1.1. Tentatives de définition de l’épistémologie Quoique le terme d’épistémologie soit récent, puisque l’on n’en trouve nulle occurrence avant le 19e siècle, ses usages sont parfois ambigus et ont pu varier selon les contextes théoriques. Il fut vraisemblablement introduit en langue anglaise (epistemology) pour la première fois dans un contexte métaphysique par James Frederick Ferrier (1855) en tant que traduction de l’allemand, « doctrine de la science », selon le sens spécifique que prend cette expression chez Johan Gottlieb Fichte. Force est de constater que cet emploi du mot, intimement lié à des réflexions sur le statut du sujet connaissant issues de l’idéalisme allemand, ne correspond nullement aux usages actuels de la notion d’épistémologie. Son apparition en français en 1901 dans la traduction par Louis Couturat de l’Essai sur les fondements de la géométrie de Bertrand Russell, puis quelques années plus tard chez Emile Meyerson (Identité et réalité, 1908), ne permet pas d’en formuler une définition précise. Meyerson identifiait l’épistémologie à la philosophie des sciences, ce qui n’est pas vraiment en accord avec l’emploi du terme epistemology en anglais. En 1926, André Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, traite l’usage anglais de manière condescendante en remarquant que celui-ci fait violence à la langue grecque car il applique à différentes « théories de la connaissance » un vocable qui devrait selon lui être réservé à l’étude philosophique des sciences et de leur histoire, ce qui correspond au demeurant à la manière de procéder de la tradition épistémologique française. Ces ambiguïtés terminologiques pourraient être le reflet de quelques polémiques, mais elles traduisent surtout une grande diversité d’approches d’un même paysage conceptuel. Ce n’est donc qu’au début du 20e siècle que l’épistémologie apparait comme champ disciplinaire spécifique. Ceux qui se sont essayés à en donner une définition s’appuient en général sur l’étymologie du terme. Ils soulignent ainsi qu’ « épistémologie » est la combinaison de deux mots grecs : épistèmé, qui signifie science, connaissance, savoir ; et logos, qui veut dire discours, langage, jugement. L’épistémologie est ainsi, selon les cas, soit une étude sur la science, soit une étude sur la connaissance. Les anglophones privilégient la seconde de ces deux possibilités : ils emploient pour la plupart epistemology comme synonyme de « théorie de la connaissance ». Les francophones comprennent épistémologie en un sens plus étroit : ils l’utilisent uniquement pour qualifier la réflexion sur la connaissance spécifiquement scientifique, réservant l’expérience de « théorie de la connaissance » à l’étude de la connaissance en général (scientifique et non scientifique). L’épistémologie interroge la nature et la valeur des principes, des concepts, des méthodes, et des résultats des sciences. Ceci lui confère deux caractéristiques majeures : - Elle est un discours réflexif, c’est-à-dire un discours faisant retour sur les sciences. L’épistémologie présuppose donc la science et vient forcément après elle. - Elle est un discours critique : elle ne se contente pas de décrire les sciences sans les juger ; elle s’emploie de surcroît à discuter du bien-fondé et de la portée des propositions et des méthodes scientifiques. L’épistémologie étant un discours sur les sciences, il conviendra : - De spécifier la nature du discours considéré (est-il philosophique ? scientifique ? quels sont ses moyens ? - De caractériser l’objet de ce discours (que faut-il entendre par « science » ? quelles disciplines concrètes range-t-on dans la catégorie de science ? 1.2. Science et sciences On oppose souvent la science et les sciences comme deux objets possibles de l’épistémologie. Au premier abord, les liens sémantiques entre la science et les sciences semblent triviaux. Parler de la science au singulier, c’est se référer à l’idée générale de scientificité. Mentionner les sciences au pluriel, c’est sous-entendre l’existence d’une multitude de disciplines qui d’un côté diffèrent, de l’autre sont semblables en ce qu’elles sont des instanciations particulières de l’idée de science. L’on ne voit pas dans ces conditions pourquoi il y aurait lieu d’opposer le pluriel et le singulier. Selon L. Soler, l’opposition entre la science et les sciences est en