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La livre de virtuel : fantastiques images

Céline Masson
Dans Champ psychosomatique 2008/4 (n° 52), pages 59 à 77
Éditions L’Esprit du temps
ISSN 1266-5371
ISBN 9782847951363
DOI 10.3917/cpsy.052.0059
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La livre de virtuel :
fantastiques images
Céline Masson

I
l y a un monde calme et reposant. C’est ainsi que
« je suis entrée pour la première fois dans Second Life.
Puis a surgi l’autre, un visage sans expression, un
corps qui se dirige vers quelque chose hors écran. L’autre
comme un monde possible, comme la possibilité d’un monde 1. Agnès de Cayeux,
effrayant. (…). »1 dans Second Life, un
monde possible, Éditions
les petits matins, Paris,
Afin d’explorer la thématique qui nous est proposée dans 2007, p.10.
ce numéro de revue sur « Le corps en images », il m’a semblé
intéressant de reprendre une parabole littéraire. Il s’agit du
livre de Adolfo Bioy Casarès, L’invention de Morel, une
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véritable machine infernale à produire des corps-images. Ce
livre résonne étonnamment avec cette autre « machine », dite 2. Nous avons proposé ce
la Toile ou Word Wide Web (littéralement la « toile d’araignée thème lors de notre
mondiale »), machine à produire des corps-images. En effet les colloque « Le corps
nouvelles technologies médiatiques de l’image et spécifique- contemporain : création
et faits de culture » qui
ment l’image virtuelle (par exemple avec l’univers de Second s’est tenu à Rio de
Life) nous confronte à un nouvel environnement et de Janeiro en octobre 2007.
nouvelles expériences dont les effets psychiques sont encore Une partie de cet article a
fait l’objet d’une
difficilement appréhendables2. publication dans une
revue brésilienne
À propos de cette figure mythique grecque qu’est Pandora3, Psicologia clinica.1
Jean-Pierre Vernant écrivait : « Et par conséquent, sa place, sa 3. Cette création
fonction pose le problème de savoir ce que sont ces images, mythique d’une simili-
ces imitations. Quel est le rapport entre une déesse, sa statue, et femme.

Céline MASSON - Psychanalyste, Maître de Conférences, Université Paris-


Diderot

Champ Psychosomatique, 2008, n° 52, 59-77.


60 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

4. J.-P. Vernant, Pandora ? (…) qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ?
Pandora, la première
femme, Bayard, BNF,
Comment se fait-il qu’il peut y avoir une apparence qui saute
Paris, 2006, pp. 85-86. Je aux yeux, et qu’en même temps cette apparence soit contraire
remercie Catherine à la réalité de la chose que vous voyez ? »4. En somme la
Desprats-Pequignot de
question fondamentale posée par ce mythe et par la fiction que
m’avoir fait connaître ce
texte. Pandora est aussi nous allons étudier est celle de savoir ce qu’est le vrai, ce
le Séminaire que nous qu’est l’illusion et quelle sorte de « folie » prend-il aux
co-dirigeons (Séminaire hommes d’inventer des machines à créer du leurre, à jeter de la
interuniversitaire sur les
processus de création). poudre aux yeux ? Ce qui revient par ailleurs à nous interroger
sur les images actuelles dont nous ne pouvons plus nous passer
et auxquelles nous vouons un véritable culte. La religion des
5. Voir C. Masson «
L’image en médecine : us images a gagné depuis quelques décennies notre culture, notre
et abus – l’image n’est société, nos médias et notre médecine 5. André Breton disait
pas la réalité », déjà en avant-coureur que les vivants seront remplacés par les
Cliniques méditerra-
néennes, « Médecine, images. Peut-on dès lors parler d’une véritable « icono-
éthique et psychanalyse manie » ? Ce que nous invite à penser ce livre-mythe de
», septembre 2007, n°76, Casares (L’invention de Morel), c’est la séparation du vivant
Érès, Toulouse, pp.61-
75. Ainsi que les actes de
de son image… les images vivent par elles-mêmes au dépend
notre colloque (avec de son vivant !
Rémy Potier) (à paraître)
L’image en médecine :
les enjeux psychiques de
l’imagerie médicale, 10 1. L’INVENTION DE MOREL D’ADOLFO BIOY
novembre 2006, CASARES : LA MACHINE INFERNALE
Université Paris-7.
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Max Milner écrit à propos de cette histoire : « L’important
est que Bioy Casares ait réussi à créer un véritable mythe
6. M. Milner, « Le thème permettant d’éclairer quelques aspects encore peu explorés de
du simulacre dans
L’invention de Morel notre condition d’hommes modernes, disposant de moyens de
d’Adolfo Bioy reproduction dont les perfectionnements et la multiplication
Casarès », http ://www.u- introduisent dans nos vies des changements aux conséquences
bourgogne.fr/CENTRE-
BACHELARD/Z- incalculables. »6
milner.pdf. On connaît l’Olympia des Contes d’Hoffmann, poupée-
automate et simili-femme qui est l’une des inventions de
simulacre les plus intéressants de la littérature. Mais il est une
autre création tout aussi fantastique, qui est la machine de
Morel que va découvrir le narrateur sur une île apparemment
déserte où il débarque, fuyant la justice de son pays. Il y est
arrivé en canot à la rame avec une boussole dont il ne sait se
servir et arrive en ce lieu insulaire où se trouvent un « musée »,
une chapelle et une piscine. En explorant les bâtiments déserts,
il découvre dans les souterrains des machines servant proba-
blement à fournir l’eau et l’électricité, grâce à une turbine
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 61

