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institutionnaliste de De la guerre
Guillaume Durieux
2014-2015
CLAUSEWITZ,
DE LA VIOLENCE À L’ÉTAT
de De la guerre
SOMMAIRE
2
Clausewitz, de la violence à l'État
aujourd'hui car, bien que, par exemple, leur théorie du mouvement, puisse paraître
d'un consensus quant à la nature des problèmes, des concepts et des méthodes,
Galilée ou Newton, lecture qui intéresse plutôt l'historien des sciences. Par la
termes linguistiques, on dira que l'énoncé, s'il est reconnu par la communauté
3
Clausewitz, de la violence à l'État
situe à l'intérieur d'un paradigme donné et il est alors posé comme contemporain
l'intempestif n'en soit même pas une dimension possible puisque qu'il marque
paradigmes unifiés est impossible dans la mesure où les problèmes qui s'y posent
sont à la fois relatifs à une certaine situation sociale et historique quant à leurs
intellectuel dans lequel ils prennent place, etc., et plus largement à l’idiosyncrasie
mais la saisie d'une « nature » qui la transcende, c'est-à-dire qui ne se réduise pas
4
Clausewitz, de la violence à l'État
simple dépassement.
éminemment historique. La guerre dont Clausewitz fait la théorie est une guerre
dont la forme est relative à une situation historique et sociale – les guerres de la
pertinentes pour « penser la guerre7 » aujourd'hui. Il est même souvent admis que
serait alors vouée à une historicisation radicale dont le destin ne saurait être que la
péremption complète des théories passées. Qui lit encore les ouvrages de
poliorcétique de l'Antiquité ?
« nature » est pris dans un sens volontairement indéterminé qui ne vise que ce rapport de
transcendance à l'historicité. Sur ce point, le raisonnement philosophique se distingue du
raisonnement sociologique qui fonctionne en un va-et-vient entre formalisation de données –
notamment statistiques – et contextualisation historique. Sur la question, on pourra consulter
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de
l'argumentation, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l'Humanité », Paris, 2006.
7 C'est le titre du commentaire de Clausewitz que propose Raymond Aron : Penser la guerre,
Clausewitz, Gallimard, « Tel », Paris, 2009 (2 tomes).
8 Voir, par exemple, Mary Kaldor, New and Old Wars. Organised Violence in a Global Era, Palo
Alto, Stanford University Press, 1999.
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Clausewitz, de la violence à l'État
Clausewitz est un auteur « plus cité que véritablement lu9 » ? Dans une certaine
partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, si bien qu'il a été élevé au rang de
mondiale, voire de « Mahdi des masses et des massacres mutuels 10 ». D'autre part,
pensée militaire12, il n'en demeure pas moins que des usages philosophiques de
9 Hans Rothfels, « Clausewitz », in Edward Mead Earle (ed.), Makers of Modern Strategy,
Atheneum, New York, 1969, p. 93 (je traduis).
10 L'expression est de Liddell Hart, citée dans Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. 2.
L'âge planétaire, Gallimard, « Tel », Paris, 2009, p. 8. On pourra se reporter aux deux tomes de
cet ouvrage pour ce qui est des différentes lectures qui ont été faites de l’œuvre de Clausewitz.
11 C'est ainsi que Balibar postule la possibilité de constituer une « axiomatique » à partir de
quatre propositions isolées de leur contexte. Voir, Étienne Balibar, « Guerre et politique :
variations clausewitziennes », in Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais
de philosophie politique, Galilée, « La philosophie en effet », Paris, 2010, p. 203-249.
12 Même lorsque les commentateurs essaient, comme Aron, d'établir la pertinence contemporaine
des analyses proprement stratégiques de Clausewitz, ils pointent l'adéquation à la situation
actuelle de l'esprit des analyses du militaire qui n'en appelle pas moins une actualisation de la
lettre pour rendre intelligible un contexte inconnu – et pour cause ! – de l'auteur. Il s'agit alors,
comme le soutient Aron, de faire œuvre de néo-clausewitzien. Pour une telle actualisation à un
contexte de guerre froide, cf. Penser la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 137-264. Pour une
mise en rapport de cette actualisation avec le contexte intellectuel et politique de l'époque, on
pourra voir Jan-Werner Müller, « Fear and Freedom : on Cold War Liberalism », in European
Journal of Political Theory, vol. 7, n. 1, janvier 2008, p. 45-64.
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Clausewitz, de la violence à l'État
est plus attestée. La question est alors de déterminer quel est « l'élément
une montée aux extrêmes dont l'apocalypse paraît devoir être l'ultime
13 Carl von Clausewitz, De la guerre, Les éditions de minuit, « Arguments », Paris, 1955, trad.
Denise Naville.
14 Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. 1. L'âge européen, Gallimard, « Tel », Paris,
2009.
15 René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Flammarion, « Champs
essais », Paris, 2011.
16 Emmanuel Terray, Clausewitz, Fayard, « Histoire de la pensée », Paris, 1999.
17 Alan Beyerchen, « Clausewitz, Nonlinearity, and the Unpredictability of War », in
International Security, vol. 17, n. 3, hiver 1992-1993, p. 59-90. La non-linéarité est une
propriété de certains systèmes qui se caractérisent par l'asymétrie entre l'entrée et la sortie
d'informations. La thèse de Beyerchen est que Clausewitz a eu l'intuition de la non-linéarité de
toute guerre, propriété qui implique sa non-prédictibilité corrélative, mais qu'il ne disposait pas
à l'époque des moyens théoriques d'en proposer une formulation conceptuelle claire si bien que
cette intuition trouve alors à s'exprimer dans un certain nombre d'images et de métaphores.
18 De la guerre, op. cit., p. 134-136 et, plus largement, l'ensemble de deux premiers livres p. 51-
177.
19 Ibid., p. 47. Clausewitz utilise régulièrement le terme de « philosophie » pour définir sa
démarche, mais il est difficile d'en conclure quoi que ce soit : s'il parle d'une « élaboration
philosophique de l'art de la guerre » (p. 44), il oppose ailleurs sa démarche à celle du
philosophe en tant que les questions qu'ils se posent diffèrent essentiellement (p. 551). Il nous
faut donc simplement remarquer que, nulle part, Clausewitz ne se revendique philosophe ou ne
prétend faire œuvre de philosophie au sens classique. Il s'adresse avant tout à des militaires et
des politiques, non à des philosophes.
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Clausewitz, de la violence à l'État
afin d'en démarquer notre méthode. Ce faisant, il ne s'agit pas de récuser leur
pertinence mais plutôt d'ouvrir à des questions que celles-ci ne posent pas ou
dans son niveau stratégique20. Aron remarque ainsi que, contrairement à celle des
qu'il faut partir « de l'hypothèse de bon sens qu'il a dit ce qu'il voulait dire. 21 »
Plus précisément, ils ont tendance à voir dans Clausewitz un penseur de la guerre
plutôt qu'un penseur de la politique 22. Et, en un sens, cela va effectivement de soi.
20 L'intelligence des phénomènes de guerre suppose que soit opérée la distinction des trois
niveaux – politique, stratégique et tactique. De la guerre traite plus spécifiquement du niveau
stratégique et on sait que Clausewitz entendait compléter l'ouvrage d'une étude de la tactique et
de la petite guerre. Néanmoins, comme nous le verrons, le privilège accordé au niveau
stratégique en tant que médiation entre les niveaux politique et tactique est loin d'être le fruit
d'un hasard mais relève d'une nécessité propre à la conceptualité élaborée par le militaire.
21 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 18.
22 L'expression s'inspire de l'article de Carl Schmitt, « Clausewitz, penseur politique », in La
guerre civile mondiale. Essais 1943-1978, Ère, « Chercheurs d'ère », Paris, 2007, trad. Céline
Jouin, p. 85-111. S'il nous semble effectivement qu'il est possible d'identifier dans De la guerre
les éléments intéressant directement la théorie politique. Nous ne suivrons néanmoins pas la
direction qu'adopte le juriste. En effet, sa démonstration consiste essentiellement à montrer
qu'une situation politique spécifique se réalise quasi-existentiellement dans le parcours
biographique de Clausewitz et trouve par conséquent une traduction dans ses écrits. En ce sens,
c'est plus le politique qui se pense dans les écrits du militaire qui le militaire qui pense la
politique. En somme, il serait plutôt un penseur politique qu'un penseur de la politique, ce qui
suppose une mise à distance de l'objet.
8
Clausewitz, de la violence à l'État
Il n'a pas écrit un De la politique ou De l’État. C'est toujours la guerre qui reste
tant que telle, Clausewitz n'aurait finalement rien à dire ou si peu. Au contraire,
nous établirons que le niveau stratégique, n'ayant pas de substance propre, n'existe
que dans la médiation entre le niveau politique et le niveau tactique qu'il établit23,
9
Clausewitz, de la violence à l'État
peuple, dispositif qui n'est certes pas l'objet d'une thématisation comme tel, mais
dont les linéaments de l'analyse sont néanmoins lisibles dans le texte. Aussi, si l'on
Panthéon des auteurs réalistes aux côtés de Machiavel soit au moins partiellement
liée à cette relation complexe que tous deux établissent entre un propos
10
Clausewitz, de la violence à l'État
est rapportée par Clausewitz à une tripartition facultaire qui distingue entre trois
C'est en ce sens que nous entendrons le concept d'institution dans le cadre de cette
étude.
telle démarche permet d'opérer un décalage productif par rapport aux théories
classiques de l’État27 dans la mesure où, dans De la guerre, l'institution en tant que
telle n'est pas l'objet premier de l'analyse bien que celle-ci tienne sa possibilité
27 Il n'y a évidemment pas d'équivalence exacte entre les concepts d'institution et d’État.
Néanmoins, il existe bien une certaine affinité entre eux puisque l’État est souvent conçu
comme l'organe de l'auto-organisation de la collectivité sociale, donc de son
institutionnalisation consciente et volontaire pourrait-on dire. Le concept d'institution déborde
donc celui d’État puisque l'institution peut exister indépendamment de la conscience et de la
volonté des individus. Néanmoins, même s'il est possible de trouver chez Clausewitz des
intuitions protosociologiques, l’État demeure l'horizon de sa pensée si bien que le dispositif
institutionnel que présuppose sa théorie reste un dispositif étatique, même si l’État ne se
restreint pas au seul gouvernement.
11
Clausewitz, de la violence à l'État
On objectera que c'est là faire dire à Clausewitz tout autre chose que ce
qu'il a dit et, dans une certaine mesure, on aura raison. Mais dans une certaine
notations disséminées dans le texte laissent supposer qu'il en avait néanmoins une
conclusions non triviales, il n'y a pas de raison valable pour la récuser a priori du
seul fait de l'écart qu'elle implique avec l'intention explicite de l'auteur – à moins
Du commentaire à l'interprétation
texte lui-même. Au contraire même, c'est l'attention portée à celle-ci qui justifie la
nécessité de celle-là.
12
Clausewitz, de la violence à l'État
loin le plus étudié dans les commentaires philosophiques. Cette dialectique est
déploiement de violence en vue d'une fin subjectivement posée par l’État suivant
une forme qui est aussi objectivement déterminée par la structure des relations et
guerre absolue, n'est plus alors qu'une abstraction, un type idéal. Certes, les
guerres réelles peuvent tendre vers cette forme de guerre absolue comme vers leur
asymptote, mais elles ne l'atteignent jamais. La guerre n'est pas une totalité
autonome28.
violence et de la politique.
28 Selon la formule de Clausewitz qu'aime à rappeler Aron : la guerre a sa grammaire propre mais
pas sa logique propre. Cf. Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 177 et 355 et De la
guerre, p. 703.
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Clausewitz, de la violence à l'État
est plus fidèle que celle de Girard tant au texte qu'à l'intention de Clausewitz.
guerre est-il possible ? Il n'est pas certain que l'argument de l'abstraction tel que le
la contradiction entre une violence qui monte nécessairement aux extrêmes et une
privilège accordé à l'un des deux pôles – violence ou politique – explique que
peut être accordé que sur la base d'une décision a priori posant l'impossibilité
réelle entre une ascension illimitée aux extrêmes et une maîtrise politique de la
violence, ce qui implique d'euphémiser l'un des deux pôles pour résoudre la
dans le texte de Clausewitz comme réelle mais seulement comme potentielle dans
la mesure où s'il est juste que, pour le général allemand, la violence ne monte
14
Clausewitz, de la violence à l'État
jamais aux extrêmes pour ce qui est de la guerre dans son ensemble cela n'est pas
n'étant déployée que dans le cadre d'une guerre, cette violence ne saurait échapper
traite pas comme tel d'une inadéquation possible par excès de violence.
29 Comme on le verra, c'est la limitation de la montée aux extrêmes au seul niveau tactique qui
explique que ne s'opère pas une contagion à tous les niveaux. Aron et Girard ne prête pas assez
attention à la séparation institutionnelle et pas seulement instrumentale des trois niveaux.
30 Clausewitz ne pense pas la possibilité d'une guerre qui échapperait complètement à toute
maîtrise politique. La maîtrise d'une guerre tendant aux extrêmes requiert néanmoins
l'existence d'un individu exceptionnel sous la figure du « Dieu de la guerre », De la guerre, p.
677.
31 C'est la perspective de la violence extrême explorée par Balibar dans Violence et civilité, op.
cit., notamment p. 17-191.
15
Clausewitz, de la violence à l'État
donc que celle-ci soit déjà limitée. Mais, une fois établie, cette institution permet
32 Nous nous inspirons, pour cette expression, du beau livre de Paul Valadier, Machiavel et la
fragilité du politique, Seuil, « Points essais », Paris, 1996. Si notre lecture de Clausewitz est
proche sur certains points de celle que Valadier propose de Machiavel, elle ne coïncide pas
exactement avec elle. Selon Valadier, Machiavel est un penseur de la fragilité du politique en
ce sens que l'institution est toujours menacée par la division sociale et l'instabilité du monde –
la fondation est toujours fragile, c'est-à-dire susceptible de céder à tout instant, de disparaître.
Clausewitz nous paraît plutôt être un penseur de la précarité de l'institution politique en ce sens
que son assise est moins menacée à chaque instant que privée de la garantie de pouvoir
perdurer dans la stabilité relative qui est la sienne. Nous y reviendrons au second chapitre.
16
Clausewitz, de la violence à l'État
politique serait avoir « affaire à une chose privée de sens et d'intention 33 ». Elle
n'est donc qu'un instrument34. Loin d'être une rupture des relations politiques entre
l’État que l'on appelle guerre. Ce déploiement marque à la fois une continuité et
une rupture. Il y a continuité au niveau des fins (Zweck) politiques en ce sens qu'il
appartient à l’État de poursuivre un certain nombres de fins par divers moyens qui
au sens étroit mais lorsque la réalisation de ses fins est jugée à la fois essentielle et
ainsi dans la continuité des relations politiques du fait que c'est le gouvernement
qui fixe la fin que le déploiement de la violence poursuit. Mais il y a aussi rupture
au niveau des moyens (Mittel) utilisés en ce sens « la guerre est […] un acte de
17
Clausewitz, de la violence à l'État
l'utilisation spécifique de la violence en tant que moyen qui introduit une rupture,
mais une rupture interne à la politique et qui n'opère donc aucune sortie hors de
violence est déployée des deux côtés à la fois et induit une action réciproque entre
Avant d'en proposer une, il est utile de partir de l'analyse de deux solutions
qui ont été apportées par des commentateurs de Clausewitz – Raymond Aron et
36 « La guerre ne commence pas avant que l'invasion ait suscité la défense », ibid., p. 416.
37 Ibid., p. 52-55.
38 Clausewitz distingue trois actions réciproques : 1. le concept de guerre impliquant pour chacun
la volonté d'imposer sa volonté à l'autre sans qu'existe de moyen terme, d'où s'ensuit que
chacun devra déployer plus de forces que l'autre pour y parvenir ; 2. la fin de la guerre étant
d'abattre l'ennemi, un retournement est à craindre tant que cette fin n'est pas atteinte et toute
force qui n'est pas engagée représente un risque inconsidéré d'être abattu ; 3. le moyen de la
victoire étant un déploiement de forces supérieures à celles de l'adversaire, chacun tendra à en
déployer le maximum sachant que l'autre fera de même. Il s'agit en fait du développement
logique du concept si bien qu'il y a moins trois actions réciproques que trois formulations
possibles de cette action – au niveau de la définition de la guerre comme duel, au niveau de la
fin que le concept pose et au niveau des moyens dont il implique la mobilisation.
18
Clausewitz, de la violence à l'État
René Girard. Malgré l'inégale qualité de ces commentaires 39, le rapprochement est
justifié par leur opposition diamétrale qui les fait apparaître comme les deux
plus, il rendra visible que, dans leur opposition même, ces commentaires opèrent
seulement sur la base de ce constat que nous pourront proposer une solution
repose dans ce qu'il baptise « la Formule » à savoir que « la guerre est une simple
ambigu en tant qu'il est susceptible de prendre deux sens différents. Ou bien, il
19
Clausewitz, de la violence à l'État
donner à la notion de continuation n'est pas évident. En effet, il peut à la fois s'agir
d'un moyen nouveau en vue d'une fin qui reste la même – où du moins qui reste
forme de la guerre par le contexte social et historique dans lequel elle prend place.
La Formule semble donc bien pouvoir signifier deux idées, sinon contradictoires,
de guerre qui tendrait vers sa perfection ou son absoluité. Ainsi reconnaît-il dans
possible que pour autant que la montée aux extrêmes n'a pas lieu jusqu'au bout 44
20
Clausewitz, de la violence à l'État
aurait plus aucune place pour une telle maîtrise et que cette maîtrise doit devenir
plus difficile à mesure que l'on tend aux extrêmes. Et effectivement, lorsque la
validité locale et conditionnelle : elle ne vaut que tant que la montée aux extrêmes
à la notion de concept.
définitions de la guerre dans un état du texte pourtant jugé seul satisfaisant par
45 Ibid., p. 677.
46 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 102.