fait tout d’abord née d’un reproche adressé aux philosophes des sciences, qui s’exprime schématiquement dans un raisonnement du genre suivant : les usages linguistiques conduisent à appeler « sciences » de très nombreuses disciplines , qui à y regarder de plus près, apparaissent très spécifiques, voire irréductibles les unes aux autres ; ils imposent par ailleurs un certain concept général de science, une certaine idée de ce qui est la science au singulier ; or cette idée de science n’est en fait qu’un leurre, un idéal nulle part réalisé, une fiction inventée par les philosophes des sciences. Les épistémologues doivent donc cesser de raisonner sur un objet qui n’existe que dans leur imagination, bannir toute référence à la science au singulier, et se focaliser enfin sur les sciences réelles dans toute leur diversité. A quoi peut-on répliquer ? D’accord pour étudier les sciences telles qu’elles se font réellement et pour tenir compte des différences de domaine et de méthode qui les séparent ; mais ceci n’implique nullement qu’il n’y ait aucun sens à parler de science au singulier ; d’abord parce qu’il n’est pas certain qu’il soit impossible de mettre en évidence, entre les diverses disciplines scientifiques réelles ou au moins entre certaines d’entre elles, un air de famille susceptible de servir de point de départ à une définition générale de la science, ensuite parce qu’il peut être intéressant de prendre en compte et de caractériser l’idéal de scientificité qui vaut à une époque donnée, même s’il n’est pas nulle part concrètement incarné. Dans ces conditions, il n’y a plus de problème à parler de la science au singulier. Il suffit seulement de veiller à bien préciser le statut d’un tel concept. 1.3. Les deux types d’approche épistémologique L’épistémologie peut s’intéresser de manière privilégiée à la science en général ou à l’une quelconque des sciences particulières. Dans le premier cas, elle est épistémologie générale : elle interroge la signification du concept de science ; elle se demande quelles sont les méthodes proprement scientifiques ; elle propose éventuellement des critères de scientificité permettant d’une part de démarquer la science authentique des pseudo-sciences, d’autre part de préciser la spécificité des sciences par rapport à d’autres modalités culturelles. Dans le second cas, elle est épistémologie régionale : elle se focalise sur telle ou telle discipline scientifique et, sous forme parfois très technique, fournit une caractérisation détaillée de son objet, de ses concepts et de ses méthodes propres ; analyse et discute ses hypothèses fondamentales ; évalue le degré de fiabilité de ses résultats. Ainsi présentée, la distinction entre épistémologie générale et épistémologie régionale semble seulement recouvrir deux approches potentiellement complémentaires, l’une globale et l’autre locale. Mais elle est en fait bien souvent conçue comme une opposition entre deux espèces incompatibles d’épistémologie, corrélat de l’opposition entre la science et les sciences. Dans cette manière de voir, l’épistémologie générale, très décriée, est accusée de prendre pour objet une pure fiction (la science au singulier) et est présentée comme un ramassis de généralités non seulement creuses, mais de plus inexactes, œuvre de philosophes à la fois impérialistes et défaillants d’un point de vue méthodologique. L’épistémologie régionale se voit au contraire louée de prendre pour objet la « science telle qu’elle se fait » et de démontrer le caractère erroné des conclusions de l’épistémologie générale. Les plus radicaux des régionalistes récusent toute possibilité d’énoncer des généralités pertinentes sur les sciences, et soutiennent qu’il n’y a alors d’épistémologie authentique que régionale. Epistémologie générale et épistémologie régionale désignent ici non plus deux orientations méthodologiques ayant vocation à entrer en dialogue, mais bien deux manières irréconciliables de pratiquer l’épistémologie. Il semble toutefois plus fécond de concevoir les études régionales comme le point de départ d’une épistémologie comparative de niveau supérieur qui, tout en ne niant pas la singularité de chaque science, aurait en charge d’apporter des éléments de réponse à la question de l’unité de la science.
2. En quel sens les sciences de l’homme et de la société sont-elles des sciences ?
