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Clausewitz, de la violence à l’État : une interprétation

institutionnaliste de De la guerre
Guillaume Durieux

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guerre. Philosophie. 2015. �dumas-01223391�

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Guillaume Durieux

UFR 10 – Philosophie et société

2014-2015

CLAUSEWITZ,

DE LA VIOLENCE À L’ÉTAT

Une interprétation institutionnaliste

de De la guerre

Sous la direction de Jean-François Kervégan


Clausewitz, de la violence à l'État

SOMMAIRE

POURQUOI LIRE CLAUSEWITZ AUJOURD'HUI ?.....................................3


Une lecture philosophique de Clausewitz ?........................................................3
Une interprétation institutionnaliste...................................................................8
Du commentaire à l'interprétation....................................................................12
CHAPITRE I – VIOLENCE ET POLITIQUE.................................................17
L'interprétation instrumentaliste de Raymond Aron.........................................19
La guerre, instrument de la politique............................................................19
L'argument philologique de la coupure........................................................26
L'argument philosophique de l'abstraction...................................................29
L'interprétation extrémiste de René Girard......................................................35
« La loi implacable du duel ».......................................................................36
Le double achèvement nécessaire de Clausewitz.........................................43
Que faire de René Girard ?...........................................................................46
Vers une interprétation institutionnaliste..........................................................51
Les solutions d'euphémisation......................................................................52
La montée aux extrêmes énonce-t-elle les faits ?.........................................56
Les linéaments d'une interprétation institutionnaliste...................................65
CHAPITRE II – L'INSTITUTION ÉTATIQUE ET LA GUERRE................69
Guerre et contexte socio-historique..................................................................71
Le sauvage et le civilisé................................................................................72
Les guerres de la Révolution et de l'Empire.................................................81
Du contexte à l'institution.............................................................................91
Y a-t-il une théorie clausewitzienne de l’État ?................................................95
La méthode de reconstruction rationnelle.....................................................96
La séparation institutionnelle du gouvernement et du peuple....................100
La médiation stratégique.............................................................................107
Clausewitz et le dispositif institutionnel étatique.......................................113
Une pensée de la précarité de l'institution......................................................118
Une praxéologie de la prudence..................................................................119
L'effectivité précaire de la maîtrise politique de la violence......................126
La double historicité corrélative de la guerre et de l'institution..................134
OUVERTURE – GUERRE ET INSTITUTION AUJOURD'HUI................140
L'institutionnalisme de Clausewitz..................................................................140
Fragilisation du monopole de la violence légitime et états de violence.........146
La question des unités actives politiquement pertinentes...............................155
ARTICLES ET OUVRAGES CITÉS...............................................................161

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Clausewitz, de la violence à l'État

POURQUOI LIRE CLAUSEWITZ AUJOURD'HUI ?

Une lecture philosophique de Clausewitz ?

Pourquoi lire Clausewitz aujourd'hui ? Que peut-on encore y lire ? Il n'y

aurait pas le même sens à se demander pourquoi lire Aristote ou Descartes

aujourd'hui car, bien que, par exemple, leur théorie du mouvement, puisse paraître

périmée à un regard scientifique contemporain, faisant œuvre de philosophes, ils

élaborent des problèmes relatifs à la nature de la science, de la matière, etc., dont

le traitement est irréductible à de simples considérations méthodologiques et

scientifiques dépassées. Contrairement à l'histoire des sciences, l'histoire de la

philosophie ne peut pas se lire comme une succession de paradigmes 1. L'existence

d'un paradigme partagé par l'ensemble de la communauté scientifique, c'est-à-dire

d'un consensus quant à la nature des problèmes, des concepts et des méthodes,

explique que le scientifique puisse, dans son travail, se passer de la lecture de

Galilée ou Newton, lecture qui intéresse plutôt l'historien des sciences. Par la

reconnaissance unanime de son appartenance à un paradigme, un énoncé

scientifique acquiert son indépendance par rapport à sa situation d'énonciation. En

termes linguistiques, on dira que l'énoncé, s'il est reconnu par la communauté

scientifique comme appartenant au paradigme de la recherche contemporaine,

réussit sa résorption dans la seule fonction référentielle du langage 2. La structure

paradigmatique des sciences, du moins dans un contexte de science normale,

1 Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, « Champs sciences »,


Paris, 2008, trad. Laure Meyer.
2 Voir « Linguistique et poétique », in Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Seuil,
« Points sciences humaines », Paris, 1970, trad. Nicolas Ruwet, p. 209-248.

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Clausewitz, de la violence à l'État

implique donc une disjonction : ou bien le développement théorique considéré se

situe à l'intérieur d'un paradigme donné et il est alors posé comme contemporain

aux autres développements situés à l'intérieur du paradigme 3 ; ou bien il se situe

hors de ce paradigme et il est alors posé comme impertinent et intempestif4. Le

régime d'historicité des sciences de la nature ne connaît donc que deux

dimensions : le contemporain et l'intempestif5 – bien qu'en toute rigueur

l'intempestif n'en soit même pas une dimension possible puisque qu'il marque

l'exclusion de l'énoncé considéré hors de la synchronie des énoncés du paradigme.

Mais les développements philosophiques répondent à un autre régime

d'historicité. La constitution du champ philosophique en un ou plusieurs

paradigmes unifiés est impossible dans la mesure où les problèmes qui s'y posent

sont à la fois relatifs à une certaine situation sociale et historique quant à leurs

conditions de possibilité, à leur formulation, au principe de la résolution qui en est

proposée, à la conceptualisation qu'ils supposent et impliquent, à l'état du champ

intellectuel dans lequel ils prennent place, etc., et plus largement à l’idiosyncrasie

du philosophe qui les énonce, et irréductibles à cette relativité dans la mesure où

ils ne visent pas la singularité historique et sociale de leur contexte d'énonciation

mais la saisie d'une « nature » qui la transcende, c'est-à-dire qui ne se réduise pas

à une simple reconduction théorique de cette singularité 6. En ce sens, les


3 Contemporain en ce sens qu'un paradigme définit un espace argumentatif particulier dont les
règles de formation des énoncés signifiants sont reconnues et partagées par la communauté
scientifique de telle sorte que la relation diachronique de succession des énonciations est
rabattue sur la relation synchronique de compatibilité ou de contradiction des énoncés.
4 C'est-à-dire ce qui vient à contretemps ne s'inscrivant pas dans la relation de contemporanéité
des énoncés signifiants et qui, par conséquent, est situé hors temps, hors du temps de la
science.
5 Du moins en contexte de science normale, le schéma se compliquant en période de révolution
scientifique dans la mesure où une concurrence extra-paradigmatique en tant que concurrence
de paradigmes possibles s'ajoute aux apories de la concurrence intra-paradigmatique des
énoncés.
6 Ces considérations sur le régime d'historicité propre à la philosophie sont évidemment
schématiques et ne visent qu'à démarquer le lieu d'un problème. A cet égard, le mot de

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Clausewitz, de la violence à l'État

problèmes posés par Aristote et Descartes ne sauraient être complètement et

définitivement dépassés. Le champ philosophique ne connaît ni l'exacte

contemporanéité d'énoncés formulés suivant de règles communément reconnues et

partagées ni l'exclusion complète d'énoncés hors du temps d'une pertinence

possible. Le champ philosophique paraît donc structuré par un régime de

successivité des énoncés qui n'établit toutefois jamais de relations de pure et

simple dépassement.

Mais en va-t-il de même pour une théorie de la guerre ? Ne faudrait-il pas

y voir un troisième régime d''historicité ? La guerre est en effet un phénomène

éminemment historique. La guerre dont Clausewitz fait la théorie est une guerre

dont la forme est relative à une situation historique et sociale – les guerres de la

Révolution et de l'Empire – et il ne va pas de soi que ses analyses soient encore

pertinentes pour « penser la guerre7 » aujourd'hui. Il est même souvent admis que

les guerres contemporaines sont d'une nature « post-clausewitzienne8 ». Faut-il

alors conclure que la lecture de Clausewitz n'intéresse plus que l'historien ? La

théorie de la guerre, dans la mesure où elle n'a ni la structure paradigmatique des

sciences de la nature ni la possibilité de transcender son contexte d'énonciation

serait alors vouée à une historicisation radicale dont le destin ne saurait être que la

péremption complète des théories passées. Qui lit encore les ouvrages de

poliorcétique de l'Antiquité ?

« nature » est pris dans un sens volontairement indéterminé qui ne vise que ce rapport de
transcendance à l'historicité. Sur ce point, le raisonnement philosophique se distingue du
raisonnement sociologique qui fonctionne en un va-et-vient entre formalisation de données –
notamment statistiques – et contextualisation historique. Sur la question, on pourra consulter
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de
l'argumentation, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l'Humanité », Paris, 2006.
7 C'est le titre du commentaire de Clausewitz que propose Raymond Aron : Penser la guerre,
Clausewitz, Gallimard, « Tel », Paris, 2009 (2 tomes).
8 Voir, par exemple, Mary Kaldor, New and Old Wars. Organised Violence in a Global Era, Palo
Alto, Stanford University Press, 1999.

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Clausewitz, de la violence à l'État

Et pourtant, Clausewitz demeure aujourd'hui encore une référence obligée

pour toutes les analyses de la guerre et de la violence. Est-ce à dire que

Clausewitz est un auteur « plus cité que véritablement lu9 » ? Dans une certaine

mesure, c'est vrai. Clausewitz a été l'objet d'une « panthéonisation » progressive à

partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, si bien qu'il a été élevé au rang de

père fondateur du militarisme prussien, d'inspirateur de la stratégie de von Moltke

en 1870 et plus largement de tout l'état-major allemand jusqu'à la seconde guerre

mondiale, voire de « Mahdi des masses et des massacres mutuels 10 ». D'autre part,

quelques propositions passées à la postérité sont si traditionnellement citées hors

de leur contexte d'énonciation11 que la pensée de Clausewitz paraît souvent se

résumer à la formule trop connue « la guerre est une simple continuation de la

politique par d'autres moyens ».

Néanmoins, en rester à ce constat rendrait inintelligible la fascination

qu'exerce réellement l’œuvre de Clausewitz sur les commentateurs et les lecteurs

contemporains. Car, si les descriptions de batailles et les considérations

proprement stratégiques et tactiques sont largement périmées du point de vue de la

pensée militaire12, il n'en demeure pas moins que des usages philosophiques de
9 Hans Rothfels, « Clausewitz », in Edward Mead Earle (ed.), Makers of Modern Strategy,
Atheneum, New York, 1969, p. 93 (je traduis).
10 L'expression est de Liddell Hart, citée dans Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. 2.
L'âge planétaire, Gallimard, « Tel », Paris, 2009, p. 8. On pourra se reporter aux deux tomes de
cet ouvrage pour ce qui est des différentes lectures qui ont été faites de l’œuvre de Clausewitz.
11 C'est ainsi que Balibar postule la possibilité de constituer une « axiomatique » à partir de
quatre propositions isolées de leur contexte. Voir, Étienne Balibar, « Guerre et politique :
variations clausewitziennes », in Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais
de philosophie politique, Galilée, « La philosophie en effet », Paris, 2010, p. 203-249.
12 Même lorsque les commentateurs essaient, comme Aron, d'établir la pertinence contemporaine
des analyses proprement stratégiques de Clausewitz, ils pointent l'adéquation à la situation
actuelle de l'esprit des analyses du militaire qui n'en appelle pas moins une actualisation de la
lettre pour rendre intelligible un contexte inconnu – et pour cause ! – de l'auteur. Il s'agit alors,
comme le soutient Aron, de faire œuvre de néo-clausewitzien. Pour une telle actualisation à un
contexte de guerre froide, cf. Penser la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 137-264. Pour une
mise en rapport de cette actualisation avec le contexte intellectuel et politique de l'époque, on
pourra voir Jan-Werner Müller, « Fear and Freedom : on Cold War Liberalism », in European
Journal of Political Theory, vol. 7, n. 1, janvier 2008, p. 45-64.

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Clausewitz, de la violence à l'État

Clausewitz subsistent et même augmentent à mesure que sa péremption doctrinale

est plus attestée. La question est alors de déterminer quel est « l'élément

philosophique », au sens de ce qui transcende son contexte d'énonciation, dans les

développements de De la guerre13. Est-ce la relation instrumentale complexe entre

guerre et politique14 ? Le caractère mimétique de toute conflictualité qui aboutit à

une montée aux extrêmes dont l'apocalypse paraît devoir être l'ultime

conséquence15 ? Le fondement d'une théorie générale de l'action en contexte

d'incertitude et de risque16 ? L'intuition du caractère non-linéaire de toute

guerre17 ? Quoi qu'il en soit, la multiplication des lectures « philosophiques » de

Clausewitz traduit quelque chose de l'ambition avouée du militaire : élaborer une

théorie générale de la guerre dans sa dimension stratégique et non simplement une

doctrine relative à un type de guerre particulier 18. En ce sens, il s'agit bien de

« scruter l'essence19 » des phénomènes guerriers en tant qu'elle est irréductible à

leur manifestation particulière en un temps et un lieu donnés. Une lecture

13 Carl von Clausewitz, De la guerre, Les éditions de minuit, « Arguments », Paris, 1955, trad.
Denise Naville.
14 Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. 1. L'âge européen, Gallimard, « Tel », Paris,
2009.
15 René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Flammarion, « Champs
essais », Paris, 2011.
16 Emmanuel Terray, Clausewitz, Fayard, « Histoire de la pensée », Paris, 1999.
17 Alan Beyerchen, « Clausewitz, Nonlinearity, and the Unpredictability of War », in
International Security, vol. 17, n. 3, hiver 1992-1993, p. 59-90. La non-linéarité est une
propriété de certains systèmes qui se caractérisent par l'asymétrie entre l'entrée et la sortie
d'informations. La thèse de Beyerchen est que Clausewitz a eu l'intuition de la non-linéarité de
toute guerre, propriété qui implique sa non-prédictibilité corrélative, mais qu'il ne disposait pas
à l'époque des moyens théoriques d'en proposer une formulation conceptuelle claire si bien que
cette intuition trouve alors à s'exprimer dans un certain nombre d'images et de métaphores.
18 De la guerre, op. cit., p. 134-136 et, plus largement, l'ensemble de deux premiers livres p. 51-
177.
19 Ibid., p. 47. Clausewitz utilise régulièrement le terme de « philosophie » pour définir sa
démarche, mais il est difficile d'en conclure quoi que ce soit : s'il parle d'une « élaboration
philosophique de l'art de la guerre » (p. 44), il oppose ailleurs sa démarche à celle du
philosophe en tant que les questions qu'ils se posent diffèrent essentiellement (p. 551). Il nous
faut donc simplement remarquer que, nulle part, Clausewitz ne se revendique philosophe ou ne
prétend faire œuvre de philosophie au sens classique. Il s'adresse avant tout à des militaires et
des politiques, non à des philosophes.

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Clausewitz, de la violence à l'État

philosophique du Traité peut donc s'autoriser de cette ambition de transcendance

pour approcher ce texte d'une manière qui diffère essentiellement de celle de

l'historien ou de l'homme d'action – militaire ou politique.

Une interprétation institutionnaliste

Si une lecture philosophique de Clausewitz est possible, il nous reste

encore à expliciter le principe d'interprétation que nous nous proposons d'adopter.

Pour ce faire, il convient de partir des interprétations classiques de De la guerre

afin d'en démarquer notre méthode. Ce faisant, il ne s'agit pas de récuser leur

pertinence mais plutôt d'ouvrir à des questions que celles-ci ne posent pas ou

seulement de manière périphérique, opérant ainsi un décalage par rapport à elles.

La plupart des commentateurs en restent ainsi souvent au propos explicite

du texte, à son intention avouée – l'élaboration d'une théorie générale de la guerre

dans son niveau stratégique20. Aron remarque ainsi que, contrairement à celle des

textes de Machiavel, l'interprétation de De la guerre ne pose pas de problème et

qu'il faut partir « de l'hypothèse de bon sens qu'il a dit ce qu'il voulait dire. 21 »

Plus précisément, ils ont tendance à voir dans Clausewitz un penseur de la guerre

plutôt qu'un penseur de la politique 22. Et, en un sens, cela va effectivement de soi.
20 L'intelligence des phénomènes de guerre suppose que soit opérée la distinction des trois
niveaux – politique, stratégique et tactique. De la guerre traite plus spécifiquement du niveau
stratégique et on sait que Clausewitz entendait compléter l'ouvrage d'une étude de la tactique et
de la petite guerre. Néanmoins, comme nous le verrons, le privilège accordé au niveau
stratégique en tant que médiation entre les niveaux politique et tactique est loin d'être le fruit
d'un hasard mais relève d'une nécessité propre à la conceptualité élaborée par le militaire.
21 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 18.
22 L'expression s'inspire de l'article de Carl Schmitt, « Clausewitz, penseur politique », in La
guerre civile mondiale. Essais 1943-1978, Ère, « Chercheurs d'ère », Paris, 2007, trad. Céline
Jouin, p. 85-111. S'il nous semble effectivement qu'il est possible d'identifier dans De la guerre
les éléments intéressant directement la théorie politique. Nous ne suivrons néanmoins pas la
direction qu'adopte le juriste. En effet, sa démonstration consiste essentiellement à montrer
qu'une situation politique spécifique se réalise quasi-existentiellement dans le parcours
biographique de Clausewitz et trouve par conséquent une traduction dans ses écrits. En ce sens,
c'est plus le politique qui se pense dans les écrits du militaire qui le militaire qui pense la
politique. En somme, il serait plutôt un penseur politique qu'un penseur de la politique, ce qui
suppose une mise à distance de l'objet.

8
Clausewitz, de la violence à l'État

Il n'a pas écrit un De la politique ou De l’État. C'est toujours la guerre qui reste

son objet d'étude quasi-exclusif et les considérations relatives à la politique ou à

quelque autre sujet se rapportent toujours au problème de l'intelligence des

phénomènes de guerre. Néanmoins, nous montrerons que ces lectures tendent à

substantialiser à l'excès le niveau stratégique – même s'il est certes le niveau où se

déploie explicitement l'analyse. Pour schématiser, il est possible de dire qu'elles

finissent par ne voir dans l'apport de Clausewitz à la théorie politique qu'un

ensemble de considérations praxéologiques. Mais quant à l'institution politique en

tant que telle, Clausewitz n'aurait finalement rien à dire ou si peu. Au contraire,

nous établirons que le niveau stratégique, n'ayant pas de substance propre, n'existe

que dans la médiation entre le niveau politique et le niveau tactique qu'il établit23,

médiation qui suit de la séparation institutionnelle du gouvernement et du

peuple24. En ce sens, l'étude du niveau stratégique fournit les éléments d'une

reconstruction rationnelle du dispositif institutionnel qui sous-tend implicitement

les analyses du phénomène guerrier.

C'est en ce sens que nous proposons le terme d'interprétation

institutionnaliste. Bien que l'intention explicite de l'auteur soit d'élaborer une

théorie de la guerre dans son niveau stratégique, rien n'oblige l'interprète à en

rester au niveau de cette intention explicite. Au contraire, il est possible d'étudier

ses attendus politiques et ses conditions de possibilités institutionnelles. Car, la


23 Balibar identifie bien le caractère décisif de la définition de la fonction de la stratégie pour
Clausewitz et approche ce que nous appellerons une interprétation institutionnaliste, mais il
s'en éloigne néanmoins du fait de la primauté qu'il accorde à l'explicitation d'une axiomatique
clausewitzienne. De plus, il parle d'autonomie du niveau stratégique, ce qui introduit une
certaine confusion, seul le niveau politique pouvant être le lieu de l'autonomie au sens
rigoureux. Cf. « Guerre et politique : variations clausewitziennes », art. cit., p. 218.
24 A l'inverse, Éric Weil soutient que Clausewitz montre la nécessité d'une absence de séparation
entre le gouvernement et le peuple, attestée par les succès militaires des guerres
révolutionnaires. Voir « Guerre et politique selon Clausewitz », in Essais et conférences. 2.
Politique, Vrin, « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », Paris, 1991, p. 218-246. Nous
reviendrons sur cette interprétation.

9
Clausewitz, de la violence à l'État

possibilité même d'une théorie de la stratégie est corrélée à l'existence de tout un

dispositif institutionnel culminant dans la séparation du gouvernement et du

peuple, dispositif qui n'est certes pas l'objet d'une thématisation comme tel, mais

dont les linéaments de l'analyse sont néanmoins lisibles dans le texte. Aussi, si l'on

peut soutenir que, par-delà les conseils pratiques relatifs à la prise et à la

conservation du pouvoir, Machiavel a eu l'intuition que « l'art de gouverner est

inconcevable sans en appeler au principe de l'ordre public 25 », donc que, par-delà

son réalisme pessimiste, le penseur florentin a eu l'intuition de la nécessaire

institutionnalisation du pouvoir, de même il faut soutenir que, par-delà ses

analyses proprement stratégiques, Clausewitz a eu l'intuition de la corrélation

entre agencement du dispositif institutionnel politique et forme concrète de la

guerre26. Il n'est d'ailleurs pas impossible que l'inscription de Clausewitz au

Panthéon des auteurs réalistes aux côtés de Machiavel soit au moins partiellement

liée à cette relation complexe que tous deux établissent entre un propos

explicitement praxéologique et une intuition institutionnaliste sous-jacente qui ne

reçoit pourtant que peu de développements comme telle.

Il nous faut cependant préciser ce que nous entendons par ce terme

d'institution. Le concept d'institution en tant que tel n'appartient pas au

vocabulaire clausewitzien et jamais le militaire n'en opère la moindre

thématisation. Néanmoins, nous montrerons que la validité de sa théorie est

corrélative de l'existence d'une tripartition fonctionnelle de niveaux

25 Simone Goyard-Fabre, Les principes philosophiques du droit politique moderne, PUF,


« Thémis philosophie », 1997, p. 56.
26 Cette intuition ne se limite pas, selon nous, à ce qu'Aron nomme la « politique objective » en
tant que relations socio-historiques objectivées. En effet, Aron se contente de constater qu'il
existe bien une détermination de la forme de la guerre par la politique objective, mais il ne
développe pas les intuitions relatives à l'agencement du dispositif institutionnel que présuppose
l'existence même d'un niveau stratégique, existence qui conditionne évidemment la possibilité
d'une théorie de la stratégie.

10
Clausewitz, de la violence à l'État

hiérarchiquement organisés : politique, stratégique, tactique. Or, cette tripartition

est rapportée par Clausewitz à une tripartition facultaire qui distingue entre trois

facultés ou dispositions subjectives – intelligence, libre activité de l'âme, passion

– qui sont spécifiquement requises par chacun des niveaux et permettent la

distinction de trois types d'agents : le gouvernement, le commandant, le peuple.

En ce sens, la théorie de la guerre fait signe vers un certain dispositif

institutionnel, c'est-à-dire vers une certaine structure sociale relativement stable.

C'est en ce sens que nous entendrons le concept d'institution dans le cadre de cette

étude.

L'identification d'une intuition institutionnaliste et la reconstruction

rationnelle de la théorie qu'elle implique ne sont pas gratuites. Au contraire, une

telle démarche permet d'opérer un décalage productif par rapport aux théories

classiques de l’État27 dans la mesure où, dans De la guerre, l'institution en tant que

telle n'est pas l'objet premier de l'analyse bien que celle-ci tienne sa possibilité

même de l'agencement d'un certain dispositif institutionnel. Ce faisant, l'analyse

de la guerre, par le regard médiatisé qu'elle porte nécessairement sur les

conditions institutionnelles qui la rendent possible, ouvre à la formulation de

questions relatives à la maîtrise politique du déploiement de la violence de guerre

qui ne sont pas nécessairement au cœur des théories politiques classiques. Le

décalage herméneutique qu'implique le privilège accordé dans l'interprétation à

27 Il n'y a évidemment pas d'équivalence exacte entre les concepts d'institution et d’État.
Néanmoins, il existe bien une certaine affinité entre eux puisque l’État est souvent conçu
comme l'organe de l'auto-organisation de la collectivité sociale, donc de son
institutionnalisation consciente et volontaire pourrait-on dire. Le concept d'institution déborde
donc celui d’État puisque l'institution peut exister indépendamment de la conscience et de la
volonté des individus. Néanmoins, même s'il est possible de trouver chez Clausewitz des
intuitions protosociologiques, l’État demeure l'horizon de sa pensée si bien que le dispositif
institutionnel que présuppose sa théorie reste un dispositif étatique, même si l’État ne se
restreint pas au seul gouvernement.

11
Clausewitz, de la violence à l'État

l'intuition institutionnaliste rend ainsi possible un décalage méthodologique plus

fondamental consistant en la détermination de la guerre comme analyseur

privilégié de l'institution politique, décalage susceptible de fournir un schème

d'intelligibilité opératoire pour appréhender certains phénomènes contemporains,

notamment relativement à une éventuelle dynamique de fragilisation du monopole

de la violence légitime par l'institution étatique aujourd'hui.

On objectera que c'est là faire dire à Clausewitz tout autre chose que ce

qu'il a dit et, dans une certaine mesure, on aura raison. Mais dans une certaine

mesure seulement. Clausewitz n'a effectivement pas développé une théorie

consistante de l'institution politique. Cependant, le nombre et la cohérence des

notations disséminées dans le texte laissent supposer qu'il en avait néanmoins une

représentation relativement arrêtée. D'autre part, pour autant que cette

interprétation s'appuie sur des données textuelles convergentes et aboutit à des

conclusions non triviales, il n'y a pas de raison valable pour la récuser a priori du

seul fait de l'écart qu'elle implique avec l'intention explicite de l'auteur – à moins

de vouloir restreindre la tâche de l'interprète à celle du porte-parole fidèle qui se

borne à reformuler ce qui a déjà été dit.

Du commentaire à l'interprétation

L'interprétation institutionnaliste de De la guerre que nous proposons n'est

cependant pas coupée de tout souci relatif à la structure de l'argumentation du

texte lui-même. Au contraire même, c'est l'attention portée à celle-ci qui justifie la

nécessité de celle-là.

Plus précisément, deux commentaires radicalement opposés de De la

guerre nous mèneront à porter une attention particulière à la dialectique de la

12
Clausewitz, de la violence à l'État

violence et de la politique dans ce traité – notamment au chapitre 1 du livre I, de

loin le plus étudié dans les commentaires philosophiques. Cette dialectique est

interprétée de façon instrumentaliste par Raymond Aron : la guerre est un

déploiement de violence en vue d'une fin subjectivement posée par l’État suivant

une forme qui est aussi objectivement déterminée par la structure des relations et

des institutions politiques en place à un moment et en un lieu donnés. C'est donc

de sa fonction d'instrument de la politique que la guerre tient son intelligibilité. La

tendance de la violence à monter aux extrêmes, à se réaliser sous la forme de la

guerre absolue, n'est plus alors qu'une abstraction, un type idéal. Certes, les

guerres réelles peuvent tendre vers cette forme de guerre absolue comme vers leur

asymptote, mais elles ne l'atteignent jamais. La guerre n'est pas une totalité

autonome28.

A l'inverse, René Girard voit dans l'identification du caractère mimétique

de la montée aux extrêmes l'intuition fondamentale de Clausewitz. Cette montée

ne connaît aucune limitation possible a priori et ne peut qu'aboutir à l'apocalypse

en tant que déchaînement illimité de la violence dans lequel toute prétention

politique à une quelconque maîtrise de celle-ci se trouve annihilée. Les remarques

de Clausewitz relatives au caractère instrumental de la guerre seraient alors

simplement la conséquence de la peur du militaire devant sa propre découverte –

il aurait désespérément cherché un correctif ad hoc susceptible de prévenir

l'apocalypse annoncée. Du fait de son insistance sur le mécanisme de montée aux

extrêmes, nous parlerons d'interprétation extrémiste de la dialectique de la

violence et de la politique.

28 Selon la formule de Clausewitz qu'aime à rappeler Aron : la guerre a sa grammaire propre mais
pas sa logique propre. Cf. Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 177 et 355 et De la
guerre, p. 703.

13
Clausewitz, de la violence à l'État

Il est évident que, d'un point de vue philologique, l'interprétation d'Aron

est plus fidèle que celle de Girard tant au texte qu'à l'intention de Clausewitz.

Néanmoins, l'opposition de ces deux commentaires suscite un doute : si

effectivement la violence monte nécessairement aux extrêmes dans son

déploiement comment la maîtrise politique de ce déploiement dans un contexte de

guerre est-il possible ? Il n'est pas certain que l'argument de l'abstraction tel que le

développe Aron soit tout à fait suffisant à lever le doute.

En fait, nous montrerons que les deux commentateurs, au-delà de leur

opposition, partagent le même présupposé de lecture à savoir que la résolution de

la contradiction entre une violence qui monte nécessairement aux extrêmes et une

institution politique qui prétend à la maîtrise du déploiement de la violence suit de

la simple mise en relation des deux termes. Pour Aron, la réinscription de la

violence de guerre dans le cadre d'une rationalité instrumentale d'une institution

politique introduit un mouvement contraire à l'ascension aux extrêmes ; pour

Girard, l'ascension supprime toute velléité d'autonomie du politique. En somme, le

privilège accordé à l'un des deux pôles – violence ou politique – explique que

l'autre ne se réalise pas ou pas pleinement. Ou, plus exactement, ce privilège ne

peut être accordé que sur la base d'une décision a priori posant l'impossibilité

pour l'autre pôle de se réaliser. Pour Aron comme Girard, il y a contradiction

réelle entre une ascension illimitée aux extrêmes et une maîtrise politique de la

violence, ce qui implique d'euphémiser l'un des deux pôles pour résoudre la

contradiction. Au contraire, nous verrons que la contradiction ne se présente pas

dans le texte de Clausewitz comme réelle mais seulement comme potentielle dans

la mesure où s'il est juste que, pour le général allemand, la violence ne monte

14
Clausewitz, de la violence à l'État

jamais aux extrêmes pour ce qui est de la guerre dans son ensemble cela n'est pas

le seul fait de la maîtrise politique de son déploiement, mais d'abord de

préconditions contextuelles qui seules rendent possible cette maîtrise29. En

d'autres termes, la limitation de la violence est première et rend possible sa

maîtrise par l'institution politique. Aussi, réciproquement, si le violence devait

s'illimiter la possibilité de sa maîtrise institutionnelle serait au moins

compliquée30. Nous verrons que, chez Clausewitz, ce qui empêche en fait

l'apparition d'une contradiction entre maîtrise politique et tendance de la violence

à s'illimiter c'est le présupposé silencieux d'une résorption complète de la violence

dans le phénomène guerrier. La guerre étant un phénomène politique et la violence

n'étant déployée que dans le cadre d'une guerre, cette violence ne saurait échapper

au politique. Néanmoins cette résorption n'est que postulée, ce qui laisse en

suspens la possibilité d'une violence échappant essentiellement à la politique 31.

D'autre part, le maintien de la violence dans sa fonction d'instrument de la

politique repose sur un principe praxéologique de prudence dictant l'adéquation de

la violence déployée à la fin poursuivie ouvrant au problème que Clausewitz ne

traite pas comme tel d'une inadéquation possible par excès de violence.

On voit donc bien que l'entreprise de commentaire du texte même appelle

une interprétation institutionnaliste de De la guerre qui se focalise sur la relation

complexe qu'entretiennent violence et politique.

29 Comme on le verra, c'est la limitation de la montée aux extrêmes au seul niveau tactique qui
explique que ne s'opère pas une contagion à tous les niveaux. Aron et Girard ne prête pas assez
attention à la séparation institutionnelle et pas seulement instrumentale des trois niveaux.
30 Clausewitz ne pense pas la possibilité d'une guerre qui échapperait complètement à toute
maîtrise politique. La maîtrise d'une guerre tendant aux extrêmes requiert néanmoins
l'existence d'un individu exceptionnel sous la figure du « Dieu de la guerre », De la guerre, p.
677.
31 C'est la perspective de la violence extrême explorée par Balibar dans Violence et civilité, op.
cit., notamment p. 17-191.

15
Clausewitz, de la violence à l'État

Toute violence déployée tend essentiellement aux extrêmes quand la

maîtrise politique de ce déploiement présuppose sa limitation préalable.

L'émergence d'une institution politique capable de maîtriser la violence requiert

donc que celle-ci soit déjà limitée. Mais, une fois établie, cette institution permet

effectivement une maîtrise de la violence – maîtrise néanmoins toujours précaire

en ce sens qu'un excès de violence menace toujours sa possibilité et son

effectivité. Une interprétation institutionnaliste de Clausewitz ouvre donc à une

pensée de la précarité de l'institution politique32.

32 Nous nous inspirons, pour cette expression, du beau livre de Paul Valadier, Machiavel et la
fragilité du politique, Seuil, « Points essais », Paris, 1996. Si notre lecture de Clausewitz est
proche sur certains points de celle que Valadier propose de Machiavel, elle ne coïncide pas
exactement avec elle. Selon Valadier, Machiavel est un penseur de la fragilité du politique en
ce sens que l'institution est toujours menacée par la division sociale et l'instabilité du monde –
la fondation est toujours fragile, c'est-à-dire susceptible de céder à tout instant, de disparaître.
Clausewitz nous paraît plutôt être un penseur de la précarité de l'institution politique en ce sens
que son assise est moins menacée à chaque instant que privée de la garantie de pouvoir
perdurer dans la stabilité relative qui est la sienne. Nous y reviendrons au second chapitre.

16
Clausewitz, de la violence à l'État

CHAPITRE I – VIOLENCE ET POLITIQUE

Comme Clausewitz y insiste, l'intelligibilité de la guerre dépend de sa

subordination à une fin politique. Considérer la guerre indépendamment de la

politique serait avoir « affaire à une chose privée de sens et d'intention 33 ». Elle

n'est donc qu'un instrument34. Loin d'être une rupture des relations politiques entre

les états, elle en est la continuation « avec l'appoint d'autres moyens ». Il ne

semble donc y avoir aucun doute à avoir quant au sens de l'argumentation.

L'interprétation instrumentaliste est explicitement défendue par l'auteur lui-

même : la guerre n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens – et

en fait par un moyen en particulier : le déploiement stratégique de la violence par

l’État que l'on appelle guerre. Ce déploiement marque à la fois une continuité et

une rupture. Il y a continuité au niveau des fins (Zweck) politiques en ce sens qu'il

appartient à l’État de poursuivre un certain nombres de fins par divers moyens qui

appartiennent, au niveau des relations internationales, au champ de la diplomatie

au sens étroit mais lorsque la réalisation de ses fins est jugée à la fois essentielle et

impossible à obtenir par voie la diplomatique habituelle, la guerre apparaît comme

un moyen possible et légitime pour obtenir cette réalisation. La guerre s'inscrit

ainsi dans la continuité des relations politiques du fait que c'est le gouvernement

qui fixe la fin que le déploiement de la violence poursuit. Mais il y a aussi rupture

au niveau des moyens (Mittel) utilisés en ce sens « la guerre est […] un acte de

violence destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté 35 ». C'est

33 De la guerre, op. cit., p. 704.


34 Ibid., p. 703.
35 Ibid., p. 51.

17
Clausewitz, de la violence à l'État

l'utilisation spécifique de la violence en tant que moyen qui introduit une rupture,

mais une rupture interne à la politique et qui n'opère donc aucune sortie hors de

son domaine propre.

Or, c'est justement l'ambivalence de ce moyen spécifique qui complique

l'interprétation instrumentaliste. D'un côté, par son origine, la violence de guerre

est nécessairement un instrument de la politique, puisque seul le gouvernement en

décide le déploiement en vue de la réalisation de fins qu'il se fixe de manière

autonome – le déploiement de la violence suit d'une décision politique qui fonde

la politicité de la guerre en tant que moyen spécifiquement politique. Mais, d'autre

part, la guerre n'est pas un déploiement unilatéral de violence. Elle commence à

partir du moment où le défenseur décide de prendre les armes 36 si bien que la

violence est déployée des deux côtés à la fois et induit une action réciproque entre

les deux adversaires37. Aussi, chacun voulant imposer sa volonté à l'autre, la

violence tend à s'illimiter en une dynamique qui paraît contraire à la possibilité

même d'une maîtrise de son déploiement 38. La contradiction entre origine et

dynamique de la violence de guerre suscite donc le doute chez le lecteur et

l'exigence pour le commentateur d'y apporter une solution.

Avant d'en proposer une, il est utile de partir de l'analyse de deux solutions

qui ont été apportées par des commentateurs de Clausewitz – Raymond Aron et

36 « La guerre ne commence pas avant que l'invasion ait suscité la défense », ibid., p. 416.
37 Ibid., p. 52-55.
38 Clausewitz distingue trois actions réciproques : 1. le concept de guerre impliquant pour chacun
la volonté d'imposer sa volonté à l'autre sans qu'existe de moyen terme, d'où s'ensuit que
chacun devra déployer plus de forces que l'autre pour y parvenir ; 2. la fin de la guerre étant
d'abattre l'ennemi, un retournement est à craindre tant que cette fin n'est pas atteinte et toute
force qui n'est pas engagée représente un risque inconsidéré d'être abattu ; 3. le moyen de la
victoire étant un déploiement de forces supérieures à celles de l'adversaire, chacun tendra à en
déployer le maximum sachant que l'autre fera de même. Il s'agit en fait du développement
logique du concept si bien qu'il y a moins trois actions réciproques que trois formulations
possibles de cette action – au niveau de la définition de la guerre comme duel, au niveau de la
fin que le concept pose et au niveau des moyens dont il implique la mobilisation.

18
Clausewitz, de la violence à l'État

René Girard. Malgré l'inégale qualité de ces commentaires 39, le rapprochement est

justifié par leur opposition diamétrale qui les fait apparaître comme les deux

extrêmes du spectre des solutions apparemment possibles à cette contradiction. De

plus, il rendra visible que, dans leur opposition même, ces commentaires opèrent

de façon similaire en sous-estimant l'un des deux pôles de la contradiction. C'est

seulement sur la base de ce constat que nous pourront proposer une solution

alternative ne procédant à aucune sous-estimation.

L'interprétation instrumentaliste de Raymond Aron

La guerre, instrument de la politique

Selon Aron le sens fondamental de la démonstration de De la guerre

repose dans ce qu'il baptise « la Formule » à savoir que « la guerre est une simple

continuation de la politique par d'autres moyens 40 ». Mais le terme de politique est

ambigu en tant qu'il est susceptible de prendre deux sens différents. Ou bien, il

s'agit de policy41, c'est-à-dire de l'action concrètement menée par un État et on

pourra parler de « politique subjective », du sens subjectif du concept de politique

qui se rapporte nécessairement à un sujet de l'action ; ou bien, il s'agit de politics,

c'est-à-dire des « relations socio-historiques objectivées42 » auquel cas on parlera

de « politique objective », du sens objectif du concept de politique qui ne se


39 Si Penser la guerre, Clausewitz est généralement reconnu comme l'un des meilleurs
commentaires de l’œuvre du militaire, il s'agit pour Girard – et comme il le reconnaît d'ailleurs
– « d'articuler les grands principes de [s]a théorie mimétique à l'histoire », Achever Clausewitz,
op. cit., p. 25. L'analyse du texte clausewitzien n'y est donc pas faite pour elle-même mais
seulement en tant qu'elle fournit un point d'entrée dans la philosophie de l'histoire à la
conceptualité girardienne, ce qui constitue évidemment une méthode discutable d'un point de
vue herméneutique et philologique. Néanmoins, l'intérêt de certaines de ses intuitions ainsi que
la volonté explicite de prendre le contre-pied de l'interprétation aronienne justifie son étude
critique.
40 De la guerre, op. cit., p. 67.
41 On peut remarquer que la traduction anglaise de référence de Vom Kriege (par Michael Howard
et Peter Paret) rend le terme « Politik » par « policy », ce qui implique le risque de schématiser
à l'excès la pensée de l'auteur en un sens étroitement instrumentaliste.
42 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 410.

19
Clausewitz, de la violence à l'État

rapporte pas à un sujet de l'action – du moins de manière immédiate puisque, dans

la mesure où ces relations sont objectivées, elles sont posées comme la

sédimentation d'actions passées.

Du fait de cette ambiguïté propre au concept de politique, le sens qu'il faut

donner à la notion de continuation n'est pas évident. En effet, il peut à la fois s'agir

de la continuation au sens étroitement instrumental et subjectif du déploiement

d'un moyen nouveau en vue d'une fin qui reste la même – où du moins qui reste

posée par l’État en tant qu'institution politique par excellence – et de la

continuation au sens de la détermination objective et quasi-sociologique 43 de la

forme de la guerre par le contexte social et historique dans lequel elle prend place.

La Formule semble donc bien pouvoir signifier deux idées, sinon contradictoires,

du moins différentes – et il ne va pas de soi qu'elles puissent être unifiées dans un

schème d'intelligibilité commun. Or, l'unité de l'interprétation instrumentaliste

requiert que cette unification soit possible.

Pourtant, Clausewitz semble bien envisager que la violence de guerre

déployée puisse échapper à sa maîtrise subjective par l'institution politique dans le

cas où le contexte social et historique de son déclenchement induirait une forme

de guerre qui tendrait vers sa perfection ou son absoluité. Ainsi reconnaît-il dans

le chapitre 1 du livre I que la maîtrise subjective du cours de la guerre n'est

possible que pour autant que la montée aux extrêmes n'a pas lieu jusqu'au bout 44

d'où il faut logiquement conclure que si celle-ci se réalisait complètement il n'y

43 Aron rapproche plusieurs fois la démarche de Clausewitz de la sociologie à la fois quant à la


conceptualité qu'il mobilise qui rappelle, selon lui, de la démarche idéaltypique de Max Weber
et quant à l'intuition d'une détermination de la forme de la guerre par le contexte social et
historique. Emmanuel Terray va plus loin encore dans cette direction en élevant la prudence
épistémologique de Clausewitz en « modèle pour les sciences sociales », cf. Clausewitz, op.
cit., p. 156-161.
44 De la guerre, op. cit., p. 66.