47 Dans la note II datant de 1827, Clausewitz considère que seul le chapitre 1 du livre I est
parfaitement abouti. Or, il y distingue deux définitions de la guerre auxquelles il faut ajouter la
distinction entre deux formes de guerre qu'opère justement cette note. Cf. De la guerre., p. 42.
21
Clausewitz, de la violence à l'État
quand l'autre vise à l'obtention de gages en vue de négocier des conditions de paix
guerres réelles – cette définition dualiste est à juste titre rapprochée par Aron de la
demander en quoi une telle définition dualiste se rapporterait à une unité d'essence
plutôt qu'à deux phénomènes de nature différente. C'est pourquoi une définition
trinitaire est requise qui distingue, dans toute guerre, quelle qu'en soit la forme,
personnifié dans l’État51. Ces trois pôles sont toujours présents dans chaque guerre
et c'est l'équilibre établi par leur poids relatif qui détermine la forme concrète de la
guerre même si elle peut être dominante. Pour qualifier cette succession logique
48 Ibid., p. 51.
49 Ibid., p. 42.
50 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 82. Comme le souligne Aron, il s'agit seulement
d'un rapprochement et non d'une identité de méthode.
51 De le guerre, op. cit., p. 69.
52 Ainsi la première forme de guerre se caractérise-t-elle par la domination de l'élément de
violence quand la seconde témoigne de la prépondérance de l'entendement.
22
Clausewitz, de la violence à l'État
néanmoins une tension irrésolue entre les définitions moniste et trinitaire dans la
Aron doit donc recourir à un second argument corrélé afin d'assurer son
instrument, il n'en demeure pas moins que la dynamique propre à la violence qui
précisément, pour lever l'hypothèque d'une violence de guerre qui, dans son
concept même, doit monter aux extrêmes, il faut comprendre que Clausewitz pose
53 Ibid., p. 41.
54 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 107.
23
Clausewitz, de la violence à l'État
le concept comme une abstraction55. Ce n'est que pour autant que l'on a fait
de ses déterminations politiques, au deux sens du terme – que l'on peut aboutir au
concept abstrait d'une violence tendant par essence aux extrêmes, c'est-à-dire
sens, la guerre répond, quant à son origine, à une rationalité finale56. Néanmoins,
aux extrêmes. Mais cette fin n'est pas posée comme absolue mais comme ayant
une certaine valeur, c'est-à-dire comme représentant un certain avantage que l'on
55 Ibid., p. 112.
56 Ibid.., p. 161.
57 Ibid., p. 184 et De la guerre, op. cit., p. 68.
58 De la guerre, op. cit., p. 68.
24
Clausewitz, de la violence à l'État
fondée sur l'usage prudent de la violence aussi adéquat que possible à la valeur
tout excès dans son déploiement impliquant un risque d'effets non voulus
potentiellement contradictoires avec la fin poursuivie 59. La violence n'est donc pas
un outil inerte à disposition, mais cela n'implique pas l'impossibilité d'une relation
d'un « pari sur la raison61 » : sachant les risques que représente pour l'agent lui-
de guerre qui dérive de son concept pur maintient ouvert l'espace requis à une
25
Clausewitz, de la violence à l'État
proposée par Aron requiert que l'on accepte deux prémisses qui sont cependant
philosophique de l'abstraction.
certains chapitres n'ont pas été écrits63, mais même la révision entreprise de
l’œuvre déjà écrite n'a pas pu être menée à son terme, si bien que la note III
considère que seul le chapitre 1 du livre I est pleinement satisfaisant 64. Or, cet état
attribuer aux propositions situées dans des parties du textes qui n'ont pas été
dès ses premiers écrits de 1804, mais qu'il n'est parvenu à en donner une
expression pleinement adéquate et satisfaisante qu'à la fin de sa vie, vers 1827 65.
63 Ainsi, un chapitre sur le plan de campagne est-il annoncé p. 729 alors qu'il n'en existe aucune
trace dans l'état actuel du texte.
64 De la guerre, op. cit., p. 44.
65 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 102.
26
Clausewitz, de la violence à l'État
est possible. En effet, comme le remarque Aron, les deux idées qui sont retenues
clairement présentes dans le texte à l'état dans lequel le général l'a laissé à sa mort.
par la guerre est à peine abordée dans les livres II à VII, si bien que Clausewitz
semble parfois tendre vers l'idée qu'il existe une autonomie du niveau stratégique,
politique d’État par d'autres moyens. De même, la distinction entre guerres en vue
de dicter et en vue de négocier les termes de la paix y semble parfois rabattue sur
comment être fidèle à l'état final de la pensée de l'auteur sans pour autant être
mené à tronquer le texte de toutes ses parties qui n'ont pas été révisées et
pour justifier la possibilité d'appuyer le commentaire y compris sur les livres non
révisés. Sans une telle continuité, il faudrait conclure des divergences entre
différents textes à la nécessité de rejeter les parties non révisées, ce qui aurait pour
du texte intacte tout en se donnant les moyens de trier entre les propositions
66 De la guerre, op. cit., p. 42.
27
Clausewitz, de la violence à l'État
chapitre 1 du livre I fonctionne alors comme une norme permettant d'évaluer l'état
Selon lui, cet argument ne saurait autoriser une utilisation occasionnelle : ou bien
la pensée et ses versions antérieures et alors on doit rejeter toutes celles-ci comme
non pertinentes, ou bien une telle divergence n'existe pas et il faut alors renoncer à
stratégiquement cet argument pour écarter les versions du texte s'écartant de son
connaît donc deux mouvements et non un seul comme le prétend Terray : dans un
l'intégralité du texte, tandis que dans l'autre, posant l'existence d'une coupure dans
lequel il serait impossible de lever les contradictions apparentes. C'est donc dire
qu'il n'y a pas, chez Clausewitz, de contradiction réelle entre les propositions,
67 Clausewitz, op. cit., p. 73.
28
Clausewitz, de la violence à l'État
tri parmi les propositions ne risque-t-il pas de justifier le gommage des aspérités
du textes qui sont en tant que telles tout autant constitutives de la pensée de
texte n'ayant été que très partiellement révisé, le principe herméneutique adéquat
la pensée de l'auteur commenté une cohérence qui ne s'y trouve pas, de corriger le
suivant la reconstruction que fait Aron de la méthode des définitions, il faut poser
qu'il n'existe pas de relation directe entre le concept abstrait de guerre et sa forme
concrète – entre les définitions moniste et dualiste – mais au mieux une relation
d'affinité68. En effet, de l'une à l'autre est franchi le seuil théorique décisif qui
sépare l'idéalité de la réalité. La guerre comme duel n'est qu'un concept tandis que
29
Clausewitz, de la violence à l'État
les guerres de renversement en tant que guerres dont la forme s'approche le plus
au modèle de la guerre comme duel sont des guerres réelles. Certes, elles sont l'un
des extrêmes du spectre des guerres possibles, mais en tant que tel, elles sont un
risque de montée aux extrêmes est à ce prix puisque celle-ci suit seulement du
Force est de remarquer que si l'on admet qu'entre les définitions moniste et
dualiste s'opère bien un saut d'ordre ontologique en ce sens que l'on passe d'un
ensuite sans reste ? Quelle peut être la fonction d'un concept posé abstraitement et
69 Pourtant, dans la mesure où Aron rapproche la distinction des deux espèces de guerre de la
démarche idéaltypique de Weber, il faudrait conclure que là encore un gouffre insurmontable
sépare le type pur du phénomène toujours confus. En fait, comme nous y reviendrons, Aron
n'arrive pas tout à fait à surmonter son embarras face à la fonction du concept chez Clausewitz.
70 Au sens où l'on a pu parler du parallélisme psycho-physiologique dans les métaphysiques de
Spinoza et Leibniz pour qualifier la relation de correspondance non causale entre les séries
indépendantes des états mentaux et des états physiques. Dans l'interprétation aronienne de
Clausewitz, il faudrait de même voir la possibilité d'une correspondance non causale entre
guerre selon son concept et guerres de la première espèce au sens de guerres de renversement.
30
Clausewitz, de la violence à l'État
aux extrêmes mais elle rend par là même mystérieux le sens qu'il y a à élaborer
une telle abstraction. C'est donc à raison que Terray situe sa critique de
implicitement71.
oppose effectivement à la réalité : « tout prend une forme différente si l'on passe
ne se réalise pas dans la réalité. Mais cela suffit-il à conclure au caractère abstrait
idée sous aucune existence si ce n'est celle qu'elle a dans l'entendement 74 ». Si l'on
admet une telle définition de l'abstraction, on doit bien admettre que la montée
aux extrêmes, pour autant qu'elle est une abstraction, n'a aucune effectivité réelle
31
Clausewitz, de la violence à l'État
déterminer l'action des agents. Or, il semble bien que ce soit ce sens de
duel qui implique la montée aux extrêmes est une construction de l'esprit qui ne
saisit aucune dynamique inhérente au réel ou, plus exactement, la montée aux
les confrontations réelles ne sont pas déterminées par cette idée en tant qu'idée.
non par l'idée de guerre en tant que telle mais par la rencontre de passions et
d'intérêts contraires. Le concept ne fournit dès lors qu'un schème abstrait, une
gouverne ici de façon latente la pensée d'Aron, c'est une théorie empiriste de la
Pourtant est-il si évident que le concept ait chez Clausewitz le statut d'une
effectivement avancer que le statut du concept chez Clausewitz est celui d'une
32
Clausewitz, de la violence à l'État
idéaltypique permet d'interpréter les textes à partir du concept de type idéal tel
qu'il est élaboré par Weber en tant que construction intellectuelle permettant
confuse79.
intellectuelle même s'il parle bien du « domaine abstrait du pur concept80 ». S'il va
de soi, pour lui, que le concept est une entité mentale, il ne s'ensuit pas que ce
plus complète, un peu à la manière dont pour Hegel une représentation est
déterminations qu'elle présuppose pourtant dans son être même 82. Ainsi, le
79 Max Weber, Économie et société. 1. Les catégories de la sociologie, Plon, « Pocket », Paris,
1995, trad. sous la dir. de Jacques Chavy et d’Éric de Dampierre, notamment p. 28-52.
80 De la guerre, op. cit., p. 55.
81 Ibid., p. 67.
82 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Science de la logique, Aubier, « Bibliothèque philosophique »,
Paris, 1947, trad. Serge Jankélévitch, vol. 1, p. 30-31, où l'abstraction est pensée comme le
propre de l'entendement réflexif en tant qu'il « abstrait et sépare » mais dont la tâche appelle en
elle-même, de par « la lutte des déterminations » qu'elle implique, son propre dépassement
« conduisant au véritable concept de raison ». Il n'existe par ailleurs, contrairement à ce que
pensait Lénine, aucune influence de Hegel sur Clausewitz. Sur cette idée, voir Vladimir Ilitch
Lénine, Cahier sur Clausewitz, in T. Derbent, Clausewitz et la guerre populaire, Aden,
« Grande bibliothèque d'Aden », Bruxelles, 2008, p. 131-167.
33
Clausewitz, de la violence à l'État
guerre – qui aboutit à l'abandon des « strictes lois qui poussent les forces aux
conflit à monter aux extrêmes est bien une détermination réelle, mais elle n'est pas
évoquée. Par conséquent, elle n'est abstraite que pour autant qu'elle n'est
considérée qu'à l'exclusion des autres déterminations et non en tant qu'elle est une
construction mentale.
Aron a-t-il méconnu cela ? Il nous semble au contraire qu'il a bien vu que
la tendance à monter aux extrêmes était une détermination réelle de toute guerre 84.
réel, suffit à expliquer que la violence ne monte pas nécessairement aux extrêmes
et donc que l'autonomie de la politique soit non seulement possible mais effective.
Aron ne parvient donc jamais tout à fait à dépasser son embarras devant l'usage
34
Clausewitz, de la violence à l'État
C'est ce que prétend faire René Girard dans son commentaire 87 qui aboutit à la
85 Emmanuel Terray relève à juste titre ces hésitations : Clausewitz, op. cit., p. 79-80.
86 A cet égard, la critique qu'oppose Terray à l'interprétation aronienne nous semble souffrir de la
même faiblesse : elles présupposent toutes deux l'existence de quelque chose comme une
« théorie du concept » chez Clausewitz ou, du moins, d'un usage théoriquement original de la
notion de concept. Or, si cette notion a bien une fonction argumentative importante dans la
démonstration, il ne nous semble pas pour autant qu'elle fasse l'objet d'une élaboration
particulière, Clausewitz ne considérant le concept que comme une notion générale réunissant
les traits communs saillants d'une même classe d'objets. En témoigne le fait que l'usage du
terme de concept n'est pas restreint à la seule définition moniste comme semblent le supposer
la plupart des commentateurs : la définition trinitaire est ainsi qualifiée d'« établissement du
concept de la guerre » (nous proposons cette traduction de die […] Feststellung des Begriffs
vom Kriege, Denise Naville ayant traduit par « définition de la conception de la guerre » (De la
guerre, op. cit., p. 69), ce qui a l'inconvénient de gommer la continuité de l'usage depuis la
définition moniste jusqu'à la définition trinitaire qui n'est que le concept de guerre dans toutes
ses déterminations.
87 Girard présente lui-même son commentaire comme une réponse à Aron qui, selon lui, fait dire
à Clausewitz tout autre chose que ce qu'il dit réellement (Achever Clausewitz, op. cit., p. 27).
Cette volonté explicite de prendre le contre-pied de l'interprétation aronienne, qualifiée de
rationaliste, constitue une justification supplémentaire de la confrontation des deux textes.
35
Clausewitz, de la violence à l'État
conclusion que, pour autant que la montée aux extrêmes est l'intuition
modèle abstrait sans effectivité. Certes, on sait depuis longtemps que l'ordre
d'exposition peut différer de l'ordre des raisons, mais on voit pourtant mal quelle
88 Ibid., p. 55.
89 Ibid., p. 54.
90 Ibid., p. 38.
91 Et de fait, celui-ci tend plutôt à considérer celle-ci comme un « archaïsme » de la pensée de
Clausewitz. Lorsque celui-ci a identifié ses deux intuitions décisives – la guerre continuation
de la politique et les deux formes de guerre – il aurait essayé de réconcilier avec elles l'idée
antérieure de la guerre absolue comme essence de la vraie guerre, ce qui implique l'élaboration
de la méthode des définitions et l'abandon corrélatif de la définition moniste comme abstraite.
36
Clausewitz, de la violence à l'État
aux extrêmes est la loi effective de toute guerre en tant qu'elle est justifiable du
modèle du duel. Dire cela, c'est interpréter autrement que ne le fait Aron la
référence » : « les guerres réelles tendent vers ce point93 ». On passe ainsi d'une
continuité d'une tendance immanente au réel. Les guerres réelles tendent d'elles-
guerres réelles en tant que telles requiert alors de résoudre deux problèmes
corrélés : qu'est-ce qui explique cette tendance ? D'où vient que toutes les guerres
ne soient pas des guerres absolues si pourtant elles y tendent toutes ? Girard
37
Clausewitz, de la violence à l'État
plus que les animaux une violence qui n'existe pas comme telle chez les animaux
s'introduit au sein des groupes de vie humains : l'imitation d'autrui conduit chacun,
en agissant comme lui, à orienter ses actions vers les mêmes objets que lui, donc à
désirer ce qu'il désire parce qu'il le désire ou semble le désirer. Ce faisant, les
Lorsque le niveau de violence sociale devient trop élevé, le seul moyen d'éviter
sociale est rendue possible en tant que religieusement fondée dans et par le
mécanisme victimaire.
38
Clausewitz, de la violence à l'État
soustraite toute effectivité fondatrice. La violence n'en est pas abolie pour autant.
anthropologique » de Girard100.
que donne Girard de la montée aux extrêmes. En effet, pour lui, ce que Clausewitz
entrevoie dans la montée aux extrêmes, c'est bien cette dynamique de libération de
fondatrice. Mais dire cela suppose qu'une équivalence puisse être établie entre le
concept de montée aux extrêmes et le principe mimétique. C'est l'analyse des trois
actions réciproques101 qui lui offre le moyen d'établir cette équivalence. Comme il
le remarque à juste titre, la montée aux extrêmes n'est possible que de façon
semblables102 ». Dès lors qu'ils sont semblables, chacun anticipe exactement les
39
Clausewitz, de la violence à l'État
actions de l'autre puisqu'ils sont ceux que chacun ferait à sa place. Ainsi
s'expliquent les actions réciproques menant à la montée aux extrêmes – elle tient
si c'est bien l'imitation qui l'explique, il faut alors en conclure que cette montée est
présente dans toute guerre à l'état de tendance car l'imitation n'est pas une
réciproque, comment expliquer que toutes les guerres ne soient pas des guerres
permet d'en rendre compte. Car il n'y a crise mimétique qu'en situation
lors que subsistent des différences entre eux, le principe mimétique est en quelque
sorte bloqué avant que ne soit atteint le paroxysme de la violence 105. Par là même,
103Pour Girard, la crise sacrificielle s'interprète comme une crise d'indifférenciation. Seule
l'institution établit les différences qui rendent viable l'existence collective, mais quand cette
différenciation tend à disparaître, la violence resurgit rendant nécessaire une refondation qui
passe par le mécanisme victimaire.
104Girard suppose donc implicitement que l'intelligence de la guerre entre deux communautés
politiques est possible d'après un schème exactement analogue à celui garantissant
l'intelligibilité de la violence intersubjective et intracommunautaire. En somme, les
communautés politiques, et en particulier les états-nations, sont comme de grands individus.
Cette analogie est à tout le moins contestable.
105Il faut noter, pour marquer le contraste, qu’Éric Weil, dans une lecture de Clausewitz plus
attentive à la lettre du texte, établit au contraire que le déploiement paroxystique de la violence
est corrélatif d'une différence entre la situation politique intérieure de deux États. Cf. « Guerre
et politique selon Clausewitz », art. cit., p. 244-246.
