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Le souci de soi de Michel Foucault ou comment faire de sa

vie une œuvre


Michel Constantopoulos
Dans Che vuoi ? 2003/1 (N° 19), pages 203 à 217
Éditions L'Harmattan
ISSN 0994-2424
ISBN 2747546926
DOI 10.3917/chev.019.0203
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Le souci de soi
de Michel Foucault
ou comment faire de sa vie une æuvre

Mic he I C onstantop oulo s

< L'art de vivre a pour matière


la vie de chacun. o
Epictète1

Est-ce que le souci de soi peut intéresser la psychanalyse ? La


question semble a priori paradoxale. D'un côté, il est vrai, cette notion
est la clef de voûte de l'Histoire de la sexualitê, que Michel Foucault a
entreprise en ayant la psychanalyse en toile de fond : < L'histoire du
dispositif de sexualité, tel qu'il s'est développé depuis l'âge classique,
peut valoir comme archéologie de la psychanalyse. r'2 De l'autre côté
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pourtant, s'il a tenté de situer ainsi la psychanalyse dans sa
contingence historique, c'était pour détacher l'expérience érotique
contemporaine de sa seule référence à la notion de désir : ,, Nous, les
modernes, dit-il, sommes devenus obsédés par nos désirs profonds ;
les actes n'ont pas autant d'importance pouf nous; quant au plaisir
[...] personne ne sait plus ce que c'est t >3
Foucault a d'abord mis en avant dans La oalonté de saooir,
l'expérience de l'aveu : incitation aux discours sur le sexe qui
prolifèrent à partir de la réforme de la confession au XVII" siècle et
culminent à l'époque victorienne avæ la campagne contre l'onanisme
et l'inceste qui suivit la découverte de la sexualité infantile, considérée
d'emblée comme suspecte. Dans ce contexte, la psychanalyse
apparalt, dit Foucault, comme une pastorale, < technique de gestion
de l'inceste infantile et de tous ses effets perfurbateurs dans l'espace
familial. >a La neurotia freudienne y aurait trouvé son terreau,
devenant ainsi acceptable socialement ! L'accroissement de la sur-
veillance des enfants entralna alors un rétrécissement de l'espace
familial et aboutit à la dite famille nucléaire, qui servira de modèle à

203
Clæouoi? n" 79

l'(Edipe. Ces bouleversements, situables historiquement au cours du


)oXU siècle, s'accompagnent de l'extension du pouvoir psychiatrique
comme auxiliaire de la justice aux dépens de la religion. Enfin, un
< dispositif de sexualité )) se met en place, à savoir un ensemble de
connaissances, de normes/ de règles et d'institutions à traverg
lequel" une expérience s'était constituée, telle qle les individus ont eu
à se reconnaltre comme sujets d'une sexualité. ,5
Dans ce dispositif, c'est la sexualité en tant qu'expérience
subjective qui a posé problème à Foucault : comment s'était-elle
produite ? Définie comme corrélation < entre domaines de savoir,
types de normativité et formes de subjectivité >6, elle lui paraissait
énigmatique. Bouleversant le plan initial de gonHistotre de la sexualité,
cette interrogation l'a amené, comme il s'en explique dans l'inhoduc-
tion à L'usage des plaisirs, à u analyser les pratiques par lesquelles les
indMdus ont été amenés à porter attention à eux-mêmes, à se déchif-
frer, à se reconnaître et à s'avouer comme sujets de désir " cherchant à
< découvrir dans le désir la vérité de leur être. ,'7 Sous l'effet de cette
question, il a réorienté son Histoire de Ia sexualité, portant sa recherche
bien avant l'ère victorienne, bien au-delà de l'expérience chrétienne de
la chair, vers < la lente formation, pendant l'Antiquité, d'une
herméneutique de soi >. L'archéologie de la psychanalyse a ainsi cédé
sa place à une ,. histoire de l'homme du désir uE.

Le fil directeur de ce parcours a été de savoir < comment, pourquoi


et sous quelle forme l'activité sexuelle a-t-elle été constituée comme
domaine moral ? ,re Du côté du maltre antique, l'usage des plaisirs,
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chrèsis aphrodision, notion courante chez les philosophes et les
médecins du IV" siècle avant notre ère, était lié à un ensemble de
pratiques, qu'on pourrait appeler les arts de l'existence, technê tou
biou. Ces pratiques, en agissant sur le sujet lui-même, le transforment
selon certains critères esthétiques et tendent à faire de sa vie une
æuvre10. En ce sens, ce sont des techniques de soi r pratiques du
régime de santé, de gestion de la maisonnée, de la cour amoureuse.
Elles ont façonné une ascèse, ækésis, portant < sur quahe grands axes
de l'expérience : le rapport au corps,le rapport à l'épouse, le rapport
aux garçons, et le rapport à la vérité >n.

Le point important, c'est que le sujet n'est pas ici une donnée a
priori comme la métaphysique scolastique nous a appris à le
considérer, l'assimilant à une essence (subjectum). Il est bien plutôt
l'effet de ces pratiques, appelées fort à propos de transformation de
soi. C'est justement de cela qu'il s'agit dans la notion de souci de soi
que Foucault a redécouvert. Il a dt la dégager, comme nous le
verrons/ de sa gangue philosophique, formée par des siècles de

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Le eouci de eoi de Michel Foucault

malentendus, avant de la voir à l'æuvre dans le rapport du sujet à la


vérité. Avec le cours inaugural sur L'hermêneutique ilu sujet, damrêle 6
janvier L982 au Collège de France, nous assistons au moment même
de cette découvertel2. Le texte de référence étudié ici, c'est I'Alcibiadc
de Platon. Mais prenons les choses par le début, si tant est qu'il y en
ait jamais eu un.