20
Clausewitz, de la violence à l'État

aurait plus aucune place pour une telle maîtrise et que cette maîtrise doit devenir

plus difficile à mesure que l'on tend aux extrêmes. Et effectivement, lorsque la

guerre réelle atteint à sa perfection absolue, Clausewitz doit postuler l'existence

d'un « Dieu de la guerre », d'un être d'exception incarné dans la personne de

Napoléon, qui puisse conserver une maîtrise subjective sur le déploiement de la

violence45. L'interprétation instrumentaliste paraît donc, au mieux, n'avoir qu'une

validité locale et conditionnelle : elle ne vaut que tant que la montée aux extrêmes

ne se réalise pas complètement. Comment alors Aron peut-il tout de même

soutenir une interprétation instrumentaliste ?

En fait, deux arguments corrélés mais distincts permettent à Aron de

conjurer le spectre d'un engloutissement de la politique au sens subjectif dans le

déploiement illimité d'une violence aveugle : l'un concerne ce qu'Aron nomme

« la méthode des définitions46 », l'autre le statut théorique accordé par Clausewitz

à la notion de concept.

En premier lieu, l'intelligence de la démarche clausewitzienne requiert une

décision théorique quant à la signification de la concurrence des différentes

définitions de la guerre dans un état du texte pourtant jugé seul satisfaisant par

Clausewitz lui-même47. Aron parle à cet égard de définitions moniste, dualiste et

trinitaire de la guerre. La définition moniste suit logiquement du concept abstrait

de guerre obtenu à partir du rapprochement avec le modèle du duel. Le duel ne

pouvant connaître qu'un vainqueur, il s'ensuit que la guerre doit nécessairement

avoir pour fin d'abattre l'ennemi, c'est-à-dire de le rendre impuissant en le

45 Ibid., p. 677.
46 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 102.
47 Dans la note II datant de 1827, Clausewitz considère que seul le chapitre 1 du livre I est
parfaitement abouti. Or, il y distingue deux définitions de la guerre auxquelles il faut ajouter la
distinction entre deux formes de guerre qu'opère justement cette note. Cf. De la guerre., p. 42.

21
Clausewitz, de la violence à l'État

désarmant pour le contraindre à exécuter notre volonté48. Néanmoins, une telle

définition souffre d'un écart problématique avec factualité historique dans la

mesure où les guerres se terminant par le renversement complet de l'ennemi sont

l'exception. Il convient donc de distinguer deux espèces de guerres dont l'une

cherche l'abattement de l'adversaire en vue de lui dicter les termes de la paix

quand l'autre vise à l'obtention de gages en vue de négocier des conditions de paix

les plus avantageuses possibles49. C'est là la définition dualiste de la guerre qui

distingue deux extrêmes entre lesquels s'inscrivent nécessairement toutes les

guerres réelles – cette définition dualiste est à juste titre rapprochée par Aron de la

méthode idéaltypique de Max Weber50. Pourtant, on est alors en droit de se

demander en quoi une telle définition dualiste se rapporterait à une unité d'essence

plutôt qu'à deux phénomènes de nature différente. C'est pourquoi une définition

trinitaire est requise qui distingue, dans toute guerre, quelle qu'en soit la forme,

trois tendances législatrices – la violence de son élément qui appartient au peuple,

le hasard et l'incertitude qui est le domaine propre au commandement et la

détermination des fins politiques de la guerre qui appartient à l'entendement pur

personnifié dans l’État51. Ces trois pôles sont toujours présents dans chaque guerre

et c'est l'équilibre établi par leur poids relatif qui détermine la forme concrète de la

guerre52. La violence n'est donc per definitionem jamais la seule législatrice de la

guerre même si elle peut être dominante. Pour qualifier cette succession logique

des définitions, Aron parle de méthode des définitions : partant de la définition

48 Ibid., p. 51.
49 Ibid., p. 42.
50 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 82. Comme le souligne Aron, il s'agit seulement
d'un rapprochement et non d'une identité de méthode.
51 De le guerre, op. cit., p. 69.
52 Ainsi la première forme de guerre se caractérise-t-elle par la domination de l'élément de
violence quand la seconde témoigne de la prépondérance de l'entendement.

22
Clausewitz, de la violence à l'État

abstraite du concept tel qu'on peut le construire a priori (définition moniste), on

opère sa confrontation avec la réalité concrète pour en mesurer la distance et

identifier le second extrême du spectre des formes phénoménales possibles de la

guerre (définition dualiste), avant d'élaborer un modèle rendant compte de la

diversité phénoménale possible à partir de la pluralité des déterminations réelles

de la forme de la guerre (définition trinitaire). La définition trinitaire de la guerre

représente l'état final de la pensée de Clausewitz. Aron remarque que subsiste

néanmoins une tension irrésolue entre les définitions moniste et trinitaire dans la

mesure où la prépondérance de l'élément de violence paraît malgré tout devoir

réduire la part d'autonomie du politique à la partie congrue.

Aron doit donc recourir à un second argument corrélé afin d'assurer son

interprétation instrumentaliste. En effet, si la méthode des définitions en tant

qu'elle aboutit à la définition trinitaire de la guerre permet de garantir l'existence

du pôle de l'entendement pur pour lequel le déploiement de la violence n'est qu'un

instrument, il n'en demeure pas moins que la dynamique propre à la violence qui

suit du concept même de guerre rend problématique l'affirmation d'autonomie de

ce pôle. S'autorisant d'un rapprochement fait par le militaire lui-même pour

qualifier la structure argumentative de son ouvrage53, la solution d'Aron consiste à

retrouver chez Clausewitz ce qu'il appelle la « problématique de Montesquieu54 »

à savoir la question des conditions de la compatibilité de l'universalité du concept

dans sa définition abstraite et de la diversité des occurrences concrètes. Plus

précisément, pour lever l'hypothèque d'une violence de guerre qui, dans son

concept même, doit monter aux extrêmes, il faut comprendre que Clausewitz pose

53 Ibid., p. 41.
54 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 107.

23
Clausewitz, de la violence à l'État

le concept comme une abstraction55. Ce n'est que pour autant que l'on a fait

abstraction de toute les déterminations concrètes de la guerre – et particulièrement

de ses déterminations politiques, au deux sens du terme – que l'on peut aboutir au

concept abstrait d'une violence tendant par essence aux extrêmes, c'est-à-dire

abandonnée à la dynamique de son mouvement propre. Mais la confrontation du

concept abstrait à la réalité concrète conduit à l'intégration de ces déterminations

antérieurement abstraites dans le concept, déterminations impliquant un

mouvement contraire à la montée aux extrêmes. En effet, toute guerre est

déclenchée par un État en vue de favoriser la réalisation d'une certaine fin. En ce

sens, la guerre répond, quant à son origine, à une rationalité finale56. Néanmoins,

on pourrait imaginer une autonomisation du moyen aboutissant à perdre de vue la

fin politique initialement posée – ce serait la conséquence nécessaire de la montée

aux extrêmes. Mais cette fin n'est pas posée comme absolue mais comme ayant

une certaine valeur, c'est-à-dire comme représentant un certain avantage que l'on

peut comparer au coût des moyens nécessaires à son obtention. Ce faisant, la

guerre n'échappe pas, quant à son déroulement, à la rationalité du calcul coût-

avantage. Certes, Clausewitz et Aron reconnaissent que la guerre ne saurait être

rationnelle de part en part dans la mesure où elle mobilise nécessairement les

passions57, mais l'autonomie relative de la politique en tant « qu'intelligence de

l’État personnifié58 » paraît correctement établie, car la relativité des fins

poursuivies maintient ouverte la possibilité irréductible du calcul rationnel. En ce

sens, l'interprétation instrumentaliste aboutit nécessairement à une praxéologie

55 Ibid., p. 112.
56 Ibid.., p. 161.
57 Ibid., p. 184 et De la guerre, op. cit., p. 68.
58 De la guerre, op. cit., p. 68.

24
Clausewitz, de la violence à l'État

fondée sur l'usage prudent de la violence aussi adéquat que possible à la valeur

relative de la fin poursuivie et à la situation sociale des différents états impliqués –

tout excès dans son déploiement impliquant un risque d'effets non voulus

potentiellement contradictoires avec la fin poursuivie 59. La violence n'est donc pas

un outil inerte à disposition, mais cela n'implique pas l'impossibilité d'une relation

instrumentale complexe qui tienne compte de la spécificité du moyen60. Aron parle

d'un « pari sur la raison61 » : sachant les risques que représente pour l'agent lui-

même un déploiement excessif de violence, il faut parier sur la rationalité de

l'agent. L'interprétation aronienne culmine donc dans l'élucidation de la

praxéologie clausewitzienne de la prudence62.

En toute rigueur, la suppression de l'autonomie de la politique demeure

possible dans le cas où les passions qui précèdent le déclenchement de la guerre et

surtout qui le suivent sont si puissantes qu'elles échappent tendanciellement au

calcul rationnel et donc à la logique instrumentale. Néanmoins, la corrélation de la

définition trinitaire et du caractère abstrait du déploiement illimité de la violence

de guerre qui dérive de son concept pur maintient ouvert l'espace requis à une

relation instrumentale complexe gagée sur une praxéologie de la prudence –


59 Aron retrouve ainsi dans son commentaire de Clausewitz une praxéologie qui n'est pas sans
rappeler l'éthique de la responsabilité chère à Max Weber qui fut parmi les premiers
sociologues à se rendre sensible aux conséquences d'actions possiblement radicalement
opposées à leur intention – c'est le paradoxe de l'ascétisme rationnel aboutissant à
l'enrichissement initialement rejeté. Cf. « Considération intermédiaire », in Sociologie des
religions, Gallimard, « Tel », Paris, 2006, trad. Jean-Pierre Grossein, p. 410-460. Il est
plausible qu'Aron, bon connaisseur de Weber, ait été au moins partiellement influencé par ce
schème dans son analyse. Quoi qu'il en soit, il retrouve bien chez Clausewitz une attitude
similaire à celle qu'il identifie chez Weber : l'auteur entreprend de « dégager l'éthique propre à
une activité qu'il v[eut] conforme à sa finalité », Raymond Aron, « Introduction », in Le savant
et le politique, Plon, « 10/18 », Paris, 1963, trad. Julien Freund, p. 23.
60 « L'objectif politique n'est pas […] un législateur despotique ; il doit s'adapter à la nature des
moyens dont il dispose, ce qui l'amène souvent à se transformer complètement. », De la guerre,
op. cit., p. 66-67.
61 Penser la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 135.
62 Comme nous le verrons, cette insistance n'est pas sans fondement puisque la théorie
clausewitzienne de la guerre culmine dans une telle praxéologie, mais elle tend néanmoins à
cacher son articulation à un certain agencement du dispositif institutionnel.

25
Clausewitz, de la violence à l'État

Clausewitz ne considérant jamais comme telle la possibilité d'une violence

échappant à toute maîtrise.

Néanmoins, pour être pleinement admise, l'interprétation instrumentaliste

proposée par Aron requiert que l'on accepte deux prémisses qui sont cependant

problématiques : l'argument philologique de la coupure et l'argument

philosophique de l'abstraction.

L'argument philologique de la coupure

Aron ne fait pas seulement œuvre de commentateur mais aussi de

philologue. En effet, De la guerre est un ouvrage inachevé. Non seulement

certains chapitres n'ont pas été écrits63, mais même la révision entreprise de

l’œuvre déjà écrite n'a pas pu être menée à son terme, si bien que la note III

considère que seul le chapitre 1 du livre I est pleinement satisfaisant 64. Or, cet état

pose un problème au commentateur quant à savoir le sens et la valeur qu'il faut

attribuer aux propositions situées dans des parties du textes qui n'ont pas été

révisées ou seulement partiellement. Dans quelle mesure le commentateur est-il

justifié à en tenir compte, à les considérer comme représentatives de ce que

Clausewitz voulait dire ?

La réponse d'Aron est subtilement scolastique puisqu'elle consiste à

avancer que Clausewitz est maître de ses principales intuitions et de sa méthode

dès ses premiers écrits de 1804, mais qu'il n'est parvenu à en donner une

expression pleinement adéquate et satisfaisante qu'à la fin de sa vie, vers 1827 65.

Ce n'est qu'à ce prix que l'unification théorique et la cohérence du commentaire

63 Ainsi, un chapitre sur le plan de campagne est-il annoncé p. 729 alors qu'il n'en existe aucune
trace dans l'état actuel du texte.
64 De la guerre, op. cit., p. 44.
65 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 102.

26
Clausewitz, de la violence à l'État

est possible. En effet, comme le remarque Aron, les deux idées qui sont retenues

par Clausewitz comme essentielles en 182766 – la guerre comme continuation de

la politique et la distinction entre deux espèces de guerres – ne se trouvent pas

clairement présentes dans le texte à l'état dans lequel le général l'a laissé à sa mort.

En effet, la question de l'adéquation de la stratégie aux fins poursuivies politiques

par la guerre est à peine abordée dans les livres II à VII, si bien que Clausewitz

semble parfois tendre vers l'idée qu'il existe une autonomie du niveau stratégique,

ce que dément la thèse suivant laquelle la guerre n'est que la continuation de la

politique d’État par d'autres moyens. De même, la distinction entre guerres en vue

de dicter et en vue de négocier les termes de la paix y semble parfois rabattue sur

la distinction entre guerre au sens propre et fausses guerres, où semble devoir

s'introduire une forme d'évaluation contraire avec la neutralité axiologique

présupposée par une méthode quasi-idéaltypique.

Devant ces contradictions au moins apparentes, la question est la suivante :

comment être fidèle à l'état final de la pensée de l'auteur sans pour autant être

mené à tronquer le texte de toutes ses parties qui n'ont pas été révisées et

paraissent donc s'écarter au moins partiellement de cet état ? Il est nécessaire de

poser la continuité de la méthode et des intuitions fondamentales de Clausewitz

pour justifier la possibilité d'appuyer le commentaire y compris sur les livres non

révisés. Sans une telle continuité, il faudrait conclure des divergences entre

différents textes à la nécessité de rejeter les parties non révisées, ce qui aurait pour

conséquence de restreindre drastiquement le texte sur lequel peut porter le

commentaire. Au contraire, la thèse de continuité permet de conserver l'intégralité

du texte intacte tout en se donnant les moyens de trier entre les propositions
66 De la guerre, op. cit., p. 42.

27
Clausewitz, de la violence à l'État

éventuellement contradictoires à partir de leur date présumée de rédaction – le

chapitre 1 du livre I fonctionne alors comme une norme permettant d'évaluer l'état

d'avancement de la révision des autres parties du texte.

On voit donc ce qu'a d'excessif la critique formulée par Emmanuel Terray

contre l'argument philologique d'Aron qu'il baptise argument « de la coupure67 ».

Selon lui, cet argument ne saurait autoriser une utilisation occasionnelle : ou bien

il existe effectivement une divergence théorique substantielle entre l'état final de

la pensée et ses versions antérieures et alors on doit rejeter toutes celles-ci comme

non pertinentes, ou bien une telle divergence n'existe pas et il faut alors renoncer à

l'argument de la coupure philologique. Selon Terray, Aron utiliserait

stratégiquement cet argument pour écarter les versions du texte s'écartant de son

interprétation instrumentaliste. Mais c'est là schématiser à l'excès l'analyse

philologique d'Aron en dissociant indûment l'argument de la coupure de la thèse

de continuité. L'argument de la coupure, c'est-à-dire la possibilité de trier entre des

propositions contradictoires sur la base de leur date de rédaction, est indissociable

de la thèse de continuité suivant laquelle la pensée de Clausewitz ne change pas

substantiellement d'un état à l'autre du texte – il n'y a au mieux que

perfectionnement théorique et clarification conceptuelle. L'analyse philologique

connaît donc deux mouvements et non un seul comme le prétend Terray : dans un

sens, posant la continuité essentielle de la pensée, elle garantit la préservation de

l'intégralité du texte, tandis que dans l'autre, posant l'existence d'une coupure dans

l'ordre de la perfection de la conceptualisation, elle permet l'opération de tri sans

lequel il serait impossible de lever les contradictions apparentes. C'est donc dire

qu'il n'y a pas, chez Clausewitz, de contradiction réelle entre les propositions,
67 Clausewitz, op. cit., p. 73.

28
Clausewitz, de la violence à l'État

mais seulement des imprécisions, des contradictions apparentes liées à différents

états de révision du texte ou des lignes de pensée inabouties.

Néanmoins, la critique de Terray, pour excessive qu'elle est, n'en suscite

pas moins le doute : si effectivement l'argument de la coupure permet d'opérer un

tri parmi les propositions ne risque-t-il pas de justifier le gommage des aspérités

du textes qui sont en tant que telles tout autant constitutives de la pensée de

l'auteur ? Car le commentaire aronien se revendique d'une fidélité d'intention : le

texte n'ayant été que très partiellement révisé, le principe herméneutique adéquat

pour en saisir le sens est la correction des propositions semblant contredire

l'intention explicite de révision de l'auteur. Ce faisant, on risque d'introduire dans

la pensée de l'auteur commenté une cohérence qui ne s'y trouve pas, de corriger le

texte dans un sens qu'on suppose correspondre à l'intention avouée de l'auteur.

Mais il se peut qu'il y ait des raisons théoriques et non seulement

circonstancielles à l'incapacité de mener à terme la révision de l'ouvrage.

L'argument philosophique de l'abstraction

L'interprétation instrumentaliste repose sur une seconde prémisse, celle-là

spécifiquement philosophique. Pour que cette interprétation soit valable, il faut

admettre que Clausewitz pense le concept en termes d'abstraction. En effet,

suivant la reconstruction que fait Aron de la méthode des définitions, il faut poser

qu'il n'existe pas de relation directe entre le concept abstrait de guerre et sa forme

concrète – entre les définitions moniste et dualiste – mais au mieux une relation

d'affinité68. En effet, de l'une à l'autre est franchi le seuil théorique décisif qui

sépare l'idéalité de la réalité. La guerre comme duel n'est qu'un concept tandis que

68 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, p. 409.

29
Clausewitz, de la violence à l'État

les guerres de renversement en tant que guerres dont la forme s'approche le plus

au modèle de la guerre comme duel sont des guerres réelles. Certes, elles sont l'un

des extrêmes du spectre des guerres possibles, mais en tant que tel, elles sont un

possible réel69. Il ne peut donc y avoir au mieux que qu'une relation de

parallélisme entre l'ordre du concept et l'ordre du réel 70. La neutralisation du

risque de montée aux extrêmes est à ce prix puisque celle-ci suit seulement du

concept de la guerre comme duel. Poser le concept comme abstraction – au sens

de ce qui est coupé de la réalité – prévient ainsi le risque d'engloutissement de la

politique dans une violence échappant à toute maîtrise.

Mais peut-on accepter cette interprétation de la fonction du concept ?

Force est de remarquer que si l'on admet qu'entre les définitions moniste et

dualiste s'opère bien un saut d'ordre ontologique en ce sens que l'on passe d'un

mode d'être de la guerre à un autre – de l'abstraction à la possibilité réelle – on

rend mystérieuse la stratégie argumentative de Clausewitz. Pourquoi commencer

par l'énoncé d'une définition abstraite du concept de guerre pour l'abandonner

ensuite sans reste ? Quelle peut être la fonction d'un concept posé abstraitement et

a priori s'il n'existe aucun phénomène que ce concept est susceptible de

subsumer ? Un concept sans intuition est vide. L'argument de l'abstraction permet

donc bien de sauvegarder la marge d'autonomie de la politique que requiert une

interprétation instrumentaliste et ce en frappant d'irréalité la menace d'une montée

69 Pourtant, dans la mesure où Aron rapproche la distinction des deux espèces de guerre de la
démarche idéaltypique de Weber, il faudrait conclure que là encore un gouffre insurmontable
sépare le type pur du phénomène toujours confus. En fait, comme nous y reviendrons, Aron
n'arrive pas tout à fait à surmonter son embarras face à la fonction du concept chez Clausewitz.
70 Au sens où l'on a pu parler du parallélisme psycho-physiologique dans les métaphysiques de
Spinoza et Leibniz pour qualifier la relation de correspondance non causale entre les séries
indépendantes des états mentaux et des états physiques. Dans l'interprétation aronienne de
Clausewitz, il faudrait de même voir la possibilité d'une correspondance non causale entre
guerre selon son concept et guerres de la première espèce au sens de guerres de renversement.

30
Clausewitz, de la violence à l'État

aux extrêmes mais elle rend par là même mystérieux le sens qu'il y a à élaborer

une telle abstraction. C'est donc à raison que Terray situe sa critique de

l'interprétation aronienne sur le terrain de la théorie du concept qu'elle présuppose

implicitement71.

Pourtant, Clausewitz adopte bien le vocabulaire de l'abstraction qu'il

oppose effectivement à la réalité : « tout prend une forme différente si l'on passe

de l'abstraction à la réalité72 », ce qui explique pourquoi la montée aux extrêmes

ne se réalise pas dans la réalité. Mais cela suffit-il à conclure au caractère abstrait

de cette dernière, c'est-à-dire à lui dénier toute effectivité ? La question qui se

pose est en faite : quel sens faut-il donner au concept d'abstraction ?

Suivant une définition classique, l'abstraction désigne une « action de

l'esprit considérant à part un élément (qualité ou relation) d'une représentation ou

d'une notion en portant spécialement l'attention sur lui, et en négligeant les

autres73 ». En ce sens, il n'est d'abstraction que dans le domaine de la pensée et de

la représentation. Plus précisément, l'abstraction est une opération de l'esprit sur

lui-même en tant qu'il isole en lui-même l'élément d'une représentation. En

somme, « l'opération propre de l'esprit est, dans l'abstraction, de ne considérer une

idée sous aucune existence si ce n'est celle qu'elle a dans l'entendement 74 ». Si l'on

admet une telle définition de l'abstraction, on doit bien admettre que la montée

aux extrêmes, pour autant qu'elle est une abstraction, n'a aucune effectivité réelle

sans quoi ce serait reconnaître qu'une représentation a par elle-même une

effectivité, indépendamment de la manière dont elle peut éventuellement


71 Clausewitz, op. cit., p. 51-83.
72 De la guerre, op. cit., p. 55.
73 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, « Quadrige », Paris,
1999, vol. 1, p. 8.
74 John Locke, Essai sur l'entendement humain, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques »,
Paris, 2006, trad. Jean-Michel Vienne, IV, 9, § 1, p. 417.

31
Clausewitz, de la violence à l'État

déterminer l'action des agents. Or, il semble bien que ce soit ce sens de

l'abstraction que postule le commentaire aronien. Le concept de la guerre comme

duel qui implique la montée aux extrêmes est une construction de l'esprit qui ne

saisit aucune dynamique inhérente au réel ou, plus exactement, la montée aux

extrêmes ne suit que de l'idée de la confrontation violente de deux volontés, mais

les confrontations réelles ne sont pas déterminées par cette idée en tant qu'idée.

Certes, dans la mesure où toute guerre suppose l'opposition d'intérêts

contradictoires suscitant des réactions passionnelles, il existe bien une possibilité

réelle d'amplification de la violence, mais cette amplification serait alors causée

non par l'idée de guerre en tant que telle mais par la rencontre de passions et

d'intérêts contraires. Le concept ne fournit dès lors qu'un schème abstrait, une

« construction mentale75 », de ce mouvement. Comme le résume Terray, « ce qui

gouverne ici de façon latente la pensée d'Aron, c'est une théorie empiriste de la

connaissance, posant l'irréductible inadéquation de la pensée et de l'être76 ».

Pourtant est-il si évident que le concept ait chez Clausewitz le statut d'une

construction mentale ? Aron avance cette thèse à la lumière du rapprochement

qu'il établit entre la stratégie clausewitzienne de saisie à partir des extrêmes 77 et la

méthode idéaltypique wébérienne et, plus largement, du fait de « la parenté des

problèmes et des méthodes78 » avec L'esprit des lois. Ce faisant, il peut

effectivement avancer que le statut du concept chez Clausewitz est celui d'une

construction mentale car, d'une part, la parenté avec la démarche de Montesquieu

75 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 373.


76 Clausewitz, op. cit., p. 81.
77 « Nous avons adopté chaque fois les points de vue les plus radicalement opposés, c'est-à-dire
extrêmes, mais […] le fait concret de la guerre se situe presque toujours à mi-chemin des deux
extrêmes, dont l'un ne le domine que dans la mesure où il s'en rapproche. », De la guerre, op.
cit., p. 599.
78 Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 374.

32
Clausewitz, de la violence à l'État

autorise à concevoir le problème fondamental du militaire comme celui du rapport

de la diversité phénoménale des guerres à l'universalité de leur concept et, d'autre

part, l'identification, dans la stratégie argumentative, d'une démarche quasi-

idéaltypique permet d'interpréter les textes à partir du concept de type idéal tel

qu'il est élaboré par Weber en tant que construction intellectuelle permettant

d'interpréter des phénomènes qui se donnent empiriquement de manière toujours

confuse79.

Mais Clausewitz ne présente pas le concept comme une construction

intellectuelle même s'il parle bien du « domaine abstrait du pur concept80 ». S'il va

de soi, pour lui, que le concept est une entité mentale, il ne s'ensuit pas que ce

concept ne saisisse rien de l'effectivité du réel. Plus précisément, lorsqu'il parle de

la « tendance philosophique » et de la « logique pure » de la guerre qu'il oppose

aux « forces réellement engagées dans le conflit81 », il n'oppose pas, comme le

suppose Aron, la construction mentale aux déterminations réelles, suivant une

méthodologie wébérienne, mais une détermination partielle à une détermination

plus complète, un peu à la manière dont pour Hegel une représentation est

abstraite dans la mesure où elle est considérée indépendamment de ses

déterminations qu'elle présuppose pourtant dans son être même 82. Ainsi, le

passage de l'abstraction au réel n'est-il jamais chez Clausewitz parfaitement

79 Max Weber, Économie et société. 1. Les catégories de la sociologie, Plon, « Pocket », Paris,
1995, trad. sous la dir. de Jacques Chavy et d’Éric de Dampierre, notamment p. 28-52.
80 De la guerre, op. cit., p. 55.
81 Ibid., p. 67.
82 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Science de la logique, Aubier, « Bibliothèque philosophique »,
Paris, 1947, trad. Serge Jankélévitch, vol. 1, p. 30-31, où l'abstraction est pensée comme le
propre de l'entendement réflexif en tant qu'il « abstrait et sépare » mais dont la tâche appelle en
elle-même, de par « la lutte des déterminations » qu'elle implique, son propre dépassement
« conduisant au véritable concept de raison ». Il n'existe par ailleurs, contrairement à ce que
pensait Lénine, aucune influence de Hegel sur Clausewitz. Sur cette idée, voir Vladimir Ilitch
Lénine, Cahier sur Clausewitz, in T. Derbent, Clausewitz et la guerre populaire, Aden,
« Grande bibliothèque d'Aden », Bruxelles, 2008, p. 131-167.

33
Clausewitz, de la violence à l'État

équivalent à celui de l'idéel au matériel. Il s'agit plutôt d'une complication

progressive du schème initial qui ne retenait qu'une seule détermination – le

déploiement de la violence comme moyen spécifique et élément propre de la

guerre – qui aboutit à l'abandon des « strictes lois qui poussent les forces aux

extrêmes » au profit des « lois du calcul des probabilités83 ». La tendance de tout

conflit à monter aux extrêmes est bien une détermination réelle, mais elle n'est pas

la seule. En revanche elle est la seule qui se déduise immédiatement de l'idée de la

confrontation violente de deux volontés, ce qui explique qu'elle soit la première

évoquée. Par conséquent, elle n'est abstraite que pour autant qu'elle n'est

considérée qu'à l'exclusion des autres déterminations et non en tant qu'elle est une

construction mentale.

Aron a-t-il méconnu cela ? Il nous semble au contraire qu'il a bien vu que

la tendance à monter aux extrêmes était une détermination réelle de toute guerre 84.

Néanmoins, face à la contradiction qu'une telle tendance risque d'entraîner avec le

principe d'autonomie de la politique retenu par Clausewitz comme représentatif de

l'état final de sa pensée, il a été mené à l'interpréter comme une construction

mentale, assurant par là même l'interprétation instrumentaliste. En somme, pour

Aron, le passage de l'abstrait au concret, compris comme le passage de l'idéel au

réel, suffit à expliquer que la violence ne monte pas nécessairement aux extrêmes

et donc que l'autonomie de la politique soit non seulement possible mais effective.

Aron ne parvient donc jamais tout à fait à dépasser son embarras devant l'usage

clausewitzien du concept, ce dont témoigne ses hésitations quant au statut

théorique de la guerre absolue – construction mentale rendant possible une

83 De la guerre, op. cit., p. 58.


84 Par exemple, Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 148.

34
Clausewitz, de la violence à l'État

typologie des guerres réelles ou possibilité réelle 85 ? Sa fidélité à l'esprit

instrumentaliste le pousse à privilégier l'interprétation idéaltypique comme étant

celle vers laquelle tend la démonstration, mais le souci de fidélité à la lettre le

mène à reconnaître en toute honnêteté que Clausewitz ne démontre jamais

explicitement l'impossibilité d'une montée aux extrêmes. La contradiction ne peut

être surmontée qu'en introduisant un concept de type idéal inconnu de Clausewitz

mais jugé fidèle à son intention permettant ainsi de clarifier sa pensée là où il ne

disposait pas des moyens théoriques de le faire lui-même86.

Mais force est alors de se demander si l'interprétation instrumentaliste peut

être maintenue si l'on restitue au concept d'abstraction son sens de partialité et

non plus d'idéalité. La tendance de la violence de guerre à monter aux extrêmes

n'est-elle pas en quelque manière totalitaire ?

L'interprétation extrémiste de René Girard

Prendre au sérieux la tendance de la violence de guerre à monter aux

extrêmes implique de ne pas lui dénier a priori le statut de détermination réelle.

C'est ce que prétend faire René Girard dans son commentaire 87 qui aboutit à la

85 Emmanuel Terray relève à juste titre ces hésitations : Clausewitz, op. cit., p. 79-80.
86 A cet égard, la critique qu'oppose Terray à l'interprétation aronienne nous semble souffrir de la
même faiblesse : elles présupposent toutes deux l'existence de quelque chose comme une
« théorie du concept » chez Clausewitz ou, du moins, d'un usage théoriquement original de la
notion de concept. Or, si cette notion a bien une fonction argumentative importante dans la
démonstration, il ne nous semble pas pour autant qu'elle fasse l'objet d'une élaboration
particulière, Clausewitz ne considérant le concept que comme une notion générale réunissant
les traits communs saillants d'une même classe d'objets. En témoigne le fait que l'usage du
terme de concept n'est pas restreint à la seule définition moniste comme semblent le supposer
la plupart des commentateurs : la définition trinitaire est ainsi qualifiée d'« établissement du
concept de la guerre » (nous proposons cette traduction de die […] Feststellung des Begriffs
vom Kriege, Denise Naville ayant traduit par « définition de la conception de la guerre » (De la
guerre, op. cit., p. 69), ce qui a l'inconvénient de gommer la continuité de l'usage depuis la
définition moniste jusqu'à la définition trinitaire qui n'est que le concept de guerre dans toutes
ses déterminations.
87 Girard présente lui-même son commentaire comme une réponse à Aron qui, selon lui, fait dire
à Clausewitz tout autre chose que ce qu'il dit réellement (Achever Clausewitz, op. cit., p. 27).
Cette volonté explicite de prendre le contre-pied de l'interprétation aronienne, qualifiée de
rationaliste, constitue une justification supplémentaire de la confrontation des deux textes.

35
Clausewitz, de la violence à l'État

conclusion que, pour autant que la montée aux extrêmes est l'intuition

fondamentale de Clausewitz, celle-ci ne saurait faire l'objet de la moindre maîtrise

politique, ce qui introduit nécessairement une escalade apocalyptique.

« La loi implacable du duel88 »

Si l'interprétation instrumentaliste de Raymond Aron tend à privilégier la

définition trinitaire de la guerre en tant qu'état final de la pensée de Clausewitz,

l'interprétation extrémiste de René Girard insiste plutôt sur « l'intuition du

duel89 », c'est-à-dire sa définition moniste, ce qui conduit à inverser le sens du

texte : la guerre demeure toujours, pour le premier, un instrument de la politique

quand cette dernière, au contraire, « court derrière la guerre90 » pour le second.

Mais sur quelles données fonder une telle interprétation ?

Le principal intérêt du commentaire de Girard est sa tentative d'élaborer

dans toute sa portée le concept de montée aux extrêmes dont on a vu qu'il ne

recevait qu'un traitement ambigu de la part d'Aron. Ce faisant, Girard paraît

rendre mieux justice à la structure de l'argumentation clausewitzienne. En effet, il

semblait mystérieux de commencer l'analyse du concept de guerre à partir d'un

modèle abstrait sans effectivité. Certes, on sait depuis longtemps que l'ordre

d'exposition peut différer de l'ordre des raisons, mais on voit pourtant mal quelle

fonction, même seulement didactique, peut jouer la définition moniste dans la

reconstruction herméneutique d'Aron91. Au contraire, Girard y lit l'annonce de

88 Ibid., p. 55.
89 Ibid., p. 54.
90 Ibid., p. 38.
91 Et de fait, celui-ci tend plutôt à considérer celle-ci comme un « archaïsme » de la pensée de
Clausewitz. Lorsque celui-ci a identifié ses deux intuitions décisives – la guerre continuation
de la politique et les deux formes de guerre – il aurait essayé de réconcilier avec elles l'idée
antérieure de la guerre absolue comme essence de la vraie guerre, ce qui implique l'élaboration
de la méthode des définitions et l'abandon corrélatif de la définition moniste comme abstraite.

36
Clausewitz, de la violence à l'État

« l'imminente dictature de la violence92 » : la logique inhérente au déploiement de

la violence ne saurait être résorbée dans une abstraction inoffensive. La montée

aux extrêmes est la loi effective de toute guerre en tant qu'elle est justifiable du

modèle du duel. Dire cela, c'est interpréter autrement que ne le fait Aron la

confrontation de la définition moniste de la guerre à la diversité phénoménale des

guerres réelles. En effet, cette confrontation fonctionne pour Aron comme un

révélateur de l'abstraction excessive du modèle du duel justifiant une correction

de celui-ci. Pour Girard, au contraire, le modèle du duel est un « point de

référence » : « les guerres réelles tendent vers ce point93 ». On passe ainsi d'une

interprétation en termes de rupture entre idéalité et réalité à une autre postulant la

continuité d'une tendance immanente au réel. Les guerres réelles tendent d'elles-

mêmes à leur propre perfection, c'est-à-dire à la pleine réalisation de leur concept.

Poser la montée aux extrêmes comme une tendance immanente aux

guerres réelles en tant que telles requiert alors de résoudre deux problèmes

corrélés : qu'est-ce qui explique cette tendance ? D'où vient que toutes les guerres

ne soient pas des guerres absolues si pourtant elles y tendent toutes ? Girard

avance la même solution à ces deux problèmes, à savoir l'équivalence entre le

concept d'action réciproque et le principe mimétique qu'il a élaboré dans le cadre

de son anthropologie religieuse94.

La tendance de la violence de guerre à monter aux extrêmes s'explique par

le caractère mimétique de toute confrontation et, plus largement, de toute violence

spécifiquement humaine. Pour le comprendre, il convient de revenir sur le


92 Ibid., p. 65.
93 Ibid., p. 33.
94 Ibid., p. 40. Girard opère ainsi une « traduction » du texte clausewitzien dans son idiolecte qui
est contestable d'un point de vue méthodologique. Néanmoins, sa démarche, pour
problématique qu'elle est et dans ses limites mêmes, n'en ouvre pas moins des perspectives
intéressantes, ce qui justifie la restitution de celle-ci.

37
Clausewitz, de la violence à l'État

principe général de l'anthropologie girardienne95 – le principe mimétique. D'après

celui-ci l'ensemble des spécificités des sociétés humaines – le procédé

d'hominisation qui distingue l'homme de l'animal – s'explique par le surcroît de

mimétisme qui caractérise l'homme96. En effet, les hommes s'imitant relativement

plus que les animaux une violence qui n'existe pas comme telle chez les animaux

s'introduit au sein des groupes de vie humains : l'imitation d'autrui conduit chacun,

en agissant comme lui, à orienter ses actions vers les mêmes objets que lui, donc à

désirer ce qu'il désire parce qu'il le désire ou semble le désirer. Ce faisant, les

désirs de tous convergent vers un nombre d'objets restreint, produisant une

concurrence qui introduit nécessairement un antagonisme au sein du groupe.

Lorsque le niveau de violence sociale devient trop élevé, le seul moyen d'éviter

l'autodestruction du groupe est alors sa canalisation par polarisation sur une

victime expiatoire arbitrairement désignée – c'est la « crise sacrificielle » qui se

trouve résolue dans le « mécanisme victimaire97 ». Ce mécanisme victimaire est ce

qui est au fondement du religieux – de ce qui relie les individus dans la

désignation du bouc émissaire. Mais ce mécanisme ne fonctionne que dans le

refoulement du caractère absolument arbitraire de cette désignation, c'est-à-dire

dans la dénégation de l'innocence foncière de la victime. Par là, l'institution

sociale est rendue possible en tant que religieusement fondée dans et par le

mécanisme victimaire.

Néanmoins, cette dénégation est rendue impossible par la révélation

chrétienne en tant qu'elle rend absolument évidente l'innocence absolue de la


95 Pour une courte présentation de la position de Girard dans le champ de l'anthropologie
contemporaine, on lira Lucien Scubla, « René Girard ou la renaissance de l'anthropologie
religieuse », Girard, L'Herne, « Cahier de l'Herne », n. 89, Paris, 2008, p. 105-110.
96 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde. Recherches avec Jean-Michel
Oughourlian et Guy Lefort, Grasset, Paris, 1978.
97 René Girard, La violence et le sacré, Grasset, « Pluriel », Paris, 1985, p. 63-134.

38
Clausewitz, de la violence à l'État

victime si bien qu'à la violence sacrificielle, apparaissant dans sa nudité, se trouve

soustraite toute effectivité fondatrice. La violence n'en est pas abolie pour autant.

Au contraire même, le seul mécanisme régulateur98 ayant disparu, elle tend à

croître exponentiellement, la violence tournant en quelque sorte à vide, ce qui

ouvre à la disjonction ou bien l'apocalypse ou bien le pardon universel99,

disjonction caractéristique de ce que l'on pourrait nommer le « christianisme

anthropologique » de Girard100.

Sans ce long détour, il ne serait pas possible de comprendre l'interprétation

que donne Girard de la montée aux extrêmes. En effet, pour lui, ce que Clausewitz

entrevoie dans la montée aux extrêmes, c'est bien cette dynamique de libération de

la violence privée de son mécanisme régulateur et donc de son effectivité

fondatrice. Mais dire cela suppose qu'une équivalence puisse être établie entre le

concept de montée aux extrêmes et le principe mimétique. C'est l'analyse des trois

actions réciproques101 qui lui offre le moyen d'établir cette équivalence. Comme il

le remarque à juste titre, la montée aux extrêmes n'est possible que de façon

« théorique » dans la mesure où elle postule deux adversaires « rigoureusement

semblables102 ». Dès lors qu'ils sont semblables, chacun anticipe exactement les

98 On pourrait dire cathartique.


99 Voir, par exemple, René Girard, Le bouc émissaire, Grasset, « Biblio essais », Paris, 1982.
100Il convient de parler de christianisme anthropologique et non d'anthropologie chrétienne car
c'est moins la foi chrétienne qui structure les analyses girardiennes que ces analyses qui
fournissent un argument original censé fonder la vérité anthropologique du christianisme. Il
eût aussi été possible de parler de catholicisme anthropologique, tant la figure du pape est
présente (par exemple dans Achever Clausewitz, op. cit., p. 329-352). Néanmoins, cette figure
reste fonctionnellement auxiliaire dans l'argument anthropologique de la révélation.
101Étrangement, Girard affirme que « manifestement le concept est emprunté à la table des
catégories de Kant » (ibid., p. 40), alors que l'usage qu'en fait Clausewitz n'a quasiment aucun
rapport avec celui de Kant. Il semble bien plus naturel de supposer que le concept est issu de la
mécanique newtonienne, ce que justifierait la récurrence des images empruntées à la
mécanique. Néanmoins, du fait de l'écho de la révolution newtonienne, le terme était connu et
couramment évoqué dans les cercles cultivés de l'époque si bien que la référence peut très bien
n'être pas en elle-même significative d'une stratégie consciente d'intertextualité.
102Ibid., p. 36.

39
Clausewitz, de la violence à l'État

actions de l'autre puisqu'ils sont ceux que chacun ferait à sa place. Ainsi

s'expliquent les actions réciproques menant à la montée aux extrêmes – elle tient

son principe d'intelligibilité de la théorie mimétique. Reformulée dans ses termes,

il faut dire que la montée aux extrêmes tient sa condition de possibilité de

l'indifférenciation des deux adversaires103. Aussi, si la montée aux extrêmes peut

adéquatement s'interpréter comme l'analogon du principe mimétique, c'est-à-dire

si c'est bien l'imitation qui l'explique, il faut alors en conclure que cette montée est

présente dans toute guerre à l'état de tendance car l'imitation n'est pas une

contingence, mais la vérité anthropologique même104.

