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Alex Mucchielli

L’IDENTITÉ

Dixième édition mise à jour


34e mille
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À lire également en
Que sais-je ?
COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

Jean Maisonneuve, La Psychologie sociale, no 458.


Raymond Chappuis, La Psychologie des relations humaines, no 2287.
Patrick Savidan, Le Multiculturalisme, no 3236.
Marc Louis Bourgeois, Les Schizophrénies, no 3491.
Serge Tisseron, Les Secrets de famille, no 3925.

ISBN 978-2-7154-0729-9
ISSN 0768-0066
Dépôt légal – 1re édition : 1986
10e édition mise à jour : 2021, juin
© Presses Universitaires de France / Humensis, 2021
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
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INTRODUCTION

L’identité en sciences humaines

I. – L’identité et le paradigme de la complexité

Ce chapitre introductif à cet ouvrage de synthèse


sur l’identité ne veut pas être la énième synthèse et
reformulation générale de ce qui s’écrit depuis plus de
cinquante ans sur l’identité. Il ne s’agit plus de redire
ce que l’on a déjà et toujours lu et relu sur les fonde-
ments génétiques : biologiques, psychologiques, rela-
tionnels ou culturels de l’identité. Il s’agit de dépasser
cette morcellisation des approches et des définitions
de l’identité. Je tenterai, pour cela, de resituer le
concept dans le nouveau paradigme des sciences
humaines : le paradigme de la complexité, et je ten-
terai de proposer une vision générale et nouvelle du
phénomène identitaire qui puisse englober et dépasser
les diverses théories et définitions connues de l’identité.
Je vais donc montrer que les fondements de l’identité
d’un acteur pour d’autres acteurs (ou pour lui-même) se
trouvent dans les identités de ces autres acteurs (ou du pre-
mier acteur lui-même). Cette proposition n’est pas une
tautologie ou un tour de passe-passe intellectuel. Il
s’agit bien d’une conséquence, tout à fait pleine de
sens, des théories de la complexité : constructivisme et
systémisme, appliquées aux sciences humaines.
De nos jours, et cela dure depuis près de cin-
quante ans, les ouvrages et articles parlant de l’identité
sont les plus prisés du grand public comme du public
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des spécialistes en sciences humaines (E. Erikson a


introduit ce concept dans les sciences humaines,
en 1950, avec son ouvrage Enfance et société). Le suc-
cès du concept s’est accéléré depuis. On peut compter
chaque année près d’une dizaine d’ouvrages et près
d’une vingtaine d’articles abordant ce sujet.
L’interprétation la plus souvent fournie du phéno-
mène repose sur l’idée que cet attrait pour tout ce qui
parle d’identité vient de la déstabilisation actuelle des
individus et des cultures collectives. Sous l’impact des
diverses transformations de notre environnement, lui-
même dû aux accélérations techniques de la post-
modernité, les identités individuelles et collectives
seraient mises à mal. Personnes, groupes, organisations
et institutions chercheraient alors de nouveaux points
de repères. Toutes réflexions et publications sur ce
thème seraient alors perçues comme pouvant apporter
un remède aux déstabilisations vécues.
Ce type d’analyse est très positiviste et s’inscrit dans
un schéma de causalité linéaire : une ou plusieurs causes
entraînent un effet. Il est de moins en moins sûr qu’en
sciences humaines on puisse se contenter de telles
explications simples.
Ce qui est plus certain, c’est que, actuellement, le
sens du concept « identité » n’est pas fixé. Ce sens pose
un problème dans les sciences humaines et chaque spé-
cialiste écrit pour tenter de le préciser. Cela donne donc
pléthore de publications, d’illustrations et de définitions
du concept. Devant cette quantité d’approches et de
tentatives faites pour cerner ce concept, le grand public
comme la plupart des spécialistes s’y perdent.
Aussi, au lieu de nous lancer dans une quelconque
nouvelle tentative de reformulation de tout ce que l’on
connaît déjà sur ce concept, j’invite le lecteur à prendre
un peu de recul et à bien vouloir d’abord se placer sur
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un plan épistémologique. Il s’agit de réfléchir d’abord au


problème lié aux diverses significations du concept « iden-
tité », de se demander comment il se fait que l’on puisse
en proposer tant de définitions, pas forcément compa-
tibles entre elles, mais qui cependant nous paraissent
vraisemblables, sans jamais épuiser les problèmes.
1. La multiplicité des définitions disciplinaires
scientifiques de l’identité. – Il faut se rappeler que
chaque science cherche à rendre compréhensibles les
phénomènes qu’elle étudie. Rendre compréhensible
un phénomène, c’est lui donner du sens dans un
contexte d’autres connaissances préalablement acquises
et rassemblées en « théories ». Ainsi le mouvement
d’un électron dans un champ magnétique est-il rendu
compréhensible par rapport aux forces qui s’exercent
sur lui, forces données par des équations établies, au
demeurant, dans la théorie de l’électrodynamisme. Ce
qu’il faut donc bien voir, dès le départ de notre rai-
sonnement, c’est que le sens d’un phénomène est un
« construit humain » qui s’élabore en référence à un
« contexte scientifique » représenté par une « théorie ».
On comprend dès lors l’erreur de tous les scienti-
fiques qui s’efforcent de trouver une quelconque « réa-
lité » à l’identité. Ils trouveront un sens à cette identité
et ce sens sera tributaire des référents théoriques qu’ils
auront consciemment ou inconsciemment utilisés pour
construire leur intelligibilité du phénomène.
La position épistémologique que je présente ici est
désormais largement admise dans les milieux scienti-
fiques. Les transformations historiques de certaines
théories physiques ont apporté des éléments décisifs à
la formulation de cette conception. On sait en effet
que certains phénomènes ont reçu des compréhensions
différentes selon les théories utilisées pour les analyser.
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On cite toujours le cas des théories corpusculaire et


ondulatoire de la lumière qui ont fourni des explications
différentes de la propagation de la lumière. Cette posi-
tion épistémologique s’appelle le « relativisme construc-
tiviste ». Elle est particulièrement appréciée en sciences
humaines pour des raisons que je rappellerai plus loin.
Elle postule donc que la « réalité scientifique » est rela-
tive à la théorie de référence que l’on prend, et que
cette « réalité » n’est pas une « réalité vraie » mais un
construit intellectuel s’appuyant sur d’autres construits
intellectuels (théorie et concepts) qui découpent et
agencent les phénomènes à leur manière.
Compte tenu du fait que nous venons d’admettre
(la définition et donc le sens d’un phénomène dépendent
du contexte théorique de référence pris pour l’explici-
ter), nous pouvons désormais comprendre pourquoi
tant d’ouvrages, tant d’articles, tant d’approches, tant
de définitions sont consacrés à l’identité. Chaque scien-
tifique, détenteur d’un cadre théorique (explicite ou
non), peut « lire » les phénomènes identitaires avec ses
propres référents. La pluralité des référents scientifiques
existants garantit la diversité des conclusions. En fait,
alors, sous la masse des publications, se cache un débat
scientifique latent sur la valeur définitive de chaque
approche proposée. Mais les protagonistes du débat
ne pourront jamais tomber d’accord puisque, le plus
souvent, ils parlent de lieux différents sans vouloir l’ad-
mettre. T.S. Kuhn dirait que, ayant des « paradigmes »
de départ différents, ils ne peuvent communiquer et
qu’ils sont dans des « réalités incommensurables ».
D’ailleurs, nous-mêmes, nous avons du mal à trancher
entre les différentes présentations : psychanalytique
(S. Freud), de l’analyse transactionnelle (E. Berne),
de la phénoménologie sociale (R. Laing), de l’existen-
tialisme (L. Binswanger), du culturalisme (R. Linton
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ou J.S. Bruner), du structuralisme (C. Lévi-Strauss)…


Et cela parce que nous adhérons, plus ou moins, aux
principes théoriques de base qui sont les référents
implicites de ces présentations.
La question qui se pose maintenant à nous est donc
de savoir si nous sommes condamnés à l’éclectisme
kaléidoscopique sur l’identité ou si nous pouvons trou-
ver ce qui pourrait être un point de vue scientifique
global, surplombant tous les autres. Un point de vue
scientifique qui pourrait donc être « plus pertinent » par
le fait même qu’il puisse rendre compte de la pluralité
des approches de l’identité. Cette « théorie générale de
l’identité » serait donc aux différentes théories de l’iden-
tité ce qu’est la théorie de la relativité générale à la
théorie de la relativité restreinte, à la théorie newto-
nienne de la gravité et à la théorie électromagnétique.
Je vais tenter cet exercice épistémologique et pré-
senter ce que pourrait être un cadre théorique général
sur les problèmes de l’identité. C’est ensuite, et seu-
lement ensuite, que nous pourrons évoquer ce que
pourraient être les « référents généraux de l’identité ».
2. La nécessité de se placer du point de vue des
« sciences humaines ». – Lorsque l’on parle d’« identité »
(en général, sans donc préciser identité individuelle ou
identité d’un groupe ou identité d’une organisation…),
c’est que l’on parle de l’identité d’un « acteur social »
qui peut être aussi bien un individu qu’une collectivité.
Lorsque l’on parle de l’identité d’un acteur social, il faut
tout d’abord remarquer que l’on se situe d’emblée en
sciences humaines et non en sciences naturelles et phy-
siques. Cela veut dire que les acteurs sociaux dont il
s’agit ont des caractéristiques fortement différentielles
d’avec les « objets » dont traitent les sciences dites
exactes. Par exemple, nos « sujets » ont une « affectivité »
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liée à un ressenti en situation, une certaine conscience


d’eux-mêmes et des phénomènes qui se déroulent autour
d’eux, une certaine réflexion plus ou moins rationnelle.
Ils ont aussi des enjeux existentiels et donc des projets
et des visées, ils ont enfin une certaine capacité propre
d’action liée à cette propriété humaine que l’on appelle
la volonté. Constatons donc tout de suite que l’identité
d’un acteur social ne peut être définie comme l’identité
d’un objet des sciences naturelles et physiques qui ne
peut avoir ni ressenti, ni conscience, ni réflexion, ni
enjeux propres, ni volonté…
Remarquons, immédiatement, que l’absence ou le
dysfonctionnement d’une des propriétés différentielles
des acteurs sociaux que je viens d’énoncer nous ren-
voient à un trouble de l’identité. En effet, que mon
acteur social vienne à ne rien ressentir, ou à ne plus
avoir conscience de rien, ou à ne plus pouvoir réfléchir,
à ne plus pouvoir décider, à ne plus avoir de projet ou
de capacité d’action (autonomie), et je dirai tout de
suite qu’il a des troubles de l’identité.
En parlant d’« identité des acteurs sociaux », nous
nous situons dans les sciences humaines et donc dans
le paradigme de ces sciences que l’on appelle le para-
digme subjectiviste ou interprétatif. Les principes de
cette position épistémologique s’opposent résolument
à ceux du paradigme positiviste des sciences naturelles
et physiques. Ils ont été systématisés par E. Morin
dans son paradigme de la complexité. En particulier
pour les sciences humaines :
1/ il n’existe pas de réalité objective donnée : la réalité
humaine est une réalité de sens (liée aux signi-
fications) et elle est construite par les acteurs ;
2/ il n’existe pas une « réalité » mais plusieurs réalités
construites par les différents acteurs et coexistantes
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en même temps, aussi « vraies » les unes que les


autres (négation du principe du tiers exclu) ;
3/ si une réalité de sens émerge, elle n’est pas due
à une (ou plusieurs) cause(s) mais à un ensemble
de causalités circulaires dans lesquelles la réalité
émergente elle-même a une part (négation du
principe positiviste de la causalité linéaire).
Nous voyons donc, si nous prenons la peine de nous
replacer dans l’épistémologie propre des sciences
humaines, que nous ne pouvons penser l’identité et
ses fondements avec des théories ou des concepts qui
feraient référence implicitement au positivisme des
sciences exactes. L’identité ne peut être une somme
de caractéristiques (fussent-elles « psychologiques » ou
« culturelles ») ; l’identité ne peut venir seulement d’une
mise en forme par certaines causes (ou influences) ;
l’identité d’un acteur social ne peut être unique pour
tous les acteurs du champ social concerné.
Mais on ne peut se satisfaire de cette approche par
la négation. Il nous faut dire ce qu’est l’identité dans
le cadre du paradigme de la complexité (qui va nous
servir donc de théorie générale de référence), en espé-
rant que ce paradigme « recouvre » les différentes
théories existantes de l’identité.

II. – La définition « sciences humaines »


de l’identité

L’identité est un ensemble de significations (variables


selon les acteurs d’une situation) apposées par des acteurs
sur une réalité physique et subjective, plus ou moins floue,
de leurs mondes vécus, ensemble construit par un autre
acteur. C’est donc un sens perçu donné par chaque acteur
au sujet de lui-même ou d’autres acteurs.
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L’identité est donc toujours plurielle du fait même


qu’elle implique toujours différents acteurs du contexte
social qui ont toujours leur lecture de leur identité et
de l’identité des autres selon les situations, leurs enjeux
et leurs projets. Cette identité est toujours en trans-
formation, puisque les contextes de référence de cette
identité : contextes biologique, psychologique, tem-
porel, matériel, économique, relationnel, normatif,
culturel, politique…, qui fournissent les significations,
sont chacun en évolution du fait même des interactions.
Elle est, à un moment donné, la résultante d’un
ensemble d’autoprocessus (génétiques, biologiques,
affectifs, cognitifs…) et de processus (relationnels et
communicationnels, historiques, culturels…) formant
entre eux un système de causalités circulaires.
Elle est donc toujours un construit biopsychologique
et communicationnel-culturel. Elle est un des éléments
d’un système complexe qui relie entre elles un ensemble
d’autres identités.
Si l’identité d’un acteur (pour un autre acteur ou
pour lui-même) est un phénomène de sens qui surgit
dans une situation donnée, se poser la question des
« fondements de l’identité » revient à se poser la ques-
tion des fondements d’un tel type de phénomène de
sens. Comment ce phénomène de sens arrive-t-il (et
non pourquoi) ? Car la réponse à la question pourquoi
est rapide : pour que l’autre (son identité) trouve un
sens ; pour que cet autre ne reste pas sans signification.
Répondre à notre question d’une manière générale
demande nécessairement que l’on fasse appel à une
théorie générale du sens. C’est dans l’examen du
« Comment ce sens surgit-il ? » que nous rencontrons
alors une difficulté majeure, car il existe de nombreuses
théories qui prétendent donner des clefs générales pour
trouver les significations des choses.
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C’est donc ici que je vais m’engager en me risquant


à proposer une théorie du sens qui pourrait avoir pré-
tention à être générale. Je démontrerai alors, ensuite,
que les analyses du phénomène « identité » les plus
habituellement proposées sont des particularités de
cette théorie dite générale.
Je reprendrai ici, en la simplifiant et en la généra-
lisant, la « théorie des processus de la communication »
que j’ai proposée pour rendre compte des phénomènes
d’émergence du sens des communications humaines
(Mucchielli, 1998).
Dans cette théorie, je montre comment les commu-
nications que font les acteurs sont des communications
« qui-ont-un-sens-performant-pour-eux », compte tenu
des restructurations concernant certains contextes qui ont
été effectuées aux instants précédant leur expression, par
les communications des différents acteurs en situation.
De même, je me propose de montrer que le sens de
l’identité d’un acteur pour un autre acteur est fonction
du ou des contextes pertinents utilisés par ce dernier
acteur pour définir, pour lui, l’identité du premier.

III. – La nécessaire subjectivisation


de toute définition objective d’une identité

1. Les grilles « scientifiques » de « référents iden-


titaires ». – De nombreux chercheurs travaillant sur
l’identité ont proposé des listes de « référents identi-
taires ». On trouve de telles listes en psychosociologie,
en ethnologie, en sociologie, en sciences de gestion,
en science politique…, lorsqu’il s’agit, par exemple, de
faire une « monographie », c’est-à-dire de décrire le
plus complètement possible un groupe, une collectivité,
une organisation…
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Référents écologiques :
– caractéristiques du milieu de vie, totalité des
conditions dans lesquelles l’acteur exerce ses
activités : délimitation, site, situation géogra-
phique, géologie, relief, climat, hydrographie,
pédologie, flore et faune, organisation des
constructions, structure de l’habitat, disposition
des maisons, agencements et aménagements
internes ; voies de communication ; change-
ments visibles des transformations effectuées
sur le milieu de vie ;
– synthèse des influences de ce milieu de vie :
satisfactions, frustrations, objectifs, éléments de
l’organisation sociale, rituels et conduites de la
mentalité liés à ce milieu de vie, relations typiques
de l’acteur à son cadre de vie.
Référents matériels et physiques :
– les possessions : nom, territoire, personnes,
machines, objets, argent, habitation, vêtements… ;
– les potentialités : puissance économique, finan-
cière, physique, intellectuelle… ;
– l’organisation matérielle : agencement du terri-
toire, de l’habitat, des communications… ;
– les apparences physiques : importance et réparti-
tion du groupement, traits morphologiques, signes
distinctifs ;
– les caractéristiques démographiques lorsqu’il s’agit
d’un groupe : nombre d’individus par catégorie de
sexe, d’âge, d’activités ; mortalité, fécondité, nup-
tialité, composition des regroupements (familles,
couples…) ; relations avec les autres acteurs :
immigration, émigration, endogamie, exogamie ;
répartition dans l’espace ; type de circulation.
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Référents historiques :
– les origines : actes fondateurs, naissance, nom,
créateurs ou géniteurs, filiation, alliance, parenté,
mythes de création, les héros fondateurs ;
– les événements marquants : phases importantes de
l’évolution, des transformations, influences reçues,
acculturation ou éducation, traumatismes culturels
ou psychologiques, les modèles du passé ;
– les traces historiques : croyances, coutumes, habi-
tudes venant de l’acculturation ou de l’éducation ;
– lois ou normes trouvant leurs sources dans le
passé.
Référents culturels :
– le système culturel : prémisses culturelles ;
croyances, religion ; codes culturels ; idéologie ;
système de valeurs culturelles ; modèles et contre-
modèles ; expressions culturelles diverses (objets,
arts…) ; activités festives ;
– la mentalité : mode de vie, vision du monde,
attitudes clés, normes, habitudes… ;
– le système cognitif : les traits de psychologie
propre ; attitudes, système de valeurs ; niveau
d’éducation…
Référents psychosociaux :
– références sociales : nom, statut, âge, sexe, pro-
fession, pouvoir, devoirs, rôles sociaux, activités,
affiliations ;
– les types d’activité, utilisations d’outils ;
– attributs de valeur sociale : compétence, qualité/
défaut, estimations diverses… ;
– potentialités de devenir : capacité, motivation,
stratégie, adaptation, style de conduite ;
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– le système des valeurs et des conduites spéci-


fiques : traits et conduites spécifiques, motiva-
tions, intérêts… ;
– les potentialités propres : compétences, résultats,
activités, projets ;
– les images identitaires, venant des autres acteurs :
stéréotypes, opinions des autres… ;
– les affiliations et appartenances connues : groupes
de pairs, groupes d’appartenance (âge, sexe, pro-
fession, sports, activités…) ;
– les symboles et signes extérieurs : tout ce qui
renvoie à une place dans la hiérarchie sociale.
De l’extérieur, l’identité est donc une des définitions
potentielles d’un acteur. Cette définition se réfère à
un certain nombre de critères. Or, il est rarement pos-
sible, comme nous le verrons, d’énoncer tous les critères
utilisables. La nature des critères choisis pour la défi-
nition permet alors de parler de différentes identités :
identité objective (prenant des référents d’ordre objec-
tif : matériels, historiques ou autres, mais indubita-
blement connus et vérifiables) ; identité culturelle
(prenant essentiellement des référents d’ordre culturel) ;
identité groupale (prenant des référents concernant
l’appartenance groupale) ; identité sociale (prenant des
référents de positionnement social) ; identité profes-
sionnelle (prenant les référents du curriculum vitae et
des activités professionnelles)…
2. La multiplicité des « dimensions scientifiques »
de l’identité. – Remarquons d’emblée que la liste des
« dimensions » présentées ci-dessus renvoie, à travers
les concepts qui sont utilisés, essentiellement à des dis-
ciplines comme la sociologie, la psychosociologie, l’ethno-
logie, la démographie, l’histoire, la géographie ou encore
la psychologie. Remarquons que certains points de vue
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sur l’identité, apportés par d’autres disciplines, manquent.


Il n’est pas question, dans cette liste de référents iden-
titaires, des fantasmes dominants ou des complexes
fondamentaux (ce qui renverrait à une approche psy-
chanalytique) ; il n’est pas non plus question des jeux
d’interactions dominants ou enjeux poursuivis par les
acteurs (ce qui renverrait aux sciences de la communi-
cation). Cela veut dire que je peux multiplier à l’infini
la liste des référents identitaires à considérer. Il suffit
donc que je fasse appel à une nouvelle discipline pour
ajouter une dimension à la grille précédente (on peut
même parler d’« identité économique » : D. Todd,
L’Identité économique de la France, 2008). Remarquons
que je peux aussi réduire cette grille au minimum de
référents en utilisant alors un seul contexte scientifique.
On voit donc, par-delà les difficultés de lecture des
identités ainsi décrites, difficultés qui réfèrent au voca-
bulaire spécifique utilisé, que ces identités seraient
« différentes », mais pleines de sens pour chacun des
scientifiques spécialisés qui les aurait explicitées avec
sa grille.
Ainsi donc, il existe quantité de définitions possibles
de l’identité. Chaque science humaine, en fonction de
ses théories de référence, en fonction des concepts qui
lui servent à découper le monde, peut proposer une
approche spécifique de l’identité d’un acteur social.
Curieusement, chaque science humaine participe alors,
en proposant une lecture avec sa grille propre spéci-
fique, à une certaine « subjectivisation » de la définition
de l’identité. Aucune science ne peut définir l’« iden-
tité totale » d’un acteur, chaque science en propose
une approche, un point de vue qui s’apparente à la
perception partielle de la subjectivité humaine.
L’« identité totale » reste virtuelle.
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3. La réduction subjective des identités « scienti-


fiques ». – Si l’on revient à notre monographie, l’iden-
tité de l’acteur social décrit, pour le chercheur qui
rédige la monographie, est donc l’ensemble des signi-
fications prises par chacun des éléments de sa descrip-
tion. Dans la synthèse de sa monographie, laquelle
monographie est faite dans un but bien précis (pour
montrer ou faire découvrir quelque chose, pour appuyer
ou préparer des décisions…), le chercheur va retenir
le complexe des éléments « les plus marquants », ceux
qui, mis en relation, « parlent » le plus, dans l’optique
de son projet de recherche et de rédaction.
Un lecteur de la totalité de la monographie sera frappé
par tel ou tel élément relevé par le chercheur et se
construira lui-même sa propre représentation de l’iden-
tité de l’acteur social en question. Cette représentation
est plus ou moins complexe. Le sens de l’identité est
plus ou moins complexe. Peut-être la lecture laissera-
t-elle une « impression globale », fruit de diverses sélec-
tions et interprétations, dont la formulation sera la
synthèse du sens de l’identité de l’acteur décrit dans la
monographie pour ce lecteur. Dans un tel exemple, nous
avons trois définitions d’une même identité « virtuelle ».
Les trois définitions sont trois ensembles de significa-
tions dépendantes de trois ensembles de contextes,
convoqués justement pour faire surgir ces significations.
La monographie, dans sa totalité parfaite descrip-
tive, est faite en référence à un pseudo-acteur que nous
appellerons « acteur scientifique ». Cet acteur scienti-
fique, qui est dans la tête du chercheur, est présumé
avoir édicté les règles qui font qu’une monographie
est « bonne » ou « mauvaise ». C’est en référence à ces
règles que le chercheur a fouillé, observé, analysé et
rapporté. Le projet du chercheur était donc d’être en
conformité avec ce qu’il faut faire pour rédiger une
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bonne monographie. Le contexte qui donne le premier


sens à l’identité de l’acteur décrit dans la monographie
est le contexte scientifique de toutes les approches
disciplinaires qu’il faut faire pour faire le tour d’une
identité. La monographie est un assemblage d’ap-
proches disciplinaires de l’acteur social. La mise en
faisceau des différentes approches fait surgir un sens
particulier à cet « objet » total saisi à travers toutes les
disciplines des sciences humaines. Ce sens particulier,
c’est celui qui serait saisi par l’« acteur scientifique »,
s’il existait réellement, qui lirait la monographie. Le
sens serait nécessairement complexe puisqu’il tiendrait
compte de toutes les significations apportées par
chaque approche disciplinaire.
La deuxième définition de l’identité virtuelle de l’ac-
teur social décrit dans la monographie est celle que
formule le chercheur dans sa synthèse finale. Cette syn-
thèse est supposée rapporter parfaitement son impression
finale, compte tenu de l’objectif de sa recherche. L’iden-
tité prend alors un sens par rapport à un contexte plus
important que les actes : le contexte de l’utilisation de
la monographie. Supposons que cela soit un contexte
politique d’intervention sur une collectivité pour conduire
un quelconque changement. Toute la monographie et
son infinité de « référents identitaires » prennent un sens
global synthétisable en une ou plusieurs phrases.
La troisième définition de l’identité virtuelle de
l’acteur social décrit dans la monographie est celle que
formule le lecteur que nous avons évoqué. Si ce lecteur
a un projet particulier, le contexte de ce projet va lui
faire sélectionner certains éléments qui deviendront
« plus pertinents » que les autres. L’ensemble de ces
éléments pertinents forme le sens final de l’identité
pour le lecteur. Si le lecteur n’a pas de projet particu-
lier d’utilisation de la monographie à part le projet
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général de connaissance de l’acteur social décrit, il peut


rarement rester parfaitement neutre envers toutes les
informations qu’il va lire. Certaines l’intéressent plus
que d’autres, certaines le surprendront, certaines le
marqueront… Au total, il va construire, tout au long
de sa lecture, le sens de l’identité pour lui de cet acteur
social. Les contextes qu’il convoque alors pour ce faire
sont les contextes de ses connaissances sur d’autres
acteurs sociaux du même genre ; de son expérience
personnelle de ce type d’acteur social ; de sa sensibilité
théorique propre (sa formation) ; de sa compétence
psychosociale ; de sa compétence culturelle ; de sa
morale et de son éthique personnelle… En effet, toute
lecture (comme toute perception) fait intervenir un
ensemble de grilles qui servent à la compréhension,
c’est-à-dire à la constitution du sens de la chose lue.
4. La subjectivisation comme fondement de la défi-
nition identitaire d’un acteur. – Quelle est donc l’iden-
tité « réelle » de l’acteur social décrit dans la
monographie ? Cette question n’a pas de sens. Une
identité est identité pour quelqu’un qui a un projet.
Elle varie donc en fonction des acteurs concernés. Une
identité, somme de tous les référents identitaires ima-
ginables, ne serait qu’une identité virtuelle pour un
acteur imaginaire artificiellement défini (le scientifique
omniscient). Nous retrouvons là l’idée qu’en sciences
humaines toute réalité de sens est plurielle. L’identité
est donc plurielle. Elle est une affaire de significations
données en fonction de leurs propres identités et de leurs
engagements dans des projets, par l’acteur lui-même ou
d’autres acteurs. Nous ne pouvons en effet, dans
l’exemple ci-dessus, dire quelle est l’identité « la plus
vraie ». Elles sont toutes les trois vraies, compte tenu
des acteurs pour lesquels elles sont construites.
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Nous voyons aussi, ici, comment nous retrouvons


les idées de la psychologie sociale sur « les identités
sociales » en tant qu’ensemble d’identités attribuées
par un ou plusieurs acteurs à un autre acteur. En effet,
l’identité d’un acteur social pour un autre acteur, c’est
d’abord la réponse apportée à la question : qui est cet
acteur ? Les réponses peuvent être apportées par l’ac-
teur lui-même (identités auto-énoncées) ou par des
partenaires (identités énoncées par autrui).
Considérons la réponse qui nous vient de l’acteur
lui-même : cet acteur peut croire intimement en lui-
même, à ce qu’il est (identité subjective) ; il peut éprou-
ver ce qu’il est (identité ressentie) ; il peut énoncer son
identité devant les autres (identité affirmée) ; il peut
présenter à autrui ce qu’il veut être (identité présentée) ;
il peut présenter seulement certaines parties de ce qu’il
est (identité de circonstance ou de façade) ; il peut faire
un certain nombre de choses qui correspondent à ce
qu’il croit devoir faire (identité agie) ; il peut enfin croire,
éprouver, énoncer, présenter totalement ou partiellement
ce qu’il ne veut pas être (identité négative représentée).
Considérons maintenant la réponse qui nous vient
du partenaire de l’acteur en question : il peut énoncer
ce qu’il croit sur l’identité de l’autre (identité inférée) ;
il peut énoncer ce que cet autre est subjectivement
pour lui (identité vécue) ; il peut énoncer ce qu’il vou-
drait que l’autre soit (identité souhaitée) ; il peut se
comporter de façon à ce que l’autre se comporte comme
il veut qu’il se comporte (identité prescrite) ; il peut
énoncer ce que normalement, étant donné quelques
caractéristiques banales d’identification cet autre acteur
doit être (identité attribuée) ; l’identité, légale, enfin,
étant, quant à elle, l’ensemble des caractéristiques suf-
fisantes pour définir un sujet par rapport aux lois et
règles d’une société.
19
© Humensis