actionnée par le mouvement des marées et dans une salle close


d’autres machines dont il ne comprend pas l’usage.
Alors qu’il s’installe et s’aménage un quotidien, il voit
« tout à coup » deux personnages soudain présents comme s’ils
étaient apparus spontanément dans son champ de vision ou
dans son imagination dit-il 7. Ils ne le voient pas. Les person- 7. A. Bioy Casares,
nages ont sorti un phonographe et ont passé le temps à L’invention de Morel,
converser, écouter de la musique et danser. Il tombe sous le traduit de l’argentin par
Armand Pierhal avec une
charme d’une femme que l’on appelle Faustine et qui vient préface de Jorge Luis
admirer chaque soir le coucher du soleil. Il l’observe mais elle Borgès, Robert Laffon,
demeure indifférente à son égard et ne remarque pas sa 10/18, Paris, 1973, p. 27
présence. Il l’observait en cachette mais « son regard passait à
travers moi, comme si j’avais été invisible. »8 Comme si ses 8. Ibid., p.32.
oreilles et ses yeux ne lui servaient pas à entendre et à voir.
Cette apparition fantomatique contribue à susciter chez le
narrateur ce que Freud appelle un sentiment d’inquiétante
étrangeté (unheimliche), véritable générateur de malaise. Il dit
à propos de cette femme : «(…) sa tactique est inhumaine. Je
suis la victime (…)»9 Elle se présente avec un autre homme 9. Ibid., p.41.
qui se trouve être un certain Morel, l’inventeur diabolique de
cette machine à projeter des images particulières dont nous
reparlerons. Ces personnages ne le voient pas et ne lui portent
aucune attention. Ils se conduisent comme si la réalité
matérielle n’offrait aucune résistance en dansant au milieu des
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ronces ou se baignant dans des nids de vipères. Il essaye de
comprendre le secret de ces apparitions car ces présences
disparaissent comme elles sont apparues. Les individus
envahissent périodiquement l’île sans qu’aucun bateau ni
avion n’ait été entendus. Il échafaude alors des hypothèses.
Peut-être est-il victime d’hallucinations liées à la sous-alimen-
tation ou à la fameuse maladie dont l’île est le foyer ou encore
s’agit-il d’extraterrestres ou alors de revenants et lui un
voyageur ou bien un autre mort : « Il est possible aussi que l’air
corrompu des basses terres, joint à une alimentation déficiente,
m’aient rendu invisible. »10 Toutefois, il se rend compte qu’il 10. Ibid., p.62.
n’est pas invisible pour les oiseaux, les lézards, les rats et les
moustiques.
Il tente de comprendre les apparitions et disparitions des
personnages et espionne pour ce faire leurs faits et gestes.
C’est aussi une enquête jalouse sur les relations que Faustine et
Morel entretiennent. Il dit encore : « Je fus horrifié (…) à l’idée
d’être invisible ; horrifié à l’idée que Faustine, si proche, pût
62 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

se trouver sur une autre planète (…); mais je suis mort, je suis
11. Ibid., p.63.
hors d’atteinte (…). »11 On voit à quel point le fait de ne pas
être regardé, de ne pas être rendu présent-existant par le regard
(la considération) peut donner le sentiment d’être mort.
Le mystère des apparitions s’éclaire peu à peu lorsque le
narrateur assiste à une scène où Morel réunit ses amis et leur
fait une petite conférence. Morel leur annonce qu’il a pris leurs
images avec un appareil de son invention : « Mon abus consiste
à vous avoir photographiés sans autorisation. Car je dois vous
dire qu’il ne s’agit pas d’une photographie comme les autres ;
il s’agit de ma dernière invention, nous serons vivants, sur
cette photographie, à jamais. Imaginez une scène sur laquelle
serait représentée toute notre vie durant ces sept jours. C’est
12. Ibid., pp.77-78. nous qui jouons. Tous nos actes ont été enregistrés. »12 Il repro-
duit ainsi non seulement leurs images mais les sons et les
odeurs et la consistance des êtres et des choses et peut répéter
ainsi indéfiniment les morceaux de vie enregistrés. Ainsi lui
est venue l’idée d’enregistrer une semaine de sa vie avec ses
amis, dans un lieu paradisiaque, de manière à ce que ce
morceau de paradis ait une existence éternelle. Morel explique
son invention :
« Quel est le rôle de la radiotéléphonie ? Supprimer, en ce
qui concerne l’ouïe, une absence déterminée : au moyen
d’émetteurs et de récepteurs, nous pouvons lier une conversa-
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tion dans cette pièce avec Madeleine et bien que celle-ci se
trouve à plus de vingt mille kilomètres d’ici, aux environs de
Québec. La télévision remplit la même fonction en ce qui
13. Ibid., pp.80-81. concerne la vue. (…)»13
« Je me mis à rechercher des ondes et des vibrations encore
jamais atteintes, à imaginer des instruments pour les capter et
les transmettre. J’obtins, avec une relative facilité, les sensa-
tions olfactives ; les sensations thermiques et tactiles propre-
ment dites requirent toute ma persévérance. (…) Devant mes
appareils, une personne, un animal ou une chose sont compa-
rables à une station qui émet le concert que vous écoutez à la
radio. Si vous ouvrez le récepteur des ondes olfactives, vous
respirer le parfum du bouquet de jasmin que Madeleine porte
à son corsage, sans la voir, elle. En ouvrant le secteur des
ondes tactiles, vous pourrez caresser sa chevelure, douce et
invisible, et apprendre, comme les aveugles, à connaître les
choses avec vos mains. Mais si vous ouvrez le jeu complet des
récepteurs, Madeleine apparaît complète, reproduite dans sa
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 63