I.INIDÉAL DE CITOYEN

En Grèce, le souci de soi est une notion politique traditionnelle, liée


à la capacité de gouverner. Foucault en repère une première
formulation dans les Apophtegmes laconintts de Plutarque, qui rapporte
un mot d'Alexandride, un Spartiate. << Comme quelqu'un demandait
pourquoi ils confiaient aux hilotes le travail des champs, au lieu de
s'en occuper eux-mêmes (kai ouk autoi epimelountai), parce que,
répondit-il, ce n'était pas pour nous occuper d'eux, mais de nous-
mêmes (ou toutôn epimelomenoi all'hautôn), que nous en avons fait
l'acquisition. ,'13
La formule du souci de soi, epimeleia eautou que nous rencontrons
ici, recèle toute la fierté, la supériorité de statut du citoyen antique.
Elle imprègne sa culture et elle en établit l'idéal : un idéal de maltrise
exercée sur soi-même comme sur autrui. Support idéologique de la
cité, il fonctionne au niveau d'un semblant qui obture la place de la
vérité pour le sujet. La vérité du souci de soi spartiate, c'est
l'exploitaûon des hilotesra. Par sa structure d'apophtegme comme par
son esprit arrogant, il évoque le raisonnement de Gorgias,le sophiste.
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A la question : << D'où vient que tu ne parviens pas à tromper les seuls
Thessaliens ? >, il aurait répondu : < Parce qu'ils sont trop ignorants
pour pouvoir être trompés par moi ! "15 La tromperie, apatê, si
caractéristique des sophistes, a ses antécédents historiques dans
l'éducation citoyenne spartiate !
Pour Foucault, l'anecdote rapportée par Plutarque reflète une
sentence ancestrale en rapport à la fois avec le système de division
sociale sur lequel reposait la cité et avec l'éducation des jeunes
citoyens qu'elle mettait en æuvre pour perpétuer son existence. Vu
sous cet angle, le souci de soi est une étape initiatique : on devait
apprendre à se gouverner avant d'assumer à son tour - et avec ses
pairs - le gouvernement de la cité. Nous en trouvons un autre
exemple dans la Lettre VII de Platon qui est un peu comme son
autobiographie. Elle se lit, il faut bien le dire, comme un roman
d'aventures : traversées périlleuses en mer, engagements politiques
forts et malgré tout désastreux, récits de captivité, amitiés tumul-
tueuses mais fidèles, enseignement sans répit jusqu'à un âge avancé et
une constance qui perdure comme un fil rouge et l'amène à payer le

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Cheouoi? n" 19

prix fort et à être vendu comme un esclavel6. .. Au temps de ma


jeunesse", écrit justement Platory j'avais
.< les mêmes passions que
beaucoup de jeunes gens. |e m'imaginais qu'aussitôt devenu mon
propre maftre,le m'occuperais des affaires de la cité. ,'17
C'est à ce moment précis de la vie d'un citoyen que se réfère son
dialogue Alcibiade, datant de sa première période, dite socratique.
Nous rencontrons le jeune Alcibiade, héritier, comme Platon, d'une
famille athénienne aristocratique et néanmoins engagée dans le parti
du peuple. Riche, beau, quoique sur le point de perdre cette beauté
parfaite d'éphèbe qui en a fait l'aimé, éroménos,le plus recherché et le
plus dédaigneux de la ville, cet Alcibiade donc est sur le point de faire
son entrée sur la scène politique. A ce moment charnière de son
existence, un dernier amant, erastès, Socrate, qui jusque là se limitait à
le suiwe de loin, intimidé sans doute par la foule d'admirateurs qui se
pressait autour du jeune homme,l'approche enfin.
Comment savoir si Alcibiade est à la mesure de ses projets ? Pour
en décider, Socrate lui propose de se comparer aux adversaires
politiques de la cité athénienne, Spartiates et Perses. Retour, donc, à la
question de tout à l'heure : quelle était cette éducation spartiate
exemplaire ? Platon, dont l'admiration pour Sparte ne fut pas un
særet, fait l'éloge, dans son Alcibbde, des rois spartiates. Il vante .< leur
tenue, leur grandeur d'âme, leur discipline, leur courage, leur
endurance, leur passion des exercices, des succès, des honneurs rrlE.
Mais c'est encore une fois Plutarque qui nous en apprend davantage,
dans sa Vie de Lyatrgaa. Ils cultivaient, écrit-il, la brièveté et le piquant
des propos, le célèbre < parler laconique " dont les Anciens faisaient
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l'expression de la sagesse, ainsi que le silence, qu'on opposait à
l'intempérance, de semence comme de mots, des débauchés ! Nous
apprenons aussi que le rapport entre l'amant et l'aimé semble avoir
été central, associé à ce curieux art de la feinte à travers de pratiques
comme le vol impuni, la ruse et l'audacele. Les jeunes spartiates
apprenaient à leurrer l'adversaire, mettant en æuvre la tromperie,
apaté, que les Sophistes enseignaient aux jeunes d'Athènes. La
rhétorique, c'est la poursuite de la guerre par d'autres moyens !
Ces éléments de maîtrise, auxquels chaque citoyen aspirait
d'accéder, c'est paradoxalement chez un grand monarque que Socrate
en voit le modèle : le grand Roi, maltre de la Perse et d'Asie. Dans le
miroir qu'il tend au jeune Alcibiade, se reflète l'éducation du grand
roi! Platon force ici le ûait de sa description, lui donnant des airs de
fable. Né dans le faste,le futur monarque est élevé par des eunuques
<chargés [...] de s'ingénier pour qu'il devienne aussi beau que
possible, en façonnant ses membres enfantins et en les redressant > t
Comment s'étonner qu'à sept ans il commence déjà à monter à cheval
et à chasser ! A < deux fois sept ans >, il est confié aux < gardiens des

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Le couci de soi de Michel Foucault

enfants royaux [...] au nombre de quatre,le plus savant,le plus juste,


le plus tempérant, le plus courageux "20. L'idéal de soi visé par cette
éducation associe l'art de régner, de dire toute sa vie la vérité, de ne se
laisser asservir par aucun plaisir, et enfin, de réaliser que < toute
crainte est esclavage ". Ce sont les quatre vertus cardinales de
l'éducation grecque transposées au niveau mythique du grand roi de
la Perse : la sagesse (sophia), la justice (dîkaiosunê),la tempérance
(s6phrosunê),le courage (andreia). Une sorte de mythe socratique des
origines de l'éducation.