Ces analyses de la psychologie sociale nous rap-


pellent tout simplement un phénomène banal de la
vie sociale : il y a autant d’identités sociales que de
contextes sociaux de définition d’un acteur. Lorsque
nous sommes en train de nous promener dans les rues
de la ville, nous sommes « un badaud comme les
autres » ; lorsque nous entrons dans un magasin pour
faire un achat, nous sommes « un client potentiel » ;
lorsque nous commentons à notre enfant une scène
de la vie quotidienne, nous sommes « un parent édu-
cateur », etc. Dans chacun de ces cas, notre identité
immédiate et prégnante est définie par rapport à un
contexte social d’activités. Les différentes significations
données à l’identité surgissent de ces contextes sociaux
qui sont momentanément partagés par les acteurs en
présence. Ce n’est d’ailleurs là que reformuler diffé-
remment les anciennes analyses de G.H. Mead (1934)
pour qui le « Soi » et la conscience de ce « Soi »
viennent du fait que l’acteur peut s’éprouver lui-même
directement en se plaçant du point de vue des autres
membres du groupe social auquel il appartient.
Nous avons pris un premier exemple (la définition
monographique) qui était d’abord une identité extérieure
(celle d’un acteur social existant pour d’autres acteurs).
Cette identité se situait dans une situation figée et arti-
ficielle : une étude d’un acteur social, au filtre de toutes
les approches disciplinaires. Il nous reste à prendre deux
autres types d’exemples : une identité déterminée par
l’acteur lui-même pour lui-même ou pour d’autres, un
ensemble d’identités déterminé dans des activités.
5. La subjectivité de l’identité énoncée par l’acteur
lui-même. – Considérons maintenant les fameuses
expériences d’autodescription de l’identité (L’Écuyer,
1975). Les méthodes utilisées par les différents savants
20
© Humensis

en sciences humaines sont toujours à la base d’une


succession d’interrogations des sujets. On leur demande
de répondre, toujours en des termes nouveaux, à la
question : « Qui êtes-vous ? » (tout le raisonnement
ci-après est valable lorsqu’il s’agit d’un autre genre
d’acteur social qu’un individu. On peut faire, en effet,
ce type d’expérience, en posant ce type de question
aux membres d’une organisation sociale en leur deman-
dant de la décrire par une succession de définitions).
Bien entendu, la situation expérimentale est ambi-
guë : le sujet répond-il pour réfléchir sur lui ou pour
fournir une réponse à l’expérimentateur ou pour les
deux choses à la fois ? Qu’importe la réponse à cette
question. Constatons que la très grande majorité des
sujets répond d’abord en donnant leur nom. Sans faire
intervenir des interprétations sur la finalité défensive
d’une telle réponse banale, prenons pour banale cette
réponse banale. Nonobstant ceux qui font réellement
une réponse banale de « défense sociale » (Mucchielli,
1980), constatons que cette réponse majoritaire a un
sens indubitable pour les autres sujets qui la font. Ils
font spontanément appel, pour se définir, au contexte
social banal de la vie quotidienne où l’on est d’abord
défini, pour les autres, par son nom. Le sens : « voilà
mon identité immédiate et banale pour tous » est donc
d’abord donné par la très grande majorité. Dès la pre-
mière réponse, il y a cependant des personnes qui
répondent autre chose que leur nom. Supposons un
sujet qui réponde : « un bon citoyen » ou « un père de
famille ». Pour fournir ce type de réponse, il s’est men-
talement placé dans un contexte : contexte sociopoli-
tique où l’on peut parler de citoyenneté ; contexte
affectif et familial où l’on peut parler de père de famille.
Ces réponses ont un sens pour le sujet. Les contextes
interpellés pour les formuler ont une importance pour
21
© Humensis

lui au moment où on l’interroge. Même si c’est pour


présenter une bonne image de lui à l’expérimentateur,
il faut convenir que tout le monde n’a pas cette même
réponse et que, s’il l’a faite, c’est qu’elle est pleine du
sens : « cela va me définir » pour lui. C’est donc, si l’on
reprend mon exemple, que les contextes sociopolitique
ou affectif et familial sont chargés de valeur. Lorsque
l’on continue de demander à l’acteur social de se décrire
avec des termes nouveaux, il va être obligé de se repré-
senter ce qu’il est dans d’autres contextes. Les contextes
étant fort nombreux, on peut trouver quantité de
réponses, jusqu’aux plus farfelues lorsque le sujet n’aura
plus idée d’un contexte signifiant pour lui et finira par
dire n’importe quoi. Le contexte de la contrainte de la
situation expérimentale surgit alors et pour manifester
son irritation, ou son désarroi ou encore sa bonne
volonté, des réponses seront inventées. Elles auront un
sens directement rattachable au vécu en situation.
Pour l’instant, nous avons imaginé cette expérience
avec des acteurs dits « normaux », c’est-à-dire qui ont
une succession cohérente de réponses à fournir. Sup-
posons que nous soyons devant un acteur (individuel
ou collectif) dit « pathologique » (identité attribuée en
fonction de critères normatifs). Dans un premier cas,
cet acteur aura du mal à fournir des réponses différentes
de celle qui a été donnée en premier. Les définitions
fournies tourneront autour d’une même thématique.
Ce malade est enfermé dans un monde duquel il ne
peut sortir. Appelant toujours ce contexte identique, il
ne fournit que des définitions identiques de lui-même.
Son identité, si elle a un sens conscient pour lui, est
cette identité répétitive qu’il présente. Dans un deux-
ième cas, l’acteur en question ne saura quoi répondre
et sera bloqué dès la première demande. C’est que son
identité est quelque chose qui, pour lui, n’a pas de sens.
22
© Humensis

Il ne voit pas comment il pourrait se positionner et


pour qui il devrait se positionner dans le monde. Il n’a
pas de contexte de référence auquel se raccrocher. Dans
d’autres cas, l’acteur donne des définitions contradic-
toires et incohérentes entre elles. C’est qu’il n’arrive
pas à saisir une « identité identique ». Son identité
fluctue au gré de ses sentiments intérieurs. Les contextes
générateurs de sa définition de lui-même passent rapi-
dement dans son esprit. Ces exemples tirés de la patho-
logie clinique nous confirment que l’identité est une
affaire de sens issue d’une contextualisation de soi.
6. Les contextes de l’évaluation des activités de
l’acteur comme fondement des sentiments de l’iden-
tité. – Deux grands psychologues (G.W. Allport et
E. Erikson, cf. bibliographie) ont montré que, du point
de vue de l’acteur lui-même, on ne pouvait parler
d’identité s’il n’y avait pas un ensemble de sentiments
vécus se rapportant à cette identité.
Ainsi, pour Allport, le sens du Soi ou de l’identité
est composé de sept éléments essentiels : 1/ le senti-
ment corporel ; 2/ le sentiment de l’identité du Moi
dans le temps ; 3/ le sentiment des appréciations
sociales de notre valeur ; 4/ le sentiment de possession ;
5/ l’estime de soi ; 6/ le sentiment de pouvoir raison-
ner ; 7/ l’effort central (intentionnalité de l’être) ; ces
sept facteurs étant ici placés dans leur ordre d’appari-
tion génétique. Pour Erikson, l’identité n’existe que
par le sentiment d’identité. Ce sentiment repose lui-
même sur un ensemble de sentiments et de processus :
1/ le sentiment subjectif d’unité personnelle ; 2/ le
sentiment de continuité temporelle ; 3/ le sentiment
de participation affective ; 4/ le sentiment de diffé-
rence ; 5/ le sentiment de confiance ontologique ; 6/ le
sentiment d’autonomie ; 7/ le sentiment de self-control ;
23
© Humensis

8/ les processus d’évaluation par rapport à autrui ; 9/ les


processus d’intégration de valeurs et d’identification.
Si l’on essaie de synthétiser ces travaux, on s’aper-
çoit que les significations que l’acteur peut donner au fait
d’être lui-même (sens final : « Je suis moi, comme ceci et
comme cela ») dépendent d’un certain nombre de processus
subjectifs d’évaluation dont les résultats sont traduits en
« sentiments », c’est-à-dire en impressions vécues. Ces éva-
luations renvoient à un certain nombre de contextes que
l’on retrouve toujours dans l’évaluation des activités
humaines. Il s’agit des contextes : 1/ spatial, physique et
sensoriel ; 2/ temporel ; 3/ de positionnement ; 4/ norma-
tif ; 5/ de la qualité des relations ; 6/ des enjeux et préoc-
cupations propres de l’acteur (Mucchielli, 1998).
Ainsi, pour un acteur, le sentiment de son être
matériel et sensoriel peut être considéré comme le
résultat d’un ensemble de processus de maturation
(biopsychologiques pour l’acteur individuel, autres pour
les acteurs collectifs), permettant la conscience pro-
gressive de son être. Les expériences de privations
sensorielles pour l’individu et de privation d’informa-
tions pour les collectivités (perte d’informations sur
les territoires, les membres, leurs activités…) ont mon-
tré combien il était difficile de se passer de telles sti-
mulations. Le sentiment banal d’exister repose sur des
informations sensorielles. Le contexte de l’évaluation
donatrice de sens à l’identité est bien ici le contexte
spatial, physique et sensoriel qui enserre l’acteur.
Lorsque celui-ci vient à manquer (expériences de pri-
vation sensorielle), l’identité subit des perturbations.
Le sentiment de continuité temporelle est le fait
que l’acteur se perçoit identique à lui-même dans le
temps et se représente les étapes de sa vie et ses trans-
formations comme un continuum. Cette signification
fondamentale : « Je suis, nous sommes le, les même(s),
24
© Humensis

dans le temps qui s’est écoulé », provient d’une mise


en perspective d’une certaine permanence des critères
essentiels de définition de soi. Lorsque les différences
sont perçues comme des ruptures, alors s’ouvrent les
crises d’identité. Ce sentiment repose également en
partie sur un travail cognitif et affectif permanent de
synthèse des expériences effectué par l’acteur.
Les sentiments de valeur (ou d’estime de soi), de
différence et d’autonomie prennent naissance dans le
contexte social des positionnements des acteurs et de
leurs relations réciproques ainsi que dans le contexte
des normes sociales. Ces sentiments sont, en effet,
l’expression de significations qui résultent d’une série
de processus de jugements portés par l’acteur sur sa
« désirabilité sociale » (Desportes, Codol…) ; portés
sur sa ressemblance-différenciation d’avec les autres ;
portés sur son « influence sociale » ; portés sur la nature
et l’impact – pour son positionnement et ses relations –
de ses succès ou échecs ; portés sur l’évaluation de ses
libertés d’action ; portés sur les résultats d’une com-
paraison entre l’image de soi renvoyée par les autres
et l’image idéale de lui…
Le sentiment d’appartenance prend ses sources, au
niveau individuel, dans la relation primitive du nour-
risson avec sa mère (contexte relationnel), puisqu’on
sait que dans son état premier le nourrisson ne se dis-
tingue pas de sa mère, forme avec elle un « nous »
symbiotique, ressentant ses émois et vivant au rythme
de ses humeurs. Ce sentiment d’appartenance, au niveau
collectif, prend ses racines dans la vie communautaire
de toute société (Gemeinschaft), là où le groupe a plus
de réalité que l’individu, là où l’individu n’existe que
dans, par et pour le groupe qui contrôle ses pensées et
ses conduites (contexte relationnel aussi). Ce sentiment
d’appartenance est en partie le résultat de processus
25
© Humensis

d’intégration et d’assimilation des valeurs sociales, car


tout être humain vit dans un milieu social qui l’im-
prègne de son ambiance, de ses normes et de ses
modèles. Ces imprégnations culturelles identiques pour
les individus d’un même groupe fondent la possibilité
de compréhension et de communication avec autrui.
Cette signification fondamentale : « J’en suis, nous en
sommes », provient donc d’une appréciation par l’acteur
de ses relations affectives profondes avec un environ-
nement social. Nous sommes bien là dans une évalua-
tion faite dans le contexte de la qualité des relations.
Le sentiment de force (l’effort central ou le self-
control). Comme les autres sentiments, ce sentiment est
en relation systémique avec l’ensemble des autres sen-
timents. Les auteurs ayant travaillé sur ce sentiment nous
disent que, pour se sentir « bien », un acteur social doit
avoir un objectif défini, un avenir d’espoir, une théma-
tique de projet. Il s’agit là d’une sorte d’intentionnalité
générale qui sous-tend l’être dans ses efforts de vie. Cette
tension est mise à mal quelquefois, sous les coups de
chocs affectifs ou autres. L’acteur alors « ne sait plus où
il en est » et met quelque temps à retrouver un sens à
sa vie. Le contexte donateur de sens est ici plus complexe.
Il s’agit d’un contexte comprenant les valeurs de l’acteur,
mises en perspective avec les potentialités de leur réali-
sation (comme la foi idéologique ou religieuse éclaire le
sens de la vie des militants qui « savent où ils vont »),
c’est le contexte des projets de l’acteur.
7. Le système des communications identitaires
comme fondement des identités des acteurs. – Une
part dominante des études sur l’identité, que ce soit
en psychologie, en psychosociologie ou en sociologie,
relève de ce que l’on pourrait appeler la « statique »
des sciences humaines. La « statique » est une approche
26
© Humensis

dans laquelle on considère (entre autres choses) que la


formation de l’identité (individuelle ou collective) est
une affaire rapidement « définitive », due aux divers
processus de modelage, d’imprégnation et de formation
des esprits et des mentalités collectives. Selon cette
vision, les acteurs sociaux sont fondamentalement
influencés, dans les premières étapes de leur vie, par
leur environnement et les choses qui s’y déroulent et
qu’ils vivent. Ces événements « laissent des traces indé-
lébiles » en eux. J’ai notamment retracé cette position
dans mon ouvrage Les Motivations (« Que sais-je ? »)
en évoquant les conceptions empiristes des motivations
au niveau psychologique et au niveau socioculturel.
C’est dans cette statique des sciences humaines que
l’on trouve d’ailleurs la quasi-totalité des auteurs les
plus connus des sciences psychologique et sociologique.
Citons, pour la psychologie : Pavlov et ses idées sur
les conditionnements, Freud et ses idées sur l’impor-
tance marquante de la situation œdipienne, Adler et
son insistance sur les traces laissées par la situation
fondamentale d’infériorité, les différents psychanalystes
qui, à la suite de Freud, ont insisté sur telle ou telle
situation traumatisante de l’enfance (O. Rank,
E. Fromm, K. Horney, J. Bowlby, D.W. Winnicott…),
Allport et l’importance des habitudes comme structu-
rant fondamentalement la personnalité, Erikson et
l’importance qu’il donne à la construction du sentiment
de confiance en soi dans les premières années de la
relation de l’enfant à son environnement familial, les
psychologues de l’enfance et les « périodes sensibles »
lors desquelles les conditionnements fondamentaux
s’effectuent ; citons, en particulier, pour la sociologie :
tous les sociologues « culturalistes » de F. Boas à
J.S. Bruner, en passant par Kardiner et son concept
de « personnalité de base », R. Benedict et son concept
27
© Humensis

de « pattern culturel », R. Linton et son concept de


« personnalité culturelle », M. Mead et son concept de
« caractère national »… Nous pourrions encore citer
de nombreux auteurs contemporains tant cette approche
est très présente dans toutes les réflexions sur l’identité.
L’ensemble des recherches sur la « statique » des
sciences humaines débouche sur l’idée définitivement
admise de constitution, par les processus de l’éducation,
de la socialisation et de l’acculturation des « noyaux
identitaires » des individus et des groupes.
On distingue ainsi : 1/ le noyau identitaire individuel
(constitution de base du système affectif, cognitif et
comportemental d’un individu, sous l’impact de son
éducation et des expériences de la vie) ; 2/ le noyau
identitaire groupal ou noyau communautaire (constitu-
tion de base du système affectif, cognitif et comporte-
mental d’un groupe) ; 3/ le noyau culturel (constitution
de base de la culture – normes, valeurs, représentations,
coutumes, mœurs… –, partagée par tous les membres
d’un ensemble de groupes). En ce qui concerne les
acteurs individuels, les recherches ont montré l’intégra-
tion plus ou moins bien réalisée de ces noyaux en un
seul sujet avec la prééminence du noyau communautaire
anthropologiquement et génétiquement premier.
Bien entendu, il n’est pas question de rejeter ces
apports. Il faut seulement les compléter en remarquant
que l’identité dépend aussi d’autres phénomènes plus
« dynamiques ». Il faut donc remarquer que les acteurs
eux-mêmes sont des sujets « agissants » et que, dans
certaines conditions, ils participent à la création des
composants de leurs identités personnelles et cultu-
relles. Pour ce faire, ils en créent eux-mêmes les
constantes qui les structurent. Chaque acteur, en fait,
participe à la façon dont les autres le définissent en
retour, ce qui sert de base à ses propres possibilités de
28
© Humensis

se définir et de proposer une définition de lui (pro-


cessus circulaire de la définition de l’identité). Cette
définition se fait toujours à travers les manières d’être
et d’agir des acteurs. Cela se fait d’une façon qui peut
rester tout à fait inconsciente.
Je reprendrai ici, tout d’abord, pour illustrer les phé-
nomènes de dynamique de l’identité, une étude de
Garfinkel (1967). Garfinkel nous rapporte le cas d’un
jeune homme qui avait décidé de changer de sexe et était,
grâce à une opération, devenu « Agnès », pourvu de tous
les attributs de la féminité. Mais Agnès avait reçu une
éducation masculine et, de ce fait, les manières habituelles
de se conduire en femme lui faisaient défaut. Elle n’avait
pas acquis les manières d’être en tant que femme face
aux autres, et était donc constamment obligée de penser
à ce qu’elle devait faire « pour être une femme normale »
dans les diverses situations de la vie quotidienne.
Cela nous montre que l’« être femme » est reconnu
par tous, dans une société, à travers un ensemble de
façons de faire que les femmes ont habituellement et
en commun. Nous n’y prêtons pas attention tellement
ces attitudes, manières et façons d’être sont routinisées,
intégrées et décodées inconsciemment. Mais notre
attention est attirée dès que les conduites, les propo-
sitions de positionnement relationnel d’une femme ne
correspondent pas à la « normalité ». Agnès n’ayant
pas acquis, par l’éducation, toutes ces façons « nor-
males » de se comporter et d’entrer en relation ou de
réagir aux hommes comme aux femmes dans les nom-
breuses situations banales de la vie de tous les jours,
se trouvait très souvent en porte-à-faux. Ses réponses
ne correspondaient pas aux normes habituelles et elle
éveillait l’attention, voire le soupçon, et se trouvait aussi
en situation de « faute » sociale. Elle avait fait un
impair ou une impolitesse qui exigeait « réparation ».
29
© Humensis

Agnès dut donc apprendre à se comporter en « femme


naturelle ». Elle dut donc quasiment enquêter pour
savoir comment « être femme » dans les diverses situa-
tions de la vie. C’est alors qu’elle put produire des
interactions volontaires pour affirmer aux yeux des
autres son identité de femme. Ainsi, « être femme »
ou « être homme », éléments sexuels de base de l’iden-
tité sociale, sont des choses qui n’existent pas si elles
ne sont pas « portées » par les individus. Ce sont donc
les manières d’être individuelles qui sont autant de
propositions de définition données aux autres.
Prenons ensuite d’autres exemples chez Laing (1971),
antipsychiatre, qui a particulièrement insisté sur le fait
que toute identité est en partie manipulée par les autres
et le monde extérieur (rappelons que tout ce qui est dit
sur l’identité individuelle est transposable aux identités
de groupe ou organisationnelle et vice versa). Dans un
de ces célèbres ouvrages, Laing a aussi mis en lumière
le concept de « défense transpersonnelle ». Une défense
transpersonnelle étant l’ensemble de communications qui
permettent à l’individu de « diriger la vie intérieure de
l’autre pour protéger la sienne » (1972, p. 25). Les études
de Laing montrent comment se construisent les identi-
tés pathologiques. Elles se construisent essentiellement,
dans les cas qu’il étudie, à travers les interactions de
l’enfant avec sa famille. L’enfant reçoit une « définition »
de lui qu’il lui est difficile de rejeter du fait de la puissance
de la relation affective et de sa situation de dépendance.
« Une relation entre deux personnes peut être si puissante
que l’une devient ce que l’autre entend qu’elle soit. Nul
besoin de parler : il suffit d’un regard, d’un contact, d’une
toux. Ce qui en résulte équivaut à un ordre qui sera
implicitement suivi » (Laing, 1972, p. 100). L’identité
des malades mentaux est ainsi « construite » par et à
travers les interactions « pathologiques » que sa famille
30
© Humensis

entretient avec lui. Les communications des parents


peuvent être si « négatives » avec l’enfant qu’elles
« fabriquent » des identités pathologiques c’est-à-dire
des maladies mentales.
Parmi les nombreuses données scientifiques qu’il faut
évoquer pour illustrer cette conception constructiviste
de l’identité on ne peut pas ne pas évoquer les célèbres
expériences de Rosenthal et Jacobson sur la création des
identités de « mauvais écoliers » et de « bons écoliers »
connues sous le nom de l’« effet Pygmalion » (du nom
du sculpteur grec qui s’éprit de la belle statue qu’il avait
lui-même créée). Ces expériences montrent comment
la situation construite artificiellement à travers une com-
munication définissant les individus induit elle-même,
de la part des autres acteurs persuadés de la « réalité »
de cette définition, des interactions qui peuvent favori-
ser le développement d’identités « positives ».
Les expériences se déroulent dans des classes d’école
primaire. À la rentrée scolaire, Rosenthal et Jacobson
firent passer un test d’épanouissement intellectuel aux
élèves d’un ensemble de classes du même niveau. Les
instituteurs furent informés que ce test permettrait de
dégager une probabilité sur les possibilités de dévelop-
pement intellectuel des enfants. Les tests permirent
de regrouper les élèves en deux catégories : ceux qui
avaient un potentiel intellectuel important et ceux qui
en avaient moins. En réalité, les groupes avaient été
sélectionnés au hasard et soigneusement appariés entre
eux (ils contenaient autant d’élèves « intelligents » que
de « moins intelligents »). Puis les chercheurs firent
passer d’autres tests de quotient intellectuel, à inter-
valles réguliers au cours de l’année scolaire, tests fon-
dés sur les résultats scolaires réels et sur les évaluations
faites par les instituteurs pour chaque enfant. Ces tests
et évaluations montrèrent un quotient intellectuel plus
31
© Humensis

