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PHI 207 Théories épistémologiques

Objectif du cours : Donner à l’étudiant quelques outils théoriques afin qu’il soit
apte à rendre compte des caractéristiques fondamentales des sciences et des
conditions de leur évolution.

Bibliographie sommaire :
Hume D., Enquête sur l’entendement humain, Paris, Aubier, 1966.
Popper K., Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1986.
Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973.
Kuhn T., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.

Contenu du cours : Ce cours porte sur les théories épistémologiques entendues


comme réflexions sur la nature de la science ou de l’activité scientifique. Il traite
essentiellement des théories épistémologiques de Popper et de Kuhn introduites
par l’approche de l’empirisme logique.

Plan du cours
Introduction
1. De David Hume au Cercle de Vienne
2. Karl Popper et le falsificationnisme
2.1. Le rejet de l’induction
2.2. Le falsificationnisme
3. Thomas S. Kuhn et l’idée de contexte de la découverte
3.1. Paradigme et science normale chez Kuhn
3.2. Crise et révolution scientifique
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Introduction

D’après l’étymologie grecque, le terme « épistémologie » vient de la


combinaison de deux mots : « épistèmè » qui signifie science, connaissance,
savoir et « logos » qui signifie discours, langage, jugement. Ainsi
l’épistémologie se comprend de prime abord comme un discours sur la science,
un discours sur la connaissance.
Mais ce sens de l’épistémologie est aujourd’hui devenu classique, même
si dans la tradition anglo-saxonne, le terme « Epistemology » est encore souvent
utilisé comme synonyme de « théorie de la connaissance ». Car, dans la tradition
francophone, l’épistémologie se comprend, dans un sens bien plus étroit, comme
un discours sur la connaissance spécifiquement scientifique.
Dès lors, l’épistémologie peut se définir comme la réflexion
philosophique sur la nature, et la valeur cognitive des principes, des concepts,
des méthodes et des résultats des sciences. En ce sens, elle a deux
caractéristiques majeures. L’épistémologie est un discours réflexif et critique.
C’est un discours réflexif parce qu’il présuppose les sciences et consiste donc à
faire un retour sur elles. Et il est critique parce que non seulement
l’épistémologie décrit les sciences, mais aussi elle juge du bien-fondé logique et
de la portée cognitive des propositions et méthodes scientifiques, c’est-à-dire de
leur prétention à valoir comme connaissance certaine et authentiquement
justifiée sur le réel.
Ainsi, l’épistémologie se pose sur les sciences les questions suivantes :
quel est le degré de fiabilité des procédures de validation mises en œuvre ?
Qu’établissent exactement ces procédures : la vérité des théories, leur éventuelle
fausseté, ou leur plus ou moins grande probabilité ? Quel type de rapport une
théorie scientifique entretient-elle avec son objet ? Y a-t-il un progrès
scientifique ? Si oui, en quoi consiste-t-il ? etc.

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Et selon que les réponses à ces questions prennent appui sur des
considérations internes ou externes aux sciences, on parle d’internalisme ou
d’externalisme en épistémologie. Pour simplifier, les internalistes voient le
caractère essentiel et le moteur de l’évolution des sciences comme intérieurs à
elles, alors que les externalistes les voient comme extérieurs à elles, dans
l’histoire de la société et de ses systèmes de pensée.
Dans Histoire et Méthodologie des sciences, Imre Lakatos (épistémologue
hongrois, lui-même internaliste), opposant deux épistémologues, Popper et
Kuhn, écrit : « Pour Popper, en science, le changement est rationnel ou peut au
moins être reconstruit rationnellement et il relève du domaine de la logique de la
découverte. Pour Kuhn, en science, le changement – d’un "paradigme" à un
autre – est une conversion mystique qui n’est pas gouvernée par les lois de la
raison et ne peut pas l’être et qui relève entièrement du domaine de la
psychologie (sociale) de la découverte. Le changement en science est une espèce
de changement religieux ».
Ces deux philosophes feront donc l’objet de nos partages. Mais avant de
les aborder, il convient, pour mieux comprendre leurs positions, de partir du
Cercle de Vienne.

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1. De D. Hume au Cercle de Vienne.