totalité, identique à elle-même ; vous ne devez pas oublier qu’il


s’agit d’images extraites des miroirs, parfaitement synchroni-
sées avec les sons, la résistance au toucher, la saveur, les
odeurs, la température. Pas un seul témoin n’admettra qu’il
s’agit là d’images. (…) Cela c’est la première partie de la
machine ; la deuxième partie enregistre et la troisième projette.
Celle-ci n’exige ni écran ni papier ; ses projections sont bien
accueillies par l’espace tout entier (…). »14 14. Ibid., pp.82-83.
« J’eus une surprise : après beaucoup de travail, en coordon-
nant harmonieusement les données de mes appareils, je me
trouvai en présence de personnes reconstituées, qui disparais-
sent si je débranchais l’appareil de projection ; elles ne vivaient
que les moments écoulés durant que la scène avait été prise et,
ceux-ci terminés, elles les reprenaient du début, comme s’il
s’agissait d’un disque ou d’un film qui, arrivé au bout, recom-
mencerait indéfiniment ; mais nul ne pouvait les distinguer des
personnes vivantes (…). »15 15. Ibid., pp.83-84.
« Les sensations coordonnées, l’âme surgit. (…) Madeleine
était là pour la vue, Madeleine était là pour l’ouïe, Madeleine
était là pour le goût, Madeleine était là pour l’odorat,
Madeleine était là pour le toucher : voici Madeleine. »16 16. Ibid., p.84.
Nous voyons que l’invention de Morel va bien au-delà des
différentes techniques de reproduction existentes comme le
cinéma, la télévision, le magnétoscope ou plus récemment
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l’holographie qui est une méthode de photographie restituant le
relief des objets, grâce aux interférences de faisceaux lasers.
Sa technique ajoute l’odeur et la consistance tactile. Morel et
ses amis sont des corps consistants projetés dans l’espace et
pas seulement de simples images. La conséquence de cette
prise d’images, c’est l’atteinte d’une maladie mortelle et la
mort qui s’en suit (les cadavres des invités ainsi « photogra-
phiés » ont été trouvés sur un bateau). Il va même jusqu’à
parler de fantômes monstrueux. L’idée de Morel est la perpé-
tuité, la vie éternelle, où ils vont répéter tous les moments de la
semaine passée sur l’île, les appareils ayant tout enregistré. Le
narrateur éprouve du dégoût pour ces simulations de vivants
et pour leurs activités répétées mais être amoureux d’une de
ces images était encore pire pour lui qu’être amoureux d’un
fantôme.
Les appareils de Morel remédient aux absences. Le narra-
teur s’interroge : « (…) il n’est pas impossible que toute
absence ne soit, en définitive, que spatiale…D’une façon ou
64 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

d’une autre, l’image, le contact, la voix de ceux qui ne vivent


17. Ibid., p.92.
plus doivent demeurer quelque part. (…) »17 Le narrateur peut
ainsi dormir auprès de Faustine sans qu’elle s’en aperçoive. Il
va se résoudre à vivre auprès de ces images.
De quoi se compose la fameuse machine ? La narrateur
nous le dit puisqu’il va explorer la chambre qui l’abrite : «(…)
je pus reconnaître (en plus de la pompe à eau et de la généra-
trice de lumière déjà mentionnées) : a) un groupe de généra-
trices de courant liées à la turbine qui se trouve dans les basses
terres ; b) un groupe fixe de récepteurs, enregistreurs et projec-
teurs, avec un réseau d’appareils disposés de manière à couvrir
toute l’île ; c) trois appareils portatifs, récepteurs, enregistreurs
18. Ibid., p.109. et projecteurs, pour les expositions isolées. »18 Il va « essayer »
la machine en faisant fonctionner les récepteurs et les projec-
teurs : les fleurs, mouches et grenouilles qu’il y place vont être
reproduites et « réelles ». Il a « commis l’imprudence » de
mettre sa main gauche devant le récepteur et en ouvrant le
projecteur, sa main est apparue comme un objet de plus. Une
fois « prises » en images, les fleurs, mouches et grenouilles
sont mortes au bout de quelques heures, « les copies survi-
19. Ibid., p.110.
vent (…). »19 Le narrateur se rappelle toute l’horreur que
certains peuples éprouvent à être pris en images et qui repose
« sur la croyance selon laquelle, lorsque l’image d’une
personne se forme, son âme passe dans l’image, et la personne
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20. Ibid., p.112. meurt ».20 Morel et ses amis sont bien morts mais surtout la
narrateur pense à « sa » Faustine dont il ne reste plus qu’un
mirage et pour laquelle il n’existe pas. La vie est alors sans
intérêt pour lui car il vit avec une image qu’il n’atteindra jamais.
Comme le dit Walter Benjamin, la reproductibilité prive les
êtres de leur aura, cette aura qui se réfugie dans les visages.
On voit dans l’exemple de Casares que la reproductibilité des
vivants leur enlève cette aura, c’est-à-dire ce qui leur donne
une consistance, une présence. Ces êtres dépendent d’une
machine et si celle-ci s’interrompt, ils disparaissent momenta-
nément. Benjamin dit de la « technique de reproduction »
21. W. Benjamin,
« L’œuvre d’art à
qu’elle « détache ce qui est reproduit du domaine de la tradi-
l’époque de sa reproduc- tion. En multipliant les reproductions, elle remplace la
tibilité technique », Sur présence unique par la présence massive. Et en ce qu’elle
l’art et la photographie,
Ed. Carré, Coll.
autorise la reproduction à aller au-devant de celui qui la reçoit
Arts & esthétique, Paris, dans la situation où celui-ci se trouve, elle actualise ce qui est
1997, p.24. reproduit.»21
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 65