Mais alors, si le mimétisme est présent à l'état de tendance dans toute

guerre en tant que la confrontation de deux adversaires implique leur imitation

réciproque, comment expliquer que toutes les guerres ne soient pas des guerres

absolues, c'est-à-dire que cette tendance de se réalise pas complètement ? Ici

encore, c'est l'équivalence entre principe mimétique et action réciproque qui

permet d'en rendre compte. Car il n'y a crise mimétique qu'en situation

d'indifférenciation totale et, effectivement, le schème de la montée aux extrêmes

présuppose la confrontation de deux adversaires parfaitement semblables. Or, dès

lors que subsistent des différences entre eux, le principe mimétique est en quelque

sorte bloqué avant que ne soit atteint le paroxysme de la violence 105. Par là même,
103Pour Girard, la crise sacrificielle s'interprète comme une crise d'indifférenciation. Seule
l'institution établit les différences qui rendent viable l'existence collective, mais quand cette
différenciation tend à disparaître, la violence resurgit rendant nécessaire une refondation qui
passe par le mécanisme victimaire.
104Girard suppose donc implicitement que l'intelligence de la guerre entre deux communautés
politiques est possible d'après un schème exactement analogue à celui garantissant
l'intelligibilité de la violence intersubjective et intracommunautaire. En somme, les
communautés politiques, et en particulier les états-nations, sont comme de grands individus.
Cette analogie est à tout le moins contestable.
105Il faut noter, pour marquer le contraste, qu’Éric Weil, dans une lecture de Clausewitz plus
attentive à la lettre du texte, établit au contraire que le déploiement paroxystique de la violence
est corrélatif d'une différence entre la situation politique intérieure de deux États. Cf. « Guerre
et politique selon Clausewitz », art. cit., p. 244-246.

40
Clausewitz, de la violence à l'État

Girard se rend capable d'expliquer la distance qui peut exister entre les guerres

réelles et les guerres conformes à leur concept : « ces conditions

d'indifférenciation ne sont pas encore réunies du temps de Clausewitz106 ».

L'action réciproque, donc, en tant que mimétique, « provoque et diffère en même

temps la montée aux extrêmes107 ». Elle la provoque dans la mesure où dans la

réciprocité même de l'affrontement, dans le va-et-vient accéléré des victoires et

des défaites, les adversaires tendent à se ressembler de plus en plus 108. Elle la

diffère dans la mesure où les adversaires ne sont pas encore en tout point

semblables si bien que la conflagration catastrophique est encore ajournée, bien

que de plus en plus imminente.

Soit. Restent alors deux problèmes : quel sort peut-on faire de la

thématique de l'abstraction, présente chez Clausewitz et décisive dans le

commentaire d'Aron ? Et quel statut accorder à la définition trinitaire qui paraît

postuler la possibilité d'une maîtrise politique du déploiement de la violence ?

Quant au problème de l'abstraction, Girard ne le thématise jamais comme

tel, mais certaines de ses formulations permettent de voir comment il le résout de

fait. Le duel est « une abstraction concrète, une idée réalisable 109 ». C'est une

abstraction en ce sens que les conditions d'indifférenciation ne sont pas réunies du

temps de l'écriture de De la guerre : même les guerres napoléoniennes ne font que

se rapprocher du modèle de la guerre absolue. Mais la montée aux extrêmes étant

une tendance immanente réelle, il faut voir que ce rapprochement n'est pas

contingent, mais annonce au contraire l'imminence d'une crise d'indifférenciation.

106Achever Clausewitz, op. cit., p. 36.


107Ibid., p. 41.
108Ibid., p. 47.
109Ibid., p. 113-114.

41
Clausewitz, de la violence à l'État

Le problème que pose le statut de la définition trinitaire de la guerre est a

priori plus épineux puisque celle-ci pose une triple détermination de la forme de

la guerre par la violence, le commandement et le gouvernement. Comment alors

résorber cette multidétermination dans la monodétermination par la violence

mimétique ? Il semble devoir y avoir contradiction irréductible. Girard la résout

néanmoins en interprétant le passage de la définition moniste à la définition

trinitaire110 comme le passage « de la simultanéité des objets dans l'espace à la

succession des événements dans le temps111 ». La première définition vaut pour

l'engagement immédiat de deux armées. Mais cet engagement lui-même n'est pas

la conséquence d'un hasard mais d'une décision par une instance politique.

Néanmoins, cette instance n'a aucune autonomie puisqu'elle ne décide pas de la

guerre en tant que telle, mais seulement du moment de l'engagement le différant le

temps nécessaire « pour le rendre plus décisif112 ». Ce faisant, le principe

mimétique est souverain à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de la guerre. A

l'extérieur, parce que de plus en plus les sentiments d'hostilité l'emportent sur les

intentions d'hostilité, la haine passionnelle sur la raison instrumentale, ne laissant

plus au gouvernement que la souveraineté illusoire de décider du moment du

déchaînement d'une violence qui lui échappe déjà complètement113. A l'intérieur,

parce les adversaires qui s'affrontent sont de plus en plus indiscernables. La guerre

ne saurait donc être l'instrument de la politique. Au contraire, en tant que son

élément est la violence dont le déploiement est mimétique, elle monte

nécessairement et de plus en plus aux extrêmes.


110Significativement, Girard ne parle pas de ce qu'Aron nomme la définition dualiste qui
distingue deux espèces de guerres aussi légitimes l'une que l'autre : les guerres de renversement
et les guerres d'observation.
111Ibid., p. 111.
112Ibid.
113Ibid., p. 37-38.

42
Clausewitz, de la violence à l'État

Le double achèvement nécessaire de Clausewitz

Avant de critiquer cette interprétation qui se présente elle-même comme la

reprise d'une pensée « en dilettante114 », il nous faut la suivre jusqu'au bout, même

si le caractère arbitraire d'un certain nombre de ces analyses nous autorise à être

plus succinct. L'essentiel est de saisir le principe de la lecture girardienne dans la

mesure où, malgré son manque de rigueur herméneutique, elle fournit des pistes

pour une interprétation institutionnaliste de Clausewitz.

Girard retrouve en fait dans l'intuition du duel l'annonce de l'eschatologie

de la modernité115 qui vient car elle saisit l'illimitation principielle de la violence

nue privée de son mécanisme régulateur. En ce sens, Clausewitz entrevoie la

possibilité de la fin de la guerre en tant qu'institution, c'est-à-dire en tant que ce

qui diffère le déploiement illimité de la violence, car « les institutions ne tiennent

que dans cette résistance à l'apparition du duel116 ». Les institutions en tant qu'elles

établissent les conditions d'une existence sociale viable ont en effet cette fonction

de refouler le caractère arbitraire de la violence fondatrice, l'innocence de la

victime expiatoire. Elles existent ainsi dans l'affirmation que la violence est en

elle-même signifiante et justifiée. Mais cette affirmation n'est possible que tant

que cette violence est maîtrisée et cette maîtrise devient impossible dans le

schéma du duel. Plus encore, la distinction politique-stratégie-tactique, décisive

chez Clausewitz117, se trouve complètement subvertie : si le militaire y voit le

moyen de l'autonomie de la politique, l'interprète au contraire peut y lire la loi


114Ibid., p. 193.
115« La montée aux extrêmes est le visage que prend maintenant la vérité pour se montrer aux
hommes », ibid., p. 190.
116Ibid., p. 189.
117Selon Clausewitz les trois niveaux sont reliés suivant une relation instrumentale : la tactique est
un moyen de la stratégie qui est un moyen de la politique. La tactique correspond à l'emploi
des forces dans le combat, la stratégie l'emploi des combats dans le plan de guerre et la
politique l'emploi du plan de guerre en vue de la réalisation de certaines fins.

43
Clausewitz, de la violence à l'État

implacable du duel. En effet, la décision ayant toujours lieu dans le cadre d'un

combat, c'est à ce niveau spécifique que s'applique le schéma du duel. Mais alors,

si au niveau tactique la violence monte nécessairement aux extrêmes, la maîtrise

de cette violence au niveau stratégique puis politique n'est que « bavardage118 ».

L'illimitation de la violence se transmet aux niveaux supérieurs.

L'intuition du duel chez Clausewitz a donc une fonction homologue à la

révélation chrétienne dans l'anthropologie religieuse de Girard. Elle atteste le

caractère absolument arbitraire la violence de guerre devenue impuissante à

fonder une institution susceptible d'en maîtriser le déploiement. Mais si

l'anthropologue prétend assumer et mesurer dans toute la radicalité de la

révélation, la pensée de Clausewitz, au contraire, demeure inchoative et il « ferme

tout de suite la porte qu'il a ouverte119 ». D'où la nécessité d'achever Clausewitz –

et ceci en deux sens. Il faut à la fois mener sa pensée jusqu'à son terme logique y

compris contre Clausewitz lui-même et, ceci fait, c'est-à-dire une fois saisie

l'essence eschatologique de celle-ci, en finir avec elle, c'est-à-dire esquisser les

moyens d'une sortie hors de la dynamique apocalyptique dont elle saisit la

logique.

Le commentaire girardien, on le voit, ne se revendique pas de la fidélité à

la lettre du texte. Au contraire, il saisit une contradiction à l'intérieur du texte qu'il

interprète comme une « interdiction120 » que Clausewitz s'impose à lui-même. Il

serait en effet déchiré entre son rationalisme hérité des Lumières et l'intuition de la

montée aux extrêmes qui annonce plutôt une « rationalité religieuse121 ». Ainsi, si

118Ibid., p. 170.
119Ibid., p. 151.
120Ibid., p. 155.
121Ibid., p. 152-153

44
Clausewitz, de la violence à l'État

le chapitre 1 du livre I saisit le principe mimétique de l'action réciproque dans

toute sa portée, ce même livre I se poursuit par l'analyse du génie guerrier qui

maîtrise le déploiement de la violence et des frictions qui bloquent la montée aux

extrêmes. Clausewitz postule ainsi que l'existence d'un individu exceptionnel

préviendra le déchaînement informe et illimité de la violence122. Achever la pensée

de Clausewitz, c'est donc libérer l'intuition de la montée aux extrêmes des bornes

dans lesquelles il l'a enfermée. Car la montée aux extrêmes est « devenue

planétaire123 ». Clausewitz, percevant avant tout l'illimitation principielle de la

violence, est « prophétique sans le savoir124 ». Il anticipe le monde contemporain

où la violence est de plus en plus déchaînée et annonce ainsi la possibilité réelle

de l'apocalypse, son imminence même.

Il s'agit donc d'en finir avec Clausewitz, non pas en tant que penseur, mais

avec ce qu'il a pensé. L'humanité se trouve en fait devant une alternative qui n'est

que la répétition ou, pourrait-on dire, l'écho de celle qu'a posé la révélation

chrétienne « qui ne laisse aucune autre possibilité que la destruction totale ou la

réalisation du Royaume125 ». Mais cette réalisation ne saurait être la sortie

définitive hors du mimétisme puisque le mimétisme est la vérité de l'homme. Il ne

peut suivre que de l'élection du bon modèle, donc de l'imitation de Jésus Christ126.

Le salut ne saurait donc aucunement être politique127.


122Girard perçoit ici à juste titre que l'une des fonctions de la référence à Napoléon est de
maintenir ouverte la possibilité d'une maîtrise de la violence dans le cadre de son déploiement,
sinon illimité, du moins dans des proportions jusqu'alors inconnues. Cette maîtrise est alors
gagée sur l'existence possible du génie guerrier. Nous nous séparons néanmoins de Girard en
ceci qu'il nous semble qu'elle n'est que partiellement gagée sur cette existence possible. Girard
manque – et pour cause ! – les conditions institutionnelles de cette maîtrise.
123Ibid., p. 353.
124Ibid., p. 127.
125Ibid., p. 213.
126Ibid., p. 214.
127La pensée de Girard tombe donc sous la critique qu'Arendt fait des pensées eschatologiques
qui substituent le problème de la vie au problème véritablement politique de la liberté. A ce
sujet, voir Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, Seuil, « L'ordre philosophique », Paris,

45
Clausewitz, de la violence à l'État

Mais que faut-il penser d'une telle interprétation qui conclut de l'analyse de

Clausewitz à l'eschatologie chrétienne ? N'y a-t-il pas là une inflation théorique

qui a de quoi laisser le lecteur pour le moins sceptique ?

Que faire de René Girard ?

La question de savoir ce qu'on peut faire de René Girard 128 se pose

nécessairement à la lecture d'une telle analyse. Ne faudrait-il pas lui adresser

l'éloge ambigu qu'Aron faisait en son temps d'André Glucksmann, auteur selon lui

d'un livre « brillant, et, comme il se doit, gratuitement obscur129 » ? Certes,

l'anthropologue ne prétend pas faire œuvre d'exégète. Il fait lui-même un usage de

Clausewitz qui lui permet de penser des phénomènes que Clausewitz n'a ni pensés

ni connus. Néanmoins, cet usage prétend s'appuyer sur la saisie de l'intuition

fondamentale de De la guerre, intuition que l'auteur n'a pas pu, ou voulu, élaborer

jusque dans ses conséquences dernières. Par conséquent, il faut se demander ce

que cette interprétation peut apporter à une entreprise herméneutique plus fidèle à

l’œuvre elle-même.

L'anthropologie girardienne en elle-même est l'objet de nombreuses

critiques. Sa prétention panmimétique, c'est-à-dire à expliquer l'ensemble des

phénomènes sociaux et, plus largement, spécifiquement humains à partir du seul

principe mimétique, a ainsi de quoi laisser circonspect130, d'autant plus qu'il s'agit

2014, trad. Carole Widmaier, et al., notamment « La question de la guerre », p. 237-278.


128L'expression est empruntée à Jean-François Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Gallimard,
« Tel », Paris, 2011. Le « cas Girard » se pose dans des termes évidemment différents que ceux
du « cas Schmitt », quoique partiellement analogues : le problème demeure celui de la
possibilité de l'usage d'intuitions parfois pénétrantes mais corrélatives d'analyses souvent
arbitraires ou du moins passablement discutables, bien qu'évidemment moins polémiques d'un
point de vue politique.
129Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 19. Aron parle de Le discours de la guerre,
L'Herne, « Théorie et stratégie », Paris, 1967.
130Pierre Manent, « Une théorie qui a quelque chose à cacher », Contrepoint, n. 14, juin 1974,
repris dans La violence et le sacré, op. cit., p. 518-532.

46
Clausewitz, de la violence à l'État

d'une anthropologie spéculative plus que positive en ce sens qu'elle ne s'appuie

que sur très peu de données ethnographiques. Mais il serait méthodologiquement

inadmissible d'opposer à son analyse de Clausewitz une fin de non recevoir sur la

base d'un rejet a priori de sa théorie anthropologique. Au contraire, le principe de

charité herméneutique nous enjoint à retenir de cette analyse toutes les intuitions

ouvrant à l'étude de problèmes que la lecture du texte clausewitzien pose

effectivement à l'interprète. Il nous semble que ces problèmes, tels qu'il est

possible de les induire à partir de la lecture de Girard, sont au nombre de trois :

quelles sont les conditions de la compatibilité de l'autonomie de la politique et de

la dynamique d'une violence qui tend aux extrêmes ? Quel rapport y a-t-il entre le

déploiement de la violence et la structure institutionnelle et politique ? Dans

quelle mesure la coïncidence entre guerre et violence que postule Clausewitz est-

elle valable ?

En premier lieu, l'affirmation selon laquelle Clausewitz aurait entrevu que

la politique court après la guerre questionne la justesse de l'interprétation

instrumentaliste. En effet, chez Aron, celle-ci était corrélative de la thèse suivant

laquelle la définition moniste de la guerre est une construction mentale, ce qui

prive la montée aux extrêmes de son statut de nécessité logique. L'amplification

de la violence demeure une possibilité réelle qu'il revient d'assumer à une

praxéologie de la prudence, mais elle n'est pas le destin de toute guerre. Mais cette

solution a l'inconvénient d'euphémiser le pôle de la violence. L'autonomie de la

politique est donc gagée sur le statut de fiction131 de la montée aux extrêmes.

Mais la prise au sérieux du pôle de la violence telle qu'on peut la lire dans

le commentaire de Girard pose en retour la question de la compatibilité de


131Au sens étymologique de fait fabriqué.

47
Clausewitz, de la violence à l'État

l'autonomie de la politique qui passe par la maîtrise du déploiement de la violence

et de la dynamique « extrémiste » de ce déploiement. L'anthropologue conclut au

contraire d'Aron à l'inanité de la prétention à une quelconque maîtrise politique

d'une violence qui est dors et déjà déchaînée. Sans le suivre dans les conséquences

eschatologiques qu'il tire de cette lecture et qui font de lui un représentant par

excellence de la raison apocalyptique132, force est de constater qu'on ne saurait si

facilement exorciser le spectre d'une violence échappant tendanciellement à toute

maîtrise politique. Certes, l'anthropologie girardienne est connue pour son

incapacité à penser la spécificité du politique en tant que rapport spécifique d'une

communauté à elle-même sur le mode de l'auto-organisation 133. Mais,

indépendamment de ses attendus théoriques aporétiques, la perception girardienne

d'une contradiction entre tendance de la violence à monter aux extrêmes et

affirmation de l'autonomie de la politique ne laisse pas de perturber l'interprétation

instrumentaliste. En rester à la thèse que la politique court derrière la guerre serait

évidemment insuffisant, ne serait-ce que parce qu'elle est en contradiction totale

avec le propos de Clausewitz. Mais cette contradiction requiert une solution

formulée dans d'autres termes que ceux de l'interprétation aronienne qui résulte

d'un « choix de l'optimisme134 ». Il faut poser à nouveaux frais la question de la

compatibilité de la politique et de la montée aux extrêmes.


132L'expression est de Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison
apocalyptique, Seuil, « L'ordre philosophique », Paris, 2012, qui oppose, un peu
schématiquement, deux attitudes philosophiques à l'égard de la modernité : ou bien le privilège
accordé à la préservation d'une vie considérée comme menacée aboutissant à un
« cosmopolitisme de la survie », ou bien l'investissement du monde comme lieu de décision
des sens possibles de l'existence ouvrant à un « cosmopolitisme existentiel ». Fœssel ne parle
pas directement de Girard mais développe en revanche une critique de Jean-Pierre Dupuy dont
l'inspiration est explicitement girardienne. Voir, par exemple, Pour un catastrophisme éclairé.
Quand l'impossible est certain, Seuil, « Points essais », Paris, 2004.
133Sur cette critique aboutissant à une intéressante proposition d'amendement de la théorie
mimétique, on pourra lire Lucien Scubla, « Sur une lacune de la théorie mimétique : l'absence
du politique dans le système girardien », Cités, PUF, vol. 1, n. 53, p. 107-137.
134L'expression est de Terray. Cf. Clausewitz, op. cit., p. 72.

48
Clausewitz, de la violence à l'État

D'autre part, il nous semble que, dans sa lecture, Girard esquisse en négatif

les linéaments d'une interprétation institutionnaliste de Clausewitz. Il perçoit en

effet une contradiction entre déploiement illimité de la violence et institution

régulatrice, si bien que le militaire annoncerait malgré lui la fin de la guerre

comme institution135. En ce sens, Girard se situe à l'opposé d'une interprétation

institutionnaliste puisque la vérité de De la guerre serait le constat de la fin de

toutes les institutions. La montée aux extrêmes implique la dissolution de

l'institution. Et pourtant elle subsiste ! Ainsi est-on tenté de réagir en paraphrasant

Galilée. Girard ne se paie-t-il donc pas de mots lorsqu'il relève cette

contradiction ? Il est indéniable que Clausewitz n'a jamais thématisé la fin de la

guerre comme institution. Mais celui-ci n'en a pas moins posé la possibilité de

conflits où l'effort se déploie jusqu'à son « paroxysme » ; « on perdrait alors de

vue la discussion des exigences politiques, les moyens n'auraient plus de rapport

avec la fin136 ». Certes, ces cas sont exceptionnels mais en toute rigueur pas

absolument impossibles. La violence, si elle connaît un déploiement paroxystique,

échappe donc à la maîtrise politique de son déploiement, la relation instrumentale

entre politique et guerre ne vaut plus. Il existe bien une probabilité non nulle

qu'elle s'autonomise. Aussi, sauf à postuler comme Girard que cette

autonomisation a déjà eu lieu, il convient de se demander d'où vient cette

exceptionnalité. Or, il nous semble que l'anthropologue soutient à raison que

l'institution137 fonctionne comme un régulateur de la violence. Il ouvre ainsi la

voie à une lecture institutionnaliste de Clausewitz qui cherche à mettre en

135Achever Clausewitz, op. cit., p. 26.


136De la guerre, op. cit., p. 678.
137Girard utilise néanmoins le terme d'institution de manière très indéterminée et il nous faudra
affiner le sens de ce concept par la suite.

49
Clausewitz, de la violence à l'État

évidence les conditions institutionnelles de la maîtrise politique du déploiement de

la violence de guerre là où Aron privilégiait le pari sur la rationalité de l'agent.

Enfin, lorsque Girard affirme que le déploiement illimité de la violence est

corrélative de la fin de la guerre comme institution il opère une disjonction entre

deux notions dont Clausewitz et Aron postulent a priori la coextensivité. En effet,

la guerre se comprend dans un double rapport de continuité au niveau des fins

politiques et de rupture au niveau des moyens mis en œuvre. C'est donc dire que

la guerre se définit par la spécificité du moyen qu'elle constitue, à savoir le

déploiement stratégique de la violence physique138 en vue de la réalisation de

certaines fins politiques. Cette construction établit donc de fait la convertibilité

réciproque du déploiement de la violence physique légitime 139 et de la guerre : le

déploiement stratégique de la violence physique est la guerre et la guerre est le

déploiement stratégique de la violence physique. Or, cette convertibilité

présuppose comme sa condition de possibilité qu'effectivement l’État

« revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence

physique légitime140 » comme disait Weber. En effet, si cette revendication devait

échouer, c'est-à-dire s'il existait des violences physiques légitimes non étatiques,

138Car, selon la formule aussi belle que mystérieuse de Clausewitz « il n'existe pas de violence
morale, en dehors des concepts d’État et de Loi », ibid., p. 51. Un sens plausible de cette
formule est que ces concepts enveloppent le concept d'obligation en tant qu'il est irréductible
au concept de contrainte physique. L’État et la loi ne subsistent pas que par un certain rapport
de force, mais aussi en vertu de ce qu'on pourrait qualifier d'une certaine « force morale » pour
reprendre l'expression que David Lyons utilise à propos des droits. Sur cette notion, on lira
« Utility and Rights », in Rights, Welfare, and Mill's Moral Theory, OUP, New York, 1994, p.
127-175. Puisqu'il n'existe pas d’État des états, le règlement de leurs conflits ne saurait
mobiliser d'autre violence que physique – ce qui n'exclut pas, au contraire, que cette violence
physique soit partiellement déterminée dans sa forme même par la présence d'une composante
morale – les forces morales.
139Le terme de légitimité n'est pas de Clausewitz. Il vise simplement le fait que Clausewitz étudie
exclusivement le cas de la violence de guerre, ce qui n'exclut pas a priori la possibilité d'une
violence en dehors du cadre de la guerre, mais elle serait alors ipso facto une violence extra-
politique et, en ce sens, illégitime.
140Le savant et le politique, op. cit., p. 101.

50
Clausewitz, de la violence à l'État

alors l'équivalence du déploiement stratégique de la violence physique par l’État

et de la guerre en tant que déploiement stratégique d'une violence physique

reconnue légitime ne serait plus valable. Des guerres non étatiques seraient

possibles141. Or, dans son commentaire, Girard rend visible cette thèse de

convertibilité réciproque qui relève pour Clausewitz du « cela va de soi ». En

mettant en lumière son statut de postulat, il rend possible le questionnement de

son évidence ouvrant à une réflexion sur la nature des guerres contemporaines qui

ne mettent plus nécessairement aux prises deux états142.

En dépit de son manque de rigueur herméneutique, l'interprétation

extrémiste que propose Girard permet l'émergence de questions que ne posait pas

comme telles l'interprétation instrumentaliste d'Aron, plus satisfaisante à bien des

égards. Ce faisant, elle appelle à une nouvelle analyse de la dialectique de la

politique et de la violence chez Clausewitz.

Vers une interprétation institutionnaliste

La mise en regard des interprétations instrumentaliste et extrémiste permet

donc d'identifier le lieu d'une difficulté dans l'entreprise d'élucidation du texte

clausewitzien : la dialectique de la politique et de la violence telle qu'elle est

déployée notamment dans le chapitre 1 du livre I. La question qui se pose est

alors : comment l'affirmation de l'autonomie de la politique peut-elle être

compatible avec l'identification d'une tendance de la violence à monter aux

extrêmes ? Aron et Girard semblent penser tous deux, quoique suivant des

perspectives opposées, qu'il n'est pas possible de maintenir ces deux pôles en
141Notons que réciproquement Balibar étudie la perspective du déploiement de violences non
guerrières ni même immédiatement politiques. Cf. Violence et civilité, op. cit.
142On parle alors couramment de guerres asymétriques ou de conflits à basse intensité, sans que
ces expressions soient parfaitement synonymes. Dans les deux cas, on se situe néanmoins en
dehors du cadre traditionnel du monopole étatique de la violence physique légitime.

51
Clausewitz, de la violence à l'État

même temps. Ou bien la tendance à monter aux extrêmes n'est qu'une abstraction,

ou bien l'affirmation d'autonomie de la politique n'est que bavardage. Il y a

disjonction sans moyen terme. Mais, ce faisant, ne risque-t-on pas l'hémiplégie ?

Car Clausewitz ne prétend aucunement choisir entre ces deux pôles.

Les solutions d'euphémisation

Clausewitz affirme bien que dans le déploiement extrême de la violence la

fin politique est engloutie143. En effet, ce déploiement pose en lui-même un

objectif qui suit de sa nature même. Dans la mesure où la violence est déployée en

vue d'imposer notre volonté à l'adversaire et où l'adversaire réagit en déployant à

son tour une violence, ce déploiement pose comme son objectif nécessaire

l'abattement de l'adversaire, c'est-à-dire l'annihilation de sa volonté de résister par

un déploiement de violence réactive. Mais alors, si le déploiement de la violence

en tant que tel pose un objectif qui lui est inhérent, l'instrumentalisation de ce

déploiement au profit d'une fin d'un ordre supérieur est problématique car cet

objectif ne paraît pas pouvoir souffrir de composition. Et effectivement

Clausewitz explique que la réapparition de la fin politique est corrélative de la

non réalisation de la montée aux extrêmes 144. Mais c'est la cause de ce blocage de

la montée aux extrêmes qui paraît dès lors mystérieuse. Comment un usage

maîtrisé de la violence est-il possible quand l'atteinte de son objectif implique un

déploiement maximal de la violence ?

Nous proposons de parler de solution d'euphémisation pour qualifier la

stratégie herméneutique d'Aron et Girard ainsi que d'un certain nombre d'autres

143De la guerre, op. cit., p. 58. Denise Naville traduit par « objectif ». Mais comme le remarque
Aron, Clausewitz distingue entre fin politique (der politische Zweck) et objectif (das Ziel) qui
est strictement militaire. Or, Clausewitz use bien du terme Zweck ici. Cf. Penser la guerre,
Clausewitz, t.1, op. cit., p. 92.
144De la guerre, op. cit., p. 58-59.

52
Clausewitz, de la violence à l'État

commentateurs après eux145. Selon elle, l'intelligibilité du texte clausewitzien

requiert d'identifier quel est le pôle de la dialectique privilégié par Clausewitz car

il est rigoureusement impossible d'affirmer leur compossibilité. C'est ainsi

qu'Aron postule, relativement à l'action humaine, une restriction du domaine de

validité du concept de nécessité au seul ordre du concept. Ce faisant, la montée

aux extrêmes ne saurait avoir le statut de nécessité réelle 146. Elle n'est pas

inéluctable parce que, même si Clausewitz ne le dit pas explicitement, une entente

des adversaires qui repose sur leur compréhension mutuelle147 demeure toujours

possible148. Ce faisant, un mouvement de descente, contraire au mouvement

d'ascension, est possible et le cours réel de la guerre est alors fonction de la

composition de ces deux mouvements. Mais cette solution suppose de considérer

qu'il n'existe aucun rapport entre la nécessité conceptuelle de la montée aux

extrêmes et la possibilité réelle de l'escalade. D'autre part, il faut aussi faire

l'hypothèse que Clausewitz a bel et bien identifié la possibilité d'un tel mouvement

145Ainsi, Emmanuel Terray identifiant à juste titre l'effet rétroactif des moyens sur les fins, est-il
conduit à poser la possibilité de deux cas lors desquels la violence supprime de fait l'autonomie
de la politique – lorsque qu'il y a extrême éloignement dans la politique objective (guerres de
civilisation) ou extrême proximité dans la politique subjective (guerres civiles). Par
conséquent, à la limite, la violence abolit l'autonomie de la politique au sens subjectif en tant
qu'elle suppose une différence entre fins politiques et objectifs militaires. Cf. Clausewitz, op.
cit., p. 69-72. Terray aboutit donc à ce qu'on pourrait qualifier d'une solution d'euphémisation
faible selon laquelle ce n'est qu'à la limite que l'incompatibilité de l'autonomie de la politique et
de la tendance de la violence à monter aux extrêmes est éprouvée, mais cette limite peut être
atteinte.
146« L'absence de nécessité caractérise seulement le monde réel de la guerre, autrement dit un
monde d'action humaine. », Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 297, n. 4.
147Aron retrouve ainsi, dans son analyse, les analyses de Thomas Schelling. Chaque belligérant a
des buts de guerre et des moyens limités et est à même d'imaginer ceux de l'autre, aussi, même
en l'absence de communication, un accord tacite quant à l'acceptation et à la proscription de
certaines formes de belligérance est possible, ce qui permet d'éviter la montée aux extrêmes.
Cf. Thomas C. Schelling, Stratégie du conflit, PUF, « Perspectives internationales », Paris,
1986, trad. Raymond Manicacci.
148C'est sur cette base qu’Éric Weil peut interpréter la violence des guerres révolutionnaires et
impériales comme résultant d'un différentiel relatif au degré de participation du peuple au
conflit. Essais et conférences, op. cit., p. 245-246. On pourrait alors dire, suivant
l'interprétation aronienne, que la compréhension mutuelle des adversaires n'était alors plus
possible, expliquant le surcroît de violence de ces guerres.

53
Clausewitz, de la violence à l'État

descendant, même s'il ne l'a pas explicitement dit. Or, une telle hypothèse est

discutable d'un point de vue herméneutique.

Si l'on laisse de côté le problème que pose nécessairement l'affirmation

que Clausewitz a identifié la possibilité d'un mouvement de descente reposant sur

une compréhension mutuelle des belligérants bien qu'il n'en ait rien dit, il demeure

qu'il doit supposer une fracture entre l'ordre du réel et l'ordre du concept qui est,

on l'a vu, problématique. Cette rupture est pourtant requise car seule elle permet

l'euphémisation du pôle de la violence : elle explique que la violence ne monte pas

nécessairement aux extrêmes dans son déploiement. L'espace pour une

interprétation instrumentaliste est ainsi préservé. Par conséquent, l'intelligence du

texte clausewitzien requiert une décision théorique : le choix du pôle de la

dialectique de la violence et de la politique qu'il convient de privilégier afin

d'éviter que la contradiction fragilise l'édifice théorique.

Mais cette solution ne va pas sans poser de problème puisqu'elle suppose

de corriger le texte là où il paraît s'éloigner de celle-ci. Nous avons déjà relevé

cette difficulté, aussi n'est-il pas nécessaire de développer plus avant. Il convient

en revanche de remarquer que Clausewitz ne paraît pas apporter de réponse

univoque au problème de la contradiction possible de la violence et de l'autonomie

de la politique. Certes, il affirme que la montée aux extrêmes ne se réalise pas

comme telle dans la réalité, mais il n'est que peu disert quant à la cause de cette

non réalisation149. Clausewitz ne semble donc pas percevoir de contradiction réelle

entre la montée aux extrêmes telle qu'elle se réalise réellement et l'autonomie de la


149Il en évoque essentiellement trois : la connaissance partielle de l'adversaire, l'extension
temporelle de toute guerre, la relativité de l'enjeu. A cela, s'ajoutent la supériorité de la défense
sur l'attaque et l'incertitude quant à la situation qui induit un comportement de prudence. Ces
considérations s'accordent partiellement avec l'interprétation instrumentaliste d'Aron, mais il
nous semble qu'il sous-estime l'importance de la régulation institutionnaliste qui seule rend
possible la maîtrise instrumentale. Cf. De la guerre, op. cit., p. 55-58 et 62-64.

54
Clausewitz, de la violence à l'État

politique. Selon lui, la contradiction ne se pose pas comme telle. En fait, la

solution d'euphémisation requiert d'identifier une contradiction réelle entre les

deux pôles là où Clausewitz ne la perçoit pas.

Girard procède de même, quoique suivant une direction opposée. « Penser

la guerre comme ''poursuite de la politique par d'autres moyens'', […] c'est donc

perdre de vue l'intuition du duel.150 » De manière plus radicale qu'Aron, Girard

pose la contradiction réelle de la montée aux extrêmes et de l'autonomie de la

politique. Néanmoins, moins subtil que lui, il se contente explicitement de choisir

entre les deux pôles sans s’embarrasser d'expliquer précisément comment

Clausewitz a pu affirmer la validité de deux propositions incompatibles. Plus

exactement, il fait l'hypothèse d'une dissimulation volontaire de cette

contradiction motivée par la peur provoquée par l'intuition de la montée aux

extrêmes151. Là encore, la solution consiste en une euphémisation d'un des deux

pôles. L'intelligence du texte clausewitzien requiert de faire la part de la violence

et de l'autonomie de la politique. Cette dernière n'est que bavardage et vaine

tentative de prévenir la dynamique apocalyptique qu'identifie l'intuition du duel.

Aron et Girard, par-delà l'opposition radicale de leur interprétation,

partagent donc bien le même présupposé – il existe une contradiction réelle entre

l'autonomie du politique et la tendance de la violence à monter aux extrêmes – et

proposent le même type de solution – il convient d'identifier le pôle de cette

dialectique qui est privilégié par Clausewitz et corrélativement d'euphémiser

l'autre pôle afin de lever la contradiction. Mais cette stratégie est problématique

car au choix de privilégier l'un des deux pôles on pourra toujours opposer « et

150Achever Clausewitz, op. cit., p. 54.


151Ibid., p. 165.

55
Clausewitz, de la violence à l'État

pourquoi pas l'autre » ? Certes, l'interprétation aronienne a pour elle la fidélité à

l'intention affichée de Clausewitz et une rigueur philologique supérieure à celle de

Girard. Mais cela suffit-il ? L'objection d'arbitraire dans le choix du pôle à

privilégier ne se laisse pas si facilement dissoudre car nulle part Clausewitz ne

prétend établir un tel privilège.

En fait, tant qu'on maintient le présupposé que la contradiction entre les

deux pôles se pose réellement dans le texte de Clausewitz on ne peut

définitivement résoudre l'antinomie des solutions d'euphémisation. Si, chez Kant,

la résolution des antinomies de la raison pure requiert la distinction de l'ordre des

phénomènes et de l'ordre des noumènes, distinction qui permet de montrer que les

thèses opposées ne sont pas vraiment contradictoires 152, il faut en revanche, chez

les commentateurs de Clausewitz, identifier le présupposé commun de leurs

solutions afin de montrer que leur contradiction est strictement corrélative de

l'acceptation de ce présupposé. Conséquemment, si la contradiction entre violence

et politique n'est pas réelle mais seulement potentielle, les solutions

d'euphémisation apparaissent superflues. La contradiction est-elle donc réelle ?

La montée aux extrêmes énonce-t-elle les faits ?

Il est temps désormais de quitter les commentaires pour le texte lui-même.

Le détour n'a néanmoins pas été fait en vain puisqu'il a permis l'émergence du lieu

d'un problème. Mais la résolution de ce problème requiert de revenir au texte lui-

même. Comment donc Clausewitz articule-t-il l'affirmation de l'autonomie de la

politique et l'identification des « strictes lois qui poussent les forces aux

extrêmes153 » ?
152Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Flammarion, « GF », Paris, 2006, trad. Alain
Renaut, p. 416-515.
153De la guerre, op. cit., p. 58.

56
Clausewitz, de la violence à l'État

Contrairement à ce que supposent les solutions d'euphémisation d'Aron et

Girard, il nous semble qu'il n'y a pas, dans le texte de De la guerre, de

contradiction réelle mais au mieux – ou au pire – potentielle entre les deux pôles

de la dialectique de la violence et de la politique. Ces commentateurs considèrent

en effet que la loi de montée aux extrêmes obéit à une logique du tout ou rien : ou

bien elle est une loi réelle et alors la guerre ne saurait – au moins à terme –

connaître, dans sa forme, d'autre détermination que celle-ci, ou bien elle n'est

qu'une construction mentale et la forme de la guerre n'est pas du tout déterminée

par elle puisqu'elle n'est qu'un schème élaboré pour rendre intelligible l'ascension

de la violence, certes toujours possible mais nullement nécessaire, c'est-à-dire

nullement nécessitée par une loi réelle. Or, aussi ingénieuses soient-elles, aucune

de ces solutions ne correspond exactement au mouvement du texte. Car

Clausewitz affirme en même temps la réalité et l'abstraction de cette loi. L'erreur

d'Aron et Girard est de considérer qu'il faille choisir entre ces deux propriétés.

La montée aux extrêmes est réelle en tant qu'elle est la résultante

nécessaire d'une confrontation violente de deux adversaires qui ne saurait

connaître d'autre fin – au deux sens du terme – que la défaite de l'autre 154. Aron

insiste à juste titre sur le fait que le modèle du duel qui sert à l'élaboration de la

définition moniste de la guerre d'où suit l'identification de la montée aux extrêmes

est un modèle abstrait : les adversaires sont postulés des acteurs individuels,

l'affrontement est considéré indépendamment de son origine et de ses fins

politiques, donc comme une réalité autonome qu'il n'est pas, ses déterminations

spatiales et temporelles sont réduites à la ponctualité d'un combat hic et nunc155,

154« La guerre est un acte de violence et il n'y a pas de limite à la manifestation de cette
violence. », ibid., p. 53.
155Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 112.

57
Clausewitz, de la violence à l'État

etc. Mais il en conclut à tort à l'abstraction de la loi identifiée au moyen de ce

modèle abstrait. Au contraire, cette schématisation est méthodologiquement

motivée, car ce n'est que par l'élimination méthodiquement orchestrée des

déterminations contextuelles qu'il est possible de mettre en évidence l'existence

d'une détermination inhérente au fait que la guerre se donne comme un

déploiement de violence. Clausewitz entreprend ainsi de prendre au sérieux le fait

que la violence est l'élément de la guerre156.

La violence est posée par Clausewitz comme l'élément de la guerre. Plus

précisément, c'est le duel qui est posé comme élément, mais seulement en tant que

ce modèle rend possible la réduction méthodique de la guerre au seul déploiement

de la violence physique. Or, sa définition courante pose l'élément comme une

partie simple d'un composé. Simple, ici, signifie irréductible. Dire que le duel, en

tant qu'il est le schème du déploiement pur de la violence physique, est l'élément

de la guerre, c'est donc poser que toute guerre, en tant que telle, est partiellement

composée d'un tel déploiement. C'est donc poser, en même temps, que la guerre

est un composé et non une forme simple. Or, la traduction de Denise Naville

efface doublement cette thèse. En traduisant das Element par l'essence, elle

substitue une logique de réduction des phénomènes à une essence à une logique de

composition des phénomènes par une pluralité de déterminations. De plus, on lit

dans la préface de Clausewitz que sa démarche doit se comprendre comme « la

volonté de scruter l'essence des phénomènes de guerre, de montrer leur lien avec

la nature de la chose ». Mais le texte allemand parle plus précisément de « leur

156Il y a, dans De la guerre, un usage récurrent et significatif du vocabulaire de l'élément, mais la


traduction de Denise Naville ne le rend pas de manière systématique, ce qui tend à rendre
invisible cet usage dans le texte français. C'est ainsi que Clausewitz définit le duel comme
l'élément (das Element) de la guerre alors que le texte français le rend mystérieusement par le
terme d'essence, ce qui donne unautre sens à la démonstration. Cf. De la guerre, op. cit., p. 51.

58
Clausewitz, de la violence à l'État

lien avec la nature des choses dont ils sont composés 157 ». Si la guerre est donc

bien posée comme ayant une essence, condition sur laquelle est gagée la

possibilité d'une théorie de la guerre se rapportant à un objet consistant, il n'en

demeure pas moins qu'elle est, dans son essence même, composée.

Néanmoins, Clausewitz parle de l'élément de la guerre, avec l'article

défini, et non d'un de ses éléments. Comment dès lors une logique de la

composition peut-elle être compatible avec une affirmation d'unicité élémentaire ?

Si le duel ne détermine la forme de la guerre qu'en tant qu'il en est un des

composés, comment peut-il être cependant le seul élément ? Une réponse

adéquate nous paraît requérir la distinction de plusieurs modes de détermination

de la forme de la guerre. En tant que la guerre se donne d'abord comme « un acte

de violence destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté 158 », sa

forme est déterminée par la logique inhérente à un tel déploiement de violence

physique. C'est la détermination élémentaire de la forme de la guerre. Mais toute

guerre prend toujours place dans un contexte particulier et met aux prises des

acteurs particuliers. Par conséquent, la détermination élémentaire n'est pas la

seule. Elle entre nécessairement en composition avec des déterminations

contextuelles : situation sociale et historique, intensité du sentiment d'hostilité,

nombre des forces en présence, temps nécessaire à leur mobilisation, état des

forces morales, connaissance de l'adversaire, etc.