Face à cette forme idéalisée de souci de soi, le texte de Platon


franchit à cet endroit un premier pas. Comparé à cet idéal, le jeune
Alcibiade, jusque là couvert de toutes les qualités à ses propres yeux
comme à ceux de ses concitoyens, se découvre un manque. < En tout
cela tu n'es qu'un enfant >, lui dit Socrate, pour aussitôt ajouter que
c'était ce manque même qui l'avait attiré : < Si tu m'avais paru satisfait
des avantages que je viens d'énumérer [a noblesse, la richesse, la
beauté] et décidé à t'en contenter toute ta vie, il y a longtemps que
j'aurais cessé de t'aimer. >r2r EroE, on le sait, est l'enfant du manquez.
Le dialogue prend donc ici un tournant et l'argumentation socratique
change de modalité. A propos de la question de la justice, par
exemple, voici son raisonnement :
< Tu peux assurément lsavoir ce qui est juste ou injuste], si tu l'as
trouvé. >r
Mais : << Tu aurais pu [e trouver] à condition de l'avoir cherché. >
Donc : << Tu l'aurais cherché, si tu avais cru l'ignorer. rræ
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On le voit : ce qui ouvre la quête du savoir c'est un manque, la
reconnaissance d'une ignorance. Alcibiade n'a ni cherché, ni appris,
car il croyait savoir. C'est à l'endroit de ce manque une fois mis à jour,
à l'adresse de cet enfant au regard du savoir, qu'on voit apparaître
dans le texte le gnôthi seauton, << connais-toi toi-même >r.Pour commen-
cer/ sous une forme, comme dit Foucault, faible : comme un conseil de
prudence, pour < éviter les effeurs dans l'action résultant de ce genre
d'ignorance qui consiste à croire que l'on sait ce que l'on ne sait
pas r'.20 Le désir du savoir est suscité par le manque, jusque là les
choses restent classiques, rien de très nouveau par rappoft au Banquet,
par exemple. Pour arriver à la conception, socratique et foucaldienne,
du souci de soi, mettant en jeu un nouveau rapport du sujet à la
vérité,, il nous faut faire un pas de plus.
Toute la mai'eutique, tout l'art dialectique de Socrate concourt à
faire accéder Alcibiade à la position du ouden oïda, je ne sais rien :
<< Par les dieux Socrate, je ne sais plus moi-même ce que je dis
; et,
vraiment, il se pourrait bien que j'aie vécu depuis longtemps dans un
état d'ignorance honteuse sans m'en apercevoir. r'2s L'ignorance,

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Cheotoi? n" 79

position socratique par excellence, apparalt ainsi comme la condition


nécessaire pour, dans un deuxième temPs, susciter en réponse l'appel,
non pas simplement à se connaltre, mais à se transformer, c'est à dire
à se soucier de soi : < Ne t'en inquiète pas trop, dit alors Socrate. Si
cela te ftt arrivé à cinquante ans, il te serait difficile d'y remédier en
prenant soin de toi-même (epiméléthcrui sautou); au contraire, tu es
iustement à l'âge où il faut s'en apercevoir. ,'6
Si cet appel à se soucier de soi.est référé ici à l'âge d'Alcibiade,
dans I'Apologie de Socrate il est adressé à tous les citoyens, jeunes et
vieux. Mais c'est à une érotique qu'il est surtout articulé. Tout
d'abord, il est, pour ainsi dire, préparé par tout un passage où Socrate
aura répété à satiété qu'il ne peut y avoir de concorde, ni d'amitié,
entre un homme et une femme mais que << en tant que les femmes font
leurs propres affaires, elles ne sont pas aimées des hommes u27.
Comme, en plus, se soucier de soi revient à prendre soin de son âmeæ,
chercher à la transformer par des pratiques appropriées,la conclusion
s'impose : < Celui-là seul t'aime qui aime ton âme. > Et aussi : < Celui
qui aime ton âme ne la quittera pas, tant qu'elle cherchera à devenir
meilleure. "æ A l'amant alors de se dédarer : << Eh bien, je suis juste-
ment, moi, celui qui ne te quitte pas, celui qui demzure quand le corps
perd sa fleur et quand les autres s'éloignent. > Pour conclure enfin :
< Voici où tu en es : il n'y a eu et il n'y a personne qui ait été ni qui soit
l'éraste d'Alcibiade, fils de Clinias, sauf un seul homme, celui qui t'est
cher, Socrate, fils de Sophronisque et de Phainarète. 'r30 Ce n'est pas
une déclaration, c'est une démonstration d'amour!
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Il y a par conséquent deux éléments étroitement liés dans le pas
qui fait franchir la distance du .. connais-toi toi-même ) au << souci de
soi >. En premier lieu, se connaître ne comporte pas forcément la
nécessité de changer et peut se limiter à l'acquisition d'un savoir qui
laisse le sujet intact. Le souci de soi commence justement au point où
le sujet ne se contente plus de se connaltre rnais se met luimême en
jeu à travers la recherche de sa vérité. En deuxième lieu, cette
transformation est portée par une érotique qui est, pour Socrate, le
miroir de l'âme. Comme, dit-il, < en regardant [un miroir] nous nous y
verrions nous-mêmes, en même temps que nous le verrions [...], l'âme
aussi, si elle veut se connaître elle'même, doit regarder une âme
'r31.
La transmission de l'amour de la vérité dans le dialogue emprunte la
voie de l'érotique : Alcibiade, à la fin, veut < échanger les rôles >, ête
lui, désormais, le n pédagogue > de Socrate. < En ce cas, mon brave
Alcibiade >, triomphe ce dernier, ( mon amour ressemblera fort à
celui de la cigogne; il aura élevé un nid, dans ton âme, un petit amour
ailé, qui ensuite prendra soin (thnapeuein) de lui ,r32.