L’épistémologie doit poser la question de la définition et du statut de l’objet d’étude de disciplines qui prétendent à la scientificité. Cette question donne lieu à des difficultés spécifiques lorsque l’être humain cherche à se prendre lui-même pour objet de connaissance. Pouvons-nous vraiment étudier les actions d’individus ou de groupes humains de façon objective ? Ne sommes-nous pas naturellement tentés d’interpréter les comportements de nos semblables en leur octroyant immédiatement un sens influencé par notre éducation, notre culture, nos idéaux ou par les innombrables interactions de notre vie quotidienne ? La connaissance de l’homme par lui-même, qui se présente comme un objectif affiché de la réflexion philosophique depuis l’Antiquité, peut-elle relever de la science ? Et si telle est le cas, le discours explicatif des sciences de la nature est-il adapté à l’étude des réalités humaines ou bien celles-ci requièrent-elles la mise en œuvre d’une méthode originale ? L’expression ambiguë de « sciences humaines », employé dans le contexte universitaire francophone depuis la Seconde Guerre mondiale, risque d’occasionner des confusions. Car la logique, les mathématiques ou la physique sont des disciplines tout aussi « humaines» que la psychologie ou la sociologie, bien qu’elles ne prennent pas l’Homme pour objet d’étude direct. 2.1. L’opposition sciences de la nature/ sciences de l’homme et de la société Les sciences de la nature traite du fonctionnement interne de la nature animée ou inanimée. Elles isolent notamment des successions constantes de phénomènes, appelés lois de la nature. De telles lois sont supposées indépendantes du sujet humain qui s’emploie à les connaître, ainsi que de la société à laquelle appartient ce sujet. Quant aux sciences de l’homme et de la société, elles étudient les comportements humains et les structures sociales qui en constituent le cadre. Notons d’emblée qu’il est souvent malaisé de séparer nettement deux niveaux, l’un, individuel, qui relèverait exclusivement des sciences de l’homme, l’autre, collectif, dont traiteraient plus spécialement les sciences de la société. L’expression « sciences humaines » est d’ailleurs parfois utilisée comme un terme générique pour désigner l’ensemble des disciplines opposées aux sciences de la nature. C’est qu’il s’agit toujours d’étudier diverses dimensions de l’homme en ce qu’elles ont de spécifiquement humain. L’homme est par exemple, comme tout animal, doté d’un corps régi par certaines lois de fonctionnement interne ; à ce titre, il est l’objet de la biologie, mais n’intéresse aucune des sciences humaines. 2.2. L’opposition sciences dures/ sciences molles L’opposition sciences dures/sciences molles n’est pas à placer sur le même plan que les précédentes, dans la mesure où elle repose essentiellement, quant à elle, un jugement de valeur : parler de sciences « molles » est évidemment péjoratif. Le vocabulaire employé suggère qu’il y a d’un côté les vraies sciences (soit un prestigieux ensemble de disciplines nobles, de méthodes fiables et de résultats incontestés) ; de l’autre, des sciences au rabais (soit une série disparate de pratiques discutées, de méthodes douteuses et de résultats largement débattus). Cette opposition entre sciences dures et sciences molles coïncide globalement avec l’opposition entre, d’un côté, sciences de la nature et sciences formelles, et de l’autre, sciences humaines et sociales. La physique, unanimement considérée comme la reine des sciences empiriques, est presque toujours érigée en paradigme de sciences dures. Psychologie, sociologie et économie sont, du point de vue dominant, les « plus dures » des sciences molles. Malgré les différences d’appréciation qui subsistent quand on rentre dans les détails, on s’accorde en général à reconnaître que les sciences « molles » ne peuvent prétendre ni au même degré de rigueur, de formalisation et d’axiomatisation, ni au même niveau d’efficacité prédictive que les sciences dures. Ces dernières ont en outre des retombées techniques et pratiques plus tangibles et maîtrisées. 