2. L’EFFACEMENT DES CORPS ET LA VIE DES


IMAGES

On se trouve devant une illustration de ce que Baudrillard


appellera « la précession des simulacres », les simulateurs
actuels tentant de faire coïncider le réel avec leurs modèles de
simulation. La différence entre réel et simulacre tend à devenir
infime, tel est du moins le projet diabolique de certains scien-
tifiques. L’objet du désir du narrateur est une illusion convo-
quant ses fantasmes. Cette illusion consiste dans la poursuite
d’une femme morte qui est une image « vivante » répétant la
vie (à partir d’une semaine de vacances dans une île). Et pour
rejoindre l’Image (de l’amour), il faut être un corps mort c’est-
à-dire une image. « Le corps, lieu de la mort, de la précarité,
obstacle au désir, nous le retrouvons dans ce conte [de Casares]
qui semble par avance métaphoriser le virtuel. Il n’y a pas de
désir qui vaille ni d’amour qui dure sans la délivrance du
22. D. Le Breton,
corps. »22 Il s’agirait de se débarrasser de ce corps trop encom- L’adieu au corps, Ed.
brant, obstacle aux désirs. Enlever du corps, c’est se donner les Métailié, Paris, 1999, p.
moyens de retrouver l’Image de l’autre d’amour, image d’un 169.
amour sans corps où la sexualité est sans conteste remaniée.
Cet amour virtuel (en images) a pour organe sexuel l’œil et sa
fonction, le regard : ne dit-on pas d’ailleurs se rincer l’œil pour
regarder avec plaisir une belle femme, un objet de convoitise ?
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On est face à un récit énigmatique d’une frappante actua-
lité qui fascine par son dispositif même. Ce texte interroge le
rapport de l’homme au monde et à ses représentations (la mort, 23. Ibid., p.201. Cyborg,
Cybernetic organism,
la vie, l’amour), monde des réalités obscures et des créations inventé dans les années
technologiques de machines simulant le vivant. « De Galatée soixante par Clynes et
à l’Eve future, l’appel au cyborg résonne de longue date dans Kline désigne la création
d’un homme susceptible
nos sociétés comme un idéal à atteindre. »23 Les tentations du de survivre dans des
virtuel nous impliquent souvent malgré nous (ce qui « arrive » conditions éloignées de
aux amis de Morel) et en ce sens l’auteur, en avant-coureur, celles de la terre, sorte
d’hybride homme-
énonce la crainte contemporaine des ambitions sans bornes de machine dont les qualités
la science. En somme, ne faudrait-il pas se méfier de ceux qui physiologiques sont
nous veulent du bien ? L’extrême contemporain comme dit Le rehaussées de prothèses
techniques (définition
Breton encourage l’effacement du corps, sa métamorphose en donnée par David Le
données exploitables virtuellement. L’amour sans corps ou Breton).
l’amour en images exacerbe le regard et le sensoriel recons-
titué qui l’accompagne (Le Breton donne l’exemple de la
cybersexualité ou du corps sur internet). Cette humanité là dit-
il encore, se conçoit mal sans branchements avec des processus
66 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

techniques. Depuis les avancées considérables de la science,


nous sommes et serons de plus en plus conçus à la croisée de la
machine et du vivant (Cf. Henri Atlan, L’utérus artificiel). La
mutation de l’humain vers la machine conjure les mauvais
sorts de l’organisme voué à la maladie et à la mort. L’état
Machine de l’homme le voue à la perpétuité d’une existence
où les limites seront sans cesse repoussées. La nouvelle de
Casarès met en scène un monde où les interactions sociales ne
sont possibles qu’à condition d’entrer dans le jeu des images.
Nous voyons que dans cette perspective (qui s’annonce déjà) il
ne sera guère possible de se voir sans l’image. Didier Sicard le
disait très bien dans son livre La médecine sans le corps, les
étudiants en médecine sont aujourd’hui horrifiés à l’idée
d’aller palper les corps et préfèrent les voir derrière l’écran des
machines, voir leur « réalité augmentée », leur reconstitution
ou reconstruction par l’image. En somme un corps virtuel sans
odeur, sans voix pour le parler.
« L’obsolescence du corps est certes une absurdité même si
elle est l’un des mots d’ordre de l’extrême contemporain, elle
met en œuvre un imaginaire puissant qui n’est pas sans consé-
quence sur la perception et les images de l’homme ou de la
24. Ibid., p. 222. machine. »24 Les artistes de « l’extrême contemporain » ont
pressenti les modifications de ce corps (corps social aussi bien
que corps biologique, corps sexué et sensuel) et leurs œuvres
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témoignent des perspectives à venir : corps prothétique, corps
machine, corps ouvert, corps image, corps virtuel… Paul
Ardenne évoque ce pressentiment des artistes face à l’histoire :
« (…) le traitement artistique du corps propre au 20e siècle se
révèle concordant aux accidents symboliques majeurs alors
enregistrés par l’histoire : 1– abandon quasi-définitif de la
conception du corpus d’essence divine ; 2– croissance du
matérialisme, qui élargit la voie aux théories de l’« homme-
machine », base d’une relation plus technique qu’éthique au
corps ; 3– crise profonde, et sans doute irréversible, de l’huma-
nisme, que précipitent les tragédies de l’histoire, à commencer
25. P. Ardenne, L’image
par la Solution finale (…). La représentation artistique du
corps – Figures de corps, pour l’essentiel, décalque cette évolution »25 Ce « traite-
l’humain dans l’art du ment artistique du corps » flaire une certaine « politique » du
XXe siècle, Éditions du
corps (voire de la santé) et traite alors esthétiquement, plasti-
Regard, Paris, 2001, p. 9.
quement, le devenir des corps. Des corps dépossédés de la
mort, projetés dans une éternité construite comme un idéal,
coupés de l’histoire et du temps. Des corps-machines réutili-
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 67

sables à l’envi et enlevés au destin ou à la nature. Il est interdit


de mourir et pis encore d’être malade. La maladie est l’horreur
même qu’il faut éliminer, abraser ; le corps doit être lisse sans
traces de ce qui (r)appelle la mort. Le corps est alors une
image, comme celle de Morel, une invention diabolique pour
faire croire que l’on est encore vivant : un trompe-la-mort dans
sa toute puissance scopique. Est-ce bien cela le fond de
l’image ? Que trouve-t-on au fond des images (pour reprendre
le titre d’un livre de Jean-Luc Nançy (voir infra))?