élevé chez les enfants qui avaient été mis dans les
groupes des « bons élèves ». Ces expériences ont donné
lieu à de nombreuses controverses. Mais, si l’on admet
que les tests et évaluations positives concernant les
groupes d’élèves dits « intelligents » et à « fort poten-
tiel de développement » n’ont pas été uniquement dus
à la surévaluation faite par les instituteurs et que les
élèves de ces classes ont effectivement obtenu des résul-
tats supérieurs à ceux des autres classes (qui cependant
leur étaient entièrement comparables au départ), il faut
bien admettre qu’il s’est passé quelque chose. Ce
quelque chose est à chercher dans les relations maître-
élèves, artificiellement créées, à partir des « définitions »
données des élèves aux maîtres. Expliquons cela.
La définition de certains élèves comme « intelligents »
a conduit les maîtres à avoir avec eux des relations édu-
catives plus soutenues et plus positives. Les maîtres
sachant qu’ils étaient « à fort potentiel de développe-
ment » ont eu envers eux des attitudes de soutien et une
attention constante à leurs progrès. Leurs communica-
tions relationnelles et intellectuelles étaient toujours
placées sous le signe du respect et de la confiance.
Lorsque ces élèves ne comprenaient pas, faisaient des
erreurs…, leur intelligence et leur identité de « bons
élèves » n’étaient pas remises en cause. C’était qu’ils
étaient fatigués, qu’ils avaient fait des fautes d’inatten-
tion… et les explications étaient reprises. Il en allait
tout autrement avec les élèves des classes dites « de moins
bons élèves ». La relation pédagogique était différente,
moins positive, moins soutenue. Ainsi, on peut penser
que la représentation a priori des aptitudes des élèves
par les maîtres a créé un système d’interactions péda-
gogiques différent d’une classe à l’autre. Ce sont ces
systèmes de communications implicites qui ont large-
ment contribué à constituer les enfants tels qu’ils devaient
32
© Humensis

être, c’est-à-dire tels que les tests les avaient soi-disant


jugés au départ, dans une identité scolaire positive.
Ces expériences insistent sur le fait que l’identité est
aussi le résultat d’un ensemble de communications arri-
vant et partant d’un acteur. Même les approches purement
« psychologiques », reconnaissent l’importance du « réseau
des relations » établi avec les autres (J. Karin, Quelle place
dans la fratrie ? Identité fraternelle et influence du rang sur
la personnalité, Bruxelles, De Boeck, 2008). Si le réseau
de la fratrie laisse des « traces », il ne faut pas oublier que
le « réseau » de relations sociales évolue sans cesse. L’iden-
tité est un processus permanent et dynamique. Ces expé-
riences nous montrent que l’identité est un élément d’un
système de relations. Dans ce système, l’acteur dont on
considère l’identité réalise des communications généra-
lisées exprimant, pour les autres acteurs du système, son
identité. Mais ses expressions ne sont pas sans être aussi
des communications qui tiennent compte des propositions
d’identité qui lui arrivent des autres acteurs. Chaque iden-
tité est, à chaque instant, une émergence de sens, résultant
d’un ensemble de négociations circulaires des identités de cha-
cun. Chaque identité trouve donc son fondement dans l’en-
semble des autres identités s’exprimant à travers le système
des relations. Même lorsque le système des communica-
tions identitaires est figé, les identités des acteurs de
l’ensemble relationnel considéré sont des émergences de
sens. Ces émergences sont seulement alors répétitives et
identiques. Cette conception dynamique de l’identité
m’amène à attirer l’attention des scientifiques sur une
erreur trop souvent faite qui limite sérieusement la quête
de la définition « définitive » de l’identité. Il s’agit de
l’« erreur de l’isolat ». Erreur ainsi nommée car elle sou-
ligne les limites de toutes les définitions qui ne prennent
pas en compte les interactions de toute identité avec les
divers éléments de ses divers contextes d’existence.
33
© Humensis

Cette erreur de l’isolat trouve d’abord sa source dans


le vocabulaire lui-même et les habitudes culturelles de
penser qui lui sont attachées. On dit couramment :
« identité » en pensant : « éléments de référence pos-
sédés en propre par l’acteur social ». Ce faisant, on
isole mentalement cet acteur de tout ce à quoi il est
relié. L’acteur est spontanément pensé comme un iso-
lat qui possède, en lui-même (dans son intérieur), les
propriétés qui le définissent. En pensant les choses
ainsi, on s’inscrit tout naturellement dans le paradigme
scientifique culturellement dominant du positivisme :
« Il y a des objets qui ont des caractéristiques propres
et qui peuvent être définis en eux-mêmes. » Je ne veux
pas revenir sur cette critique développée plus haut.
Mais je veux souligner la limitation de la pensée qu’elle
contient. Il existe en effet une autre manière de voir
les choses qui devrait être davantage prise en compte
par les travaux actuels sur l’identité. Cette autre façon
de considérer l’identité s’inscrit résolument, quant à
elle, dans le paradigme de la complexité.
De ce nouveau point de vue, une identité ne peut
être qu’une « identité-située ». (Le concept d’identité
est donc remplacé par le concept « identité-située ».)
L’identité-située d’un acteur social tient compte du fait
que le phénomène identitaire s’inscrit toujours dans une
expérience de l’existence (E.D. Carosella, B. Saint-
Sernin, P. Capelle, M. Srondo, L’Identité changeante de
l’individu : la constante construction de soi, Paris, L’Har-
mattan, 2008). Un acteur social « est » (a son identité-
située), parce qu’il agit, à un moment donné, compte
tenu de ce qui s’est passé avant, dans une perspective à
plus ou moins long terme de son action, en relation
avec d’autres acteurs présents ou absents-présents de la
scène avec qui une structure de relation préexiste ou
émerge ; cet acteur « est » parce qu’il est en relation
34
© Humensis

aussi avec des éléments pertinents de son contexte d’ac-


tion qui lui fournissent des possibilités d’actions (affor-
dances) et participent, avec d’autres éléments de la
situation, à l’inscription de sa pensée-en-acte dans un
système d’indices physiques, culturels ou autres, aidant
cette pensée et le développement de sa stratégie d’action.
Au moment considéré, les « résultats » de ce système
complexe d’activités, observables, par exemple, dans la
structure des relations et les actions mises en œuvre,
donnent un aperçu de l’« identité-située » de l’acteur en
question.
On voit les difficultés de la définition des identités-
situées, approchées à travers le paradigme de la com-
plexité. Car, tout d’abord, chaque acteur a plusieurs
identités-situées en même temps, compte tenu du fait
qu’il peut s’inscrire dans une pluralité de situations
potentielles dont certaines seulement sont actualisées
au cours de son activité. Difficultés aussi du fait de la
nécessaire intégration dans la définition de nombreux
éléments extérieurs à l’acteur, liés entre eux dans des
réseaux relationnels par des processus eux-mêmes rela-
tionnels. Cette dernière difficulté exigeant des capa-
cités d’observation et d’analyse tout à fait différentes
de la recherche habituelle des éléments identitaires :
attention aux formes, attention aux systèmes circulaires
de relations, attention aux processus…
Face à cette position systémique et constructiviste,
l’identité paramétrée et « définitive » des sciences
humaines qui travaillent dans le paradigme positiviste
(ou mentaliste) apparaît donc comme un artefact.
Il s’agit alors d’une identité in vitro, isolat desséché de
l’identité-située. L’identité-située, quant à elle, ne pou-
vant être saisie que par des flashs momentanés,
puisqu’elle est en continuelle émergence (bien que des
structures stabilisées de réseaux puissent être explicitées).
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© Humensis

IV. – Conclusion

Nos analyses nous ont conduits à voir que les fon-


dements de l’identité relevaient d’activités de subjec-
tivisation venant aussi bien des projets scientifiques
que de ceux des acteurs.
Ainsi, les fondements de l’identité sont bien dans
les identités elles-mêmes des différents acteurs en rela-
tion. Le premier des « fondements de l’identité » est
constitué des contextes utilisés par chaque acteur pour
définir, pour lui, l’identité d’un autre acteur. Ces
contextes sont utilisés parce qu’ils sont « pertinents »
pour lui, c’est-à-dire parce qu’ils vont lui permettre de
faire émerger un sens dont il a besoin pour maîtriser
la situation dans laquelle il se trouve. Mais ce « sens
dont il a besoin » est lui-même dépendant de la défi-
nition de la situation existentielle vécue par cet acteur.
Et pour finir la boucle, cette définition de la situation
vécue est elle-même dépendante de l’identité émer-
gente de l’acteur pour lui-même et pour l’autre au
moment où il considère l’identité de l’autre. Ainsi,
nous sommes bien en sciences humaines, devant un
phénomène de la complexité humaine.
Comme on le voit, avec ce rapide tour d’horizon,
le débat sur l’« identité » n’est donc pas près d’être clos
et cela explique en grande partie notre curiosité insa-
tiable pour toute nouvelle publication la concernant.
Dans la suite de cet ouvrage de synthèse, nous allons
présenter l’identité du point de vue des contextes
psychosociaux les plus couramment utilisés dans la
littérature actuelle et la vie quotidienne.
© Humensis

CHAPITRE PREMIER

Les fondements de l’identité


psychosociologique

L’identité est un ensemble de critères de définition d’un


sujet et un sentiment interne. Ce sentiment d’identité est
composé de différents sentiments : sentiments d’unité, de
cohérence, d’appartenance, de valeur, d’autonomie et de
confiance organisés autour d’une volonté d’existence.
Nous allons examiner successivement les référents
de l’identité puis les différents noyaux de l’identité
individuelle, groupale ou culturelle, enfin, nous défi-
nirons le sentiment d’identité.

I. – Les référents de l’identité


psychosociologique

L’identité, au sens large, est d’abord un ensemble


de caractéristiques qui permettent de définir expres-
sément un objet ou un acteur. L’identification exté-
rieure est la recherche de ces caractéristiques.
Il y a bien des domaines où la définition d’une iden-
tité ne pose pas de problème. C’est en général le cas
de presque tous les objets physiques. Un corps chimique
est en effet identifié par ses composants élémentaires,
par leurs liaisons, par sa structure d’agencement des
composants élémentaires et par ses propriétés (odeur,
saveur, etc., et ce qui se passe avec lui lorsqu’il est
mis dans tel ou tel autre milieu que le sien propre).
37
© Humensis

Un bâtiment de guerre est identifié par l’ensemble de


ses caractéristiques : année de mise en service, puissance
des moteurs, tonnage, longueur…, nombre d’hommes
d’équipage, nombre d’officiers et officiers mariniers…,
armement, fiabilité…, place dans l’escadre, base de
rattachement, etc., car la liste peut être longue.
Pour la psychologie sociale, les référents identitaires
(ce par rapport à quoi on définit) peuvent être en quan-
tité considérable. Ils sont, pour la plupart, des concepts
plus ou moins étendus qui font appel au vécu, aux
représentations, aux conduites. Définir tel enfant, c’est
choisir dans une infinité de critères : âge, sexe, taille…,
milieu familial, culturel, scolaire…, aptitudes, intérêts…,
habitudes, complexes, relations amicales, activités spor-
tives…, caractère, réactions propres… Définir son milieu
familial (identité de sa famille) est un problème d’iden-
tification qui fera appel à de nombreux concepts psy-
chosociologiques et sociologiques. Il en sera de même
pour ses autres sous-identités : système relationnel,
système psychologique du caractère, etc.
Pour l’objet des sciences physiques ou naturelles comme
pour l’objet des sciences humaines, on n’est d’ailleurs
jamais sûr d’avoir toute la liste des caractéristiques iden-
titaires. Des expériences et des situations nouvelles peuvent
en faire apparaître d’autres, plus ou moins importantes.
Pour définir l’identité d’un objet, il nous suffit d’un
certain nombre de ces caractéristiques dites caractéristiques
essentielles. Pour rester dans le domaine de l’identification
précise, la liste des caractéristiques doit permettre une
certaine différenciation entre deux objets se ressemblant.
Les caractéristiques demandées pour l’identification
vont donc dépendre du degré de précision voulu mais
surtout – puisque toute identification se fait dans un des-
sein cognitif ou pragmatique – la liste des critères retenus
va dépendre de l’usage projeté de cette identification.
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© Humensis

L’ensemble des caractéristiques essentielles définis-


sant l’identité peut être révélé par un élément ou une
propriété repérable qui prend alors le nom de signature
(que l’on pense aux ondes sonores émises par l’hélice
d’un bâtiment comme aux composants sonores de la
voix humaine qui permettent sans erreur d’identifier
le bâtiment ou l’individu précis).
Pour identifier un acteur, on peut se contenter d’une
identification schématique s’appliquant à un ensemble
d’objets ayant, pour l’usage voulu, les mêmes caracté-
ristiques et propriétés. On constitue alors un type qui
est un ensemble de caractères organisés en un tout.
Ce type nous permet de distinguer entre les différents
objets celui qui nous intéresse. Bien des identifications
se font à partir de typologies qui permettent, à partir
de grilles d’items, de saisir rapidement les principaux
éléments constitutifs d’une identité.
Chez l’homme (comme chez l’animal), l’identifica-
tion d’autrui se fait spontanément sous forme d’une
catégorisation à partir de signaux spécifiques. Nous
retrouverons ces processus en parlant de l’identité
sociale et des noyaux identitaires qui sont les grilles
de codage des perceptions concernant les identités
extérieures.
Les catégories de référents identitaires psycho-
sociologiques d’un acteur social. – Qu’il s’agisse d’une
société, d’un groupe ou d’un individu, la définition
de leur identité fait toujours appel à un ensemble d’élé-
ments pris dans les catégories que nous allons évoquer.
Référents matériels et physiques :
– les possessions : nom, territoire, personnes,
machines, objets, argent, habitation, vêtements… ;
– les potentialités : puissance économique, finan-
cière, physique, intellectuelle… ;
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© Humensis

– l’organisation matérielle : agencement du terri-


toire, de l’habitat, des communications… ;
– les apparences physiques : importance et réparti-
tion du groupement, traits morphologiques, signes
distinctifs…
Référents historiques :
– les origines : actes fondateurs, naissance, nom,
créateurs ou géniteurs, filiation, alliance, parenté,
mythes de création, les héros fondateurs ;
– les événements marquants : phases importantes de
l’évolution, des transformations, influences reçues,
acculturation ou éducation, traumatismes culturels
ou psychologiques, les modèles du passé ;
– les traces historiques : croyances, coutumes, habi-
tudes, complexes… laissés venant de l’accultura-
tion ou de l’éducation ; lois ou normes trouvant
leurs sources dans le passé.
Référents psychoculturels :
– le système culturel : prémisses culturelles ; croyances,
religion ; codes culturels, idéologie ; système de
valeurs culturelles ; expressions culturelles diverses
(objets, arts…) ;
– la mentalité : la vision du monde, les objets
nodaux, les attitudes clés, les normes groupales,
les habitudes collectives… ;
– le système affectif et cognitif : les traits de psy-
chologie propre ; attitudes, système de valeurs…
Référents psychosociaux :
– les références sociales : nom, statut, âge, sexe,
profession, pouvoir, devoirs, rôles sociaux, acti-
vités, affiliations ;
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© Humensis

– les attributs de valeur sociale : décorations, grades,


attributions symboliques, compétences reconnues,
qualités/défauts, estimations diverses… ;
– la psychologie de l’acteur : sa vision du monde,
ses projets, ses enjeux, son implication dans la
situation, son vécu, ses actions typiques… ;
– les potentialités de devenir : capacités, ses satis-
factions et frustrations, ses motivations, ses stra-
tégies, son adaptation, son style de conduite…
Lorsque l’on essaie de définir sa propre identité,
l’identité de son groupe d’appartenance ou l’identité
d’un autre individu ou groupe, on choisit quelques
éléments de définition dans cet ensemble de catégo-
ries. Rares sont les définitions identitaires complètes
qui utiliseraient tous les déterminants ci-dessus. Cela
est dû au fait que nous disposons rarement de l’en-
semble des informations nécessaires. Mais, plus cer-
tainement, la définition d’une identité se fait à
partir de quelques-uns de ces critères parce que la
structure schématique ainsi tracée suffit pour iden-
tifier différentiellement le groupe ou l’individu à un
autre groupe ou individu. Dans l’identification on
retient en effet, d’une part, les caractéristiques essen-
tielles et, d’autre part, les caractéristiques marquant
la dissemblance.
On remarquera, bien sûr, que certains éléments
spécifiques de référence de l’identité – exemple : la
possession d’une voiture de telle marque – renvoient
à plusieurs catégories de ces classifications, somme
toute, arbitraires. La voiture, en effet, est une posses-
sion (avoir-objet), elle est un signe extérieur renvoyant
à une place dans la hiérarchie sociale ; elle est un outil
qui montre un certain nombre de potentialités de
déplacement ; sa marque renvoie à un stéréotype de
41
© Humensis

ses utilisateurs qui retentit sur l’idée des caractéristiques


psychologiques de son propriétaire…
Cela veut dire que les catégories des classifications
ci-dessus ne sont pas radicalement indépendantes. Elles
s’interpénètrent et renvoient l’une à l’autre. Un
ensemble de critères définissant une identité fonctionne
comme un système où l’ensemble des éléments inter-
vient pour préciser le sens de chacun des éléments.
Le nom d’un groupe, par exemple, évoque aussi
bien le nombre et la force de ses membres (les Huns,
les Tartares) que les symboles du groupe (les chouans,
les francs-maçons…), que les mythes du groupe (les
croisés) ou ses valeurs (les jésuites, le Ku Klux Klan).
Il évoquera aussi bien l’histoire (les Tziganes, le troi-
sième de hussards), que les coutumes du groupe, ses
lois et sa structure sociale (la guilde des Charpentiers),
que la mentalité du groupe (les Borgia), que les rap-
ports du groupe avec les groupes voisins (les assassins,
les carbonari), que les liens du groupe et son territoire
(les frères de la Côte, les templiers).
Un inventaire d’identification est tout à fait indi-
catif. Il est hors de question de tout remplir. La vie
des acteurs sociaux s’organise autour d’activités domi-
nantes, de préoccupations essentielles, d’images clés
et de manières de vivre spécifiques qu’il faudra saisir
à travers certains des référents de la liste ci-dessus.
Les « noyaux identitaires » que nous allons voir sont
des systèmes de perception, d’évaluation, de résonance
affective et d’expression comportementale. Ces sys-
tèmes sont des structures psychoculturelles construites
dont on peut inférer l’existence aussi bien chez l’indi-
vidu que dans les groupes et sociétés.
Nous décrirons successivement comme noyau iden-
titaire d’une société, d’un groupe et d’un individu : le
système culturel, la mentalité et le système cognitif.
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© Humensis

II. – Le noyau identitaire culturel

1. La culture. – Une culture, nous dit R. Benedict,


est comme une langue. Comme une langue, une culture
s’apprend ; comme une langue, elle a ses règles et ses
tournures ; comme une langue, elle porte en elle une
conception du monde et les mots, comme les codes
culturels, sont des catégories de découpage de l’univers.
Le concept général de culture est trop vaste pour notre
propos présent. En effet, une culture, c’est un ensemble
d’acquis communs aux membres d’un groupe et c’est
aussi toutes les expressions et les réalisations issues de
ce système d’acquis mentaux. Une culture, au sens
anthropologique, comprend les croyances, les normes,
valeurs et représentations communes mais également
les coutumes, les mœurs, l’ensemble des objets quoti-
diens et des expressions artistiques…
Nous retiendrons de la définition de la culture la
partie intériorisée dans les psychismes. La culture inté-
riorisée c’est l’ensemble acquis des principes culturels
(croyances, normes et valeurs), des représentations
collectives et des modèles et codes de référence.
2. Les prémisses culturelles. – La démarche générale
des anthropologues culturalistes – et en particulier de
Bateson – est de ramener la culture intériorisée à un
ensemble de prémisses qui permet de rendre compte de
tous les autres phénomènes culturels. Les représentations,
les conduites, les émotions…, toutes les expressions
apparaissent, en dernier ressort, régies par ce système de
postulats normatifs. L’ensemble des conduites culturelles
qui sont des conduites typiques et partagées renvoie à
un système de propositions que l’on peut considérer
comme fondant logiquement ces conduites. Une prémisse
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© Humensis

culturelle peut être posée à la source d’un ensemble de


conduites. Un ensemble de prémisses fonde alors la
logique de base d’une culture. Cette démarche est très
rationaliste et structuraliste et renvoie, bien entendu, à
nos propres normes scientifiques contemporaines.
L’expérience du système de prémisses culturelles se
fait lorsque l’on est plongé dans une culture différente.
On a une impression de dépaysement mental, car on
est surpris des comportements des gens, on ne com-
prend pas leurs réactions, on a l’impression de ne pas
faire comme il faut. Il faut un certain temps pour
apprendre les manières de voir, de réagir, de se com-
porter de ces personnes si étrangères pour nous. On
finit enfin par être capable de prévoir leurs jugements
et leurs actions. Par cet apprentissage culturel (qui est
appelé acculturation), on fait là, en moins important,
l’expérience que tous les anthropologues ont faite
quand ils ont vécu dans une société primitive ou autre,
assez longtemps pour en percer la logique interne.
Le système culturel est donc un système de mise en
forme des expressions. C’est une structure au sens de
Lévi-Strauss, structure articulée dont l’activité
inconsciente consiste à imposer des formes à un contenu.
3. Les stéréotypes culturels. – Ce système est aussi
une structure de perception-interprétation du monde
possédant sa grille de perception constituée des normes,
des modèles et des codes culturels.
Tous les biens que je possède (vêtements, voiture,
maison, femme, enfant…), ainsi que mes relations,
mes connaissances, mes conduites sont évalués par les
autres individus de ma culture. Ils leur permettent de
me situer dans la stratification de ma société (Packard,
Goffman…). L’accord sur les critères communs d’éva-
luation est d’autant plus fort que la société est cohésive.
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© Humensis

Au Moyen Âge, les vêtements indiquaient très exac-


tement l’appartenance professionnelle et le rang social.
Cet habillement était d’ailleurs codifié, il était interdit,
par exemple, à telle ou telle profession ou classe sociale
de porter tel ou tel vêtement ou tissu. De nos jours,
les normes ne sont pas aussi explicites, l’aspiration
commune à l’égalité tend à estomper les différences
trop voyantes, mais personne ne se trompe sur l’éva-
luation sociale d’autrui, les grilles d’évaluation culturelle
sont seulement devenues plus raffinées et complexes.
On juge moins sur un signe que sur un ensemble de
signes (l’accord atteint alors plus de 90 %).
Le système culturel contient aussi une série d’images
et de représentations partagées par les membres du
groupe. Les stéréotypes sont ces images schématiques
toutes faites, façonnées par le bain culturel et concer-
nant les différents groupes sociaux de notre culture.
On a ainsi des stéréotypes sur les possesseurs de Merce-
des, comme sur les propriétaires de cocker, ou sur ceux
qui portent le prénom Roland ou Sylvia ou bien encore
sur les agents EDF ou sur les avocats.
Des enquêtes dans différentes cultures nationales
montrent la variabilité des représentations collectives
justement en fonction de cette totalité qui est la culture.
4. La formation du système culturel. – Les proces-
sus interactionnels du contrôle social, étudiés par les
psychologues (Fromm), les psychosociologues (Sullivan)
et les sociologues (Kardiner, Parsons) sont la base de
l’assimilation par les individus de tous les composants
normatifs du système culturel.
Pour Kardiner, l’identité (la personnalité individuelle
comme la personnalité culturelle : la « personnalité de
base ») est un système d’action et d’adaptation à l’envi-
ronnement avant (ou au lieu) d’être un système de
45
© Humensis

structuration interne. La principale source d’anxiété


qu’elle doit affronter est extérieure, elle se situe dans
l’environnement social. L’individu, comme le groupe
culturel, est fait des efforts d’adaptation à ces dangers
pour réduire son anxiété. Dans une société donnée, face
à un environnement qui évolue peu, les efforts
d’adaptation-réduction de l’anxiété vont, petit à petit,
prendre des formes routinières, s’organiser selon des
modalités comportementales constantes, se façonner en
système, système de pensées et de conduites qu’il appelle
le « système de sécurité ». Un tel système, dans lequel
on retrouve les croyances comme les conduites rituelles,
est bien sûr intégré et partagé par tous les individus de
la société.
C’est en étudiant le phénomène de la déviance que
Parsons a décrit les processus d’intégration culturelle
des normes sociales et quelques réactions à la frustra-
tion identitaire (cf. aussi C. Taylor, Les Sources du Moi.
La formation de l’identité moderne, 1998).
L’ego et l’alter ont développé, dans leurs interactions,
des attachements mutuels si bien qu’ils sont sensibles
aux attitudes de l’un pour l’autre, attitudes qui ont un
sens fondamental de sanction d’estime. Lorsqu’une per-
turbation (comportement non attendu d’ego) est intro-
duite dans la relation, alter (le plus souvent le dominant)
montre son insatisfaction et une tension est imposée à
ego. Dans un grand nombre de cas banaux, ego s’adapte
en s’alignant sur la demande et en intégrant pour l’ave-
nir le comportement ainsi trouvé car il veut avant tout
préserver sa relation avec alter (soumission). Dans
d’autres cas où alter est moins concerné par la relation,
il pourra soit se rebeller agressivement contre ego lui-
même ou sa règle prescrite, soit éviter ce type de pro-
blème dans la relation ou briser totalement la relation.
46
© Humensis