2.3. La méthode expérimentale La comparaison entre les sciences de la nature et les sciences de l’Homme et de la société conduit souvent à constater l’impossibilité d’une application rigoureuse de la méthode expérimentale aux phénomènes culturels, sociaux et psychiques qui occupent ces dernières disciplines. La méthode expérimentale requiert en effet non seulement de simples observations, mais en outre des observations susceptibles d’être reproduites à l’identique par différentes personnes à différents moments. La possibilité d’un contrôle public et la substituabilité des expérimentateurs garantit l’objectivité de la liaison constante établie entre un ensemble de causes et un ensemble d’effets. Or il va de soi que de nombreux savoirs relatifs à l’être humain ne sauraient satisfaire de telles conditions. Ainsi l’irréversibilité du cours du temps proscrit-elle la reproduction d’évènements dont il importe d’établir l’objectivité à une date donnée à partir de témoignages et de documents dont la fiabilité doit être établie dans le cadre d’une enquête passant par une vérification des sources de la connaissance historique. Si E. Durkheim entendait faire de la sociologie une science rigoureuse en « considérant les faits sociaux comme des choses », en les observant « en eux-mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent », c’est-à-dire en défendant la possibilité d’une application du principe de causalité aux phénomènes sociaux, la « sociologie compréhensive » de M. Weber caractérise , quant à elle, les interactions sociales par un sens que le chercheur doit dans une première phase de sa démarche identifier en adoptant une vision empathique, la mise en avant de relations causales ne pouvant intervenir qu’au terme de l’investigation menée. La fameuse « querelle des méthodes » que connue l’Université allemande à partir des années 1880 et qui devait s’étendre à toutes les disciplines que nous qualifions des sciences de l’Homme et de la société, portée précisément sur cette question de savoir si les sciences prenant pour objet les comportements et les représentations humaines doivent ou non adopter une méthode irréductible au modèle explicatif des sciences de la Nature. C. Menger affirmait qu’il est possible d’atteindre, dans le domaine des phénomènes humains, des lois exactes en adoptant la démarche déductive et formelle des sciences de la Nature, G. Von Schmoller lui reprochait de méconnaitre la complexité des individus réels, le contexte historique de leurs échanges économiques, ainsi que la contingence des actions humaines. 2.4. La neutralité axiologique Les sciences de l’homme et de la société doivent-elles se contenter de formuler des jugements de fait ou doivent-elles aboutir à des jugements de valeur ? Ne risquent-elles, dans ce cas, de prendre la forme de discours idéologiques plutôt que scientifiques ? Initialement proposée par M. Weber à propos de l’attitude des enseignants à l’Université, la notion de « neutralité axiologique » est régulièrement invoquée pour défendre l’idéal d’un savant libre qui transcenderait par son souci d’objectivité tout débat partisan. Néanmoins, une rupture entre le travail scientifique respectant les méthodes savantes et destiné à des savants et l’engagement public pourrait s’avérer néfaste dans la mesure où elle ne permettrait plus à la société de bénéficier pleinement des recherches scientifiques dont elle fait l’objet. La reconnaissance de cette difficulté devait conduire P. Bourdieu à dépasser la simple exigence de neutralité pour définir une attitude critique liée à la conscience du fait que celui qui occupe une position déterminée dans l’espace social et dans le champ de production scientifique au sein duquel il construit ses discours prend inéluctablement position sur son objet d’étude, ne serait-ce que d’une façon implicite ou indirecte. Mais comment s’assurer que la prise de position du chercheur résulte bien de la rigueur de ses analyses plutôt que de son histoire personnelle ou des positions qu’il est susceptible d’occuper au sein de la société et du champ universitaire ? Rompant avec la croyance en une science pure qui progresserait à travers les efforts d’une « communauté scientifique » indépendante de toute influence extérieure, P. Bourdieu n’a pour autant jamais renoncé à l’idée d’un progrès de la raison. Le développement des connaissances requiert néanmoins que les chercheurs en science de l’Homme et de la société adoptent une attitude réflexive, par laquelle le sociologue s’est longtemps efforcé de définir sa démarche critique. Pour P. Bourdieu, la production du savoir est déterminée par un espace structuré et potentiellement conflictuel au sein duquel chaque chercheur occupe une position définie, de sorte qu’une véritable « science de la science » ne saurait opposer une analyse interne, réservée à l’épistémologie.