3. AU FOND DES IMAGES 26. Lucrèce, De la nature


(De rerum natura),
De quoi est faite l’image ? Lucrèce dans son De rerum traduit du latin par
Charles Guittard,
natura 26 (paragraphe intitulé « Nature des simulacres ») Éditions de l’Imprimerie
s’interroge sur la composition de l’image en « éléments nationale, coll. La
subtils » («Nunc age quam tenui natura constet imago Salamandre, Paris, 2000,
p. 267 sqq.
percipe. ») Les choses émettent des simulacres qui se répan-
dent en nombre de diverses façons dans l’espace mais il existe
aussi nous dit-il d’autres images qui naissent spontanément et
se forment d’elles-mêmes dans l’air (tels les nuages). Il en
vient à décrire la formation des simulacres. Ceux-ci se
détachent des objets sous forme d’émission d’atomes :
« Quand ces éléments rencontrent des corps poreux, ils traver-
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sent l’obstacle, ainsi surtout une étoffe, mais quand ils rencon-
trent les aspérités de la pierre ou une matière ligneuse, alors ils
s’y déchirent, sans pouvoir renvoyer fidèlement aucun
simulacre. Au contraire, quand s’interpose un corps brillant et
compact, ainsi surtout un miroir, aucun de ces phénomènes
n’arrive. (…) Le résultat est que de cette surface, les
simulacres refluent vers nous. (…) de la surface des corps,
s’écoulent d’impalpables textures, d’impalpables figures
[perpetuo fluere ut noscas e corpore summo texturas rerum
27. Ibid., p. 269.
tenuis tenuisque figuras].»27 Pour Lucrèce, c’est dans les Souligné par nous.
images que réside le principe de vision : sans elles aucune
chose ne peut être vue.
L’image mon(s)tre par définition, elle est une monstrance
comme dit Jean-Luc Nancy (voir infra), mot qui dans plusieurs
langues désigne le mot français ostensoir. L’image est de
l’ordre du monstre, signe qui avertit d’une menace divine. Elle
est bien souvent excessive, trans-gressive, ouvrant la vue à la
force de la présence non pas tant dans son apparence, son
68 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

aspect que dans sa réalité nue, sa mise à jour. L’image est


métamorphose des formes qui excèdent ou disparaissent, se
déforment ou se redressent. Et ce que dit Nancy me paraît si
juste à savoir que l’image doit puiser à « un fond de puissance
excessive », d’où la possibilité d’une violence à survenir.
28. Titre du livre de Jean-
Luc Nançy, Au fond des Au fond des images 28, l’inimaginable irradie, de ce fond
images, Éditions Galilée, d’absence où la mort pointe son nez et nous fait signe. L’image
Paris, 2003. doit être mise au-dehors pour faire-image ; détachée des yeux,
elle ne cesse ce mouvement de va-et-vient au plus près comme
au plus loin. Il y a véritablement une passion de l’image, résul-
tante de l’intime et de l’étrange, du dehors et du dedans,
passion qui ne manque de bouleverser celui qui aventure son
regard. L’image donne à voir, certes mais elle tire aussi comme
29 Ibid., p. 16. dirait Jean-Luc Nancy, une force, une intimité 29 : « L’image
me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine
30 Idem. intimité (…). »30 Il n’est pas d’image qui ne nous concerne pas
car par sa nature même, elle nous touche, elle pénètre le seuil
de l’intime. L’image est cette « force intime », «(…) elle
l’active, elle la tire et elle la retire, elle l’extrait tout en la
31 J.-L. Nançy, op.cit., retenant, et c’est avec elle qu’elle nous touche. »31 L’image est
p.18.
désirable, comme un visage d’où elle émerge d’ailleurs origi-
nellement, portant les traces de l’histoire et empreinte d’émo-
tions : «(…) elle est une empreinte de l’intime et de sa
32 Ibid., p. 21.
passion (…) »32 L’empreinte étant la réceptivité d’un support
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informe et l’activité d’une forme: sa force en est issue.
L’absence qui caractérise l’image est une présence intense
(J.-L. Nancy) : en effet ce qui s’est absenté à l’image, le sujet
imagé, est retiré de la surface mais n’est pas invisible, sa force
est visible. À propos de la ressemblance, Nancy écrit : « En
venant au devant, elle va au dedans. Son « dedans » n’est pas
autre que son « devant » : sa teneur ontologique est sur-face,
33 Ibid., p. 25. ex-position, ex-pression. »33 L’image nous séduit et nous la
désirons, nous voulons la prendre, la capter, la toucher des
yeux, des mains, la pénétrer. Cette image nous regarde, elle
pénètre comme dit Nancy le seuil de l’intime, elle se « resserre
sur soi ». J’aimerais terminer par cette phrase de Nancy qui
rappelle l’oscillation entre présence et absence, cette force de
l’imagination de se représenter la présence de l’absenté.
«L’imagination n’est pas la faculté de représenter quelque
chose en son absence : c’est la force de tirer de l’absence la
34 Ibid., p. 48. Nous forme de la pré-sence, c’est-à-dire la force du “se repré-
soulignons. senter”»34
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 69

