Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Objectif du cours : Donner à l’étudiant quelques outils théoriques afin qu’il soit
apte à rendre compte des caractéristiques fondamentales des sciences et des
conditions de leur évolution.
Bibliographie sommaire :
Hume D., Enquête sur l’entendement humain, Paris, Aubier, 1966.
Popper K., Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1986.
Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973.
Kuhn T., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.
Plan du cours
Introduction
1. De David Hume au Cercle de Vienne
2. Karl Popper et le falsificationnisme
2.1. Le rejet de l’induction
2.2. Le falsificationnisme
3. Thomas S. Kuhn et l’idée de contexte de la découverte
3.1. Paradigme et science normale chez Kuhn
3.2. Crise et révolution scientifique
2
Introduction
Et selon que les réponses à ces questions prennent appui sur des
considérations internes ou externes aux sciences, on parle d’internalisme ou
d’externalisme en épistémologie. Pour simplifier, les internalistes voient le
caractère essentiel et le moteur de l’évolution des sciences comme intérieurs à
elles, alors que les externalistes les voient comme extérieurs à elles, dans
l’histoire de la société et de ses systèmes de pensée.
Dans Histoire et Méthodologie des sciences, Imre Lakatos (épistémologue
hongrois, lui-même internaliste), opposant deux épistémologues, Popper et
Kuhn, écrit : « Pour Popper, en science, le changement est rationnel ou peut au
moins être reconstruit rationnellement et il relève du domaine de la logique de la
découverte. Pour Kuhn, en science, le changement – d’un "paradigme" à un
autre – est une conversion mystique qui n’est pas gouvernée par les lois de la
raison et ne peut pas l’être et qui relève entièrement du domaine de la
psychologie (sociale) de la découverte. Le changement en science est une espèce
de changement religieux ».
Ces deux philosophes feront donc l’objet de nos partages. Mais avant de
les aborder, il convient, pour mieux comprendre leurs positions, de partir du
Cercle de Vienne.
2.2. Le falsificationnisme
à partir des problèmes plutôt que d’observations. Et les problèmes naissent des
théories antérieures et non des faits bruts. S’il en est ainsi, le problème de
l’induction disparaît : il n’est plus question pour le scientifique d’induire une
thèse théorique à partir de faits particuliers, mais au contraire de partir de thèses
théoriques posées comme des hypothèses et de voir si elles résistent aux tests de
faits que l’on aura suscités dans le but explicite de les mettre à l’épreuve. D’un
point de vue logique, ce changement d’optique est profitable. Il est difficile de
prouver une vérité universelle, du genre « tous les corps tombent avec une
intensité de pesanteur constante », (à moins relever de tous les cas pareils, ce qui
est certainement impossible) ; en revanche il est possible de l’infirmer : il suffit
de trouver un corps qui ne tombe pas avec une intensité de pesanteur constante.
Pour Popper, en science, il en va toujours ainsi : les scientifiques proposent des
théories et ensuite ils tentent de les réfuter. Et quand on arrive à réfuter une
théorie, on en propose une autre, et ainsi de suite. C’est la thèse que Popper
résume dans la formule « Conjectures et réfutations ». Autrement dit, la science
avance selon une stratégie d’essai et d’erreur. Car, même un échec s’avère
encore un succès scientifique. La preuve en est que les savants aujourd’hui
attachent « un grand prix à la révélation de la moindre incohérence ». Et comme
le dit si bien Roland Omnès, « ils la cherchent, la traquent, car ils en entendent
un progrès majeur bien plus qu’ils ne craignent un véritable danger… »
(Philosophie de la science contemporaine, Paris, Gallimard, 1994, p. 34).
Lorsque l’on parle de réfutation et, pour une théorie, de capacité de résistance
à des tests construits pour la réfuter, on se rend compte que plus les occasions de
réfuter une théorie sont nombreuses et plus elle réussit à passer d’épreuves, plus
elle est considérée comme « sérieuse ». Autrement dit, on pourrait mesurer la
qualité scientifique d’une théorie par le nombre d’épreuves qu’elle passe et
réussit. Dès lors, si une théorie ne permet pas de construire des tests pour la
réfuter (ce qui veut dire qu’elle peut réussir à tous les tests), alors cette théorie se
trouve, par le fait même, écartée parce que non scientifique. C’est ce que Popper
Par ailleurs, parmi des énoncés falsifiables, il est possible d’établir une
hiérarchie, voire des degrés de falsifiabilité. Considérons les deux énoncés
suivants :
1) Mars a une orbite elliptique autour du soleil
2) Toutes les planètes ont une orbite elliptique autour du soleil
Le premier ne peut être réfuté que par un seul énoncé : celui selon lequel
l’orbite de Mars n’est pas elliptique, alors que le second peut être réfuté par neuf
(09) énoncés (à raison d’un énoncé par planète). De plus si l’énoncé 1 est réfuté,
alors ipso facto, l’énoncé 2 l’est aussi. L’énoncé 2 a donc plus de falsificateurs
potentiels que n’en a l’énoncé 1. Il en résulte que, d’un point de vue scientifique,
l’énoncé 2 doit être préféré à l’énoncé 1.
Quel sens peut-on désormais accorder à la vérité d’une théorie
scientifique ? Aucun, dit Popper. Car, selon lui, toute théorie scientifique est
provisoire, « non encore falsifiée », en attente de l’épreuve falsifiante définitive
qui va provoquer son effacement et son remplacement par une autre théorie.