3. Qu’est-ce qu’un fait scientifique (p : 119, Vernant)
Dans le langage courant, dire d’une situation ou d’un évènement que c’est un « fait » revient à affirmer ce dont il est question s’est effectivement produit, peut ou néanmoins pu être constaté, de sorte qu’il paraît difficile de remettre en cause sa réalité. D’une manière analogue, les scientifiques pourront appeler « faits » tous les phénomènes avérés, faisant l’objet d’une entente intersubjective à l’issue d’une procédure de vérification ou de contrôle expérimental. Ainsi comprise, la notion de fait désigne un contenu empirique certain ou la situation décrite par un énoncé vrai. Est-ce dire que les faits puissent constituer de pures données empiriques que la science se contenterait de décrire de façon précise et objective ? Dans quelle mesure peut-on alors dire que les faits sont eux-mêmes construits par la science ? 3.1.Entre données empiriques et constructions symboliques La difficulté que renferme la notion de fait scientifique tient à ce qu’elle semble à la fois renvoyer à de pures données à l’aune desquelles pourraient être évaluées les hypothèses ou théories et à des constructions artificielles mettant notamment en jeu un procès de traduction de notre expérience perceptible en formules symboliques. La question de savoir dans quelle mesure les situations effectives figurées par les énoncés scientifiques sont données ou construites recevra des réponses différentes selon que l’on adopte une théorie de la connaissance rationaliste ou empiriste. Alors que le rationalisme, sous ses différentes formes, peut tenir les résultats de l’observation pour secondaires ou affirmer que la raison n’aperçoit dans la nature que ce qu’elle produit elle- même selon ses propres plans, anticipant l’observation avec des principes qui déterminent ses jugements selon des lois constantes, l’empirisme conduit à considérer les faits de simple observation comme les sources de toute connaissance rigoureuse. La tâche fondamentale de la science serait de découvrir de nouveaux faits, c’est-à-dire d’opérer des constats précis dans des circonstances définies, pour intégrer leur description aux systèmes théoriques dont dispose le chercheur. Il n’y aurait aucune différence de nature entre les jugements de fait que nous produisons quotidiennement - comme : « il pleut » ou « il y a un stylo rouge sur la table » - et les énoncés résultant de la recherche scientifique – comme : « la Lune est un satellite de la Terre ». On peut certes distinguer parmi les énoncés de la science entre les faits et les lois, les premiers se caractérisant par leur singularité alors que les lois seraient par nature générales. L’empirisme moderne présentera en ce sens la description de faits singuliers simples comme l’objectif de la construction d’un ensemble d’énoncés protocolaires, c’est-à-dire d’énoncés primitifs susceptibles d’une vérification directe, indépendamment de leurs relations logiques à d’autres énoncés et auxquels les énoncés théoriques devraient pouvoir être réduits. Les énoncés protocolaires assureraient le lien entre les théories et l’expérience brute, et seraient exprimés par « un langage protocolaire » ou « langage primaire ». Pour prendre un exemple simple d’énoncé protocolaire proposé par Carnap, considérons la phrase : « Il y a un stylo rouge sur la table », que chacun pourra confronter à la perception d’une situation concrète susceptible d’être décrite par une telle formule. N’est-on pas naturellement conduit à tenir la description mentionnée pour une possibilité de description parmi d’autres de la situation concrète dont il est question ? Peut-il seulement y avoir perception sans interprétation ? Non seulement l’empirisme ne peut apporter de réponses adéquates à ces questions, mais les énoncés scientifiques se caractérisent en outre par l’usage de formules mathématiques dont la relation aux données de la perception met nécessairement en jeu une construction symbolique. Quoi qu’il se présente comme le résultat d’une construction intellectuelle, le fait scientifique est irréductible à la stricte nécessité logique, de sorte que la science moderne a pu lui attribuer la fonction décisive de permettre de confronter notre représentation de ce qui doit être à ce qui advient effectivement, et donc de constituer la pierre de touche permettant de trancher entre différentes hypothèses ou théories scientifiques concurrentes. 