Retenons alors que l’image n’est pas qu’une simple


apparence trompeuse mais elle tire aussi une force, une
intimité: elle nous touche car elle nous regarde, enfilée
pourrait-on dire sur le cordeau du désir lui même pris par les
35. C. Masson, Fonction
trois temps que sont passé, présent, avenir. Son détournement
de l’image dans
pour une politique des corps n’est qu’abus et méprise : c’est ce l’appareil psychique :
que j’ai appelé le tout-à-l’image pour jouir à l’œil.35 Construction d’un
Pour terminer l’analyse de cette nouvelle, citons les propo- appareil optique,
éditions Érès, collection
sitions de Didier Anzieu à propos de ce texte : « L’invention de « Actualité de la psycha-
Morel est doublement allégorique. Allégorie littéraire : un nalyse » dirigée par
roman n’est-il pas lui aussi une machine à fabriquer des Serge Lesourd,
Toulouse, 2004.
personnages en les dotant de telles qualités sensibles que le
lecteur les prend pour des êtres vivants ? Allégorie métapsy-
chologique : la machine de Morel avec ses trois types d’appa-
36. D. Anzieu, «
reils pour la perception, pour l’enregistrement et pour la Altérations de la
projection est une variante métaphorique de l’appareil structure du Moi-peau
psychique freudien (…). »36 Nous retiendrons particulièrement chez les personnalités
narcissiques et les états
la première allégorie qui en effet met en perspective la création limites », Le Moi-peau,
comme un lieu d’images mais aussi de rêve, un lieu pour les Dunod, collection «
fantômes… Psychismes », 1995, p.
153. Je remercie Anne
Brun de m’avoir indiqué
cette analyse par Anzieu
4. SECOND LIFE, CRÉATION D’UN NÉO-CORPS : du texte de Casares.
LA LIVRE DE VIRTUEL
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En effet, c’est la livre de chair qui semble céder le pas au
virtuel, un certain poids de l’image qui se saisit visuellement
et virtuellement. Il faut considérer le double sens de virtuel :
ce qui est en puissance, susceptible d’advenir à la réalité de nos
perceptions et ce qui définit un monde en apparence séparé du
réel (second monde).
Ma question est de savoir ce que ces images virtuelles
donnent à voir comme corps, comment parviennent-elles à
créer un corps (sans chair ?)… Cet espace virtuel est un espace
sans limites, ouvert à toutes les possibilités. Le corps est invin-
cible, il peut tout et ne connaît l’interdit, les possibilités de ses
métamorphoses sont illimitées. Seule la puissance du désir
dicte faits et gestes. L’avatar créé devient le modèle de ce à
quoi il faut ressembler, le modèle est donc un corps virtuel. On
n’est pas loin de la boutade de Picasso disant à un riche indus-
triel venu chercher son portrait et étonner de ne pas se recon-
naître : « maintenant, vous n’avez plus qu’à lui ressembler ! »
70 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

Le vivant n’a plus qu’à ressembler au personnage de synthèse.


Celui-là même qui se prête à toutes les expériences, il peut
tomber, voler, disparaître, réapparaître, il est increvable,
toujours là. Le corps de chair perd contact avec la réalité (la
matière) pour devenir pure image défaite des signifiants qui le
composent. Il est un corps nouveau, « sans histoire », défait de
sa filiation. Nouveau personnage qui plaît tant aux abonnés de
la seconde vie. Que deviennent les pulsions dans cet univers ?
Elles sont elles aussi redéployées et mises en oeuvre autre-
ment.
Une des définitions que l’on trouve sur Second Life est la
suivante, on la trouve sur Internet dans ce dictionnaire virtuel
qu’est Wikipédia.
« C’est un métavers (ou univers virtuel) en 3D sorti en
2003. Ce programme est une simulation qui permet à l’utilisa-
teur (le « résident ») de vivre une sorte de « seconde vie »
(second life en anglais). La majeure partie du monde virtuel est
créée par les résidents eux-mêmes. L’univers se démarque
également par son économie : les résidents peuvent créer et
vendre leurs créations (vêtements, immobilier). Les échanges
se font en Linden-dollars : monnaie virtuelle qui peut être
échangée contre de la monnaie réelle. » Ce dictionnaire précise
et cela me paraît important que «Second Life n’est pas un jeu
stricto sensu mais un espace d’échanges (donc de jeu aussi si
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les utilisateurs le désirent), visant à être aussi varié que la vie
réelle. C’est un forum où s’expriment les engagements sociaux
et politiques de manière libre et internationale ; les débats,
expositions, conférences, formations, recrutements, concerts,
mariages sont des événements courants sur Second Life.
Second Life n’est pas un jeu vidéo car il n’y a aucun but, quête,
ou mission, mis à part la rencontre entre résidents par l’inter-
médiaire de leur avatar. Les utilisateurs peuvent voler, modifier
leur apparence autant qu’ils le désirent et créer des objets, des
vêtements, des bâtiments, des sculptures, des véhicules de
toutes sortes, des plantes, des animaux, des gadgets, etc. Le
« joueur » n’a pas de mission à remplir, il est libre d’aller où
bon lui semble, et d’y faire ce qu’il veut tant qu’il respecte les
conditions d’accès de Second Life. Il est possible de
télécharger depuis les ordinateurs des images, des sons et des
animations au format BVH, qui peuvent ensuite être partagés
avec les autres utilisateurs qui pourront en faire usage. Les
joueurs conservent les droits de propriété intellectuelle sur ce
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 71

qu’ils créent dans Second Life, droits qui sont contrôlés par
l’application d’un système de permissions. Le créateur d’un
objet peut interdire aux autres joueurs la copie de cet objet, sa
transmission à un autre joueur, ou sa modification (mais un
objet reste toujours soit copiable, soit transmissible). »
Quelques images tirées de Second Life :
Sur ces images, on y voit des corps essentiellement jeunes,
on y fait sa vie, sa « seconde vie ».
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72 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
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De cette définition on peut retenir qu’il peut ne pas s’agir


d’un jeu mais d’un espace d’échanges qui simule la vie réelle.
C’est donc une simili-réalité, seconde mais qui, selon certains
témoignages peut tout à fait être première. Comme dans de
37. Voir Second Life, un nombreux jeux vidéo, il y a une phase initiatique par laquelle
monde possible, sous la
on apprend à se déplacer (en volant essentiellement mais aussi
direction d’Agnès
Cayeux et Cécile en tournant, en reculant…), à communiquer avec les autres
Guibert, éditions Les résidents (appelés slifers), à attraper des objets, à acheter…37
Petits matins, Paris, C’est un monde ouvert, fabriqué par ses utilisateurs grâce aux
2007.
outils de modélisation 3D mis à leur disposition. Le nouveau
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 73