Les déterminations élémentaire et contextuelles ne sont donc pas du même

ordre et c'est pourquoi Clausewitz peut avancer sans contradiction qu'il n'y a qu'un

élément, au sens strict, qui entre dans la composition de toute guerre en tant que

157Il s'agit de la traduction que nous proposons de « ihre Verbindung mit der Natur der Dinge, aus
denen sie zusammengesetzt sind. ». Pour le texte français, cf. ibid., p. 47.
158Ibid., p. 51.

59
Clausewitz, de la violence à l'État

telle. En effet, toute guerre est un déploiement de violence. Sans ce déploiement

au moins possible159, il n'y a pas de guerre. Mais ce déploiement s'opère

nécessairement dans un certain contexte qui détermine la forme qu'il peut prendre.

Néanmoins, ce contexte en tant que tel est contingent, non pas au sens où il

pourrait ne pas être – ce serait absurde – mais au sens où il est variable. Par

conséquent, Clausewitz pose que la guerre est déterminé d'une part par la logique

inhérente au fait qu'elle est un déploiement de violence physique et d'autre part

par le fait que ce déploiement est toujours contextuel. Et ce contexte ne saurait, au

sens strict, être qualifié d'élément puisqu'il est lui-même le composé d'un nombre

indéfini de facteurs de détermination dont le théoricien ne peut relever que les

plus importants. Or, un facteur déterminant dans un contexte x ne le sera pas

nécessairement dans un contexte y ou pas de la même manière 160, si bien qu'il est

impossible de comprendre ces facteurs comme des éléments. Seule la violence est

donc l'élément de la guerre, c'est-à-dire entre nécessairement dans la composition

de sa forme.

La distinction des deux ordres de déterminations est décisive car elle

explique pourquoi la contradiction entre politique et violence n'est que potentielle.

En tant qu'elle est un déploiement de violence, la guerre doit bien monter aux

extrêmes, mais en tant qu'elle a toujours lieu dans un contexte particulier, la

montée aux extrêmes est bloquée par la présence d'autres facteurs déterminants.

Ainsi, par exemple, la mobilisation des forces implique-t-elle toujours une

159Clausewitz insiste sur l'idée que le combat est « l'unique activité efficace de la guerre », ibid.,
p. 79. Mais cette effectivité ne résulte pas nécessairement de sa réalité, elle peut tout aussi bien
suivre de sa seule possibilité. Un intéressant commentaire de cette effectivité du possible est
proposée par Hervé Guineret, Clausewitz et la guerre, PUF, « Philosophies », Paris, 1999, p.
67-69.
160D'où l'importance accordée par Clausewitz au « jugement stratégique » qui évalue la part
relative de chaque détermination afin d'élaborer un plan de guerre le plus adéquat possible aux
fins poursuivies. Cf., par exemple, De la guerre, op. cit., p. 561.

60
Clausewitz, de la violence à l'État

temporalisation qui rend impossible la concentration de toutes les forces en un

même temps et un même lieu161. Clausewitz propose le concept de frictions pour

qualifier ces effets bloquants inhérents au contexte de guerre162.

Aron et Girard tendent à comprendre la dialectique de la violence et de la

politique comme n'ayant que deux temps : d'abord l'affirmation d'illimitation

principielle du déploiement de la violence, puis celle de l'autonomie de la

politique dont la maîtrise du déploiement de la violence par l’État est le corollaire.

Ainsi comprise, la contradiction entre les deux pôles est bien réelle et requiert

l'euphémisation de l'un des deux. Mais cette dialectique compte non pas deux

mais trois temps : l'identification de la violence comme élément de la guerre dont

la logique propre est de monter aux extrêmes, puis la contextualisation de ce

déploiement de la violence aboutissant à la mise en évidence de l'existence de

facteurs bloquants et enfin la réapparition de la maîtrise politique de ce

déploiement permis par la limitation préalable de la montée aux extrêmes163. Par

conséquent, la restitution des trois temps de cette dialectique permet de lever la

difficulté en montrant que la contradiction entre les deux pôles n'est que

potentielle dans la mesure où la montée aux extrêmes est toujours déjà bloquée au

moment où intervient l'affirmation de l'autonomie de la politique. Par opposition

avec les solutions d'euphémisation, nous proposons de parler de solution de

composition pour qualifier notre interprétation, dans la mesure où elle s'appuie sur

le mise en évidence de l'existence de deux ordres de déterminations entrant

161Ibid., p. 56-57.
162Ibid., p. 109-111.
163De manière significative, Clausewitz écrit que, pourvu que la montée aux extrêmes ne se
réalise pas, la fin politique réapparaît. L'allemand dit : « Nun tritt der politische Zweck wieder
hervor. » C'est donc dire que celle-ci ne peut effectivement déterminer la forme et le cours de la
guerre que pour autant que la montée aux extrêmes a été préalablement bloquée. Cf., pour le
texte français, ibid., p. 58-59.

61
Clausewitz, de la violence à l'État

nécessairement en composition : il n'est pas nécessaire de choisir entre les deux

pôles – les différentes déterminations se composent.

Reste alors une question : quel est le statut exacte de la détermination

politique au sens subjectif de la forme de la guerre ? Car tel est bien le cœur de

l'interprétation instrumentaliste soutenue par Aron et, dans une certaine mesure,

par Clausewitz lui-même. Dire que la politique, au sens subjectif, détermine la

forme de la guerre, c'est dire que la guerre est un instrument de la politique. Mais

pour qu'elle soit un instrument, il faut qu'elle soit, en quelque manière,

« utilisable ». Il faut donc que la violence ne monte pas nécessairement aux

extrêmes, sans quoi, à peine déclenchée, la guerre échapperait à toute maîtrise.

Aussi faut-il bien voir que la possibilité d'une maîtrise de la violence est

corrélative du blocage préalable de la montée aux extrêmes. Plus précisément –

puisque nous sommes dans l'ordre synchronique des préconditions de possibilité 164

et non dans l'ordre diachronique de la succession –, elle est corrélative d'un

contexte qui, rendant impossible la montée aux extrêmes, rend par là même

possible la maîtrise du déploiement de la violence. La détermination politique, au

sens subjectif, de la forme de la guerre est donc rendue possible par un certain

contexte. Il s'agit alors de l'émergence d'un troisième ordre de détermination qui

vient s'ajouter aux déterminations élémentariste et contextuelles, mais, en toute

rigueur, cet ordre demeure sous la dépendance logique des déterminations

contextuelles puisqu'elles seules le rendent possible 165. Notre lecture nous semble

164Nous développerons plus bas la nécessité de distinguer entre préconditions contextuelles de


possibilité et conditions institutionnelles d'effectivité de la maîtrise du déploiement de la
violence.
165En d'autres termes, il faut dire qu'il existe une antériorité logique de la détermination de la
forme de la guerre par son contexte sur sa détermination par la volonté humaine qui prétend à
sa maîtrise. Eberhard Kessel en conclut à une détermination relativement plus forte du premier
sur la seconde. C'est peut-être juste, mais il nous semble plus intéressant de relever que c'est le
premier qui rend possible la seconde. Voir, « Die doppelte Art des Krieges »,

62
Clausewitz, de la violence à l'État

donc rendre mieux compte des conditions de possibilité d'une interprétation

instrumentaliste que celle d'Aron qui doit, finalement, postuler un pari sur la

raison.

La définition trinitaire est donc possible en tant que l'élément de violence

est bloqué libérant ainsi l'espace nécessaire à une maîtrise politique de son

déploiement. Il est remarquable, à cet égard, que la triple détermination posée par

cette définition coïncide exactement avec les trois ordres de déterminations que

nous avons relevés. L'élément de violence intéresse particulièrement le peuple en

tant qu'il est celui qui combat effectivement – c'est la détermination élémentaire.

La libre activité de l'âme, caractéristique du commandant, s'affronte au jeu des

probabilités et du hasard en tant qu'il résulte du contexte – c'est la détermination

contextuelle. Enfin, le gouvernement intervient pour faire de la guerre un

instrument de la politique – c'est la détermination instrumentale166.

C'est donc à tort qu'Aron et Girard considèrent que la montée aux extrêmes

obéit à une logique du tout ou rien. Elle entre au contraire en composition avec

d'autres déterminations167. Une comparaison avec un classique de philosophie des

sciences peut servir à clarifier son statut.

Dans un article célèbre, Nancy Cartwright avance que les lois de la

physique n'énoncent pas les faits168. En effet, la loi de gravitation universelle, par

exemple, n'est vraie, c'est-à-dire n'énonce les faits, que sous la contrainte du

Wehrwissenschaftliche Rundschau, 7, 1954, p. 298-310.


166De la guerre, op. cit., p. 69.
167Nous verrons plus pas que cette composition est articulée à une tripartition fonctionnelle : c'est
parce que la montée aux extrêmes ne se joue que dans l'ordre du combat, donc de la tactique,
qu'elle ne se transmet pas aux niveaux stratégique et politique si bien qu'une composition des
déterminations est possible de même qu'une maîtrise politique du déploiement de la violence
de guerre/
168Nancy Cartwright, « Les lois de la physique énoncent-elles des faits ? », in Sandra Laugier et
Pierre Wagner, Philosophie des sciences. 2. Naturalismes et réalismes, Vrin, « Textes clés »,
Paris, 2004, p. 209-228.

63
Clausewitz, de la violence à l'État

respect de la clause ceteris paribus. Mais une telle clause n'est jamais vérifiée

dans les faits, ou du moins très rarement. On est alors face au paradoxe de lois qui

n'énoncent les faits que dans les cas rarissimes où ces faits ne sont déterminés que

par une seule cause. Lorsqu'ils sont déterminés par plus d'une cause, il y a

nécessairement combinaison de plusieurs lois. Mais alors, chaque loi, prise

isolément, ne décrit pas exactement ce qui se passe. L'explication du phénomène,

c'est-à-dire la mise en évidence de ses déterminations causales, doit donc renoncer

à énoncer les faits, c'est-à-dire à valoir comme une description du monde. La loi

de la gravitation universelle ne décrit pas adéquatement le mouvement de l'objet

x, parce que d'autres causes, donc d'autres lois, se combinent avec elle dans ce

mouvement. En conséquence, dans la mesure où il n'existe qu'un seul effet non

composé à expliquer169, la pluralité des lois requises pour son explication est

corrélative de l'existence de plusieurs tendances ou capacités se combinant dans

cet effet unique.

Quelle que soit la valeur épistémologique de cette conception des lois de la

physique, elle permet de clarifier le statut de la montée aux extrêmes. Celle-ci

n'énonce pas les faits car la forme de la guerre est toujours déterminée par

plusieurs causes. Mais elle n'en identifie pas moins une tendance susceptible de se

combiner avec d'autres. Ce faisant, point n'est besoin d'établir son abstraction – au

sens de son idéalité – pour préserver l'autonomie de la politique d'un

169Si un mobile est poussé d'une part vers le nord et d'autre part vers l'est, son mouvement n'est
pas la composition de deux mouvements indépendants mais bien la combinaison de deux
tendances en un mouvement unique. C'est pourquoi Cartwright rejette les théories de la
composition des causes au profit d'une théorie de la combinaison des tendances. Si la
distinction entre composition de causes et combinaison de tendances est subtile et intéressante,
nous ne la retiendrons néanmoins pas dans cette étude dans la mesure où ce serait introduire
une distinction que Clausewitz ne fait pas et dont il n'a pas besoin. De plus, nous privilégierons
le terme de composition par fidélité au vocabulaire qu'il emploie. L'essentiel est de voir que la
montée aux extrêmes se compose ou se combine toujours avec d'autres déterminations si bien
qu'elle ne se réalise jamais comme telle, dans sa pureté.

64
Clausewitz, de la violence à l'État

engloutissement dans la violence et il est vain de vouloir en faire l'unique cause

déterminant la forme de la guerre.

Les linéaments d'une interprétation institutionnaliste

Si la solution de composition que nous proposons est juste, des

conséquences importantes pour l'interprétation du texte clausewitzien s'ensuivent.

En effet, la possibilité d'une détermination politique de la forme et du cours de la

guerre apparaît comme corrélative de certaines déterminations contextuelles. La

validité de l'interprétation instrumentaliste s'en trouve dès lors non pas réfutée

mais restreinte ; elle n'est que conditionnelle. Certes, Clausewitz n'envisage pas

vraiment la possibilité de préconditions contextuelles rendant absolument

impossible une maîtrise politique du déploiement de la violence. Au mieux, il en

évoque la possibilité théorique170, mais il n'approfondit pas la question dans la

mesure où aucune occurrence historique ne lui semble corroborer cette possibilité.

L'interprétation instrumentaliste est donc bien fidèle à l'intention de l'auteur.

Néanmoins, le simple fait qu'il évoque la possibilité d'un déploiement de violence

échappant à toute maîtrise politique ouvre la voie à une interprétation

institutionnaliste appuyant son analyse sur le fait que la maîtrise politique de la

violence n'apparaît pas comme absolument assurée mais comme corrélative du

remplissement de certaines préconditions de possibilité qu'il convient d'élucider.

La dialectique de la violence et de la politique apparaît dès lors bien plus

riche et complexe qu'une simple relation de contradiction entre les deux termes.
170En ce sens que sa théorie ne l'interdit pas absolument. Par exemple, De la guerre, op. cit., p.
678 où Clausewitz remarque qu'il est possible d'atteindre « le paroxysme de l'effort » qui
aboutit à l'oubli des fins politiques pour remarquer aussitôt que « dans la plupart des cas cette
tendance à l'effort extrême serait ruinée par le poids opposé des circonstances qui lui sont
inhérentes ». Puisqu'il s'agit de « la plupart des cas », ce n'est pas une nécessité absolue et il est
donc a priori possible que la montée aux extrêmes se réalise. Mais le cas reste théorique
puisque même les guerres napoléoniennes, cas s'en rapprochant le plus, restent sous la maîtrise
de l'empereur.

65
Clausewitz, de la violence à l'État

En effet, la maîtrise politique du déploiement de la violence requiert comme sa

précondition de possibilité que ce déploiement ne monte pas de lui-même aux

extrêmes. Une interprétation institutionnaliste doit donc prendre en charge

l'explicitation de ces préconditions de possibilité. De plus, pour autant que cette

maîtrise est réelle, donc possible, il faut se demander quels sont les moyens qui la

rendent effective, c'est-à-dire comment l'institution politique opère réellement une

maîtrise du déploiement de la violence. Plus précisément, l'institution politique

décide de ce déploiement en vue de la réalisation de certaines fins posées par elle.

Or, cette réalisation n'est possible que pour autant que l'institution conserve une

maîtrise relative du déploiement de la violence pendant toute la durée de la guerre

alors même que la durée du conflit tend à accroître le sentiment d'hostilité – pour

autant que les intérêts en jeu soient importants 171. Il faut donc que cette maîtrise

par l'institution politique ne soit pas uniquement gagée sur l'existence d'un

contexte favorable mais dispose aussi d'un moyen spécifique de bloquer la

tendance de la violence à monter aux extrêmes et par là même de la maîtriser. Or,

comme nous le verrons au second chapitre, c'est la tripartition politique-stratégie-

tactique en tant qu'elle procède de la séparation du gouvernement et du peuple qui

constitue ce moyen spécifique. Aussi, c'est la structure de l'institution politique

elle-même en tant qu'elle se réalise sous la forme d'un gouvernement séparé qui

garantit la possibilité de cette maîtrise. Le terme d'interprétation institutionnaliste

est donc pleinement justifié.

L'interprétation institutionnaliste doit donc se déployer à deux niveaux :

elle doit à la fois expliciter les préconditions contextuelles rendant possible, par

un blocage préalable de la montée aux extrêmes, la libération de l'espace


171Ibid., p. 53.

66
Clausewitz, de la violence à l'État

nécessaire à une maîtrise par l'institution politique du déploiement de la violence

et élucider les conditions institutionnelles qui rendent effective de cette maîtrise.

Ces deux niveaux sont distincts quoique corrélatifs. Cette distinction permet donc

de mieux saisir pourquoi il n'y a pas contradiction réelle entre les deux pôles de la

dialectique de la violence et de la politique. Ceux-ci ne se rencontrent jamais

immédiatement : la montée aux extrêmes est le plus souvent bloquée du fait de

déterminations contextuelles qui libèrent l'espace nécessaire à une maîtrise du

déploiement de la violence par l'institution politique. La montée aux extrêmes a

donc déjà été bloquée lorsque l'institution politique intervient.

L'étude du texte clausewitzien ouvre donc bien à une interprétation

institutionnaliste. Néanmoins, cette interprétation, à la différence de

l'interprétation instrumentaliste, ne saurait se prévaloir de la fidélité à l'intention

de l'auteur, puisque Clausewitz n'a pas développé de théorie des institutions. Il

convient donc de souligner le décalage que cette interprétation opère par rapport

au propos explicite du militaire. Ce décalage consiste à déplacer l'analyse de la

thèse que Clausewitz a soutenue – et sur ce point, comme le remarque Aron, il n'y

a pas d'ambiguïté, Clausewitz développe explicitement une pensée

instrumentaliste – aux notations disséminées relatives aux conditions rendant

possible une telle thèse. Il ne s'agit donc pas de restituer ce qu'a voulu dire

Clausewitz, mais de développer les attendus théoriques de ses analyses, attendus

qui le plus souvent relèvent pour lui de l'évidence. Par ce décalage, on peut rendre

visibles, relativement à la question de la violence, à la fois les préconditions

contextuelles rendant possible l'autonomie d'une politique d’État et les conditions

institutionnelles de l'effectivité de l'exercice par celui-ci du monopole de la

67
Clausewitz, de la violence à l'État

violence physique légitime en tant que cet exercice préside à la direction de la

guerre au sens où l'entend Clausewitz. Ce faisant, il permet d'évaluer les apports

de la pensée clausewitzienne non pas sur le seul plan de la théorie de la guerre

mais aussi sur celui de la théorie politique en tant que telle. Il convient donc de

développer les linéaments de l'interprétation institutionnaliste que nous avons

pour l'instant seulement relevés.

C'est ce à quoi s'emploiera le second chapitre de cette étude.

68
Clausewitz, de la violence à l'État

CHAPITRE II – L'INSTITUTION ÉTATIQUE ET LA GUERRE

De la guerre autorise une interprétation institutionnaliste ne serait-ce que

parce que son objet – la guerre donc – n'est pas une réalité autonome et existant

par elle-même, semblable en cela à la substance de la métaphysique classique

mais n'existe, au contraire, que relativement à certaines institutions politiques.

Plus précisément, la guerre est une entité politique en ce sens qu'elle est un moyen

parmi d'autres pour l'institution politique d'atteindre les fins qu'elle s'est posé 172.

Certes, cette relation instrumentale est plus complexe qu'il n'y paraît et, en toute

rigueur, corrélative d'un certain contexte qui la rend possible. Mais cette remarque

renforce plutôt qu'elle n'infirme la nécessité d'une analyse de l'agencement, de la

fonction et des conditions de possibilité et d'effectivité du dispositif institutionnel.

Car le texte clausewitzien présuppose l'existence de l'institution et c'est donc à

juste titre qu'Aron insiste sur le fait que le concept d’État est essentiel dans la

pensée de Clausewitz173. Néanmoins, s'il la présuppose, il ne se la donne pas tout à

fait comme allant de soi. Sans qu'il n'explore cette direction, il esquisse – mais

n'annonce pas comme le croit Girard – la possibilité, sinon d'une disparition, du

moins d'une métamorphose de l'institution étatique et pose les fondements de ce

qu'on pourrait qualifier d'une pensée de la précarité de l'institution, c'est-à-dire de

sa non assurance de subsister dans la forme qui est la sienne.

Une interprétation institutionnaliste doit ainsi se développer en trois temps

distincts. Elle doit d'abord expliciter ce que nous avons nommé les préconditions

contextuelles de possibilité d'une maîtrise institutionnelle de la violence. Ces


172De la guerre, op. cit., p. 703-710.
173Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 104.

69
Clausewitz, de la violence à l'État

préconditions sont en fait extrêmement variées et les énumérations est quasi-

coextensive au texte lui-même, puisque, finalement, tout ce qui est susceptible

d'être subsumé sous le concept de frictions peut jouer ce rôle bloquant vis-à-vis de

la montée aux extrêmes. Plutôt qu'une énumération qui ne saurait être exhaustive,

mieux vaut donc privilégier l'étude des cas qui sont relevés par Clausewitz lui-

même comme occurrences d'un déploiement particulièrement important de

violence. La mise en regard de ces cas avec la situation institutionnelle des forces

en présence permettra d'approfondir la corrélation déjà remarquée entre maîtrise

institutionnelle du déploiement de la violence et blocage préalable de la montée

aux extrêmes.

Le deuxième temps de cette interprétation doit donc embrayer sur l'étude

de ces préconditions de possibilité afin de rendre compte des conditions

institutionnelles de l'effectivité de la maîtrise politique de la violence. La question

n'est dès lors plus de savoir ce qui rend possible l'autonomie de la politique au

sens de ce qui libère l'espace que son exercice requiert mais d'élucider les

modalités de la maîtrise effective du déploiement de la violence par l'institution en

tant qu'elles convergent vers une théorie silencieuse de l’institution étatique en

tant que séparée du peuple – et donc de la violence qui est son élément. Ceci

rendra par là même la tripartition politique-stratégie-tactique plus intelligible en

tant que son articulation à cette théorie de l’institution sera explicitée : la

séparation du gouvernement et du peuple, en même temps qu'elle prévient le

risque de contamination de la politique par la violence, requiert la mise en place

d'un niveau intermédiaire entre la tactique – gestion des forces dans le combat,

donc de l'élément de violence – et la politique – gestion de la guerre en vue de la

70
Clausewitz, de la violence à l'État

réalisation de certaines fins. C'est la stratégie en tant qu'elle opère en temps de

guerre la médiation entre politique et tactique, c'est-à-dire entre le gouvernement

et le peuple. Et cette médiation stratégique permet la maîtrise effective du

déploiement de la violence par le gouvernement.

Le dernier temps de l'analyse ne peut donc que s'achever sur le constat que

le texte clausewitzien ouvre à une pensée de la précarité de l'institution politique

en tant que la maîtrise effective de la violence est gagée sur l'existence d'un

certain agencement du dispositif institutionnel qui n'enveloppe pas ses propres

conditions de possibilité mais demeure sous la dépendance d'un certain nombre de

déterminations contextuelles qui sont, comme telles, contingentes. Certes, la

séparation du gouvernement et du peuple introduit une certaine stabilité

institutionnelle qui éloigne le spectre girardien de l'apocalypse. Mais il n'en

demeure pas moins que cette stabilité est doublement gagée sur la perpétuation

d'un contexte favorable qu'elle ne maîtrise pas complètement et sur une

praxéologie de la prudence qui prenne toute la mesure de l'ambivalence du moyen

spécifique que constitue la violence. On retrouve alors le « pari de la raison » cher

à Aron174.

Guerre et contexte socio-historique

Le déploiement de la violence de guerre n'obéit pas à la seule loi de la

montée aux extrêmes qui suit de sa détermination élémentaire. En effet, une

guerre se déroule toujours dans un temps et un espace donnés. Or, ce temps et cet

espace ne sont pas, comme chez Kant, des formes pures de l'intuition sensible

mais constitue l'épaisseur d'un contexte au sein duquel la guerre, en tant qu'elle est

174Penser la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 135.

71
Clausewitz, de la violence à l'État

réelle, prend nécessairement place. La détermination élémentaire de la forme de la

guerre se compose donc nécessairement avec des déterminations contextuelles qui

viennent bloquer la tendance de la violence de guerre à monter aux extrêmes.

Mais ces déterminations contextuelles pouvant être extrêmement diverses, il est

préférable d'étudier les cas exceptionnels où celles-ci ne bloquent pas mais

permettent, voire favorisent, la montée aux extrêmes. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera

possible d'isoler les déterminations nécessaires à ce blocage. Comme disait Carl

Schmitt, « l'exception est plus intéressante que le cas normal175 ».

Le sauvage et le civilisé

Si Clausewitz choisit la presque totalité de ses exemples parmi les guerres

modernes – du XVIII et du début du XIXe siècle – c'est essentiellement parce que

les sources manquent pour un traitement suffisamment informé des guerres

antérieures et que la plupart des exemples ne valent que par leur précision 176.

Certes, il ne s'interdit pas quelques références aux guerres antiques et médiévales,

mais c'est le plus souvent pour marquer la distance qui nous en sépare. Pourtant,

jamais la validité du propos n'est supposée restreinte à ces circonstances sociales

et historiques modernes particulières. Les lacunes des connaissances relatives au

passé ne sont aucunement considérées comme justifiant une relativisation

historiciste. En effet, une telle relativisation n'est possible qu'à la condition

d'accepter que d'une époque à l'autre rien ne se maintient dans la guerre, sinon le

mot même de guerre. Mais jamais Clausewitz ne fait jamais profession d'un tel

nominalisme. Au contraire, on a vu que tout l'enjeu du chapitre 1 du livre I était

d'élaborer un concept de guerre enveloppant toutes ses déterminations possibles


175Carl Schmitt, Théologie politique I, in Théologie politique. 1922, 1969, Gallimard,
« Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1988, trad. Jean-Louis Schlegel, p. 25.
176Pour la théorie clausewitzienne de l'usage des exemples, voir De la guerre, op. cit., p. 171-177.

72
Clausewitz, de la violence à l'État

parmi lesquelles se trouvent les déterminations contextuelles qui sont per

definitionem relatives au contexte social et historique. Mais c'est poser aussi et par

ce même mouvement que le concept de guerre ne saurait être réduit à cette

relativité – le concept de guerre enveloppe une triple détermination et l'on ne peut,

sans forcer le texte, trancher en faveur d'une seule détermination, d'une

détermination en dernière instance en quelque sorte. Ainsi un passage retraçant

l'historicité des guerres dans tout ce qu'elles ont de variable fournit-il à Clausewitz

la preuve de la validité de son concept de guerre 177 et non pas de son inadéquation.

L'historicité des guerres ne réfute pas ce concept mais le corrobore. C'est donc

dire que l'on ne saurait apprendre grand chose que l'on ne sache déjà en

maintenant l'analyse comparative sur l'axe temporel de l'histoire de la guerre.

Plus intéressante est de ce fait l'analyse se situant explicitement sur l'axe

spatial de la coexistence des civilisations. Mais l'expression ne doit pas tromper :

De la guerre reste un ouvrage quasiment exclusivement européano-centré et

même telluro-centré, pourrait-on dire, en ce sens que, comme le remarque

Schmitt, il n'y est absolument pas question de la guerre maritime 178. Clausewitz

n'entreprend jamais d'étudier les coutumes et façons de faire la guerre des autres

civilisations179. Néanmoins, pour peu qu'on y prête une attention suffisante,

quelques notations disséminées sur la manière dont les sauvages font la guerre se

révèlent précieuses à une interprétation institutionnaliste. En effet, si l'histoire de


177Le passage exact est : « De même, l'objet que se propose quiconque entreprend une guerre et
les moyens qu'il met en œuvre, sont entièrement déterminés par les détails particuliers de sa
position. Ils dépendront aussi, pour cette même raison, du caractère de l'époque et de ses
circonstances générales. Enfin, ils sont toujours soumis aux conclusions générales qui doivent
être déduites de la nature de la guerre. », ibid., p. 690.
178« Clausewitz, penseur politique », art. cit., p. 110.
179C'est ainsi que François Jullien entreprend de dessiner une opposition fondamentale entre deux
deux manières de penser la stratégie, l'européenne et la chinoise, Clausewitz et Sunzi, se
ramenant à deux manières de penser l'efficacité. Cf. Traité de l'efficacité, Grasset, « Biblio
essais », Paris, 1996. La démonstration ne nous paraît néanmoins pas pleinement convaincante
tant elle tend à réifier les deux pensées.

73
Clausewitz, de la violence à l'État

la guerre en Europe corrobore la conceptualité établie par Clausewitz, les guerres

des sauvages se donnent d'abord à voir sous l'espèce de l'altérité. Il ne s'agit certes

pas, apparemment, d'une altérité radicale qui réfuterait, en tant que telle,

l'ensemble de la démonstration clausewitzienne en tant qu'elle est guidée par un

postulat idéaliste180, mais il n'en demeure pas moins que les guerres des sauvages

ne sont considérées qu'en tant qu'elles diffèrent des guerres des civilisés et

notamment sur la question décisive du déploiement de la violence. Les guerres des

sauvages sont plus violentes181. Mais quelle en est la cause ?

Avant d'aller plus loin, une remarque de méthode s'impose. Le caractère

belliqueux des sauvages est à l'époque un topos qui trouve son origine dans les

premiers récits de voyages182. Clausewitz ne fait absolument pas preuve

d'originalité en reprenant pour son compte ce genre de considérations. L'attention

que nous leur portons ne saurait donc être justifiée par l'originalité de leur

contenu, mais bien par celle des explications qu'il fournit, ou plutôt esquisse, de ce

surcroît de violence propre aux sauvages. Car elles ouvrent à des conséquences

importantes pour une interprétation institutionnaliste.

180Nous voulons simplement signifier par là que Clausewitz postule l'existence d'une essence de
la guerre que sa démarche entend justement élucider et non pas qu'il existerait une relation
d'influence directe ou indirecte entre la philosophie idéaliste qui domine alors en Allemagne et
la pensée de Clausewitz. C'est ce postulat idéaliste qui garantit la subsomption possible de la
diversité phénoménale des guerres réelles sous un concept unique. L'un des apports majeurs de
la définition trinitaire de la guerre est de dissocier ce postulat idéaliste d'une compréhension
des guerres réelles en termes de dégradation ou, du moins, de plus ou moins grande proximité
avec leur essence. Aron insiste à juste titre sur cet aspect. Sur la question du rapport de
Clausewitz à l'idéalisme allemand, on sait qu'il a suivi à l’École de guerre, les cours professés
par Kiesewetter qui était kantien et qu'il connaissait bien la pensée de Fichte, mais il est
difficile d'en inférer quoi que ce soit. La démarche de Clausewitz diffère d'ailleurs trop des
enjeux centraux de l'idéalisme – ne serait-ce que par son absence d'intérêt pour les questions de
théorie de la connaissance – pour que la question d'une influence ait vraiment un sens.
181On peut remarquer que ce constat suffit à réfuter la lecture eschatologique de Girard dans la
mesure où les sauvages – c'est-à-dire ceux qui, en bonne logique évolutionniste – en sont
encore au début de l'histoire sont plus violents que les civilisés. Il est donc aventuré d'avancer
que le déploiement de la violence illimitée est coextensif au processus historique.
182Voir, par exemple, Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, Grasset,
« Livre de poche », 1994, chapitre XIV : « De la guerre, combats, hardiesse et armes des
sauvages », p. 335-337.

74
Clausewitz, de la violence à l'État

Pourquoi donc les guerres des sauvages sont-elles plus violentes que les

guerres des peuples civilisés ? La solution immédiate qui s'impose à la pensée

avec toute l'évidence spontanée de la tautologie identifie la différence du degré de

civilisation comme la cause de cette différence du degré de violence. En somme,

ce serait parce qu'ils sont sauvages que les guerres des sauvages seraient plus

sauvages. Mais cette solution a tout de l'identification des vertus dormitives de

l'opium. Et Clausewitz la rejette effectivement : « cette différence ne tient pas à la

nature intrinsèque de la sauvagerie et de la civilisation, mais aux circonstances

concomitantes, aux institutions, etc.183 » Malheureusement, Clausewitz développe

peu. Il remarque néanmoins que les intentions hostiles qui président au

déclenchement des guerres sont dictées chez les civilisés par l'intelligence quand

elles sont plutôt inspirées par la sensibilité chez les sauvages184.

Il y a là une difficulté. Comment ces deux affirmations peuvent-elles être

compatibles ? Une telle différence entre la part relative attribuée à l'intelligence ou

à la sensibilité a tout d'une différence essentialiste relative à la nature de la

sauvagerie et de la civilisation. Et pourtant, cette nature n'est en rien responsable

selon Clausewitz. Il faut donc que cette part relative de l'intelligence ou de la

sensibilité soit déterminée par autre chose, à savoir les circonstances

concomitantes ou les institutions.

Commençons par les institutions. Quelle corrélation peut-on établir entre

la part relative de certaines facultés subjectives dans la détermination d'une

intention et un certain dispositif institutionnel ? Résoudre ce problème requiert de

repartir de la définition trinitaire. Nous avons vu que celle-ci identifie la présence

183De la guerre, op. cit., p. 52.


184Ibid.

75
Clausewitz, de la violence à l'État

dans toute guerre d'une triple détermination – élémentaire, contextuelle et

politique. Mais comment une telle identification est-elle opérée ? En fait,

Clausewitz établit une équivalence entre une tripartition facultaire et une

tripartition fonctionnelle-institutionnelle : chacun des trois types de

déterminations renvoie à la fois à une faculté subjective et à un agent

institutionnel. La détermination élémentaire – la violence qui monte aux extrêmes

– renvoie ainsi à une faculté, la sensibilité, ou plus précisément, la faculté à être

déterminé par des passions, et à un agent, le peuple ; les déterminations

contextuelles renvoie à la libre activité de l'âme et aux commandants ainsi qu'aux

armées185 ; la détermination politique renvoie à l'entendement pur et au

gouvernement186. On remarque d'ailleurs que cette tripartition correspond à trois

rapports différents à l'action. Le peuple, en tant que sujet des passions, est

considéré sous l'espèce de la passivité, il n'est pas maître de ses passions – c'est ce

qui explique que la violence, considérée isolément, monte aux extrêmes : les

passions se renforcent au fur et à mesure du combat sans qu'aucune décision n'ait

eu lieu. Le commandant et l'armée, en tant que disciplinée, sont considérés sous

l'espèce de la réactivité, ils réagissent au mieux à un contexte changeant donné,

partiellement incertain et qui est le contexte même de la guerre. Le gouvernement

185On pourrait être surpris par le fait que l'armée apparaisse ici, alors qu'on aurait pu la croire plus
concernée par l'élément de la violence que par la libre activité de l'âme. C'est qu'en fait,
lorsqu'elle combat, l'armée est toujours déterminée à la fois par ses passions qui précèdent
l'affrontement ou sont produites par lui et par sa discipline qui l'aide à mieux faire face aux
difficultés. On peut dire, schématiquement, que dans les guerres du XVIIIe siècle, la discipline
dominait parce que le peuple n'était pas concerné directement par les guerre, tandis qu'à partir
de la Révolution l'enjeu national a fait irruption si bien que la passion joue un rôle bien plus
important. On comprend néanmoins ce qui autorise Clausewitz à citer ensemble le
commandant et son armée : que ce soit dans l'élaboration d'un plan de guerre ou dans le
combat, il s'agit de réagir adéquatement à l'incertain, l'imprévu, etc. De plus, comme nous y
reviendrons, Clausewitz souligne l'importance de la constitution d'une classe militaire
indépendante. Même dans un contexte de guerre populaire, il n'y a pas recouvrement du
populaire et du militaire.
186De la guerre, op. cit., p. 69.

76
Clausewitz, de la violence à l'État

est considéré sous l'espèce de l'activité en tant qu'il décide de la guerre et des fins

que cette guerre poursuit – il est autonome.

Cette corrélation entre facultés subjectives et dispositif institutionnel n'est

pas qu'un parallélisme. Il s'agit plutôt de montrer que différents agents

institutionnels se rapportent différemment à la guerre et que leur rapport

particulier à la guerre mobilise une faculté spécifique. Il ne s'agit donc pas de dire

que le peuple, par essence, est en proie aux passions ou que le chef d’État est, par

essence, intelligent, mais plutôt d'affirmer que c'est sous l'espèce de ces facultés

que chacun se rapporte spécifiquement à la guerre du fait de sa position

institutionnelle. Par conséquent, une corrélation entre faculté subjective et

dispositif institutionnel peut bien être établie.

Mais que veut-on dire, alors, quand on avance que l'intention hostile des

sauvages est plutôt inspirée par la sensibilité que par l'intelligence sinon que le

gouvernement y joue un rôle moindre ? La forme de la guerre des sauvages se

caractérise par une prédominance de la détermination élémentaire. C'est donc dire,

par là même, que pour elle, la détermination proprement politique est moins

importante. La différence entre guerres des sauvages et des civilisés a donc un

fondement institutionnel en tant que la part relative des agents dans la

détermination de leur forme varie sensiblement des unes aux autres. Allons plus

loin : le gouvernement en tant que tel – c'est-à-dire en tant que la guerre est pour

lui un instrument – joue un rôle plus important chez les civilisés.

Une étape reste néanmoins encore à franchir pour pleinement mesurer cet

écart. Clausewitz évoquait les « circonstances concomitantes » sans développer.

Ailleurs, il note que, à la différence de ce qui se passe chez les civilisés, « dans les

77
Clausewitz, de la violence à l'État

conditions de vie élémentaires des peuples sauvages », l’État et sa puissance

militaire forment à peu près une unité 187. De quel genre est cette unité ? Il ne

l'explique guère. Néanmoins, le contexte permet d'émettre des hypothèses

plausibles. Ce qui distingue essentiellement les guerres des sauvages des guerres

des civilisés, c'est l'étalement spatio-temporelle des secondes, les premières se

ramassant plutôt en « un seul grand engagement188 », donc en un unique point de

l'espace et du temps. Or, selon Clausewitz, un tel étalement suppose une

distinction de l’État et de sa puissance militaire. En quel sens ? Dès lors qu'une

guerre implique une multiplicité d'engagements simultanés ou successifs, il

devient impossible de poser une relation d'identité entre objectif militaire du

combat et fin politique de la guerre puisque chaque objectif n'est posé que comme

moyen d'atteindre cette fin. L'instrument militaire se fractionne en une multiplicité

de combats tandis que l'institution politique demeure unique 189. Par conséquent, la

possibilité d'une relation instrumentale entre la politique et la guerre implique

celle d'un étalement spatio-temporelle de la guerre. Mais justement, les guerres

des sauvages ne présentent pas cet aspect d'étalement. Doit-on néanmoins poser

qu'elles le pourraient ? Ce serait alors dire que ces guerres demeurent bien un

instrument mais que pour certaines raisons, dans ces guerres, les objectifs

militaires et les fins politiques coïncident toujours. En ce sens, une spatialisation

et une temporalisation de la guerre demeure certes toujours possibles mais si mal

avisées qu'on n'en constaterait aucun exemple. Cette solution est peu

convaincante. Il est bien plus plausible d'avancer l'hypothèse que la contraction

187Ibid., p. 242.
188Remarquons au passage, nous y reviendrons plus bas, que cela implique qu'il n'existe plus de
distinction entre stratégie et tactique.
189« La multiplicité des engagements résulte du fractionnement des forces armées. », ibid., p. 253.

78
Clausewitz, de la violence à l'État

des guerres des sauvages en un seul engagement est la conséquence de l'absence

de distinction entre institution politique et instrument militaire, que c'est donc une

impossibilité, pour elles, de connaître un tel étalement dans le temps et dans

l'espace. En ce sens, il n'y aurait pas lieu de distinguer entre fins politiques et

objectifs militaires.

Mais on a vu, d'autre part, que la forme des guerres des sauvages était

essentiellement déterminée par l'élément de violence qui implique le poids

relativement prépondérant du peuple. Et effectivement Clausewitz remarque

ailleurs que le moindre développement intellectuel des sauvages implique que la

poids relatif du génie guerrier y est moindre que chez les civilisés190.

Le poids relatif de la détermination politique est donc relativement

moindre chez les sauvages que chez les civilisés de même que celui du

commandement191, ce que confirme le fait que le gouvernement n'y est pas

vraiment distinct de la puissance militaire. Il paraît dès lors difficile de poser

l'existence de quelque chose comme une autonomie de la politique chez les

sauvages. Plus encore, la guerre y est essentiellement l'affaire du peuple en tant

que sujet aux passions, à la sensibilité, si bien qu'à la limite, il semble que la

politique se confonde avec l'instrument militaire qui se confond à son tour avec le

peuple. Clausewitz n'esquisse certes jamais un tel mouvement, mais il semble que

ce soit là le point de fuite vers lequel convergent ses différentes notations sur les

guerres des sauvages192.

190Ibid., p. 84-85.
191Puisque, à la limité, il n'y a pas de distinction entre fins politiques et objectifs militaires, donc
entre gouvernement et commandement.
192On pourrait dire, en somme, que Clausewitz semble ici pressentir que les sociétés modernes se
distinguent des sociétés primitives par un degré supérieur de différenciation fonctionnelle. C'est
ainsi qu'il remarque en passant que les peuples sauvages ont moins d'activités différentes, ce
qui explique la prédominance de l'activité guerrière. Cf., ibid., p. 84-85.

79
Clausewitz, de la violence à l'État

Quel profit théorique une interprétation institutionnaliste peut-elle tirer de

telles remarques ? Cette analyse permet d'établir trois propositions. La validité de

la définition trinitaire de la guerre est corrélative de l'existence d'un certain

dispositif institutionnel garantissant l'existence fonctionnellement séparée du

peuple, de l'instrument militaire et du gouvernement. Ce dispositif institutionnel

n'existe pas partout et toujours et est donc relatif à un certain contexte qui rend

son existence possible. En tant que ce dispositif implique que soient possibles la

spatialisation et la temporalisation de la guerre, son existence est nécessairement

corrélative d'une extension spatiale suffisamment importante de la communauté

politique193.