On pourrait dire de prime abord que le Cercle de Vienne ou l’école de


l’empirisme logique ou du positivisme logique a hérité ses préoccupations
d’Auguste Comte. Mais suivant les arguments utilisés par les théoriciens du
Cercle de Vienne, on comprend que l’école de l’empirisme logique est beaucoup
plus redevable à la critique que David Hume a formulée au XVIIIème siècle
contre la métaphysique et la théologie scolastique dans son essai intitulé
Enquête sur l’entendement Humain.
Dans cet ouvrage (où il analyse la manière dont l’esprit humain procède
pour connaître), Hume estime qu’une philosophie « simple et facile » est
préférable à une philosophie « abstraite », « profonde » ou « abstruse ». Il fait
remarquer que les inconséquences de la philosophie abstruse voilent les défauts
de la connaissance superstitieuse et incertaine qui ne peut se défendre sur le
terrain clair du savoir.
Plus précisément, D. Hume développe une critique de la théorie selon
laquelle tout effet provient d’une cause qui lui est propre. La question est
simple : quel est le lien où la connexion nécessaire au niveau de l’entendement
que traduit le lien de cause à effet ?
Pour Hume, on prend généralement ou habituellement pour cause d’un
effet, l’élément qui habituellement en est le producteur. L’on peut comprendre
pourquoi dans la perspective de l’empirisme les principes issus de l’expérience
ne proviennent pas d’un raisonnement mais d’une connexion nécessaire établie
grâce à l’accoutumance, à la croyance et à la probabilité. Hume ‘’désabsolutise’’
ainsi le principe de causalité. Il déclare avoir « vainement cherché une idée de
pouvoir ou de connexion nécessaire à toutes les sources » qui puisse donner
raison au principe de causalité. Voilà pourquoi, pour Hume, toute idée n’est que
souvenir d’une sensation dont on a l’habitude. Hume dit que si un organe de
sens n’existe pas, les idées et connexions y afférentes disparaissent également.

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Un sourd ne peut apprécier le son, un aveugle ne peut apprécier les couleurs.


Cette théorie de la connaissance permet à Hume de dire que les opérations de
l’entendement humain ou les connaissances ne décrivent pas les choses telles
qu’elles sont, les choses en soi, la cause intime, la cause abstraite, mais les
choses telles que l’entendement a coutume de se les représenter. Cette critique
des causes abstraites vise essentiellement à disqualifier la tradition
métaphysique. Et cela apparaît clairement à la fin l’Enquête sur l’entendement
humain :
« Quand, persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques,
que faut-il détruire ? Si nous prenons en main un volume de théologie ou de
métaphysique scolastique par exemple, demandons-nous : contient-il des
raisonnements sur la quantité et le nombre ? Non ; contient-il des raisonnements
sur les faits expérimentaux, sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors
mettez-le au feu car il ne contient que sophisme et illusion ».
Dans son Logical Positivism, Ayer trouve en la conclusion de Hume un
excellent exposé pour justifier « la nécessité de l’élimination de la
métaphysique ». En effet, le positivisme logique a représenté au début du siècle
passé le principal mouvement de la science contre la non-science (la
métaphysique). Et dans ce dessein, les positivistes logiques ont tenté de
construire un langage scientifique pur, délivré de tout élément métaphysique.
Pour les positivistes logiques, la science est un discours certain et précis : certain
parce qu’elle ne repose et ne doit reposer que sur des données empiriquement
observables ; précis parce qu’elle est ou doit être d’une constitution syntaxique
rigoureuse (que lui offre la logique mathématique). Dès lors, ils posent que la
vérifiabilité empirique est la condition nécessaire du sens et de la scientificité
d’un énoncé. (Il faut dire qu’ils suivent en cela, à tort ou à raison, les positions
défendues par Ludwig Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus).
La notion de vérifiabilité est surtout utilisée par Rudolf Carnap, un des
principaux protagonistes du positivisme logique. Pour Carnap, un énoncé

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synthétique est doté de signification si et seulement s’il est vérifiable. Les