40
Clausewitz, de la violence à l'État
Girard se rend capable d'expliquer la distance qui peut exister entre les guerres
des défaites, les adversaires tendent à se ressembler de plus en plus 108. Elle la
diffère dans la mesure où les adversaires ne sont pas encore en tout point
fait. Le duel est « une abstraction concrète, une idée réalisable 109 ». C'est une
une tendance immanente réelle, il faut voir que ce rapprochement n'est pas
41
Clausewitz, de la violence à l'État
priori plus épineux puisque celle-ci pose une triple détermination de la forme de
l'engagement immédiat de deux armées. Mais cet engagement lui-même n'est pas
la conséquence d'un hasard mais d'une décision par une instance politique.
l'extérieur, parce que de plus en plus les sentiments d'hostilité l'emportent sur les
parce les adversaires qui s'affrontent sont de plus en plus indiscernables. La guerre
42
Clausewitz, de la violence à l'État
reprise d'une pensée « en dilettante114 », il nous faut la suivre jusqu'au bout, même
si le caractère arbitraire d'un certain nombre de ces analyses nous autorise à être
mesure où, malgré son manque de rigueur herméneutique, elle fournit des pistes
que dans cette résistance à l'apparition du duel116 ». Les institutions en tant qu'elles
établissent les conditions d'une existence sociale viable ont en effet cette fonction
victime expiatoire. Elles existent ainsi dans l'affirmation que la violence est en
elle-même signifiante et justifiée. Mais cette affirmation n'est possible que tant
que cette violence est maîtrisée et cette maîtrise devient impossible dans le
43
Clausewitz, de la violence à l'État
implacable du duel. En effet, la décision ayant toujours lieu dans le cadre d'un
combat, c'est à ce niveau spécifique que s'applique le schéma du duel. Mais alors,
et ceci en deux sens. Il faut à la fois mener sa pensée jusqu'à son terme logique y
compris contre Clausewitz lui-même et, ceci fait, c'est-à-dire une fois saisie
logique.
serait en effet déchiré entre son rationalisme hérité des Lumières et l'intuition de la
montée aux extrêmes qui annonce plutôt une « rationalité religieuse121 ». Ainsi, si
118Ibid., p. 170.
119Ibid., p. 151.
120Ibid., p. 155.
121Ibid., p. 152-153
44
Clausewitz, de la violence à l'État
toute sa portée, ce même livre I se poursuit par l'analyse du génie guerrier qui
de Clausewitz, c'est donc libérer l'intuition de la montée aux extrêmes des bornes
dans lesquelles il l'a enfermée. Car la montée aux extrêmes est « devenue
Il s'agit donc d'en finir avec Clausewitz, non pas en tant que penseur, mais
avec ce qu'il a pensé. L'humanité se trouve en fait devant une alternative qui n'est
que la répétition ou, pourrait-on dire, l'écho de celle qu'a posé la révélation
peut suivre que de l'élection du bon modèle, donc de l'imitation de Jésus Christ126.
45
Clausewitz, de la violence à l'État
Mais que faut-il penser d'une telle interprétation qui conclut de l'analyse de
l'éloge ambigu qu'Aron faisait en son temps d'André Glucksmann, auteur selon lui
Clausewitz qui lui permet de penser des phénomènes que Clausewitz n'a ni pensés
fondamentale de De la guerre, intuition que l'auteur n'a pas pu, ou voulu, élaborer
que cette interprétation peut apporter à une entreprise herméneutique plus fidèle à
l’œuvre elle-même.
principe mimétique, a ainsi de quoi laisser circonspect130, d'autant plus qu'il s'agit
46
Clausewitz, de la violence à l'État
inadmissible d'opposer à son analyse de Clausewitz une fin de non recevoir sur la
charité herméneutique nous enjoint à retenir de cette analyse toutes les intuitions
effectivement à l'interprète. Il nous semble que ces problèmes, tels qu'il est
la dynamique d'une violence qui tend aux extrêmes ? Quel rapport y a-t-il entre le
quelle mesure la coïncidence entre guerre et violence que postule Clausewitz est-
elle valable ?
praxéologie de la prudence, mais elle n'est pas le destin de toute guerre. Mais cette
politique est donc gagée sur le statut de fiction131 de la montée aux extrêmes.
Mais la prise au sérieux du pôle de la violence telle qu'on peut la lire dans
47
Clausewitz, de la violence à l'État
d'une violence qui est dors et déjà déchaînée. Sans le suivre dans les conséquences
eschatologiques qu'il tire de cette lecture et qui font de lui un représentant par
formulée dans d'autres termes que ceux de l'interprétation aronienne qui résulte
48
Clausewitz, de la violence à l'État
D'autre part, il nous semble que, dans sa lecture, Girard esquisse en négatif
guerre comme institution. Mais celui-ci n'en a pas moins posé la possibilité de
vue la discussion des exigences politiques, les moyens n'auraient plus de rapport
avec la fin136 ». Certes, ces cas sont exceptionnels mais en toute rigueur pas
entre politique et guerre ne vaut plus. Il existe bien une probabilité non nulle
49
Clausewitz, de la violence à l'État
politiques et de rupture au niveau des moyens mis en œuvre. C'est donc dire que
échouer, c'est-à-dire s'il existait des violences physiques légitimes non étatiques,
138Car, selon la formule aussi belle que mystérieuse de Clausewitz « il n'existe pas de violence
morale, en dehors des concepts d’État et de Loi », ibid., p. 51. Un sens plausible de cette
formule est que ces concepts enveloppent le concept d'obligation en tant qu'il est irréductible
au concept de contrainte physique. L’État et la loi ne subsistent pas que par un certain rapport
de force, mais aussi en vertu de ce qu'on pourrait qualifier d'une certaine « force morale » pour
reprendre l'expression que David Lyons utilise à propos des droits. Sur cette notion, on lira
« Utility and Rights », in Rights, Welfare, and Mill's Moral Theory, OUP, New York, 1994, p.
127-175. Puisqu'il n'existe pas d’État des états, le règlement de leurs conflits ne saurait
mobiliser d'autre violence que physique – ce qui n'exclut pas, au contraire, que cette violence
physique soit partiellement déterminée dans sa forme même par la présence d'une composante
morale – les forces morales.
139Le terme de légitimité n'est pas de Clausewitz. Il vise simplement le fait que Clausewitz étudie
exclusivement le cas de la violence de guerre, ce qui n'exclut pas a priori la possibilité d'une
violence en dehors du cadre de la guerre, mais elle serait alors ipso facto une violence extra-
politique et, en ce sens, illégitime.
140Le savant et le politique, op. cit., p. 101.
50
Clausewitz, de la violence à l'État
reconnue légitime ne serait plus valable. Des guerres non étatiques seraient
possibles141. Or, dans son commentaire, Girard rend visible cette thèse de
son évidence ouvrant à une réflexion sur la nature des guerres contemporaines qui
extrémiste que propose Girard permet l'émergence de questions que ne posait pas
extrêmes ? Aron et Girard semblent penser tous deux, quoique suivant des
perspectives opposées, qu'il n'est pas possible de maintenir ces deux pôles en
141Notons que réciproquement Balibar étudie la perspective du déploiement de violences non
guerrières ni même immédiatement politiques. Cf. Violence et civilité, op. cit.
142On parle alors couramment de guerres asymétriques ou de conflits à basse intensité, sans que
ces expressions soient parfaitement synonymes. Dans les deux cas, on se situe néanmoins en
dehors du cadre traditionnel du monopole étatique de la violence physique légitime.
51
Clausewitz, de la violence à l'État
même temps. Ou bien la tendance à monter aux extrêmes n'est qu'une abstraction,
objectif qui suit de sa nature même. Dans la mesure où la violence est déployée en
son tour une violence, ce déploiement pose comme son objectif nécessaire
en tant que tel pose un objectif qui lui est inhérent, l'instrumentalisation de ce
déploiement au profit d'une fin d'un ordre supérieur est problématique car cet
non réalisation de la montée aux extrêmes 144. Mais c'est la cause de ce blocage de
la montée aux extrêmes qui paraît dès lors mystérieuse. Comment un usage
stratégie herméneutique d'Aron et Girard ainsi que d'un certain nombre d'autres
143De la guerre, op. cit., p. 58. Denise Naville traduit par « objectif ». Mais comme le remarque
Aron, Clausewitz distingue entre fin politique (der politische Zweck) et objectif (das Ziel) qui
est strictement militaire. Or, Clausewitz use bien du terme Zweck ici. Cf. Penser la guerre,
Clausewitz, t.1, op. cit., p. 92.
144De la guerre, op. cit., p. 58-59.
52
Clausewitz, de la violence à l'État
requiert d'identifier quel est le pôle de la dialectique privilégié par Clausewitz car
aux extrêmes ne saurait avoir le statut de nécessité réelle 146. Elle n'est pas
inéluctable parce que, même si Clausewitz ne le dit pas explicitement, une entente
des adversaires qui repose sur leur compréhension mutuelle147 demeure toujours
l'hypothèse que Clausewitz a bel et bien identifié la possibilité d'un tel mouvement
145Ainsi, Emmanuel Terray identifiant à juste titre l'effet rétroactif des moyens sur les fins, est-il
conduit à poser la possibilité de deux cas lors desquels la violence supprime de fait l'autonomie
de la politique – lorsque qu'il y a extrême éloignement dans la politique objective (guerres de
civilisation) ou extrême proximité dans la politique subjective (guerres civiles). Par
conséquent, à la limite, la violence abolit l'autonomie de la politique au sens subjectif en tant
qu'elle suppose une différence entre fins politiques et objectifs militaires. Cf. Clausewitz, op.
cit., p. 69-72. Terray aboutit donc à ce qu'on pourrait qualifier d'une solution d'euphémisation
faible selon laquelle ce n'est qu'à la limite que l'incompatibilité de l'autonomie de la politique et
de la tendance de la violence à monter aux extrêmes est éprouvée, mais cette limite peut être
atteinte.
146« L'absence de nécessité caractérise seulement le monde réel de la guerre, autrement dit un
monde d'action humaine. », Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 297, n. 4.
147Aron retrouve ainsi, dans son analyse, les analyses de Thomas Schelling. Chaque belligérant a
des buts de guerre et des moyens limités et est à même d'imaginer ceux de l'autre, aussi, même
en l'absence de communication, un accord tacite quant à l'acceptation et à la proscription de
certaines formes de belligérance est possible, ce qui permet d'éviter la montée aux extrêmes.
Cf. Thomas C. Schelling, Stratégie du conflit, PUF, « Perspectives internationales », Paris,
1986, trad. Raymond Manicacci.
148C'est sur cette base qu’Éric Weil peut interpréter la violence des guerres révolutionnaires et
impériales comme résultant d'un différentiel relatif au degré de participation du peuple au
conflit. Essais et conférences, op. cit., p. 245-246. On pourrait alors dire, suivant
l'interprétation aronienne, que la compréhension mutuelle des adversaires n'était alors plus
possible, expliquant le surcroît de violence de ces guerres.
53
Clausewitz, de la violence à l'État
descendant, même s'il ne l'a pas explicitement dit. Or, une telle hypothèse est
une compréhension mutuelle des belligérants bien qu'il n'en ait rien dit, il demeure
qu'il doit supposer une fracture entre l'ordre du réel et l'ordre du concept qui est,
on l'a vu, problématique. Cette rupture est pourtant requise car seule elle permet
cette difficulté, aussi n'est-il pas nécessaire de développer plus avant. Il convient
comme telle dans la réalité, mais il n'est que peu disert quant à la cause de cette
54
Clausewitz, de la violence à l'État
la guerre comme ''poursuite de la politique par d'autres moyens'', […] c'est donc
partagent donc bien le même présupposé – il existe une contradiction réelle entre
l'autre pôle afin de lever la contradiction. Mais cette stratégie est problématique
car au choix de privilégier l'un des deux pôles on pourra toujours opposer « et
55
Clausewitz, de la violence à l'État
phénomènes et de l'ordre des noumènes, distinction qui permet de montrer que les
thèses opposées ne sont pas vraiment contradictoires 152, il faut en revanche, chez
Le détour n'a néanmoins pas été fait en vain puisqu'il a permis l'émergence du lieu
politique et l'identification des « strictes lois qui poussent les forces aux
extrêmes153 » ?
152Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Flammarion, « GF », Paris, 2006, trad. Alain
Renaut, p. 416-515.
153De la guerre, op. cit., p. 58.
56
Clausewitz, de la violence à l'État
contradiction réelle mais au mieux – ou au pire – potentielle entre les deux pôles
en effet que la loi de montée aux extrêmes obéit à une logique du tout ou rien : ou
bien elle est une loi réelle et alors la guerre ne saurait – au moins à terme –
connaître, dans sa forme, d'autre détermination que celle-ci, ou bien elle n'est
par elle puisqu'elle n'est qu'un schème élaboré pour rendre intelligible l'ascension
nullement nécessitée par une loi réelle. Or, aussi ingénieuses soient-elles, aucune
d'Aron et Girard est de considérer qu'il faille choisir entre ces deux propriétés.
connaître d'autre fin – au deux sens du terme – que la défaite de l'autre 154. Aron
insiste à juste titre sur le fait que le modèle du duel qui sert à l'élaboration de la
est un modèle abstrait : les adversaires sont postulés des acteurs individuels,
politiques, donc comme une réalité autonome qu'il n'est pas, ses déterminations
154« La guerre est un acte de violence et il n'y a pas de limite à la manifestation de cette
violence. », ibid., p. 53.
155Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 112.
57
Clausewitz, de la violence à l'État
précisément, c'est le duel qui est posé comme élément, mais seulement en tant que
partie simple d'un composé. Simple, ici, signifie irréductible. Dire que le duel, en
tant qu'il est le schème du déploiement pur de la violence physique, est l'élément
de la guerre, c'est donc poser que toute guerre, en tant que telle, est partiellement
composée d'un tel déploiement. C'est donc poser, en même temps, que la guerre
est un composé et non une forme simple. Or, la traduction de Denise Naville
efface doublement cette thèse. En traduisant das Element par l'essence, elle
substitue une logique de réduction des phénomènes à une essence à une logique de
volonté de scruter l'essence des phénomènes de guerre, de montrer leur lien avec
58
Clausewitz, de la violence à l'État
lien avec la nature des choses dont ils sont composés 157 ». Si la guerre est donc
bien posée comme ayant une essence, condition sur laquelle est gagée la
demeure pas moins qu'elle est, dans son essence même, composée.
défini, et non d'un de ses éléments. Comment dès lors une logique de la
guerre prend toujours place dans un contexte particulier et met aux prises des
nombre des forces en présence, temps nécessaire à leur mobilisation, état des
ordre et c'est pourquoi Clausewitz peut avancer sans contradiction qu'il n'y a qu'un
élément, au sens strict, qui entre dans la composition de toute guerre en tant que
157Il s'agit de la traduction que nous proposons de « ihre Verbindung mit der Natur der Dinge, aus
denen sie zusammengesetzt sind. ». Pour le texte français, cf. ibid., p. 47.
158Ibid., p. 51.
59
Clausewitz, de la violence à l'État
nécessairement dans un certain contexte qui détermine la forme qu'il peut prendre.
Néanmoins, ce contexte en tant que tel est contingent, non pas au sens où il
pourrait ne pas être – ce serait absurde – mais au sens où il est variable. Par
conséquent, Clausewitz pose que la guerre est déterminé d'une part par la logique
sens strict, être qualifié d'élément puisqu'il est lui-même le composé d'un nombre
nécessairement dans un contexte y ou pas de la même manière 160, si bien qu'il est
impossible de comprendre ces facteurs comme des éléments. Seule la violence est
de sa forme.
En tant qu'elle est un déploiement de violence, la guerre doit bien monter aux
montée aux extrêmes est bloquée par la présence d'autres facteurs déterminants.
159Clausewitz insiste sur l'idée que le combat est « l'unique activité efficace de la guerre », ibid.,
p. 79. Mais cette effectivité ne résulte pas nécessairement de sa réalité, elle peut tout aussi bien
suivre de sa seule possibilité. Un intéressant commentaire de cette effectivité du possible est
proposée par Hervé Guineret, Clausewitz et la guerre, PUF, « Philosophies », Paris, 1999, p.
67-69.
160D'où l'importance accordée par Clausewitz au « jugement stratégique » qui évalue la part
relative de chaque détermination afin d'élaborer un plan de guerre le plus adéquat possible aux
fins poursuivies. Cf., par exemple, De la guerre, op. cit., p. 561.
60
Clausewitz, de la violence à l'État
Ainsi comprise, la contradiction entre les deux pôles est bien réelle et requiert
l'euphémisation de l'un des deux. Mais cette dialectique compte non pas deux
difficulté en montrant que la contradiction entre les deux pôles n'est que
potentielle dans la mesure où la montée aux extrêmes est toujours déjà bloquée au
composition pour qualifier notre interprétation, dans la mesure où elle s'appuie sur
161Ibid., p. 56-57.
162Ibid., p. 109-111.
163De manière significative, Clausewitz écrit que, pourvu que la montée aux extrêmes ne se
réalise pas, la fin politique réapparaît. L'allemand dit : « Nun tritt der politische Zweck wieder
hervor. » C'est donc dire que celle-ci ne peut effectivement déterminer la forme et le cours de la
guerre que pour autant que la montée aux extrêmes a été préalablement bloquée. Cf., pour le
texte français, ibid., p. 58-59.
61
Clausewitz, de la violence à l'État
politique au sens subjectif de la forme de la guerre ? Car tel est bien le cœur de
l'interprétation instrumentaliste soutenue par Aron et, dans une certaine mesure,
forme de la guerre, c'est dire que la guerre est un instrument de la politique. Mais
Aussi faut-il bien voir que la possibilité d'une maîtrise de la violence est
puisque nous sommes dans l'ordre synchronique des préconditions de possibilité 164
contexte qui, rendant impossible la montée aux extrêmes, rend par là même
sens subjectif, de la forme de la guerre est donc rendue possible par un certain
contextuelles puisqu'elles seules le rendent possible 165. Notre lecture nous semble
62
Clausewitz, de la violence à l'État
instrumentaliste que celle d'Aron qui doit, finalement, postuler un pari sur la
raison.
est bloqué libérant ainsi l'espace nécessaire à une maîtrise politique de son
déploiement. Il est remarquable, à cet égard, que la triple détermination posée par
cette définition coïncide exactement avec les trois ordres de déterminations que
tant qu'il est celui qui combat effectivement – c'est la détermination élémentaire.