En somme, l'analyse des notations relatives aux guerres des sauvages

montre que, malgré sa prétention à une validité universelle, la théorie

clausewitzienne de la guerre présuppose pour être valide l'existence d'un certain

dispositif institutionnel. Schématiquement, la guerre ne saurait être un instrument

de la politique que dans le contexte d'un état souverain spatialisé. Or, de l'aveu

même de Clausewitz, ce dispositif n'est pas universel. Ce dispositif institutionnel

semble donc bien permettre une limitation du déploiement de la violence par

rapport aux guerres des sauvages mais son existence même en tant que dispositif

est relative à des préconditions contextuelles. En effet, on l'a vu, la possibilité

même d'une autonomie du politique dépend d'un blocage préalable de la montée

aux extrêmes. Or, les guerres des sauvages sont bien plus violentes que celles des

civilisés. On peut donc supposer que ce blocage n'a pas eu lieu pour eux 194. Quant

193Sans quoi l'idée même d'une spatialisation et d'une temporalisation de la guerre n'aurait pas de
sens.
194Clausewitz adopte implicitement une approche évolutionniste qui va de soi à l'époque : les
sauvages sont semblables aux enfants : ils sont à une étape antérieure de la civilisation.

80
Clausewitz, de la violence à l'État

à savoir ce qui a opéré ce blocage « chez nous » et pas « chez eux », Clausewitz

ne donne aucune piste. Nous en sommes réduit aux hypothèses. Nous suggérerons

donc, du fait de l'insistance qui est la sienne sur la spatialisation et la

temporalisation des guerres des civilisés, que ce blocage est peut être dû à la

moindre concentration spatiale originaire des communautés politiques, ce qui a

permis leur spatialisation accrue aboutissant à terme à la constitution d’état

territoriaux correspondant au modèle que connaît Clausewitz195.

L'instrumentation de la guerre par la politique requiert l'existence d'un

certain contexte socio-historique, à savoir l'existence d'états territorialement

organisés. Or cette précondition est bien contextuelle en ce sens qu'il ne dépend

pas l’institution politique d'en décider puisque son existence même en tant

qu'instance de décision présuppose ce contexte. Pas de maîtrise de la violence de

guerre sans État196. On remarquera néanmoins qu'il s'agit d'une espèce particulière

de précondition contextuelle que l'on peut qualifier d'institutionnelle : c'est le

contexte institutionnel qui est essentiel ici.

Les guerres de la Révolution et de l'Empire

Le second cas de déploiement de la violence sinon illimité du moins dans

des proportions jusqu'alors inconnues est celui des guerres de la Révolution et de

195La justesse de cette hypothèse, en tant que telle, a peu d'importance. L'essentiel est plutôt la
mise en évidence de présupposés institutionnels dans la théorie de la guerre de Clausewitz.
196On le voit, contrairement à Aron qui compte la politique au sens subjectif comme au sens
objectif comme des déterminations politiques, nous tendons à considérer que la politique au
sens objectif relève plutôt d'une détermination contextuelle. La question n'est pas indifférente.
En effet, Aron remarque à juste titre que Clausewitz n'est pas toujours clair quant au sens du
concept de politique qu'il mobilise. Néanmoins, une interprétation instrumentaliste requiert que
le sens subjectif soit au moins prépondérant. Et on voit d'ailleurs qu'Aron, lorsqu'il fait œuvre
de néo-clausewitzien en usant des concepts du militaire pour appréhender la situation
internationale des années 70 présuppose effectivement cette prépondérance sans laquelle l'idée
même d'un « pari sur la raison » n'aurait pas de sens. Il nous semble donc plus fidèle à la
pensée de Clausewitz, dans la mesure où lui même prétend établir le caractère instrumental de
la guerre, de compter « les relations socio-historiques objectivées » comme relevant de ce que
nous avons appelé les déterminations contextuelles et non pas politiques.

81
Clausewitz, de la violence à l'État

l'Empire. Le cas est alors, en quelque sorte, opposé à celui des guerres des

sauvages. Ici, il ne s'agit pas de quelques notations éparses mais d'une référence

récurrente de l'ouvrage dont la fonction est analogiquement comparable à la

référence à Hume chez Kant : le fait que des guerres puissent être si violentes

suscite la sortie du théoricien de la guerre hors de son sommeil dogmatique en le

confrontant à l'inadéquation foncière des concepts de la théorie héritée à

l'expérience : « les événements des dernières guerres » impriment un cours

nouveau à la théorie197. En effet, les guerres du XVIIIe siècle étaient

essentiellement des guerres de cabinet, des guerres « en dentelles198 ». Dans de

telles guerres, la manœuvre l'emporte tendanciellement sur le combat qui lui-

même ne met aux prises que deux armées professionnelles sur un champ de

bataille choisi à l'avance. Le peuple n'est donc quasiment pas concerné par de

telles guerres. Les guerres de la Révolution et de l'Empire, par leur ampleur et par

l'irruption du principe des nationalités qui s'y joue 199, apparaissent ainsi comme

une rupture telle qu'il paraît à première vue difficile de soutenir que l'on puisse

parler dans les deux cas de guerre au même sens du terme. C'est ce qui motivera la

démarche clausewitzienne de distinction des trois types de déterminations : elle

seule permet de subsumer sous un même concept des guerres aussi différentes. La

guerre est « un véritable caméléon200 ».


197Ibid., p. 53.
198L'expression vise sans doute moins, à l'origine, le caractère aristocratique de ces guerres – ce
sont des nobles qui dirigent des armées de professionnels – que l'aspect discontinu des
combats : l'armée étant composée de professionnels dont l'entretien est cher et qu'il est difficile
de remplacer rapidement, le combat est mené le moins souvent possible et seulement au terme
de longues manœuvres destinées à obtenir un avantage tactique décisif sur l'adversaire.
199Carl Schmitt remarque à raison que la période de la Révolution et de l'Empire se présente
comme un véritable « labyrinthe des légitimités » où s'affrontent et se mêlent des « principes et
systèmes de justification procurant le droit de faire la guerre ainsi que la bonne conscience
dans l'emploi de la violence ». La violence des guerres de la période peut dès lors s'analyser
comme due à la confrontation de ces principes. Cf. « Clausewitz, penseur politique », art. cit.,
notamment p. 88-91.
200De la guerre, op. cit., p. 69.

82
Clausewitz, de la violence à l'État

C'est par leur violence même que ces guerres nous intéressent ici. En effet,

il semble y avoir une difficulté : plus le poids relatif de la détermination

élémentaire s'accroît, plus l'espace requis à une maîtrise politique du déploiement

de la violence s'amenuise. Or, c'est en réfléchissant spécifiquement sur ces guerres

que Clausewitz élabore sa théorie de la triple détermination qui se pense comme

instrumentaliste201. La question est donc double : d'où vient une telle violence ?

Comment peut-elle être compatible avec une maîtrise politique de son

déploiement ?

Quant à l'origine de cette violence, la réponse de Clausewitz est

apparemment simple : celle-ci suit de l'irruption nouvelle du peuple dans la

guerre. Jusqu'alors, les guerres ne le concernaient que lointainement, mais la

Révolution a fait de la guerre l'affaire de tous et désormais « l'élément guerrier a

brisé […] ses vieilles barrières artificielles 202 ». En effet, à partir de la Révolution

on assiste aux levées en masse, à la mise en place progressive de la conscription,

on voit même le peuple continuer une guerre que l’État a perdu – comme en

Espagne – et un État tenter d'organiser la résistance armée de tout le peuple –

comme en Prusse203. Quoi qu'il en soit, il n'est plus possible de maintenir le peuple

hors de la guerre.

Mais en quel sens ces barrières qui maintenaient le peuple hors de la

guerre étaient-elles artificielles ? C'est qu'elles étaient en fait une construction

historique. Au chapitre 14 du livre V, Clausewitz dresse une généalogie rapide

201C'est-à-dire qu'elle insiste sur la possibilité irréductible pour le gouvernement de déterminer la


forme de la guerre, mais elle n'est évidemment pas l'unique détermination de cette forme, mais
seulement l'une des trois sortes de déterminations.
202Ibid., p. 551.
203Cal Schmitt insiste beaucoup sur cet aspect dans lequel il voit l'origine de la figure moderne du
partisan. Cf. Théorie du partisan, in La notion de politique. Théorie du partisan, Flammarion,
« Champs classiques », Paris, 2009, trad. Marie-Louise Steinhauser , notamment p. 239-254.

83
Clausewitz, de la violence à l'État

mais lumineuse de la forme moderne de la guerre depuis le Moyen-âge.

Schématiquement, le mouvement est le suivant. Les guerres deviennent modernes

à partir du moment où les gouvernements réussissent à substituer une armée

mercenaire à une armée féodale. Ce faisant, ils ne dépendent plus d'un système de

vasselage pour disposer d'une armée qui devient alors véritablement un

instrument au service d'une fin politique et se sépare ainsi du peuple – auparavant

le peuple était sujet à une obligation de servir son seigneur en cas de guerre et

donc était directement concerné par la guerre, mais le passage du service

personnel au recrutement volontaire sépare l'instrument militaire du peuple qui n'a

plus d'obligation de servir. Par là même, on voit que la constitution d'un

instrument militaire à disposition des gouvernements est historiquement

corrélative d'une exclusion du peuple hors des affaires militaires. C'est là l'origine

de ces barrières204. Mais la Révolution rétablit un service qui n'est plus personnel,

mais national : tout le peuple est désormais concerné par la guerre205. Les barrières

tombent206.

Pourtant, Clausewitz avance aussi que cette situation d'extrême violence

des guerres n'est que transitoire : « il est peu vraisemblable que toutes les guerres

futures aient ce caractère207 ». Pourtant, les barrières, une fois tombées, ne

sauraient être dressées à nouveau. Le peuple est désormais pleinement concerné

par les guerres et on ne saurait revenir en arrière. Pour lever cette contradiction
204Dans cette reconstitution du raisonnement clausewitzien nous négligeons les détails techniques
relatifs au mode de ravitaillement qui sont néanmoins importants dans l'économie
argumentative bien que moins pertinents dans le cadre de cette étude.
205De la guerre, op. cit., p. 365-368.
206Ce mouvement n'est pas sans rappeler le mouvement en trois temps de la dialectique
hégélienne. Plus important : Clausewitz esquisse ici une corrélation entre construction de l’État
comme instance politique séparée du peuple et mise en place d'une instrument militaire à sa
disposition sans apercevoir que cette corrélation implique une relativisation de la validité de
l'interprétation instrumentaliste – qu'il donne lui-même de sa pensée – à un certain agencement
du dispositif institutionnel, validité présumée universelle. Nous y reviendrons.
207Ibid., p. 563.

84
Clausewitz, de la violence à l'État

apparente, il faut rappeler que, si le surcroît de violence des guerres

révolutionnaires et impériales peut s'interpréter comme dû à l'irruption du peuple,

ce n'est qu'en tant que le peuple est sujet aux passions. Or, les passions propres de

ces guerres sont les haines nationales208. Un retour à des guerres moins violentes

ne peut donc suivre que d'une apaisement de ces haines. Mais d'où un tel

apaisement peut-il venir ? Ici encore, Clausewitz ne développant pas, il nous faut

conjecturer.

La Révolution n'est interprétée par Clausewitz que du point de vue

strictement militaire, c'est-à-dire en tant qu'elle induit une révolution dans la

manière de faire la guerre, et non d'un point de vue politique. Néanmoins, cette

révolution militaire a évidemment des origines politiques. Clausewitz se refuse

ainsi à juger du caractère salutaire ou non de l'irruption du peuple dans la guerre,

se contentant d'en juger les avantages militaires 209. Il note ainsi que

l'accroissement des moyens qu'elle permet est tel qu'il contraint l'ennemi à adopter

les mêmes techniques, donc à briser lui aussi les barrières artificielles qui

maintenaient le peuple hors de la guerre. Par conséquent, les guerres

révolutionnaires se donnent d'abord à lire comme initiant un déploiement de

moyens incomparablement supérieurs à ceux des guerres précédentes si bien que

c'est l'asymétrie des forces en présence qui est caractéristiques de ces guerres. Le

déchaînement de la haine nationale apparaît donc d'abord chez les Français qui,

résistant à des forces coalisées mais dont l'organisation excluait encore le peuple,

intègrent pour leur part de plus en plus le peuple à la guerre. Cette situation a

prévalu jusqu'à ce que, passant des guerres défensives aux guerres offensives, les

208Ibid., p. 130-131.
209Ibid., p. 551.

85
Clausewitz, de la violence à l'État

campagnes napoléoniennes activent une même réaction nationale dans les autres

pays d'Europe – Espagne et Prusse notamment 210. Ce faisant, les forces en

présence s'équilibrent puisque le peuple a désormais intégré la guerre de tous les

côtés mais, ces pays étant politiquement dominés et humiliés, les haines nationales

demeurent jusqu'à l'ultime défaite de l'empereur, après laquelle le rapport de

domination disparaît si bien que les haines nationales peuvent enfin s'apaiser. Ce

n'est donc pas l'augmentation des effectifs, la participation quantitative du peuple,

qui, en tant que telle, cause le surcroît de violence – c'est plutôt l'apparition d'un

sentiment national qui a permis l'augmentation de ces effectifs et c'est

l'exacerbation de ce sentiment en une haine viscérale qui explique ce surcroît de

violence. Ce faisant, un retour à des guerres limitées demeure possible et même

probable pour autant que cette haine s'éteigne211.

Cette hypothèse est assez proche de celle avancée par Éric Weil pour qui

« la violence pure ne sera [...] déchaînée qu'aux moments où la chute de potentiel

politique (de politique intérieure) sera suffisamment grande entre les États 212 ».

Selon cette interprétation, la forme de la guerre est, en dernière instance,

déterminée par la politique intérieure en tant que, dans leur succès même, les

guerres révolutionnaires auraient révélé la nécessité d'une absence de séparation

entre le peuple et le gouvernement. Or, dès lors que cette séparation est résorbée,

il n'est pas plausible que les gouvernements et les peuples acceptent de

s'abandonner à une violence illimitée si leur existence n'est pas menacée : entre

« États également libres et raisonnables » les guerres ne peuvent être que limitées.

210Ibid., p. 688 où il montre que la guerre est partout devenue « affaire de la nation entière ».
211L'erreur de pronostic de Clausewitz importe peu. Il est plus intéressant de relever la logique de
son propos en tant qu'il permet d'élucider les conditions d'une maîtrise politique de la violence.
212« Guerre et politique selon Clausewitz », art. cit., p. 246.

86
Clausewitz, de la violence à l'État

Néanmoins, bien que proche de la nôtre, il nous semble que cette

interprétation doit être rejetée, ou du moins critiquée. Tout d'abord, Weil tend à

« kantiser » Clausewitz à l'excès lorsqu'il parle d’États également libres et

raisonnables. En effet, Weil semble lire chez Clausewitz un raisonnement

relativement comparable, quoique moins radical dans ses conclusions, à celui que

développe Kant dans Vers la paix perpétuelle et selon lequel les citoyens, dans la

mesure où leur assentiment est requis, auront tendance à être peu enclin à

déclencher une guerre sachant qu'ils auront à en assumer la charge si bien qu'une

guerre entre régimes républicains, où l'assentiment du peuple est requis, est très

peu probable, voire impossible213. Mais Clausewitz n'évoque jamais la

participation du peuple aux affaires publiques. Au contraire, selon lui, la

séparation du gouvernement et du peuple n'est pas remise en cause par les guerres

révolutionnaires214. D'autre part, le fait de parler de primauté de la politique

intérieure est difficilement compatible avec l'absence quasi-totale de toute

référence à la politique intérieure dans De la guerre. Weil tend en fait à interpréter

l'analyse que fait Clausewitz du poids militaire des passions nationales comme

étayant un argument proprement politique. Mais Clausewitz se garde bien de

telles conclusions215. Surtout, il nous semble contraire à la démarche

213Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, in Vers la paix perpétuelle. Que signifie s'orienter
dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ?, Flammarion, « GF », Paris, 1991, trad. Jean-
François Poirier et Françoise Proust, p. 73-131.
214C'est ainsi que Clausewitz avance qu'un peuple ne peut espérer occuper « un jour une position
forte dans le monde politique » que pour autant que la guerre l'aura éduqué à l'intrépidité qui
permet de soutenir le sentiment national pendant la guerre. C'est donc dire que le rôle politique
du peuple est déterminé dans et par la guerre, en tant que le peuple demeure un instrument
efficace entre les mains du gouvernement. Cf. De la guerre, op. cit., p. 200.
215Au contraire même, il semble que l'on puisse interpréter sa participation aux tentatives de
réformes militaires en Prusse comme participant d'une volonté d'adapter l'instrument militaire
aux nouvelles conditions de la guerre sans atteindre à l'organisation d'ensemble de l’État. Les
textes de Clausewitz relatifs à cette question, notamment les célèbres manifestes, sont repris
dans Carl von Clausewitz, De la Révolution à la Restauration. Écrits et lettres, Gallimard,
« NRF », Paris, 1976, trad. Marie-Louise Steinhauser.

87
Clausewitz, de la violence à l'État

clausewitzienne d'essayer d'identifier une détermination en dernière instance.

Néanmoins, c'est à juste titre que Weil identifie l'origine du déploiement extrême

de la violence dans ce qu'il nomme « la chute de potentiel politique » et que nous

qualifierons plutôt de différences des situations sociales et politiques.

La maîtrise de la violence de guerre ne requiert donc pas seulement

qu'existent des états territorialement organisés. Il faut encore que la situation

sociale et politique des états impliqués dans la guerre soit relativement semblable.

C'est là une seconde précondition contextuelle à la maîtrise politique du

déploiement de la violence de guerre. Force est de remarquer, à cet égard, que,

malgré la récurrence des exemples empruntés aux guerres de la Révolution et de

l'Empire, celles-ci ne sont jamais abordées sous l'espèce de leur fin politique,

comme si le déploiement de la violence y était tel qu'il avait « englouti » cette fin

et qu'il échappait ainsi à toute maîtrise politique.

Certes, Clausewitz ne va pas si loin. Ces guerres ne sont jamais présentées

comme un déploiement complètement aveugle et illimité de la violence. Une

maîtrise de celles-ci demeure possible. Clausewitz n'envisage donc pas réellement

la possibilité d'une guerre moderne européenne échappant à toute maîtrise

politique. Le surcroît de violence des guerres révolutionnaires appelle, en quelque

sorte, l'émergence d'un être exceptionnel à même de la maîtriser. C'est ainsi que le

risque d'un débordement de la fin politique par les passions que suscite la guerre

est prévenu car « la plupart du temps […] l'existence d'aussi puissantes émotions

impliquera celle d'un plan grandiose qui sera en harmonie avec elles 216 ». Ce n'est

que la plupart du temps, certes, et donc il n'y a là nulle nécessité. Mais Clausewitz

ne cite pas de contre-exemples.


216De la guerre, op. cit., p. 68.

88
Clausewitz, de la violence à l'État

Néanmoins, force est de constater que ces guerres ne sont jamais

considérées sous l'espèce de leurs fins politiques – ce que voudrait pourtant une

interprétation instrumentaliste. Leur origine gît dans une différence des situations

sociales et politiques et seule l'existence d'un être exceptionnel les préserve de

sombrer dans l'informe, donc d'échapper à toute maîtrise. Il est d'ailleurs

remarquable que les éloges que fait Clausewitz de Napoléon le considèrent

exclusivement sous l'aspect du stratège et non du chef d’État, alors que Frédéric II

est loué sous ces deux aspects à la fois. En effet, Napoléon est présenté comme

celui qui canalise et maîtrise le déchaînement de violence informe qu'initie la

Révolution217 et non comme celui qui pose des fins politique à la guerre. En ce

sens, on peut avancer l'hypothèse que Napoléon n'est « le Dieu de la guerre218 »

qu'en tant qu'il se révèle capable d'éviter que la guerre ne sombre dans l'informe

alors que l'élément de la violence domine et que les passions sont exacerbées mais

non en tant qu'il maintiendrait la maîtrise de la politique sur la guerre. Les

décisions de Napoléon ne sont considérées que dans la guerre tandis que Frédéric

II décide aussi de la guerre, c'est-à-dire des fins de la guerres. En somme, la

maîtrise de la violence, durant ces guerres, dépend bien plus du commandant que

du chef d’État.

Mais dire cela, c'est aussi admettre que la guerre n'est pas, dans ces cas là,

un instrument de la politique au sens rigoureux du terme. Napoléon canalise la

violence de guerre plus qu'il ne l'utilise219. Certes, Napoléon est aussi un chef

d’État et il poursuit donc des fins politiques, mais celles-ci sont présentées comme

217Ibid., p. 687.
218Ibid., p. 677.
219Sur ce point, Girard voit à juste titre que que les guerres de la Révolution et de l'Empire
obéissent à une sorte de fuite en avant, mais il étend à tort le processus à toutes les guerres.

89
Clausewitz, de la violence à l'État

bien moins déterminantes, dans la forme que prend réellement la guerre, que les

déterminations élémentaires et contextuelles – puisque, comme nous l'avons vu, le

commandant détermine la forme de la guerre en tant qu'il réagit à un contexte.

Le fait que Napoléon – le génie militaire – parvienne à maîtriser le

déploiement de la violence de guerre n'invalide donc pas ce que nous avons dit, au

contraire : une seconde précondition contextuelle à la maîtrise politique du

déploiement de la violence politique est la similarité relative des situations

politiques et sociales des états impliqués dans la guerre en ceci qu'elle garantit le

caractère limité des fins poursuivies et des passions mobilisées. Lorsque cette

similarité n'existe pas, les passions s'exacerbent et la violence croît 220. Cela ne

signifie certes pas qu'elle devient la seule détermination de la forme de la guerre,

mais à son poids relatif accru répond l'accroissement corrélatif du rôle du

commandant, du génie militaire, si bien qu'il semble, à la limite, que la part de la

détermination politique se réduise peu à peu à la partie congrue.

Encore une fois, Clausewitz ne pousse jamais son raisonnement jusqu'à

cette limite – et ce n'est d'ailleurs pas l'essentiel. Il nous suffit de remarquer que la

maîtrise politique du déploiement de la violence suppose que les belligérants

soient dans des situations politiques et sociales relativement semblables. C'est là

une seconde précondition contextuelle et, là encore, cette précondition est de type

institutionnel.

220Aron souligne à juste titre que la connaissance mutuelle des belligérants fonctionne comme un
facteur limitant le déploiement de la violence : le connaissant, je sais ce qu'il sera prêt à faire
ou à ne pas faire. Cf. Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 112. Mais ce genre de
supputation n'est rendu possible que parce que je considère que l'autre raisonnera comme moi.
Dès lors que la différence des situations sociales et politiques se creuse, cette hypothèse
paraîtra moins assurée. C'est d'ailleurs pourquoi il faut faire un « pari sur la raison », c'est-à-
dire supposer que malgré leurs différences sociales et politiques, les régimes libéraux et
communistes ont une rationalité, sinon identique, du moins suffisamment similaire. Cf. Penser
la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 223-232.

90
Clausewitz, de la violence à l'État

Du contexte à l'institution

L'examen des deux cas de déploiement extrême de la violence évoqués par

Clausewitz nous conduit donc à mettre en évidence l'existence de préconditions

contextuelles que requiert la maîtrise politique de ce déploiement. Il faut,

premièrement, qu'existe un état souverain territorialement organisé et,

deuxièmement, que les situations politiques et sociales des belligérants et, plus

largement, des entités politiques impliquées dans la guerre soient relativement

semblables. Par conséquent, si l'on corrèle ces deux préconditions, on constate que

la maîtrise politique du déploiement de la violence de guerre – la relation

instrumentale entre le gouvernement et la guerre donc – requiert l'existence d'un

système d’états souverains territoriaux correspondant plus ou moins au paradigme

des relations internationales tel qu'il est instauré par la paix de Westphalie de

1648221.

Est-ce tout ? L'analyse des préconditions contextuelles de la maîtrise

politique du déploiement de la violence se borne-t-elle à constater que Clausewitz

présuppose dans sa théorie de la guerre l'existence d'un contexte institutionnel

dont la relativité historique est évidente au regard rétrospectif, quand bien même

elle aurait échappé à l'auteur lui-même ? Si tel était le cas, alors force serait

d'avouer que l'interprétation institutionnaliste accoucherait d'une souris. Quel

intérêt y a-t-il, en effet, à pointer simplement l'absurdité qu'il y aurait à vouloir

qu'un « individu saute au-delà de son temps222 » ?

221Les traités de Westphalie sont considérés traditionnellement comme à l'origine de la structure


moderne des relations internationales en tant qu'ils consacrent la principe de souveraineté
étatique contre les prétentions impériales et ecclésiastiques. Pour une introduction historique à
cette question, on pourra lire : Arnaud Blin, 1648, la Paix de Westphalie. Ou la naissance de
l'Europe politique moderne, Complexe, « Questions à l'Histoire », Paris, 2006.
222Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, PUF, « Quadrige »,
Paris, 2003, trad. Jean-François Kervégan, p. 106.

91
Clausewitz, de la violence à l'État

C'est pourtant bien de la tension existant entre la prétention de la théorie

clausewitzienne de la guerre à une validité universelle et la mise au jour des

préconditions concrètes de cette validité, mise à jour aboutissant à la relativisation

de la-dite validité, que l'interprétation institutionnaliste tire l'essentiel de ses

acquis. Pour le comprendre, il convient de revenir sur la stratégie de lecture que

nous avons adoptée.

Nous avons vu qu'une maîtrise politique de la violence n'était pensable que

pour autant que la montée aux extrêmes ne se réalise pas jusqu'au bout, donc que

celle-là requérait un blocage préalable de celle-ci. Ce blocage est le fait du

contexte dans lequel prend nécessairement place le déploiement de la violence.

Mais le concept de contexte demeure, à cette étape de l'analyse, parfaitement

indéterminé et il existe un nombre indéfini d'éléments susceptibles a priori de

contribuer à bloquer la montée aux extrêmes. Aussi, tant qu'on en reste là, il est

impossible d'expliquer comment il se peut faire que, dans certains cas – les

guerres des sauvages et celles de la Révolution et de l'Empire –, la violence se

déploie de manière si extrême qu'il devient problématique de parler de maîtrise

politique de celle-ci. En effet, ces guerres autant que les autres se déploient, par

définition, dans un certain contexte, mais la fonction bloquante de celui-ci ne s'y

vérifie plus. Il faut donc partir de l'exception et non du cas normal, c'est-à-dire,

suivant une démarche comparative, mettre en regard les situations de déploiement

extrême de la violence afin d'identifier les variables pertinentes dont l'absence

explique le moindre blocage de la montée aux extrêmes. Qu'est-ce qui est présent

dans le contexte de toutes les guerres caractérisées par un déploiement limité de

violence et absent dans les autres ? C'est cette démarche qui nous a conduit à

92
Clausewitz, de la violence à l'État

isoler, parmi tous les éléments du contexte de guerre participant à différents

degrés au blocage de la montée aux extrêmes, les deux préconditions décisives, en

tant que conditions sine qua non, à la maîtrise politique du déploiement de la

violence.

Avant de poursuivre, il faut écarter une objection : ne commet-on pas un

paralogisme en considérant implicitement qu'un surcroît de violence implique

ipso facto une réduction de la maîtrise politique de son déploiement ? Car, il serait

assez étrange de considérer que les guerres de la Révolution, parce que plus

violentes que les guerres du XVIIIe siècle, sont moins politiques. Ces guerres ne

sont-elles pas éminemment politiques ? Mais, nous ne disons pas qu'elles ne sont

pas politiques mais seulement que l'institution politique y maîtrise moins le

déploiement de la violence que dans les guerres du XVIIIe siècle. Aron avait déjà

remarqué l'ambivalence du concept de politique susceptible de prendre à la fois un

sens subjectif et objectif223 mais il n'en a pas tiré toutes les conclusions. La

définition trinitaire culmine dans l'affirmation du caractère instrumental de la

guerre, c'est-à-dire dans l'affirmation que celle-ci est maîtrisée dans son

déploiement par l'institution politique. Mais une telle détermination requiert de

prendre le concept de politique en son sens exclusivement subjectif. Par

conséquent, la question n'est pas de savoir si les guerres de la Révolution sont ou

non déterminées, dans leur forme, par une situation politique. Cela va de soi. La

question est de savoir si le gouvernement maîtrise effectivement le déploiement de

la violence auquel elles donnent lieu, c'est-à-dire si ce déploiement extrême de

violence obéit encore à une rationalité instrumentale mettant en rapport des

moyens militaires définis et proportionnés avec des fins politiques clairement


223Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 410.

93
Clausewitz, de la violence à l'État

identifiées. Or, nous avons vu que ce n'était pas le cas. Dans le cas des guerres des

sauvages, il est impossible d'identifier une instance politique à même de se donner

de manière autonome des fins politiques distinctes des objectifs militaires ; dans

celui des guerres de la Révolution et de l'Empire, la maîtrise du déploiement de la

violence semble bien plus être le fait du commandant que du chef d’État – quand

bien même serait-il réuni dans la même personne –, ce qui laisse en suspens la

question du caractère réellement déterminant des fins politiques poursuivies dans

ces guerres – voire, éventuellement, de leur existence.

La possibilité d'une relation instrumentale entre politique et guerre est

donc dépendante de l'existence de certaines préconditions contextuelles. Mais de

quelle nature sont ces préconditions ? Celles-ci sont des préconditions

institutionnelles224 et s'élucident dans l'existence d'un système d'états souverains

territoriaux de type westphalien. Ce système garantit à la fois la similarité relative

des belligérants, prérequis à une limitation du déploiement de la violence sur la

base de leur connaissance réciproque225, et l'équilibre des puissances en Europe en

tant qu'il existe des interconnexions objectives entre les différents états tendant au

maintien du statu quo226.

Encore une fois, est-ce tout ? Une interprétation institutionnaliste se

contente-t-elle de montrer que pour qu'une relation instrumentale entre une


224Il faut donc distinguer, parmi l'ensemble des déterminations contextuelles, le sous-ensemble
des déterminations institutionnelles. Ce sous-ensemble est décisif à deux points de vue : ce sont
des facteurs déterminants de ce sous-ensemble qui rendent ou non possible la détermination
politique de la forme de la guerre ; c'est lui qui permet le passage de l'examen des
préconditions contextuelles-institutionnelles rendant une détermination politique possible à
celui des conditions proprement institutionnelles de l'effectivité de cette détermination.
225C'est l'une des conditions essentielles du blocage de la montée aux extrêmes selon Aron. Ainsi
résume-t-il les causes de la non réalisation de la montée aux extrêmes par cette formule : « [les
belligérants] visent éventuellement des objectifs limités et ils se communiquent réciproquement
leurs intentions », « Remarques sur l'évolution de la pensée stratégique (1945-1968). Ascension
et déclin de l'analyse stratégique (1968) », in Raymond Aron, Les sociétés modernes, PUF,
« Quadrige », Paris, 2006, p. 1034.
226De la guerre, op. cit., p. 419.

94
Clausewitz, de la violence à l'État

institution politique et un instrument militaire, il faut nécessairement qu'existe une

telle institution ? Mais le montrer est déjà important et ne se réduit pas au simple

déploiement d'une tautologie – pour que l'institution soit efficace, il faut que

l'institution existe – car cette analyse rend possible l'interrogation des conditions

de limitation de la violence de guerre en l'absence d'une telle institution. La guerre

peut-elle alors encore être pensée à partir du schème instrumentaliste ? Sinon, quel

schème d'intelligibilité faut-il lui substituer ? Hors d'une telle institution peut-on

encore parler de guerre ? D'autre part, il n'est pas vrai que l'interprétation

institutionnaliste s'en tient là. En effet, pour autant qu'elle met en évidence

l'existence de préconditions contextuelles-institutionnelles à la possibilité d'une

maîtrise politique du déploiement de la violence de guerre, elle ouvre la voie à

l'examen des conditions spécifiquement institutionnelles de l'effectivité de cette

maîtrise, c'est-à-dire à l'analyse de l'institution étatique en tant qu'elle rend

possible et effective la maîtrise de la violence de guerre. Il s'agit donc, en somme,

de passer de l'analyse externe des préconditions contextuelles-institutionnelles à

l'analyse interne du dispositif institutionnel étatique en tant qu'il rend effectif la

maîtrise politique du déploiement de la violence.

Y a-t-il une théorie clausewitzienne de l’État ?

L'analyse des préconditions contextuelles rendant possible la maîtrise

politique de la violence culmine donc dans la mise au jour d'un sous-ensemble de

celles-ci – les préconditions contextuelles-institutionnelles – dont l'absence

implique un moindre blocage de la tendance de la violence à monter aux extrêmes

qui rend problématique l'affirmation d'autonomie de la politique. Il faut donc, en

somme, que la guerre soit menée par un état souverain territorial contre un autre

95
Clausewitz, de la violence à l'État

état souverain territorial qui lui soit politiquement et socialement relativement

semblable pour que la maîtrise politique de la violence de guerre soit effective.

Dès lors, force est de se poser la question : y a-t-il une théorie clausewitzienne de

l’État ?

Apparemment la question ne fait pas problème. Clausewitz n'a jamais

développé une telle théorie et la grande majorité des commentateurs227 ont eu

tendance à considérer que Clausewitz admettait un concept tout à fait classique de

l’État. En un sens, ce n'est pas tout à fait faux. Mais l'enjeu d'une étude du concept

d’État chez Clausewitz vise moins à montrer l'existence silencieuse d'une théorie

originale de l’État que la mise en évidence d'une certain agencement du dispositif

institutionnel conditionnant l'effectivité de la maîtrise politique de la violence,

conditions qui pour nombre de théories philosophiques de l’État demeurent dans

l'ombre. Il s'agit donc d'opérer un décalage herméneutique : bien que l'objet avoué

du texte clausewitzien soit la guerre en tant que telle, en remontant de cet objet à

ses déterminations, notamment institutionnelles, on se rend capable d'élucider des

conditions de la maîtrise institutionnelle et politique de la violence qui échappent

le plus souvent aux théories se donnant immédiatement l’État comme objet

d'analyse.

La méthode de reconstruction rationnelle

Une question préliminaire se pose cependant. A quel titre est-il justifié de

parler d'une théorie clausewitzienne de l’institution étatique ou du moins, plus

modestement, d'entreprendre une analyse thématique d'une notion qui n'est jamais

227Pas tous néanmoins. Ainsi Louis Germain essaie-t-il de reconstruire le concept clausewitzien
de l’État en tant qu'il supposerait « une synthèse dialectique entre l'autorité de l’État, sans
laquelle il n'est pas d’État organisé, et le consensus du peuple, sans lequel aucun État ne peut
survivre », « Le concept de l’État chez Clausewitz », La revue administrative, 22, n. 131,
octobre 1969, p. 575. Nous reviendrons plus bas sur cette analyse intéressante.

96
Clausewitz, de la violence à l'État

thématisée comme telle par Clausewitz ? Le doute subsiste : une telle stratégie de

lecture risque d'ouvrir la voie à un discours spéculatif n'ayant plus qu'un rapport

au mieux occasionnel au texte – et il n'est pas certain que la simple mise en

évidence des données textuelles sur lesquelles s'appuie cette lecture suffise à

prévenir tout à fait ce doute. Il faut encore montrer à quelle méthode une telle

stratégie s'articule légitimement et quel profit elle entend tirer d'une telle méthode.

Quant à la méthode que nous adoptons pour expliciter le statut de l’État

chez Clausewitz, il s'agit de celle qu'il est de coutume de qualifier de méthode de

reconstruction rationnelle. Cette méthode a connu différentes application depuis

le début du XXe siècle, depuis la sociologie de Max Weber 228 jusqu'aux travaux

épistémologiques de Lakatos229 et philosophie sociale d'Habermas230. En quoi

consiste-t-elle ?

La méthode de reconstruction rationnelle se définit avant tout par le

rapport particulier qu'elle établit avec son objet d'étude. En effet, comme son nom

l'indique, elle procède à une reconstruction de celui-ci. Reconstruire

rationnellement un objet quelconque suppose à la fois que cet objet préexiste à sa

228Le type idéal wébérien est une reconstruction rationnelle que l'observateur opère à partir de la
sélection de certains traits saillants du phénomène analysé. Ce faisant, il construit un type pur
stylisé fonctionnant comme un schème d'intelligibilité et à partir duquel il est possible
d'interpréter les phénomènes sociaux qui ont toujours quelque chose de confus. On pourra se
rapporter à Économie et société, op. cit., p. 28-52.
229Imre Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherches et
reconstructions rationnelles, PUF, « Bibliothèque d'histoire des sciences », Paris, 1994, trad.
sous la dir. de Luce Giard. Il s'agit pour l'épistémologue de proposer une reconstruction
rationnelle du concept kuhnien de paradigme – baptisé désormais programme de recherche –
dans un cadre non plus socio-psychologique mais normatif, préservant ainsi la rationalité du
progrès scientifique qu'hypothéquait la thèse kuhnienne d'incommensurabilité des paradigmes.
230La philosophie sociale que propose Habermas procède largement à partir d'une reconstruction
rationnelle des opérations ordinaires du langage afin de mettre en évidence les attentes et
présupposés normatifs de telles opérations. Cf. Jürgen Habermas, Théorie de l'agir
communicationnel, Fayard, « L'espace du politique », Paris, 2005, 2 tomes, trad. Jean-Marc
Ferry et Jean-Louis Schlegel. Axel Honneth entreprend d'étendre ce type de stratégie en se
donnant un concept plus large et plus souple de communication. Voir, par exemple, Axel
Honneth, Le droit de la liberté. Esquisse d'une éthicité démocratique, Gallimard, « Nrf
essais », Paris, 2015, trad. Frédéric Joly et Pierre Rusch.

97
Clausewitz, de la violence à l'État

reconstruction et qu'il n'est donc pas une construction a priori de la théorie et que

l'intelligence de cet objet ne suive pas immédiatement d'un simple examen

empirique de celui-ci mais requiert au contraire l'élaboration de moyens

théoriques d'interprétation. Partant donc du donné empirique tel qu'il se donne à

interpréter, il s'agit d'en isoler les traits saillants et essentiels à l'aide de techniques

qui peuvent d'ailleurs s'avérer variables 231. Une fois cette isolation opérée, il

convient de reconstruire théoriquement à l'aide de ces éléments l'objet qu'il s'agit

de rendre intelligible et à partir d'une hypothèse de rationalité. Cette hypothèse

stipule la présence récurrente de ces éléments n'est ni contingente ni le fruit du

hasard mais a une raison, au sens de raison d'être 232. La reconstruction rationnelle

de l'objet culmine donc la tentative de restituer la raison d'être de la congruence de

ces traits saillants précédemment isolés. Il s'ensuit que cette méthode ne vise en

aucun cas une simple formalisation ou traduction de son objet dans un idiome qui

lui est étranger. Le mouvement de reconstruction ne se comprend que dans sa

corrélation au mouvement de retour au donné initial, mouvement au moyen

duquel seul il est possible de mesurer les profits théoriques obtenus par l'adoption

d'une telle méthode. On voit donc que celle-ci ne postule aucun type particulier

d'objet auquel son application serait adéquate. Au contraire, elle peut valoir aussi

bien pour des actions, des institutions, des textes, etc., si bien que c'est sur la seule

base des profits théoriques obtenus qu'il est possible de trancher de la légitimité de

son emploi.

231La construction d'un type idéal requiert ainsi de procéder à une analyse comparative s'appuyant
sur des données à la fois historiques et statistiques au moyen desquelles il est possible d'isoler
un socle de variables récurrentes. Au contraire, Habermas part lui des acquis de la philosophie
pragmatique du langage afin d'isoler les présupposés normatifs à toute communication.
232Le concept est laissé volontairement indéterminé dans la mesure où il existe de nombreuses
manières théoriquement plus ou moins exigeantes de comprendre ce réquisit d'intelligibilité qui
peuvent dépendre à la fois des options théoriques de l'auteur et du type d'objet qu'il s'agit de
reconstruire.

98
Clausewitz, de la violence à l'État

Pourquoi, dès lors, employer une telle méthode dans le cadre d'une

entreprise d'interprétation de De la guerre ? Quel profit en attend-on ? La notion

d’État est certes essentielle à la pensée de Clausewitz. C'est ainsi qu'il retient

comme étant au cœur de sa réflexion la proposition : « la guerre n'est rien d'autre

que la poursuite de la politique d’État par d'autres moyens233 ». Néanmoins, elle

ne fait l'objet d'aucune analyse thématique comme telle. Or, si l'on a raison de

penser que la maîtrise politique du déploiement de la violence de guerre requiert,

pour être possible, la réunion de certaines préconditions contextuelles culminant

dans l'existence d'un système d'états souverains territoriaux, il faut admettre en

conséquence que cette notion n'est pas seulement présupposée partout mais jouit

aussi d'une fonction stratégique décisive dans l'économie du texte. Pourtant,

l'absence de tout traitement thématique de celle-ci bloque la voie à une simple

restitution de l'argumentation relative à l’État. Il convient, au contraire, de

reconstruire ce concept à partir des notations disséminées 234. Ce n'est qu'au moyen

d'une telle reconstruction qu'il deviendra possible d'élucider la manière dont

l’État, en tant que dispositif institutionnel politique, garantit l'effectivité d'une

maîtrise politique du déploiement de la violence.