III. – Le noyau identitaire groupal

Nous considérons ici avec Gurvitch le groupe comme


une « unité collective réelle, mais partielle, directement
observable et fondée sur des attitudes collectives, conti-
nues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir,
unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites, qui consti-
tue un cadre social structurable tendant vers une cohé-
sion relative des manifestations de la sociabilité ». Cela
veut dire que les groupes considérés ne sont pas des
collections d’individus similaires (catégories sociales
détenues par agrégation à partir de caractéristiques sim-
plistes) ou des rassemblements fortuits d’individus (foule,
assemblée) et ne sont pas non plus des associations ou
des organisations trop vastes à buts trop généraux.
Pour un groupe, on peut parler du système culturel du
groupe (tout groupe spécifique a sa culture propre), mais
on parle plus simplement alors de mentalité. La notion
de mentalité recoupe d’ailleurs entièrement le concept
de culture intériorisée. Une mentalité c’est un ensemble
d’acquis communs aux membres d’un groupe. Ces
acquis, comme dans le cas de la culture intériorisée,
servent de références permanentes et inconscientes pour
la perception des choses, pour les évaluations faites et
interviennent dans l’orientation des conduites. Une
mentalité porte en elle une vision du monde et déve-
loppe des attitudes (c’est-à-dire des manières d’être
envers les choses) concernant les éléments de l’environ-
nement. Ces éléments de l’environnement ne sont pas
n’importe lesquels. Ce sont les éléments clés de la vision
du monde : les référents essentiels de l’identité. Ces
éléments importants par rapport auxquels le groupe a
pris position sont les éléments dits nodaux, points d’an-
crage de son identité. Comme la culture intériorisée,
47
© Humensis

une mentalité peut être synthétisée sous la forme d’un


système de prémisses, de modèles et de représentations.
Pour les « jeunes loups », par exemple, essentiellement
formés dans les grandes écoles, les prémisses de leur
mentalité renvoient à une idéologie du management
libéral à visage humain. On peut les formuler ainsi : il
faut agir et faire (ce sont des activistes volontaristes) ;
il faut créer et innover (ils sont dynamiques et progres-
sistes) ; il faut analyser et raisonner (ils sont rationa-
listes) ; les problèmes bien posés peuvent être résolus
par la technique (ils sont scientistes) ; il faut des chefs
qui commandent (ils sont élitistes) ; il faut savoir s’im-
poser lorsque (comme nous) on est compétent (ils sont
dominateurs et sûrs de leur valeur) ; il faut réussir sa
carrière en se faisant des relations opportunes (ils sont
arrivistes et calculateurs). Leurs modèles, ce sont les
grands commis de l’État, les grands chefs d’entreprise,
les hommes de sciences renommés, les hommes poli-
tiques en vue… qu’ils connaissent ou ont vu se produire
devant eux. Leurs identités négatives ce sont tous ces
groupes pris dans les foules travailleuses de provinces :
les prolos, les p’tits profs, les p’tits bureaucrates… Ils
ont sur eux des stéréotypes forts, précis et répulsifs.
Le système de référence que constitue la mentalité
intervient constamment comme une grille de décodage
du monde et des informations reçues. Elle est le sys-
tème d’interprétation de l’univers du groupe. On
connaît ce fonctionnement par l’étude des idéologies
groupales. Une idéologie interprète toujours les évé-
nements dans son système.
Système logique, système de référence, système de
représentations, source des interprétations du monde et
source des expressions spécifiques du groupe, la menta-
lité apparaît bien comme le noyau de l’identité groupale.
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© Humensis

IV. – Le noyau identitaire individuel

1. Le système perceptif-affectif-cognitif et com-


portemental. – En ce qui concerne l’individu, le sys-
tème que nous allons étudier comme étant le noyau
identitaire est le pendant du système culturel et de la
mentalité vus pour une société et un groupe.
Les activités affectives et cognitives sont les proces-
sus internes par lesquels le psychisme organise toutes
les informations qu’il reçoit dans un tout cohérent. Ces
informations sont de toutes sortes, internes : sensations
corporelles, sentiments et émotions éprouvées, pensées
et réflexions ; externes : sensations, perceptions, infor-
mations diverses… Une partie de ce savoir sur l’univers
se rapporte à soi-même. C’est ce savoir sur soi-même
qui est la source du sentiment d’identité personnelle.
Ce savoir en action cohérent a été abordé par tous
les psychosociologues et on peut le concevoir aujourd’hui
sous la forme d’une structure de la personnalité sous-
tendant tous les actes de l’individu. Il s’agit là d’une
conception empiriste, culturaliste et structuraliste de la
personnalité qui offre les avantages de la simplicité, de
la cohérence, de l’utilité et sans doute d’une grande part
de réalité. Pour aborder ce système, nous allons exami-
ner successivement sa formation et son fonctionnement.
2. La formation du système. – Les psychologues
des diverses écoles sont d’accord sur le fait que les
expériences affectives de l’existence marquent l’indi-
vidu, laissent des traces dans son psychisme et que ces
traces affectives interviennent dans sa perception du
monde et ses conduites. Ces traces affectives peuvent
d’ailleurs se formuler sous forme de règles de vie (ou
de postulats existentiels, dit-on). Ces règles de vie
49
© Humensis

apparaissent comme des conclusions psychologiques


tirées par l’individu de ses situations vécues.
Chacun des théoriciens de la psychologie accepte
implicitement cette conception mais les désaccords
surviennent lorsque chacun privilégie sa propre situa-
tion marquante de l’enfance. Prenons rapidement
quelques exemples.
Pour Freud, le problème fondamental de l’existence
humaine c’est la situation œdipienne. Situation vécue
par tous les humains quelle que soit leur culture d’ap-
partenance. La situation œdipienne, c’est la situation
affective de l’enfant vers 3 et 5 ans qui voit apparaître
ses désirs amoureux envers le parent de sexe opposé
et, d’autre part, une hostilité jalouse, avec vœu de mort,
envers le parent de même sexe. La manière dont a été
résolue (ou non) cette situation joue donc, pour Freud,
un rôle considérable dans la constitution de l’identité
adulte : cela détermine dans le psychisme, la concep-
tion de l’autorité, de l’amour et des relations sexuelles
et cela déterminera, chez l’adulte, ses conduites face
à l’autorité, l’amour et face aux relations sexuelles.
Pour Laing, la situation fondamentale rencontrée
dans l’enfance est la définition de soi par autrui. En
effet, le système familial (même s’il est réduit à la rela-
tion mère-enfant) est un système de rôles dans lequel
il ne peut pas ne pas exister de définition des rôles de
chacun. Dans son état d’infériorité et de dépendance de
la prime enfance, ce n’est pas le petit enfant qui définit
son rôle. Ce qu’il est, ce que l’on attend de lui… – en
bref, son identité lui est prescrite par les dominants :
les adultes, sa famille en général. Le système familial
propose à l’enfant un rôle à tenir, une personnalité à
jouer pour être accepté. L’enfant n’a pas vraiment le
choix et se soumet aux injonctions et aux prescriptions
pour rentrer dans le rôle. On conçoit l’importance
50
© Humensis

capitale pour la constitution de l’identité de cette défi-


nition de soi donnée et exigée par la famille dans la
prime enfance. L’idée fondamentale de Laing et des
antipsychiatres c’est que les troubles de l’identité sont
« fabriqués » chez les individus, sains à l’origine, par des
acteurs sociaux eux-mêmes malades (individus, couples
ou familles, groupes sociaux et société tout entière) qui
imposent aux autres leur propre système de relations
pathologiques. C’est d’ailleurs pour protéger leur propre
système interne pathologique que ces acteurs sociaux
exigent des autres des identités pathologiques complé-
mentaires. Ils ne peuvent « être » que si les autres
répondent à leurs besoins maladifs. C’est pourquoi Laing
dit l’identité personnelle est toujours « collusoire », c’est-
à-dire qu’elle a besoin de partenaires qui jouent les rôles
complémentaires du rôle identitaire (collusion). En effet,
une fois forgée, l’identité a besoin du système de relations
qui l’a créée. Elle devient alors un appel aux autres pour
qu’ils rentrent dans les systèmes des attentes et de rela-
tions proposées. L’identité comme système d’exigences
rejoint alors ici la notion de rôle et d’attentes de rôle.
3. Influences pathologiques. – La plupart des troubles
de l’identité chez les adultes sont liés à la nature des
identités prescrites pendant l’enfance. Notons que ces
prescriptions sont loin d’être toujours cohérentes et que
cette incohérence accroît les risques de troubles ultérieurs
de l’identité (cf. chap. III, § 2 : « L’identité difficile »).
La schizophrénie est une psychose qui se caractérise
par de graves perturbations des relations à l’environ-
nement. Au pire, l’individu est totalement coupé du
monde, enfermé en lui, totalement insensible aux sol-
licitations extérieures. Bateson a montré que cette
identité, pour le moins pathologique, pouvait être le
résultat d’injonctions identitaires contradictoires
51
© Humensis

adressées par le milieu familial à l’enfant. En parole,


la mère dit à l’enfant : autonomise-toi, fais des essais
personnels… et je t’aimerai ; et, à l’inverse, toutes ses
attitudes inconscientes disent à l’enfant : reste près de
moi, ne fais rien qui me fasse si peur… et je t’aimerai.
Le piège de ces injonctions contradictoires, c’est que,
quoi que fasse l’enfant, il est sûr de décevoir (c’est un
peu comme cela que Pavlov fabriquait certaines
névroses expérimentales). Donc, nous dit Bateson, pour
échapper à ce piège affectif, l’enfant se réfugie dans
la schizophrénie, ce qui est une manière à lui d’expri-
mer la contradiction, puisqu’il communique – en ne
communiquant pas – qu’il ne peut pas communiquer.
4. Éducation, socialisation, acculturation. – Préci-
sons ici rapidement que cette notion de situations fon-
damentales, au travers desquelles passe nécessairement
tout enfant et qui façonnent les traits ultérieurs de son
identité adulte, a son pendant au niveau culturel.
En effet, pour les sociologues de la tendance structuro-
fonctionnalisme, toute société doit affronter et résoudre
un certain nombre de problèmes. Les choix de réponse
faits concernant ces problèmes fixent les orientations de
la culture et sont donc constitutifs du système culturel.
Parmi ces problèmes fondamentaux, citons le problème
de la nature humaine (est-elle bonne, mauvaise ?…), le
problème de la définition de l’univers et de la place de
l’homme (le type de connaissance, la religion…), le
problème de l’organisation de la société, le problème
des relations avec les semblables…
À partir de cette approche de la genèse du noyau
identitaire, nous pouvons revenir sur certains éléments
constitutifs du système culturel ou de la mentalité
groupale. En effet, s’il est vrai que tout homme, dans
sa société, doit affronter une série obligatoire de
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© Humensis

situations, on peut distinguer entre ces situations :


1/ celles que tout le monde rencontre et qui sont réso-
lues, dans une même société, de la même manière et
qui donc laisseront chez tous les mêmes traces ; 2/ celles
qui sont rencontrées dans des groupes ou des milieux
sociaux particuliers et qui laisseront les mêmes traces
chez les seuls individus issus de ces groupes ; 3/ celles
qui sont rencontrées seulement au cours d’expériences
très personnelles et qui laisseront des traces chez les
seuls individus ayant eu ces expériences.
On peut se représenter ces « traces » psychiques
comme un ensemble de principes psychologiques, de
modèles de référence et de représentations imaginaires.
Au niveau individuel, ce système cognitif est le paral-
lèle du système culturel du niveau social.
Pour simplifier, on peut considérer que le système
culturel, la mentalité et le système affectivo-cognitif
individuel s’emboîtent les uns dans les autres. Le système
culturel est commun à tous les membres d’une même
société, il s’élargit ensuite pour les différents groupes
en devenant leurs différentes mentalités, les mentalités
se spécifient enfin dans les systèmes cognitifs individuels.
Ces systèmes sont des noyaux identitaires par leurs
processus de fonctionnement. Sources de savoir, d’ap-
préciations, de jugements, ils servent à la connaissance
du sujet par lui-même. Ils sont sources de la conscience
de soi dans toutes ses composantes : sentiment d’unité,
d’appartenance, de différence, de valeur, d’autonomie et
d’estime de soi. Par les principes, les valeurs ou les orien-
tations qu’ils comportent en eux, ils sont sources de la
tension téléologique qui est l’essence de tout être. Ils
sont par là sources du sentiment d’existence lui-même.
Enfin, ces systèmes sous-tendent toutes les expressions
d’un sujet quelconque. Par là, elles révèlent et signent
l’identité profonde de ce sujet (Vinsonneau, 2002).
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© Humensis

V. – Les identifications

L’identification a deux sens. D’une part, c’est l’ac-


tion d’identifier, c’est-à-dire de reconnaître quelque
chose à certains signes pour pouvoir le ranger dans
une catégorie de connaissance. D’autre part, l’identi-
fication, c’est l’action de s’identifier à quelqu’un ou
quelque chose. En ce sens, l’identification est une
assimilation d’un certain nombre de propriétés d’un
autre que soi. Dans ce qui suit, nous allons traiter
successivement de ces deux processus psychologiques :
l’identification d’autrui et l’identification à autrui.
1. L’identification d’autrui. – Les noyaux identi-
taires, en tant que grilles de décodage et de perception,
contiennent les catégories a priori de l’identification
d’autrui.
Comme nous avons posé l’existence de trois noyaux
identitaires (culturel, groupal, individuel), il existe donc
trois niveaux d’identification possibles : on identifie
l’autre dans un ensemble culturel, dans un groupe ou
encore par rapport à notre psychologie propre.
Tout se passe comme si on répondait successivement
aux questions :
– Qui est cet individu (ou ce groupe) par rapport
à tels et tels critères culturels ?
– Qui est cet autre, par rapport à des critères d’éva-
luation de sa position dans un ensemble social
plus restreint auquel j’appartiens ?
– Quel est cet autrui, par rapport à mes critères
personnels psychologiques d’évaluation des gens ?
La plupart du temps, ces trois niveaux d’évaluation de
l’autre fonctionnent en même temps car nous sommes
immergés constamment dans le triple contexte de la
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© Humensis

société ambiante, de nos groupes d’appartenance et de


nos relations interindividuelles (les contextes de la socia-
bilité fusionnelle et de la sociabilité relationnelle de
Gurvitch). Selon les situations sociales dans lesquelles
l’acteur social se trouve, l’accent sera cependant mis sur
l’un ou l’autre de ces contextes. L’évaluation de l’autre
(individu au groupe) se fait automatiquement et incon-
sciemment. Cette évaluation est liée à la perception elle-
même. « Percevoir autrui, nous rappelle J. Stoetzel, c’est
le classer dans certaines catégories culturellement signi-
ficatives, c’est prendre conscience de son statut et de son
rôle. » C’est aussi, lorsque la relation est individualisée,
le situer psychologiquement par rapport à nous. (Ces
processus sont valables également lorsqu’il s’agit de l’iden-
tification faite par un groupe envers un autre groupe.)
Chaque société, chaque groupe, chaque individu
possède un « répertoire d’identités » qui permet la
connaissance des autres.
Ainsi, on ne peut pas ne pas situer l’autre par rap-
port à soi. Cette constatation est une donnée première
de la réalité interhumaine. Le résultat de l’identifica-
tion de l’autre intervient et oriente tout le processus
de la communication avec cet autrui.
Les deux catégories fondamentales, biopsycho-
logiques, de l’appréhension d’autrui (comme de l’envi-
ronnement en général) sont les catégories connu-inconnu
et bon-mauvais pour soi. Au début, ces catégories sont
très vastes et floues. Tout l’apprentissage personnel et
social de l’homme contribuera à les affiner et à les rendre
plus performantes dans la discrimination. Pour ramener
l’inconnu au connu, l’homme met en œuvre des « pro-
cessus d’attribution » (S. Moscovici) qui consistent à
émettre un jugement sur l’autre et à chercher tous les
signes qui valident ou invalident son évaluation. Le
premier jugement est fondé sur la perception d’un
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© Humensis

ensemble d’éléments (une forme) qui, par rapport à des


expériences précédentes, amène à une conclusion a priori.
Cette hypothèse, lorsque la nouvelle expérience de l’autre
le permet, est soit renforcée, soit donne lieu à un réar-
rangement ou élargissement de la « forme » perceptive.
Les expériences sur les identifications d’autrui
(A. Mucchielli, 1980) montrent que l’évaluation se
fait à l’aide de formes perceptives complexes (gestalten),
perçues immédiatement en tant que totalités repérables,
plutôt qu’à l’aide de « signes » isolés.
Pour les membres des groupes s’ajoute, comme ges-
talten d’identification, l’ensemble des stéréotypes pos-
sédés sur les membres des autres groupes de l’espace
relationnel. Enfin, au niveau psychologique, les expé-
riences personnelles ont façonné les « formes » défi-
nissant le sympathique et l’antipathique et plus
précisément les critères de l’appréciation individuelle.
Ainsi, l’identification d’autrui se réfère à des schémas
identitaires culturels, groupaux et personnels. Si ces sché-
mas nous servent à décoder la réalité sociale, ils inter-
viennent également pour façonner notre conduite sociale.
En effet, en fonction de notre propre représentation
identitaire, nous nous conformons inconsciemment à ce
que socialement nous pensons devoir être. C’est ainsi que
les codes sociaux sont partagés et la vie sociale facilitée.
2. L’identification à autrui. – En ce sens, l’identifica-
tion est « un processus psychologique par lequel un sujet
assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et
se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle
de celui-ci. La personnalité se constitue et se différencie
par une série d’identifications » (Laplanche et Pontalis).
(A) L’identification individuelle. – L’identification
est un des processus essentiels de la formation de la
personnalité.
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Les psychologues de l’enfant pensent que la période


sensible à la fixation du premier modèle s’ouvre entre
5 et 6 ans. C’est la période « œdipienne » où l’enfant
fait l’apprentissage de l’amour-sentiment avec le parent
de sexe opposé. Les conditions qui facilitent, rendent
difficile ou impossible cette identification première vont
conditionner pour longtemps ensuite – voire définiti-
vement – les attitudes de l’individu face à un certain
nombre de problèmes fondamentaux : l’autorité, l’amour,
l’expression de soi. Le stade de fixation des premiers
modèles se termine avec la crise de la prépuberté, vers
11 ou 12 ans. À la puberté, la conscience de soi s’ap-
profondit. L’adolescent « se cherche » et fait l’essai de
ses potentialités. La recherche de l’affirmation de soi
dans le rejet des anciens modèles et dans la mise à
l’essai de nouvelles identifications à la fin de l’adoles-
cence se passe au cours de la phase que M. Debesse a
appelée « la crise d’originalité juvénile ».
Les conditions psychologiques de l’existence, par les
« climats psychologiques » comme par les chocs affectifs,
peuvent « fixer » le Moi à un quelconque de ces stades
du développement de la personnalité. Des adultes peuvent
ainsi en rester à des identifications enfantines. Leur matu-
rité affective s’est bloquée à un stade. On sait que la
manière dont a été résolue la phase œdipienne détermine
les conduites face à l’autorité, à l’amour et aux relations
sexuelles, et fixe en outre les possibilités d’affirmation de
soi. En faisant la psychanalyse des contestataires de tout
âge, A. Stéphane (1969) montre comment l’identité
psychologique du contestataire est immature, elle est
restée fixée justement à cette phase œdipienne qui s’est
mal déroulée pour lui. Le contestataire s’oppose à toute
Autorité et figure d’Autorité (les États-Unis, les patrons,
les professeurs, les propriétaires…). Il est incapable de
considérer les contraintes banales de la réalité contre
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© Humensis

lesquelles il se dresse aussi. Son action est purement


critique et destructrice.
Des troubles de l’identité peuvent apparaître lorsque
les conditions normales de l’identification au parent
de même sexe ou à son substitut ne sont pas réalisées.
Cette impossibilité d’identification peut être due au
rejet affectif par le modèle, à la culpabilisation, à l’écra-
sement, au climat de contrainte, à un climat trop
étouffant, à une relation affective instable, à l’inexis-
tence du modèle ou à sa dévalorisation massive…
Si les identifications de l’enfance sont capitales pour
la formation de la personnalité adulte, elles ne sont pas
les seules à contribuer à l’édification de la personne.
Des modèles surgissent pour l’individu tout au long de
sa vie. À chaque étape, à chaque âge, à chaque situation,
l’individu adopte des modèles ou plutôt des fragments
de modèles. Chez tel collègue de sa vie professionnelle,
il essaiera de prendre telle qualité chez tel ami de ses
relations, il cherchera à copier tel trait de sociabilité…
Ainsi se constitue son identité idéale, modèle parfait du
Soi auquel il aspire et essaie de se conformer. Un des
traits de la maturité de l’identité est d’ailleurs son « asser-
tivité » dans des traits nouveaux de comportements
(« assertivité », anglicisme pour désigner la capacité de
s’exprimer sans crainte).
Pour un groupe, outre le processus d’identifica-
tion culturelle que nous verrons ci-dessous, la constitu-
tion de son identité peut comprendre le processus
d’identification à un groupe de référence. Un groupe de
référence est un groupe modèle dont on aspire à prendre
les normes, les valeurs, les opinions et les modèles de
conduite. Ce groupe de référence peut être un groupe
réel et actuel, un groupe historique ou un groupe ima-
ginaire mythique. Ce processus d’identification collective
à un groupe de référence nous amène à parler de
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© Humensis

l’identification culturelle ou effet d’identification d’une


collectivité au noyau culturel d’un autre groupe.
(B) L’identification culturelle. – Un individu, nous
venons de le voir, trouve ses modèles dans son envi-
ronnement social, le plus souvent présent, quelquefois
passé (identification à des personnages historiques ou à
des héros). Il s’agit là d’une identification personnalisée.
Un individu peut aussi non pas s’identifier, mais
prendre pour référence les valeurs, normes et conduites
d’un groupe qui n’est pas son groupe d’appartenance. Il
s’efforce d’intégrer le système culturel qu’il se représente.
Ce phénomène d’identification culturelle fonctionne
également dans les sociétés et les groupes.
C’est l’identification des membres d’un groupe à un
modèle culturel commun qui assure l’unité symbolique
du groupe. Le contrôle social – qui est l’ensemble des
ressources matérielles et symboliques dont dispose une
collectivité pour assurer la conformité de ses membres
à son système culturel – nécessite que chaque membre
puisse évaluer ses actions avec le regard d’un « Autrui
généralisé » (G.H. Mead). Cette identification cultu-
relle se fait à travers toute la socialisation.
L’identification culturelle peut avoir lieu à travers la
participation à une idéologie, à des mythes, à des héros…
L’identité prend corps et s’affirme en référence au
passé. Pour un groupe, une société, ce passé, c’est, bien
sûr, son histoire. « Il en va du corps social, dit P. Chaunu
(1978), comme des individus qui le composent. Une
société assure son identité dans l’intégration du passé,
comme la conscience de moi-même est, tout ensemble,
conscience de mon corps et de mon passé. » Cet histo-
rien nous assure que la crise des sociétés occidentales
est d’abord une maladie de leur mémoire et que toute
thérapeutique passe par une récupération de leur passé.
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© Humensis

Un groupe constitue donc son identité en assimilant


son histoire. Cette transmission et remémoration du passé
collectif, des épreuves, des succès et échecs du groupe,
des conduites exemplaires de ses héros… participent au
processus d’identification culturelle. Le rappel de l’histoire
à travers les récits, les œuvres d’art, les cérémonies et
rituels, ainsi qu’à travers l’éducation des jeunes généra-
tions, contribue à façonner l’identité d’un groupe social.