énoncés métaphysiques (du genre « Dieu existe » ou le « Néant néantise ») ne
sont en aucune manière vérifiables ; d’où le fait que selon Carnap, ils n’aient pas
de signification. Mais qu’est-ce à dire véritablement ? Au début de ses travaux,
Carnap croit pouvoir réduire la notion de vérifiabilité en termes logiques. Donc
un énoncé serait vérifiable si et seulement si chaque terme non logique qu’il
renferme est définissable au moyen d’un langage « phénoménaliste » très
restreint. Un tel langage ne contiendrait que des termes désignant des réalités
immédiatement accessibles par les sens (sense data), comme par exemple le fait
« qu’à tel ou tel moment, en tel ou tel lieu, l’impression x a été ressentie par
l’observateur o ». Les énoncés scientifiques seraient définis par leur réduction à
l’assertion de relations entre les énoncés basiques de ce genre, dits aussi énoncés
protocolaires (parce qu’ils résument des protocoles d’expériences).
Toutefois, tous les termes utilisés dans les théories scientifiques se prêtent
difficilement à une telle réduction. On ne peut dire qu’un énoncé est doté de
sens à condition qu’il soit réductible à des énoncés protocolaires. Carnap
reformule alors son principe de vérifiabilité en exigeant seulement maintenant
un critère de confirmabilité. Dès lors, l’acceptabilité d’une hypothèse
scientifique ou son « degré de confirmation » est son degré de probabilité
logique. Chaque théorie aurait ainsi en fonction de l’évidence observationnelle
qui la supporte, une probabilité qui s’accroîtrait au fur et à mesure que l’on
disposerait d’une grande masse d’observations. Autrement dit, un énoncé
universel est pourvu de signification si et seulement si certains de ces cas
particuliers sont strictement vérifiables (au sens antérieur). On retrouve alors le
principe d’induction : des énoncés observationnels, on remonte à un énoncé
théorique universel.
Ce qu’il importe de retenir, c’est que Carnap pense que la recherche en
science vise la vérification, la confirmation d’une hypothèse. La vérifiabilité ou
la confirmabilité est donc le critère de scientificité et de démarcation entre

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science et non-science. Le positivisme logique fait ainsi l’apologie du contexte


interne de justification, c’est-à-dire de la logique procédurale des sciences
(recherche de la sémantique dans la syntaxe), au détriment du contexte externe
de la découverte scientifique.

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2. Karl Popper et le falsificationnisme

2.1. Le rejet de l’induction

Popper s’attaque à la notion de vérifiabilité puis à celle de confirmabilité


avancée par Carnap. Son objectif reste toutefois dans le même projet que celui
de Carnap, visant à introduire une ligne de démarcation claire entre science et
métaphysique. Seulement, dans le cas de Popper, le critère choisi sera différent.
La conception de la connaissance scientifique chez Popper s’oppose à la
conception inductiviste de la connaissance proposée pour la première fois et de
façon systématique par Francis Bacon. Mais l’écueil fondamental auquel se
heurte l’induction a été mis en lumière, avant Popper, par David Hume dans
Enquête sur l’entendement humain. Hume relève le caractère illégitime de la
connaissance inductive en montrant que l’opération d’induction elle-même ne
repose sur aucune validité logique. Même si j’ai vu tous les matins le soleil se
lever, rien ne m’autorise à affirmer qu’il se lèvera demain, ni a fortiori qu’il se
lève tous les matins. Hume remet ainsi en cause l’universalité même des lois
scientifiques.
Dès lors plusieurs propositions ont été faites pour justifier l’induction.
Parmi elles, on peut retenir celle de Kant qui a consisté à poser a priori le
principe d’induction. Selon Kant, inscrit dans la structure même du sujet, le
principe d’induction est imposé aux phénomènes par ce dernier sous la forme de
jugements synthétiques a priori. Toutefois, comme le fait remarquer Renée
Bouveresse, dans Karl Popper ou le rationalisme critique, il n’y a là « rien de
plus que l’expression d’un besoin » et non une solution satisfaisante. Il reste
alors la solution de Hume lui-même.
Elle consiste à dire, comme nous l’avons signalé plus haut, que le passage
d’une observation particulière à la généralisation est le simple fait de l’habitude
et de la coutume. Mais la solution de Hume aussi est insatisfaisante ou plutôt