L'adoption d'une méthode de reconstruction rationnelle suit donc du

double constat de l'absence de traitement thématique de la notion d’État et de son

statut néanmoins fonctionnellement stratégique. La légitimité de son emploi est

donc gagée sur la démonstration de la cohérence des différentes notations relatives

à cette notion ainsi que sur la plausibilité de l'interprétation qu'il propose de ces

notations.

233De la guerre, op. cit., p. 42.


234C'est déjà la méthode que nous avions adoptée lorsqu'il s'agissait d'analyser les guerres des
sauvages.

99
Clausewitz, de la violence à l'État

La séparation institutionnelle du gouvernement et du peuple

La reconstruction rationnelle du concept d’État dans De la guerre doit

partir du constat de l'absence de toute référence à celui-ci dans la définition

moniste de la guerre235. Cette définition, on s'en souvient, saisit la détermination

élémentaire de toute guerre, saisie qui suit immédiatement du simple examen a

priori de l'idée d'un affrontement violent de deux volontés antagonistes. Cette

première définition n'est donc atteinte qu'à partir du schème de l'opposition de

deux volontés abstraites au sens où ce ne sont pas les volontés incarnées dans les

chefs d’État particuliers de deux puissances politiques réelles, mais deux volontés

de duellistes postulés être deux individus identiques. La saisie de la détermination

élémentaire, la montée aux extrêmes, ne requiert donc pas de postuler la présence

d'un État en tant qu'institution politique décidant de la guerre et la dirigeant – elle

suit du simple schème de l'affrontement violent de deux volontés. Par conséquent,

la détermination élémentaire de la guerre demeure encore apolitique ou, au moins,

prépolitique.

Il faut bien comprendre cet apolitisme de la montée aux extrêmes. Le

déploiement de la violence physique n'est pas en tant que tel et par définition le

monopole de l'institution étatique. C'est pourquoi, en tant qu'elle est un

déploiement de violence physique, « la guerre n'est rien d'autre qu'un duel à une

plus vaste échelle236 ». La guerre, tant qu'elle n'est considérée que sous l'espèce du

déploiement de la violence physique, ne saurait être considérée comme un

phénomène politique ou, du moins, spécifiquement politique. C'est l'intervention

235Ibid., p. 51. En fait, Clausewitz évoque bien, à ce moment, ce concept pour dire que, hors du
concept d’État et de loi, il n'y a pas de violence morale, mais en tant que tel, le concept d’État
n'intervient pas dans l'élaboration de la définition moniste de la guerre.
236Ibid.

100
Clausewitz, de la violence à l'État

du concept d’État qui établit cette restriction de la guerre au domaine politique. En

effet, « les deux adversaires ne sont pas de pures abstractions, mais des États et

gouvernements individuels237 ». Par conséquent, il convient de voir que la

détermination élémentaire se compose toujours avec d'autres déterminations,

hétérogènes au pur déploiement de la violence physique.

Mais ce raisonnement n'est admissible que pour autant que l'on admet un

présupposé lourd, à savoir que l’État, en tant qu'institution, dispose effectivement

du monopole de la violence physique légitime238, pour parler comme Weber. En

effet, il n'y a a priori aucune nécessité pour qu'un duel à plus vaste échelle, un

déploiement de violence de grande envergure donc, soit nécessairement le fait

d'un État ou même simplement d'une institution politique en général. Clausewitz

présuppose donc l'existence d'un certain contexte institutionnel historiquement et

géographiquement contingent239. Nous l'avions déjà établi plus haut. Ce qu'il faut

encore montrer, néanmoins, c'est comment cette institution, en tant qu'elle existe,

opère une maîtrise effective du déploiement de la violence, c'est-à-dire induit une

composition des déterminations de la forme de la guerre. Comment une

détermination politique de la forme de la guerre est-elle possible ?

La question revient à celle-ci : qu'est-ce qui dans le dispositif institutionnel

qu'est l’État le fait différer essentiellement d'un individu particulier tel que le
237Ibid., p. 58.
238Le savant et le politique, op. cit., p. 101. Il est possible d'ailleurs d'interpréter la référence que
fait Clausewitz à la violence morale comme appartenant aux seuls concepts d’État et de loi
comme faisant signe vers la notion de légitimité qui, comme telle, n'appartient pas à son
vocabulaire. En effet, affirmer que l’État et la loi exercent une violence morale signifie que leur
autorité ne se résout pas dans la seule possibilité qu'elle implique d'un usage de la violence
physique mais qu'elle jouit aussi d'une reconnaissance. L’État et la loi ne se contentent pas de
contraindre, ils obligent aussi. Cette obligation se donne comme une violence morale, c'est-à-
dire comme moyen d'obtenir des individus qu'ils se conforment à la volonté qu'ils expriment,
mais sans pour autant qu'il soit nécessaire de les y contraindre physiquement.
239Pour une remise en perspective à la fois historique et sociologique, on pourra consulter Saskia
Sassen, Critique de l’État. Territoire, Autorité et Droit, de l'époque médiévale à nos jours, Le
Monde diplomatique et Démopolis, Paris, 2009, trad. Fortunato Israël.

101
Clausewitz, de la violence à l'État

postule la définition moniste ? Car si l’État était en tout point analogue à l'individu

duelliste, il n'y aurait alors aucune raison a priori pour que la violence ne montât

pas aux extrêmes. Certes, toute violence, quel qu'en soit l'auteur, se déploie dans

un contexte qui, comme tel, est susceptible de contribuer au blocage de cette

tendance. Mais, comme on l'a vu, seule la présence d'un certain dispositif

institutionnel est à même de maîtriser efficacement la tendance de la violence à

monter aux extrêmes.

En effet, si la violence tend d'elle-même à monter aux extrêmes, c'est parce

qu'au sein de l'affrontement où elle est déployée elle crée ou renforce des

sentiments de haine chez les combattants les poussant à vaincre ou mourir240. Elle

induit une logique de tout ou rien. Mais si ce ne sont pas deux duellistes qui

s'affrontent mais deux États, la situation change sensiblement. En effet, ce ne sont

pas les États en tant que tels qui s'affrontent, mais leurs armées. L’État ne coïncide

pas avec son armée. Il s'en différencie. Car l’État, en tant que dispositif

institutionnel, culmine dans l'existence du niveau gouvernemental241, lequel est

séparé du combat en tant que tel : ce ne sont pas les ministres qui combattent mais

le peuple. Or, s'il en est séparé, il est préservé de la propagation des sentiments du

haine qui s'y actualisent. La montée aux extrêmes ne monte pas jusqu'au

gouvernement, parce qu'il est séparé des forces qui s'affrontent réellement. Une

preuve a contrario en est fournie par l'exemple des guerres des sauvages où

« l’État et sa puissance militaire » forment une unité242. Si l'institution politique se

confond avec la puissance militaire combattante, alors elle est, elle aussi, sujette à
240Ibid., p. 68 où est évoquée la possibilité d'exciter les passions et les émotions des combattants
« à un tel degré qu'il serait difficile de les maintenir dans la voie politique ».
241Louis Germain analyse bien la tripartition gouvernement-commandement-peuple qu'il
interprète aussi du point de vue de la politique intérieure où l'administration se substitue au
commandement. Sur la question, voir « Le concept de l’État chez Clausewitz », art. cit., p. 574.
242De la guerre, op. cit., p. 242.

102
Clausewitz, de la violence à l'État

la contagion par les passions, donc à la montée aux extrêmes. Le gouvernement

doit être séparé du peuple pour que la maîtrise politique du déploiement de la

violence de guerre soit effective.

On comprend mieux, dès lors, la célèbre définition de la politique que

propose Clausewitz, « l'intelligence de l’État personnifié243 ». Le statut

instrumental de la guerre dépend directement de l'existence d'une instance séparée

qui ne prend pas directement part au combat et qui est donc à même d'utiliser ces

combats en vue d'une fin244 qui ne suit pas immédiatement de ceux-ci, bien

qu'évidemment, n'étant pas un « législateur despotique » elle s'adapte aux moyens

dont elle dispose245. En somme, la validité d'une interprétation instrumentaliste

requiert la distinction de l'agent et de son outil. Or, dans la mesure où l'outil n'est

tel que dans la mesure où il est un moyen d'obtenir une fin qu'il n'a pas posée,

l'autonomie, en tant que faculté de poser des fins, appartient en propre à l'agent,

donc à l’État qui doit donc être considéré sous l'espèce de son intelligence dans la

conduite de affaires politiques – on dirait aujourd'hui de sa rationalité 246.

L'autonomie de la politique pendant le conflit ne va donc pas de soi mais requiert

la séparation, au sein du dispositif institutionnel, du niveau gouvernemental et des

forces combattantes – du peuple donc, dans la typologie clausewitzienne. Il est

ainsi remarquable que la définition de la politique comme intelligence de l’État

personnifié présuppose une monopolisation du politique par l’État – et en fait par

243Ibid., p. 68.
244Pour plus de clarté, nous neutralisons pour l'instant la médiation stratégique qui s'établit entre
le niveau politique et le niveau tactique. Nous y reviendrons par la suite. Il s'agit pour l'instant
d'établir adéquatement la nécessité de la séparation institutionnelle du gouvernement et du
peuple.
245Ibid., p. 66-67.
246Un intéressant commentaire de cette attribution de l'intelligence à l'institution étatique est
proposé par Aron dans Penser la guerre, Clausewitz, t.2, op. cit., p. 223-264.
Malheureusement, il ne développe pas la corrélation nécessaire entre cette attribution et la
structure du dispositif institutionnel étatique en tant que tel – il la présuppose.

103
Clausewitz, de la violence à l'État

le gouvernement247 –, donc par un certain niveau d'un certain dispositif

institutionnel248.

Pourtant, le caractère instrumental du déploiement de la violence physique

est évoqué dès la formulation de la définition moniste et donc avant que la

séparation du gouvernement et du peuple ne soit conceptuellement opérée 249. La

fin est d'imposer sa volonté à l'adversaire. Mais à ce niveau, la volonté n'est

susceptible d'aucune spécification : que celle-ci porte sur un objet essentiel à la

survie de l’État ou bien sur un autre sans importance véritable, le conflit suivra le

même cours car ce n'est que lorsque l'un sera abattu que l'autre sera à même de lui

imposer sa volonté. Par conséquent, la relation instrumentale n'est, à ce stade, que

formellement vérifiée mais elle n'a aucune effectivité quant à la détermination du

cours réel de la guerre. Elle n'est matériellement vérifiée que pour autant que le

gouvernement est bien séparé du peuple en tant que somme des forces

combattantes car, alors, celui-là est bien préservé de toute contagion issue de la

montée aux extrêmes250.

Mais les guerres de la Révolution et de l'Empire ne se caractérisent-elles

pas par l'irruption du peuple en tant qu'il détermine plus que jamais la forme de la

guerre ? Par conséquent, peut-on encore parler, à ce propos, de séparation du

gouvernement et du peuple ? Clausewitz lui-même affirme que ces guerres se


247Clausewitz ne distingue pas toujours rigoureusement État et gouvernement. Parfois les deux
termes sont synonymes, parfois le gouvernement n'est considéré que comme un niveau
particulier de l’État. Néanmoins, ces imprécisions sont sans conséquence quant à la structure
de l'argumentation. Il existe une séparation entre l’État – ou le gouvernement – et le peuple.
248Il ne s'agit évidemment pas de faire un mauvais procès à Clausewitz, cela aurait peu de sens. Il
s'agit plutôt de voir comment la validité de ces analyses est corrélée à l'existence d'un certain
dispositif institutionnel afin de se rendre à même, après coup, d'évaluer les ajustements
théoriques qu'induit un changement dans ce dispositif institutionnel.
249Ibid., p. 51.
250Les modalités de la maîtrise effective du déploiement de la violence seront explicitées plus bas,
il faut d'abord mettre en évidence la mouvement de séparation du gouvernement et du peuple
auquel répondra un mouvement de retour permis par la médiation stratégique sans lequel la
prétention à la maîtrise effective du déploiement de la violence serait vaine.

104
Clausewitz, de la violence à l'État

caractérisent par la disparition du « divorce entre le gouvernement et le peuple251 »

qui existait précédemment. Quant à savoir s'il réapparaîtra à l'avenir, Clausewitz

demeure prudent, bien qu'il semble opter pour la négative, sachant qu'il est

difficile de relever « les bornes du possible ». Pourtant, on a vu aussi que

Clausewitz pense – bien que là encore ce ne soit qu'une hypothèse – que les

guerres à venir ne seront pas aussi violentes. Car c'est la différence des situations

sociales et politiques qui a entraîné le surcroît de violence et non pas, du moins de

manière immédiate, la fin du « divorce » entre le gouvernement et le peuple.

Il s'agit donc de se demander s'il existe une équivalence parfaite entre le

thème du divorce et celui de la séparation. C'est ce que présume Éric Weil dans

son interprétation : les guerres, à partir de la Révolution française, attestent dans

leur forme même de la supériorité militaire de l'absence de séparation entre le

peuple et le gouvernement, absence de séparation actant de la santé de l’État 252.

C'est donc en quelque sorte la supériorité politique qui décide in fine de la

supériorité militaire. Mais admettre cette équivalence parfaite pose un problème

majeur. En effet, s'il n'y a plus de séparation entre le gouvernement et le peuple,

une maîtrise effective du déploiement de la violence devient difficilement

pensable dans la mesure où la montée aux extrêmes n'est plus bloquée par la

séparation institutionnelle des deux niveaux.

En fait, il convient de distinguer ce que nous appelons séparation

institutionnelle et ce que Clausewitz qualifie du divorce du peuple et du

gouvernement. Un examen rapide du chapitre relatif à l'armement du peuple 253

sera à même de l'établir. Partant du constat que la guerre populaire est un

251Ibid., p. 689.
252« Guerre et politique chez Clausewitz », art. cit., p. 244.
253De la guerre, op. cit., p. 551-557.

105
Clausewitz, de la violence à l'État

phénomène contemporain, Clausewitz se borne à un examen militaire de la

question : quelles sont les conditions et l'utilité de l'armement du peuple254. Or, la

forme même de la question atteste déjà de ce que la séparation entre peuple et

gouvernement est maintenue, puisque le peuple n'est considérée que sous l'espèce

de son utilité possible, donc suivant une perspective instrumentale dont on a vu

qu'elle requiert la séparation préalable de l'agent et de son instrument. Il est donc

faux, ou plutôt imprécis, de dire comme Weil que les guerres de la Révolution

opère la fin de la séparation du gouvernement et du peuple. Car il ne veut pas dire

que la Révolution marquerait la fin d'une séparation institutionnelle des deux

niveaux, ce qui serait absurde. Il s'agit plutôt de dire que désormais le

gouvernement ne saurait se déterminer sans tenir compte du peuple 255. La

détermination élémentaire de la forme de la guerre est devenue bien plus

prégnante depuis ces guerres. C'est en ce sens que le divorce du gouvernement et

du peuple a disparu. C'est désormais tout le peuple qui est concerné par la guerre

que ce soit pour la mobilisation ou le ravitaillement 256. Mais la séparation

institutionnelle du gouvernement et du peuple comme telle ne disparaît pas.

A ce titre, les guerres de la Révolution et de l'Empire se distinguent

essentiellement des guerres des sauvages. En effet, on a vu que, à la limite, il

n'existait pas de séparation entre gouvernement, commandement et peuple chez

les sauvages. Au contraire, cette séparation subsiste dans le premier cas, bien que

la maîtrise effective du gouvernement sur le cours de la guerre y soit moindre que

dans les guerres antérieures. Mais alors, la séparation du gouvernement et du

254Ibid., p. 552.
255Weil entend cette nécessité de compter avec le peuple essentiellement du point de vue de la
politique intérieure, mais Clausewitz, se bornant à des considérations militaires, l'entend avant
tout du point de vue de la politique étrangère.
256Ibid., p. 365-379.

106
Clausewitz, de la violence à l'État

peuple ne suffit pas à garantir la maîtrise politique du déploiement de la violence

bien qu'elle demeure néanmoins requise.

Il nous faut donc encore expliciter la manière dont s'exerce effectivement

cette maîtrise, donc non plus établir la nécessaire séparation institutionnelle du

gouvernement et du peuple, mais élucider les conditions de leur relation

hiérarchique. Quoi qu'il en soit, on constate néanmoins qu'à un premier niveau, la

reconstruction rationnelle du concept d’État dans De la guerre aboutit à poser une

séparation institutionnelle du gouvernement et du peuple.

La médiation stratégique

A en rester au stade de la séparation institutionnelle du gouvernement et du

peuple on peine encore à saisir la relation de maîtrise effective qui existe entre

eux. En effet, si cette séparation suffit à expliquer négativement que la montée aux

extrêmes ne gagne pas comme telle le gouvernement préservant ainsi l'espace

nécessaire à une action dont la fin est intelligemment – au sens de rationnellement

– déterminée, elle ne rend pas compte positivement de la manière dont la volonté

gouvernementale peut déterminer effectivement la forme que prend la guerre. On

ne voit pas a priori ce qui permettrait à cette volonté de déterminer la forme de la

guerre sachant que le combat en tant que tel semble induire de lui-même la

montée aux extrêmes. A en rester là, donc, la volonté politique ne serait qu'un vœu

pieux, tout moyen de se réaliser effectivement lui faisant défaut257.

Saisir les conditions de l'effectivité de la maîtrise politique requiert donc la

réintroduction de la médiation stratégique que nous avions neutralisée jusqu'à

maintenant afin d'élucider la clause de séparation institutionnelle en tant qu'elle


257Ainsi, dans la définition moniste de la guerre, la fin en tant que telle ne détermine en rien la
forme de l'affrontement, celui-ci montant nécessairement aux extrêmes – elle ne fait que
l'initier. Cf. ibid., p. 51.

107
Clausewitz, de la violence à l'État

est un réquisit de toute maîtrise effective de la violence. Car, comme le remarque

Louis Germain, Clausewitz pose une tripartition institutionnelle du gouvernement,

du commandement et du peuple258. Or, nous en sommes resté pour l'instant au

stade de la bipartition. Il ne s'agit néanmoins pas là d'une infidélité à la pensée de

Clausewitz. En effet, le niveau du commandement qui est le niveau stratégique

n'est pas exactement analogue aux niveaux du gouvernement – ou niveau

politique – et du peuple – ou niveau tactique –, car il n'existe que dans la

médiation qu'il établit entre ces deux niveaux et n'a donc pas de substance

propre259. Expliquons cela.

Toute guerre implique que le combat soit au moins possible 260. Or,

l'organisation des forces armées dans le combat définit la tactique 261. Par

conséquent, on ne saurait concevoir de guerre sans qu'interviennent des

considérations tactiques. D'autre part, tout combat – en tant qu'il est réel et non

plus seulement possible – implique un déploiement de violence physique qui,

comme tel, tend à monter aux extrêmes. La tactique organise donc les forces

armées en vue du combat plutôt que pendant le combat. En effet, en tant que ces

forces s'affrontent actuellement, la forme du combat est déterminée par la

tendance de la violence à monter aux extrêmes dans son déploiement. La tactique

consiste donc plutôt dans le choix du temps, du lieu, de l'agencement des armées,

etc., afin d'obtenir un avantage maximal au terme du combat. La possibilité


258« Le concept de l’État chez Clausewitz », art. cit., p. 574.
259Aron manque cette spécificité du niveau stratégique dans la mesure où il insiste sur la
continuité de la relation entre chaque niveau – la stratégie est moyen pour la politique et fin
pour la tactique – ce qui le conduit à sous-estimer la singularité du niveau stratégique.
260En effet, le résultat peut être atteint sans que le combat ait lieu, sur la simple base d'une
estimation du coût et des bénéfices qu'il y aurait à mener effectivement le combat – c'est le
principe de la dissuasion par exemple. Néanmoins, il faut que ce combat soit bien une
possibilité réelle sans quoi elle ne saurait être effective. C'est en ce sens que le combat est
comme « le paiement en espèces dans les transactions financières », De la guerre, op. cit., p.
79.
261Ibid., p. 118.

108
Clausewitz, de la violence à l'État

irréductible du combat garantit néanmoins la substantialité du niveau tactique. Par

substantialité, nous entendons le fait d'exister par soi-même et non relativement à

autre chose. Bien sûr, il n'y a pas de combat sans guerre et, par conséquent,

l'existence du combat – et donc de la tactique – est relative à celle de la guerre.

Mais, pour autant qu'il y a guerre, il y a combat au moins possible et donc

tactique. Cela ne signifie pas que le niveau tactique est autonome262, mais il existe

nécessairement dès lors qu'il y a guerre.

De la même manière, la guerre n'est pas un phénomène naturel

indépendant de la volonté des hommes mais est déclenchée par une instance

politique. En ce sens, toute guerre n'existe que relativement à une fin politique

dont elle n'est qu'un moyen d'atteindre la réalisation263. Par conséquent, de la

même manière il y a bien une substantialité du niveau politique puisque pour

autant qu'il y a guerre, il existe une fin politique pour laquelle cette guerre n'est

qu'un moyen – le niveau politique existe par lui-même et non pas relativement à

un autre niveau. Néanmoins, là encore, tant qu'on en reste à la définition moniste

de la guerre, cette fin est certes posée avant la guerre, mais elle ne détermine pas

le cours réel de celle-ci264.

Mais, suivant le sens que nous avons donné à ce terme, le niveau

stratégique, quant à lui, n'a pas de substance propre. En effet, la stratégie se définit

comme la coordination de combats distincts en vue de la guerre265. Aussi, pour

qu'existe un niveau stratégique, il faut qu'existent plusieurs combats. Car, s'il n'y

avait qu'un seul combat, la stratégie s'abolirait dans la tactique. On s'en souvient,
262En effet, il n'est qu'un moyen de la stratégie qui n'est qu'un moyen de la politique et ne se pose
donc pas des fins qui lui soit propre. S'il vise naturellement la victoire, ce n'est qu'en tant que
cette victoire est requise par un plan stratégique.
263Ibid., p. 51.
264C'est bien là l'aporie relevée plus haut.
265Ibid., p. 118.

109
Clausewitz, de la violence à l'État

c'est ce qui caractérise les guerres des sauvages qui consistent en un seul grand

combat266. Il n'y a donc aucune nécessité à ce qu'il existe un niveau stratégique.

Un tel niveau n'a donc pas de substance propre. Il n'existe que relativement à un

certain contexte qui requiert sa présence : il faut que la guerre soit suffisamment

étendue dans le temps et dans l'espace. La stratégie n'existe donc, in fine, que dans

la médiation, rendue nécessaire par un certain contexte, qu'elle établit entre le

niveau politique et le niveau tactique267.

Tel est donc le paradoxe : le niveau stratégique n'a aucune substance

propre et n'existe que relativement à un certain contexte – dont on a vu plus haut

qu'il s'agissait d'un contexte institutionnel coïncidant avec l'existence d'états

souverains territoriaux –, mais c'est néanmoins de son existence que dépend

l'effectivité d'une maîtrise politique du déploiement de la violence de guerre. En

effet, tant qu'on en reste au face-à-face de la tactique et de la politique, on

demeure incapable de saisir comment une détermination politique de la forme de

la guerre est à même de se composer avec la détermination élémentaire telle

qu'elle suit nécessairement de l'affrontement violent. Mais, si la guerre ne se

déroule pas en un seul grand combat mais suivant une distribution de combats

dans le temps et dans l'espace, le problème ne se pose plus. Car, quand bien même

la tendance à monter aux extrêmes se réaliserait jusqu'au bout dans chacun des

combats pris isolément, elle ne se réaliserait pas, en tant que telle, dans la guerre

considérée dans son ensemble comme multiplicité de combats distincts. Le

gouvernement posant certaines fins, le commandement aura à charge de distribuer

266Ibid., p. 242.
267Balibar saisit bien, chez Clausewitz, la dimension stratégique de la stratégie – si l'on nous
permet ce jeu de mots : « la définition et la fonction de la stratégie constituent aux yeux de
Clausewitz la question la plus importante et sans doute la plus difficile, voire celle qui, au bout
du compte, lui échappe », Violence et civilité, op. cit., p. 214-215.

110
Clausewitz, de la violence à l'État

et de coordonner les combats dans le temps et dans l'espace de manière à

maximiser les chances d'atteindre ces fins. Comme l'écrit Étienne Balibar, « c'est à

la stratégie que revient la tâche d'articuler historiquement et conceptuellement

dans une même analyse l'extrême violence de la guerre (l'absolu de ses moyens) et

sa rationalité politique (l'absolu de ses fins)268 ».

Le niveau stratégique est donc à la fois contingent quant à son existence

historique et nécessaire quant à son statut théorique. Il est contingent quant à son

existence historique puisqu'il ne saurait exister à moins d'un certain contexte

institutionnel dans lequel prend place la guerre, contexte qui ne dépend

évidemment pas d'une décision politique ou stratégique. Et Clausewitz lui-même

remarque cette contingence lorsqu'il constate que ce n'est que dans les guerres

modernes – depuis Louis XIV et les traités de Westphalie – que l'armée peut être

qualifiée stricto sensu d'instrument « entre les mains des Cabinets269 ». Il n'existe

pas, en effet, de « classe militaire indépendante » avant cette époque. Aussi les

souverains étaient-ils, avant l'apparition d'une telle classe, dépendants de leurs

vassaux pour ce qui est d'obtenir les forces nécessaires et le commandement de

ces forces n'était pas complètement unifié. Ce n'est que lorsque les gouvernements

se dotent d'une classe militaire indépendante financée au moyen de l'impôt qu'une

telle unification devient possible : le gouvernement revendique désormais avec

succès le monopole de la violence physique légitime en se garantissant la

disposition exclusive des forces armées sur un territoire donné. Dès lors,

l'élaboration d'un plan de guerre qui suppose un commandement unifié ne pose

268Ibid., p. 215. Le vocabulaire de l'absolu risque néanmoins d'introduire une ambiguïté puisque
les fins politiques se définissent par leur relativité car si elles étaient véritablement absolues, il
serait inconcevable que la violence ne montât pas chaque fois aux extrêmes, aucune dépense de
moyens ne pouvant être excessive dès lors que la fin est posée comme valant absolument.
269De la guerre, op. cit., p. 366.

111
Clausewitz, de la violence à l'État

plus de problème. On voit donc bien que, même s'il ne développe pas sa réflexion

dans cette direction, Clausewitz est au moins partiellement conscient de la

contingence historique de la relation purement instrumentale et hiérarchique

existant entre les trois niveaux. Celle-ci n'est valable que dans un certain contexte

institutionnel. La référence aux traités de Westphalie n'est d'ailleurs pas anodine :

cette relation instrumentale n'est valable que pour des états souverains territoriaux,

donc dans un contexte westphalien des relations internationales270.

Mais Clausewitz ne peut évidemment pas approfondir cette intuition car

elle saperait comme telle la prétention de sa théorie à une validité universelle et

surtout anhistorique. Car Clausewitz admet, on l'a dit, un postulat idéaliste en tant

qu'il suppose l'existence d'un essence de la guerre qui subsiste par-delà les

variations historiques271. Or, en tant que la définition trinitaire est l'expression de

cette essence dans la mesure où elle enveloppe les trois types de déterminations

s'appliquant à toute guerre, c'est la relation instrumentale entre les trois niveaux

que Clausewitz retient comme étant le contenu de cette essence. Par conséquent,

le niveau stratégique est nécessaire quant à son statut théorique car admettre qu'il

n'ait pas nécessairement ce statut de médiation entre politique et tactique,

médiation sur laquelle est gagée l'effectivité de la relation instrumentale de la

politique à la guerre, ce serait admettre une relativisation de la validité de la

théorie incompatible avec le postulat idéaliste.

L'interprétation instrumentaliste n'a donc de validité que contextuelle mais,

lorsqu'elle est valide, on voit que c'est sur la médiation entre politique et tactique

qu'opère le niveau stratégique qu'est gagée l'effectivité de la maîtrise politique du

270Dans tout ce paragraphe, nous avons commenté librement les pages 365 à 368 de De la guerre.
271Ibid., p. 47 : l'objet de la théorie est de « scruter l'essence » de la guerre.

112
Clausewitz, de la violence à l'État

déploiement de la violence. En effet, la distribution des combats dans le temps et

dans l'espace explique que la guerre, dans son ensemble, ne consiste pas en une

montée aux extrêmes – qui ne vaut que pour les combats –, si bien qu'une

utilisation de ces combats dans un plan de guerre au service d'une fin politique

devient possible. En somme, aucune relation instrumentale n'est possible sans une

distribution des combats dans le temps et dans l'espace.

Il s'ensuit donc que, de même que nous avions identifié deux préconditions

contextuelles-institutionnelles sans la réunion desquelles une maîtrise politique du

déploiement de la violence de guerre est impossible – l'existence d'états

territorialement organisés et l'existence d'une situation sociale et politique

relativement semblable entre ces états –, la reconstruction rationnelle du concept

d’État dans De la guerre aboutit à la mise en évidence de deux conditions

proprement institutionnelles rendant effective cette maîtrise. Cette maîtrise n'est

effective que pour autant que, négativement, une séparation institutionnelle du

gouvernement et du peuple est établie, séparation au moyen de laquelle la montée

aux extrêmes est bloquée au seul niveau tactique libérant l'espace nécessaire à

« l'intelligence de l’État personnifié », et que, positivement, une médiation

stratégique entre le niveau politique et le niveau tactique existe en tant qu'elle

coordonne effectivement les combats en vue d'un objectif militaire déterminé

d'après une fin politique. La réunion de ces deux conditions institutionnelles rend

intelligible l'effectivité de la maîtrise politique du déploiement de la violence.

Clausewitz et le dispositif institutionnel étatique

Quels sont donc les acquis de la reconstruction rationnelle du concept

d’État chez Clausewitz telle que nous l'avons entreprise ? Bien qu'il ne soit jamais

113
Clausewitz, de la violence à l'État

thématisé comme tel, on constate qu'un tel concept est pourtant bel et bien

présupposé dans toute l'argumentation de De la guerre. En effet, la validité même

de cette théorie demeure sous la dépendance de l'existence d'un certain dispositif

institutionnel étatique. Or, bien qu'il semble apercevoir l'historicité d'un tel

dispositif, Clausewitz n'approfondit néanmoins pas cette intuition dans la mesure

où elle paraît devoir saper la légitimité de sa prétention à élaborer une théorie

universellement et anhistoriquement valide. La présence d'un tel dispositif est

donc bien la condition de validité de sa théorie.

A cela s'ajoute que l'historicité de ce dispositif institutionnel s'éprouve

avant tout dans la contingence, ou l'absence de substance, du niveau stratégique.

Or, De la guerre se présente comme portant spécifiquement sur la stratégie 272. Ce

n'est donc pas seulement la validité de la théorie, mais la possibilité même de sa

rédaction qui dépend de l'existence d'un tel dispositif, car – cela va de soi – sans

l'existence d'un niveau stratégique, il n'y a pas de théorie de la stratégie. Mais,

comme l'existence de ce dispositif est toujours seulement présupposée, seule une

reconstruction rationnelle de celui-ci était à même de l'expliciter.

Ce dispositif enveloppe deux propriétés majeures. D'une part, il opère une

séparation institutionnelle du gouvernement et du peuple. En tant que telle, cette

caractérisation n'a rien d'original. En effet, la constitution progressive d'un organe

politique séparé de la société civile est un processus bien connu de l'histoire

politique de la modernité273. Néanmoins la reconstruction des intuitions

institutionnalistes de Clausewitz ne se justifie pas par leur originalité – elles sont

en elles-mêmes finalement assez banales ou, du moins, connues – mais par le

272Ibid., p. 43-44.
273Critique de l’État, op. cit., passim.

114
Clausewitz, de la violence à l'État

décalage que cette reconstruction opère du fait que ces intuitions prennent

naissance dans une théorie de la guerre et non dans une théorie politique au sens

classique. Ainsi, la nécessité d'une séparation de l'instance politique et du peuple

n'est pas justifiée par des arguments classiques relatifs aux concepts de loi, de

droit – naturel ou positif – ou de liberté mais par des raisons purement

instrumentales : la séparation du gouvernement et du peuple, en tant qu'elle

préserve le premier de la montée aux extrêmes qui se déploie dans les combats,

garantit l'espace nécessaire à la maîtrise intelligente – ou rationnelle – du cours de

la guerre274. Ce faisant, Clausewitz établit que la maîtrise rationnelle du

déploiement de la violence ne va pas nécessairement de soi – ce que tendent à

sous-estimer la plupart des théories partant de l'analyse de l'institution politique

plutôt que de la guerre en tant qu'elle implique nécessairement un tel déploiement.

D'autre part, ce dispositif institutionnel institue aussi une médiation

permettant de surmonter la séparation institutionnelle du gouvernement et du

peuple. En effet, si cette séparation est la condition sine qua non sans laquelle la

possibilité même d'une intelligence de l’État personnifié ne saurait subsister, elle

ne suffit pas à élucider la condition d'une maîtrise effective du déploiement de la

violence pendant la guerre. Il faut qu'existe une instance médiatrice qui, par la

distribution des combats dans le temps et l'espace, établit effectivement la relation

instrumentale entre la politique et la guerre. La guerre n'est stricto sensu un

instrument de la politique que pour autant que la politique conserve sa maîtrise sur

274Une traduction de cette intuition dans les termes des théories politiques classiques aboutirait
sans doute à formuler l'idée suivant laquelle cette séparation garantirait l'espace nécessaire à
une réflexivité de la société condition de la maîtrise positive de son destin. Ce rapport de
réflexivité est par exemple au cœur de la philosophie de l'histoire développée par Marcel
Gauchet dans toute son œuvre. A ce sujet, on pourra consulter La révolution moderne.
L'avènement de la démocratie I, Gallimard, « Folio essais », Paris, 2013. Néanmoins, une telle
traduction aurait peu de sens tant c'est par le décalage qu'elle produit par rapport aux théories
politiques classiques que vaut l'analyse clausewitzienne.

115
Clausewitz, de la violence à l'État

l'intégralité du processus et non sur son seul déclenchement. Ce dispositif

institutionnel n'est en fait que l'explicitation de ce que présuppose la définition

trinitaire établissant la triple détermination de la forme de la guerre par la violence

– qui relève du peuple et de la tactique –, la libre activité de l'âme – qui appartient

au commandement et à la stratégie – et l'entendement pur – qui se rapporte au

gouvernement et à la politique275. Cette intuition d'une médiation nécessaire entre

peuple et gouvernement, pour être plus originale que celle d'une séparation

institutionnelle, n'est pas absolument inédite276. Mais, encore une fois, l'essentiel

est moins l'originalité de la « théorie clausewitzienne de l’État » en tant que telle

que le décalage méthodologique qu'elle rend possible. Ainsi, l'élucidation de la

médiation stratégique montre avant tout sa contingence c'est-à-dire pose la

question – sans évidemment la résoudre – des conditions d'une maîtrise effective

de la violence dans un dispositif institutionnel différemment agencé.

La conception que se fait Clausewitz de l’État est donc nettement

hiérarchique en tant qu'elle consiste dans la distinction de trois niveaux

institutionnels fonctionnellement dépendants mais culminant dans l'affirmation de

l'autonomie du gouvernement qui, in fine, demeure le lieu de la liberté dont

l'impulsion est transmise aux niveaux inférieurs. Certes, le peuple n'est pas tout à

fait amorphe puisque c'est à son niveau que s'initie la tendance de la violence à

monter aux extrêmes. Mais cette tendance naît de passions et n'est analysée qu'en

tant qu'elle requiert son dépassement, pour parler en termes hégéliens, dans un

dispositif institutionnel qui rende sa maîtrise à la fois possible et effective. A cet

275De la guerre, op. cit., p. 69.


276On en trouve par exemple un analogue politique dans la promotion hégélienne des
fonctionnaires au rang de classe universelle. Cf. Principes de la philosophie du droit, op. cit.,
p. 329 et, un peu plus tard, mais dans des proportions bien plus impressionnantes dans la
Science de l'administration élaborée par Lorenz von Stein.

116
Clausewitz, de la violence à l'État

égard, force est d'évoquer l'analogie – qui n'est rien d'autre qu'une analogie –

existant entre une telle conception et la construction théorique hégélienne qui pose

que les contradictions sociales requiert leur dépassement politique dans la sphère

de l’État. Mais cette analogie ne doit pas tromper : une telle conception

hiérarchique du dispositif institutionnel est somme toute classique à l'époque où

écrit Clausewitz277. Il ne s'agit donc pas d'affirmer contre l'évidence même son

caractère foncièrement original resté jusqu'ici inaperçu, mais de maintenir le

paradoxe : Clausewitz se fait une fort idée classique de l’État, idée qu'il ne

thématise même pas, et pourtant, ce qu'il dit de l’État n'en est pas moins instructif

pour la théorie politique.

Il n'est certes pas impossible de tirer des enseignements politiques positifs

– au sens classique – de De la guerre278. Mais il nous semble néanmoins que si

Clausewitz doit être considéré comme un penseur de la politique, et non

seulement de la guerre, c'est en vertu du décalage auquel ouvre sa théorie. Plutôt

que par les éléments purement positifs d'une théorie politique implicite – éléments

sans grande originalité en tant que tels – c'est par la corrélation toujours

maintenue de ces éléments avec le problème de la violence de guerre que

Clausewitz peut être considéré comme un penseur de la politique. Car la guerre

dont il fait la théorie est déterminée quant à sa forme par l'existence d'un certain

dispositif institutionnel et c'est par le regard médiatisé qu'elle permet de poser sur

ce dispositif que cette théorie est politiquement instructive. In fine la question qu'il

277Bien qu'elle soit néanmoins très vivement critiquée par nombre de penseurs de la génération
suivante opérant une réévaluation du concept de société civile soustrait à son statut de
subordination nécessaire à l’État. Sur la question, on consultera Jean-François Kervégan,
« L’État après Hegel : le dépassement social du politique », in Simone Goyard-Fabre (dir.),
L’État moderne. Regards sur la pensée politique de l'Europe occidentale entre 1715 et 1848,
Vrin, « Histoire des idées et des doctrines », Paris, 2000, p. 291-305.
278C'est ce que font, chacun à leur manière, Louis Germain et Éric Weil.

117
Clausewitz, de la violence à l'État

pose est donc bien : à quelles conditions institutionnelles une maîtrise politique de

la violence de guerre est-elle possible ?

En somme, la reconstruction rationnelle du concept d’État dans De la

guerre aboutit au paradoxe – seulement apparent – que Clausewitz n'a pas grand

chose à dire sur le dispositif institutionnel étatique en tant que tel. En revanche,

elle établit la corrélation entre un certain agencement du dispositif institutionnel

étatique et l'effectivité de la maîtrise politique de la violence de guerre. Par

conséquent, il appert que cette maîtrise ne va pas de soi. C'est ici que s’insère

l'enseignement spécifiquement politique que l'on peut tirer de Clausewitz : si cette

maîtrise n'est pas nécessaire, c'est que l'institution dont dépend son effectivité est

précaire quant à son existence – au sens où elle n'est pas assurée de se maintenir

comme telle dans la durée. L'étude du dispositif institutionnel présupposé par

Clausewitz ouvre donc à une pensée de la contingence des institutions politiques.

Une pensée de la précarité de l'institution

La maîtrise politique du déploiement de la violence de guerre n'a donc par

elle-même aucune nécessité. Du moins, celle-ci, telle qu'elle est analysée par

Clausewitz, est gagée sur un agencement institutionnel particulier qui laisse au

moins en suspens la question de ses conditions de possibilité et d'effectivité dans

le cadre d'un agencement différent. L'élucidation de cette corrélation entre

agencement du dispositif institutionnel et effectivité de la maîtrise de la violence

telle qu'elle est opérée par une interprétation institutionnaliste introduit donc, sur

des bases nouvelles, au questionnement de l'actualité de Clausewitz non plus

relativement au seul problème de l'intelligence des guerres contemporaines mais

aussi à celui, plus large, de la relation entre violence et politique. Néanmoins,

118
Clausewitz, de la violence à l'État

avant d'aborder ce questionnement il nous reste encore à analyser l'articulation

qu'opère le texte de De la guerre entre considérations descriptives et normatives.

Car si, pour Clausewitz, la prétention à élaborer une théorie dont la validité est

universelle et anhistorique aboutit logiquement à l'abandon de toute prétention à

établir une doctrine positive279 qui suppose de formuler des règles d'action

relativement à un objet qui, par essence, demeure étranger à de telles règles en

tant qu'elles impliquent une application systématique280, il n'en demeure pas moins

que la théorie se justifie par son utilité pratique car, par elle, « le savoir devient

pouvoir281 ». La théorie ne fournit pas des règles d'action mais des principes

pratiques généraux. Elle ne fait qu'expliciter ce dont le chef d’État et le stratège

doivent tenir compte dans leur décision, s'ils veulent agir rationnellement.

Une praxéologie de la prudence

De la guerre ne se donne donc pas à lire comme une étude dénuée de toute

considérations pratiques. Au contraire même, l'un des enjeux essentiels de

l'ouvrage est bien de surmonter l'opposition aporétique entre théorie et pratique 282.

Néanmoins, cela ne saurait se faire au moyen de l'élaboration d'une méthode. En

effet, une méthode consisterait en la formulation d'un certain nombre de règles

d'action dont l'application serait mécanique dans la mesure où elles se

substitueraient à la spontanéité du commandant. La méthode est en effet

couramment définie comme un « programme réglant d'avance une suite

d'opérations à accomplir et signalant certains errements à éviter, en vue d'atteindre

279De la guerre, ibid., p. 133-136.


280Toute doctrine sous-estime la non-linéarité de la guerre, pourrait-on dire en reprenant l'analyse
d'Alan Beyershen, « Clausewitz, Nonlinearity, and the Unpredictability of War », art. cit.
281De la guerre, ibid., p. 142-143.
282Ibid., p. 134-136.