VI. – Le sentiment d’identité

Nous avons vu les liens et les isomorphismes qui


relient les différents noyaux identitaires. Ce parallélisme
entre les niveaux d’appréhension de la réalité sociale va
nous permettre de parler du sentiment d’identité que
l’on trouve à la fois chez les individus, les groupes ou
les cultures. Ce sont d’abord des concepts psychosocio-
logiques qui nous amèneront à préciser les composantes
du sentiment d’identité : le Moi, le Je, le Soi.
W. James (1910) distingue le Moi, qui est l’objet
connu composé du Moi empirique et du Moi social,
du Je, qui est le sujet connaissant. Le Moi est la repré-
sentation que nous nous faisons de nous-mêmes ou des
autres en considérant un ensemble de faits psychiques.
G.H. Mead (1934) distingue le Moi, le Je et le Soi.
Le Moi, c’est l’ensemble des rôles des autres intériorisés
et assumés par l’individu. C’est par le Moi que la société
est présente en chacun de nous et exerce un contrôle
sur nos actions. Pour Mead, être conscient de soi, c’est
essentiellement devenir un objet pour soi en vertu de
ses relations avec les autres individus. La conscience de
soi apparaît dans le dialogue entre le Je et le Moi. Dans
ce dialogue, le Moi seul est directement présent à la
conscience, tandis que le Je n’est saisi qu’après coup,
une fois qu’il a répondu aux sollicitations du Moi.
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Pour G.W. Allport (1937), le Soi ou conscience de


soi est la présence en nous d’un sujet épistémique qui
nous fait ressentir et unifier un ensemble d’états éprouvés.
Supposons, dit-il, que nous soyons sur le point de
passer un examen difficile et important. Il est hors de
doute que nous sentons notre pouls battre plus vite et
que nous avons des crispations d’estomac (c’est notre
conscience corporelle du Soi) ; également que nous avons
la signification de l’examen pour ce qui concerne notre
passé et notre avenir (c’est la conscience de notre iden-
tité dans le temps), la mise en question, par cet examen,
des effets de notre succès ou échec chatouille notre
orgueil (c’est la conscience des estimations sociales de
nos groupes d’appartenance) ; ce diplôme une fois passé,
nous savons qu’il fera partie de l’ensemble des diplômes
possédés (c’est la conscience de soi à travers la posses-
sion) ; nous savons comment le succès ou l’échec reten-
tiront sur nos espoirs et nos aspirations (c’est la conscience
de l’estime de soi) ; nous connaissons à l’instant présent
les conduites à adopter pour réussir cet examen (c’est
le sentiment de pouvoir raisonner) ; enfin, nous évaluons
l’importance de cette situation par rapport à l’ensemble
de nos buts existentiels (c’est l’effort central).
Ainsi, pour Allport, le sens du Soi ou de l’identité est
composé de sept éléments essentiels : 1/ le sentiment
corporel ; 2/ le sentiment de l’identité du Moi dans le
temps ; 3/ le sentiment des appréciations sociales de notre
valeur ; 4/ le sentiment de possession ; 5/ l’estime de soi ;
6/ le sentiment de pouvoir raisonner ; 7/ l’effort central
(intentionnalité de l’être) ; ces sept facteurs étant ici pla-
cés dans leur ordre d’apparition génétique.
Ces aspects fondamentaux du sentiment d’identité
personnelle seraient reliés à des nécessités fonda-
mentales ou besoins de la nature humaine : besoin
de sensations, besoin de points de repère, besoin de
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© Humensis

considération, besoin de possession, besoin de connais-


sance et besoin d’objectif.
Pour Erikson (1968), l’identité n’existe que par le
sentiment d’identité. Ce sentiment repose lui-même
sur un ensemble de sentiments et de processus : 1/ le
sentiment subjectif d’unité personnelle ; 2/ le sentiment
de continuité temporelle ; 3/ le sentiment de partici-
pation affective ; 4/ le sentiment de différence ; 5/ le
sentiment de confiance ontologique ; 6/ le sentiment
d’autonomie ; 7/ le sentiment de self-control ; 8/ les
processus d’évaluation par rapport à autrui ; 9/ les pro-
cessus d’intégration de valeurs et d’identification.
En synthétisant ces différentes approches on peut
dire que le sentiment d’identité – qui recoupe large-
ment la conscience de soi – peut se décomposer en
une série de sentiments reposant sur la permanence
de processus d’évaluation et d’intégration-identification
(cf. aussi N. Berry, Le Sentiment d’identité, 1989).
1. Le sentiment de son être matériel. – Pour l’indi-
vidu, le sentiment d’identité nécessite la conscience d’un
ensemble de sensations corporelles propres. Le nour-
risson, neurophysiologiquement immature, vivant dans
un état de sensations indifférenciées (bien-être – malaise)
ne peut avoir de sentiment d’identité. C’est la matura-
tion biopsychologique, lui apportant les premières sen-
sations spécifiques (ouïe, puis vue, puis toucher,
sensations musculaires…), qui lui permettra la conscience
progressive de son être différent de sa mère, de son
identité corporelle. La constitution du schéma corporel,
menant à la conscience du positionnement de son corps
dans l’espace, est une phase importante de la constitu-
tion du sentiment corporel. C’est l’ensemble de nos
sensations qui nous rappellent constamment que
« nous sommes nous ». Les expériences de privations
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© Humensis

sensorielles ont montré combien il était difficile de se


passer de stimulations. Les sujets expérimentaux perdent
le sens du temps et du mal, s’accrochent à leurs pensées
ou s’endorment, ressentent le vide et le néant et arrêtent
le plus souvent l’expérience qui devient intenable. Le
sentiment banal d’exister repose sur ces stimulations
sensorielles incessantes que nos organes des sens envoient
à notre cerveau pour permettre la conscience.
Pour un groupe ou une culture, le sentiment de son
être matériel c’est la conscience, partagée par tous les
membres des éléments matériels qui constituent l’an-
crage de l’existence objective du groupe ou de la
culture. Connaissance du territoire, connaissance des
membres, de leur force, de leurs qualités, connaissance
des autres possessions matérielles.
Le rassemblement collectif est moment d’efferves-
cence privilégié (Gurvitch), qui permet à chacun d’éprou-
ver le sentiment d’identité collective en ressentant dans
l’échange avec les autres et la vue des autres les carac-
téristiques communes du noyau identitaire groupal.
Chaque membre peut en effet apprécier ses ressem-
blances et différences d’avec les autres membres présents.
2. Le sentiment d’appartenance. – Au niveau indi-
viduel, c’est le Moi de G.H. Mead et le sentiment de
participation affective d’Erikson ; au niveau groupal,
c’est l’esprit de groupe ou le sentiment de solidarité.
Ce sentiment d’appartenance prend ses sources dans
la relation primitive du nourrisson avec sa mère, puisqu’on
sait que dans son état premier le nourrisson ne se dis-
tingue pas de sa mère, forme avec elle un « nous » sym-
biotique, ressentant ses émois et vivant au rythme de
ses humeurs. Ce sentiment d’appartenance prend aussi
ses racines dans la vie communautaire des sociétés pri-
mitives (Gemeinschaft) où le groupe a plus de réalité que
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© Humensis

l’individu où l’individu n’existe que dans, par et pour le


groupe qui contrôle ses pensées et ses conduites (Pédrot
et Delage, 2005). Ce sentiment d’appartenance est en
partie le résultat de processus d’intégration et d’assimi-
lation des valeurs sociales, car tout être humain vit dans
un milieu social qui l’imprègne de son ambiance, de ses
normes et de ses modèles. Ces imprégnations culturelles
identiques pour les individus d’un même groupe fondent
la possibilité de compréhension et de communication
avec autrui. Les individus d’une même société retrouvent
ces imprégnations culturelles communes dans les phases
d’effervescences groupales où la communion fait retrou-
ver le noyau culturel commun : sentiments, jugements,
conduites communes qui recréent momentanément l’unité
du « Nous ». C’est pour ces raisons que le « choc des
cultures » est déstabilisant pour l’identité (S.P. Huntington,
Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures,
Paris, Odile Jacob, 2004).
Lorsque le lien primaire avec la mère ou avec la famille
est rendu impossible par le rejet de l’enfant, on sait que
celui-ci aura plus tard des troubles de l’identité (Spitz,
Laing…). De tout temps, l’exclusion et le bannissement
ont été de graves punitions privant l’individu de son iden-
tité. Des études sociologiques sur le chômage et la violence
montrent, par exemple, l’importance pour le sentiment
d’identité de l’insertion professionnelle et sociale.
3. Le sentiment d’unité et de cohérence. – Derrière
la multiplicité de nos états, nous avons l’impression d’une
certaine unité. Quelque chose – disons le Je de James –
fait l’unité des « Moi » dans mon présent et l’unité des
personnages que les situations sociales m’ont incité à
construire ou à jouer. Ce sentiment d’unité est, selon
l’expression de Sartre, la possibilité toujours présente de
« refuser mon passé », et de remettre en question le moi
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© Humensis

lui-même ; de changer les manières d’un personnage que


j’en ai assez de jouer ; de faire quelque chose de moi. Ce
sentiment d’unité repose sur quelque chose qui s’est
constitué progressivement dans le psychisme, qui est la
somme de toutes mes expériences affectives, relation-
nelles, intellectuelles… ma structure cognitive. Cette
structure cognitive qui peut être schématisée par un sys-
tème de postulats existentiels oriente mes perceptions,
sous-tend mes choix, guide mes conduites – en bref,
assure la cohérence finale de mon être.
Le besoin de cohérence interne du système (psychique
ou culturel) de l’individu ou du groupe est mis en évi-
dence par les expériences de résistance à la guérison, liée
à l’angoisse du changement de références psychologiques,
en psychothérapie ou encore de réajustement face à la
dissonance cognitive introduite dans le système de
croyances d’un groupe (Festinger). Pour le groupe ou la
culture, toute dissonance idéologique entraîne un effort
d’ajustement. Les leaders, les intellectuels… s’efforcent
d’expliquer les nouvelles valeurs et de justifier la conti-
nuité des positions et du système de penser du groupe.
C’est une des fonctions des leaders de représenter concrè-
tement l’unité et la cohérence du groupe. La perte du
leader charismatique qui synthétisait les divergences
groupales et rassemblait les sous-groupes sur un objec-
tif commun est souvent fatale à l’existence du groupe.
Divisions, éclatements, schismes (lorsqu’il s’agit de la
cohésion religieuse)… signent la mort du groupe.
Bien des pathologies de l’identité, dans notre culture
occidentale, viennent de la non-cohérence de la per-
sonnalité, du sentiment de coupure entre plusieurs êtres
qui investissent, à des moments différents, la person-
nalité : dédoublement de la personnalité, complexes
qui imposent des conduites aberrantes par rapport au
reste de la personnalité.
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© Humensis

4. Le sentiment de continuité temporelle. – Ce sen-


timent est le fait que le sujet se perçoit le même dans
le temps et se représente les étapes de sa vie comme un
continuum. Les différences de son identité dans le temps
sont connues mais aucune coupure de l’existence n’est
ressentie. Dans notre culture, cela est fortement lié à la
représentation du temps qui s’écoule sans à-coup et rup-
ture. Le sentiment de continuité est remarquable puisque,
au demeurant, le changement est la règle de tout déve-
loppement. Je me rappelle mes pensées et mes actes
d’hier, je suis certain qu’ils sont de moi. Ce sentiment
de continuité temporelle est fondé tout d’abord en par-
tie sur une certaine permanence de mon corps que je
ne vois pas radicalement changer de forme et de taille
du jour au lendemain. Il s’appuie aussi sur le recouvre-
ment des états conscients successifs qui me font perce-
voir la continuité de mon identité. Il repose également
en partie sur la mémoire mais surtout sur le travail psy-
chique permanent de synthèse de mes expériences effec-
tué par ma structure cognitive. Au cours de mon histoire,
j’ai changé – mon corps, mes situations, mes rôles… –,
mais mon psychisme réalise constamment la synthèse
des informations que je possède sur moi-même.
Le sentiment d’identité demeure tant que le sujet
(individu ou groupe) parvient à donner aux change-
ments et aux altérations le sens de la continuité.
Lorsque les différences sont perçues comme des rup-
tures, alors s’ouvrent les crises d’identité.
Pour les groupes, la prise de conscience d’éléments
partagés au cours d’une histoire commune engendre le
sentiment d’identité. L’identité collective de groupes
larges (non de face-à-face) peut prendre naissance
lorsque les membres du groupe prennent connaissance
de leur histoire collective. La publication et la lecture
des récits des événements passés communs déclenchent
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© Humensis

alors une série d’activités d’expression et de renforcement


de l’identité : création de « mouvements » ou d’associa-
tions ; rassemblements, réunions et congrès ; publica-
tions diverses…
5. Le sentiment de différence. – C’est aussi le cor-
rélatif des sentiments de singularité ou d’unicité. Celui
qui estime avoir une identité personnelle ne peut se
penser comme totalement identique à autrui. Il est
autre (altérité). La proximité, l’imitation… ne peuvent
être totale fusion, sinon il y a perte d’identité au pro-
fit de l’investissement d’une autre identité.
Il y a quinze ou vingt ans, nous disent les observa-
teurs des groupes de jeunes, un jeune devenait hippie
par réaction contre ses parents. De nos jours, il devient
punk pour se démarquer de son grand frère ou des
aînés de son lycée qui sont restés babas. Ce « style »
adopté est un moyen de se démarquer des autres.
Le sentiment de différence est essentiel à la prise de
conscience de son identité. Le syncrétisme du nourris-
son l’empêche d’une quelconque prise de conscience
identitaire. Dans la phase d’initiation et d’essai des rôles
sociaux, l’enfant fait non seulement l’apprentissage de
la capacité de se mettre à la place d’autrui et par-delà
fait l’apprentissage du « Nous » collectif (Mead), mais
il fait aussi l’apprentissage de ses différences, car ces
rôles qu’il imite, il en apprécie toutes les différences
d’avec son ou ses propres rôles (il fait aussi dans ces
essais l’apprentissage du sentiment d’unité personnelle :
je reste le même à travers tous ces rôles).
C’est dans le sentiment de différence qu’il faut faire
rentrer ce qu’Erikson appelle la conscience de l’« identité
négative ». Dans la prise de conscience de son identité
(de son unité, de ses appartenances, de ses différences, de
sa valeur…), l’individu construit une représentation plus
67
© Humensis

ou moins claire d’une identité d’autrui faite d’un ensemble


de traits et qualités qu’il rejette et évite. Cette identité
négative accompagne nécessairement l’identité positive.
Elle participe – comme toutes les autres oppositions à
d’autres identités individuelles – à la conscience de l’iden-
tité. En effet, l’existence propre, comme nous l’avons vu,
naît de l’opposition à d’autres existences. Ainsi, le senti-
ment de différence retentit sur le sentiment d’existence.
Le sentiment de différence fonde aussi l’identité
groupale et culturelle. Les membres d’un groupe per-
çoivent différentiellement leur appartenance, c’est-
à-dire qu’ils voient avec acuité ce qui les différencie
des autres. Lorsque cette différenciation est difficile,
voire impossible, la crise d’identité groupale s’ouvre.
Le sentiment d’aliénation culturelle naît de l’impression
que les caractéristiques différentielles culturelles sont
réduites ou étouffées par une culture dominante.
6. Le sentiment de valeur. – Le regard d’autrui sur
soi et le jugement porté par ce regard sont une constante
de nombreuses études de psychologie sociale, en parti-
culier des études sur la désirabilité sociale (Maucort,
Meili, Desportes, Codol…). Il ressort de ces études
qu’au bout du compte, chaque individu cherche à se
faire valoir aux yeux d’autres dont les jugements ont de
la valeur pour lui. Avoir le sentiment d’être, c’est avoir
de la valeur pour quelqu’un d’autre socialement signifiant
et digne d’intérêt. Être quelqu’un pour quelqu’un d’autre,
tel se manifeste en définitive le désir d’identité.
Cette recherche de valeur a lieu exactement de la
même manière pour un groupe ou une culture. On se
rend compte de cela à travers les processus défensifs
qui sont mis en œuvre aussitôt que la valeur groupale
ou culturelle est menacée. La dévalorisation rend les
groupes agressifs. La guerre comme la vengeance
68
© Humensis

groupale, la révolte due aux humiliations subies sont


des formes de violence connues de tout temps.
Fonctionnant avec la structure affectivo-cognitive et
les processus d’évaluation, l’estime de soi est un sentiment
fondamental concernant la force vécue de l’identité.
Cette estime de soi n’est pas indépendante du sen-
timent de confiance et de sécurité ontologique que
nous examinerons ci-après. L’estime de soi, en effet,
se développe corrélativement à la qualité de la confiance
fondamentale acquise par la stabilité et la profondeur
de la relation primitive à la mère (Erikson).
Ainsi, c’est la répétition et la synthèse permanente
d’un ensemble d’évaluations qui constituent l’estime
de soi. Dans ces évaluations, nous trouvons : l’évalua-
tion de notre influence sociale ; l’évaluation de nos
actions, de nos succès et échecs, résultats d’une éva-
luation entre nos actions, les normes d’action et l’idéal
de soi ; l’idée de notre désirabilité sociale, résultat de
la comparaison entre ce que nous croyons être et les
normes idéales d’action ; les résultats de notre com-
paraison aux autres et les résultats de la comparaison
entre l’image de soi et l’image idéale de soi.
Les recherches des psychologues de l’enfant comme
celles des anthropologues culturalistes ont montré
comment l’estime de soi était tributaire des climats
familiaux et éducationnels, car ce sont eux qui donnent
les repères des évaluations faites par le Moi (Addler,
M. Mead, Linton…).
Pour un groupe ou une culture, le sentiment d’estime
de soi prend racine dans ses succès et ses échecs passés
et présents. La démoralisation d’un groupe commence
par la dévalorisation de l’image qu’il a de lui par la sub-
version de ses valeurs qui sont relativisées ou encore par
la ruine de l’estime qu’il mettait en ses actions ou en ses
hommes clés, héros qui représentent justement ses valeurs.
69
© Humensis

L’estime de soi participe à la définition du niveau


d’aspiration ou attitude fondamentale envers les réa-
lisations personnelles dans l’avenir (Robaye). C’est sur
ce niveau d’aspiration, sorte de tension d’orientation
ou attitude inconsciente permanente, que se branchent
les intentions, c’est-à-dire les forces dynamiques volon-
taires issues des processus affectifs et cognitifs. L’iden-
tité, c’est aussi un faisceau de motivations dynamiques
portées par ce niveau d’aspiration.
7. Le sentiment d’autonomie. – Dans le sentiment
d’identité personnelle, ce sentiment d’autonomie est
l’autre face du sentiment d’appartenance. Un sujet ne
peut affirmer son identité individuelle que s’il peut à
la fois se sentir appartenir à un groupe de ses sem-
blables (groupe réel ou imaginaire, utopique) et se
sentir autonome par rapport à l’emprise collective (la
conscience collective de Durkheim) de ce groupe.
L’autonomie de l’enfant par rapport à sa mère se
construit, comme nous l’avons vu, à partir de sa matu-
ration biopsychologique. Le sentiment d’autonomie prend
vraiment corps autour de 3-4 ans lorsque l’enfant, après
avoir éprouvé son « Je » (apparition du mot « Je » à 2 ans),
fait l’expérience de la liberté de choix et de la notion
d’éventualité. La compréhension du fait qu’un événement
peut demeurer à l’état d’éventualité (compréhension de
la notion de non-obligation alors que jusque-là l’enfant
raisonnait en obligatoire ou interdit) permet le doute et
par là ouvre la voie à l’activité intellectuelle : penser.
La dialectique de l’autonomie (fusion-rejet) est un des
problèmes fondamentaux de l’homme. Erikson, après
Freud, rappelle que toute identité se construit avec des
processus d’assimilation-accommodation qui comportent
toujours le va-et-vient identification-fusion/mise à
distance-rejet. Le problème de l’identité personnelle qui
70
© Humensis

est en partie le problème du positionnement de sa valeur


par rapport à autrui significatif qu’il faut à la fois imiter
et maintenir à distance recoupe le dilemme humain fon-
damental de la recherche de la bonne distance affective.
La « bonne distance » permet à la fois de préserver
et d’affirmer son identité, de se sentir en sécurité dans
la participation et suffisamment autonome pour exercer
ses propres potentialités. La formation de l’identité, nous
dit Erikson, « commence là où cesse l’utilité de l’iden-
tification. Elle surgit de la répudiation sélective et de
l’assimilation mutuelle des identifications de l’enfance
ainsi que de leur absorption dans une nouvelle configu-
ration qui, à son tour, dépend du processus grâce auquel
une société identifie le jeune individu en le reconnaissant
comme quelqu’un qui avait à devenir ce qu’il est et qui,
étant ce qu’il est, est considéré comme accepté ».
Le sentiment d’autonomie fonde la possibilité de pen-
sées, de décisions et d’actes personnels. Ces affirmations
de l’identité propre servent souvent à mesurer la maturité
de l’identité. L’acte autonome de l’identité mature est
débarrassé des motivations liées au lien de dépendance.
8. Le sentiment de confiance. – En ce qui concerne
l’identité psychologique, c’est sans doute Adler le premier
qui a insisté sur l’importance de la qualité et de la sta-
bilité de la relation affective du nourrisson à sa mère
pour la construction du sentiment fondamental de
confiance. Cette somme de confiance, acquise par l’ex-
périence relationnelle infantile précoce, est en outre, pour
Adler, la base de ce qu’il appelle le « sentiment social »
ou aptitude de base à participer à la vie collective. Cela
nous montre que le sentiment de confiance, acquis dans
la relation à autrui, reste dans le fond une capacité de
confiance en autrui intimement liée à la capacité de
participation et par là au sentiment d’appartenance.
71
© Humensis

Erikson reprend cette idée d’Adler et montre que


cette confiance est aussi transmise par les attitudes des
parents qui donnent la conviction qu’il y a une signifi-
cation positive à ce que fait leur enfant. C’est l’attitude
du milieu familial qui transmet, pour Erikson, cette
« foi » en l’être que l’enfant fera sienne. Ainsi, « la for-
mulation la plus concise de l’identité acquise pendant la
toute première enfance peut bien être : je suis l’espoir
que j’ai et que je donne ». Inversement, le rejet ou l’écra-
sement de l’enfant (la castration des psychanalystes)
annihile ses possibilités de réaliser son identité, puisque
le sentiment nécessaire de confiance fait défaut. Il en est
de même pour les groupes et les cultures où le sentiment
de confiance se structure à partir des relations positives
aux groupes significatifs de l’environnement social.
C’est sur le sentiment de confiance de base (appelé
sentiment de sécurité ontologique par Laing) que l’iden-
tité peut s’asseoir. En effet, elle permet le fonctionnement
normal des processus cognitifs d’intégration de valeurs
et d’évaluation et de jugement à partir de l’intégration
faite. Les psychopathologues (Hesnard, Lemay…) ont
bien montré comment, dans les cas contraires, les pro-
cessus d’évaluation ne pouvaient fonctionner normale-
ment, l’individu essayant alors désespérément de refouler,
projeter, sublimer ou annuler l’angoisse qu’il ressent.
9. Le sentiment d’existence et l’effort central (ou
le projet). – Il est conditionné, comme chacun des
autres sentiments, puisque ensemble ils forment un
système, par l’ensemble des autres sentiments.
Pour être normal, nous dit Allport, un individu doit
avoir un objectif défini, un avenir d’espoirs. Il n’est pas
nécessaire que les buts soient inébranlablement fixés,
mais seulement que soit présent un thème central d’ef-
forts (grandir ou faire comme tel adulte pour l’enfant,
72
© Humensis

devenir ceci ou cela, réaliser telle œuvre…). Une orien-


tation ou intentionnalité générale sous-tend l’être dans
ses efforts de vie (il s’agit de ce que l’on appelle aussi
un « projet »). Cette tension psychologique défaille quel-
quefois sous les coups de chocs affectifs ; l’individu « ne
sait plus où il en est » et met quelque temps à retrouver
un sens à sa vie. Les identités – individuelles comme
collectives – fortes puisent leur force dans l’adhésion à
un axe de valeur orientant la finalité de leur existence.
La foi (idéologique ou religieuse) éclaire le sens de la
vie. Le militant, comme le groupe fanatisé, éprouve la
joie de l’ivresse en mettant en œuvre ses convictions.
Sans aller à ces extrémités, pouvoir réaliser ses motiva-
tions et mettre en œuvre les valeurs qui orientent sa vie
donne à l’homme la sensation de bien-être.
Le sentiment optimal de l’identité, nous dit Erikson,
est vécu simplement comme un bien-être psychosocial.
Ses concomitants les plus manifestes sont le sentiment
d’être chez soi dans son corps, le sentiment de « savoir
où l’on va » et l’assurance intérieure d’une reconnaissance
anticipée de la part de ceux qui comptent. Cet effort
central nécessite donc une vision de l’avenir et l’impres-
sion d’avoir des possibilités d’expression pour réaliser ses
objectifs vitaux. Cet effort central peut être explicité sous
la forme d’un projet identitaire, sorte de finalité
inconsciente de réalisation orientant décisions et conduites.
Les sociologues s’efforcent de retrouver les déter-
minants extérieurs de ce projet (origines sociales, type
de scolarité, diplômes…) ; les psychologues s’efforcent
de montrer comment des facteurs psychologiques
façonnent ce projet identitaire (premières années de
la vie, expériences diverses…).
© Humensis

CHAPITRE II

Les différentes identités


psychosociologiques

I. – Points de vue sur l’identité

L’identité d’un acteur social, c’est la réponse appor-


tée à la question : Qui est cet individu, ce groupe ou
cette culture ? La réponse peut être apportée par le
sujet lui-même ou par un partenaire. Nous avons consi-
déré toutes les réponses possibles qui pouvaient venir
du sujet lui-même ou du partenaire du sujet.
Nous avons vu aussi que, de l’extérieur, l’identité
est une définition d’un sujet (individu, groupe ou
société toujours) et que cette définition se réfère à un
certain nombre de critères. Or, il est rarement possible
d’énoncer tous les critères utilisables. La nature des
critères choisis pour la définition permet alors de par-
ler de différentes identités : identité objective (prenant
des référents d’ordre objectif : matériels, historiques
ou autres, mais indubitablement connus et vérifiables) ;
identité culturelle (prenant des référents d’ordre cultu-
rel) ; identité groupale (prenant des référents concer-
nant tout un groupe) ; identité sociale (prenant des
référents de positionnement social) ; identité profes-
sionnelle (prenant les référents curriculum vitae et
activités professionnelles)…
Quand nous répondons à la question posée par
autrui : « Qui est tel sujet ? », nous avons vu que
74
© Humensis

l’identité que nous énonçons est fonction de la situation


dans laquelle nous sommes et des besoins d’informations
de nos partenaires (ce peut être le sujet lui-même, d’ail-
leurs). Nous définissons donc une identité que l’on peut
énoncer sur lui (identité connue ou perçue partielle).
L’identité psychosociale serait alors l’ensemble des
identités partielles, énonçables sur le sujet. Le nombre
des identités partielles est élevé, car chaque partenaire
et groupe peut avoir sa définition du sujet et il faut
intégrer – bien sûr – dans cette définition totale l’en-
semble des énoncés que le sujet peut produire sur
lui-même pour se définir. Autant dire qu’en ce sens
l’identité est difficile à atteindre.
En ce qui concerne chaque sujet, il peut atteindre
son identité subjective. L’identité subjective serait la
conscience que ce sujet (individu ou groupe) a de ses
différentes identités. Ce serait la conscience de ses
possibilités de participation, la conscience de ses appar-
tenances culturelles et groupales, la conscience de son
identité sociale, la conscience de ce qu’il voudrait être
(identité idéale) et la conscience des caractéristiques
individuelles qui fonderaient son identité propre.

II. – L’identité communautaire

C’est en reprenant les intuitions anciennes de dif-


férents sociologues, qui recoupent les données de la
psychologie génétique et de la dynamique de groupe,
que nous évoquerons ici l’identité communautaire,
élément primordial des différents noyaux identitaires
(culturel, groupal et individuel).
Selon Durkheim, il existe en nous un être collectif
et un être privé. Notre être collectif correspond aux
« systèmes d’idées, de sentiments et d’habitudes qui
expriment en nous, non pas notre personnalité,
75
© Humensis

mais le groupe ou les groupes dont nous faisons partie.