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dévastatrice de la science. Elle conduit à admettre un fondement psychologique


et non rationnel à l’induction scientifique. L’origine de la science ne serait rien
de moins que « le mécanisme incontrôlé des associations qui constituent
l’imagination ».
L’objectif de l’entreprise poppérienne sera de restaurer la rationalité
scientifique en analysant sous un nouveau jour les rapports de justification entre
une théorie universelle et une série d’énoncés d’observation. Popper admet
certes comme valide la partie négative des théories de Hume, mais ce qu’il
n’accepte pas, c’est la conséquence positive que Hume en tire : l’induction
repose sur un phénomène psychologique. Pour Popper, les théories de Hume
devait plutôt le conduire à l’abandon ou au rejet de l’induction comme
fondement de la connaissance scientifique.
Toutefois, la critique poppérienne de l’induction ne prend tout son sens
que si on la situe dans son contexte immédiat : celui de ses adversaires essentiels
que sont les logiciens modernes, dont Carnap, qui ont tenté de repenser
l’induction en termes de probabilité logique. Popper est antipositiviste. Il rejette
les notions de vérifiabilité et de confirmabilité. Son antipositivisme réside en
ceci que, pour lui, la connaissance scientifique procède, non par induction, mais
bien par une méthode critique ; elle procède par la formation de « conjectures »
sur le réel et par des efforts pour « réfuter » ces conjectures. Alors que la
démarche inductive est un effort de vérification et de justification des théories
scientifiques, la démarche des Conjectures et réfutations (titre d’un des plus
célèbres ouvrages de Popper) consiste dans l’effort de falsifier les théories,
effort qui seul peut être couronné de succès.

2.2. Le falsificationnisme

Pour Popper, la science, contrairement à ce qu’en disent les positivistes


logiques, n’est ni certaine ni précise. Elle n’est qu’hypothétique. La science naît

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à partir des problèmes plutôt que d’observations. Et les problèmes naissent des
théories antérieures et non des faits bruts. S’il en est ainsi, le problème de
l’induction disparaît : il n’est plus question pour le scientifique d’induire une
thèse théorique à partir de faits particuliers, mais au contraire de partir de thèses
théoriques posées comme des hypothèses et de voir si elles résistent aux tests de
faits que l’on aura suscités dans le but explicite de les mettre à l’épreuve. D’un
point de vue logique, ce changement d’optique est profitable. Il est difficile de
prouver une vérité universelle, du genre « tous les corps tombent avec une
intensité de pesanteur constante », (à moins relever de tous les cas pareils, ce qui
est certainement impossible) ; en revanche il est possible de l’infirmer : il suffit
de trouver un corps qui ne tombe pas avec une intensité de pesanteur constante.
Pour Popper, en science, il en va toujours ainsi : les scientifiques proposent des
théories et ensuite ils tentent de les réfuter. Et quand on arrive à réfuter une
théorie, on en propose une autre, et ainsi de suite. C’est la thèse que Popper
résume dans la formule « Conjectures et réfutations ». Autrement dit, la science
avance selon une stratégie d’essai et d’erreur. Car, même un échec s’avère
encore un succès scientifique. La preuve en est que les savants aujourd’hui
attachent « un grand prix à la révélation de la moindre incohérence ». Et comme
le dit si bien Roland Omnès, « ils la cherchent, la traquent, car ils en entendent
un progrès majeur bien plus qu’ils ne craignent un véritable danger… »
(Philosophie de la science contemporaine, Paris, Gallimard, 1994, p. 34).
Lorsque l’on parle de réfutation et, pour une théorie, de capacité de résistance
à des tests construits pour la réfuter, on se rend compte que plus les occasions de
réfuter une théorie sont nombreuses et plus elle réussit à passer d’épreuves, plus
elle est considérée comme « sérieuse ». Autrement dit, on pourrait mesurer la
qualité scientifique d’une théorie par le nombre d’épreuves qu’elle passe et
réussit. Dès lors, si une théorie ne permet pas de construire des tests pour la
réfuter (ce qui veut dire qu’elle peut réussir à tous les tests), alors cette théorie se
trouve, par le fait même, écartée parce que non scientifique. C’est ce que Popper