119
Clausewitz, de la violence à l'État

un résultat déterminé283 ». Mais l'établissement d'un tel programme est

contradictoire avec l'essence bien comprise de la guerre. En effet, pour que celui-

ci soit possible et adéquat à son objet, il faudrait que la guerre se donne comme

quelque chose d'amorphe et, surtout, de disponible. Si sa structure ne dépendait

que de l'ordre que le commandant et, plus largement, les hommes y mettaient,

l'établissement d'un tel programme serait à la fois possible et nécessaire dans la

mesure où ce serait là le seul moyen de s'en assurer la maîtrise. Mais alors, le

commandement militaire ne nécessiterait qu'un savoir technique. Il s'agirait

simplement de savoir quelle règle s'applique à quel cas. Ce serait certes là un

moyen de surmonter l'opposition entre théorie et pratique – mais au prix d'une

incompréhension de ce qu'est la guerre.

Car la guerre est avant tout imprévisible284. Elle ne se donne nullement

comme disponible au sens de ce qui est pleinement maniable. Si l'intelligence de

la guerre dépend de sa réinscription dans la relation instrumentale qui préside à

son déclenchement et à sa maîtrise politique, il ne s'ensuit néanmoins pas qu'elle

ait le mode d'être de l'outil. En effet, l'outil se caractérise par sa maniabilité, son

être-à-portée-de-main dirait Heidegger285, c'est-à-dire, du point de vue de l'agent,

par sa passivité et son absence d'effets de retour indésirables. Or, telles ne sont pas

les propriétés de la guerre. Car, elle « n'est pas l'action d'une force vive sur une

masse morte, mais […] la collision de deux forces vives 286 ». Plus largement,

l'ensemble des déterminations contextuelles tend à singulariser à tel point chaque

guerre et, au sein de chaque guerre, chaque combat, qu'il est impossible d'élaborer

283Vocabulaire technique et critique de la philosophie, vol.1, op. cit., p. 624.


284« Clausewitz, Nonlinearity, and the Unpredictability of War », art. cit.
285Martin Heidegger, Être et temps, Édition numérique hors commerce, trad. Emmanuel
Martineau, p. 74.
286De la guerre, op. cit., p. 54.

120
Clausewitz, de la violence à l'État

des règles méthodiques qui soient logiquement antérieures à l'examen du

contexte287. Enfin, le contexte lui-même n'est pas donné une fois pour toute durant

tout le déroulement de la guerre – on ne peut ainsi pas absolument prévoir l'entrée

d'un nouvel état en guerre ou, au contraire, la signature d'un armistice séparé, par

exemple. Comment dès lors penser que la conduite de la guerre puisse être

justifiable d'une méthode ?

Toute situation étant singulière, « le savoir nécessaire à une fonction

militaire supérieure » consiste en « une étude et une réflexion qui extraient par

une sorte d'instinct intellectuel l'esprit qui président aux phénomènes de la vie288 ».

La valorisation de l'instinct est aussi au cœur de l'analyse clausewitzienne du

génie guerrier notamment à travers son analyse du coup d’œil289. Cet instinct n'est

pourtant pas une intuition pure se fondant en dernière analyse sur l'exceptionnalité

de l'esprit du commandant, intuition qui serait alors soustraite à toute entreprise

théorique. Au contraire, la fonction même de la théorie est la mise en évidence de

la multiplicité des facteurs dont il faut tenir compte. Mais cette mise en évidence

ne saurait aboutir la la formulation de règles d'action sans sous-estimer

l'imprévisibilité de toute guerre. La théorie a donc d'abord une fonction

pédagogique ou didactique en ce sens qu'elle doit sensibiliser l'esprit à la manière

dont la forme de la guerre peut être déterminée par les facteurs les plus divers. Le

génie militaire se distingue alors par la richesse et la justesse de la synthèse

intuitive à laquelle il parvient et qui sous-tend le plan de guerre qu'il élabore.

Cependant la réponse adéquate à un contexte singulier ne saurait être l'objet d'une


287Encore une fois, il serait assez vain de tenter de proposer une liste exhaustive de toutes ces
déterminations contextuelles dans la mesure où leur identification est quasi-coextensive au
texte entier de De la guerre. Il est plus intéressant d'analyser les conséquences pratiques
impliquées.
288Ibid., p. 141.
289Ibid., p. 84-102.

121
Clausewitz, de la violence à l'État

déduction méthodique et a priori. Elle doit être l'élaboration de « la libre activité

de l'âme290 » qui caractérise en propre le génie militaire.

L'opposition entre théorie et pratique est ainsi surmontée par

l'identification du statut praxéologique de la théorie de la guerre. La praxéologie

définit couramment la science ou théorie de l'action. Mais l'action n'est pas un

phénomène naturel régi par une légalité objectivement nécessaire. Au contraire,

pour être intelligible, elle doit être rapportée à un agent considéré sous l'espèce de

sa liberté. En ce sens, l'action ne saurait se réduire à la simple réalisation d'un

programme prédéfini – à une méthode. En termes arendtiens, on pourrait dire que

ce serait là rabattre l'action sur la fabrication en tant que celle-ci n'implique pas la

capacité à initier une nouvelle série causale 291. La théorie clausewitzienne de la

guerre est une théorie de la guerre en tant qu'appartenant à la catégorie de l'action,

c'est-à-dire en tant que la propriété d'imprévisibilité lui appartient

essentiellement292.

Mais cette imprévisibilité n'est pas l'apanage du seul niveau stratégique en

tant qu'il doit être rapporté à la libre activité de l'âme du commandant. En effet,

elle est aussi caractéristique du niveau politique. Car, si la guerre est imprévisible

quant à son déroulement, aucun plan de guerre ne saurait être fixé une fois pour

toute. La fin politique n'est pas un législateur despotique et elle s'adapte à la

nature des moyens dont elle dispose « ce qui l'amène souvent à se transformer

290Ibid., p. 69.
291Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, « Agora », Paris, 1994, trad.
Georges Fradier, notamment « La substitution traditionnelle du faire à l'agir », p. 282-295.
292Arendt ajoute, en tant que propriétés ontologiques de l'action, l''irréversibilité et l'anonymat –
en tant que l'action implique la participation d'une pluralité d'agents. Si Clausewitz thématise
moins ces deux concepts, il n'en demeure pas moins qu'ils sont bien des propriétés de la guerre
telle qu'il l'analyse. On remarquera néanmoins, pour marquer les limites de ce rapprochement,
que l'hétérogénéité de l'action et de la perspective instrumentale demeure, on s'en doute,
fondamentalement étrangère à la pensée de Clausewitz.

122
Clausewitz, de la violence à l'État

complètement293 ». Il existe une relation dialectique entre les différents types de

déterminations. En particulier, la politique ne saurait déterminer adéquatement la

forme de la guerre indépendamment de toute considération relative au contexte de

la guerre. Si un chef d’État déclenchait une guerre sans connaître les moyens dont

chaque état dispose, sans déterminer une fin, sans élaborer un plan de guerre

adéquat, etc., il agirait de manière irrationnelle et irresponsable et, par là même, se

rendrait finalement impuissant à maîtriser effectivement le déploiement de la

violence de guerre.

La différence entre le niveau politique et le niveau stratégique renvoie

ainsi, en fait, à deux modalités distinctes de l'action. Le gouvernement et, plus

encore, le chef d’État, en tant qu'instances autonomes de décision, fixent les fins

politique de la guerre. Par conséquent, il revient au niveau politique d'initier

l'action – et cela y compris pour le défenseur puisque la guerre ne commence

vraiment que lorsque le défenseur décide de résister 294. Le niveau politique revoie

donc à la modalité de l'agir dont l'efficacité requiert une juste évaluation du

contexte. Le niveau stratégique, quant à lui, renvoie à la modalité du réagir295 . En

effet, une fois la guerre décidée et le plan de guerre fixé, il s'agit de réagir au

mieux à et dans un contexte donné afin de maximiser les avantages obtenus par

les manœuvres et les combats. Néanmoins, aux deux niveaux, la guerre est

considérée sous l'espèce de son imprévisibilité.

293De la guerre, op. cit., p. 67.


294Ibid., p. 416. Il n'y a donc pas, dans une guerre, un agent et un patient, mais bien deux agents.
295Le niveau tactique, quant à lui, en tant qu'il est le lieu de la montée aux extrêmes qui suit d'une
exacerbation des passions, renvoie plutôt à la modalité du pâtir. Or, en ce sens, il ne renvoie
pas immédiatement au concept de liberté en tant qu'elle détermine la forme de la guerre. Il ne
s'agit pas par là de vider le niveau tactique de toute substance – il faut simplement rappeler que
la liberté, au niveau tactique, se limite à la proposition d'un combat paraissant le plus
avantageux possible – donc ex ante – mais ne pénètre pas directement la détermination de la
forme du combat pendant son déroulement.

123
Clausewitz, de la violence à l'État

Or, si la guerre est imprévisible, sa théorie en tant que praxéologique

s'adosse nécessairement à une théorie de la prudence. En effet, une théorie de

l'action en guerre ne saurait s'articuler à un concept déontologique de raison

pratique de facture kantienne par exemple296. En effet, un tel concept suppose que

la détermination du mobile de l'action est possible a priori et doit pouvoir ne

dépendre aucunement des conséquences éventuelles de l'action. Suivant un tel

concept de raison pratique, la détermination de l'action adéquate ne saurait tenir

compte de la propriété d'imprévisibilité inhérente au concept de guerre. Le

problème proprement pratique ne dépasserait pas celui de la subsomption du cas

particulier sous la loi générale, voire universelle 297. Par conséquent, un concept

déontologique de raison pratique se rendrait aveugle à la singularité propre de

chaque guerre en même temps qu'il aboutirait à une sous-estimation du contexte

d'incertitude rendant à la fois urgent et nécessaire le jugement stratégique298.

Inversement, un théorie de l'action en guerre ne saurait pas plus s'articuler

à un concept strictement conséquentialiste de raison pratique299. En effet, un tel

concept postulerait la faisabilité d'un examen complet des conséquences possibles

de l'action. Ce faisant, la propriété d'imprévisibilité de la guerre serait encore une

fois escamotée puisqu'une nomenclature des états possibles du monde 300 demeure

296Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Flammarion, « GF », Paris, 2003, trad. Jean-
Pierre Fussler.
297Il va de soi que, dans cette discussion, nous neutralisons la spécificité proprement morale du
concept kantien de raison pratique – difficilement compatible avec une théorie praxéologique
de la guerre – pour n'en retenir, en quelque sorte, que la structure formelle. La démarche serait
certes contestable si nous prétendions commenter la pensée kantienne car il est loin d'être
évident qu'une telle neutralisation puisse être fidèle à sa philosophie pratique. Mais nous ne
retenons de celle-ci que le schème ou, pour ainsi dire, le type idéal d'un concept déontologique
de raison pratique.
298Emmanuel Terray insiste à juste titre sur cet aspect de la pensée de Clausewitz. Cf. Clausewitz,
op. cit., notamment p. 225-229.
299Par exemple, Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, Vrin,
« Analyse et philosophie », Paris, 2011, trad. Emmanuelle de Champs et Jean-Pierre Cléro.
300Nous empruntons l'expression de « nomenclature des états du monde » à André Orléan qui
l'utilise néanmoins dans un autre contexte. Cf. L'empire de la valeur. Refonder l'économie,

124
Clausewitz, de la violence à l'État

possible en droit. L'imprévisibilité de la guerre n'est pas réductible à une simple

incertitude probabiliste car même l'improbable peut toujours faire l'objet d'une

étude prévisionnelle. L'instrumentalisme de Clausewitz n'aboutit donc pas à une

éthique conséquentialiste telle qu'elle est élaborée par les premiers penseurs de

l'utilitarisme.

Sa théorie praxéologique de la guerre aboutit plutôt dans la promotion

d'une rationalité prudentielle qui rappelle bien plutôt Aristote que Kant ou

Bentham. En effet, le concept de prudence chez Aristote 301 a immédiatement

rapport avec la contingence du monde sublunaire : chaque cas est différent,

chaque action est partiellement imprévisible. La détermination du juste milieu en

quoi consiste la prudence ne saurait donc suivre de la simple application d'une

règle. Elle requiert au contraire de l'expérience, raison pour laquelle seul l'homme

prudent est la mesure de la prudence. Sans postuler une influence directe ou

indirecte d'Aristote sur Clausewitz, influence que rien n'atteste, force est de

constater l'homologie relative de leurs considérations praxéologiques. Car pour

l'un comme pour l'autre il est impossible d'établir une règle d'action préalablement

à l'examen du contexte particulier au sein duquel l'action doit prendre place. Le

jugement pratique est irréductiblement lié à la contingence contextuelle de l'action

rendant impossible les systèmes du moins à la manière de von Bülow et Jomini302.

Il s'ensuit donc logiquement que l'instrumentalisme de Clausewitz culmine

dans une praxéologie de la prudence. En effet, la relation instrumentale entre la

Seuil, « Points économie », Paris, 2013, p. 117.


301Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, 1997,
trad. Jules Tricot, notamment p. 284-287. Pour un exposé magistral de la philosophie pratique
d'Aristote, on se rapportera évidemment à Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF,
« Quadrige », Paris, 2014.
302Ces deux théoriciens de la guerre sont implicitement visés dans la préface, cf. De la guerre,
op. cit., p. 47-48, comme ne proposant « qu'un tissu de banalités, de lieux-communs et de
radotages » sous couvert de cohérence et de complétude.

125
Clausewitz, de la violence à l'État

politique et la guerre ne saurait être seulement gagée sur un certain agencement du

dispositif institutionnel. Dans la mesure où l'intelligence de la guerre suit de sa

réinscription dans une relation instrumentale, la théorie de la guerre ne peut

qu'aboutir à une praxéologie. Car, si la guerre est un instrument, on ne saurait

faire l'économie d'une réflexion sur les conditions d'une utilisation adéquate de

celle-ci. Or, à l'imprévisibilité de la guerre, seule convient une rationalité de type

prudentiel. Mais il s'ensuit aussi que même la présence d'un agencement du

dispositif institutionnel permettant l'effectivité d'une maîtrise politique du

déploiement de la violence ne suffit pas absolument à garantir cette effectivité

puisqu'une action irrationnelle ou imprudente demeure toujours possible.

L'effectivité précaire de la maîtrise politique de la violence

La praxéologie clausewitzienne de la prudence est, en tant que telle, bien

connue des commentateurs qui la retiennent couramment comme étant au cœur de

la pensée du militaire. En revanche, la relation entre cette praxéologie et

l'agencement du dispositif institutionnel étatique reste plus souvent inaperçue. On

a vu, en effet, que la possibilité même d'une telle praxéologie était corrélative d'un

certain agencement de ce dispositif si bien qu'agencement institutionnel favorable

et prudence dans l'usage de la violence apparaissent in fine comme les deux

conditions d'une maîtrise politique de la violence. Même lorsque la relation

hiérarchique verticale des trois niveaux est présente, un usage imprudent de la

violence demeure possible. Or un tel usage imprudent risque toujours d'entraîner

une perte de la maîtrise politique du cours de la guerre. Un déploiement de forces

en excès ou en défaut, un plan de guerre insuffisamment corrélé aux fins

politiques poursuivies ou aux moyens disponibles, etc., sont des possibilités

126
Clausewitz, de la violence à l'État

irréductibles de toute guerre – et dans de tels cas la maîtrise politique devient,

sinon impossible, du moins largement compliquée. En ce sens, il existe une

précarité caractéristique de cette relation de maîtrise en ce sens que, même

effective à un instant donné, elle n'est jamais assurée de perdurer.

Cette précarité se joue à plusieurs niveaux. Elle est propre à toute guerre

en tant qu'elle est un déploiement de violence. En effet, si la guerre est un

instrument de la politique sans en être un outil c'est avant tout parce qu'elle est

imprévisible. Aussi, ce n'est pas parce que la maîtrise est effective à un moment

donné qu'elle le sera encore à l'avenir. Car tout déploiement de violence se produit

dans le temps si bien que la praxéologie de la prudence doit être comprise dans

son extension temporelle. Or, l'allongement du conflit tend à exacerber les

passions303. Aussi le maintien d'une rationalité prudentielle semble se compliquer à

mesure que le conflit s'allonge rendant ainsi précaire la maîtrise politique.

On pourra objecter, néanmoins, que la montée aux extrêmes étant propre

au niveau tactique et ce niveau étant institutionnellement séparé du niveau

politique, on voit mal comment elle pourrait finalement compliquer la relation de

maîtrise politique sur celui-ci par le seul effet de l'intervention de la durée. Or, une

telle objection est justifiée car, en tant que telle, la montée aux extrêmes ne se

réalise que dans et par les combats. Et la stratégie consistant en l'organisation des

combats en vue de la réalisation de fins politiques, il n'y a pas de raison a priori

pour qu'une contagion s'opère d'un niveau à l'autre. Et pourtant, Clausewitz

remarque lui-même que « même les nations les plus civilisées peuvent être

entraînées par une haine féroce304 ». Si la relation hiérarchique et verticale entre

303Ibid., p. 52-53.
304Ibid., p. 52.

127
Clausewitz, de la violence à l'État

les trois niveaux suffisait absolument à prévenir tout risque de montée aux

extrêmes, il n'y aurait pas la même nécessité à élaborer une praxéologie de la

prudence. Il s'ensuit que cette relation hiérarchique et verticale est à la fois

nécessaire et insuffisante à la garantie complète de la maîtrise politique de la

violence de guerre.

Il faut donc que nous puissions rendre compte de cette possibilité d'une

montée aux extrêmes malgré la séparation institutionnelle du peuple et du

gouvernement. Ainsi nous serons à même d'expliquer pleinement le déploiement

extrême de violence qui caractérise les guerres de la Révolution et de l'Empire.

Car, si nous avons vu qu'il suivait d'une différence des situations sociales et

politiques entre les états impliqués, cela ne rendait compte, en quelque sorte, que

de l'occasion mais pas encore de la cause réelle 305. La question qui se pose est

donc la suivante : comment se fait-il qu'une telle différence ait impliqué un

déploiement extrême de la violence ?

Une telle explication requiert ici encore de formuler des hypothèses. En

effet, si Clausewitz remarque bien le surcroît de violence caractérisant ces guerres

et s'il l'impute à une différence des situations sociales et politiques entre les états

impliqués, il n'explicite pas en revanche comment cette différence induit, en tant

que telle, ce surcroît de violence. Néanmoins, il est possible d'émettre une

hypothèse à la fois plausible et cohérente. En effet, la détermination trinitaire

établit une équivalence, on l'a vu, entre tripartitions facultaire et fonctionnelle-

institutionnelle. A chaque niveau – politique, stratégique et tactique – correspond

305L'introduction de cette distinction héritée de la métaphysique médiévale entre causes


occasionnelles et réelles ne vise qu'à mettre en évidence le fait que malgré le constat d'une
conjonction entre différence des situations sociales et politiques des états impliqués et surcroît
de violence, le mécanisme présidant à ce déploiement de violence en surcroît reste à ce stade
encore obscur.

128
Clausewitz, de la violence à l'État

à la fois un agent et une faculté. Mais, cette équivalence ne se donne pas à lire

comme sous-tendue par une thèse aristocratique postulant une hiérarchie

ontologique entre les individus, le peuple étant alors compris comme

ontologiquement inférieur parce que déterminé par ses passions. Il n'est que

fonctionnellement inférieur parce que, dans la guerre, il lui appartient de

combattre et non pas de diriger la guerre ni de coordonner les combats. Or, c'est

en tant qu'il combat que les passions dominent en lui l'intelligence et la libre

activité de l'âme. Mais il n'est en rien privé a priori de ces facultés. Clausewitz, en

somme, n'entreprend nullement de légitimer une hiérarchie fonctionnelle et

sociale en la rabattant sur une hiérarchie ontologique 306. Par conséquent, la

définition trinitaire ne fait qu'identifier la faculté correspondant au mieux à la

tâche fonctionnellement déterminée qui est propre à chacun des niveaux de la

hiérarchie, mais elle n'établit nullement que, dans les faits, cette faculté dominera

effectivement. Un chef d’État peut très bien agir de manière inintelligente et un

stratège appliquer mécaniquement des préceptes appris plutôt que d'élaborer

librement un plan qui soit en adéquation à une situation particulière. Ce qu'établit

la définition trinitaire, ce n'est donc pas que le chef d’État, parce que chef d’État,

agit nécessairement intelligemment, mais plutôt que c'est l'intelligence qui est le

critère à l'aune duquel son action doit être évaluée car c'est intelligemment qu'il

doit agir en tant que chef d’État.

Mais alors, il n'y a rien a priori qui empêche absolument le commandant

ou le chef d’État de voir leurs actions déterminées par les passions plutôt que la

libre activité de l'âme ou l'intelligence. Une telle détermination ne serait certes pas

306Michel Foucault propose une intéressante généalogie de ces stratégies de légitimation, du


XVIe au XXe siècle, dans « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-
1976, Seuil, « Hautes études », Paris, 1997.

129
Clausewitz, de la violence à l'État

fonctionnellement adéquate, mais elle demeure pourtant possible. Or, si les

passions dominent les autres facultés, la praxéologie de la prudence est mise en

défaut du fait que le déploiement de la violence n'est plus immédiatement corrélé

à des fins politiques intelligemment – donc rationnellement – établies. Le surcroît

de violence des guerres de la Révolution et de l'Empire ne s'explique donc pas,

comme le croit Girard307, par un processus de contagion de la montée aux

extrêmes atteignant tous les niveaux. La tripartition fonctionnelle-institutionnelle

bloque cette possibilité. En fait, dans certaines situations, les agents ne se

déterminent pas comme ils le devraient conformément à leur position

institutionnelle. C'est là le premier niveau où s'établit la précarité de la relation de

maîtrise politique de la violence : il n'existe aucune assurance que les agents se

détermineront conformément à ce que requiert leur fonction institutionnelle 308 ; il

n'existe aucune assurance que chacun agisse prudemment.

Il nous faut néanmoins encore expliciter notre hypothèse : comment se

fait-il que les agents, durant les guerres de la Révolution et de l'Empire, ne se sont

pas déterminés conformément à leur position institutionnelle ? Du fait de la

différence des situations sociales et politiques des états impliqués, certes, mais

encore ? Deux facteurs explicatifs nous semblent corrélés. En premier lieu, la

Révolution française marque une rupture dans l'histoire politique européenne et

les guerres qu'elle entraîne ne peuvent pas s'analyser comme orientées vers la

réalisation de fins politiques relatives et modérées. C'est au contraire le régime

révolutionnaire lui-même qui doit être protégé en tant que capable de poser des

307Achever Clausewitz, op. cit., p. 170.


308On remarquera que cette précarité s'applique uniquement aux niveaux politiques et stratégiques
car, comme on l'a vu, le niveau tactique, en tant que siège du combat, relève plutôt de la
modalité du pâtir, ce qui annule a priori la possibilité d'une composition avec les facultés
active et réactive – intelligence et libre activité de l'âme.

130
Clausewitz, de la violence à l'État

fins politiques. Dès lors, la fin politique et l'objectif militaire ne diffèrent plus : la

fin politique est la victoire militaire309. Dès lors, il n'y a plus nulle place pour la

détermination intelligente, donc prudente, de fins politiques relatives et modérées

– la fin est absolue et l'action est déterminée par la volonté passionnée de

survivre. D'autre part, on a vu qu'Aron et Thomas Schelling insistaient sur

l'importance de la communication et de la connaissance relative de l'adversaire

dans le processus de limitation de la violence. Lorsque je pense pouvoir présumer

à juste titre des actions que l'adversaire est susceptible d'envisager effectivement,

un accord tacite quant à la modération du conflit est possible et rationnel. Mais

cette possibilité est corrélative de la similarité relative des adversaires 310. Lorsque

leur différence s'accroît, il faut que la défiance augmente 311. Or, la différence des

régimes impliqués dans les guerres de la Révolution et de l'Empire, puis les

situations de domination nationale ont dû largement compliquer ces mécanismes

de présomption. Un régime révolutionnaire ne raisonne plus en termes de

légitimité dynastique ; un sentiment d'humiliation nationale s'accorde mal avec

une situation de domination de fait, même matériellement favorable. Par

conséquent, l'intelligence a sans doute dû céder devant les passions concernant la


309Souvent, pour l’État, la défaite n'est qu'un « mal transitoire », mais dans le cas de la Révolution
française, la défaite serait un mal absolu puisqu'elle serait la fin de l’État tel qu'il existe. Cf. De
la guerre, op. cit., p 57-58 où l'un des facteurs expliquant la modération du déploiement de
violence lors des guerres apparaît être le caractère somme toute relatif de toute défaite.
310En somme, contre Girard, la similarité des adversaires limite la violence plus qu'elle ne
l'exacerbe. C'est, dans le vocabulaire d'Aron, la propriété des systèmes internationaux
homogènes que de permettre une plus grande limitation de la violence que les systèmes
hétérogènes, les systèmes homogènes étant définis comme « ceux dans lesquels les États
appartiennent au même type, obéissent à la même conception de la politique », Paix et guerre
entre les nations, Calmann-Lévy, « Pérennes », Paris, 2008, p. 108.
311Un exemple dans un tout autre contexte est donné par la différentiel de violence sur les fronts
Est et Ouest durant les deux guerres mondiales : la violence a toujours été bien plus importante
à l'Est car les adversaires se pensaient comme différents et donc comme n'étant pas liés par les
coutumes et normes du droit classique de la guerre. Il en est allé de même, durant la Seconde
guerre mondiale, concernant les rapports entre Japonais et Américains des deux côtés. Sur la
question, on lira avec intérêt Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao et
Henry Rousso (dir.), La violence de guerre 1914-1945. Approches comparées des deux conflits
mondiaux, Complexe, « Histoire du temps présent », Paris, 2002.

131
Clausewitz, de la violence à l'État

détermination de la forme de ces guerres. On est donc à même de comprendre ce

surcroît de violence malgré la présence formellement attestée d'une séparation

institutionnelle du gouvernement et du peuple ainsi que d'une hiérarchie verticale

des trois niveaux. Lorsque la différence des situations sociales et politiques entre

les états impliqués augmente trop, il devient difficile, voire impossible, pour le

chef d’État de se déterminer intelligemment, c'est-à-dire de poser des fins

politiques à la fois modérées et relatives, car il ne connaît pas suffisamment

l'adversaire pour que faire le « pari sur la raison312 » soit rationnel.

Mais on peut aussi étudier la précarité de cette relation de maîtrise à un

second niveau. Car, s'il n'existe aucune garantie institutionnelle que les agents se

détermineront conformément à leur fonction, on peut se demander en conséquence

si cette précarité « de niveau un », précarité proprement praxéologique, n'est pas

susceptible de menacer le dispositif institutionnel lui-même, introduisant par là

une précarité « de niveau deux » ou précarité institutionnelle. Nous serons plus

rapide sur ce point, puisque Clausewitz lui-même n'aborde pas la question. Mais il

nous semble tout de même nécessaire d'esquisser les linéaments d'un problème qui

paraît devoir se poser à la suite de ce que nous avons dit.

Revenons un instant sur les relations complexes existant entre violence et

politique telles que notre interprétation institutionnaliste a permis de les élucider.

La possibilité même d'une maîtrise politique de la violence suppose la présence

d'un certain dispositif institutionnel étatique impliquant à la fois une séparation

institutionnelle du peuple et du gouvernement et la mise en place d'une médiation

stratégique rendant effective cette maîtrise politique du déploiement de la

violence. Mais la guerre n'ayant pas le statut technique de l'outil, ce déploiement


312Penser la guerre, Clausewitz, t.2, p. 135.

132
Clausewitz, de la violence à l'État

doit toujours être régi en plus par une praxéologie de la prudence. Or, la

conformité du déploiement réel de la violence à cette praxéologie n'est pas

garantie a priori, ce qui rend précaire cette relation de maîtrise politique –

précarité « de niveau un ». On voit donc que la praxéologie de la prudence jouit

d'un rôle essentiel dans la démonstration puisqu'elle est in fine ce sur quoi repose

la maîtrise politique de la violence. Il faut un dispositif institutionnel favorable et

un déploiement prudent de la violence. Mais si ce déploiement n'est pas prudent,

ne peut-il pas s'ensuivre une rétroaction négative sur l'institution elle-même ? Car

ce dispositif institutionnel se justifie uniquement, dans le texte de Clausewitz –

qui ne s'embarrasse guère de justifications philosophiques au sens classique –, par

la relation de maîtrise qu'il rend possible et effective. Aussi, si la violence échappe

finalement à la maîtrise politique, ce dispositif n'a plus de justification. Plus

encore, il apparaît comme vain et inutile puisqu'il se révèle incapable d'accomplir

sa fonction qui est de maîtriser le déploiement de la violence de guerre.

Encore une fois, Clausewitz ne considère pas vraiment cette possibilité

puisqu'il se maintient volontairement dans le cadre de l'expérience 313 et que

l'expérience n'atteste nullement une telle vanité ou inutilité de l'institution. Les

guerres de la Révolution et de l'Empire sont l'exception plutôt que la règle et,

comme telle, elles n'invalident pas le modèle théorique de la maîtrise politique de

la guerre bien que le déploiement de violence qui les caractérise doive être intégré

dans ce modèle. Le militaire ne considère donc explicitement que la précarité

praxéologique et encore celle-ci n'est jamais considérée comme réellement

menaçante puisque le « plan grandiose314 » et l'individu exceptionnel doivent, on

313L'expérience demeure toujours la borne à laquelle s'arrêtent les spéculations philosophiques.


Cf. De la guerre, op. cit., p. 47.
314Ibid., p. 68.

133
Clausewitz, de la violence à l'État

l'a vu, pouvoir maintenir la maîtrise même sur un déploiement de la violence

extrême. Mais on ne peut néanmoins s'empêcher de poser les questions : et si ce

plan manquait ? Et s'il n'y avait pas de Napoléon ? Le dispositif institutionnel

saurait-il se maintenir alors qu'il ne remplit plus son unique fonction ? A quoi

tient-il ?

La double historicité corrélative de la guerre et de l'institution

Le déplacement de l'interrogation de la précarité praxéologique à la

précarité institutionnelle, d'un même mouvement, est appelé par l'entreprise

d'interprétation du texte et implique une sortie hors de la perspective théorique qui

était celle de Clausewitz lui-même. En effet, notre interprétation institutionnaliste

de De la guerre, si elle a insisté sur des aspects généralement moins étudiés du

texte, est restée jusqu'ici dans le cadre du propos clausewitzien, notamment en

explicitant ce qui relève pour l'auteur du présupposé et de l'évidence. C'est ainsi

que le militaire ne développe nullement une théorie positive de l'institution

étatique mais que la mise au jour de cette théorie implicite est requise à

l'intelligence du texte. Mais on butte ici sur une autre sorte d'obstacle : la théorie

clausewitzienne de la guerre ne peut nullement assumer ou même envisager

sérieusement le risque d'une précarité institutionnelle car ce serait alors admettre

le caractère exorbitant de sa prétention à une validité universelle et anhistorique

en tant que cette prétention elle-même est justement articulée à l'existence d'un

certain agencement du dispositif institutionnel en lui-même contingent. C'est la

raison pour laquelle Clausewitz ne peut pas approfondir ses intuitions déjà

relevées relatives à l'historicité propre au dispositif institutionnel étatique315.

315Par exemple, ibid., p. 365-368.

134
Clausewitz, de la violence à l'État

Mais, si l'on prend au sérieux cette historicité – donc si l'on opère une

sortie hors de Clausewitz à partir de Clausewitz en quelque sorte –, on aboutit à la

conclusion que Clausewitz pressent sans l'établir la double historicité corrélative

de la guerre et de l'institution. Plus précisément, Clausewitz perçoit bien

l'historicité de la guerre, « véritable caméléon316 », qui est même au cœur de son

projet théorique, mais il omet de la corréler à l'historicité du dispositif

institutionnel, alors même qu'il semble entrevoir cette liaison.

Quant à l'historicité de la guerre, elle est donc clairement perçue par

Clausewitz. En effet, les guerres de la Révolution et de l'Empire ont bien le statut

de rupture, réfutant définitivement les théories ne voyant dans la guerre qu'une

« sorte d'algèbre de l'action317 ». La guerre ne saurait être appréhendée comme un

acte purement rationnel – c'est pourquoi les théoriciens systématiques comme

Jomini ou Von Bülow318 se trompent profondément sur la nature de la guerre.

Clausewitz se fait d'ailleurs plusieurs fois historien de la guerre 319 mettant en

relation la forme de la guerre avec la structure des dispositifs institutionnels des

états impliqués. La guerre est chaque fois différente. En ce sens, Clausewitz fait

preuve d'une véritable conscience historique qui va jusqu'à esquisser une

épistémologie de l'usage méthodologiquement légitime et pertinent des références

historiques320.

Néanmoins, cette relation constatée n'est pas systématiquement élaborée –

et pour cause. En effet, la guerre étant un véritable caméléon, c'est-à-dire se

donnant à voir comme différente dans chaque cas, le seul moyen, selon
316Ibid., p. 69.
317Ibid., p. 53.
318Aron restitue bien l'ensemble des critiques adressées par Clausewitz à ces deux généraux. Cf.
Penser la guerre, Clausewitz, t.1, op. cit., p. 77-88 et 281-283.
319Notamment, De la guerre, op. cit., p. 680-690.
320Ibid., p. 171-177.

135
Clausewitz, de la violence à l'État

Clausewitz, de maintenir un concept unique de guerre malgré cette diversité

phénoménale historiquement constatée est de postuler l'existence d'une essence

des phénomènes de guerre321. C'est ce que nous avons qualifié de postulat

idéaliste. Pour que la guerre soit chaque fois la guerre malgré cette diversité

phénoménale, il faut qu'existe une structure commune à ces phénomènes. Or, cette

structure consiste en la tripartition fonctionnelle-institutionnelle telle qu'élaborée

par la définition trinitaire de la guerre. Mais, on a vu que cette tripartition est

corrélative d'un certain agencement du dispositif institutionnel en lui-même

contingent. Par conséquent, l'identification d'une essence de la guerre n'est opérée

par Clausewitz qu'au prix du refoulement de ses intuitions relatives à l'historicité

corrélative de la guerre et de l'institution. La diversité phénoménale des guerres

n'est intelligible qu'au moyen de l'hypostase d'un dispositif institutionnel en lui-

même contingent. Clausewitz se rend ainsi capable d'interpréter toutes les guerres

comme des occurrences diverses d'une seule et même essence 322. En somme, il

n'est possible, pour Clausewitz, de tenir en même temps l'unité d'essence et la

diversité phénoménale de la guerre qu'en la rapportant à un agencement du

dispositif institutionnel postulé toujours identique à lui-même. En quelque sorte,

la guerre n'est, quant à sa forme phénoménale, qu'une variable dont la

détermination requiert qu'elle soit rapportée à une constante : le dispositif

institutionnel en tant qu'il obéit à une tripartition hiérarchique et fonctionnelle.

Mais le gain d'intelligibilité obtenu sur le plan de synchronique de la

diversité phénoménale est perdu sur le plan diachronique de la succession

321Ibid., p. 47.
322C'est d'ailleurs l'un des intérêts majeurs de la démarche clausewitzienne que de tenter de
réconcilier une visée eidétique pourrait-on dire avec une claire conscience de l'historicité du
phénomène étudié.

136
Clausewitz, de la violence à l'État

historique. En effet, la démarche clausewitzienne consiste implicitement à rabattre

les différentes occurrences historiques de guerre sur le plan de contemporanéité de

la pure diversité phénoménale. Le postulat idéaliste, en tant qu'il pose l'existence

d'une essence anhistorique de la guerre, semble devoir avoir pour corrélat le

rabattement de la relation de succession sur la relation de contemporanéité : du

point de vue de l'essence de la guerre, toutes les guerres réelles, quelle que soit

leur position sur la ligne du temps, sont autant d'occurrences également

comparables – le relation de succession entre elles n'a pas de valeur du point de

vue de l'intelligence du phénomène. L'intelligence d'une guerre dépend in fine de

sa relation à son essence et non de sa corrélation avec un contexte historique et

social.

Certes, Clausewitz a une conscience aiguë de l'historicité de la guerre.

Mais, alors même qu'il aperçoit la liaison qui existe entre cette historicité et celle

de l'agencement du dispositif institutionnel des états impliqués, il renonce à faire

de cette liaison un principe explicatif de cette historicité 323. En effet, il faudrait

pour cela qu'il renonçât à sa définition trinitaire en tant qu'elle est articulée à un

certain agencement du dispositif institutionnel. Que se passerait-il si le

gouvernement n'était pas séparé du peuple ? Si la médiation stratégique n'avait pas

lieu ? Si la collectivité politique n'existait pas dans la même relation à l'espace ?

Clausewitz opère en fait un télescopage entre guerre et guerre moderne 324 :

323Ainsi, les exemples issus de l'histoire éloignée sont rejetés, non pas essentiellement parce que
les circonstances ont changé, mais plutôt parce que leur connaissance est lacunaire. Cf. ibid., p.
176. Plus précisément, Clausewitz constate bien que les circonstances évoluent – introduction
des armes à feu, etc. –, mais cette évolution est sans implication réelle du point de vue de
l'essence de la guerre.
324Ainsi les analyses de clausewitziennes obéissent-elles à un va-et-vient perpétuel de
considérations relatives à la guerre en général à d'autres se rapportant à la guerre moderne.
C'est ainsi que le chapitre 2 du livre IV s'intitule « Caractère de la bataille moderne », quand le
chapitre 3 a pour titre « L'engagement en général ».

137
Clausewitz, de la violence à l'État

l'analyse du caractère de la guerre moderne révèle les traits saillants de l'essence

de la guerre qui se retrouvent donc mutatis mutandis dans toute guerre. Et on

comprend d'ailleurs cette démarche puisque la corrélation explicative entre la

forme de la guerre et un dispositif institutionnel lui-même changeant semble

devoir aboutir à une relativisation historiciste radicale, la guerre n'ayant

structurellement plus rien d'identique d'une époque à l'autre.

Le postulat idéaliste est donc ce qui prévient une telle relativisation

historiciste en permettant de maintenir à la fois l'historicité de la guerre et l'unité

essentielle de ses occurrences phénoménalement diverses. Mais ne s'agit-il pas là

d'une victoire à la Pyrrhus ? Car il est aisé au lecteur rétrospectif de retrouver

derrière cette essence la contingence du contexte historique qui a présidé à son

élaboration. On se retrouverait alors ramené volens nolens à la question qui

ouvrait notre étude : la lecture de Clausewitz peut-elle être instructive à un autre

regard qu'historien ? A-t-elle autre chose à révéler que sa propre dépendance à

l'égard d'un contexte historique? Notre réponse, on l'aura compris, est positive :

c'est dans la corrélation – y compris dans le refoulement dont elle fait l'objet – que

le texte établit entre maîtrise politique de la guerre et agencement du dispositif

institutionnel que tient l'apport essentiel de Clausewitz à la pensée politique : il est

en somme loin d'être si évident que la guerre est un simple instrument de la

politique.

Aussi, dès lors que cette corrélation entre guerre et institution est identifiée

dans le texte clausewitzien et pour autant que l'on restitue au dispositif

institutionnel son historicité, on se rend à même de saisir la précarité

institutionnelle de la maîtrise politique de la violence de guerre : celle-ci est

138
Clausewitz, de la violence à l'État

corrélée un certain agencement de ce dispositif qui n'est en rien assuré de

perdurer. Une interprétation institutionnaliste de Clausewitz se conclut donc sur

un programme et une question : l'intelligence de la guerre dépendant de

l'élucidation de sa relation d'instrument de la politique institutionnellement établie

et cette relation étant en elle-même précaire, l'entreprise d'intelligence du politique

et de la guerre requiert un prolongement de la démarche institutionnaliste qui

prenne au sérieux tant l'historicité de la guerre que celle de l'institution 325.

Demeure néanmoins une question : si le déploiement de la violence n'est plus ou

plus seulement le fait de la politique, peut-on encore parler de guerre ?

325Voir à ce propos, par exemple, Jean-Louis Harouel et al., Histoire des institutions de l'époque
franque à la Révolution, PUF, « Droit fondamental », Paris, 2005.

139
Clausewitz, de la violence à l'État

OUVERTURE – GUERRE ET INSTITUTION AUJOURD'HUI

L'institutionnalisme de Clausewitz

Si notre interprétation est juste, l'un des apports essentiels de Clausewitz à

la théorie politique – et non seulement à la pensée militaire – tient donc à la

connexion qu'il établit entre forme de la guerre et agencement du dispositif

institutionnel. Cet apport est certes ambigu, puisqu'il n'est pas l'objet d'une

thématisation de la part du militaire. Celui-ci se borne explicitement à une analyse

des phénomènes de guerre considérés sous le double aspect de leur spécificité – ils

correspondent à un déploiement de violence physique dans des proportions

conséquentes326 – et de leur dépendance logique à l'égard de la politique – le

déploiement de violence est politiquement finalisé. Tout l'enjeu du texte tient dans

cette volonté de tenir ensemble ces deux aspects. Si l'on privilégie arbitrairement

l'un des deux, on est conduit à mécomprendre ces phénomènes. Ou bien l'on

considérera que la guerre est autonome et existe par elle-même, ou bien l'on lui

déniera toute spécificité jusqu'à n'y voir qu'un épiphénomène insignifiant des

relations politiques objectives. Ainsi s'explique l'insistance de Clausewitz sur sa

formule célèbre : « la guerre est une simple continuation de la politique par

d'autres moyens327 ». Il faut à la fois la continuité des fins politiques et la

discontinuité des moyens pratiques pour que ces deux aspects de dépendance et de

spécificité soient élucidés ensemble. Il faut, en somme, qu'existe un niveau

institutionnel autonome qui pose des fins politiques indépendamment de la guerre.