C'est donc à tort qu'Aron et Girard considèrent que la montée aux extrêmes
obéit à une logique du tout ou rien. Elle entre au contraire en composition avec
physique n'énoncent pas les faits168. En effet, la loi de gravitation universelle, par
exemple, n'est vraie, c'est-à-dire n'énonce les faits, que sous la contrainte du
63
Clausewitz, de la violence à l'État
respect de la clause ceteris paribus. Mais une telle clause n'est jamais vérifiée
dans les faits, ou du moins très rarement. On est alors face au paradoxe de lois qui
n'énoncent les faits que dans les cas rarissimes où ces faits ne sont déterminés que
par une seule cause. Lorsqu'ils sont déterminés par plus d'une cause, il y a
à énoncer les faits, c'est-à-dire à valoir comme une description du monde. La loi
x, parce que d'autres causes, donc d'autres lois, se combinent avec elle dans ce
composé à expliquer169, la pluralité des lois requises pour son explication est
n'énonce pas les faits car la forme de la guerre est toujours déterminée par
plusieurs causes. Mais elle n'en identifie pas moins une tendance susceptible de se
combiner avec d'autres. Ce faisant, point n'est besoin d'établir son abstraction – au
169Si un mobile est poussé d'une part vers le nord et d'autre part vers l'est, son mouvement n'est
pas la composition de deux mouvements indépendants mais bien la combinaison de deux
tendances en un mouvement unique. C'est pourquoi Cartwright rejette les théories de la
composition des causes au profit d'une théorie de la combinaison des tendances. Si la
distinction entre composition de causes et combinaison de tendances est subtile et intéressante,
nous ne la retiendrons néanmoins pas dans cette étude dans la mesure où ce serait introduire
une distinction que Clausewitz ne fait pas et dont il n'a pas besoin. De plus, nous privilégierons
le terme de composition par fidélité au vocabulaire qu'il emploie. L'essentiel est de voir que la
montée aux extrêmes se compose ou se combine toujours avec d'autres déterminations si bien
qu'elle ne se réalise jamais comme telle, dans sa pureté.
64
Clausewitz, de la violence à l'État
validité de l'interprétation instrumentaliste s'en trouve dès lors non pas réfutée
mais restreinte ; elle n'est que conditionnelle. Certes, Clausewitz n'envisage pas
riche et complexe qu'une simple relation de contradiction entre les deux termes.
170En ce sens que sa théorie ne l'interdit pas absolument. Par exemple, De la guerre, op. cit., p.
678 où Clausewitz remarque qu'il est possible d'atteindre « le paroxysme de l'effort » qui
aboutit à l'oubli des fins politiques pour remarquer aussitôt que « dans la plupart des cas cette
tendance à l'effort extrême serait ruinée par le poids opposé des circonstances qui lui sont
inhérentes ». Puisqu'il s'agit de « la plupart des cas », ce n'est pas une nécessité absolue et il est
donc a priori possible que la montée aux extrêmes se réalise. Mais le cas reste théorique
puisque même les guerres napoléoniennes, cas s'en rapprochant le plus, restent sous la maîtrise
de l'empereur.
65
Clausewitz, de la violence à l'État
maîtrise est réelle, donc possible, il faut se demander quels sont les moyens qui la
Or, cette réalisation n'est possible que pour autant que l'institution conserve une
alors même que la durée du conflit tend à accroître le sentiment d'hostilité – pour
autant que les intérêts en jeu soient importants 171. Il faut donc que cette maîtrise
par l'institution politique ne soit pas uniquement gagée sur l'existence d'un
elle-même en tant qu'elle se réalise sous la forme d'un gouvernement séparé qui
elle doit à la fois expliciter les préconditions contextuelles rendant possible, par
66
Clausewitz, de la violence à l'État
Ces deux niveaux sont distincts quoique corrélatifs. Cette distinction permet donc
de mieux saisir pourquoi il n'y a pas contradiction réelle entre les deux pôles de la
convient donc de souligner le décalage que cette interprétation opère par rapport
thèse que Clausewitz a soutenue – et sur ce point, comme le remarque Aron, il n'y
possible une telle thèse. Il ne s'agit donc pas de restituer ce qu'a voulu dire
qui le plus souvent relèvent pour lui de l'évidence. Par ce décalage, on peut rendre
67
Clausewitz, de la violence à l'État
mais aussi sur celui de la théorie politique en tant que telle. Il convient donc de
68
Clausewitz, de la violence à l'État
parce que son objet – la guerre donc – n'est pas une réalité autonome et existant
Plus précisément, la guerre est une entité politique en ce sens qu'elle est un moyen
parmi d'autres pour l'institution politique d'atteindre les fins qu'elle s'est posé 172.
Certes, cette relation instrumentale est plus complexe qu'il n'y paraît et, en toute
rigueur, corrélative d'un certain contexte qui la rend possible. Mais cette remarque
juste titre qu'Aron insiste sur le fait que le concept d’État est essentiel dans la
fait comme allant de soi. Sans qu'il n'explore cette direction, il esquisse – mais
distincts. Elle doit d'abord expliciter ce que nous avons nommé les préconditions
69
Clausewitz, de la violence à l'État
d'être subsumé sous le concept de frictions peut jouer ce rôle bloquant vis-à-vis de
la montée aux extrêmes. Plutôt qu'une énumération qui ne saurait être exhaustive,
mieux vaut donc privilégier l'étude des cas qui sont relevés par Clausewitz lui-
violence. La mise en regard de ces cas avec la situation institutionnelle des forces
aux extrêmes.
n'est dès lors plus de savoir ce qui rend possible l'autonomie de la politique au
sens de ce qui libère l'espace que son exercice requiert mais d'élucider les
tant que séparée du peuple – et donc de la violence qui est son élément. Ceci
d'un niveau intermédiaire entre la tactique – gestion des forces dans le combat,
70
Clausewitz, de la violence à l'État
Le dernier temps de l'analyse ne peut donc que s'achever sur le constat que
en tant que la maîtrise effective de la violence est gagée sur l'existence d'un
demeure pas moins que cette stabilité est doublement gagée sur la perpétuation
à Aron174.
guerre se déroule toujours dans un temps et un espace donnés. Or, ce temps et cet
espace ne sont pas, comme chez Kant, des formes pures de l'intuition sensible
mais constitue l'épaisseur d'un contexte au sein duquel la guerre, en tant qu'elle est
71
Clausewitz, de la violence à l'État
permettent, voire favorisent, la montée aux extrêmes. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera
Le sauvage et le civilisé
antérieures et que la plupart des exemples ne valent que par leur précision 176.
mais c'est le plus souvent pour marquer la distance qui nous en sépare. Pourtant,
d'accepter que d'une époque à l'autre rien ne se maintient dans la guerre, sinon le
mot même de guerre. Mais jamais Clausewitz ne fait jamais profession d'un tel
72
Clausewitz, de la violence à l'État
definitionem relatives au contexte social et historique. Mais c'est poser aussi et par
l'historicité des guerres dans tout ce qu'elles ont de variable fournit-il à Clausewitz
la preuve de la validité de son concept de guerre 177 et non pas de son inadéquation.
L'historicité des guerres ne réfute pas ce concept mais le corrobore. C'est donc
dire que l'on ne saurait apprendre grand chose que l'on ne sache déjà en
Schmitt, il n'y est absolument pas question de la guerre maritime 178. Clausewitz
n'entreprend jamais d'étudier les coutumes et façons de faire la guerre des autres
quelques notations disséminées sur la manière dont les sauvages font la guerre se
73
Clausewitz, de la violence à l'État
des sauvages se donnent d'abord à voir sous l'espèce de l'altérité. Il ne s'agit certes
pas, apparemment, d'une altérité radicale qui réfuterait, en tant que telle,
postulat idéaliste180, mais il n'en demeure pas moins que les guerres des sauvages
ne sont considérées qu'en tant qu'elles diffèrent des guerres des civilisés et
belliqueux des sauvages est à l'époque un topos qui trouve son origine dans les
que nous leur portons ne saurait donc être justifiée par l'originalité de leur
contenu, mais bien par celle des explications qu'il fournit, ou plutôt esquisse, de ce
surcroît de violence propre aux sauvages. Car elles ouvrent à des conséquences
180Nous voulons simplement signifier par là que Clausewitz postule l'existence d'une essence de
la guerre que sa démarche entend justement élucider et non pas qu'il existerait une relation
d'influence directe ou indirecte entre la philosophie idéaliste qui domine alors en Allemagne et
la pensée de Clausewitz. C'est ce postulat idéaliste qui garantit la subsomption possible de la
diversité phénoménale des guerres réelles sous un concept unique. L'un des apports majeurs de
la définition trinitaire de la guerre est de dissocier ce postulat idéaliste d'une compréhension
des guerres réelles en termes de dégradation ou, du moins, de plus ou moins grande proximité
avec leur essence. Aron insiste à juste titre sur cet aspect. Sur la question du rapport de
Clausewitz à l'idéalisme allemand, on sait qu'il a suivi à l’École de guerre, les cours professés
par Kiesewetter qui était kantien et qu'il connaissait bien la pensée de Fichte, mais il est
difficile d'en inférer quoi que ce soit. La démarche de Clausewitz diffère d'ailleurs trop des
enjeux centraux de l'idéalisme – ne serait-ce que par son absence d'intérêt pour les questions de
théorie de la connaissance – pour que la question d'une influence ait vraiment un sens.
181On peut remarquer que ce constat suffit à réfuter la lecture eschatologique de Girard dans la
mesure où les sauvages – c'est-à-dire ceux qui, en bonne logique évolutionniste – en sont
encore au début de l'histoire sont plus violents que les civilisés. Il est donc aventuré d'avancer
que le déploiement de la violence illimitée est coextensif au processus historique.
182Voir, par exemple, Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, Grasset,
« Livre de poche », 1994, chapitre XIV : « De la guerre, combats, hardiesse et armes des
sauvages », p. 335-337.
74
Clausewitz, de la violence à l'État
Pourquoi donc les guerres des sauvages sont-elles plus violentes que les
ce serait parce qu'ils sont sauvages que les guerres des sauvages seraient plus
déclenchement des guerres sont dictées chez les civilisés par l'intelligence quand
75
Clausewitz, de la violence à l'État
rapports différents à l'action. Le peuple, en tant que sujet des passions, est
considéré sous l'espèce de la passivité, il n'est pas maître de ses passions – c'est ce
qui explique que la violence, considérée isolément, monte aux extrêmes : les
185On pourrait être surpris par le fait que l'armée apparaisse ici, alors qu'on aurait pu la croire plus
concernée par l'élément de la violence que par la libre activité de l'âme. C'est qu'en fait,
lorsqu'elle combat, l'armée est toujours déterminée à la fois par ses passions qui précèdent
l'affrontement ou sont produites par lui et par sa discipline qui l'aide à mieux faire face aux
difficultés. On peut dire, schématiquement, que dans les guerres du XVIIIe siècle, la discipline
dominait parce que le peuple n'était pas concerné directement par les guerre, tandis qu'à partir
de la Révolution l'enjeu national a fait irruption si bien que la passion joue un rôle bien plus
important. On comprend néanmoins ce qui autorise Clausewitz à citer ensemble le
commandant et son armée : que ce soit dans l'élaboration d'un plan de guerre ou dans le
combat, il s'agit de réagir adéquatement à l'incertain, l'imprévu, etc. De plus, comme nous y
reviendrons, Clausewitz souligne l'importance de la constitution d'une classe militaire
indépendante. Même dans un contexte de guerre populaire, il n'y a pas recouvrement du
populaire et du militaire.
186De la guerre, op. cit., p. 69.
76
Clausewitz, de la violence à l'État
est considéré sous l'espèce de l'activité en tant qu'il décide de la guerre et des fins
particulier à la guerre mobilise une faculté spécifique. Il ne s'agit donc pas de dire
que le peuple, par essence, est en proie aux passions ou que le chef d’État est, par
essence, intelligent, mais plutôt d'affirmer que c'est sous l'espèce de ces facultés
Mais que veut-on dire, alors, quand on avance que l'intention hostile des
sauvages est plutôt inspirée par la sensibilité que par l'intelligence sinon que le
par là même, que pour elle, la détermination proprement politique est moins
détermination de leur forme varie sensiblement des unes aux autres. Allons plus
loin : le gouvernement en tant que tel – c'est-à-dire en tant que la guerre est pour
Une étape reste néanmoins encore à franchir pour pleinement mesurer cet
Ailleurs, il note que, à la différence de ce qui se passe chez les civilisés, « dans les
77
Clausewitz, de la violence à l'État
militaire forment à peu près une unité 187. De quel genre est cette unité ? Il ne
plausibles. Ce qui distingue essentiellement les guerres des sauvages des guerres
combat et fin politique de la guerre puisque chaque objectif n'est posé que comme
de combats tandis que l'institution politique demeure unique 189. Par conséquent, la
des sauvages ne présentent pas cet aspect d'étalement. Doit-on néanmoins poser
qu'elles le pourraient ? Ce serait alors dire que ces guerres demeurent bien un
instrument mais que pour certaines raisons, dans ces guerres, les objectifs
avisées qu'on n'en constaterait aucun exemple. Cette solution est peu
187Ibid., p. 242.
188Remarquons au passage, nous y reviendrons plus bas, que cela implique qu'il n'existe plus de
distinction entre stratégie et tactique.
189« La multiplicité des engagements résulte du fractionnement des forces armées. », ibid., p. 253.
78
Clausewitz, de la violence à l'État
de distinction entre institution politique et instrument militaire, que c'est donc une
l'espace. En ce sens, il n'y aurait pas lieu de distinguer entre fins politiques et
objectifs militaires.
Mais on a vu, d'autre part, que la forme des guerres des sauvages était
poids relatif du génie guerrier y est moindre que chez les civilisés190.
moindre chez les sauvages que chez les civilisés de même que celui du
que sujet aux passions, à la sensibilité, si bien qu'à la limite, il semble que la
politique se confonde avec l'instrument militaire qui se confond à son tour avec le
peuple. Clausewitz n'esquisse certes jamais un tel mouvement, mais il semble que
ce soit là le point de fuite vers lequel convergent ses différentes notations sur les
190Ibid., p. 84-85.
191Puisque, à la limité, il n'y a pas de distinction entre fins politiques et objectifs militaires, donc
entre gouvernement et commandement.
192On pourrait dire, en somme, que Clausewitz semble ici pressentir que les sociétés modernes se
distinguent des sociétés primitives par un degré supérieur de différenciation fonctionnelle. C'est
ainsi qu'il remarque en passant que les peuples sauvages ont moins d'activités différentes, ce
qui explique la prédominance de l'activité guerrière. Cf., ibid., p. 84-85.
79
Clausewitz, de la violence à l'État
n'existe pas partout et toujours et est donc relatif à un certain contexte qui rend
son existence possible. En tant que ce dispositif implique que soient possibles la
politique193.
de la politique que dans le contexte d'un état souverain spatialisé. Or, de l'aveu
rapport aux guerres des sauvages mais son existence même en tant que dispositif
aux extrêmes. Or, les guerres des sauvages sont bien plus violentes que celles des
civilisés. On peut donc supposer que ce blocage n'a pas eu lieu pour eux 194. Quant
193Sans quoi l'idée même d'une spatialisation et d'une temporalisation de la guerre n'aurait pas de
sens.
194Clausewitz adopte implicitement une approche évolutionniste qui va de soi à l'époque : les
sauvages sont semblables aux enfants : ils sont à une étape antérieure de la civilisation.
80
Clausewitz, de la violence à l'État
à savoir ce qui a opéré ce blocage « chez nous » et pas « chez eux », Clausewitz
ne donne aucune piste. Nous en sommes réduit aux hypothèses. Nous suggérerons
temporalisation des guerres des civilisés, que ce blocage est peut être dû à la
pas l’institution politique d'en décider puisque son existence même en tant
guerre sans État196. On remarquera néanmoins qu'il s'agit d'une espèce particulière
195La justesse de cette hypothèse, en tant que telle, a peu d'importance. L'essentiel est plutôt la
mise en évidence de présupposés institutionnels dans la théorie de la guerre de Clausewitz.
196On le voit, contrairement à Aron qui compte la politique au sens subjectif comme au sens
objectif comme des déterminations politiques, nous tendons à considérer que la politique au
sens objectif relève plutôt d'une détermination contextuelle. La question n'est pas indifférente.
En effet, Aron remarque à juste titre que Clausewitz n'est pas toujours clair quant au sens du
concept de politique qu'il mobilise. Néanmoins, une interprétation instrumentaliste requiert que
le sens subjectif soit au moins prépondérant. Et on voit d'ailleurs qu'Aron, lorsqu'il fait œuvre
de néo-clausewitzien en usant des concepts du militaire pour appréhender la situation
internationale des années 70 présuppose effectivement cette prépondérance sans laquelle l'idée
même d'un « pari sur la raison » n'aurait pas de sens. Il nous semble donc plus fidèle à la
pensée de Clausewitz, dans la mesure où lui même prétend établir le caractère instrumental de
la guerre, de compter « les relations socio-historiques objectivées » comme relevant de ce que
nous avons appelé les déterminations contextuelles et non pas politiques.