Telles sont les croyances religieuses, les croyances et
pratiques morales, les traditions nationales ou profes-
sionnelles et les opinions collectives de toutes sortes… ».
Nous avons vu comment cet « être collectif » est fina-
lement partie constitutive du noyau identitaire culturel
ou groupal. Durkheim distingue ensuite l’« être indi-
viduel » constitué de tout ce qui en nous est de l’ordre
de l’univers privé, nos traits de caractère ou de tempé-
rament, notre hérédité, les souvenirs et les expériences
liés à notre histoire personnelle. Il faut donc aller plus
loin que Durkheim pour définir une autre partie du
noyau identitaire collectif fait essentiellement d’une
participation affective à la collectivité d’appartenance.
Nous abordons ici le problème fondamental de l’iden-
tité – à savoir, la dialectique constante du Nous et du
Je ou du fusionnel-affectif et de l’autonome-rationnel
conscient. L’identité communautaire, qui est d’abord
participation affective à une entité collective, est un
pilier constant de toutes les identités. Elle fonde le
sentiment d’identité notamment à travers les sentiments
d’appartenance, de valeur et de confiance. En montrant
l’existence de cette identité communautaire nous mon-
trerons comment l’identité individuelle procède onto-
génétiquement et historiquement de l’identité collective.
Les psychologues sont d’accord pour admettre que la
première manière d’être-au-monde du nourrisson est un
être-à-la-mère ou être fusionnel avec l’entité maternelle
qui est un environnement total, un univers et un climat
affectifs. Pour transcrire cette expérience originelle qua-
lifiant la relation du petit enfant avec sa mère, on pour-
rait dire que la première conscience du nourrisson est
celle d’un NOUS, ou même, plus exactement celle d’un
ON. C’est la conscience d’une réalité intersubjective
vécue où il n’y a pas de distinction entre le réel-objet et
76
© Humensis

le réel-humain, ni entre un Moi et un Autre qui serait


la mère. La première réalité vécue de l’enfant est donc
une participation primaire et affective, une adhésion de
l’être à son être-environnant qui lui permet satisfaction
et quiétude. Cet état primitif de syncrétisme, c’est-à-dire
de confusion du Moi avec autrui, évolue progressivement
vers plus de conscience propre et de différenciation de
Soi (Guillaume, Wallon, Malrieu, Piaget…). Vers la fin
de la première année, sous la poussée de la croissance
et de la maturation neurobiologique, apparaît la possi-
bilité d’une première distanciation qui fait se relâcher
l’identité unitaire enfant-mère. La première conscience
spontanée de l’enfant est entièrement sensitive et émo-
tionnelle (Malrieu, Piaget…). Le non-Moi n’y est pas
encore totalement différencié du Moi. Mais la possibi-
lité de mise à distance augmente en même temps que
la locomotion autonome puis la marche verticale
(12 mois) font faire de grands progrès à la prise de
conscience du corps propre, c’est-à-dire au schéma cor-
porel comme possibilité d’organisation de mouvements
autonomes. C’est entre la deuxième et la troisième année
que le Moi et le non-Moi se différencient nettement et
commencent à s’organiser. C’est à cette phase de déve-
loppement neuropsychologique qu’apparaît symptoma-
tiquement dans le langage le pronom Je, inaugurant une
période d’opposition au milieu, période liée au processus
d’individualisation-affirmation de Soi de Wallon. C’est
aussi au cours de cette période critique que se constituent,
par imitation et dans le jeu, des identifications à des
modèles sociaux (Mead, Wallon, Janet…). L’étude de
l’imitation chez l’enfant a d’ailleurs montré qu’elle n’était
ni un conditionnement ni un instinct, mais une sorte
de participation affective (Guillaume).
En lui donnant un autre nom, beaucoup de sociologues,
anthropologues et historiens ont analysé cette identité
77
© Humensis

participative ou communautaire primitive. Leurs études


ont montré l’existence d’un Moi social primitif partagé
par tous les individus d’un même groupe cohésif. Ce
Moi communautaire repose essentiellement sur la par-
ticipation affective fondamentale à la communauté, ce
qui est différent du noyau de croyances et de compor-
tements partagés par les individus membres du groupe
(et donc de la conscience collective de Durkheim).
Scheler, comme Mead, se place à un niveau anthropo-
logique quand il considère que le phénomène de la sym-
pathie ou de la communication humaine révèle l’existence
d’un noyau commun humain et social existant entre les
individus, la communication implique une participation
avec autrui qui exige que l’Autre apparaisse dans le Soi,
que le Soi s’identifie à l’Autre, et que l’on devienne
conscient de soi grâce à autrui. Cette participation est
rendue possible par le genre de communication que
l’homme peut réaliser, communication distincte de celle
qui se produit dans d’autres espèces, lesquelles ne pos-
sèdent pas ce principe dans leurs sociétés. Cette
participation-identification, antérieure logiquement et
ontologiquement à la communication verbale, sous-tend,
elle-même, les attitudes sociales fondamentalement
humaines, l’entraide et l’échange. Dans les sociétés pri-
mitives, l’individualité du Moi proprement dite n’existait
pas. Le Moi était uniquement un Moi-social fait de
participation collective aux mythes, aux rites et coutumes.
L’homme se définissait et n’existait que par son appar-
tenance groupale, son personnage social ou encore son
rôle social défini par son totem, son nom, ses diverses
appartenances. Pour les historiens, c’est vers la fin du
Moyen Âge qu’apparaît la capacité des individus à prendre
du recul par rapport à l’emprise de la vie sociale. Ce
mouvement de distanciation se révèle aussi bien dans la
différenciation du mobilier (tables et lits pliants qui
78
© Humensis

deviennent fixes), que dans l’apparition de pièces spécia-


lisées (fin de la salle à tout faire, apparition des lits à
rideaux, puis des chambres). La mise à distance progres-
sive se lit encore dans l’évolution des règles de bienséance
(mise à distance des aliments, respect de l’intimité d’autrui)
(N. Elias). La séparation progressive de l’individuel par
rapport au collectif devient décisive au XVIIe siècle avec la
séparation de la vie de famille (ou vie privée) et de la vie
professionnelle. L’urbanisation, la monétisation, la com-
mercialisation, la curialisation sont autant de processus
partiels d’une transformation globale qui fait que les
hommes regardent de plus en plus la nature comme
« monde des objets » ou comme « objet de la connais-
sance ». La distanciation de l’individu se fait par rapport
à l’emprise sociale intégrale. Elle est une forme du pro-
cessus d’individualisation. L’évolution plus récente du
même processus a fait apparaître la dissociation en deux
pôles de la personne, l’identité communautaire (le Moi
communautaire), l’identité individuelle (le Moi individuel).
Ainsi, la considération de l’ontogenèse de l’individu,
la considération des exigences de la communication
et des réalités de la vie collective, ainsi que l’examen
de l’histoire de l’évolution de divers groupes et civili-
sations, nous montrent l’existence d’une identité col-
lective (ou Moi communautaire) qui est première par
rapport à l’identité individuelle (ou Moi individualisé).
Cette dimension participative communautaire de
l’identité individuelle est mise en évidence par l’ob-
servation d’un certain nombre de phénomènes de soli-
darité humaine. Dans ces phénomènes, l’identité
individuelle se confond avec l’identité collective. Ainsi,
dans les guerres, les persécutions et dans les nationa-
lismes, nous voyons surgir en force les racines collec-
tives de l’identité. Le Moi communautaire enveloppe
momentanément tout l’individu, celui-ci s’identifie
79
© Humensis

alors complètement au groupe, vit et peut se sacrifier


pour lui. Ces phénomènes d’identification révèlent
aussi la puissance du sentiment d’appartenance.

III. – La dialectique de l’identité sociale

1. Développement du Moi et de l’identité sociale.


Pour Erikson, si le sentiment d’identité a bien une
face psychologique interne, il a aussi une face sociale
externe. En effet, toutes les conduites, nous dit Erikson,
si elles renvoient à l’expression de pulsions ou à des
plaisirs internes, renvoient également au contexte social
dans lequel elles prennent un sens et, du même coup,
confèrent immédiatement une « place » sociale à leur
acteur. Ce statut qui vient de l’évaluation d’autrui est
un positionnement par rapport à l’ensemble des
conduites du groupe d’appartenance.
Tous les sentiments éprouvés par le Moi sont liés
à des modalités d’être relationnel et inversement.
Lorsque le Moi éprouve la faim, la douleur physique,
la partie sociale de l’identité éprouve, d’une part, l’aban-
don qui est la face maternelle-nourricière de la faim,
et, d’autre part, l’insécurité qui est la face maternelle de
la douleur physique. Concrètement, prenons comme
exemple la première phase de la formation humaine :
l’acquisition de la confiance ou de la méfiance fonda-
mentale. Cette confiance ou méfiance est acquise par
la qualité d’une expérience globale où il y a à la fois des
sensations du Moi (quiétude) et du Moi social (valeur
pour autrui). Ce sont ces « sensations » conjuguées ou
indifférenciées qui créent ou non la confiance fonda-
mentale. Cette confiance fondamentale c’est une certi-
tude intérieure (certitude de recevoir des interactions
positives), mais aussi une attitude relationnelle positive.
80
© Humensis

Ainsi, à tous les stades de la vie, l’identité intérieure


et l’identité sociale se développent ensemble. On peut
alors reprendre, en le transformant, le tableau des étapes
de la vie donné par Erikson (1950). On montrera ainsi
la « réciprocité des points de vue » entre les sentiments
internes et les relations à l’environnement. Chaque
modalité spécifique vécue de la relation à l’environne-
ment définit une identité sociale corrélative sous la forme
d’une sorte de rôle général : « celui qui sait être géné-
reux », « celui qui ne peut pas refuser », « celui qui a du
mal à s’intégrer », « celui qui réussit toujours »… L’iden-
tité sociale s’appuie sur ces définitions primitives du
moi social. Elle prend ses dimensions concrètes dans
les attributions sociales comme nous allons le voir.
2. L’identité sociale. – C’est l’ensemble des critères
qui permettent une définition sociale de l’individu ou
du groupe, c’est-à-dire qui permettent de le situer dans
sa société. Par définition, donc, l’identité sociale est plu-
tôt une identité attribuée. C’est l’identité consensuelle
donnée par une grande partie des autres individus et
groupes de la société (cela étant l’un des signes de la
cohésion de l’identité culturelle). Mais cette identité
sociale est connue du sujet qui généralement accepte et
participe – par ses affiliations volontaires notamment –
à cette définition. Le nom et la représentation stéréotypée
associée dans une société à ce nom rassemblent la plupart
des caractéristiques de cette identité sociale consensuelle.
Sartre posait dans sa globalité le problème de l’iden-
tité sociale en plaçant l’individu dans un espace humain
(élargi à l’ensemble des hommes) : « Je me situe, disait-il,
comme Européen par rapport à des Asiatiques ou à des
Nègres, comme vieillard par rapport à des jeunes gens,
comme magistrat par rapport aux délinquants, comme
bourgeois par rapport à des ouvriers… » En effet,
81
© Humensis

l’identité sociale, c’est la somme de toutes ces relations


d’inclusion ou d’exclusion par rapport à tous les groupes
constitutifs d’une société (ou de la société si l’on prend
comme groupe, à un instant donné, un très grand groupe
comme une nation ou une civilisation).
Dans une société primitive, le répertoire des sous-
groupes est relativement simple : les hommes – les
femmes ; les initiés – les non-initiés ; les clans ; les places
dans la parenté… Dans une société industrielle, les
groupes d’appartenance se multiplient à l’infini : groupes
professionnels, groupes territoriaux, groupes idéo-
logiques, groupes d’activités…, et cela d’autant que le
découpage de la société se fait en groupes de plus en
plus abstraits : ceux qui ont telle aptitude reconnue (le
niveau du baccalauréat), les bourgeois, le quatrième
âge… Ce découpage abstrait tend alors à faire de l’iden-
tité sociale une abstraction sociologique que seuls des
spécialistes peuvent concevoir dans son intégralité.
Les sociétés étant généralement hiérarchisées en
couches, strates, ou statuts sociaux, une identité sociale
classe automatiquement l’individu ou le groupe dans la
hiérarchie sociale. À chaque position sociale, liée à l’iden-
tité sociale, correspond un ensemble de droits, de
devoirs, de ressources et de prescriptions de conduites.
Les processus d’identification sociale – processus par
lesquels chaque membre d’une société repère sans beau-
coup de risque d’erreur l’identité sociale d’un autre
membre – relèvent du fonctionnement du système cultu-
rel intériorisé par tous les membres d’une même société.
Ce système culturel intériorisé contient une grille
de décodage-perception faite de modèles sociaux, de
normes comportementales, de formes perceptives
complexes. Les indices d’identification sont nombreux,
ils fonctionnent en gestalten. Ils sont liés aussi bien au
maintien général (port de la tête, allure générale,
82
© Humensis

air affiché…) qu’à la manière d’agir (gestes, démarche,


ton, confiance en soi exprimée…), ou encore qu’aux
indices vestimentaires ou aux autres possessions (voi-
ture, chien…) (McClay et Knipe, Hall…).
C’est parce qu’existent les signes culturels de l’iden-
tité sociale qu’existent les possibilités de fraude et de
dissimulation que nous verrons en abordant l’identité
de façade.
D’une certaine manière, on peut considérer la vie
comme une quête permanente d’identité sociale : on
commence par être le petit enfant à son grand-père et
on finit par être l’inventeur du procédé ZX. Chercher
à augmenter sa propre estime de soi et chercher à aug-
menter l’estime que l’on reçoit des autres sont des moti-
vations importantes de la vie psychologique et sociale.
Lorsque l’identité sociale est frustrante et insatisfaisante,
les individus tenteront de quitter leurs groupes d’ap-
partenance (par des stratégies souvent inconscientes)
(Tajfel). Ce repositionnement social est accompagné
de la présentation des signes sociaux de sa nouvelle
position : lieu d’habitation, voiture, vêtements, mode
de vie affiché (Goffman).
Dans la relation à autrui, les individus ont tendance
à se définir spontanément par leur identité sociale, c’est-
à-dire par leurs catégories sociales d’appartenance. Ces
dernières remarques montrent qu’il existe une vision
subjective personnelle de son identité sociale. Pour cla-
rifier les choses, il vaut mieux faire de l’identité sociale
la partie consensuelle des définitions par les groupes
d’appartenance attribuée par les groupes sociaux perti-
nents de l’univers de vie du sujet. Une partie de sa vision
subjective de son identité sociale recoupe donc son
identité sociale. La cohésion d’une société peut s’évaluer
à l’importance du consensus réalisé par tous les parte-
naires sur un ensemble d’identités sociales.
83
© Humensis

IV. – Autres identités

1. L’identité de façade. – C’est d’abord une identité


proposée et manipulée par un individu ou un groupe
à l’intention d’autrui. Elle est destinée à se faire défi-
nir d’une certaine manière plus ou moins éloignée de
l’identité réelle. Elle peut n’être qu’une partie de l’iden-
tité réelle (D. Le Breton, Signes d’identité : tatouages,
piercings et autres marques corporelles, 2002).
Elle est une identité sociale, c’est-à-dire destinée à
des partenaires de la vie sociale. À ce titre, on peut
avoir plusieurs identités de façade : une pour les dif-
férents groupes d’appartenance. Présentée à autrui,
l’identité de façade (comme toute identité) appelle les
comportements allant avec l’identité présentée. La
façade étant en général respectable, elle appelle des
conduites de respectabilité qui mettent les promoteurs
de la façade à l’abri des sollicitations surprenantes. Les
rituels d’interaction ainsi sollicités, nous dit Goffman,
écartent bien des dangers pour l’identité. Le décor et
les conduites pour autrui entrent d’une manière pri-
vilégiée dans la définition de la façade sociale. Dans
la plupart des cultures, certains statuts et rôles sociaux
exigent des identités de façade liées à l’agencement du
décor et au protocole des relations sociales. L’identité
propre peut se perdre lorsque les normes statutaires
et protocolaires gouvernent entièrement les conduites
de l’individu ou du groupe.
Les situations dites de « représentation » ou de
« jugement par autrui » favorisent le refuge dans des
identités de façade. Ces situations sont des situations
qui comportent justement le risque d’une évaluation
négative de la part d’autrui. La prise de l’identité de
façade apparaît alors comme une réaction défensive
84
© Humensis

d’évitement du risque d’évaluation négative. À l’abri


dans le rôle prescrit par les usages et convenances, le
groupe ou l’individu échappe en effet aux critiques.
Les caractéristiques qui définissent une identité de
façade sont la plupart du temps des caractéristiques
normales, conformes, voire idéales. En effet, la fonc-
tion même de l’identité de façade est de masquer, de
donner le change, de neutraliser le regard critique des
autres. Rien n’est plus efficace pour cela que la confor-
mité banale aux règles culturelles courantes.
L’identité de façade est le plus souvent, comme
nous venons de le voir, une identité sociale de façade.
Mais elle peut être aussi une identité psychologique
ou culturelle de façade : la politesse ou l’hospitalité au
niveau individuel et groupal illustre cette réalité
(cf. C. Dours, Personne, personnage. Les fictions de l’iden-
tité personnelle, 2003).
2. L’identité différentielle. – Souvent on peut donc
répondre à une demande de définition identitaire en
énonçant seulement les caractéristiques différentielles
principales et connues qui nous spécifient de tel ou
tel autre partenaire social.
L’identité différentielle est le résultat d’une com-
paraison entre des identités proches qui peuvent être
aussi bien culturelles, sociales, groupales ou indivi-
duelles.
Les individus ont une conscience plus immédiate de
leur identité différentielle, ce qui montre bien que la
conscience de l’identité se fait par des processus perma-
nents de comparaison avec les autres. Au test du « Qui
suis-je ? », par exemple, les femmes mentionnent plus
souvent leur catégorie d’appartenance sexuelle que les
hommes, les Noirs mentionnent plus souvent leur
appartenance raciale que les Blancs, et les juifs leur
85
© Humensis

appartenance religieuse plus souvent que les chrétiens.


Cela nous confirme l’existence de catégories essentielles,
remplies de signification, catégories privilégiées de défi-
nition de soi qui sont d’autant plus accentuées par le
contexte.
3. Identités attribuées et prescrites. – L’identité
attribuée est une définition de l’identité qui est donnée
de l’extérieur (elle se différencie ainsi de l’identité sub-
jective, laquelle est issue de l’individu lui-même). Elle
est partie constitutive de l’identité totale (individuelle
ou du groupe), qui intègre les différentes définitions
que les autres donnent de l’individu. C’est un ensemble
d’images et de caractéristiques permettant la recon-
naissance extérieure.
Chaque couche de l’environnement social participe
à l’attribution de caractéristiques à l’identité : je suis
homme/femme, dans ma culture ; je suis chef/sous-
chef/subordonné, dans mon milieu de travail ; je suis
aîné/cadet/dernier, dans ma famille ; je suis spécialiste/
non-spécialiste, dans tel ou tel groupe.
Être homme en Amérique du Sud et en France,
cela ne renvoie pas à la même image. Derrière ces
stéréotypes sociaux, façonnés par chaque milieu, il y
a des injonctions implicites qui pèsent sur moi et vont
infléchir mon identité par l’intermédiaire de mes com-
portements et des modèles valorisés finalement assi-
milés. Dix ans de vie en Amérique du Sud me rendront
un peu plus « macho », car tout dans la culture sud-
américaine pousse à adopter les caractéristiques iden-
titaires du modèle « macho » valorisé.
L’identité (réelle) est donc façonnée en partie sous
l’impact des différentes identités attribuées par mes
milieux de vie (quarante ans de domination par un
chef « autocrate » façonnent une identité de « suiveur »).
86
© Humensis

Cette influence des exigences du milieu et des autres


devient plus évidente dans deux cas : l’éducation et la
colonisation. Ces cas se ramènent aux problèmes de
la dépendance et de la domination (Memmi). Les
attributions d’identité du dominant deviennent des
prescriptions puisque, dans sa situation d’infériorité,
le dépendant ne peut leur échapper (cf. chap. III, III, 3,
« Aliénation et dépersonnalisation »).
4. L’identité négative. – C’est un concept introduit
par Erikson qui définit ainsi l’ensemble des traits que
l’individu apprend à éviter. Cette identité négative se
construit en même temps que l’identité positive. Aux
identifications positives et aux assimilations faites par
l’individu correspondent des rejets sélectifs, des oppo-
sitions qui refoulent tout ce qui est dévalorisé. L’iden-
tité négative est donc une image dévalorisée et
repoussante de l’identité. Elle est un contre-modèle
d’orientation des conduites.
Des troubles de l’identité surviennent lorsque les
modèles identificatoires nécessaires à la construction
de l’identité sont dévalorisés par le milieu social, lors-
qu’ils sont donc présentés comme des identités néga-
tives. Goodnough et Witkin ont montré que les enfants
dépendants appartiennent souvent à une famille éten-
due ou à une famille dont le père est très peu présent.
Leurs situations familiales se caractérisent par l’absence
de modèle positif du rôle masculin intériorisable. En
revanche, les enfants indépendants sont plus nombreux
dans les familles intactes, avec un père présent et fai-
sant régner une discipline qui paraît normale aux
enfants. De Vos rappelle comment la clarté des modèles
familiaux influence l’autonomie et la confiance en soi.
Dans les familles déstabilisées des groupes ethniques
minoritaires, où règne le dénigrement mutuel des
87
© Humensis

parents et où l’extérieur renvoie des images négatives


des parents, les enfants ont des échecs scolaires et de
graves problèmes d’insertion sociale (délinquance, pros-
titution…). D’autres études (Baudouard) ont montré
aussi, par exemple, comment l’identité sociale négative
du père (définition donnée surtout par la famille)
empêchait l’identification virile normale des garçons
et favorisait l’homosexualité.
L’identité se construit normalement par la négation
d’un certain nombre de traits identitaires attribués par
l’environnement social. « Non, je ne suis pas (nous ne
sommes pas) celui (ceux) que l’on croit. » Les actes
présents doivent effacer les actes du passé. Pour un
groupe, le rejet de parties de son identité négative peut
passer par la réécriture de son histoire (constitution
d’une histoire mythique). Dans la crise d’identité bien
connue de l’adolescence, les adolescents essaient de
rejeter leurs modèles habituels (phase d’opposition) et
de chercher de nouvelles identifications (phase de
trouble et d’essais).
© Humensis

CHAPITRE III

Problèmes et crises
de l’identité psychosociale

I. – Dynamique et maturité de l’identité

L’identité psychosociologique, telle que nous la


connaissons maintenant, est un ensemble de référents
matériels, subjectifs et sociaux ; c’est aussi un ensemble
de processus d’intégration et de synthèse affectivo-
cognitive. Mais cet ensemble n’existe que parce que
quelque chose leur donne une cohérence et un sens,
cette âme interne, c’est le « sentiment de l’identité ».
Nous avons vu que ce sentiment d’identité était composé
des sentiments de son être matériel, d’appartenance, de
cohérence, de continuité temporelle, de différence, de
valeur, d’autonomie, de confiance et d’existence.
Tous les problèmes et les crises de l’identité peuvent
être dus à une atteinte à un ou plusieurs de ces sen-
timents. Ces problèmes et crises de l’identité peuvent
aussi être dus à des perturbations des processus sub-
jectifs d’auto-évaluation des activités de l’acteur social
dans différents contextes de référence.
L’identité n’est pas quelque chose de figé. C’est une
réalité qui évolue par ses propres processus d’identifi-
cation, d’assimilation et de rejets sélectifs. Elle se
façonne progressivement, se réorganise et se modifie
sans cesse, tant qu’elle participe à définir un être vivant.
Elle a la même dynamique interne que cet ensemble
89
© Humensis

de processus cognitifs dont nous avons fait les noyaux


identitaires. Comme tout résultat d’une synthèse inté-
grative incessante, elle traverse des phases de dévelop-
pement. On a vu comment les phases originelles de
son développement laissaient des traces plutôt indé-
lébiles (enfance de l’individu, phase historique de créa-
tion d’un groupe). Cette identité est aussi marquée
par les chocs affectifs qu’elle traverse : traumatismes
affectifs individuels, groupaux ou culturels.
L’identité saine est une identité qui a sa dynamique
interne. Elle cherche à s’affirmer et à se réaliser selon
les modalités permises par son environnement. Elle
n’est donc ni bloquée ni investie pathologiquement
dans un seul élément de son champ de vie. C’est aussi
une identité qui sait préserver son intégrité et sa valeur.
Elle a donc une consistance et une autonomie défen-
sive. Comme toutes les adaptations vitales, ces exi-
gences ont leurs propres limites pathologiques : les
fixations régressives ou les extensions boulimiques, les
rigidités défensives et les maladies persécutives.
L’identité est donc quelque chose qui évolue, qui
traverse des phases d’élaboration. C’est quelque chose
qui mûrit. Cette notion de maturité de l’identité est
très peu abordée. Or, elle est capitale et rend compte
de beaucoup de crises d’identité qui apparaissent
comme des phases de maturation ou encore comme
des réactions d’identités immatures. Une identité
mature est une identité où tous les sentiments consti-
tutifs du sentiment d’identité ont pu se développer.
C’est le développement de ces sentiments qui permet
le sens du réel et du présent, l’utilisation de l’expé-
rience, le contrôle de soi, la souplesse de l’accommo-
dation, la tolérance à la frustration, l’initiative, le sens
de la responsabilité, le sens de la solidarité, la capacité
de donner et de recevoir, la capacité de décentration
90
© Humensis

et d’empathie, la capacité de changer (P. Osterrieth).


La maturité est donc le dépassement des traces et de
problèmes laissés par l’histoire personnelle individuelle
ou groupale, le dépassement des conditionnements et
des déformations acquises. La maturité contient une
capacité de progression qui nécessite une certaine sou-
plesse intégrative des systèmes cognitif et culturel.
Fondée sur les sentiments primordiaux de confiance
et de cohérence, la maturité se repère par l’aptitude
de l’identité (individuelle ou groupale) à intégrer des
expériences nouvelles et à créer sans arrêt à partir de
cela une identité nouvelle, toujours en devenir.
Les études expérimentales des phénomènes de dyna-
mique des groupes et surtout les études sur le groupe
de diagnostic ont bien mis en évidence les étapes de
la maturation d’un groupe. On sait qu’une réunion de
personnes pouvant être affectivement mûres et adultes
ne constitue pas forcément un groupe affectivement
mûr. Au début de sa formation, le sentiment collectif
partagé par les membres du groupe est l’insécurité
provenant de la nouveauté de la situation et des par-
ticipants les uns pour les autres. Petit à petit, avec le
développement de la participation, un sentiment col-
lectif de confiance apparaît. Sur ce sentiment de
confiance, le groupe définit les engagements et les rôles
de chacun. Il prend conscience de ses potentialités et
s’organise. La prise de conscience collective des phéno-
mènes affectifs est alors possible, elle conditionne
l’autonomisation définitive du groupe. Les conditions
de la maturation d’une identité sont donc les conditions
matérielles, psychologiques et socioculturelles qui per-
mettent aux différents sentiments de l’identité de se
constituer. Nous allons voir – a contrario –, en exami-
nant quelques causes des crises d’identité, les principales
situations pathogéniques. Nous examinerons ensuite
91
© Humensis

les principales réactions des individus, des groupes et


des cultures aux atteintes à leur identité.