208
Le eouci de soi de Michel Foucault

TIN PRINCIPE DINQLIIÉ"NJDE

Foucault soutient par conséquent que le précepte delphique :


gnôthi seauton, connais-toi toi-même, fait son entrée dans la philoso-
phie avec le personnage de Socrate en étant subordonné au principe
plus large du souci de soi. Il y a un passage del'Apologie où Socrate
parle à ses juges de sa façon d'apostropher les Athéniens : ,, Quoi !
Cher ami, tu es Athénien, citoyen d'une ville qui est plus grande, plus
renommée qu'aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne
rougis pas de donner des soins (epimeleisthai) à ta fortune, pour
l'accroltre le plus possible, ainsi qu'à ta réputation et tes honneurs.
Mais quant à ta raison, quant à la vérité et quant à ton âme, qu'il
s'agirait d'améliorer sans cesge, tu ne t'en soucies pas, tu n'y songes
même pas (epimelê, plnontizeis). rs Voilà une formulation du souci de
soi et de ses enjeux les plus concrets dans la vie du sujet.
Nous voyons que Socrate mérite bien d'être comparé au taon : il
pique et éveille ses contemporains comme cet insecte le fait aux
animaux. << Le souci de soi-même est une sorte d'aiguillon, écrit
Foucault, qui doit être planté là, dans la chair des hommes, qui doit
être fiché dans leur existence et qui est un principe d'agitation, un
principe de mouvement, un principe d'inquiétude permanent au
cours de l'existence. "& A travers Socrate, il devient la caractéristique
fondamentale de l'attitude philosophique tout au long de la culture
grecque, ainsi qu'hellénistique et romaine". On le repère chez
Épicure, chez les cyniques, comme chez les stoïciens. On peut en
suivre la trace, avec Foucault, dans la spiritualité alexandrine (Philon),
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chez Plotin, et même dans l'ascétisme chrétien (Basile de Césarée,
Grégoire de Nysse). < De l'exercice philosophique à l'ascétisme
chrétien : mille ans de transformaHon, mille ans d'évolution, dont le
souci de soi est sans doute un des fils directeurs importants. >s
Foucault n'est pas le seul à soutenir cette thèse. Nous en bouvons
les prémices chez Pierre Hadot, notamment dans son travail sur les
Exercices spirituels: < La philosophie apparalt, dans son aspect origi-
nel, non plus comme une construction théorique, mais comme une
méthode de formation à une nouvelle manière de vivre et de voir le
monde, comme un effort de transformation de l'homme. >Y Pour lui,
en effet, les démonshations philosophiques tirent leur évidence moins
de raisons abstraites que d'une expérience qui est, selon son terme,
exercice spirituel3E. Nous l'avons vu plus haut dans le dialogue de
Socrate avec Alcibiade, où étos se faisait éducateur. Or, pour Hadot:
< Le dialogue socratique apparalt donc ainsi comme un exercice
spirituel pratiqué en commun qui invite à l'exercice spirituel intérieur
[...], à l'attention à soi, bref au fameux "Connais-toi toi-même". 'r3e Et

2W
Cheouoi? n" 79

d'ajouter que ( tout exercice spirituel est dialogique, dans la mesure


où il est exercice de présence authentique à soi et aux autres 'ra.
Le souci de soi c'est le refus de l'oubli de soi. fean-Pierre Vernant,
commentant la fin de la Rêpublique, alfrrme que < Platon n'a pas tant
innové que recueilli et transposé une tradition qui associait très
étroitement les thèmes de mélêté [a méditation], et de l'amêleia lsans
soucil aux mythes de Mémoire et d'Oubli Selon lui, Platon rejoint
".
ainsi les Pythagoriciens et Empédocle. Il transforme une discipline
ancienne d'extase en un entraînement spirituel, mélété thanatou, une
méditation, discipline, de mort, qui consiste à considérer et vivre
chaque instant comme étant le dernier. Ainsi, dans Phédon,
< philosopher, c'est apprendre à mourir >ar. C'est un exercice de la
mémoire, mélété mnèmès, qui à travers I'anamnzsis (réminiscence), vise
un au-delà : rappel exhaustif des événements de la journée, allant
ensuite jusqu'à l'évocation des vies antérieures, pour empêcher l'âme
de sombrer dans létW,l'Oubli. Dans ce sens, Platon pouvait déplorer,
dans Phèdre,l'invention de l'écriture qui relâche, selon lui, l'effort de
la mémoire et permet à l'oubli de s'introduire dans l?me. <<L'améleia
(dans le cadre de la pensée platonicienne) se définirait comme le
contraire de cette inquiétude spirituelle, ce trouble de l'âme que le
philosophe, à l'imitation de Socrate, a pour mission de susciter. od
Nous constaterons également que le souci de soi comme principe
d'inquiétude n'a plus qu'un lointain rapport avec la doctrine civique
ancestrale dont Alexandride se faisait le porte parole dans l'anecdote
de Plutarque citée plus haut. Pour paraphraser Foucault, nous
sommes passés d'un privilège politique, à travers le creusement d'un
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déficit pédagogique, à la question du sujet : quel est ce << soi > dont je
dois m'occuper en priorité ? En d'autres tefmes/ nous sommes partis
d'un semblant qui obture la vérité du souci de soi spartiate, pour
arriver à un souci de soi comme recherche de la vérité du sujet,
énigme, vide identitaire.