81
Clausewitz, de la violence à l'État
l'Empire. Le cas est alors, en quelque sorte, opposé à celui des guerres des
sauvages. Ici, il ne s'agit pas de quelques notations éparses mais d'une référence
référence à Hume chez Kant : le fait que des guerres puissent être si violentes
même ne met aux prises que deux armées professionnelles sur un champ de
bataille choisi à l'avance. Le peuple n'est donc quasiment pas concerné par de
telles guerres. Les guerres de la Révolution et de l'Empire, par leur ampleur et par
l'irruption du principe des nationalités qui s'y joue 199, apparaissent ainsi comme
une rupture telle qu'il paraît à première vue difficile de soutenir que l'on puisse
parler dans les deux cas de guerre au même sens du terme. C'est ce qui motivera la
seule permet de subsumer sous un même concept des guerres aussi différentes. La
82
Clausewitz, de la violence à l'État
C'est par leur violence même que ces guerres nous intéressent ici. En effet,
instrumentaliste201. La question est donc double : d'où vient une telle violence ?
déploiement ?
brisé […] ses vieilles barrières artificielles 202 ». En effet, à partir de la Révolution
on voit même le peuple continuer une guerre que l’État a perdu – comme en
comme en Prusse203. Quoi qu'il en soit, il n'est plus possible de maintenir le peuple
hors de la guerre.
83
Clausewitz, de la violence à l'État
mercenaire à une armée féodale. Ce faisant, ils ne dépendent plus d'un système de
le peuple était sujet à une obligation de servir son seigneur en cas de guerre et
corrélative d'une exclusion du peuple hors des affaires militaires. C'est là l'origine
de ces barrières204. Mais la Révolution rétablit un service qui n'est plus personnel,
mais national : tout le peuple est désormais concerné par la guerre205. Les barrières
tombent206.
des guerres n'est que transitoire : « il est peu vraisemblable que toutes les guerres
par les guerres et on ne saurait revenir en arrière. Pour lever cette contradiction
204Dans cette reconstitution du raisonnement clausewitzien nous négligeons les détails techniques
relatifs au mode de ravitaillement qui sont néanmoins importants dans l'économie
argumentative bien que moins pertinents dans le cadre de cette étude.
205De la guerre, op. cit., p. 365-368.
206Ce mouvement n'est pas sans rappeler le mouvement en trois temps de la dialectique
hégélienne. Plus important : Clausewitz esquisse ici une corrélation entre construction de l’État
comme instance politique séparée du peuple et mise en place d'une instrument militaire à sa
disposition sans apercevoir que cette corrélation implique une relativisation de la validité de
l'interprétation instrumentaliste – qu'il donne lui-même de sa pensée – à un certain agencement
du dispositif institutionnel, validité présumée universelle. Nous y reviendrons.
207Ibid., p. 563.
84
Clausewitz, de la violence à l'État
ce n'est qu'en tant que le peuple est sujet aux passions. Or, les passions propres de
ces guerres sont les haines nationales208. Un retour à des guerres moins violentes
ne peut donc suivre que d'une apaisement de ces haines. Mais d'où un tel
apaisement peut-il venir ? Ici encore, Clausewitz ne développant pas, il nous faut
conjecturer.
manière de faire la guerre, et non d'un point de vue politique. Néanmoins, cette
se contentant d'en juger les avantages militaires 209. Il note ainsi que
l'accroissement des moyens qu'elle permet est tel qu'il contraint l'ennemi à adopter
les mêmes techniques, donc à briser lui aussi les barrières artificielles qui
c'est l'asymétrie des forces en présence qui est caractéristiques de ces guerres. Le
déchaînement de la haine nationale apparaît donc d'abord chez les Français qui,
résistant à des forces coalisées mais dont l'organisation excluait encore le peuple,
intègrent pour leur part de plus en plus le peuple à la guerre. Cette situation a
prévalu jusqu'à ce que, passant des guerres défensives aux guerres offensives, les
208Ibid., p. 130-131.
209Ibid., p. 551.
85
Clausewitz, de la violence à l'État
campagnes napoléoniennes activent une même réaction nationale dans les autres
côtés mais, ces pays étant politiquement dominés et humiliés, les haines nationales
domination disparaît si bien que les haines nationales peuvent enfin s'apaiser. Ce
qui, en tant que telle, cause le surcroît de violence – c'est plutôt l'apparition d'un
Cette hypothèse est assez proche de celle avancée par Éric Weil pour qui
politique (de politique intérieure) sera suffisamment grande entre les États 212 ».
déterminée par la politique intérieure en tant que, dans leur succès même, les
entre le peuple et le gouvernement. Or, dès lors que cette séparation est résorbée,
s'abandonner à une violence illimitée si leur existence n'est pas menacée : entre
« États également libres et raisonnables » les guerres ne peuvent être que limitées.
210Ibid., p. 688 où il montre que la guerre est partout devenue « affaire de la nation entière ».
211L'erreur de pronostic de Clausewitz importe peu. Il est plus intéressant de relever la logique de
son propos en tant qu'il permet d'élucider les conditions d'une maîtrise politique de la violence.
212« Guerre et politique selon Clausewitz », art. cit., p. 246.
86
Clausewitz, de la violence à l'État
interprétation doit être rejetée, ou du moins critiquée. Tout d'abord, Weil tend à
relativement comparable, quoique moins radical dans ses conclusions, à celui que
développe Kant dans Vers la paix perpétuelle et selon lequel les citoyens, dans la
mesure où leur assentiment est requis, auront tendance à être peu enclin à
déclencher une guerre sachant qu'ils auront à en assumer la charge si bien qu'une
guerre entre régimes républicains, où l'assentiment du peuple est requis, est très
séparation du gouvernement et du peuple n'est pas remise en cause par les guerres
l'analyse que fait Clausewitz du poids militaire des passions nationales comme
213Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, in Vers la paix perpétuelle. Que signifie s'orienter
dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ?, Flammarion, « GF », Paris, 1991, trad. Jean-
François Poirier et Françoise Proust, p. 73-131.
214C'est ainsi que Clausewitz avance qu'un peuple ne peut espérer occuper « un jour une position
forte dans le monde politique » que pour autant que la guerre l'aura éduqué à l'intrépidité qui
permet de soutenir le sentiment national pendant la guerre. C'est donc dire que le rôle politique
du peuple est déterminé dans et par la guerre, en tant que le peuple demeure un instrument
efficace entre les mains du gouvernement. Cf. De la guerre, op. cit., p. 200.
215Au contraire même, il semble que l'on puisse interpréter sa participation aux tentatives de
réformes militaires en Prusse comme participant d'une volonté d'adapter l'instrument militaire
aux nouvelles conditions de la guerre sans atteindre à l'organisation d'ensemble de l’État. Les
textes de Clausewitz relatifs à cette question, notamment les célèbres manifestes, sont repris
dans Carl von Clausewitz, De la Révolution à la Restauration. Écrits et lettres, Gallimard,
« NRF », Paris, 1976, trad. Marie-Louise Steinhauser.
87
Clausewitz, de la violence à l'État
Néanmoins, c'est à juste titre que Weil identifie l'origine du déploiement extrême
sociale et politique des états impliqués dans la guerre soit relativement semblable.
l'Empire, celles-ci ne sont jamais abordées sous l'espèce de leur fin politique,
comme si le déploiement de la violence y était tel qu'il avait « englouti » cette fin
sorte, l'émergence d'un être exceptionnel à même de la maîtriser. C'est ainsi que le
risque d'un débordement de la fin politique par les passions que suscite la guerre
est prévenu car « la plupart du temps […] l'existence d'aussi puissantes émotions
impliquera celle d'un plan grandiose qui sera en harmonie avec elles 216 ». Ce n'est
que la plupart du temps, certes, et donc il n'y a là nulle nécessité. Mais Clausewitz
88
Clausewitz, de la violence à l'État
considérées sous l'espèce de leurs fins politiques – ce que voudrait pourtant une
interprétation instrumentaliste. Leur origine gît dans une différence des situations
exclusivement sous l'aspect du stratège et non du chef d’État, alors que Frédéric II
est loué sous ces deux aspects à la fois. En effet, Napoléon est présenté comme
Révolution217 et non comme celui qui pose des fins politique à la guerre. En ce
qu'en tant qu'il se révèle capable d'éviter que la guerre ne sombre dans l'informe
alors que l'élément de la violence domine et que les passions sont exacerbées mais
décisions de Napoléon ne sont considérées que dans la guerre tandis que Frédéric
maîtrise de la violence, durant ces guerres, dépend bien plus du commandant que
du chef d’État.
Mais dire cela, c'est aussi admettre que la guerre n'est pas, dans ces cas là,
violence de guerre plus qu'il ne l'utilise219. Certes, Napoléon est aussi un chef
d’État et il poursuit donc des fins politiques, mais celles-ci sont présentées comme
217Ibid., p. 687.
218Ibid., p. 677.
219Sur ce point, Girard voit à juste titre que que les guerres de la Révolution et de l'Empire
obéissent à une sorte de fuite en avant, mais il étend à tort le processus à toutes les guerres.
89
Clausewitz, de la violence à l'État
bien moins déterminantes, dans la forme que prend réellement la guerre, que les
déploiement de la violence de guerre n'invalide donc pas ce que nous avons dit, au
politiques et sociales des états impliqués dans la guerre en ceci qu'elle garantit le
caractère limité des fins poursuivies et des passions mobilisées. Lorsque cette
similarité n'existe pas, les passions s'exacerbent et la violence croît 220. Cela ne
cette limite – et ce n'est d'ailleurs pas l'essentiel. Il nous suffit de remarquer que la
une seconde précondition contextuelle et, là encore, cette précondition est de type
institutionnel.
220Aron souligne à juste titre que la connaissance mutuelle des belligérants fonctionne comme un
facteur limitant le déploiement de la violence : le connaissant, je sais ce qu'il sera prêt à faire
ou à ne pas faire. Cf. Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 112. Mais ce genre de
supputation n'est rendu possible que parce que je considère que l'autre raisonnera comme moi.
Dès lors que la différence des situations sociales et politiques se creuse, cette hypothèse
paraîtra moins assurée. C'est d'ailleurs pourquoi il faut faire un « pari sur la raison », c'est-à-
dire supposer que malgré leurs différences sociales et politiques, les régimes libéraux et
communistes ont une rationalité, sinon identique, du moins suffisamment similaire. Cf. Penser
la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 223-232.
90
Clausewitz, de la violence à l'État
Du contexte à l'institution
deuxièmement, que les situations politiques et sociales des belligérants et, plus
semblables. Par conséquent, si l'on corrèle ces deux préconditions, on constate que
des relations internationales tel qu'il est instauré par la paix de Westphalie de
1648221.
dont la relativité historique est évidente au regard rétrospectif, quand bien même
elle aurait échappé à l'auteur lui-même ? Si tel était le cas, alors force serait
91
Clausewitz, de la violence à l'État
pour autant que la montée aux extrêmes ne se réalise pas jusqu'au bout, donc que
contribuer à bloquer la montée aux extrêmes. Aussi, tant qu'on en reste là, il est
impossible d'expliquer comment il se peut faire que, dans certains cas – les
politique de celle-ci. En effet, ces guerres autant que les autres se déploient, par
vérifie plus. Il faut donc partir de l'exception et non du cas normal, c'est-à-dire,
explique le moindre blocage de la montée aux extrêmes. Qu'est-ce qui est présent
violence et absent dans les autres ? C'est cette démarche qui nous a conduit à
92
Clausewitz, de la violence à l'État
violence.
ipso facto une réduction de la maîtrise politique de son déploiement ? Car, il serait
assez étrange de considérer que les guerres de la Révolution, parce que plus
violentes que les guerres du XVIIIe siècle, sont moins politiques. Ces guerres ne
sont-elles pas éminemment politiques ? Mais, nous ne disons pas qu'elles ne sont
déploiement de la violence que dans les guerres du XVIIIe siècle. Aron avait déjà
sens subjectif et objectif223 mais il n'en a pas tiré toutes les conclusions. La
guerre, c'est-à-dire dans l'affirmation que celle-ci est maîtrisée dans son
non déterminées, dans leur forme, par une situation politique. Cela va de soi. La
93
Clausewitz, de la violence à l'État
identifiées. Or, nous avons vu que ce n'était pas le cas. Dans le cas des guerres des
de manière autonome des fins politiques distinctes des objectifs militaires ; dans
violence semble bien plus être le fait du commandant que du chef d’État – quand
bien même serait-il réuni dans la même personne –, ce qui laisse en suspens la
tant qu'il existe des interconnexions objectives entre les différents états tendant au
94
Clausewitz, de la violence à l'État
telle institution ? Mais le montrer est déjà important et ne se réduit pas au simple
déploiement d'une tautologie – pour que l'institution soit efficace, il faut que
l'institution existe – car cette analyse rend possible l'interrogation des conditions
peut-elle alors encore être pensée à partir du schème instrumentaliste ? Sinon, quel
schème d'intelligibilité faut-il lui substituer ? Hors d'une telle institution peut-on
encore parler de guerre ? D'autre part, il n'est pas vrai que l'interprétation
institutionnaliste s'en tient là. En effet, pour autant qu'elle met en évidence
somme, que la guerre soit menée par un état souverain territorial contre un autre
95
Clausewitz, de la violence à l'État
Dès lors, force est de se poser la question : y a-t-il une théorie clausewitzienne de
l’État ?
l’État. En un sens, ce n'est pas tout à fait faux. Mais l'enjeu d'une étude du concept
d’État chez Clausewitz vise moins à montrer l'existence silencieuse d'une théorie
l'ombre. Il s'agit donc d'opérer un décalage herméneutique : bien que l'objet avoué
du texte clausewitzien soit la guerre en tant que telle, en remontant de cet objet à
d'analyse.
modestement, d'entreprendre une analyse thématique d'une notion qui n'est jamais
227Pas tous néanmoins. Ainsi Louis Germain essaie-t-il de reconstruire le concept clausewitzien
de l’État en tant qu'il supposerait « une synthèse dialectique entre l'autorité de l’État, sans
laquelle il n'est pas d’État organisé, et le consensus du peuple, sans lequel aucun État ne peut
survivre », « Le concept de l’État chez Clausewitz », La revue administrative, 22, n. 131,
octobre 1969, p. 575. Nous reviendrons plus bas sur cette analyse intéressante.
96
Clausewitz, de la violence à l'État
thématisée comme telle par Clausewitz ? Le doute subsiste : une telle stratégie de
lecture risque d'ouvrir la voie à un discours spéculatif n'ayant plus qu'un rapport
évidence des données textuelles sur lesquelles s'appuie cette lecture suffise à
prévenir tout à fait ce doute. Il faut encore montrer à quelle méthode une telle
stratégie s'articule légitimement et quel profit elle entend tirer d'une telle méthode.
le début du XXe siècle, depuis la sociologie de Max Weber 228 jusqu'aux travaux
consiste-t-elle ?
rapport particulier qu'elle établit avec son objet d'étude. En effet, comme son nom
228Le type idéal wébérien est une reconstruction rationnelle que l'observateur opère à partir de la
sélection de certains traits saillants du phénomène analysé. Ce faisant, il construit un type pur
stylisé fonctionnant comme un schème d'intelligibilité et à partir duquel il est possible
d'interpréter les phénomènes sociaux qui ont toujours quelque chose de confus. On pourra se
rapporter à Économie et société, op. cit., p. 28-52.
229Imre Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherches et
reconstructions rationnelles, PUF, « Bibliothèque d'histoire des sciences », Paris, 1994, trad.
sous la dir. de Luce Giard. Il s'agit pour l'épistémologue de proposer une reconstruction
rationnelle du concept kuhnien de paradigme – baptisé désormais programme de recherche –
dans un cadre non plus socio-psychologique mais normatif, préservant ainsi la rationalité du
progrès scientifique qu'hypothéquait la thèse kuhnienne d'incommensurabilité des paradigmes.
230La philosophie sociale que propose Habermas procède largement à partir d'une reconstruction
rationnelle des opérations ordinaires du langage afin de mettre en évidence les attentes et
présupposés normatifs de telles opérations. Cf. Jürgen Habermas, Théorie de l'agir
communicationnel, Fayard, « L'espace du politique », Paris, 2005, 2 tomes, trad. Jean-Marc
Ferry et Jean-Louis Schlegel. Axel Honneth entreprend d'étendre ce type de stratégie en se
donnant un concept plus large et plus souple de communication. Voir, par exemple, Axel
Honneth, Le droit de la liberté. Esquisse d'une éthicité démocratique, Gallimard, « Nrf
essais », Paris, 2015, trad. Frédéric Joly et Pierre Rusch.
97
Clausewitz, de la violence à l'État
reconstruction et qu'il n'est donc pas une construction a priori de la théorie et que
interpréter, il s'agit d'en isoler les traits saillants et essentiels à l'aide de techniques
qui peuvent d'ailleurs s'avérer variables 231. Une fois cette isolation opérée, il
hasard mais a une raison, au sens de raison d'être 232. La reconstruction rationnelle
ces traits saillants précédemment isolés. Il s'ensuit que cette méthode ne vise en
aucun cas une simple formalisation ou traduction de son objet dans un idiome qui
duquel seul il est possible de mesurer les profits théoriques obtenus par l'adoption
d'une telle méthode. On voit donc que celle-ci ne postule aucun type particulier
d'objet auquel son application serait adéquate. Au contraire, elle peut valoir aussi
bien pour des actions, des institutions, des textes, etc., si bien que c'est sur la seule
base des profits théoriques obtenus qu'il est possible de trancher de la légitimité de
son emploi.
231La construction d'un type idéal requiert ainsi de procéder à une analyse comparative s'appuyant
sur des données à la fois historiques et statistiques au moyen desquelles il est possible d'isoler
un socle de variables récurrentes. Au contraire, Habermas part lui des acquis de la philosophie
pragmatique du langage afin d'isoler les présupposés normatifs à toute communication.
232Le concept est laissé volontairement indéterminé dans la mesure où il existe de nombreuses
manières théoriquement plus ou moins exigeantes de comprendre ce réquisit d'intelligibilité qui
peuvent dépendre à la fois des options théoriques de l'auteur et du type d'objet qu'il s'agit de
reconstruire.