3.2. L’expérience cruciale C’est Francis Bacon qui, le premier, introduit en 1620, la notion d’expérience cruciale. Notons que Bacon n’emploie pas lui-même l’expression d’« expérience cruciale ». Il parle d’ « instance de la croix ». Selon P. Duhem, Bacon a emprunté cette expression aux croix qui, dressées aux bifurcations, indiquent et signalent la séparation des chemins. L’image est suggestive : le voyageur, lorsqu’il débouche sur un croisement, ne saurait quelle direction emprunter si de telles croix ne lui venaient en aide ; de même le physicien, parvenu à un carrefour théorique, ne saurait quelle hypothèse conserver ou rejeter si l’expérience cruciale ne lui indiquait la voie à suivre. Il s’agit chez Bacon d’une procédure bien précise visant à prouver absolument et définitivement la vérité d’une hypothèse. Soit un ensemble de phénomènes dont les scientifiques cherchent à rendre compte. Dans ce but, ils constituent un répertoire exhaustif des différentes hypothèses explicatives rivales possibles. Nous raisonner pour simplifier sur le cas où seulement deux hypothèses sont en compétition, et nous nous appuierons pour fixer les idées sur un exemple emprunté à l’histoire des sciences du 19eme siècle. Admettons les phénomènes lumineux connus puissent seulement s’expliquer à partir de l’une ou de l’autre des deux hypothèses concurrentes suivantes : la lumière est un flux de très petits corpuscules, ou la lumière est une onde. L’expérience cruciale suppose tout d’abord de parvenir à déduire de chacune des deux conjectures rivales des prédictions mesurables contradictoires. C’est chose possible dans notre exemple : si la lumière est constituée de petits corpuscules, alors, elle doit se propager plus rapidement dans l’eau que dans l’air ; si la lumière est une onde, c’est l’inverse qui doit être le cas. Il s’agit ensuite de concevoir et de mettre en œuvre une expérience qui permette de trancher. L’expérience de Foucault, qui permet d’évaluer la vitesse relative de la lumière dans l’eau et dans l’air, apparaît à première vue comme une bonne candidate. Dans l’esprit de Bacon, le résultat obtenu réfute forcément l’une des deux propositions en compétition, et, du coup, valide indirectement la candidate restante. Il semble ainsi possible de prouver, au moyen d’une unique expérience dite cruciale, non pas seulement la fausseté, mais aussi la vérité d’une hypothèse. Telle est en substance la notion d’expérience cruciale introduite par Bacon. 3.3. Holisme épistémologique Raisonnons sur l’exemple de la théorie newtonienne de la lumière (T). Cette théorie se constitue autour d’une hypothèse centrale (H1) : le caractère corpusculaire de la lumière. Un rayon de lumière s’identifie ainsi à un flux de minuscules corpuscules émis à grande vitesse par les sources lumineuses telle que le Soleil. Outre H1, un très grand nombre d’autres hypothèses composent par ailleurs la théorie de la lumière de Newton (hT1, hT2, etc.). On admet par exemple (hT1) que les rayons lumineux subissent, lors de la traversée de divers milieux (eau, air, etc.) des actions attractives ou répulsives obéissant à des lois déterminées. L’ensemble des hT1, hT2, etc., permet de rendre compte d’un très grand nombre de phénomènes lumineux observés, notamment de phénomènes de réflexion et de réfraction. Soit maintenant un physicien désireux d’éprouver la validité de l’hypothèse corpusculaire H1. Il lui faut déduire de H1 des conséquences mesurables. Dans le cas présent, on s’attend entre autres à ce que la lumière se propage plus vite dans l’eau que dans l’air. Or, souligne Duhem, la déduction des conséquences mesurables fait toujours appel à d’autres hypothèses que H1. Pour conclure par exemple que la lumière est plus rapide dans l’eau que dans l’air , on doit certes supposer H1, mais aussi admettre hT1, hT2, hT3, etc. Bref, la conséquence observable supposée permettre de tester H1, découle non pas de H1, seule, mais de tout un ensemble d’hypothèse incluant H1. Telles sont les prémisses de la thèse du holisme épistémologique.