Pourquoi ce principe, s'interroge alors Foucault, < un véritable


phénomène culturel dans l'Antiquité, est-il par la suite disqualifié et
"
exclu du champ de la pensée philosophique moderne ? Pourquoi < la
recherche, la pratique, I'expérience par lesquelles le sujet opère sur
lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité >
sont-elles exclues de la philosophie ? Ce bouleversement est attribué
au moment cartésien qui redonne la primauté à la connaissance de soi
aux dépens des pratiques de transformation de soi. Il y a une diver-
gence ici avec Hadot, qui situe cette coupure au Moyen Age. Toujours
est-il que la philosophle se sépare de ce que Foucault propose
-sujet
d'appeler spiritualité ,r4. Pour celle-ci, la vérité n'est donnée-au
<
qu'à un prix qui met en jeu l'être même du sujet. Pas de vérité sans

210
Le eouci de eoi de Michel Foucault

une hansformation du sujet, soit suivant un mouvement d'ascension


porté par erôs,I'amour, soit selon la ligne d'un long travail, une
élaboration : ækêsis, l'ascèsea.
Philosophie et spiritualité n'étaient pas dans l'Antiquité des
champs séparés. Le souci de soi < désigne l'ensemble des conditions
de spiritualité, l'ensemble des transformations de soi qui sont la
condition nécessaire pour que l'on puisse avoir accès à la vérité >45.
Nous en avons un témoignage chez Platory une fois de plus dans sa
kttre VII, son autobiographie. Platon critique le tyran de Syracuse
Denis le leune, qui aurait écrit un traité philosophique sur la vérité :
o des gens qui ne se connaissent même pas eux-mêrl€s >r écrit-il,
peuvent seuls < déclarer tous avoir trouvé des réponses à ces
problèmes auxquels je consacre tous mes efforts >>. Puis il ajoute : < De
moi, en tout cas, il n'existe pas et il n'existera jamais aucun haité à ce
sujet; car cela ne peut pas se mettre en formules comme les autres
savoirs. C'est à la suite d'une longue assiduité, d'une vie passée dans
la méditation de ces problèmes, que cela jaillit soudain dans l'âme,
comme le feu qui jaillit d'une étincelle bondissante, et gui se
développe alors tout seul. ,46 Ces termes sont proches de l'extase
mystique. La philosophie hellénistique et romaine en prend les
accents surtout chez Plotin qui en a formulé la théorie avec
<< l'expérience unitive >, l'union avec lun, L'ineffable est son centre

obscur et êrosson point de départr.


Le terme < spiritualité > ne doit pas nous induire en erreur. Cette
dimension est constante chez Hadot, mais pour Foucault, ce dont il
s'agit, et c'est pourquoi il abandonne rapidement l'expression exer- <<
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cices spirituels > pour < exercices de soi >>, << pratiques de soi >r ou
encore < techniques de soi >>, c'est ce qu'il appelle les << arts de l'exis-
tence > par lesquels ., les hommes cherchent à se transformer eux-
mêmes, à se modifiet dans leur être singulier et à faire de leur vie une
(Euvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains
critères de style oa8. Le souci de soi est centré pour lui davantage
autour d'une., esthétique de l'existence >.
Toutefois, l'accent de spiritualité qu'a comporté le souci de soi
dans son histoire, explique sans doute pourquoi, aux yeux de
Foucault, le deuxième facteur, après le moment cartésien, qui a
contribué à sa disqualification historique au profit du < connais-toi
toi-même >>, a étê la théologie : < La correspondance entre un Dieu
tout connaissant et des sujets tous susceptibles de connaltre (sous
réserve bien sûr de la foi). > Pour lui, .< le conflit n'a pas été entre la
spiritualité et la science : il a été entre la spiritualité et la théologie
"ae.
Depuis, une lignée de penseurs, de Spinoza à Nietzsche et Heidegger,
ont dessiné un retour des exigences de spiritualité au sein de l'acte de
connaissances.

271,
Cheoroi? n" 19

EROS ET ASI(ESIS EN I5YCHANALYSE ?