98
Clausewitz, de la violence à l'État
Pourquoi, dès lors, employer une telle méthode dans le cadre d'une
d’État est certes essentielle à la pensée de Clausewitz. C'est ainsi qu'il retient
ne fait l'objet d'aucune analyse thématique comme telle. Or, si l'on a raison de
conséquence que cette notion n'est pas seulement présupposée partout mais jouit
reconstruire ce concept à partir des notations disséminées 234. Ce n'est qu'au moyen
à cette notion ainsi que sur la plausibilité de l'interprétation qu'il propose de ces
notations.
99
Clausewitz, de la violence à l'État
deux volontés abstraites au sens où ce ne sont pas les volontés incarnées dans les
chefs d’État particuliers de deux puissances politiques réelles, mais deux volontés
prépolitique.
déploiement de la violence physique n'est pas en tant que tel et par définition le
déploiement de violence physique, « la guerre n'est rien d'autre qu'un duel à une
plus vaste échelle236 ». La guerre, tant qu'elle n'est considérée que sous l'espèce du
235Ibid., p. 51. En fait, Clausewitz évoque bien, à ce moment, ce concept pour dire que, hors du
concept d’État et de loi, il n'y a pas de violence morale, mais en tant que tel, le concept d’État
n'intervient pas dans l'élaboration de la définition moniste de la guerre.
236Ibid.
100
Clausewitz, de la violence à l'État
effet, « les deux adversaires ne sont pas de pures abstractions, mais des États et
Mais ce raisonnement n'est admissible que pour autant que l'on admet un
effet, il n'y a a priori aucune nécessité pour qu'un duel à plus vaste échelle, un
géographiquement contingent239. Nous l'avions déjà établi plus haut. Ce qu'il faut
encore montrer, néanmoins, c'est comment cette institution, en tant qu'elle existe,
qu'est l’État le fait différer essentiellement d'un individu particulier tel que le
237Ibid., p. 58.
238Le savant et le politique, op. cit., p. 101. Il est possible d'ailleurs d'interpréter la référence que
fait Clausewitz à la violence morale comme appartenant aux seuls concepts d’État et de loi
comme faisant signe vers la notion de légitimité qui, comme telle, n'appartient pas à son
vocabulaire. En effet, affirmer que l’État et la loi exercent une violence morale signifie que leur
autorité ne se résout pas dans la seule possibilité qu'elle implique d'un usage de la violence
physique mais qu'elle jouit aussi d'une reconnaissance. L’État et la loi ne se contentent pas de
contraindre, ils obligent aussi. Cette obligation se donne comme une violence morale, c'est-à-
dire comme moyen d'obtenir des individus qu'ils se conforment à la volonté qu'ils expriment,
mais sans pour autant qu'il soit nécessaire de les y contraindre physiquement.
239Pour une remise en perspective à la fois historique et sociologique, on pourra consulter Saskia
Sassen, Critique de l’État. Territoire, Autorité et Droit, de l'époque médiévale à nos jours, Le
Monde diplomatique et Démopolis, Paris, 2009, trad. Fortunato Israël.
101
Clausewitz, de la violence à l'État
postule la définition moniste ? Car si l’État était en tout point analogue à l'individu
duelliste, il n'y aurait alors aucune raison a priori pour que la violence ne montât
pas aux extrêmes. Certes, toute violence, quel qu'en soit l'auteur, se déploie dans
tendance. Mais, comme on l'a vu, seule la présence d'un certain dispositif
qu'au sein de l'affrontement où elle est déployée elle crée ou renforce des
sentiments de haine chez les combattants les poussant à vaincre ou mourir240. Elle
induit une logique de tout ou rien. Mais si ce ne sont pas deux duellistes qui
pas les États en tant que tels qui s'affrontent, mais leurs armées. L’État ne coïncide
pas avec son armée. Il s'en différencie. Car l’État, en tant que dispositif
séparé du combat en tant que tel : ce ne sont pas les ministres qui combattent mais
le peuple. Or, s'il en est séparé, il est préservé de la propagation des sentiments du
haine qui s'y actualisent. La montée aux extrêmes ne monte pas jusqu'au
gouvernement, parce qu'il est séparé des forces qui s'affrontent réellement. Une
preuve a contrario en est fournie par l'exemple des guerres des sauvages où
confond avec la puissance militaire combattante, alors elle est, elle aussi, sujette à
240Ibid., p. 68 où est évoquée la possibilité d'exciter les passions et les émotions des combattants
« à un tel degré qu'il serait difficile de les maintenir dans la voie politique ».
241Louis Germain analyse bien la tripartition gouvernement-commandement-peuple qu'il
interprète aussi du point de vue de la politique intérieure où l'administration se substitue au
commandement. Sur la question, voir « Le concept de l’État chez Clausewitz », art. cit., p. 574.
242De la guerre, op. cit., p. 242.
102
Clausewitz, de la violence à l'État
qui ne prend pas directement part au combat et qui est donc à même d'utiliser ces
combats en vue d'une fin244 qui ne suit pas immédiatement de ceux-ci, bien
requiert la distinction de l'agent et de son outil. Or, dans la mesure où l'outil n'est
tel que dans la mesure où il est un moyen d'obtenir une fin qu'il n'a pas posée,
l'autonomie, en tant que faculté de poser des fins, appartient en propre à l'agent,
donc à l’État qui doit donc être considéré sous l'espèce de son intelligence dans la
243Ibid., p. 68.
244Pour plus de clarté, nous neutralisons pour l'instant la médiation stratégique qui s'établit entre
le niveau politique et le niveau tactique. Nous y reviendrons par la suite. Il s'agit pour l'instant
d'établir adéquatement la nécessité de la séparation institutionnelle du gouvernement et du
peuple.
245Ibid., p. 66-67.
246Un intéressant commentaire de cette attribution de l'intelligence à l'institution étatique est
proposé par Aron dans Penser la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 223-264.
Malheureusement, il ne développe pas la corrélation nécessaire entre cette attribution et la
structure du dispositif institutionnel étatique en tant que tel – il la présuppose.
103
Clausewitz, de la violence à l'État
institutionnel248.
survie de l’État ou bien sur un autre sans importance véritable, le conflit suivra le
même cours car ce n'est que lorsque l'un sera abattu que l'autre sera à même de lui
cours réel de la guerre. Elle n'est matériellement vérifiée que pour autant que le
gouvernement est bien séparé du peuple en tant que somme des forces
combattantes car, alors, celui-là est bien préservé de toute contagion issue de la
pas par l'irruption du peuple en tant qu'il détermine plus que jamais la forme de la
104
Clausewitz, de la violence à l'État
demeure prudent, bien qu'il semble opter pour la négative, sachant qu'il est
Clausewitz pense – bien que là encore ce ne soit qu'une hypothèse – que les
guerres à venir ne seront pas aussi violentes. Car c'est la différence des situations
thème du divorce et celui de la séparation. C'est ce que présume Éric Weil dans
pensable dans la mesure où la montée aux extrêmes n'est plus bloquée par la
251Ibid., p. 689.
252« Guerre et politique chez Clausewitz », art. cit., p. 244.
253De la guerre, op. cit., p. 551-557.
105
Clausewitz, de la violence à l'État
gouvernement est maintenue, puisque le peuple n'est considérée que sous l'espèce
faux, ou plutôt imprécis, de dire comme Weil que les guerres de la Révolution
du peuple a disparu. C'est désormais tout le peuple qui est concerné par la guerre
les sauvages. Au contraire, cette séparation subsiste dans le premier cas, bien que
254Ibid., p. 552.
255Weil entend cette nécessité de compter avec le peuple essentiellement du point de vue de la
politique intérieure, mais Clausewitz, se bornant à des considérations militaires, l'entend avant
tout du point de vue de la politique étrangère.
256Ibid., p. 365-379.
106
Clausewitz, de la violence à l'État
La médiation stratégique
peuple on peine encore à saisir la relation de maîtrise effective qui existe entre
eux. En effet, si cette séparation suffit à expliquer négativement que la montée aux
guerre sachant que le combat en tant que tel semble induire de lui-même la
montée aux extrêmes. A en rester là, donc, la volonté politique ne serait qu'un vœu
107
Clausewitz, de la violence à l'État
médiation qu'il établit entre ces deux niveaux et n'a donc pas de substance
Toute guerre implique que le combat soit au moins possible 260. Or,
l'organisation des forces armées dans le combat définit la tactique 261. Par
considérations tactiques. D'autre part, tout combat – en tant qu'il est réel et non
comme tel, tend à monter aux extrêmes. La tactique organise donc les forces
armées en vue du combat plutôt que pendant le combat. En effet, en tant que ces
consiste donc plutôt dans le choix du temps, du lieu, de l'agencement des armées,
108
Clausewitz, de la violence à l'État
autre chose. Bien sûr, il n'y a pas de combat sans guerre et, par conséquent,
tactique. Cela ne signifie pas que le niveau tactique est autonome262, mais il existe
indépendant de la volonté des hommes mais est déclenchée par une instance
politique. En ce sens, toute guerre n'existe que relativement à une fin politique
autant qu'il y a guerre, il existe une fin politique pour laquelle cette guerre n'est
qu'un moyen – le niveau politique existe par lui-même et non pas relativement à
de la guerre, cette fin est certes posée avant la guerre, mais elle ne détermine pas
stratégique, quant à lui, n'a pas de substance propre. En effet, la stratégie se définit
qu'existe un niveau stratégique, il faut qu'existent plusieurs combats. Car, s'il n'y
avait qu'un seul combat, la stratégie s'abolirait dans la tactique. On s'en souvient,
262En effet, il n'est qu'un moyen de la stratégie qui n'est qu'un moyen de la politique et ne se pose
donc pas des fins qui lui soit propre. S'il vise naturellement la victoire, ce n'est qu'en tant que
cette victoire est requise par un plan stratégique.
263Ibid., p. 51.
264C'est bien là l'aporie relevée plus haut.
265Ibid., p. 118.
109
Clausewitz, de la violence à l'État
c'est ce qui caractérise les guerres des sauvages qui consistent en un seul grand
Un tel niveau n'a donc pas de substance propre. Il n'existe que relativement à un
certain contexte qui requiert sa présence : il faut que la guerre soit suffisamment
étendue dans le temps et dans l'espace. La stratégie n'existe donc, in fine, que dans
déroule pas en un seul grand combat mais suivant une distribution de combats
dans le temps et dans l'espace, le problème ne se pose plus. Car, quand bien même
la tendance à monter aux extrêmes se réaliserait jusqu'au bout dans chacun des
combats pris isolément, elle ne se réaliserait pas, en tant que telle, dans la guerre
266Ibid., p. 242.
267Balibar saisit bien, chez Clausewitz, la dimension stratégique de la stratégie – si l'on nous
permet ce jeu de mots : « la définition et la fonction de la stratégie constituent aux yeux de
Clausewitz la question la plus importante et sans doute la plus difficile, voire celle qui, au bout
du compte, lui échappe », Violence et civilité, op. cit., p. 214-215.
110
Clausewitz, de la violence à l'État
maximiser les chances d'atteindre ces fins. Comme l'écrit Étienne Balibar, « c'est à
dans une même analyse l'extrême violence de la guerre (l'absolu de ses moyens) et
historique et nécessaire quant à son statut théorique. Il est contingent quant à son
remarque cette contingence lorsqu'il constate que ce n'est que dans les guerres
modernes – depuis Louis XIV et les traités de Westphalie – que l'armée peut être
qualifiée stricto sensu d'instrument « entre les mains des Cabinets269 ». Il n'existe
pas, en effet, de « classe militaire indépendante » avant cette époque. Aussi les
ces forces n'était pas complètement unifié. Ce n'est que lorsque les gouvernements
disposition exclusive des forces armées sur un territoire donné. Dès lors,
268Ibid., p. 215. Le vocabulaire de l'absolu risque néanmoins d'introduire une ambiguïté puisque
les fins politiques se définissent par leur relativité car si elles étaient véritablement absolues, il
serait inconcevable que la violence ne montât pas chaque fois aux extrêmes, aucune dépense de
moyens ne pouvant être excessive dès lors que la fin est posée comme valant absolument.
269De la guerre, op. cit., p. 366.
111
Clausewitz, de la violence à l'État
plus de problème. On voit donc bien que, même s'il ne développe pas sa réflexion
existant entre les trois niveaux. Celle-ci n'est valable que dans un certain contexte
cette relation instrumentale n'est valable que pour des états souverains territoriaux,
surtout anhistorique. Car Clausewitz admet, on l'a dit, un postulat idéaliste en tant
qu'il suppose l'existence d'un essence de la guerre qui subsiste par-delà les
cette essence dans la mesure où elle enveloppe les trois types de déterminations
s'appliquant à toute guerre, c'est la relation instrumentale entre les trois niveaux
que Clausewitz retient comme étant le contenu de cette essence. Par conséquent,
le niveau stratégique est nécessaire quant à son statut théorique car admettre qu'il
lorsqu'elle est valide, on voit que c'est sur la médiation entre politique et tactique
270Dans tout ce paragraphe, nous avons commenté librement les pages 365 à 368 de De la guerre.
271Ibid., p. 47 : l'objet de la théorie est de « scruter l'essence » de la guerre.
112
Clausewitz, de la violence à l'État
dans l'espace explique que la guerre, dans son ensemble, ne consiste pas en une
montée aux extrêmes – qui ne vaut que pour les combats –, si bien qu'une
utilisation de ces combats dans un plan de guerre au service d'une fin politique
devient possible. En somme, aucune relation instrumentale n'est possible sans une
Il s'ensuit donc que, de même que nous avions identifié deux préconditions
aux extrêmes est bloquée au seul niveau tactique libérant l'espace nécessaire à
d'après une fin politique. La réunion de ces deux conditions institutionnelles rend
d’État chez Clausewitz telle que nous l'avons entreprise ? Bien qu'il ne soit jamais
113
Clausewitz, de la violence à l'État
thématisé comme tel, on constate qu'un tel concept est pourtant bel et bien
institutionnel étatique. Or, bien qu'il semble apercevoir l'historicité d'un tel
rédaction qui dépend de l'existence d'un tel dispositif, car – cela va de soi – sans
272Ibid., p. 43-44.
273Critique de l’État, op. cit., passim.
114
Clausewitz, de la violence à l'État
décalage que cette reconstruction opère du fait que ces intuitions prennent
naissance dans une théorie de la guerre et non dans une théorie politique au sens
n'est pas justifiée par des arguments classiques relatifs aux concepts de loi, de
préserve le premier de la montée aux extrêmes qui se déploie dans les combats,
peuple. En effet, si cette séparation est la condition sine qua non sans laquelle la
violence pendant la guerre. Il faut qu'existe une instance médiatrice qui, par la
instrument de la politique que pour autant que la politique conserve sa maîtrise sur
274Une traduction de cette intuition dans les termes des théories politiques classiques aboutirait
sans doute à formuler l'idée suivant laquelle cette séparation garantirait l'espace nécessaire à
une réflexivité de la société condition de la maîtrise positive de son destin. Ce rapport de
réflexivité est par exemple au cœur de la philosophie de l'histoire développée par Marcel
Gauchet dans toute son œuvre. A ce sujet, on pourra consulter La révolution moderne.
L'avènement de la démocratie I, Gallimard, « Folio essais », Paris, 2013. Néanmoins, une telle
traduction aurait peu de sens tant c'est par le décalage qu'elle produit par rapport aux théories
politiques classiques que vaut l'analyse clausewitzienne.
115
Clausewitz, de la violence à l'État
peuple et gouvernement, pour être plus originale que celle d'une séparation
institutionnelle, n'est pas absolument inédite276. Mais, encore une fois, l'essentiel
l'impulsion est transmise aux niveaux inférieurs. Certes, le peuple n'est pas tout à
fait amorphe puisque c'est à son niveau que s'initie la tendance de la violence à
monter aux extrêmes. Mais cette tendance naît de passions et n'est analysée qu'en
tant qu'elle requiert son dépassement, pour parler en termes hégéliens, dans un
116
Clausewitz, de la violence à l'État
égard, force est d'évoquer l'analogie – qui n'est rien d'autre qu'une analogie –
existant entre une telle conception et la construction théorique hégélienne qui pose
que les contradictions sociales requiert leur dépassement politique dans la sphère
de l’État. Mais cette analogie ne doit pas tromper : une telle conception
écrit Clausewitz277. Il ne s'agit donc pas d'affirmer contre l'évidence même son
paradoxe : Clausewitz se fait une fort idée classique de l’État, idée qu'il ne
thématise même pas, et pourtant, ce qu'il dit de l’État n'en est pas moins instructif
que par les éléments purement positifs d'une théorie politique implicite – éléments
sans grande originalité en tant que tels – c'est par la corrélation toujours
dont il fait la théorie est déterminée quant à sa forme par l'existence d'un certain
dispositif institutionnel et c'est par le regard médiatisé qu'elle permet de poser sur
ce dispositif que cette théorie est politiquement instructive. In fine la question qu'il
277Bien qu'elle soit néanmoins très vivement critiquée par nombre de penseurs de la génération
suivante opérant une réévaluation du concept de société civile soustrait à son statut de
subordination nécessaire à l’État. Sur la question, on consultera Jean-François Kervégan,
« L’État après Hegel : le dépassement social du politique », in Simone Goyard-Fabre (dir.),
L’État moderne. Regards sur la pensée politique de l'Europe occidentale entre 1715 et 1848,
Vrin, « Histoire des idées et des doctrines », Paris, 2000, p. 291-305.
278C'est ce que font, chacun à leur manière, Louis Germain et Éric Weil.