326C'est le duel « à plus vaste échelle ».


327De la guerre, op. cit., p. 67.

140
Clausewitz, de la violence à l'État

Néanmoins, la focalisation de l'auteur sur la question des moyens

spécifiques qu'implique la guerre en tant que déploiement finalisé de violence

physique a eu tendance à détourner les lecteurs et commentateurs de Clausewitz

de ses apports relatifs à la théorie politique en tant que telle. Car il appert que la

pleine intelligence de la définition trinitaire de la guerre requiert d'élucider son

articulation avec un certain dispositif institutionnel en lui-même contingent. Et, en

quelque sorte, cela n'est pas si surprenant. En effet, si la guerre est bien la

continuation de la politique, il faut bien que celle-ci détermine celle-là quant à sa

forme. Mais cette détermination n'est pas que d'intention. La volonté politique ne

détermine pas seule la forme de la guerre. Au contraire, toute guerre connaît trois

types de déterminations : élémentaire, contextuelle et politique auxquelles

correspondent les trois niveaux tactique, stratégique et politique. Or, ces trois

niveaux n'existent, dans leur hiérarchie verticale, qu'en vertu de l'agencement d'un

certain dispositif institutionnel, car il ne va pas de soi que le gouvernement soit

séparé du peuple ni qu'existe une classe militaire indépendante permettant la mise

en place d'une médiation stratégique entre niveaux politique et tactique. Ce

dispositif est en lui-même historiquement contingent quant à son agencement et

même quant à son existence.

Il n'y a pas de sens à faire grief à Clausewitz de n'avoir pas clairement

perçu l'historicité de cet agencement. En revanche, force est de prendre au sérieux

cette intuition : si la guerre tient bien sa forme d'un certain agencement

institutionnel alors deux propositions corrélatives peuvent en être inférées :

l'intelligence des phénomènes de guerre, à toute époque, n'est possible que pour

autant que ces phénomènes sont rapportés au dispositif institutionnel qui les

141
Clausewitz, de la violence à l'État

détermine ; réciproquement, la guerre, étant déterminée quant à sa forme par ce

dispositif, peut être constituée comme un analyseur privilégié de l'institution

politique.

Quant à la corrélation, nécessaire à leur intelligence, des phénomènes de

guerre et de l'agencement du dispositif institutionnel, il convient de partir de la

reconstruction rationnelle de l'institution étatique que nous avons opérée et qui

aboutit à cette tripartition fonctionnelle : à chaque niveau hiérarchique correspond

un agent spécifique, une faculté spécifique et même une modalité spécifique de

l'action328. Une telle tripartition permet de rendre compte assez facilement de

l'interdépendance qui existe entre chacun des niveaux ainsi que du fonctionnement

de la chaîne de commandement. De plus, en tant que, au sein de ce dispositif, le

gouvernement ne correspond qu'à un seul des trois niveaux, une telle conception

ouvre la voie à un concept d'institution politique à la fois riche et large qui ne se

restreint pas a priori à la seule instance suprême de décision mais enveloppe tous

les niveaux pertinents du concept d'action politique de sa décision à sa réalisation

en passant par sa coordination.

Néanmoins, cette reconstruction ne doit pas faire oublier que le concept

d'institution n'est pas thématisé par Clausewitz lui-même – et n'est même, à tout

prendre, pas un concept clausewitzien. Le militaire ne se pense pas comme un

théoricien ou un analyste de l'institution. Aussi, pour élégante que soit cette

tripartition, elle n'en est pas moins très schématique. Ici encore, il serait vain d'en

faire reproche à Clausewitz. Mieux vaut, à partir même de ses analyses, esquisser

les linéaments d'un programme de recherche. Ainsi donc, force est de constater

328Le niveau politique est celui du gouvernement, de l'intelligence et de l'action ; le niveau


stratégique est celui du commandement, de la libre activité de l'âme et de la réaction ; le niveau
tactique est celui du peuple, de la violence et de la passion.

142
Clausewitz, de la violence à l'État

que cette tripartition fonctionnelle telle que nous l'avons reconstruite à partir du

texte clausewitzien simplifie à l'excès les procédures de décision. Ainsi, par

exemple, la décision de la guerre revient en propre au gouvernement et, in fine, au

chef d’État. En cela, Clausewitz adhère à une conception classique de la

souveraineté comme droit de décider en dernière instance. Mais une telle décision

qui n'est liée par rien et s'applique immédiatement à tous est, en tant que telle, une

fiction théorique et juridique329 – éventuellement nécessaire ou justifiée, mais une

fiction néanmoins. Les procédures réelles de décisions sont bien plus complexes

et embrouillées et leur élucidation est nécessaire à l'intelligence des phénomènes

de guerre330, sans quoi il serait impossible de comprendre comment les guerres

sont même possibles. Dès lors, dans sa stylisation fonctionnaliste même, la

tripartition clausewitzienne fournit à la fois un schème d'intelligibilité utile, même

si simpliste, et un programme de recherche orienté vers une description plus fine

des procédures réelles de décision à chaque niveau331.

329Il ne faut voir dans cette affirmation aucun jugement de valeur, mais le simple constat qu'il
s'agit là, selon l'étymologie du mot fictio, d'un fait fabriqué. Le concept de souveraineté est
une construction théorique et juridique propre à la modernité et, en tant que construction, elle
n'en a pas moins une effectivité réelle. Mais une analyse institutionnaliste peut chercher à
mettre en évidence, derrière la construction, les procédures réelles de prises de décision. C'est
dans cette même perspective que Foucault refusait de partir du concept de souveraineté pour
analyser les dispositifs concrets d'exercice du pouvoir. Voir par exemple, Michel Foucault,
Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Seuil, « Hautes
études », Paris, 2004. Pour une généalogie du concept de gouvernement depuis le début du
Moyen-âge jusqu'au seuil de la modernité établissant comment progressivement l’État
souverain devient le fondement de l'ordre civil, on consultera Michel Senellart, Les arts de
gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Seuil, « Des Travaux », Paris,
1995.
330Les bases des études des procédures réelles de décision dans toute leur complexité ont été
jetées par Graham Allison dans son analyse de la crise des missiles de 1962. A ce sujet, voir
Graham Tillet Allison, Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Little Brown,
Boston, 1971.
331En effet, si nous avons seulement évoqué le problème de la décision souveraine, le problème
en lui-même se retrouve à chacun des niveaux, jusqu'à la plus infime décision tactique. Plus
largement, un programme institutionnaliste se devrait d'établir un juste milieu entre cette
stylisation excessive et une étude exhaustive du dispositif institutionnel qui, comme telle,
relève plutôt de la sociologie des organisations. La question serait alors de déterminer le degré
de généralité dans l'élucidation du dispositif institutionnel requis à l'intelligence du politique.

143
Clausewitz, de la violence à l'État

On rejoint alors la seconde proposition : si l'intelligence de la guerre

requiert que sa corrélation avec un agencement particulier du dispositif

institutionnel soit élucidée, réciproquement l'étude de la guerre fournit un

analyseur privilégié des évolutions ce dispositif. Mais il faut expliciter ce que

nous entendons par cette notion d'analyseur privilégié. L'objet explicite de

l'analyse, pour Clausewitz, demeure toujours la guerre et ce n'est qu'incidemment

ou indirectement qu'il touche à la question des institutions. Plus encore : même

lorsqu'il aborde directement la question, il ne le fait que relativement à la question

circonscrite de la guerre. Or, Clausewitz ne se voulant pas un penseur de

l'institution, on ne saurait, sans faire violence à sa pensée, le proclamer penseur de

la guerre comme fait social total – pour autant du moins que l'on s'en tient à la

définition exigeante que Marcel Mauss donne de ce concept, c'est-à-dire un fait

qui met « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions

[…] et dans d'autres cas, seulement un très grand nombre d'institutions332 ». Or, si

effectivement la forme de la guerre est déterminée par l'agencement du dispositif

institutionnel – si, par exemple, les guerres de la Révolution doivent leur surcroît

de violence à un différentiel institutionnel élevé entre les états impliqués –, il ne

s'ensuit pas pour autant que la guerre, en tant que fait social, puisse fonctionner

comme un révélateur ou un analyseur exclusif de l'institution en tant que telle. Ce

serait faire de la guerre une pars totalis333 de l'institution, procédé en lui-même

contestable et qui, à tout le moins, requerrait une justification méthodologique et

métaphysique solide absente du texte clausewitzien et d'un coût théorique

332Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques »,
in Sociologie et anthropologie, PUF, « Quadrige », Paris, 2013, p. 274.
333La philosophie scolastique classique distingue couramment la pars pro toto, la partie qui se
rapporte au tout, et la pars totalis, la partie qui exprime le tout, donc qui a les mêmes propriétés
que le tout. On peut alors parler de partie expressive du tout.

144
Clausewitz, de la violence à l'État

exorbitant du point de vue de l'interprétation institutionnaliste que nous proposons

ici.

De nombreux aspects de l'institution demeurent sans pertinence pour une

théorie de la guerre telle que la développe Clausewitz – ne serait-ce que la

question du droit, notamment international, éliminée d'emblée, et qui ne

représente, quant au déploiement de la violence de guerre, que des « restrictions

infimes, à peine dignes d'être mentionnées334 ». Dire que la guerre peut être

constituée comme un analyseur privilégié de l'institution politique, ce n'est donc

pas l'élever au statut de partie expressive d'une totalité sociale. Il s'agit de faire

preuve d'une prétention spéculative moindre mais plus productive d'un point de

vue descriptif et théorique. Constituer la guerre en analyseur privilégié – parmi

d'autres – c'est avancer que son analyse permet de rendre visibles, saillants,

certains traits et certaines propriétés du dispositif institutionnel qui ne se donnent

pas à voir immédiatement lorsque l'on entreprend l'étude de ce dispositif de front

ou au moyen d'autres analyseurs. Par exemple, la thèse d'une séparation

institutionnelle du gouvernement et du peuple n'a, en tant que telle, aucune

originalité. Elle ne devient théoriquement remarquable que pour autant que sa

corrélation au problème de la maîtrise politique de la violence 335 est élucidée. Dès

lors, il devient possible d'interroger les conditions de possibilité et d'effectivité de

la maîtrise politique du déploiement de la violence de guerre. Plus encore, en tant

que la mise au jour de cette corrélation rend visible son articulation au présupposé

334De la guerre, ibid., p. 51.


335Cette violence, pour Clausewitz, est toujours appréhendée dans le cadre de la guerre
interétatique, mais de Lénine à Girard en passant par Ludendorff, Foucault et Terray,
l'extension de l'analytique de la violence hors du paradigme des guerres interétatiques
classiques est une tendance lourde des lectures postérieures de Clausewitz. A ce sujet, on
pourra lire, Jean-Vincent Holeindre, « Violence, guerre et politique. Étude sur le retournement
de la ''Formule'' de Clausewitz », Res militaris, vol. 1, n. 3, été 2011, disponible en ligne :
http://resmilitaris.net/index.php?ID=1014397.

145
Clausewitz, de la violence à l'État

que l’État revendique effectivement avec succès le monopole de la violence

physique légitime sur un territoire donné – sans quoi la guerre ne saurait être la

« poursuite de la politique d’État336 » –, il devient possible d'interroger ce

présupposé lui-même. Car le dispositif institutionnel culminant dans une telle

revendication est en lui-même historiquement contingent et, en ce sens, nullement

assuré de perdurer. C'est ainsi que Carl Schmitt a pu avancer, sur le mode apparent

du constat, que « l'ère de l’État est à son déclin 337 ». Si le constat en lui-même est

contestable ou du moins discutable – ne serait-ce que du fait de l'extrême

indétermination qu'une telle formule laisse subsister quant aux phénomènes

qu'elle vise réellement à élucider –, il n'en demeure pas moins qu'un constat de

mutations des dispositifs institutionnels étatiques depuis la fin du XXe siècle est,

sinon unanimement partagé, du moins légitimement débattu aujourd'hui. Or, une

analyse des phénomènes de guerre contemporains peut alors constituer un

analyseur privilégié de ces mutations en tant que considérées sous l'aspect de la

maîtrise politique de la violence ou de la reconfiguration nécessaire du concept de

politique en tant que sa superposition avec celui d'étatique ne va plus

immédiatement de soi338.

Fragilisation du monopole de la violence légitime et états de violence

Pour Clausewitz la guerre se fait toujours entre des états. L’État demeure,

en quelque sorte, l'horizon indépassable de sa pensée. Même lorsqu'il étudie et

prône l'armement du peuple, il ne conçoit pas ce peuple armé autrement que dans

sa pure fonction militaire en tant qu'il fait la guerre sous la direction d'une classe
336De la guerre, op. cit., p. 42. L'important est ici, évidemment, la référence au concept d’État.
337La notion de politique, op. cit., p. 42. On pourra lire aussi Peter M. R. Stirk, « Et l'ère de l’État
touche à sa fin : Carl Schmitt et la conceptualisation des changements d'époque historique en
relations internationales », Études internationales, Vol. 40, n. 1, 2009, p. 37-54.
338La notion de politique, op. cit., p. 57-63.

146
Clausewitz, de la violence à l'État

militaire et d'un gouvernement339. Il est ainsi aisé de voir que le modèle des

duellistes qui permet d'identifier la détermination élémentaire, même s'il précède

l'intervention conceptuelle de l’État dans l'économie argumentative du texte,

l'annonce néanmoins en tant que chaque duelliste est défini par les propriétés

d'unité, de volonté finalisée et de capacité à déployer de la violence physique. Or,

ces trois propriétés sont aussi caractéristiques des états concrets. C'est en ce sens

que le modèle du duel consiste moins, pour l'intelligence de la guerre, en une

simple analogie qu'en un véritable schème d'intelligibilité. Certes, les états réels

ne sont pas des abstractions, mais poursuivent des fins politiques à la fois

modérées et relatives, dans des contextes particuliers, etc., si bien que d'autres

déterminations entrent en composition avec la montée aux extrêmes. Mais si les

duellistes sont bien des abstractions, c'est parce qu'ils incarnent, en quelque sorte,

et stylisent les traits saillants du dispositif institutionnel étatique tel que le connaît

Clausewitz. C'est donc bien dire que l'auteur présuppose toujours, pour reprendre

les termes de Weber, le succès de la revendication par l’État du monopole de la

violence physique légitime sur un territoire donné340.

Mais les XXe et XXIe siècles auront vu le développement de types

nouveaux de violence qui ne sont plus le corrélat immédiat de politiques d’État.

On peut ainsi penser au développement de la figure du partisan qui a, pour ainsi

dire, fasciné Carl Schmitt, et qui peut trouver sa prolongation dans la figure

339Le peuple n'a même d'autre espoir d'avoir une position forte dans le monde politique qu'en tant
qu'il fait la guerre. C'est dire si Clausewitz demeure conservateur relativement à certaines
questions proprement politiques. Cf. De la guerre, op. cit., p. 200.
340Le seul contre-exemple relevé par Carl Schmitt est la remarque suivant laquelle c'est à juste
titre que l'on parle, à propos de la guerre civile française de 1793, de l'armée des Vendéens – ce
qui semble introduire la possibilité d'une déconnexion entre guerre et maîtrise étatique-
politique du déploiement de la violence. Mais comme le remarque Schmitt, Clausewitz
n'approfondit pas cette intuition et reste dans l'ensemble « l'officier de métier d'une armée
régulière de son époque ». Cf. Théorie du partisan, op. cit., p. 252 et De la guerre, op. cit., p.
307.

147
Clausewitz, de la violence à l'État

contemporaine du terroriste, à la multiplication de conflits éthiques, religieux,

culturels et économiques pour lesquels l’État joue le plus souvent moins le rôle

d'instance de décision et de direction de la violence, voire d'objectif militaire et

politique dans les cas « classiques » de guerres civiles341, que de moyen de récolte

et de distribution de ressources, sans que sa prise n’aboutisse à la fin de la guerre

en tant que telle342, à l'augmentation – ou du moins au surcroît d'attention dont

elles sont l'objet – des violences « sociales » intérieures qu'il est de plus en plus

difficile de dissocier du contexte international, à l'apparition de forme de

conflictualités physiquement non violentes comme les cyberconflits, etc. Tous ces

exemples se recoupent dans le questionnement qu'ils suscitent quant à la

corrélation jusque là présumée évidente entre État et monopole de la violence

légitime.

En effet, dans chacun des cas cités, il semble que l’État n'ait pas une pleine

maîtrise, voire pas de maîtrise du tout, du déploiement de la violence de guerre –

comme si la violence était en train d'échapper à l’État. Il faut néanmoins être

prudent lorsque l'on avance de telles assertions, sans quoi l'on succombe aisément

au chant des sirènes alarmistes et décadentistes. Aujourd'hui encore, les états

concentrent l'essentiel des ressources et moyens nécessaires à un déploiement de

violence physique dans le cadre d'une guerre à forte intensité. Mais justement, se

développent de plus en plus des conflits à basse intensité ne mettant plus aux

prises des armées conventionnelles. Plus encore, c'est sur la question de la

341Pour une élaboration philosophique du concept de guerre civile, dans son acception classique,
on pourra consulter Ninon Grangé, De la guerre civile, Armand Colin, « L'inspiration
philosophique », Paris, 2009.
342Sur les difficultés à sortir réellement de ce type de guerre ainsi que sur les enjeux à la fois
pragmatiques et normatifs que le retour à la paix y pose, on pourra se rapporter à Kora Andrieu,
La justice transitionnelle. De l'Afrique du Sud au Rwanda, Gallimard, « Folio essais », Paris,
2012.

148
Clausewitz, de la violence à l'État

légitimité plus que sur celle de l'effectivité du monopole que la violence par l’État

que se condense la question. Plus précisément, le succès de la revendication par

l’État du monopole de la violence physique sur un territoire donné est

indissociable de la reconnaissance de la légitimité de cette revendication, c'est-à-

dire de la reconnaissance que seule la violence physique d’État est justifiée. Car,

si le droit exclusif de faire légitimement usage de la violence physique est refusé à

l’État, sa revendication au monopole de la violence ne peut que susciter des

réactions suivant une dialectique de violences et de contre-violences qui ne

semble pas devoir connaître de fin343. En somme, on pourrait dire en termes

bourdieusiens que, dans son effectivité même, la monopolisation de la violence

physique légitime par l’État présuppose une violence symbolique première

exercée par l’État sans laquelle cette reconnaissance de légitimité serait

impossible344. La question est donc : à quel titre un usage de violence physique

est-il légitime ? S'il est socialement reconnu comme justifié, comme existant de

droit. Mais dans la mesure où l’État prétend, de surcroît, au monopole de cet

usage légitime, il faut que lui-même soit reconnu, en tant qu'il le revendique,

comme ayant seul le droit d'user de la violence physique. Le problème de la

légitimité se transmet donc de la question de l'usage de la violence à celle de la

revendication de son monopole par l’État.

343« Deuxième conférence. Une violence ''inconvertible'' ? Essai de topique », Violence et civilité,
op. cit., p. 99-142. Balibar essaie de distinguer différentes stratégies de réponse à la violence :
contre-violence comme déploiement réactif, voire préventif, de violence visant à supprimer la
cause d'une violence antagoniste, non-violence comme refus d'un déploiement effectif de
violence qui peut représenter une « forme suprême de violence » dans la mesure où il s'agit de
récuser a priori les termes mêmes d'un règlement violent du différend ce qui suppose un
rapport de forces très favorable et antiviolence comme stratégie de désamorçage d'une
dynamique de violence, c'est-à-dire comme stratégie de sortie hors de la violence. Il va de soi
que cette dialectique de violences d’État et de violences réactives se situe typiquement dans le
paradigme de la contre-violence.
344Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Seuil, « Points essais »,
Paris, 2015.

149
Clausewitz, de la violence à l'État

Or ce monopole étatique de la violence physique légitime est

historiquement construit et paraît de ce fait précaire. Déjà la Révolution française

ouvrait-elle, selon la belle expression de Carl Schmitt, un « labyrinthe des

légitimités345 ». Encore ces légitimités concurrentes restaient-elles dans le cadre de

l’État. La question était alors de savoir à quel titre – de quel droit – l’État était

justifié à exiger l'obéissance de ses sujets – de ses citoyens ? – s'il le faut

moyennant une contrainte physique. La question se complique dès lors que

certaines violences systématiques et récurrentes apparaissent qui ne se rapportent

pas nécessairement immédiatement au concept d’État, car alors les agents dénient

pragmatiquement, c'est-à-dire dans leur action même, à l’État en tant que tel le

droit à revendiquer pour lui seul le monopole de la violence physique légitime.

Plus encore, cette violence d’État sera alors rejetée comme oppressive, illégitime

par principe. En effet, dès lors qu'un usage systématique et récurrent de la

violence physique est fait contre le cadre légal et juridique de l’État, ou même

simplement en marge de celui-ci, on est en droit d'interpréter cet usage comme

une dénégation de fait, une absence pragmatiquement attestée, de reconnaissance

de la légitimité de la revendication par l’État de disposer seul de l'emploi de la

violence physique légitime.

Qu'on nous entende bien : il faut que cet usage soit systématique et

récurrent. En effet, une infraction à une règle de droit ne suffit pas à réfuter sa

légitimité. Si l'on admet la définition wébérienne de la légitimité comme la chance

pour un ordre d'obtenir l'obéissance, on voit que la légitimité peut recevoir une

évaluation statistique. C'est pourquoi il faut que l'usage de la violence physique

contre l’État ou en marge de celui-ci soit systématique et récurrent pour que l'on
345« Clausewitz, penseur politique », art. cit., p. 88.

150
Clausewitz, de la violence à l'État

puisse parler non pas de la fin de la légitimité de l’État comme telle – cela n'aurait

pas de sens – mais d'une pluralisation des prétentions de légitimité relativement à

la question du déploiement de la violence physique.

C'est ainsi que certains groupes terroristes prônent avec un succès relatif le

déploiement de violence physique contre certaines populations qui ne sont pas

identifiées à partir de la preuve de leur participation à la politique d'un État mais

sur des critères ethniques, religieux ou nationaux sans que ce type de violence ne

semble devoir ouvrir à terme à la constitution d'un État revendiquant pour lui-

même le monopole de cette violence 346. Plus largement, depuis les Balkans dans

les années 90 jusqu'au Nigeria et à la Syrie aujourd'hui, un certain nombre de

guerres ne semblent pas pouvoir s'intégrer aisément dans un cadre conceptuel

postulant le succès de la revendication par l’État du monopole de la violence

physique légitime, puisque c'est au moins partiellement en réaction à cette

violence d’État perçue comme oppressive et injustifiée qu'apparaissent ces

guerres. On objectera peut-être : cela va de soi puisqu'elles relèvent plus de la

guerre civile que de la guerre traditionnelle. Soit, mais on manque alors de se

demander d'où vient la recrudescence des guerres civiles – car il semble bien que

l'augmentation des conflits asymétriques, non-conventionnels, etc., soit une

tendance lourde ces dernières années. Rien n'assure évidemment que cette

tendance perdure – la guerre est un caméléon. Mais il n'en demeure pas moins que

l'étude de ces nouveaux phénomènes de guerre peut fournir un analyseur des

évolutions institutionnelles contemporaines en tant qu'ils semblent à tout le moins

346C'est typiquement le cas du groupe terroriste Al-Qaïda. Néanmoins, l'apparition ces dernières
années de l’État islamique laisse ouverte la question de la nécessité quasi-dialectique pour un
groupe terroriste de trouver un prolongement étatique à sa lutte. Sur la question, on pourra lire
Pierre-Jean Luizard, Le piège Daesh. L’État islamique ou le retour de l'Histoire, La
Découverte, Paris, 2015.

151
Clausewitz, de la violence à l'État

remettre en question le monopole étatique de la violence physique légitime. Car,

comme l'a montré l'étude du texte clausewitzien, la maîtrise politique de la

violence de guerre est directement corrélée à l'agencement du dispositif

institutionnel.

Mais peut-on encore parler de guerre ? Car, si l'on prétend faire de la

guerre un analyseur privilégié de la l'institution politique, encore faut-il qu'existe

quelque chose comme la guerre. Or, cela ne va pas de soi. C'est ainsi que Frédéric

Gros avance que ce concept n'est plus adéquat pour saisir les formes de violence

contemporaine. En effet, la guerre « était publique et centralisée347 », c'est-à-dire

qu'elle était le fait d'états, opposait des états qui en maîtrisaient le déploiement.

Or, cette maîtrise étatique, cette centralité de l’État a disparu. Plusieurs propriétés

distinguent les conflits actuels des guerres classiques : l'éclatement stratégique, la

dispersion spatiale, la perpétuation indéfinie et la criminalisation 348. Il faut donc

plutôt parler d'états de violence comme « distribution contemporaine des forces de

destruction349 ». L'enjeu est alors de proposer un concept positif plutôt que de

tenter d'appréhender des phénomènes nouveaux à partir de concepts inadéquats

tels que, par exemple, guerre non-conventionnelle qui ne pensent leur objet que

négativement par différence d'avec un modèle révolu. En tant que telle, cette

intention est louable. Mais il ne nous semble pas pour autant que le concept d'états

de violence soit parfaitement adéquat. En effet, malgré sa prétention à penser

positivement des phénomènes nouveaux, il nous semble que cela se fait au prix

d'une perte d'intelligibilité quant à la politicité des ces déploiements de violence.

347Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, « Nrf essais », Paris,
2006, p. 217.
348Ibid., p. 218-219.
349Ibid., p 221.

152
Clausewitz, de la violence à l'État

Le cœur de notre objection est que le concept d'états de violence est par

trop statique. Il vise des phénomènes de violence endémique, échappant

fondamentalement au modèle de la décision et de la volonté – au point que Gros

rapproche leur violence de celle des phénomènes naturels tels que les pandémies

et les catastrophes naturelles350 –, si bien qu'ils se rapportent plutôt au concept de

sécurité des individus qu'à celui de politique des états au sens de la Grande

politique. Il est évident que, dans une certaine mesure, une telle caractérisation est

juste. Mais elle tend à adopter trop unilatéralement un point de vue de surplomb

qui conduit à constituer ces états de violence en symptômes d'une évolution

sociale et politique englobante. Si cette perspective n'est pas absolument

illégitime, elle n'en implique pas moins une sous-estimation du point de vue des

agents, car elle se rend incapable d'appréhender la part de volonté et de décision

qu'implique le déploiement de la violence. Il y a, pourrait-on dire, un singulier

ethnocentrisme à réduire ces états de violence – qui sont toujours ailleurs – au

statut de purs symptômes351.

C'est à ce titre que Clausewitz, malgré le cadre stato-centrique de sa

théorie, peut fournir encore aujourd'hui un schème d'intelligibilité pertinent. Car le

concept de guerre présuppose toujours celui de deux volontés antagonistes 352. On

350Ibid., p. 242. On pourrait à juste titre objecter que ces pandémies et ces catastrophes, dans la
mortalité différentielle qu'elles induisent, requièrent, pour être intelligibles, que soit établie leur
corrélation avec un contexte politique et social. Il n'en demeure pas moins qu'elles
n'entretiennent pas la même relation avec le concept de volonté qu'un déploiement décidé de
violence physique.
351Une problématique proche mais plus satisfaisante est proposée par Kenneth N. Waltz dans
Man, the State and War. A theoretical Analysis, Columbia University Press, New York, 2001.
Celui-ci remarque en effet que la politique internationale des états obéit à une recherche de
sécurité plutôt que de puissance, comme le postule le réalisme classique. Néanmoins cette
corrélation entre politique internationale active et recherche de sécurité permet de maintenir la
connexion entre impératif de sécurité et volonté politique que le concept d'états de violence
tend à évacuer.
352De la guerre, op. cit., p. 51 : « la guerre est donc un acte de violence destiné à contraindre
l'adversaire à exécuter notre volonté ».

153
Clausewitz, de la violence à l'État

disposerait même là, avec le concept de volontés antagonistes, d'un critère

permettant de distinguer entre états de violence proprement dits et guerres au sens

strict, non pas en tant qu'un paradigme aurait remplacé l'autre, mais en tant qu'il

s'agirait de deux possibilités réelles. Quoi qu'il en soit, il nous semble excessif de

réduire tous les affrontements violents au statut d'états de violence car ce serait

alors priver a priori les agents engagés dans ces conflits de toute spontanéité353.

Dès lors, l'étude de la guerre, justement parce qu'elle n'est plus « publique

et centralisée », peut fournir un analyseur privilégié de l'évolution du dispositif

institutionnel. La guerre ne se fait plus seulement entre états souverains. D'autres

agents revendiquent pour eux-mêmes et avec un succès relatif l'usage de la

violence physique légitime – c'est-à-dire qu'ils parviennent statistiquement à faire

reconnaître leur revendication comme légitime par au moins une partie, même

faible quoique non négligeable, de certaines populations. Sans une telle

reconnaissance, on ne saurait expliquer que de telles revendications ne soient pas

immédiatement réduites par la violence légitime de l’État.

L'intelligence de la guerre aujourd'hui, dans la mesure où elle implique de

tenir compte de formes nouvelles, d'agents nouveaux, de modes nouveaux de

violence, etc., suppose de mettre en évidence quelles peuvent être les fins

politiques de telles guerres et quelles sont les instances à même de les poser. Pour

ce qui est de ces fins politiques, cette question dépasse le cadre de ce travail et

nous nous bornerons à suggérer qu'il nous semble que les études relatives à la

353Il ne s'agit évidemment pas de dire que tout conflit violent procède d'une décision souveraine.
On a déjà vu qu'une telle souveraineté relève largement de la fiction. Mais il ne faut pas en
conclure, pour autant, que la volonté est absolument absente de tous ces conflits. On se rend
ainsi totalement incapable d'appréhender le développement du terrorisme lorsqu'on en fait un
simple symptôme du mal développement de certaines régions ou un pur phénomène réactif
s'expliquant intégralement par le ressentiment vis-à-vis d'un passé colonial, tout autant que
lorsqu'on y voit le fait d'une volonté manifestement malfaisante.

154
Clausewitz, de la violence à l'État

question de la reconnaissance354 et à la revendication des droits subjectifs355,

problèmes corrélés d'ailleurs, peuvent fournir des pistes pour l'élucidation de telles

fins. Pour ce qui est de ces instances, nous aborderons la question dans la section

suivante.

La question des unités actives politiquement pertinentes

On voit donc que l'on ne saurait dissocier l'analyse de la guerre de celle de

l'institution. Ainsi, les guerres contemporaines requièrent, pour être intelligibles,

d'être mises en relation avec la fragilisation du monopole étatique de la violence

physique légitime. Ce n'est qu'alors que l'on peut comprendre comment ces

phénomènes peuvent à la fois être des guerres et ne pas impliquer nécessairement

ni immédiatement des acteurs étatiques. Mais dès lors, l'étude de la guerre ouvre

bien au questionnement de l'institution politique car il faut encore se demander à

quel titre de telles guerres sont encore politiques. Pour Clausewitz il allait de soi

que politique et étatique se recouvraient parfaitement, mais de telles guerres

n'attestent-elles pas d'une reconfiguration du sens même du politique ?

En fait, pendant toute la période westphalienne des relations

internationales, les états souverains territoriaux étaient considérés comme les

seules entités politiquement pertinentes. Cela ne signifie évidemment pas que

d'autres agents ne pouvaient pas avoir d'influence. Les spéculations sur l'influence

de telle ou telle personne ou institution sur une décision politique ne sont pas

nouvelles. Mais il n'en demeure pas moins qu'un modèle ne tenant compte que des

états souverains territoriaux fournissait un schème d'intelligibilité opératoire pour

354Voir, par exemple, Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, « Folio essais »,
Paris, 2013, trad. Pierre Rusch.
355Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », PUF, « Pratiques théoriques »,
Paris, 2011.

155
Clausewitz, de la violence à l'État

approcher la question des relations internationales. Encore en 1962, Aron pouvait

écrire « le centre des relations internationales, ce sont les relations que nous avons

appelées interétatiques, celles qui mettent aux prises les unités en tant que

telles356 ». Il poursuit en identifiant deux personnages symboliques : l'ambassadeur

et le soldat qui, tous deux, représentent la collectivité à laquelle ils appartiennent

si bien qu'ils sont cette collectivité lorsqu'ils exercent leurs fonctions. Le modèle

théorique est simple puisqu'il ne considère qu'un petit nombre d'acteurs pertinents.

Mais on a vu que de plus en plus les guerres ne mettent plus seulement aux

prises des acteurs étatiques. Il ne s'agit pas pour autant d'en appeler à une réforme

de la théorie positive des relations internationales. En effet, dans la mesure où les

états restent les acteurs dominants à ce niveau, il n'est pas certain qu'un abandon

pur et simple du schème stato-centrique ouvre à la formalisation d'un modèle plus

opératoire. Le domaine de validité que définit un tel schème peut en effet rester

approximativement pertinent pour autant qu'il soit bien circonscrit et il n'est pas

certain qu'une extension du nombre d'acteurs théoriquement pertinents aboutisse

nécessairement, du point de vue d'une théorie positive, à un gain de pouvoir

explicatif. Le caractère opératoire de nombreux modèles théoriques est souvent

gagé sur leur simplicité, voire leur schématisme, et leur complexification ne

coïncide pas nécessairement à un gain de pouvoir explicatif du modèle positif.

Quoi qu'il en soit, c'est aux théoriciens de la discipline d'en décider357.

En revanche, il peut revenir à un questionnement proprement

philosophique de tenter d'interpréter le sens qu'il faut donner à l'émergence de ces

nouveaux acteurs. Dans sa tentative d'élaboration d'une praxéologie, Thierry de

356Paix et guerre entre les nations, op. cit., p. 17.


357Pour un aperçu rapide des débats internes à la discipline on pourra consulter Dario Battistella,
Théories des relations internationales, Presses de Sciences Po, « Références », Paris, 2012.

156
Clausewitz, de la violence à l'État

Montbrial propose pour qualifier d'unités actives tous les agents, individuels ou

collectifs, qui entreprennent de changer une partie du monde au moyen de projets.

Ces unités tiennent leur cohésion de l'existence d'une Organisation et d'une

Culture communes358. Le principal intérêt de cette tentative est de ne pas partir de

classes d'agents définies a priori. Au contraire, une unité active est définie par sa

seule structure formelle : ce peut être un individu, une association, un état, une

armée, etc. Il faut dès lors identifier différents types de problèmes praxéologiques

dont la définition est relative aux types d'unités actives impliquées. Ce faisant, on

dispose d'un moyen théorique d'approcher ces nouvelles formes de guerres en tant

qu'elles ne mettent plus nécessairement ni immédiatement aux prises des acteurs

seulement étatiques.

Certes, Montbrial restreint de fait les problèmes internationaux aux seuls

problèmes interétatiques car, selon lui, les unités politiques dominantes restent les

états et il définit les problèmes internationaux comme ceux qui mettent aux prises

au moins deux unités politiques dominantes. Or, une unité est dite dominante si,

dans un conflit l'opposant à toute autre unité du même ensemble, elle est capable

de la neutraliser à coût sûr, c'est-à-dire de la priver de capacité d'agir. Selon lui,

seuls les états constituent de telles unités dominantes. Néanmoins, comme nous

l'avons vu, la fragilisation du monopole étatique de la violence physique légitime

peut conduire à nuancer cet optimisme : il n'est pas certain que tous les états

puissent être considérés comme des unités dominantes suivant une telle définition.

Comme il le remarque lui-même, la chute de l'URSS a abouti à une multiplication

des états défaillants – failed states – qui ne remplissent pas les critères requis pour

être qualifiés d'unités dominantes. De plus, on peut au moins discuter l'identité


358Thierry de Montbrial, L'action et le système du monde, PUF, « Quadrige », Paris, 2002.

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Clausewitz, de la violence à l'État

postulée entre présence d'une unité dominante et problème politique puisque

certains problèmes naissent justement de l'absence d'unité dominante reconnue –

rappelons que chez Weber la domination a toujours pour corrélat une forme de

légitimité donc de reconnaissance359.

Mais il convient néanmoins de distinguer les problématiques : Montbrial

cherche à jeter les bases d'une praxéologie positive à la fois descriptive et

normative ce qui requiert de distinguer différents niveaux d'analyse et peut

justifier la restriction qu'il opère des unités actives pertinentes pour une

praxéologie des relations internationales. En revanche, si l'on s'interroge sur la

possible reconfiguration du concept de politique en tant qu'il requiert peut-être

aujourd'hui d'être disjoint de – ou du moins de n'être plus immédiatement corrélé à

– celui d’État, il est nécessaire de prendre la pleine mesure de l'apparition de

nouvelles unités actives à prétention politique360 – organisations non-

gouvernementales, groupes terroristes, organisations supra-étatiques, etc.

Or, il faut remarquer à ce propos que le système westphalien des relations

internationales et, plus largement, la théorie politique moderne jusqu'à Marx au

moins tendent à comprendre le politique « par en haut », c'est-à-dire à partir du

concept d’État. Même dans un schème contractualiste classique, la question

décisive est celle de la légitimation de l'autorité de l’État et, pour un libéral, elle

sera celle de la limitation de son pouvoir. C'est donc dire que, dans ce cadre, seuls

les états sont, au niveau international, des instances politiquement pertinentes et

359Max Weber, La domination, La Découverte, « Poche », Paris, 2015, trad. Isabelle Kalinowski.
360Il va de soi que l'élucidation théorique de cette prétention requerrait d'identifier en quel sens on
peut bel et bien la qualifier de politique, c'est-à-dire de mesurer la reconfiguration du concept
de politique qui s'y joue. Mais une telle élucidation dépasse largement le cadre de cette étude et
appartient plutôt au programme de recherche qu'elle esquisse et appelle en tant qu'elle pose, à
partir de l'analyse de la relation entre guerre et institution, la question de la reconfiguration des
rapports politiques aujourd'hui.

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Clausewitz, de la violence à l'État

actives. C'est le cas chez Clausewitz et c'est sur cette base que nous avons pu

établir un rapprochement heuristique entre sa théorie silencieuse de l'institution

étatique et la sociologie de la domination wébérienne. Dans les deux cas, seul

l’État est actif. On sait, en effet, que le concept wébérien de domination en tant

qu'il enveloppe a priori celui de légitimité, c'est-à-dire la reconnaissance de la

justification de la relation de domination de la part des dominés, se rend aveugle

aux réactions parfois violentes et aux stratégies de résistance que cette relation

peut effectivement susciter chez les dominés361.

Or, lorsque l'on parle d'une fragilisation du monopole étatique de la

violence physique légitime telle qu'attestée par la diversification des acteurs

impliqués dans les guerres contemporaines, on ne pointe pas autre chose que

l'insuffisance d'une telle approche « par en haut » et la nécessité de la compléter

par une analyse du politique « par en bas ». Pendant toute la période

westphalienne des relations internationales cette nécessité ne pouvait se faire

sentir étant donné que les états étaient effectivement quasiment les seuls unités

actives efficaces au niveau international, mais aujourd'hui l'apparition à ce niveau

d'unités efficaces non étatiques rend visible, rétrospectivement, le schématisme

d'un tel modèle. Pour autant, il ne s'agit pas de simplement substituer une

approche à une autre, mais de compléter l'une par l'autre.

Dès lors, plusieurs questions peuvent être posées qui esquissent autant de

directions possibles pour un programme de recherche constituant l'étude de la

guerre en analyseur privilégié de l'institution politique. En premier lieu,

361« Par ''domination'', nous entendons donc ici le fait qu'une volonté affirmée (un ''ordre'') du ou
des ''dominants'' cherche à influencer l'action d'autrui (du ou des ''dominés'') et l'influence
effectivement, dans la mesure où, à un degré significatif d'un point de vue social, cette action
se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que tel, la
maxime de leur action (''obéissance''). », La domination, op. cit., p. 49.

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Clausewitz, de la violence à l'État

l'apparition d'unités actives non étatiques à même de participer en tant que telles à

des guerres, alors même que la monopolisation de la violence physique légitime

par l'instance étatique était caractéristique de la construction de l’État moderne,

pose la question de la politicité de ces unités. Il est en effet possible de suggérer

qu'en même temps que la violence physique légitime, l’État moderne a revendiqué

avec succès le monopole du politique. Aussi peut-on se demander si la

fragilisation du premier monopole demeure sans conséquence sur le second. Dès

lors, deux perspectives plus complémentaires que contradictoires peuvent être

esquissées : ou bien l'on tend à étendre le concept de politique à ces nouvelles

unités actives et force est alors d'interroger la reconfiguration du concept de

politique qu'une telle extension implique ; ou bien l'on privilégie l'étude de ces

nouvelles formes de violence en tant que telles et l'on est mené à insister sur la

déconnexion entre État et maîtrise de la violence362. Dans les deux cas, il s'agit de

mesurer les métamorphoses institutionnelles intervenues depuis la fin du modèle

westphalien pur des relations internationales.

En somme, s'il est juste que De la guerre établit bien la nécessaire

corrélation entre maîtrise du déploiement de la violence physique et agencement

du dispositif institutionnel étatique, sa lecture ouvre sur la question laissée sans

réponse de la conséquence sur cette maîtrise des évolutions de ce dispositif. La

guerre, dès lors, se donne bien à lire comme un analyseur privilégié de ces

évolutions.

362C'est la perspective de recherche esquissée par Balibar dans Violence et civilité, op. cit.

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