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appelle le critère de falsifiabilité. Il est facile de donner des exemples d’énoncés


falsifiables (cf. A. Chalmers, Qu’est-ce que la science ? (p. 75).
- il ne pleut jamais le mercredi
- tous les corps se dilatent lorsqu’ils sont chauffés
- les objets lourds, tels une brique, lâchés près de la surface de la terre,
tombent vers le bas si rien ne les retient
- quand un rayon de lumière est réfléchi sur un miroir plan, l’angle
d’incidence est égal à l’angle de réflexion.
De même, on peut également donner des exemples d’énoncés non
falsifiables. On peut lire dans un horoscope (l’exemple est encore de Chalmers) :
« aujourd’hui, on peut avoir de la chance dans les paris sportifs ». (Il apparaît
alors difficile de trouver un énoncé qui falsifie cette affirmation. Que serait un
tel énoncé ? Imaginons qu’une personne joue, si elle gagne, on dira que
l’affirmation n’est pas réfutée, si elle perd, on dira aussi qu’elle n’est pas
réfutée, car « pouvoir avoir de la chance » ne signifie certainement pas que l’on
gagne à tous les coups).
Popper prend aussi des exemples de la religion ou de certaines théories en
sciences sociales comme la psychanalyse.
La thèse religieuse selon laquelle « Dieu est amour » est bien sûr
infalsifiable. (Si on met en avant des catastrophes et des malheurs censés
montrer que le Dieu en question souhaite aussi le malheur des hommes et ne
peut donc pas les aimer, alors il se trouvera des personnes religieuses pour dire
que dans ces cas, en réalité, Dieu prouve son amour des hommes en leur donnant
l’occasion de manifester leur foi en lui).
Les théories psychanalytiques (Freud, Jung, Adler …) sont également non
falsifiables. Ainsi l’énoncé selon lequel « tout rêve est l’expression d’un désir
refoulé » n’est pas falsifiable.
C’est pour cela que Popper qualifie toutes ces entreprises de non
scientifiques (ou de « pseudosciences »).

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Par ailleurs, parmi des énoncés falsifiables, il est possible d’établir une
hiérarchie, voire des degrés de falsifiabilité. Considérons les deux énoncés
suivants :
1) Mars a une orbite elliptique autour du soleil
2) Toutes les planètes ont une orbite elliptique autour du soleil
Le premier ne peut être réfuté que par un seul énoncé : celui selon lequel
l’orbite de Mars n’est pas elliptique, alors que le second peut être réfuté par neuf
(09) énoncés (à raison d’un énoncé par planète). De plus si l’énoncé 1 est réfuté,
alors ipso facto, l’énoncé 2 l’est aussi. L’énoncé 2 a donc plus de falsificateurs
potentiels que n’en a l’énoncé 1. Il en résulte que, d’un point de vue scientifique,
l’énoncé 2 doit être préféré à l’énoncé 1.
Quel sens peut-on désormais accorder à la vérité d’une théorie
scientifique ? Aucun, dit Popper. Car, selon lui, toute théorie scientifique est
provisoire, « non encore falsifiée », en attente de l’épreuve falsifiante définitive
qui va provoquer son effacement et son remplacement par une autre théorie.
Mais cela ne veut pas dire que Popper fait place au relativisme. Une vérité existe
certes, mais asymptotiquement. Popper va alors remplacer la notion de vérité par
celle de vérisimilitude. Si une théorie scientifique ne peut être dite « vraie », en
revanche lorsqu’on compare deux théories scientifiques portant sur les mêmes
objets, on peut au moins dire laquelle des deux est plus proche de la vérité que
l’autre. Dans Conjectures et Réfutations, Popper définit le contenu de vérité
d’une théorie scientifique CV (T) comme l’ensemble des propositions
confirmées, le contenu de fausseté CF (T) comme l’ensemble des propositions
réfutées, et la vérisimilitude de la théorie T comme la différence des deux. Le
« progrès » d’une science s’identifie alors à la construction de théories de
vérisimilitude croissante.
En somme, on voit que pour Popper, ce qui retient l’attention de
l’épistémologie ou de la philosophie des sciences, ce sont les problèmes de
démarche ou de méthode ou encore de procédure : c’est ce qu’il appelle la