Foucault situe ici également la psychanalyse parmi ces formes de


savoir qui retrouvent les caractéristiques du souci de soi : le prix que
le sujet a à payer pour dire le vrai, et l'effet de cette recherche de la
vérité sur le sujet. Et c'est à Lacan qu'il reconnalt d'avoir remis ces
questions du rapport entre sujet et vérité au centre de la psychanalyse,
qui les avait jusque-là occultées au prix d'un certain positivisme et
psychologisme. << En refaisant resurgir cette questioç je crois qu'il
[Lacan] a effectivement fait resurgir à l'intérieur même de la
psychanalyse la plus vieille tradition, la plus vielle interrogation, la
plus vieille inquiétude de cette epimeleia heautou [souci de soi], qui a
èté la forme la plus générale de la spiritualité. >51 C'est une surprise,
venant de quelqu'un qui a critiqué la psychanalyse comme une
pastorale, une technique de l'aveu ! Mais sa position est plus nuancée,
jusqu'à ajouter cette question, qu'il laisse ouverte : < Est-ce qu'on
peut, dans les termes mêmes de la psychanalyse, poser la question de
ces rapporb du sujet à la vérité qui, du point de vue en tout cas de la
spiritualité et de l'epimeleia heautou,, ne peut pas, par définition, se
poser dans les termes mêmes de la connaissance ? >e
Pour prolonger cette question, serait-il possible de repenser la
psychanalyse comme une pratique mettant en jeu éros et askesis à
travers deux expériences, celle de l'amour de transfert et celle du tra-
vail analytique avec son usage, chresis, spécifique ? Ne vise-t-elle pas
effectivement à la transformation, plutôt qu'à la simple connaissance
de soi? Pensons à des expressions freudiennes comme < l'ombilic du
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rêve >>, ou lacaniennes comme < l'opacité sexuelle >, <. l'ineffable >r, .. le
réel comme échappant à toute tentative de symbolisation > : elles
posent la question des limites du savoir. La connaissance de soi est
loin de pouvoir résumer l'analyse. Le traumatisme sexuel n'y
représente-t-il pas un registre supposé inaccessible sauf par ses effets
sur le sujet ?
Au sein de l'expérience analytique, nous rencontrons quelque
chose d'homologue au souci de soi. Dans le Cas Dora par exemple,
lorsque la jeune femme vient trouver Freud et lui expoeer sa
souffrance, elle ne rencontre pour toute réponse qu'une question,
concernant sa propre part dans ce qu'elle semble jusque là seulement
subir. C'est une invitation que lui adresse ainsi Freud, invitation à se
pencher $ur soi, à se tourner vers soi : est-ce un appel au souci de soi ?
[a pratique de l'écoute est aussi un principe d'inquiétude.
La formule que prononçait tout à l'heure Alcibiade : < Je ne sais
pas >, est au seuil autant de la psychanalyse que du souci de soi. Se
soucier de soi, entrer en analyse, implique ce : < Je ne sais pas r, ouilm
oida. C'est une condition logique nécessaire. Nous l'avons rencontrée

2L2
Le eouci de goi de Michel Foucault

chez Platon connectée à un autre élément : << En tant que les femmes
font leurs propres affaires, disait Socrate, elles ne sont pas aimées des
hommes. ns On dirait une première formulation, avant Lacan, du < il
n'y a pas de rapport sexuel > ! C'est que la jouissance sexuelle est
marquée par l'impossibilité d'établir le Un de la relation rapport sexuel.
C'est ainsi que Lacan reprenait, dans RSI, le Un de l'expérience
unitive de Plotin, ouvrant, par le biais de l'extase mystique, la
question de l'Autre jouissance. Cette conjonction entre < je ne sais
pas > et < il n'y a pas de rapport sexuel > est au cæur de la conception
freudienne du symptôme. Celui-ci est censé en effet réaliser une
satisfaction qui se substitue à celle qui n'a pu avoir lieu dans la vie
amoureuse du sujet. C'est dans ce sens que, pour Freud, le symptôme
est, à proprement parler, l'activité sexuelle des névroséss. C'est une
autre façon de parler de la division du zujet.
Il y a un aspect des exercices de soi qui est parfois considéré
comme leur secret, c'est l'attention au moment présent, la discipline
qui consiste à quitter la crainte de l'avenir et le poids du passé pour
accueillir le moment présent car lui seul dépend de nous. Attitude
fondamentale des stoitiens, cette attention, prosochè, est une tension
constante : < En toutes choses et continuellement, il dépend de toi de
te réjouir de ce qui arrive présentement [...], et d'examiner avec
méthode la représentation présente. oss La règle analytique des
< libres associations >r n'est€lle pas, elle aussi, centrée sur ce qui
tombe présentement à l'attention ? Il ne s'agit pas de comparer les
prémices logiques, encore moins les fondements théoriques
d'expériences aussi éloignées entre elles historiquement, mais de
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prendre en compte en priorité les effets d'une pratique sur le sujet.
Voilà l'idée de l'exercice de soi.

LECASFOUCATILT

Quel meilleur exemple de la pratique du souci de soi que celui que


Foucault nous donne, dans son introduction à L'usage des plaisirs, en
parlant de son propre cheminement, se constituant, pourrait-on dire,
lui-même comme cas ! Il évoque le choix qui s'ouvre devant lui dans
son fravail, induisant un moment de flottement et de perplexité qui
l'amène à reconsidérer l'ensemble de son parcours.
Parler de la sexualité >, écrit-il, supposait qu'on puisse disposer
"
d'instruments pour analyser les trois axes qui la constituent comme
une expérience historiquement singulière, à savoir : < La formation
des savoirs qui se réfèrent à elle, les systèmes de pouvoir qui en
règlent la pratique et les formes dans lesquelles les individus peuvent
et doivent se reconnaltre comme sujets de cette sexualité. >rs6 Or, sur
les deux premiers points, savoir et pouvoir, ses travaux antérieurs,