117
Clausewitz, de la violence à l'État
pose est donc bien : à quelles conditions institutionnelles une maîtrise politique de
guerre aboutit au paradoxe – seulement apparent – que Clausewitz n'a pas grand
chose à dire sur le dispositif institutionnel étatique en tant que tel. En revanche,
conséquent, il appert que cette maîtrise ne va pas de soi. C'est ici que s’insère
maîtrise n'est pas nécessaire, c'est que l'institution dont dépend son effectivité est
précaire quant à son existence – au sens où elle n'est pas assurée de se maintenir
elle-même aucune nécessité. Du moins, celle-ci, telle qu'elle est analysée par
telle qu'elle est opérée par une interprétation institutionnaliste introduit donc, sur
118
Clausewitz, de la violence à l'État
Car si, pour Clausewitz, la prétention à élaborer une théorie dont la validité est
établir une doctrine positive279 qui suppose de formuler des règles d'action
tant qu'elles impliquent une application systématique280, il n'en demeure pas moins
que la théorie se justifie par son utilité pratique car, par elle, « le savoir devient
pouvoir281 ». La théorie ne fournit pas des règles d'action mais des principes
doivent tenir compte dans leur décision, s'ils veulent agir rationnellement.
De la guerre ne se donne donc pas à lire comme une étude dénuée de toute
l'ouvrage est bien de surmonter l'opposition aporétique entre théorie et pratique 282.
119
Clausewitz, de la violence à l'État
contradictoire avec l'essence bien comprise de la guerre. En effet, pour que celui-
ci soit possible et adéquat à son objet, il faudrait que la guerre se donne comme
que de l'ordre que le commandant et, plus largement, les hommes y mettaient,
ait le mode d'être de l'outil. En effet, l'outil se caractérise par sa maniabilité, son
par sa passivité et son absence d'effets de retour indésirables. Or, telles ne sont pas
les propriétés de la guerre. Car, elle « n'est pas l'action d'une force vive sur une
masse morte, mais […] la collision de deux forces vives 286 ». Plus largement,
guerre et, au sein de chaque guerre, chaque combat, qu'il est impossible d'élaborer
120
Clausewitz, de la violence à l'État
contexte287. Enfin, le contexte lui-même n'est pas donné une fois pour toute durant
d'un nouvel état en guerre ou, au contraire, la signature d'un armistice séparé, par
exemple. Comment dès lors penser que la conduite de la guerre puisse être
militaire supérieure » consiste en « une étude et une réflexion qui extraient par
une sorte d'instinct intellectuel l'esprit qui président aux phénomènes de la vie288 ».
génie guerrier notamment à travers son analyse du coup d’œil289. Cet instinct n'est
pourtant pas une intuition pure se fondant en dernière analyse sur l'exceptionnalité
la multiplicité des facteurs dont il faut tenir compte. Mais cette mise en évidence
dont la forme de la guerre peut être déterminée par les facteurs les plus divers. Le
121
Clausewitz, de la violence à l'État
pour être intelligible, elle doit être rapportée à un agent considéré sous l'espèce de
ce serait là rabattre l'action sur la fabrication en tant que celle-ci n'implique pas la
essentiellement292.
tant qu'il doit être rapporté à la libre activité de l'âme du commandant. En effet,
elle est aussi caractéristique du niveau politique. Car, si la guerre est imprévisible
quant à son déroulement, aucun plan de guerre ne saurait être fixé une fois pour
nature des moyens dont elle dispose « ce qui l'amène souvent à se transformer
290Ibid., p. 69.
291Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, « Agora », Paris, 1994, trad.
Georges Fradier, notamment « La substitution traditionnelle du faire à l'agir », p. 282-295.
292Arendt ajoute, en tant que propriétés ontologiques de l'action, l''irréversibilité et l'anonymat –
en tant que l'action implique la participation d'une pluralité d'agents. Si Clausewitz thématise
moins ces deux concepts, il n'en demeure pas moins qu'ils sont bien des propriétés de la guerre
telle qu'il l'analyse. On remarquera néanmoins, pour marquer les limites de ce rapprochement,
que l'hétérogénéité de l'action et de la perspective instrumentale demeure, on s'en doute,
fondamentalement étrangère à la pensée de Clausewitz.
122
Clausewitz, de la violence à l'État
la guerre. Si un chef d’État déclenchait une guerre sans connaître les moyens dont
chaque état dispose, sans déterminer une fin, sans élaborer un plan de guerre
violence de guerre.
encore, le chef d’État, en tant qu'instances autonomes de décision, fixent les fins
vraiment que lorsque le défenseur décide de résister 294. Le niveau politique revoie
effet, une fois la guerre décidée et le plan de guerre fixé, il s'agit de réagir au
mieux à et dans un contexte donné afin de maximiser les avantages obtenus par
les manœuvres et les combats. Néanmoins, aux deux niveaux, la guerre est
123
Clausewitz, de la violence à l'État
pratique de facture kantienne par exemple296. En effet, un tel concept suppose que
particulier sous la loi générale, voire universelle 297. Par conséquent, un concept
fois escamotée puisqu'une nomenclature des états possibles du monde 300 demeure
296Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Flammarion, « GF », Paris, 2003, trad. Jean-
Pierre Fussler.
297Il va de soi que, dans cette discussion, nous neutralisons la spécificité proprement morale du
concept kantien de raison pratique – difficilement compatible avec une théorie praxéologique
de la guerre – pour n'en retenir, en quelque sorte, que la structure formelle. La démarche serait
certes contestable si nous prétendions commenter la pensée kantienne car il est loin d'être
évident qu'une telle neutralisation puisse être fidèle à sa philosophie pratique. Mais nous ne
retenons de celle-ci que le schème ou, pour ainsi dire, le type idéal d'un concept déontologique
de raison pratique.
298Emmanuel Terray insiste à juste titre sur cet aspect de la pensée de Clausewitz. Cf. Clausewitz,
op. cit., notamment p. 225-229.
299Par exemple, Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, Vrin,
« Analyse et philosophie », Paris, 2011, trad. Emmanuelle de Champs et Jean-Pierre Cléro.
300Nous empruntons l'expression de « nomenclature des états du monde » à André Orléan qui
l'utilise néanmoins dans un autre contexte. Cf. L'empire de la valeur. Refonder l'économie,
124
Clausewitz, de la violence à l'État
incertitude probabiliste car même l'improbable peut toujours faire l'objet d'une
éthique conséquentialiste telle qu'elle est élaborée par les premiers penseurs de
l'utilitarisme.
d'une rationalité prudentielle qui rappelle bien plutôt Aristote que Kant ou
règle. Elle requiert au contraire de l'expérience, raison pour laquelle seul l'homme
indirecte d'Aristote sur Clausewitz, influence que rien n'atteste, force est de
l'un comme pour l'autre il est impossible d'établir une règle d'action préalablement
125
Clausewitz, de la violence à l'État
faire l'économie d'une réflexion sur les conditions d'une utilisation adéquate de
a vu, en effet, que la possibilité même d'une telle praxéologie était corrélative d'un
126
Clausewitz, de la violence à l'État
Cette précarité se joue à plusieurs niveaux. Elle est propre à toute guerre
instrument de la politique sans en être un outil c'est avant tout parce qu'elle est
imprévisible. Aussi, ce n'est pas parce que la maîtrise est effective à un moment
donné qu'elle le sera encore à l'avenir. Car tout déploiement de violence se produit
dans le temps si bien que la praxéologie de la prudence doit être comprise dans
maîtrise politique sur celui-ci par le seul effet de l'intervention de la durée. Or, une
telle objection est justifiée car, en tant que telle, la montée aux extrêmes ne se
réalise que dans et par les combats. Et la stratégie consistant en l'organisation des
remarque lui-même que « même les nations les plus civilisées peuvent être
303Ibid., p. 52-53.
304Ibid., p. 52.
127
Clausewitz, de la violence à l'État
les trois niveaux suffisait absolument à prévenir tout risque de montée aux
violence de guerre.
Il faut donc que nous puissions rendre compte de cette possibilité d'une
Car, si nous avons vu qu'il suivait d'une différence des situations sociales et
politiques entre les états impliqués, cela ne rendait compte, en quelque sorte, que
de l'occasion mais pas encore de la cause réelle 305. La question qui se pose est
et s'il l'impute à une différence des situations sociales et politiques entre les états
128
Clausewitz, de la violence à l'État
à la fois un agent et une faculté. Mais, cette équivalence ne se donne pas à lire
ontologiquement inférieur parce que déterminé par ses passions. Il n'est que
combattre et non pas de diriger la guerre ni de coordonner les combats. Or, c'est
en tant qu'il combat que les passions dominent en lui l'intelligence et la libre
activité de l'âme. Mais il n'est en rien privé a priori de ces facultés. Clausewitz, en
hiérarchie, mais elle n'établit nullement que, dans les faits, cette faculté dominera
la définition trinitaire, ce n'est donc pas que le chef d’État, parce que chef d’État,
agit nécessairement intelligemment, mais plutôt que c'est l'intelligence qui est le
critère à l'aune duquel son action doit être évaluée car c'est intelligemment qu'il
ou le chef d’État de voir leurs actions déterminées par les passions plutôt que la
libre activité de l'âme ou l'intelligence. Une telle détermination ne serait certes pas
129
Clausewitz, de la violence à l'État
fait-il que les agents, durant les guerres de la Révolution et de l'Empire, ne se sont
différence des situations sociales et politiques des états impliqués, certes, mais
les guerres qu'elle entraîne ne peuvent pas s'analyser comme orientées vers la
révolutionnaire lui-même qui doit être protégé en tant que capable de poser des
130
Clausewitz, de la violence à l'État
fins politiques. Dès lors, la fin politique et l'objectif militaire ne diffèrent plus : la
fin politique est la victoire militaire309. Dès lors, il n'y a plus nulle place pour la
à juste titre des actions que l'adversaire est susceptible d'envisager effectivement,
cette possibilité est corrélative de la similarité relative des adversaires 310. Lorsque
leur différence s'accroît, il faut que la défiance augmente 311. Or, la différence des
131
Clausewitz, de la violence à l'État
des trois niveaux. Lorsque la différence des situations sociales et politiques entre
les états impliqués augmente trop, il devient difficile, voire impossible, pour le
second niveau. Car, s'il n'existe aucune garantie institutionnelle que les agents se
rapide sur ce point, puisque Clausewitz lui-même n'aborde pas la question. Mais il
nous semble tout de même nécessaire d'esquisser les linéaments d'un problème qui
132
Clausewitz, de la violence à l'État
doit toujours être régi en plus par une praxéologie de la prudence. Or, la
d'un rôle essentiel dans la démonstration puisqu'elle est in fine ce sur quoi repose
ne peut-il pas s'ensuivre une rétroaction négative sur l'institution elle-même ? Car
la guerre bien que le déploiement de violence qui les caractérise doive être intégré
133
Clausewitz, de la violence à l'État
saurait-il se maintenir alors qu'il ne remplit plus son unique fonction ? A quoi
tient-il ?
étatique mais que la mise au jour de cette théorie implicite est requise à
l'intelligence du texte. Mais on butte ici sur une autre sorte d'obstacle : la théorie
en tant que cette prétention elle-même est justement articulée à l'existence d'un
raison pour laquelle Clausewitz ne peut pas approfondir ses intuitions déjà
134
Clausewitz, de la violence à l'État
Mais, si l'on prend au sérieux cette historicité – donc si l'on opère une
états impliqués. La guerre est chaque fois différente. En ce sens, Clausewitz fait
historiques320.
donnant à voir comme différente dans chaque cas, le seul moyen, selon
316Ibid., p. 69.
317Ibid., p. 53.
318Aron restitue bien l'ensemble des critiques adressées par Clausewitz à ces deux généraux. Cf.
Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 77-88 et 281-283.
319Notamment, De la guerre, op. cit., p. 680-690.
320Ibid., p. 171-177.
135
Clausewitz, de la violence à l'État
idéaliste. Pour que la guerre soit chaque fois la guerre malgré cette diversité
phénoménale, il faut qu'existe une structure commune à ces phénomènes. Or, cette
même contingent. Clausewitz se rend ainsi capable d'interpréter toutes les guerres
comme des occurrences diverses d'une seule et même essence 322. En somme, il
321Ibid., p. 47.
322C'est d'ailleurs l'un des intérêts majeurs de la démarche clausewitzienne que de tenter de
réconcilier une visée eidétique pourrait-on dire avec une claire conscience de l'historicité du
phénomène étudié.
136
Clausewitz, de la violence à l'État
point de vue de l'essence de la guerre, toutes les guerres réelles, quelle que soit
social.
Mais, alors même qu'il aperçoit la liaison qui existe entre cette historicité et celle
pour cela qu'il renonçât à sa définition trinitaire en tant qu'elle est articulée à un
323Ainsi, les exemples issus de l'histoire éloignée sont rejetés, non pas essentiellement parce que
les circonstances ont changé, mais plutôt parce que leur connaissance est lacunaire. Cf. ibid., p.
176. Plus précisément, Clausewitz constate bien que les circonstances évoluent – introduction
des armes à feu, etc. –, mais cette évolution est sans implication réelle du point de vue de
l'essence de la guerre.
324Ainsi les analyses de clausewitziennes obéissent-elles à un va-et-vient perpétuel de
considérations relatives à la guerre en général à d'autres se rapportant à la guerre moderne.
C'est ainsi que le chapitre 2 du livre IV s'intitule « Caractère de la bataille moderne », quand le
chapitre 3 a pour titre « L'engagement en général ».
137
Clausewitz, de la violence à l'État
l'égard d'un contexte historique? Notre réponse, on l'aura compris, est positive :
c'est dans la corrélation – y compris dans le refoulement dont elle fait l'objet – que
politique.
Aussi, dès lors que cette corrélation entre guerre et institution est identifiée
138
Clausewitz, de la violence à l'État
325Voir à ce propos, par exemple, Jean-Louis Harouel et al., Histoire des institutions de l'époque
franque à la Révolution, PUF, « Droit fondamental », Paris, 2005.
139
Clausewitz, de la violence à l'État
L'institutionnalisme de Clausewitz
institutionnel. Cet apport est certes ambigu, puisqu'il n'est pas l'objet d'une
des phénomènes de guerre considérés sous le double aspect de leur spécificité – ils
déploiement de violence est politiquement finalisé. Tout l'enjeu du texte tient dans
cette volonté de tenir ensemble ces deux aspects. Si l'on privilégie arbitrairement
l'un des deux, on est conduit à mécomprendre ces phénomènes. Ou bien l'on
considérera que la guerre est autonome et existe par elle-même, ou bien l'on lui
déniera toute spécificité jusqu'à n'y voir qu'un épiphénomène insignifiant des
discontinuité des moyens pratiques pour que ces deux aspects de dépendance et de
140
Clausewitz, de la violence à l'État
de ses apports relatifs à la théorie politique en tant que telle. Car il appert que la
quelque sorte, cela n'est pas si surprenant. En effet, si la guerre est bien la
forme. Mais cette détermination n'est pas que d'intention. La volonté politique ne
détermine pas seule la forme de la guerre. Au contraire, toute guerre connaît trois
correspondent les trois niveaux tactique, stratégique et politique. Or, ces trois
niveaux n'existent, dans leur hiérarchie verticale, qu'en vertu de l'agencement d'un
l'intelligence des phénomènes de guerre, à toute époque, n'est possible que pour
autant que ces phénomènes sont rapportés au dispositif institutionnel qui les
141
Clausewitz, de la violence à l'État
politique.
l'interdépendance qui existe entre chacun des niveaux ainsi que du fonctionnement
gouvernement ne correspond qu'à un seul des trois niveaux, une telle conception
restreint pas a priori à la seule instance suprême de décision mais enveloppe tous
d'institution n'est pas thématisé par Clausewitz lui-même – et n'est même, à tout
tripartition, elle n'en est pas moins très schématique. Ici encore, il serait vain d'en
faire reproche à Clausewitz. Mieux vaut, à partir même de ses analyses, esquisser
les linéaments d'un programme de recherche. Ainsi donc, force est de constater
142
Clausewitz, de la violence à l'État
que cette tripartition fonctionnelle telle que nous l'avons reconstruite à partir du
souveraineté comme droit de décider en dernière instance. Mais une telle décision
qui n'est liée par rien et s'applique immédiatement à tous est, en tant que telle, une
fiction néanmoins. Les procédures réelles de décisions sont bien plus complexes
329Il ne faut voir dans cette affirmation aucun jugement de valeur, mais le simple constat qu'il
s'agit là, selon l'étymologie du mot fictio, d'un fait fabriqué. Le concept de souveraineté est
une construction théorique et juridique propre à la modernité et, en tant que construction, elle
n'en a pas moins une effectivité réelle. Mais une analyse institutionnaliste peut chercher à
mettre en évidence, derrière la construction, les procédures réelles de prises de décision. C'est
dans cette même perspective que Foucault refusait de partir du concept de souveraineté pour
analyser les dispositifs concrets d'exercice du pouvoir. Voir par exemple, Michel Foucault,
Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Seuil, « Hautes
études », Paris, 2004. Pour une généalogie du concept de gouvernement depuis le début du
Moyen-âge jusqu'au seuil de la modernité établissant comment progressivement l’État
souverain devient le fondement de l'ordre civil, on consultera Michel Senellart, Les arts de
gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Seuil, « Des Travaux », Paris,
1995.
330Les bases des études des procédures réelles de décision dans toute leur complexité ont été
jetées par Graham Allison dans son analyse de la crise des missiles de 1962. A ce sujet, voir
Graham Tillet Allison, Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Little Brown,
Boston, 1971.
331En effet, si nous avons seulement évoqué le problème de la décision souveraine, le problème
en lui-même se retrouve à chacun des niveaux, jusqu'à la plus infime décision tactique. Plus
largement, un programme institutionnaliste se devrait d'établir un juste milieu entre cette
stylisation excessive et une étude exhaustive du dispositif institutionnel qui, comme telle,
relève plutôt de la sociologie des organisations. La question serait alors de déterminer le degré
de généralité dans l'élucidation du dispositif institutionnel requis à l'intelligence du politique.
143
Clausewitz, de la violence à l'État
la guerre comme fait social total – pour autant du moins que l'on s'en tient à la
qui met « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions
[…] et dans d'autres cas, seulement un très grand nombre d'institutions332 ». Or, si
institutionnel – si, par exemple, les guerres de la Révolution doivent leur surcroît
s'ensuit pas pour autant que la guerre, en tant que fait social, puisse fonctionner
332Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques »,
in Sociologie et anthropologie, PUF, « Quadrige », Paris, 2013, p. 274.