II. – Les problèmes de référents identitaires

1. Les dissonances identitaires. – On connaît, en


psychologie, la théorie de la dissonance cognitive de
Festinger. Les principaux résultats des expériences sur
la dissonance cognitive montrent que le système de
connaissances, de croyances et de représentations d’un
individu intervient sur les perceptions et les conduites,
pour réduire les désaccords logiques. Le mécanisme
en jeu est celui de la réduction des tensions. Si la
négation pure et simple du fait n’est pas possible, ni
son interprétation tendancieuse, alors le système évo-
lue de la manière la plus « économique » pour intégrer
le facteur de perturbation virtuelle de son équilibre.
La théorie de la dissonance cognitive s’appliquant
à la structure cognitive peut être transposée à la men-
talité ou au système culturel. Dans de tels « systèmes »,
il ne peut subsister sans tensions des éléments anta-
gonistes. Les conflits internes ainsi créés sont plus ou
moins supportables et l’identité en subit des contre-
coups plus ou moins sérieux.
Ces dissonances identitaires existent aussi bien dans
le système culturel que dans le système affectif et cogni-
tif individuel.
À l’intérieur d’une même culture existe toujours un
certain nombre de contradictions normalement assumées
sans problème par les individus. Les « crises d’identité »
surviennent lorsque les tensions créées par ces contra-
dictions deviennent trop fortes et paralysent les actions
en introduisant le doute permanent. De pareilles contra-
dictions culturelles existent dans la société occidentale
92
© Humensis

(D. Bell, R. Aron…). Il y a contradiction entre la valeur


égalité revendiquée et la valeur différenciation sociale
nécessitée par les exigences scientifiques et par la com-
plexité des organisations. Il y a contradiction entre la
valeur de participation à la répartition du pouvoir et
l’individualisme.
Des anthropologues, comme G. Balandier ou
G. Bastide, ont bien souligné le fait qu’une même société
n’est jamais totalement homogène et comporte des
sous-groupes de culture différente proposant des modèles
parfois contradictoires. Ainsi un certain nombre de
problèmes, créés par ces dissonances culturelles, sont-ils
les mêmes à l’intérieur du monde dit développé et du
Tiers Monde. Ils reflètent les tensions des chocs
« acculturatifs ». On retrouve les mêmes processus et
les mêmes réactions défensives dues aux dissonances
entre culture coloniale et culture ethnique, culture rurale
et culture urbaine, culture des jeunes ou culture des
adultes, les processus de « résistance », de « syncré-
tisme », de « réinterprétation », d’« assimilation » et de
« contre-acculturation » se retrouvent à tous les niveaux.
Les jeunes générations ne sont pas élevées dans les
mêmes conditions que leurs parents. Elles ne vivent
pas les mêmes situations que leurs parents. Chaque
génération a sa perception de la société, ses modèles
culturels, ses idéaux – en bref, son système culturel.
De plus, les jeunes générations vivent le décalage entre
les normes de référence de leurs parents et les conduites
réelles de ceux-ci (car le changement commence par
faire changer les conduites). Ce phénomène d’oppo-
sition entre deux générations est beaucoup plus visible
chez les populations immigrées. Les parents gardent
les mœurs et coutumes, la religion et la langue de leur
pays d’origine ; les enfants, scolarisés avec les enfants
93
© Humensis

du nouveau pays et subissant l’effet acculturatif des


mass media, adoptent des identifications différentes.
La culture occidentale, diffusée par les technologies
inventées par l’Occident, se répand dans le monde.
D’une certaine manière, il est vrai que la planète devient
un grand village (McLuhan). Mais, comme dans un
village, cela ne veut pas dire que tous les sous-groupes
ont la même identité. Cela veut dire que, comme dans
un village, une culture commune de référence tend à
s’établir (cet « enveloppement » culturel, nous le verrons,
est vécu par des groupes et individus comme aliénation).
Certaines cultures ne peuvent intégrer totalement les
valeurs culturelles de la modernité sans avoir l’impression
de se renier. Il coexiste dans leur système culturel deux
systèmes de valeurs attractifs et inconciliables. Cette
identité dichotomique peut être ou non surmontée.
Bastide a montré comment cette dissonance était
surmontée chez les Afro-Brésiliens qui s’impliquaient
tour à tour, selon les situations, dans deux identités
différentes. Participant à la vie économique et politique
moderne et, en d’autres moments, en étant les fidèles
fanatiques des confréries religieuses africaines. Cette
capacité, qu’il a appelée le « principe de coupure », ne
semble pas disponible dans tous les cas.
Pour Maalouf, par exemple, le monde musulman a,
depuis les croisades – vécues comme un viol –, le sen-
timent que les valeurs modernes lui demeurent totale-
ment étrangères. Il a le sentiment collectif qu’il ne peut
adopter ces valeurs qu’en renonçant à son identité. Mais
ces valeurs sont au demeurant reconnues et attirantes :
elles représentent la modernité et l’accès à la technologie.
Alors, prisonnier de deux modèles antagonistes, le
monde musulman oscille. Tantôt, il imite l’Occident
(le règne du chah, par exemple), tantôt il en rejette les
valeurs et se replonge dans les siennes qu’il durcit par
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© Humensis

compensation à sa culpabilité. Le monde musulman,


nous dit cet historien, n’a pas trouvé de solution à cette
dissonance et l’univers commence à en pâtir.
2. Les perturbations de la sécurité ontologique.
Tous les Cassandres des crises d’identité (et plus par-
ticulièrement de la crise d’identité culturelle occiden-
tale) appuient leurs analyses sur un ou plusieurs des
phénomènes psychologiques et sociaux que nous allons
énumérer.
(A) La désunion familiale. – Nous avons déjà évoqué
le cas des familles aux modèles d’identification flous,
dévalorisés ou impossibles pour les enfants. Les per-
sonnalités adultes en sont ensuite affectées. L’affirma-
tion de l’identité est hésitante lorsqu’elle n’est pas tout
simplement impossible (formation de la confiance
primordiale bloquée). Le besoin de certitude, de points
de repère sûrs (fixes et sécurisants) dans les premières
années de la vie de l’enfant a été noté par tous les
psychologues. La désunion familiale continue les
troubles identitaires dus à une éducation sans liens
affectifs stables et à une éducation sans modèles iden-
tificatoires sûrs et valorisés. Elle provoque des troubles
de l’identité individuelle. Dans la mesure où la désu-
nion familiale devient – pour des raisons socio-
économiques – un phénomène de société, c’est au
niveau sociologique que vont se faire sentir ses réper-
cussions. La crise d’identité devient un phénomène
collectif par la communauté (induite par le contexte
culturel) des réactions d’expression du malaise identi-
taire. Différentes formes de violence sociale (X. Raufer)
traduisent ces réactions revendicatives.
(B) L’exclusion et le rejet. – Nous avons largement
insisté sur l’importance de l’acceptation affective par
95
© Humensis

le premier environnement social pour la formation de


l’identité individuelle.
Au niveau sociologique, les analyses de Fromm
et de K. Horney considèrent que les attitudes
hyperindividualistes-agressives de nos contemporains
sont liées aux situations d’exclusion et de compétition
favorisées quasi exclusivement par notre culture occi-
dentale. Dans certaines familles, la montée de l’indivi-
dualisme, le rejet des rôles traditionnels, l’aspiration aux
plaisirs immédiats sans entrave donnent des attitudes
de rejet envers l’enfant. Celui-ci est vécu comme
contrainte insupportable, comme l’empêcheur de s’oc-
cuper de soi-même. La volonté de « vivre-sans-enfant »
(child-free) est une des composantes de la chute de la
natalité occidentale. Lorsque le couple possède un ou
deux enfants au maximum, le travail des deux parents
pose des problèmes de garde et d’éducation difficilement
surmontables. L’enfant est alors mis chez une nourrice,
mis à la crèche, laissé aux grands-parents… De nom-
breuses solutions de mise à distance sont élaborées pour
préserver la vie professionnelle dans laquelle s’inves-
tissent les parents (cf. aussi P. Jamoulle, 2008).
Nous avons vu également comment l’exclusion de
différents groupes sociaux rendait impossible le senti-
ment de sécurité identitaire (on est satisfait, on connaît,
on se raccroche à son identité) et favorisait les reven-
dications agressives d’identité même s’il s’agit d’une
identité négative attribuée par l’environnement social.
(C) L’écrasement affectif. – L’écrasement affectif se
trouve dans l’éducation castratrice et la famille totali-
taire. On le trouve aussi dans l’écrasement de l’identité
professionnelle de travailleurs aliénés par leurs condi-
tions de travail. Dans tous ces cas, c’est le sentiment
de valeur qui est frustré ou bloqué. La définition de
96
© Humensis

l’identité qui vient d’autrui est trop négative. Dans le


cas des kibboutzim, le poids moral des héros fondateurs
du kibboutz (comme le manque de relations affectives
avec les adultes) les empêche de prétendre pouvoir
avoir une valeur (à la hauteur de celle de ces héros).
Pour certains, la télévision interviendrait dans la société
occidentale pour participer à l’écrasement affectif des
enfants et en faire des adultes sans initiative personnelle
ayant un fort sentiment d’impuissance. La puissance
émotionnelle de ses images serait trop forte pour la
subjectivité des enfants qui réagiraient par l’inhibition
et le renfermement sur eux, perdant ainsi toute capa-
cité d’expression créative.
(D) La perte des enracinements sociaux et religieux.
Les phénomènes favorisant l’insécurité ontologique de
l’homme contemporain sont ici plus explicitement
culturels. La crise d’identité devient ici crise de civi-
lisation. Elle est liée à la « mort de Dieu » et au désen-
gagement social. D’une manière générale, tout cela
serait lié au développement de l’individualisme dont
nous avons analysé les origines historiques.
Ces différents éléments psychologiques, socio-
logiques et culturels feraient que l’homme de la civi-
lisation industrielle ne pourrait plus atteindre la
plénitude du sentiment de « sécurité ontologique »
(base de la confiance en soi). Au contraire, il éprou-
verait en permanence une insécurité ontologique. Ce
serait là le moteur essentiel de sa fuite en avant : tou-
jours plus de besoins, toujours plus d’individualisme,
toujours plus de frustration.
3. Les perturbations des référents identitaires.
Faisant le pendant du besoin de relations affectives et
participatives positives, ce serait ici le besoin de points
de repère qui serait frustré.
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© Humensis

La relativisation des valeurs et des modèles. – Ce phéno-


mène est à la fois effet et cause du changement social
permanent qui caractérise les sociétés modernes. Toutes
les valeurs, tous les modèles subissent la critique et la
mise en cause sous les effets combinés d’une dynamique
propre à l’évolution économique et culturelle. Les deux
grands modèles culturels mondiaux de référence : le
capitalisme, incarné par les États-Unis, et le commu-
nisme incarné par l’URSS, sont dévalorisés par leurs
échecs relatifs. La chute de ces deux grands modèles
idéologiques est à la fois le révélateur et un accélérateur
des crises d’identité contemporaines (J. Lesourne). Les
changements économiques et technologiques accroissent
considérablement les choix qui s’offrent aux hommes
des sociétés industrielles. La modernisation s’accom-
pagne de l’accroissement de la « structure des opportu-
nités ». On peut choisir ses biens de consommation, ses
trajets possibles de vie, son système de valeurs de réfé-
rence. Les mass media participent à cette ouverture du
champ des valeurs et modèles de référence en présentant
tout ce qui se fait, ailleurs, dans le monde. Pour certains,
l’effet le plus évident des mass media est donc la déstruc-
turation de l’homme (J. Cazeneuve) (cette déstructura-
tion atteignant plutôt les populations qui n’ont pas connu
dès leur plus jeune âge la télévision). Pour d’autres, les
sollicitations incessantes par des logiques multiples
empêchent la constitution, chez l’homme contemporain,
d’une identité solide (Dubar, 2000 ; cf. aussi J.-C. Attias
et E. Benbassa, La Haine de soi. Difficiles identités, 2000).
Cette présentation des autres modèles de référence
se fait donc surtout par l’intermédiaire de la télévision.
Celle-ci incite à la fois à choisir autre chose que ce
que l’on connaît et à contempler passivement, voire à
se mettre à distance des problèmes qu’elle montre. La
télévision transformant l’homme en spectateur du
98
© Humensis

monde, induit un mouvement de recul intellectuel, de


comparaison critique et finalement de doute et de
désengagement.
En outre, le système de valeurs des sociétés modernes
a sa propre dynamique qui sape ses valeurs internes.
Le modernisme contient, en effet, la valeur change-
ment, laquelle appelle la négation de l’ancien. Nor-
malement, cette négation est créatrice d’autres valeurs.
Mais on peut considérer que, combinée à une crise de
confiance, la critique des valeurs perd sa capacité créa-
trice et reste uniquement destructrice. La crise d’iden-
tité contemporaine est bien alors une crise du système
des valeurs (D. Bell).
Les crises d’identité sont plus sensibles chez les
intellectuels qui sont normalement en contact avec de
multiples valeurs et chargés d’une synthèse intégrative
et créatrice de valeurs adaptées aux transformations de
l’environnement. Mais cette caste sociale, atteinte elle-
même par la crise de confiance en soi, vacille dans la
réalisation de son rôle et assume quasi exclusivement
son seul rôle de contestation. Ainsi, le progrès, l’uni-
versalisme, le rationalisme… sont pervertis par la cri-
tique intellectuelle. Le progrès et l’universalisme sont
dévalorisés, car ils seraient devenus des instruments
idéologiques de la domination de l’Occident sur le
reste du monde. Ils seraient donc privatifs de liberté
et s’opposeraient ainsi à cette valeur beaucoup plus
importante. Le rationalisme se serait perverti lui aussi
en froideur… La subversion du système de valeurs se
fait ainsi en accentuant les contradictions en opposant
de « meilleures valeurs » à des « valeurs dépassées ».
Au niveau social, les modèles sociaux se complexifient
et se brouillent. D’abord, les grandes figures de l’altérité
(le fou, le délinquant, l’autre sexe…), qui permettraient
par opposition à chacun de se définir, s’estompent.
99
© Humensis

C’est là un effet combiné de la crise des valeurs culturelles


et de la critique intellectuelle. Ces figures de l’altérité
sont défendues, promues, mises sur un pied d’égalité avec
l’« homme normal ». Cet égalitarisme des identités s’ac-
compagne de la culpabilisation de la « normalité ». Ce
sont les « normaux » (la famille) qui créent le névrosé
pour les antipsychiatres ; ce sont les « normaux » qui
façonnent les identités criminelles ou délinquantes…
Nous sommes finalement tous des juifs homosexuels et
délinquants. En outre, marchant avec le désengagement,
il n’est pas bien vu de contrer, de s’opposer, de dénoncer
la subversion ambiante. Il ne reste plus que l’acceptation
et le repli sur soi. Ces deux mouvements combinés
donnent la fameuse « attitude cool » faite d’ouverture
superficielle à autrui et d’égoïsme sans conviction. Ensuite,
nos contemporains sont désarçonnés par les transforma-
tions rapides des modèles sociaux identificatoires. Il a
toujours été plus facile de se référer à des modèles que
l’on a connus (ses grands-parents, ses parents), que d’in-
venter des modèles nouveaux. Mais, de plus, les modèles
changent rapidement et personne ne voit très bien les
nouveaux modèles à prendre (cf., plus haut, défaillance
des intellectuels, trop-plein de présentation de modèles
extérieurs, attitude générale de désengagement).
La perte de confiance dans le système de valeurs
culturelles et les modèles sociaux renforce les attitudes
de désengagement, accroît la passivité et induit les réac-
tions individualistes. En effet, il ne reste plus qu’une
chose en laquelle on peut croire : soi-même. Mais ce
soi-même, comme nous l’avons vu, ne peut avoir de
consistance, il est tiraillé par des logiques et des modèles
contradictoires. Ce n’est donc pas en lui que l’individu
contemporain va trouver la certitude de son être. Le
processus d’individualisation de la civilisation occiden-
tale contemporaine mène à la dilution de tout système
100
© Humensis

cohérent dans le magma de toutes les valeurs à la fois.


L’homo clausus n’est qu’un homme ouvert à tout vent
qui ne peut donc trouver un sens quelconque à son
existence. Après la perte de tous les sentiments de l’iden-
tité : perte du sentiment d’unité, de cohérence, d’auto-
nomie, de différence, de valeur, de confiance en soi…,
l’homme contemporain perd la possibilité de constituer
son sentiment d’existence fondé sur l’« effort central ».
Alors, pour masquer cette béance du sens, il se polarise
sur les « obstacles » à la liberté individuelle (les autres,
la bureaucratie…), alors que les choix et les libertés sont
sans fin. Les multiples revendications ne seraient, pour
M. Michel, que l’expression de cette profonde crise
d’identité. De même, l’inflation des organismes de pré-
vision, au niveau sociétal, apparaît comme une activité
compensatoire d’une société qui ne sait plus « à quelle
fin se vouer ». La crise d’identité, comme nous l’avons
vu, accule à la fuite en avant.
4. Un exemple de trouble identitaire : la fabrique
du complotiste. – Le complotiste (ou conspiration-
niste) est une nouvelle figure de notre temps. Le com-
plotisme est une maladie de l’identité (comme le
radicalisme) qui consiste à attribuer des faits à des
groupes cachés de personnes qui manipuleraient les
événements à des fins malveillantes de domination,
d’extermination ou encore d’exploitation des hommes.
L’identité originelle du complotiste a d’abord été mal-
menée pour se structurer à un certain moment de sa
vie autour de certitudes fausses et irrationnelles. Ces
certitudes lui permettent de trouver un positionnement
– socialement admirable à ses yeux – de dénonciateur
d’entités perverses et de défenseur d’une noble cause.
C’est dans cette position que le conspirationniste trouve
une identité communautaire valorisée qui donne un
101
© Humensis

sens nouveau et fort à sa vie, objectivement peu inté-


ressante et peu signifiante au demeurant. Le complo-
tisme apparaît donc comme une réaction défensive de
valorisation identitaire. Les nombreuses communautés
conspirationnistes qui se développent actuellement sont
en fait des indicateurs des dérèglements identitaires
des individus de notre société. Comme les complotistes
sont de plus en plus nombreux, notre société devient
une société du dérèglement identitaire.
L’étude des informations biographiques apportées
par les enquêteurs, les journalistes, les psychologues…
qui ont relaté les parcours de vie de complotistes per-
met de dégager les grandes étapes socio-psychologiques
de la fabrique du complotiste :
1/ une enfance affectivement chaotique ;
2/ un manque de modèles identificatoires stables
et à fortes valeurs ;
3/ un positionnement social subjectivement déva-
lorisé ;
4/ une recherche de différenciation sociale ;
5/ une découverte de modèles identificatoires anta-
gonistes et attractifs ;
6/ une cristallisation des croyances agissant comme
filtre préférentiel ;
7/ un activisme porté par un engagement commu-
nautaire valorisant.
À l’âge où la formation de l’identité a besoin de
sécurité affective, le futur complotiste ne rencontre que
de l’incertitude affective. Cette dernière s’exprime sous
différentes formes : il n’est pas sûr de l’affection incon-
ditionnelle des personnes qui l’entourent ; il rencontre
souvent le rejet affectif, le chantage affectif, une cer-
taine maltraitance affective ; les personnes porteuses
d’affection changent autour de lui ou sont détruites
102
© Humensis

par des événements familiaux traumatiques… Le futur


conspirationniste ne rencontre pas vraiment de figures
identificatoires attirantes, affectueuses et stables : pères,
mères, grands frères ou grandes sœurs, tantes… maître
d’école, éducateurs… Son entourage est composé de
personnes elles-mêmes fragiles, instables, aigries, avec
des problèmes psychologiques ou n’étant pas dirigées
par des valeurs établies qui participent des valeurs fortes
de la société ambiante. Beaucoup de familles de com-
plotistes sont des familles à problèmes pathogènes en
tout genre. Ce qu’on lui dit dans sa famille et ses
groupes d’amis ne sert qu’à le mettre à distance de
modèles éventuels, à détruire le peu de certitudes qu’il
pourrait avoir sur les relations humaines et la société.
En conséquence de cette enfance chaotique, le com-
plotiste n’a pas toute la disponibilité intellectuelle pour
s’investir à l’école et rechercher le succès à travers des
diplômes ou un travail à forte valeur sociale. Il parvient
tant bien que mal à suivre une scolarité confuse avant
de quitter l’école avec un bagage minimum qui ne lui
permettra pas de trouver une profession haut de
gamme. Dans son métier et sa vie familiale, le futur
complotiste est arrêté, freiné, voire bloqué par de petits
problèmes qui prennent des proportions déplacées. Très
souvent sa vie professionnelle, comme sa vie affective,
est une suite de petits drames, d’abandons et de rup-
tures. Il change de métier, divorce, s’engage dans des
achats compensatoires inconsidérés, il a des difficultés
financières… Dans presque tous les cas rapportés, le
complotiste se sent dévalorisé dans le métier qu’il
exerce. Il voit partout des personnes « qui ne méritent
pas plus que lui » et mènent pourtant une vie meilleure
que la sienne. Le conspirationniste porte en lui-même
un certain ressentiment diffus contre la société. C’est
ce ressentiment qui lui permet de trouver facilement
103
© Humensis

des boucs émissaires occultes, désignés alors comme


les responsables de ses malheurs et de ceux du monde.
À cette étape de la formation de l’identité complotiste,
l’identité du sujet est instable, elle n’est pas fortement
structurée. Le complotiste est mal dans sa peau, il
recherche inconsciemment des éléments et des personnes
qui pourraient apporter plus de certitudes à son être. Sa
quête incessante de ce qui pourrait le stabiliser va lui
permettre des rencontres. Il peut d’abord rencontrer des
personnes à fortes personnalités qui possèdent une aura
charismatique, et qui ont des réponses à son mal-être.
Ces leaders d’opinion lui apportent des réponses de
l’ordre des croyances, qu’elles soient religieuses ou laïques,
qui le mènent à ce qu’il appelle sa « renaissance » ou sa
découverte de la « vérité révélée ». Dans sa quête pour
son mieux-être, le complotiste en formation trouve des
informations qui apportent des réponses à ses angoisses.
Les informations qu’il intègre sont uniquement sélec-
tionnées en fonction de ses peurs et de ses attentes. Elles
se renforcent mutuellement et ne permettent pas la
réception d’informations divergentes. Elles finissent par
constituer un socle de convictions inébranlables. Dans
cette quête, le conspirationniste rencontre également des
personnes et des groupes qui partagent ses certitudes.
Ces groupes communautaristes jouent alors le rôle des
groupes de parole, comme en thérapie comportementale.
Dans ces groupes, le complotiste trouve un soutien affec-
tif, un soutien intellectuel, une reconnaissance et un
renforcement de ses croyances. Il en sort sécurisé et
fortifié dans ses certitudes nouvelles et largement déli-
rantes. Il sait qu’il n’est plus seul dans la différenciation
sociale qu’il entretient avec « les autres » qui ne sont que
des « êtres abusés ». Il s’en trouve valorisé.
À ce stade, la personnalité du complotiste est forgée.
La structure cognitive de son psychisme est fermement
104
© Humensis

établie et repose sur des postulats mentaux que l’on


peut qualifier de délirants. Le conspirationniste n’in-
tègre plus que des informations qui renforcent ses
convictions. Il recherche et trouve, dans sa participation
et son identification à des groupes formés de complo-
tistes comme lui, une force psychologique qui rend
possible son activisme. Les actions agressives qu’il met
alors en œuvre contre les ennemis désignés de son
interprétation faussée du monde « ne sont que », pour
lui, de justes actions défensives et protectrices de l’hu-
manité car il se considère au service de la vérité et du
bien. Un sentiment de puissance et de sécurité émerge
de ses activités agressives réalisées avec ses coreligion-
naires. Toutes les réactions des collectivités et des per-
sonnes attaquées sont interprétées comme des preuves
du bien-fondé de ses attaques. Le conspirationniste
entre dans un délire interprétatif important et personne
ne peut plus lui faire entendre d’arguments raisonnables.
Plus on essaie de le raisonner, plus il y voit une preuve
de la participation au complot de ces personnes.
Avant notre époque, avec ses réseaux sociaux, ses
médias de masse à la demande et ses algorithmes sélec-
tionneurs d’informations recherchées sur le Web, les
personnalités désemparées et affaiblies psychologique-
ment, sans identité structurée, étaient captées par des
sectes ou tombaient dans des radicalismes divers. Ces
communautés, assez limitées, étaient confinées dans
des espaces relativement restreints. Elles ne débor-
daient pas trop sur la sphère publique et ne passaient
que rarement aux actes violents pour détruire le mal
qu’elles projetaient sur le monde environnant.
Désormais, les réseaux sociaux favorisent très lar-
gement les agrégations de tous les déséquilibrés iden-
titaires. Ces derniers se retrouvent dans des groupes
de plus en plus vastes qui disposent de plus en plus
105
© Humensis

de moyens de propagande au fur et à mesure qu’ils


recrutent des conspirationnistes de perversité intelli-
gente croissante et de volonté d’influence grandissante.
En définitive, notre société place des groupes com-
plotistes violents face à une masse plutôt amorphe de
personnes occupées avec leurs problèmes existentiels
personnels. Les groupes conspirationnistes, aveuglés
par leurs dogmes, sont de plus en plus à la merci
d’individus malins – qui expriment ce qu’ils attendent –
qui captent leur ressentiment et dirigent leur violence
justicière contre la société ambiante.