213
Clæouoi? n" 19

que ce soit sur la médecine et la psychiatrie, comme sur le pouvoir


punitif et les pratiques disciplinaires, avaient procuré ces outils de
travail. << L'analyse des pratiques discursives Permettait de suivre la
formation des savoirs en échappant au dilemme de la science et de
l'idéologie; l'analyse des relations de pouvoir et de leurs technologies
permettait de les envisager comme des stratégies ouvertes, en
échappant à l'alternative d'un pouvoir conçu comme domination ou
dénoncé comme simulacre. En revanche, l'étude des modes selon
lesquels les individus sont amenés à se reconnaltre comme sujets
sexuels me faisait beaucoup plus de difficultés. ,rsz Ne disposant pas
d'instruments adéquats, c'est sa démarche qui va alors se modifier,
I'impliquant lui-même toujours davantage.
Comme dansl'Alcibinde de Platon, c'est donc bien la question du
sujet qui induit un flottement dans le savoir et amène à prendre la
voie du souci de soi qui n'est ni sans risques, ni sans danger pour
celui qui s'y engage. On trouve en effet à cet endroit quelques
paragraphes où Foucault décrit par des tons inhabituels les
bouleversements causés chez lui par le fait de laisser de côté son
projet initial d'Histoire de la sexualitê pour s'engager dans ,, une
histoire de la vérité >. Car il ne s'agissait justement plus de <. ce qu'il
peut y avoir de wai dans les connaissances ,), mais < des jeux du vrai
et du faux > à travers lesquels le sujet se perçoit comme fou, malade,
être parlant, vivant et travaillant, comme criminel ou encore comme
., homme de désir >. Nous dirions qu'il s'agissait de passer du registre
du savoir à celui de la vérité.
Il lui a fallu pour cela, écrit-il, s'éloigner de ses < horizons autrefois
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familiers r', abandonner le plan qu'il avait échafaudé avec soin, tout
changer pour << serrer de plus près l'interrogation que depuis
longtemps je m'efforce de poser >>. En ce serul, ce travail fut une forme
d'aslcesis : il a fallu .. se donner du mal, commencer et recommencer,
essayer, se homper, tout reprendre de fond en comble [...], travailler
en se tenant dans la réserve et l'inquiéfude u. Il a fallu emprunter des
sentiers inconnus, aborder, comme il dit, des documents trop mal
connus de lui, au risque de perdre le fil de ses questions dans le
< labyrinthe des jeux du vrai et du faux. Engagé sur cette voie, il a
"
suivi la curiosité < qui permet de se déprendre de soi-même
"$. Nous
trouvons là quelques formulations qui montrent à quel point sa
recherche sur le souci de soi a fini par se confondre avec sa propre
démarche. Il ne s'agissait plus de connaltre mais de se transformer.
A cet endroit précisément, au lieu de garder << en coulisses > ces
motifs personnels, Foucault les revendique comme faisant partie de
son projet, qu'il définit comme << essai > au sens propre du terme, à
savoir : < épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la
vérité ',5e. Foucault se constifue ici véritablement en < cas à la
',
2L4
Le souci de soi de Michel Foucault

manière dont Freud l'a fait dans L'interprétation des rtaes, prenant ses
propres rêves comme objet de sa méthode et rendant par là caduque
le jeu de la connaissance objective. Foucault était parti de la recherche
des outils de connaissance susceptibles de lui permethe de mener à
bien son étude de la sexualité. En cours de route, cette démarche se
transforme et le transforme : il ne s'agit plus d'instruments de con-
naissance mais d'askesis, exercice de soi. < C'était, écrit-il, un exercice
philosophique : son enjeu était de savoir dans quelle mesure le travail
de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu'elle
pense silencieusement et lui permettre de penser autrement. >@

Foucault rejoint ici, à travers son travail d'écriture, la pratique


ancienne des hupomnémata, ces carnetg de notes où l'on consignait par
écrit ses lectures pour se recueillir sur elles et méditer. Dans Ecriture de
soi, il indique que cette pratique visait à échapper à la stultitia,
l'agitation de l'esprit, favorisée par la lecfure infinie. Il s'agissait, dit-il,
de ,, rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui
n'est rien de moins que la constitution de soi ,61. Cette < pratique
réglée et volontaire du disparate >> a comme effet, par la subjectivation
des fragments hétérogènes dans l'exercice de l'écriture personnelle,la
constitution d'un corps, à entendre, dit Foucault, non comme un corps
de doctrine mais bien < comme le corps même de celui qui, en
transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur
vérité >. Et il cite Sénèque dans kttres ù Lucilius, pour qui l'écriture
transforme la chose vue ou entendue <. en force et en sang >162.
La référence au corps montre qu'il n'y a pas de différence, pour
Foucault, entre un tel exercice d'écriture et des pratiques érotiques qui
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constifuent des <. processus d'invention > et qu'il définissait comme
< désexuées >, dans la mesure où, mettant l'accent sur l'intensité et la
durée de la sensation, plutôt que sur l'orgasme, elles sont censées
modifier le rapport de l'individu à son propre corps. læ plaisir prend
alors la valeur d'un .. événement qui se produit hors sujet, ou à la
limite du sujet >>6, il est impersonnel. A travers lui, .< on se désassu-
jettit, on cesse d'être un sujet, une identité >>60. Cette érotisation
différente du corps représente, comme le forrnule David Halperin
dans Saint Foucault, < une rencontre entre le sujet moderne de la
sexualité et l'altérité de son corps 116.
Le souci de soi est en effet envisagé par Foucault comme une téchné
de soi, un art qui, comme tel, ne peut être réduit au seul registre de la
connaissance, mais comprend aussi bien des pratiques d'écriture ou
de méditation qu'érotiques ou politiques. Il ne s'agit plus de faire
æuvre de savoir mais de faire de sa propre vie une æuvre : < Noug
avons à peine le souvenir de cette idée dans notre société, idée selon
laquelle la principale æuvre d'art dont il faut se soucier, la zone

275
Cheouoi? n" t9

majeure où l'on doit appliquer des valeurs esthétiques, c'est soi-


même, sa propre vie, son existence. >*
Il y a une expression de Plotin qui rend bien compte de cette
conception, aujourdhui oubliée : " [...] enlève tout ce qui est superflu,
redresse ce qui est oblique, purifiant tout ce qui est ténébreux pour le
rendre brillant, et ne cesse de sculpter ta propre statue [...]."tt Et l'on
se souviendra que Freud, lorsqu'il voudra donner une image de
l'analyse qui la différencie de la suggestion, c'est également à la
sculpture qu'il pensera. Lecteur des Anciens, il pensait comme eux
que la sculpture est un art qui enlève, par opposition à la peinture, un
art qui ajoute. La statue, agalma, est enfermée dans le bloc de pierre :
enlever le superflu, c'est la laisser respirer à l'air libre.