Mais cela ne veut pas dire que Popper fait place au relativisme. Une vérité existe
certes, mais asymptotiquement. Popper va alors remplacer la notion de vérité par
celle de vérisimilitude. Si une théorie scientifique ne peut être dite « vraie », en
revanche lorsqu’on compare deux théories scientifiques portant sur les mêmes
objets, on peut au moins dire laquelle des deux est plus proche de la vérité que
l’autre. Dans Conjectures et Réfutations, Popper définit le contenu de vérité
d’une théorie scientifique CV (T) comme l’ensemble des propositions
confirmées, le contenu de fausseté CF (T) comme l’ensemble des propositions
réfutées, et la vérisimilitude de la théorie T comme la différence des deux. Le
« progrès » d’une science s’identifie alors à la construction de théories de
vérisimilitude croissante.
En somme, on voit que pour Popper, ce qui retient l’attention de
l’épistémologie ou de la philosophie des sciences, ce sont les problèmes de
démarche ou de méthode ou encore de procédure : c’est ce qu’il appelle la
Logique de la découverte. Popper résume bien cette position lorsqu’il écrit dans
la Logique de la découverte scientifique, (Paris, Payot, p.25) :
« Un savant qu’il soit théoricien ou praticien, propose des énoncés ou
systèmes d’énoncés et les teste pas à pas. Dans le domaine des sciences
empiriques plus particulièrement, il bâtit des hypothèses et systèmes théoriques
et les soumet à l’épreuve de l’expérience par l’observation et l’expérimentation.
C’est la tâche de la Logique de la découverte scientifique de fournir une analyse
de cette procédure c’est-à-dire d’analyser les méthodes des sciences empiriques.
Voilà ma thèse ».
Et il précise, dans la toute première phrase du deuxième chapitre, que :
« conformément à la conception (…) proposée plus haut, l’on devrait identifier
l’épistémologie ou la logique de la découverte scientifique à la théorie de la
méthode scientifique ». Ainsi, comme les positivistes logiques, Popper rejette,
au nom de l’épistémologie, toute analyse du contexte externe de la science.
Ce paradigme justifie une série de problèmes bien définis, de même que les
méthodes dont le scientifique sait en toute confiance, qu’elles conduiront à la
solution.
Mais il arrive que certains problèmes, certaines contradictions (entre ce
que peut décrire et prédire la science normale et les observations) résistent aux
efforts répétés des scientifiques les plus éminents, et mettent en difficulté le
paradigme dans lequel ils travaillent. S’instaure alors une situation de crise où
l’on voit surgir des anomalies qui affaiblissent de plus en plus le paradigme.
Selon Kuhn, il s’agit là d’une période de « grande insécurité pour les
scientifiques » (p. 102). Période au cours de laquelle les tentatives pour résoudre
le problème se font de plus en plus radicales et les règles et méthodes
recommandées par le paradigme et la science normale perdent progressivement
de leur précision. Kuhn dit que « le paradigme existe encore, mais peu de
spécialistes se révèlent entièrement d’accord sur sa nature » (p. 122). Ainsi, une
fois que le paradigme est affaibli et déconsidéré au point que ses tenants perdent
confiance en lui, le temps est mûr pour la révolution. Et la crise s’aggrave
lorsqu’un paradigme rival fait son apparition.
La révolution scientifique est donc la mise en place d’un nouveau
paradigme. Mais selon Kuhn, l’opération par laquelle un nouveau paradigme fait
son apparition est d’abord une opération individuelle. Un « nouveau paradigme,
ou une indication qui permet sa formulation future, dit-il, apparaît tout à coup,
parfois au milieu de la nuit, dans l’esprit d’un homme profondément plongé
dans la crise » (p. 130). L’apparition d’un nouveau paradigme concerne donc un
chercheur ou un petit nombre de chercheurs seulement. Et malgré les réticences
de certains membres de la communauté scientifique, tenants d’un paradigme
traditionnel, le nouveau paradigme s’impose petit à petit comme très différent de
l’ancien et incompatible avec lui. Ici se révèle tout le sens de la révolution
scientifique. Car l’avènement d’un nouveau paradigme est la consécration d’un
changement fondamental dans la conception même de la manière pertinente de
poser les problèmes scientifiques. Non seulement il met fin aux problèmes sur
lesquels achoppait l’ancien, mais bien plus, le nouveau paradigme remet en
question « même les solutions antérieurement acceptées comme valables pour
les problèmes résolus » (p.122) dans le cadre référentiel fixé par l’ancien. Kuhn
parle de l’« incommensurabilité » des paradigmes, car le passage d’un
paradigme à un autre s’apparente chez lui à une conversion. Les concepts du
vieux paradigme, ainsi que leurs relations n’ont tout simplement plus de sens au
sein du nouveau paradigme. Ainsi, en définissant un nouveau cadre référentiel,
le nouveau paradigme inaugure une nouvelle ère de pratique normale de la
science.
Au total, le champ paradigmatique d’une science normale est fait de
vérités reconnues, de théories approuvées, d’expériences acceptées, de
croyances partagées. C’est dire que le contexte de la découverte n’est pas
simplement la logique des faits ; il comporte tout ce qui donne sens et valeur au
fait étudié, à la vérité. La science normale met en avant, comme toute réalité
sociale, une rationalité de la négociation qui s’appuie à la fois sur des
expériences et vérités scientifiques, et sur des réalités extrascientifiques. L’idée
de paradigme et de science normale reste donc ouverte à la conception de la
science comme une réalité sociale. Le mérite de Thomas Kuhn est d’avoir
montré que la science est une entreprise collective. Car c’est la conscience
collective des scientifiques qui structure le consensus de ce qu’une époque
appelle ses vérités objectives et son savoir scientifique. Kuhn ouvre ainsi la voie
à une véritable sociologie de la science, comme cela apparaît dans son ouvrage
Tension essentielle. Cette voie ouverte par Kuhn va permettre une
démystification de la science : reconnaissance d’un double visage à la science à
partir du dépassement du mythe de la « science pure » ou de la « sainte
science ».