innom- lérateurs de tous les irrédentismes. Elles qui favorisent
brables conflits. Elle ne peut devenir un partenaire de la tous les communautarismes et les identités refuges.
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insuffisante. Pourtant, culture, connaissance et commu- communication sociale et interculturelle ; reconstruire les
nication sont indissociables. Ce qui signifie là aussi orga- rapports entre diversité culturelle, lien social, nations et
niser le pluralisme. La loi n’est pas l’ennemi de la liberté États ; repenser les multiples formes d’identité culturelle
de communication ; elle en est la condition. et leurs liens avec les populismes ; investiguer la multipli-
Les industries de la culture et de la connaissance cité des logiques de représentativité ; développer davan-
sont indispensables pour désamorcer les conflits poli- tage les recherches comparatives afin de mieux com-
tiques liés à la dynamique du triangle infernal identité- prendre comment pensent les autres, en Europe comme
culture-communication. Les industries de la musique, dans le reste du monde ; s’ouvrir à d’autres histoires et
qui jouent un rôle pilote dans la diffusion de la diversité cultures ; repenser les rapports entre identité et commu-
culturelle à travers le monde, doivent être réorganisées nication, ainsi que les concepts de multiculturalisme, cos-
pour à la fois garantir cette diversité et protéger les mopolitisme, métissage… Un énorme effort de connais-
auteurs. L’issue de la bataille entre les contenus et les sance pour penser cette nouvelle utopie : comment vivre
supports est aussi l’enjeu de l’économie de la ensemble avec nos différences ? Comment concilier la
connaissance. Qu’appelle-t-on valeur et création ? Qui contradiction entre la vitesse des systèmes techniques
paye-t-on ? Comment organiser les rapports entre créa- d’information et la lenteur de la communication humaine
teurs, industries et publics ? Cela concerne autant la et sociale ?
culture que les connaissances et la communication. En un mot, reprendre les concepts du triangle
infernal qui peut autant être l’échafaudage de la cohabi-
Développer les connaissances tation culturelle qu’un accélérateur de l’incompréhen-
sion et de la haine. Entreprendre une énorme réflexion
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