lEpictèt", Entretiens, l,'!.5,2, cité par Hadot (P,), Exercices spirituets et


philo*phic antique,Pais, Albin Midtel, 2002 (2" édition), p. 23.
zFoucault
@1.), Histoire de Ia squalité, LL Ia oolonté dc srooir, Paris, Gallimard,
!976,p.772.
cRabinow (P.), Thc Foucault Reader, ouwâge collectif, Pantheon, 79M, p.359,
cité in Rajctrman Ç.), ErotQue de la oérité, Paris, PUF, 194, p.11,6.
aFoucault (M.), Les Anarmaux, Cours au Collège dc Fmnce L975-7976, Parts,
Çallimard/Iæ *ur| 799, p. 257.
rFoucault (lvL), L'usage dæ plaisirs, Paris, Gallimard, 7984, p. 10.
olbilem.
7Ibid.,p.tt-tz.
slbia.ô.t2.
enia.ï.rc.
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rolbidÈ*.
rrlbid.p.g9.
l2Fonâ,ilt (M.), L'herméneuti4ræ du sujet, Cours au Coltège de Franæ 1.98L-L982,
Paris, Seuil/Gallimard, 2001.
l3Plutarque, Oeuoræ motales, t. III, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 19E8 (217a,
p.771,-772, trad. F. Fuhrmann), cité par Foucault (M) L'haméncutique du sujet,
w.cit.,p.32-33.
14Au rénr où Lacan dit dans D'un Autre àl'autre, que la vérité du capitalisme,
ciest la plus-value (séances du 13, 20 et 27 novembre 1%8).
rrAnecdote attribuée à Simonide, citée in Détienne (M.), Les Maltres de ohité
4g*Io Grèæ ardtafque, Paris, Maspero, 7967,p.707.
roCf. aussi, sur la vie de Platon : Dogène Iaerce, Vies, doctrfuræ et sentences dÆ
plilosophæilh,tstrcs, Paris, Gamier, 1965, livre IIL
r/Platon, Lettre aux amis, (Letfre VII), bad. Odette Bellevenue, Mille et une
nuits, 1996, p. 8.
]fn"torç Aidbiade, Paris, Les Belles Lethes, 19fl8, 122c, p. 73.
rv Plutarque, Vie de Lycurgue,17,5-78,2 et79,7-5.
lu-Plalon, Alcibiadc, op. cit., 121, c-722b, p. 7l -7 3.
2tpi6.1g4a.
zCt,te discours de Socrate dans Iz banquet de Plaùon, qui fait d'Eros le fils de
Pôros, la richesse, et de Penia, la pauweté.
zrPlabn, Alcibiadz, op. cit.,'1,09e.

216
Le eouci de soi de Midrel Foucault

24niA.nza.
2stbia.tzzd.
26nid.tzzd.
27tuid.1zTa.
2ïIbid.1g2".
2enid.tgtd'
golbid.lgldn.
37nia.rcza-tæu.
,zlbid.lgsd-e.
33Plutot, Apologie de Socrate, 29d, cité par Foucault (M.), L'herméneutique d.u
cit.,p-7.
Aqjet, op.
sFoucault (M.), L'herméneutique du sujet, op. cit.,p.9.
5clbitl.p.l0.
36nia.i.ts.
ffff"aôt 1f.1, Ercrcicæ spiituels et phihsophic anti4ue, op. cit. ,p.71,.
56Ibkl.o.70.
serbid.i.+t.
aonia.i.u.
alPl"toï, Phtutnn, 67 e et 8'1,a.
4Vemant 0.-P.), L. fleuve amélès etla métété thanatau r,, Mythe et pensée chez
"
k: Grecs, Paris, Maspero, 1981, petite collection, I,p.7W-12?.
s.Foucault (M.), L'herménattiqte du sujet, op. cit., p.76.
$Ibid.p.17.
Asbia.p.ts.
ffUt"h Lâtre Vll, tp. cit., p.32-33.
47cf. Hudot (n, Là philosophie camrne mqnière de oiore, Paris, Albin Michel,
2001, p. 130.
alf ouiautt 1
tvt Gallimard, 7994, v ol. W, p. 545.
.), D it s et écrits, P ans,
(W L'herméneutique du sujet, op. cit., p. 28.
-afoucault
cuIbid.. p. 29-30.
srbu.i.st.
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lz1uia.p.zt-sz.
rrPlaton, Alcibiad.e, 727 a.
S4Freud (S.), < Fragment d'une analyse d'hystérie (Le cas Dora) r, n Cinq
Bgùanalysæ, Paris, PUF, 1954, p. 85-86.
orMarc Aurèle, Pmsées, VA, 54, cité d'après lladot (P .), Exacitæ rpirttuels et
philæophie antiqur, op. cit., p.27.
]$oucault (M.),L'usage dæ plaisirs, op. cit.,p.7A.
rtIbkl.p.lt+-ll.
la^na.p.r+t+.
p.75.
'YIbid.
æniaein.
6lFoucault (M.), Difs et éc'rits, op. cit.,vol. IV, p.419.
ozlbid.p.422.
6Forl"a.rlt (M.), Le Gai Sdsoir, La rcaue h, no 2, p. 4445, cité dâprès [Ialperin
p.), Saint FoucauJt, Paris, EPEL, 2000.
æIbid.p.51,-52.
lfHap..itr (D.), Saint Foutnult, op. cit., p.l0l.
wFoucault (M .), Dits et Mtq op. cit., p . 402.
o/Plotin, Ennesde, I,6,9,7, cité d'après Hadot (P.), Exercices spiituels et
phîlosophb antr4ue, op. cit., p. 59.

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