résident (newbie) commence par arpenter le territoire en


cliquant sur une carte et en se téléportant d’un lieu à l’autre. Il
s’agit bien de corps-images (je préfère d’ailleurs cette expres-
sion à corps virtuels) puisqu’ils sont une projection d’un idéal
du corps sur une surface virtuel (écran) et cet idéal nous
renvoie au narcissisme infantile, au moi idéal (terme introduit
par Freud en 1914 et qui désigne le moi réel qui aurait été
l’objet des premières satisfactions narcissiques. Ultérieure-
ment, le sujet tend à retrouver ce moi idéal, caractéristique de
l’état dit de « toute-puissance », du temps où l’enfant « était à
lui-même son propre idéal »). Le moi idéal est élaboré à partir
de l’image du corps propre dans le miroir et appartenant au
registre de l’imaginaire (c’est ce que nous a montré Lacan dans
Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je,
1949). Le moi idéal sert de support aux identifications notam-
ment à des personnages héroïques.
38. J. Lacan, Le
Séminaire livre I (1953-
5. L’ENFANT AU MIROIR : L’ÉPREUVE DU MIROIR 1954), Les écrits
techniques de Freud,
Seuil, Paris, 1975,
« Vous savez que l’attitude de l’enfant entre six et dix-huit pp.190-191.
mois en présence d’un miroir, nous renseigne sur la relation
fondamentale à l’image de l’individu humain. »38 39. G. Pankow, L’homme
et sa psychose,
« Cependant, si l’étape permettant à l’enfant de passer du
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Champs/Flammarion,
monde intérieur au monde extérieur doit être franchie, il faut Paris, 1993, paru chez
ensuite que le corps soit intégré comme totalité. On en arrive Aubier Montaigne en
alors à l’”identification dans l’image”»39 1969, p. 81.

Lacan, dans son texte « le stade du miroir »40 désigne par ce 40. J. Lacan, « Le stade
terme un moment psychique ontologique situé entre six et dix- du miroir comme
huit mois au cours duquel l’enfant anticipe la maîtrise de formateur de la fonction
du Je telle qu’elle nous
l’unité de son corps par identification à l’image de l’autre et est révélée dans l’expé-
par la saisie perceptive de sa propre image dans le miroir. Ce rience psychanaly-
temps originaire d’« imagénèse » du corps est réinterrogé tique », communication
faite au XVIe congrès
lorsque le sujet se crée un avatar où il s’agit de se faire un international de psycha-
corps par la construction et le trafic d’images. nalyse, à Zurich, le 17
« Ce rapport érotique où l’individu humain se fixe à une juillet 1949, in Écrits,
éd. du Seuil, Paris, 1966,
image qui l’aliène à lui-même, c’est là l’énergie et c’est là la pp. 93-100.
forme d’où prend origine cette organisation passionnelle qu’il
appellera son moi. 41 » 41. J. Lacan,
« L’agressivité en
L’expérience du miroir permet au sujet de vivre le fonction- psychanalyse », in
nement symbolique et ce qui se passe entre lui et son image. Écrits, Seuil, Paris,
C’est ce qui se déroule dans les processus symboliques : dans 1966, p. 113.
74 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

un premier temps, le sujet prend son image pour un autre, il est


assujetti au registre de l’imaginaire, dans un second temps, il
comprend que c’est une image, cette étape est décisive en ce
qui concerne les processus identificatoires car il sait distinguer
l’image de l’autre et dans un troisième temps, il s’aperçoit que
c’est son image or son image, c’est son absence dans l’image
et lorsque le sujet comprend que son image le représente, il est
dans le symbolique (lieu du signifiant et de la fonction pater-
nelle) qui fonctionne ainsi car le mot n’est pas la chose mais
la représente. Au moment du stade du miroir, le sujet s’iden-
tifie à un signifiant, l’image de la mère, signifiant maternelle
– seul modèle qui lui est proposé. Après le stade du miroir, il
va substituer d’autres modèles à ce modèle maternel et entrer
dans les identifications secondaires (il va substituer à un signi-
fiant 1, un signifiant 2 qui est le signifiant paternel). Dès lors,
le sujet est prêt à être éduqué, c’est-à-dire à obéir à un modèle
culturel différent du modèle maternel.
Dans les processus de création virtuelle d’un second moi
(pour une seconde vie), l’image est ma présence dans l’image
par mon avatar, le sujet n’est plus représenté puisqu’il peut y
être par la simulation de corps (idéaux), les corps-images.
L’absent (le sujet) dans l’image (et c’est bien ce qui définit
l’image, c’est mon absence à y être) est rendu présent par un
avatar qui se substitue au « vrai » moi. L’image devient le
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« vrai », la vraie vie, « je » est cet avatar créé de toutes pièces
virtuelles remplaçant un corps défaillant (ne correspondant pas
à cet idéal fantasmé). Le sujet se refait la face, une face
virtuelle, composée par ses fantasmes, en se « téléportant »
(pour de vrai puisqu’on me dit que je peux y vivre comme dans
la vraie vie) sur l’écran. Quid alors du sujet et de son « vrai »
corps ? Serge Tisseron écrit : « Internet a dorénavant son
miroir : Second Life. Mais cet espace virtuel, persistant et
partagé, qui promet à ses usagers « l’extase d’une vie échap-
pant à toute contrainte », n’est pas seulement un gigantesque
supermarché du conformisme, y compris sexuel. Il est aussi
une usine à transformer à notre insu notre subjectivité. Car
c’est bel et bien notre rapport aux autres, au réel et à nous-
mêmes que nous sommes invités à penser différemment
aussitôt que nous y entrons. Tout ce qu’on y vit et fait échappe
en effet aux catégories traditionnelles de la présence et de
l’absence, du vrai et du faux et même du réel et de l’imagi-
naire, qui s’y trouvent comme liquidées. Nous ne savons
LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 75