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Logique de la découverte. Popper résume bien cette position lorsqu’il écrit dans
la Logique de la découverte scientifique, (Paris, Payot, p.25) :
« Un savant qu’il soit théoricien ou praticien, propose des énoncés ou
systèmes d’énoncés et les teste pas à pas. Dans le domaine des sciences
empiriques plus particulièrement, il bâtit des hypothèses et systèmes théoriques
et les soumet à l’épreuve de l’expérience par l’observation et l’expérimentation.
C’est la tâche de la Logique de la découverte scientifique de fournir une analyse
de cette procédure c’est-à-dire d’analyser les méthodes des sciences empiriques.
Voilà ma thèse ».
Et il précise, dans la toute première phrase du deuxième chapitre, que :
« conformément à la conception (…) proposée plus haut, l’on devrait identifier
l’épistémologie ou la logique de la découverte scientifique à la théorie de la
méthode scientifique ». Ainsi, comme les positivistes logiques, Popper rejette,
au nom de l’épistémologie, toute analyse du contexte externe de la science.

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3. Thomas S. Kuhn et l’idée de contexte de la découverte

3.1. Paradigme et science normale chez Kuhn

L’épistémologie de Thomas Kuhn s’appuie sur l’histoire des sciences.


Kuhn a surtout essayé de tirer les enseignements d’un moment particulier de
l’histoire de la physique qu’il a appelé « La révolution copernicienne » dans un
ouvrage qui porte ce titre. Mais il va généraliser les conclusions tirées à partir de
cette étude dans un autre ouvrage très célèbre : La structure des révolutions
scientifiques. Dans cet ouvrage, Kuhn met en avant la notion de paradigme. Il
s’inspire notamment de la psychologie de la forme (ou de la « Gestalt ») de
Wolfgang Kohler. Une « gestalt » est une forme globale qui manifeste une
certaine prégnance, et autour de laquelle s’organisent nos perceptions de la
réalité. Ainsi, quoique l’expression « paradigme » ait plusieurs significations
chez Kuhn, on peut retenir qu’un paradigme est une forme globale, un ensemble
d’indications qui oriente la manière de voir la réalité. Le paradigme est donc ce
contexte (théories acceptées, pratiques scientifiques, expérimentations,
hypothèses, croyances…) qui marque tout ce qui passe par lui. Kuhn parle aussi
de « matrice disciplinaire » entendue comme cadre auquel se référent les
scientifiques d’une discipline lorsqu’ils évoquent les résultats ou les problèmes
propres à leur domaine.
Le concept de paradigme joue un rôle primordial dans la version que
Kuhn propose de la théorie de l’activité scientifique. Dans La structure des
révolutions scientifiques, Kuhn pense la dynamique du progrès scientifique
comme une évolution dialectique dont les étapes sont : la « science normale », la
« science en crise » et la « science révolutionnaire ». Trois régimes de l’activité
scientifique déterminés par leur rapport au paradigme : rapport d’acceptation,
d’adhésion au paradigme en science normale, rapport de rejet du paradigme

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pendant la crise, et rapport de fondation d’un nouveau paradigme, signe de la


révolution scientifique.
Selon Kuhn, et contrairement à ce que pensent certains épistémologues
comme Popper, l’activité scientifique n’est pas caractérisée par cette logique
constamment critique qu’on reconnaît à la rationalité scientifique. Soumettre une
théorie à des tests pour tenter de la falsifier n’est en aucun cas l’allure habituelle
de la science. La conception poppérienne de la testabilité ou de la falsifiabilité
est une illusion et cela correspond selon Kuhn à la « science des manuels ». Pour
Kuhn, le rationalisme scientifique a d’abord une allure conservatrice.
L’expression « science normale » est justement utilisée pour caractériser cette
nature conservatrice des systèmes scientifiques. Dans La Structure des
Révolutions scientifiques, Kuhn considère que dans le travail scientifique
normal, le savant ne cherche guère à remettre en cause sa tradition scientifique.
Tout savant cherche prioritairement à se référer à la tradition scientifique dont il
est issu pour se donner raison dans ses résultats. Comme telle, la découverte
scientifique consiste avant tout pour le savant à résoudre certains problèmes qui
restent non résolus, problèmes que Kuhn appelle des « Puzzles » (énigmes), et
qui sont proposés par le paradigme du moment.
A ce niveau apparaît clairement le rôle du paradigme. C’est le paradigme
qui donne sens à la pratique normale de la science. Pour la communauté
scientifique, il est à la fois le fondement de tout questionnement et le cadre de
référence pour toutes les réponses possibles. Et loin de le mette à l’épreuve, le
savant cherche plutôt à découvrir les champs possibles d’application du
paradigme et à tirer profit de sa fécondité.