III. – Les aliénations de l’identité

On passe insensiblement des dissonances identitaires


aux aliénations véritables de l’identité. Nous disons qu’il
y a aliénation de l’identité tout d’abord si une identité
constituée existe par elle-même puis, si un système exté-
rieur intervient sur elle pour tenter de la modifier. Mais
il faut aussi qu’il y ait sentiment d’aliénation. Pour cela,
la modification doit être ressentie comme aliénante par
l’individu, le groupe ou la culture. Or, les mêmes
contraintes sont loin d’être perçues de la même manière
par des sujets différents. Il existe en effet une sensibilité
différentielle aux conditions d’aliénation qui trouve
son fondement dans la qualité du sentiment de confiance.
Nous avons vu comment ce sentiment de confiance venait
lui-même des certitudes et de la cohérence du milieu
d’éducation ou d’acculturation originel. Les aliénations
identitaires vont des lavages de cerveau aux acculturations
forcées en passant par les définitions totalitaires d’iden-
tités négatives et les amputations dépersonnalisantes.
1. Aliénation et nature humaine. – Dans un certain
nombre de cas, on dit qu’il y a aliénation parce que
106
© Humensis

les conditions « normales » de l’affirmation identitaire


ne se trouvent pas réalisées dans le milieu éducatif ou
acculturatif primaire.
B. Bettelheim a décrit, dans Les Enfants du rêve, l’édu-
cation mise en place dans certains kibboutzim. Elle se
fait d’abord en opposition avec l’éducation traditionnelle
juive des ghettos d’Europe centrale. Elle est caractérisée :
par la coupure des relations affectives avec les adultes
(enfants retirés à la mère, visites des parents réglemen-
tées, sanction de l’attachement aux éducateurs…) ; par
le poids donné au groupe de pairs (toute l’éducation en
groupe de pairs, vie collective, décisions collectives…) ;
par la permissivité concernant la propreté corporelle ;
par une sexualité fondée sur le contrôle personnel – sous
la menace du groupe de pairs – des sentiments et désirs ;
par la référence moralisatrice incessante aux idéaux com-
munautaires des héros fondateurs du kibboutz. Un tel
système éducatif façonne quelques traits particuliers
comme : l’incapacité d’engagement émotionnel, le
manque d’énergie et de capacité de décision personnelle.
Peut-on prétendre que ces kibboutzim sont aliénés par
leur éducation ? La réponse dépend de la définition que
l’on donne de l’identité « normale ». Dans la société
extrême occidentale, par exemple, le modèle culturel de
l’identité est fondé sur une accentuation des capacités
d’autonomie, de confiance en soi, et de développement
d’un effort central centré sur la réussite. Dans cette
culture, toutes les conditions qui ne permettent pas l’épa-
nouissement d’un tel type d’identité individuelle seront
jugées « aliénantes ». C’est en fonction d’un modèle idéal
de l’identité humaine épanouie que quantité de socio-
logues condamnent la culture occidentale et certaines
conditions professionnelles comme aliénantes.
On connaît les analyses de notre société faites par
K. Horney et E. Fromm. Notre culture occidentale est
107
© Humensis

aliénante et ne fabrique que des « personnalités névro-


tiques » qui ont « peur de la liberté ». Cela parce que
notre culture éduque ses membres à partir de situations
pathogènes à base de compétition, d’échec, de défiance
et surtout d’isolement affectif. La nature humaine qui
a besoin d’affection participative, de sécurité, de
confiance, ne peut trouver à s’épanouir normalement.
Pour faire face à ces situations, l’homme contemporain
développe des mécanismes négatifs pour compenser son
manque rédhibitoire de sécurité et de dignité. Dans la
lignée des descriptions du travail des enfants dans les
mines de charbon du XIXe siècle faites par K. Marx, on
trouve, en sociologie du travail, de nombreuses descrip-
tions de condition aliénante des travailleurs. D’une
manière générale, ces descriptions reprennent les mêmes
éléments situationnels : 1/ la situation de travail est
insécurisante : elle n’assure pas une sécurité matérielle
suffisante et le travailleur n’est jamais assuré de la gar-
der ; 2/ sa responsabilité et son autonomie sont dou-
blement niées d’une part par sa place inférieure dans le
processus de production et d’autre part par la nature de
son travail le plus souvent sans intérêt ; 3/ cette situation
de travail est dévalorisante et empêche toute estime de
soi par les images sociales négatives qui sont sans arrêt
renvoyées au travailleur. Dans de telles conditions, le
travailleur perd sa « véritable identité ». De véritables
« expériences » ont été faites au cours de l’histoire sur
les effets de l’aliénation sur l’identité (M. Pollak, 2000).
Nous savons maintenant que certaines caractéristiques
de ces situations sont en effet pathogènes pour la for-
mation de l’identité, en particulier tout ce qui est géné-
rateur d’insécurité et de dévalorisation. Mais les
généralisations sont souvent abusives, les sociopsychana-
lystes ont tendance à penser que les problèmes de leurs
malades sont les problèmes de tous, et les sociologues
108
© Humensis

du travail oublient que l’identité n’est pas seulement une


« identité au travail » et qu’elle se définit, entre autres,
par l’appartenance et la référence à différents groupes.
À preuve, les conditions de travailleurs africains
décrits par J. Barou. Ils font un travail repoussant dans
des conditions matérielles et morales épouvantables,
mais ne se sentent nullement aliénés. Le sens de leur
travail est ailleurs que dans leurs conditions présentes.
Le travail est vécu en tant que fournissant les moyens
d’un retour brillant au pays. Leur identité, c’est l’iden-
tité que leurs sacrifices actuels permettront d’atteindre
dans leur culture d’origine (en particulier en devenant
El-Hadji). Leur identité sociale n’existe que dans leur
milieu social de référence. Leur identité individuelle est
totalement investie dans cette identité sociale à venir.
Une grande partie des explications de la « crise
d’identité » vécue par les Occidentaux repose sur la
dénonciation d’un ensemble d’« aliénations », c’est-
à-dire de contraintes sociales et culturelles qui empêchent
la réalisation épanouissante de la « nature humaine ».
Toutes ces analyses font implicitement référence à
une identité humaine idéale.
Ces modèles idéaux sont culturels comme, par
exemple, le modèle proposé par A. Maslow. L’identité
« véritable » y est définie comme le plein développe-
ment de capacités naturelles : 1/ capacité de perception
de la réalité ; 2/ de l’acceptation de soi, des autres et
de la nature ; 3/ de spontanéité ; 4/ de détachement
et de vie personnelle ; 5/ d’autonomie croissante et
de résistance à l’embrigadement ; 6/ d’originalité du
jugement et de richesse de l’émotivité ; 7/ d’at-
teindre fréquemment des expériences paroxystiques ;
8/ d’identification à l’humanité ; 9/ d’amélioration des
relations interpersonnelles ; 10/ de facilité de l’accep-
tation des autres ; 11/ d’accroissement de sa créativité ;
109
© Humensis

12/ de mobilité du système de valeurs ; 13/ de vision


de soi dans l’avenir.
La non-aliénation de ces « aptitudes naturelles »
nécessite des situations d’éducation « nouvelle », plus
douces, permissives, chaleureuses, stimulantes, etc.,
dont l’orientation générale est bien connue sous le
nom de non-directivisme (C. Rogers). La transposition
des caractéristiques des bonnes situations de psycho-
thérapie (car c’est de là que Rogers tire sa généralisa-
tion) à toutes situations d’acquisition de connaissance
(ce qui est loin d’être toute l’éducation) n’a pas donné
les résultats utopiques escomptés.
D’autres modèles de l’identité idéale font appel à
l’identité reconstruite des hommes des sociétés primi-
tives ou traditionnelles. Car, par présupposé, ces
hommes ne connaissaient pas de « crise d’identité ».
Ils étaient habités par un sentiment de sécurité venant
de la connaissance de leur place indubitable dans le
monde : place dans l’univers tout entier, place parmi
les vivants et les morts, place dans leur structure sociale
stable. Ils avaient un fort sentiment de participation
qui donnait un sens « vrai » à leur vie ; cette partici-
pation était fondée aussi bien sur le sentiment religieux
que sur le sentiment d’appartenance clanique. Les
référents de l’identité étaient des référents groupaux
et non des référents individualistes narcissiques comme
dans la société occidentale contemporaine. L’aliénation
de l’homme moderne viendrait du fait que la société
orienterait quasi exclusivement la définition de son
identité vers des critères de possessions matérielles.
2. Aliénation et acculturation forcée. – Dans un sens
large, l’acculturation se confond avec le phénomène de
socialisation. C’est alors l’ensemble des processus par
lesquels un individu apprend les modes de conduites,
110
© Humensis

les modèles et les normes d’un groupe de façon à être


accepté dans ce groupe et à y participer sans conflit.
Mais, plus précisément, on entend par « acculturation »
les modifications qui se produisent dans un groupe
culturel par suite du contact permanent avec un autre
groupe, généralement plus large, appartenant à une autre
culture. Les modifications produites concernent le sys-
tème culturel, ses prémisses, ses modèles et représen-
tations, elles concernent aussi toutes les expressions
culturelles : usages d’objets, expressions artistiques par
exemple. On dit qu’il y a déculturation lorsque le groupe
culturel perd des éléments de son système culturel, ce
qui va de pair avec la perte de conduites typiques, habi-
tudes et traditions. La transculturation est le passage
d’un système culturel à un autre. L’assimilation totale
ne se fait pas sans problème comme nous allons le voir.
L’acculturation forcée (R. Bastide) est une situation
d’acculturation obligée créée par un groupe dominant
sur un autre groupe. C’est typiquement la situation de
colonisation. La colonisation, dans sa forme dure,
impose ses propres modèles identitaires à la société
dominée. Le groupe culturel dominant exerce de nom-
breuses pressions (physiques, économiques, psycho-
logiques…) pour forcer le groupe colonisé à adopter
une identité différente. Il s’agit aussi bien de faire en
sorte que chacun adopte une autre identité individuelle
(prenne d’autres comportements, d’autres traits de
personnalité…) que de faire changer l’organisation
sociale du groupe et son système de références cultu-
relles (faire que les membres du groupe dominé s’or-
ganisent et pensent autrement). Une des manières
d’exercer la pression psychologique consiste à utiliser
l’identité négative. L’identité du groupe colonisé est
explicitée différentiellement par rapport à celle du
111
© Humensis

groupe dominant. Elle est dévalorisée alors que celle


du groupe dominant est proposée comme idéale.
Chaque effort de conformisation à l’identité proposée
est ensuite gratifié. De cette acculturation forcée, il
résulte souvent une identité parcellaire. La culture
résultante, nous dit J. Poirier, est une hétéroculture
fondée sur deux sources antagonistes : l’une d’origine
autochtone, représentant la tradition ancestrale ; l’autre
d’origine allochtone, représentant la modernité. Ce
dualisme culturel est présent sur tous les plans : tech-
nique, économique, de l’organisation sociale, religieux,
artistique. Il y a une ambivalence identitaire due à la
présence de deux modèles à la fois valorisés et critiqués.
La tension et l’aliénation viennent aussi du fait que
ces deux modèles antagonistes sont tous les deux iné-
vitables. En effet, le groupe dominé sait que s’il se
fond dans le modèle de la modernité, il tue le modèle
traditionnel et perd son identité originelle ; en outre,
s’il se conforme à la tradition, il perd les bénéfices
psychologiques (liberté, créativité…) et les avantages
liés au modèle du « progrès ». L’individu membre de
cette culture déchirée a conscience de ces phénomènes
culturels et de ses problèmes psychologiques. L’obli-
gation constante de faire des choix impossibles, sans
reniement, avive en lui un sentiment d’aliénation. Il
se sent prisonnier et contraint, chaque conduite lui
donne, quelle qu’elle soit, mauvaise conscience et fait
monter en lui l’amertume. Un sentiment de malaise
collectif et individuel se développe. L’intelligentsia du
groupe se dresse alors contre les influences culturelles
extérieures en dénonçant l’aliénation. Les revendica-
tions identitaires passent d’abord par la revendication
d’indépendance politique, puis par la revendication
d’indépendance économique (accusation de néocolo-
nialisme). Pour J. Poirier, ces autonomies ne suffisent
112
© Humensis

pas à réduire le sentiment d’aliénation lié, en dernier


ressort, à l’aliénation culturelle. Les revendications
d’authenticités culturelles voient alors fleurir des
mythes compensateurs de la frustration : mouvements
religieux, engagement dans des sociétés secrètes censées
initier à la puissance, histoire mythique, mythe de la
« négritude »…
Transplantations culturelles. – L’acculturation forcée
est due à l’invasion par une culture dominante d’un
groupe ou d’une société. Les mêmes phénomènes
d’aliénation se retrouvent lors des transplantations
culturelles : un individu, un groupe, une société se
retrouvent plongés dans une société, un cadre de vie
et une culture différents des siens propres. Ce sujet
sera un « migrant culturel ». Les changements qui
affectent le monde moderne font que ces migrants
culturels sont de plus en plus nombreux. Pour com-
prendre le principe de l’aliénation due à la transplan-
tation culturelle, il nous faut expliquer les relations
qui existent entre le cadre de vie et le système cultu-
rel. L’idée est que chaque cadre de vie est constitué
de contraintes essentielles qui imposent aux hommes
leur logique. Chaque situation de vie ou de travail
contient donc sa logique implicite. C’est elle qui s’im-
pose aux hommes qui la subissent à longueur de vie.
C’est surtout, bien sûr, pendant l’enfance que cette
logique s’imprègne dans les psychismes. Ainsi se for-
ment les éléments des divers noyaux identitaires. Ces
noyaux identitaires, nous avons vu que l’on pouvait en
expliciter une partie sous la forme d’un ensemble de
prémisses. Il y a alors un certain isomorphisme entre
la logique du cadre de vie et le système mental des
prémisses inculqué aux individus éduqués dans le
milieu en question. Lorsque les individus restent dans
113
© Humensis

leur milieu de formation, normalement tout va bien,


ils sont « en phase » avec le système culturel du milieu,
ils fonctionnent bien dans la logique des contraintes
de leur cadre de vie. Mais dissonances, tensions et
finalement réactions de défense de l’identité appa-
raissent lorsque l’individu se trouve dans un autre
milieu – qui n’a plus la même logique –, soit que ce
milieu ait changé, soit que lui, individu du groupe, ait
changé de milieu.
Le drame des migrants culturels n’est pas dû seu-
lement à ce traumatisme culturel. Il est aussi dû aux
processus d’exclusion dont ils sont souvent victimes.
Ils sont rejetés de la société dite d’« accueil » comme
étrangers, ils sont rejetés de leur société d’origine
comme différents.
Le drame identitaire est particulièrement aigu pour
les enfants de la deuxième génération. Ils sont rejetés
par la société ambiante, ils ne connaissent pas vraiment
la culture de leur société d’origine (ségrégation, lin-
guistique, scolaire, d’habitat, professionnelle…). Ils
ont des problèmes avec leur milieu familial qui leur
reproche leur mode de vie. Cet ensemble de rejets
permet mal la formation d’une identité positive. Les
sentiments d’appartenance, de cohérence, de valeur et
de confiance sont remplacés par les sentiments d’alié-
nation et de déréliction. Leurs réactions agressives et
violentes sont des revendications d’identité (X. Raufer).
3. Aliénation et dépersonnalisation. – Depuis les
analyses de Sartre, on sait que le regard d’autrui peut
être une aliénation. Regarder autrui restreint sa liberté,
le gêne, le force à faire attention à ce qu’il fait. Être
sous le regard de quelqu’un c’est en effet aussi être
sous son jugement et ce jugement constitue, le plus
souvent, une fausse identité de moi. C’est là le sens
114
© Humensis

de la formule de Sartre : « Je suis ce que je ne suis pas


et je ne suis pas ce que je suis. » Par son regard, puis
par ces attitudes envers moi, autrui m’attribue une
identité et me pousse à me comporter de manière à
répondre à cette définition qu’il donne de moi. « L’en-
fer, c’est les autres » a aussi pour signification que la
relation à autrui est, d’une certaine manière, aliénante.
Cette thèse n’est que partiellement vraie. Le regard
d’autrui n’est pas, fort heureusement, toujours porteur
d’aliénation. Le regard peut transmettre la chaleur et
l’amour, donc la reconnaissance identitaire. Le risque
d’aliénation vient aussi de l’attitude a priori de méfiance
envers autrui.
Plus souvent que dans le regard d’autrui, les vrais
processus d’aliénation et de dépersonnalisation se
trouvent dans des techniques spécifiques inventées et
mises en œuvre dans le but de changer les individus
et les groupes : techniques de lavage de cerveau, enfer-
mements et rééducations diverses.
La « rééducation » peut commencer, par exemple,
par les techniques de mortification et de dépersonna-
lisation : isolement, dépouillement, dégradation de
l’image de soi, contamination physique, contamination
morale, embrigadement, perte de l’autonomie, inté-
gration dans un système de servitudes et de gratifica-
tions… (I. Goffman).
Les recherches sur les systèmes cognitifs et les sys-
tèmes culturels (P. Watzlawick, G. Bateson…), après
celles anciennes de Pavlov sur le cerveau, ont montré
qu’en changeant les informations en provenance du
milieu, c’est-à-dire le cadre de référence, on obligeait
la « pensée » à se réorganiser. L’environnement à chan-
ger, c’est l’environnement perceptif, l’environnement
humain, l’environnement temporel, l’environnement
personnel affectif. C’est pourquoi les rééducations
115
© Humensis

interviennent sur toutes ces dimensions de l’environ-


nement.
La nécessité du changement global de l’environne-
ment a toujours donné aux régimes totalitaires et aux
catéchiseurs une prédilection pour l’enfance : apprendre
les hymnes et les prières avant de penser, apprendre
à lire dans la bible idéologique, apprendre à écrire en
recopiant les slogans, participer aux distractions et
activités culturelles porteuses de la même table de
valeurs, des mêmes symboles et des mêmes mythes.

IV. – Les réactions défensives

L’identité normale cherche à s’affirmer en élaborant,


avec les éléments de l’environnement, des relations qui
répondent aux besoins intrinsèques de son noyau iden-
titaire.
L’identité cherche à préserver son intégrité et sa
valeur. Pour ce faire elle met en œuvre des mécanismes
de défense transpersonnelle et des mécanismes de
défense sociale (A. Mucchielli, 2008 ; Amartya Sen,
2007). Ces mécanismes sont différents des mécanismes
de défense du Moi, mis à jour par la psychanalyse,
qui visent, quant à eux, à défendre le moi contre le
sentiment d’angoisse interne.
L’analyse systématique des réactions (individuelles
ou groupales) aux menaces sur l’identité fait apparaître
trois grandes catégories de conduites : les mises à dis-
tance (l’autre menaçant est attaqué, intimidé ou fui) ;
les immobilisations (on s’inhibe, se dissimule ou se
rétracte devant la menace pour l’éviter) et les rappro-
chements (on se conforme ou se justifie pour neutra-
liser la mise en cause).

116
© Humensis

Tableau des réactions défensives face aux atteintes identitaires


(d’après A. Mucchielli, 1981, p. 80)
© Humensis

Conclusion générale

Dans l’introduction, j’ai montré comment les fon-


dements de l’identité d’un acteur social pour d’autres
acteurs ou pour lui-même se trouvent dans les iden-
tités de ces autres acteurs (ou du premier acteur lui-
même). Car, en effet, l’identité est toujours un ensemble
de significations (variables selon les acteurs d’une
situation), apposées par des acteurs sur une réalité
physique et subjective, plus ou moins floue, de leurs
mondes vécus, ensemble construit par un autre acteur.
C’est donc un sens perçu – donné par chaque acteur
au sujet de lui-même ou d’autres acteurs. Nous avons
vu, en outre, que chaque identité est, à chaque instant,
une construction, une émergence de sens, résultant
d’un ensemble de négociations circulaires entre les
identités de chacun. Chaque identité trouvant son
fondement dans l’ensemble des autres identités s’ex-
primant à travers le système des relations.
Dans la suite de l’ouvrage, l’analyse du concept
d’identité psychosociologique nous a amenés à définir
de nombreuses identités : de l’identité subjective à
l’identité négative en passant par l’identité de façade
et l’identité différentielle. L’identité psychosociale est
un ensemble de référents matériels, sociaux et subjec-
tifs choisis pour permettre une définition appropriée
d’un acteur social. L’identité psychosociale, c’est aussi,
pour l’acteur, un ensemble de processus de synthèse
intégrative, d’interprétation du monde et de mise en
forme d’expressions propres que nous avons appelé le
noyau identitaire. L’identité subjective de l’acteur
118
© Humensis

prend, au demeurant, ses racines dans le sentiment


d’identité qui donne la cohérence et l’orientation dyna-
mique à l’être tout entier.
La décomposition du sentiment d’identité en sen-
timent de son être matériel, d’appartenance, de cohé-
rence, de continuité temporelle, de différence, de
valeur, d’autonomie, de confiance et d’existence nous
a permis de rapporter la plupart des problèmes et crises
d’identité à une frustration ou atteinte quelconque à
un ou plusieurs de ces sentiments. Dans l’ensemble
de ces sentiments, les sentiments d’appartenance, de
valeur et de confiance semblent plus importants que
les autres, car ils prennent leur racine dans l’identité
communautaire qui constitue, quant à elle, le fond
anthropologique de la participation affective de tout
homme à son groupe social.
L’examen des conditions de maturation et d’expres-
sion des identités ainsi que l’explicitation des modèles
idéologiques cachés des identités idéales nous ont per-
mis de relativiser l’idée d’aliénation identitaire liée aux
conditions de vie dans la société occidentale contem-
poraine.
Toute identité cherche normalement à s’affirmer et
à se réaliser. Une identité mature contient une capacité
de progression qui nécessite une certaine souplesse
intégrative de la part des noyaux identitaires, au
contraire des identités pathologiques, rigides ou inves-
ties massivement dans un seul élément de leur champ
de vie. Permettre aux individus, comme aux groupes
ou aux cultures, d’atteindre la maturité de leur identité
– qui les verra abandonner leurs comportements défen-
sifs agressifs pour des comportements de négociation –,
c’est les aider à créer les conditions qui permettront
aux sentiments constitutifs du sentiment d’identité de
se développer.
119
© Humensis

Nous pouvons essayer de formuler les quelques


principes généraux devant guider une thérapeutique
concernant les troubles de l’identité ou pouvant s’ap-
pliquer aux identités en crise. Il est bien évident que
l’environnement de l’acteur social a sa forte part dans
les raisons des troubles identitaires. Des actions directes
sur ces contraintes sont bien sûr envisageables et elles
sont assez claires, mais pas toujours possibles une fois
l’analyse de la situation faite. Mais, l’environnement
changé, ce n’est pas pour cela qu’automatiquement
l’identité malade va trouver les voies de son propre
développement. Les troubles identitaires sont aussi des
problèmes psychologiques pour les individus comme
pour les groupes et les sociétés. Les conceptions ima-
ginaires participent aux perturbations de l’identité
subjective et il faut intervenir sur elles.
Comme dans toute thérapie, il y a d’abord la prise
de conscience. Celle-ci se fait par une réflexion sur
les frustrations éprouvées, les revendications énoncées,
les perturbations ressenties… Cette introspection n’est
pas facile, surtout pour les groupes emportés par leur
ressentiment. Elle nécessite la présence d’un analyste
(psychologue ou sociologue) capable d’aider l’individu
ou le groupe non seulement à élucider ses sentiments,
mais aussi et surtout ses propres rituels, ses propres
scénarios complexuels, ses propres manques, pour
affronter autrement la situation. L’aide thérapeutique
continue par une réflexion sur les forces et les faiblesses
de l’identité actuelle de l’acteur social. Posé ainsi, cet
approfondissement l’amène à élaborer les compléments
nécessaires à intégrer à son identité. L’analyste aide
alors l’acteur social à formuler clairement les compo-
santes de son identité idéale. Dans bien des groupes
en crise d’identité, cette phase est délicate, car elle fait
apparaître la faiblesse du noyau identitaire culturel
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commun et les divergences sur les éléments définissant


l’identité idéale. La dernière phase de la démarche
thérapeutique consiste en l’élaboration d’un programme
d’activités permettant le développement de l’identité
dans le sens choisi. Ce programme tient compte, évi-
demment, de l’analyse de la situation. C’est en fonction
des contraintes extérieures, des capacités internes et
des finalités voulues que se dérouleront les apprentis-
sages destinés à permettre d’atteindre une identité
équilibrée.
© Humensis

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION
L’identité en sciences humaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
I L’identité et le paradigme de la complexité . . . . . . . . . . 3
II La définition « sciences humaines » de l’identité . . . . 9
III La nécessaire subjectivisation de toute définition
objective d’une identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
IV Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

CHAPITRE PREMIER
Les fondements de l’identité psychosociologique . . . . . . . . . . 37

I Les référents de l’identité psychosociologique. . . . . . . . 37


II Le noyau identitaire culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
III Le noyau identitaire groupal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
IV Le noyau identitaire individuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
V Les identifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
VI Le sentiment d’identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

CHAPITRE II
Les différentes identités psychosociologiques . . . . . . . . . . . . . . 74

I Points de vue sur l’identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74


II L’identité communautaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
III La dialectique de l’identité sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
IV Autres identités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84

CHAPITRE III
Problèmes et crises de l’identité psychosociale . . . . . . . . . . . . . 89

I Dynamique et maturité de l’identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89


II Les problèmes de référents identitaires . . . . . . . . . . . . . . . 92
III Les aliénations de l’identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
IV Les réactions défensives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116

Conclusion générale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118

Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
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Composition et mise en pages


Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

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