jamais si nos interlocuteurs nous écoutent vraiment – sans


parler de savoir avec qui ils se trouvent et ce qu’ils sont en
train de faire–, l’épreuve de réalité y perd tout sens parce
qu’elle est pratiquement impossible, la relation peut y être fuie
à tout moment, sans donner ni raison ni adresse… Rien d’éton-
nant donc si le déni de la perte et le risque d’addiction y 42. S. Tisseron,
guettent. (…) »42 http ://squiggle.be/serge-
En effet, c’est bien notre rapport à notre environnement qui tisseron/second-
life.html.
risque d’être perturbé, le « tout possible » d’un corps-image se
heurte à la réalité d’un triste corps de chair n’obéissant pas aux
désirs les plus extrêmes. Le sujet a vite fait le choix d’un
monde meilleur rendu possible par les remarquables outils mis
à sa disposition et il faut bien le dire assez maniables par tout
internaute moyen. Ces corps-images virtuels rendent possible
une activité « extra-humaines » (gonflement moïque) où la
temporalité et la spatialité sont reconsidérées, maîtrisables par
le slifer qui n’est plus soumis aux contraintes de la réalité.
Second Life promet de donner les moyens d’améliorer nos
performances. « Les premiers pas sur Second Life procèdent
d’une « logique de la sélection » qui passe par l’établissement 43. N. Thély dans Second
Life, un monde possible,
d’un acte de naissance, dont le choix d’un pseudonyme, et sous la direction
conduit à des manipulations d’autoprocréation assistée par d’Agnès Cayeux et
ordinateur menant à la création d’un avatar. »43 Cette technique Cécile Guibert, éditions
Les Petits matins, Paris,
de création de soi, de création de son avatar correspond à des
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2007, p. 104.
codes préétablis où il s’agit de donner naissance à un autre soi
préparamétré44. Les questions auxquelles vont se confronter le 44. Idem.
futur résident sont d’ordre esthétique : à quoi/qui ressembler ?
Choix d’un personnage au plus proche de son image ou ce qui
semble être le cas au plus proche d’une image idéale de soi
(parfois excessive, exubérante, difforme ou au contraire
parfaite, lisse). Second Life conduit à la reconsidération de
notre image et de notre corps devenant le lieu d’une fabrique
des fantasmes. Selon Françoise Choay, historienne de l’archi-
45. F. Choay, « La
tecture et des formes urbaines, le recours à la troisième dimen- condition d’homme
sion et à la création assistée par ordinateur réinterroge notre passe par cet objet
condition humaine : « Nous vivons de moins en moins par naturel qu’est notre
corps », Les
notre corporéité. »45 Ce qui va être vivement investi ce sont les Inrockuptibles,
mains et les yeux (le logo de Second Life est un oeil dans la supplément « Monaco
paume d’une main ouverte) : les mains et plus spécifiquement Dance Forum »,
décembre 2006, p. 12.
les doigts sont les instruments qui permettent de manoeuvrer Cité par N. Thély dans
sur l’écran et les yeux suivent ce qui s’opère sur cette surface Second Life, un monde
de projection. possible, art.cit., p. 106.
76 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

L’image atteste d’un supplément d’âme qui la dépasse et


élève sa lecture à une production d’un plus-de-jouir pour le
regardeur. Les images créées sous-tendues par le fantasme sont
le boute-en-train de la jouissance par l’œil et à l’œil (pour
reprendre un titre de Lucien Israël, « Le désir à l’œil »). Le
regardeur prend plaisir à voir et ponctionne la matière pour un
plus-de-jouir. Il me semble aussi que cette rapidité de prise
(l’image arrive vite ainsi que ses transformations en quelques
clics) signifie aussi que le terrain était déjà travaillé par les
premiers rapports du sujet à son environnement et essentielle-
ment aux premiers autres. Le regard est le mode le plus
archaïque de contact au monde et l’œil premier organe de
jouissance. Jouir de l’autre mais l’autre en tant qu’image, objet
de jouissance. Dès lors, l’image à voir, désormais toujours
seconde, est une re-connaissance d’images premières.

RÉSUMÉ

Céline Masson – La livre de virtuel : fantastiques images

La nouvelle d’Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel met en scène


une incroyable machine qui projette les images de vivants qui aussitôt pris,
meurent tout en demeurant vivants par une image d’eux-mêmes d’une nature
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tout à fait particulière. À partir de ce récit, célébré en son temps par Borges,
nous reviendrons sur le caractère fantastique des images mais aussi trompeur
au risque même d’en perdre son corps, sa matière. On convoquera la notion
d’extrême contemporain avancé par David Le Breton afin d’interroger notre
époque, monde des avancés technologiques, de l’ère biomédicale, des
créations technologiques de machines simulant le vivant, mais aussi des tenta-
tions du virtuel et notamment cette surface de création de « corps-images »
qu’est Second Life. Cet espace virtuel est un espace sans limites, ouvert à
toutes les possibilités. Le corps est invincible, il peut tout et ne connaît
l’interdit, les possibilités de ses métamorphoses sont illimitées. Seule la
puissance du désir dicte faits et gestes. L’avatar créé devient le modèle de ce
à quoi il faut ressembler et le vivant a dès lors pour mission de ressembler à
son avatar.

Mots-clés : Virtuel – Apparition – Second Life – Avatar – Image-corps.


LA LIVRE DE VIRTUEL : FANTASTIQUES IMAGES 77

SUMMARY

Céline Masson – The Virtual Body and its fantastic Images

Acclaimed in its time by Borges, Adolfo Bioy Casares’ short story, The
Invention of Morel stages an unbelievable machine which projects images of
living people who then immediately die. Except, that is, for these remarkably
strange images of them which go on living. This article examines the fantastic
but also deceptive nature of the images as their bodily substance, their very
matter is threatened. We will also explore the notion of contemporary
extremes posited by David Le Breton to shed light on the effects of our
modern world and its technological advances, bio-medicine and the cutting-
edge machines which simulate living existence. Such advances bring with
them tempting virtual worlds and surfaces which create ‘body-images’ and
Second Life. This virtual world is a limitless space in which all possibilities
are catered for. The body becomes invincible, free from all interdiction,
capable of everything, even unending metamorphosis. Only the power of
desire dictates its behaviour. The avatar thus created becomes a model to
resemble and the living entity’s sole aim becomes resembling that avatar.

Key-words : Virtual – Apparition - Second Life – Avatar – Body Image.


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