333La philosophie scolastique classique distingue couramment la pars pro toto, la partie qui se
rapporte au tout, et la pars totalis, la partie qui exprime le tout, donc qui a les mêmes propriétés
que le tout. On peut alors parler de partie expressive du tout.
144
Clausewitz, de la violence à l'État
ici.
infimes, à peine dignes d'être mentionnées334 ». Dire que la guerre peut être
pas l'élever au statut de partie expressive d'une totalité sociale. Il s'agit de faire
preuve d'une prétention spéculative moindre mais plus productive d'un point de
d'autres – c'est avancer que son analyse permet de rendre visibles, saillants,
que la mise au jour de cette corrélation rend visible son articulation au présupposé
145
Clausewitz, de la violence à l'État
physique légitime sur un territoire donné – sans quoi la guerre ne saurait être la
assuré de perdurer. C'est ainsi que Carl Schmitt a pu avancer, sur le mode apparent
du constat, que « l'ère de l’État est à son déclin 337 ». Si le constat en lui-même est
qu'elle vise réellement à élucider –, il n'en demeure pas moins qu'un constat de
mutations des dispositifs institutionnels étatiques depuis la fin du XXe siècle est,
immédiatement de soi338.
Pour Clausewitz la guerre se fait toujours entre des états. L’État demeure,
prône l'armement du peuple, il ne conçoit pas ce peuple armé autrement que dans
sa pure fonction militaire en tant qu'il fait la guerre sous la direction d'une classe
336De la guerre, op. cit., p. 42. L'important est ici, évidemment, la référence au concept d’État.
337La notion de politique, op. cit., p. 42. On pourra lire aussi Peter M. R. Stirk, « Et l'ère de l’État
touche à sa fin : Carl Schmitt et la conceptualisation des changements d'époque historique en
relations internationales », Études internationales, Vol. 40, n. 1, 2009, p. 37-54.
338La notion de politique, op. cit., p. 57-63.
146
Clausewitz, de la violence à l'État
militaire et d'un gouvernement339. Il est ainsi aisé de voir que le modèle des
l'annonce néanmoins en tant que chaque duelliste est défini par les propriétés
ces trois propriétés sont aussi caractéristiques des états concrets. C'est en ce sens
simple analogie qu'en un véritable schème d'intelligibilité. Certes, les états réels
ne sont pas des abstractions, mais poursuivent des fins politiques à la fois
modérées et relatives, dans des contextes particuliers, etc., si bien que d'autres
duellistes sont bien des abstractions, c'est parce qu'ils incarnent, en quelque sorte,
et stylisent les traits saillants du dispositif institutionnel étatique tel que le connaît
Clausewitz. C'est donc bien dire que l'auteur présuppose toujours, pour reprendre
dire, fasciné Carl Schmitt, et qui peut trouver sa prolongation dans la figure
339Le peuple n'a même d'autre espoir d'avoir une position forte dans le monde politique qu'en tant
qu'il fait la guerre. C'est dire si Clausewitz demeure conservateur relativement à certaines
questions proprement politiques. Cf. De la guerre, op. cit., p. 200.
340Le seul contre-exemple relevé par Carl Schmitt est la remarque suivant laquelle c'est à juste
titre que l'on parle, à propos de la guerre civile française de 1793, de l'armée des Vendéens – ce
qui semble introduire la possibilité d'une déconnexion entre guerre et maîtrise étatique-
politique du déploiement de la violence. Mais comme le remarque Schmitt, Clausewitz
n'approfondit pas cette intuition et reste dans l'ensemble « l'officier de métier d'une armée
régulière de son époque ». Cf. Théorie du partisan, op. cit., p. 252 et De la guerre, op. cit., p.
307.
147
Clausewitz, de la violence à l'État
culturels et économiques pour lesquels l’État joue le plus souvent moins le rôle
politique dans les cas « classiques » de guerres civiles341, que de moyen de récolte
elles sont l'objet – des violences « sociales » intérieures qu'il est de plus en plus
conflictualités physiquement non violentes comme les cyberconflits, etc. Tous ces
légitime.
En effet, dans chacun des cas cités, il semble que l’État n'ait pas une pleine
prudent lorsque l'on avance de telles assertions, sans quoi l'on succombe aisément
violence physique dans le cadre d'une guerre à forte intensité. Mais justement, se
développent de plus en plus des conflits à basse intensité ne mettant plus aux
341Pour une élaboration philosophique du concept de guerre civile, dans son acception classique,
on pourra consulter Ninon Grangé, De la guerre civile, Armand Colin, « L'inspiration
philosophique », Paris, 2009.
342Sur les difficultés à sortir réellement de ce type de guerre ainsi que sur les enjeux à la fois
pragmatiques et normatifs que le retour à la paix y pose, on pourra se rapporter à Kora Andrieu,
La justice transitionnelle. De l'Afrique du Sud au Rwanda, Gallimard, « Folio essais », Paris,
2012.
148
Clausewitz, de la violence à l'État
légitimité plus que sur celle de l'effectivité du monopole que la violence par l’État
dire de la reconnaissance que seule la violence physique d’État est justifiée. Car,
est-il légitime ? S'il est socialement reconnu comme justifié, comme existant de
usage légitime, il faut que lui-même soit reconnu, en tant qu'il le revendique,
343« Deuxième conférence. Une violence ''inconvertible'' ? Essai de topique », Violence et civilité,
op. cit., p. 99-142. Balibar essaie de distinguer différentes stratégies de réponse à la violence :
contre-violence comme déploiement réactif, voire préventif, de violence visant à supprimer la
cause d'une violence antagoniste, non-violence comme refus d'un déploiement effectif de
violence qui peut représenter une « forme suprême de violence » dans la mesure où il s'agit de
récuser a priori les termes mêmes d'un règlement violent du différend ce qui suppose un
rapport de forces très favorable et antiviolence comme stratégie de désamorçage d'une
dynamique de violence, c'est-à-dire comme stratégie de sortie hors de la violence. Il va de soi
que cette dialectique de violences d’État et de violences réactives se situe typiquement dans le
paradigme de la contre-violence.
344Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Seuil, « Points essais »,
Paris, 2015.
149
Clausewitz, de la violence à l'État
l’État. La question était alors de savoir à quel titre – de quel droit – l’État était
pas nécessairement immédiatement au concept d’État, car alors les agents dénient
pragmatiquement, c'est-à-dire dans leur action même, à l’État en tant que tel le
Plus encore, cette violence d’État sera alors rejetée comme oppressive, illégitime
violence physique est fait contre le cadre légal et juridique de l’État, ou même
Qu'on nous entende bien : il faut que cet usage soit systématique et
récurrent. En effet, une infraction à une règle de droit ne suffit pas à réfuter sa
pour un ordre d'obtenir l'obéissance, on voit que la légitimité peut recevoir une
contre l’État ou en marge de celui-ci soit systématique et récurrent pour que l'on
345« Clausewitz, penseur politique », art. cit., p. 88.
150
Clausewitz, de la violence à l'État
puisse parler non pas de la fin de la légitimité de l’État comme telle – cela n'aurait
C'est ainsi que certains groupes terroristes prônent avec un succès relatif le
sur des critères ethniques, religieux ou nationaux sans que ce type de violence ne
semble devoir ouvrir à terme à la constitution d'un État revendiquant pour lui-
même le monopole de cette violence 346. Plus largement, depuis les Balkans dans
demander d'où vient la recrudescence des guerres civiles – car il semble bien que
tendance lourde ces dernières années. Rien n'assure évidemment que cette
tendance perdure – la guerre est un caméléon. Mais il n'en demeure pas moins que
346C'est typiquement le cas du groupe terroriste Al-Qaïda. Néanmoins, l'apparition ces dernières
années de l’État islamique laisse ouverte la question de la nécessité quasi-dialectique pour un
groupe terroriste de trouver un prolongement étatique à sa lutte. Sur la question, on pourra lire
Pierre-Jean Luizard, Le piège Daesh. L’État islamique ou le retour de l'Histoire, La
Découverte, Paris, 2015.
151
Clausewitz, de la violence à l'État
institutionnel.
quelque chose comme la guerre. Or, cela ne va pas de soi. C'est ainsi que Frédéric
Gros avance que ce concept n'est plus adéquat pour saisir les formes de violence
qu'elle était le fait d'états, opposait des états qui en maîtrisaient le déploiement.
Or, cette maîtrise étatique, cette centralité de l’État a disparu. Plusieurs propriétés
tels que, par exemple, guerre non-conventionnelle qui ne pensent leur objet que
négativement par différence d'avec un modèle révolu. En tant que telle, cette
intention est louable. Mais il ne nous semble pas pour autant que le concept d'états
positivement des phénomènes nouveaux, il nous semble que cela se fait au prix
347Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, « Nrf essais », Paris,
2006, p. 217.
348Ibid., p. 218-219.
349Ibid., p 221.
152
Clausewitz, de la violence à l'État
Le cœur de notre objection est que le concept d'états de violence est par
rapproche leur violence de celle des phénomènes naturels tels que les pandémies
sécurité des individus qu'à celui de politique des états au sens de la Grande
politique. Il est évident que, dans une certaine mesure, une telle caractérisation est
juste. Mais elle tend à adopter trop unilatéralement un point de vue de surplomb
illégitime, elle n'en implique pas moins une sous-estimation du point de vue des
350Ibid., p. 242. On pourrait à juste titre objecter que ces pandémies et ces catastrophes, dans la
mortalité différentielle qu'elles induisent, requièrent, pour être intelligibles, que soit établie leur
corrélation avec un contexte politique et social. Il n'en demeure pas moins qu'elles
n'entretiennent pas la même relation avec le concept de volonté qu'un déploiement décidé de
violence physique.
351Une problématique proche mais plus satisfaisante est proposée par Kenneth N. Waltz dans
Man, the State and War. A theoretical Analysis, Columbia University Press, New York, 2001.
Celui-ci remarque en effet que la politique internationale des états obéit à une recherche de
sécurité plutôt que de puissance, comme le postule le réalisme classique. Néanmoins cette
corrélation entre politique internationale active et recherche de sécurité permet de maintenir la
connexion entre impératif de sécurité et volonté politique que le concept d'états de violence
tend à évacuer.
352De la guerre, op. cit., p. 51 : « la guerre est donc un acte de violence destiné à contraindre
l'adversaire à exécuter notre volonté ».
153
Clausewitz, de la violence à l'État
strict, non pas en tant qu'un paradigme aurait remplacé l'autre, mais en tant qu'il
s'agirait de deux possibilités réelles. Quoi qu'il en soit, il nous semble excessif de
réduire tous les affrontements violents au statut d'états de violence car ce serait
alors priver a priori les agents engagés dans ces conflits de toute spontanéité353.
Dès lors, l'étude de la guerre, justement parce qu'elle n'est plus « publique
reconnaître leur revendication comme légitime par au moins une partie, même
violence, etc., suppose de mettre en évidence quelles peuvent être les fins
politiques de telles guerres et quelles sont les instances à même de les poser. Pour
ce qui est de ces fins politiques, cette question dépasse le cadre de ce travail et
nous nous bornerons à suggérer qu'il nous semble que les études relatives à la
353Il ne s'agit évidemment pas de dire que tout conflit violent procède d'une décision souveraine.
On a déjà vu qu'une telle souveraineté relève largement de la fiction. Mais il ne faut pas en
conclure, pour autant, que la volonté est absolument absente de tous ces conflits. On se rend
ainsi totalement incapable d'appréhender le développement du terrorisme lorsqu'on en fait un
simple symptôme du mal développement de certaines régions ou un pur phénomène réactif
s'expliquant intégralement par le ressentiment vis-à-vis d'un passé colonial, tout autant que
lorsqu'on y voit le fait d'une volonté manifestement malfaisante.
154
Clausewitz, de la violence à l'État
problèmes corrélés d'ailleurs, peuvent fournir des pistes pour l'élucidation de telles
fins. Pour ce qui est de ces instances, nous aborderons la question dans la section
suivante.
physique légitime. Ce n'est qu'alors que l'on peut comprendre comment ces
ni immédiatement des acteurs étatiques. Mais dès lors, l'étude de la guerre ouvre
quel titre de telles guerres sont encore politiques. Pour Clausewitz il allait de soi
d'autres agents ne pouvaient pas avoir d'influence. Les spéculations sur l'influence
de telle ou telle personne ou institution sur une décision politique ne sont pas
nouvelles. Mais il n'en demeure pas moins qu'un modèle ne tenant compte que des
354Voir, par exemple, Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, « Folio essais »,
Paris, 2013, trad. Pierre Rusch.
355Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », PUF, « Pratiques théoriques »,
Paris, 2011.
155
Clausewitz, de la violence à l'État
écrire « le centre des relations internationales, ce sont les relations que nous avons
appelées interétatiques, celles qui mettent aux prises les unités en tant que
si bien qu'ils sont cette collectivité lorsqu'ils exercent leurs fonctions. Le modèle
théorique est simple puisqu'il ne considère qu'un petit nombre d'acteurs pertinents.
Mais on a vu que de plus en plus les guerres ne mettent plus seulement aux
prises des acteurs étatiques. Il ne s'agit pas pour autant d'en appeler à une réforme
états restent les acteurs dominants à ce niveau, il n'est pas certain qu'un abandon
opératoire. Le domaine de validité que définit un tel schème peut en effet rester
approximativement pertinent pour autant qu'il soit bien circonscrit et il n'est pas
156
Clausewitz, de la violence à l'État
Montbrial propose pour qualifier d'unités actives tous les agents, individuels ou
classes d'agents définies a priori. Au contraire, une unité active est définie par sa
seule structure formelle : ce peut être un individu, une association, un état, une
armée, etc. Il faut dès lors identifier différents types de problèmes praxéologiques
dont la définition est relative aux types d'unités actives impliquées. Ce faisant, on
dispose d'un moyen théorique d'approcher ces nouvelles formes de guerres en tant
seulement étatiques.
problèmes interétatiques car, selon lui, les unités politiques dominantes restent les
états et il définit les problèmes internationaux comme ceux qui mettent aux prises
au moins deux unités politiques dominantes. Or, une unité est dite dominante si,
dans un conflit l'opposant à toute autre unité du même ensemble, elle est capable
seuls les états constituent de telles unités dominantes. Néanmoins, comme nous
peut conduire à nuancer cet optimisme : il n'est pas certain que tous les états
puissent être considérés comme des unités dominantes suivant une telle définition.
des états défaillants – failed states – qui ne remplissent pas les critères requis pour
157
Clausewitz, de la violence à l'État
rappelons que chez Weber la domination a toujours pour corrélat une forme de
justifier la restriction qu'il opère des unités actives pertinentes pour une
décisive est celle de la légitimation de l'autorité de l’État et, pour un libéral, elle
sera celle de la limitation de son pouvoir. C'est donc dire que, dans ce cadre, seuls
359Max Weber, La domination, La Découverte, « Poche », Paris, 2015, trad. Isabelle Kalinowski.
360Il va de soi que l'élucidation théorique de cette prétention requerrait d'identifier en quel sens on
peut bel et bien la qualifier de politique, c'est-à-dire de mesurer la reconfiguration du concept
de politique qui s'y joue. Mais une telle élucidation dépasse largement le cadre de cette étude et
appartient plutôt au programme de recherche qu'elle esquisse et appelle en tant qu'elle pose, à
partir de l'analyse de la relation entre guerre et institution, la question de la reconfiguration des
rapports politiques aujourd'hui.
158
Clausewitz, de la violence à l'État
actives. C'est le cas chez Clausewitz et c'est sur cette base que nous avons pu
l’État est actif. On sait, en effet, que le concept wébérien de domination en tant
aux réactions parfois violentes et aux stratégies de résistance que cette relation
impliqués dans les guerres contemporaines, on ne pointe pas autre chose que
sentir étant donné que les états étaient effectivement quasiment les seuls unités
d'un tel modèle. Pour autant, il ne s'agit pas de simplement substituer une
Dès lors, plusieurs questions peuvent être posées qui esquissent autant de
361« Par ''domination'', nous entendons donc ici le fait qu'une volonté affirmée (un ''ordre'') du ou
des ''dominants'' cherche à influencer l'action d'autrui (du ou des ''dominés'') et l'influence
effectivement, dans la mesure où, à un degré significatif d'un point de vue social, cette action
se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que tel, la
maxime de leur action (''obéissance''). », La domination, op. cit., p. 49.
159
Clausewitz, de la violence à l'État
l'apparition d'unités actives non étatiques à même de participer en tant que telles à
qu'en même temps que la violence physique légitime, l’État moderne a revendiqué
politique qu'une telle extension implique ; ou bien l'on privilégie l'étude de ces
nouvelles formes de violence en tant que telles et l'on est mené à insister sur la
déconnexion entre État et maîtrise de la violence362. Dans les deux cas, il s'agit de
guerre, dès lors, se donne bien à lire comme un analyseur privilégié de ces
évolutions.
362C'est la perspective de recherche esquissée par Balibar dans Violence et civilité, op. cit.
160
Clausewitz, de la violence à l'État
161
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162
Clausewitz, de la violence à l'État
GROS Frédéric, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, « Nrf
essais », Paris, 2006.
KALDOR Mary, New and Old Wars. Organised Violence in a Global Era, Palo
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163
Clausewitz, de la violence à l'État
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164
Clausewitz, de la violence à l'État
165
Clausewitz, de la violence à l'État
WALTZ Kenneth N., Man, the State and War. A theoretical Analysis, Columbia
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WEBER Max, Économie et société, Plon, « Pocket », Paris, 1995, trad. sous la dir.
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WEBER Max, Le savant et le politique, Plon, « 10/18 », Paris, 1963, trad. Julien
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WEBER Max, Sociologie des religions, Gallimard, « Tel », Paris, 2006, trad.
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166