3.2. Crise et révolution scientifique

Au temps de la science normale, le scientifique travaille et fait des


recherches et expériences dans le cadre référentiel bien défini par un paradigme.

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Ce paradigme justifie une série de problèmes bien définis, de même que les
méthodes dont le scientifique sait en toute confiance, qu’elles conduiront à la
solution.
Mais il arrive que certains problèmes, certaines contradictions (entre ce
que peut décrire et prédire la science normale et les observations) résistent aux
efforts répétés des scientifiques les plus éminents, et mettent en difficulté le
paradigme dans lequel ils travaillent. S’instaure alors une situation de crise où
l’on voit surgir des anomalies qui affaiblissent de plus en plus le paradigme.
Selon Kuhn, il s’agit là d’une période de « grande insécurité pour les
scientifiques » (p. 102). Période au cours de laquelle les tentatives pour résoudre
le problème se font de plus en plus radicales et les règles et méthodes
recommandées par le paradigme et la science normale perdent progressivement
de leur précision. Kuhn dit que « le paradigme existe encore, mais peu de
spécialistes se révèlent entièrement d’accord sur sa nature » (p. 122). Ainsi, une
fois que le paradigme est affaibli et déconsidéré au point que ses tenants perdent
confiance en lui, le temps est mûr pour la révolution. Et la crise s’aggrave
lorsqu’un paradigme rival fait son apparition.
La révolution scientifique est donc la mise en place d’un nouveau
paradigme. Mais selon Kuhn, l’opération par laquelle un nouveau paradigme fait
son apparition est d’abord une opération individuelle. Un « nouveau paradigme,
ou une indication qui permet sa formulation future, dit-il, apparaît tout à coup,
parfois au milieu de la nuit, dans l’esprit d’un homme profondément plongé
dans la crise » (p. 130). L’apparition d’un nouveau paradigme concerne donc un
chercheur ou un petit nombre de chercheurs seulement. Et malgré les réticences
de certains membres de la communauté scientifique, tenants d’un paradigme
traditionnel, le nouveau paradigme s’impose petit à petit comme très différent de
l’ancien et incompatible avec lui. Ici se révèle tout le sens de la révolution
scientifique. Car l’avènement d’un nouveau paradigme est la consécration d’un
changement fondamental dans la conception même de la manière pertinente de

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poser les problèmes scientifiques. Non seulement il met fin aux problèmes sur
lesquels achoppait l’ancien, mais bien plus, le nouveau paradigme remet en
question « même les solutions antérieurement acceptées comme valables pour
les problèmes résolus » (p.122) dans le cadre référentiel fixé par l’ancien. Kuhn
parle de l’« incommensurabilité » des paradigmes, car le passage d’un
paradigme à un autre s’apparente chez lui à une conversion. Les concepts du
vieux paradigme, ainsi que leurs relations n’ont tout simplement plus de sens au
sein du nouveau paradigme. Ainsi, en définissant un nouveau cadre référentiel,
le nouveau paradigme inaugure une nouvelle ère de pratique normale de la
science.
Au total, le champ paradigmatique d’une science normale est fait de
vérités reconnues, de théories approuvées, d’expériences acceptées, de
croyances partagées. C’est dire que le contexte de la découverte n’est pas
simplement la logique des faits ; il comporte tout ce qui donne sens et valeur au
fait étudié, à la vérité. La science normale met en avant, comme toute réalité
sociale, une rationalité de la négociation qui s’appuie à la fois sur des
expériences et vérités scientifiques, et sur des réalités extrascientifiques. L’idée
de paradigme et de science normale reste donc ouverte à la conception de la
science comme une réalité sociale. Le mérite de Thomas Kuhn est d’avoir
montré que la science est une entreprise collective. Car c’est la conscience
collective des scientifiques qui structure le consensus de ce qu’une époque
appelle ses vérités objectives et son savoir scientifique. Kuhn ouvre ainsi la voie
à une véritable sociologie de la science, comme cela apparaît dans son ouvrage
Tension essentielle. Cette voie ouverte par Kuhn va permettre une
démystification de la science : reconnaissance d’un double visage à la science à
partir du dépassement du mythe de la « science pure » ou de la « sainte
science ».

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