Vous êtes sur la page 1sur 13

La question philosophique de la science

⚫ Sujet de dissertation pour vous guider dans votre lecture et résumé :


La science est-elle l’image de l’univers ?
1- Qu’est-ce que la science ?
D’après l’étymologie latine, le mot science (scientia dérivé de scire, qui signifie « savoir »)
désigne l’ensemble des connaissances humaines. Le savoir scientifique s’entendait ici en un double
sens : comme savoir-faire, c’est-à-dire comme habilité technique, et comme recherche de la vérité.

1.1. La science comme philosophie


La science a longtemps été assimilée comme une activité philosophique, c’est-à-dire comme
un ensemble d’investigations spéculatives de l’esprit humain. Science et philosophie signifiaient donc
une seule et même chose. Devenue synonyme de « raison », la science ou encore la philosophie
acquiert, au Moyen-âge, son autonomie par rapport à la théologie. Le savoir est une chose, la foi en est
une autre. Peu à peu, la science va acquérir sa totale indépendance. Vers le 17e siècle, la révolution
scientifique a permis en effet de restreindre le champ de la recherche au seul domaine d’« êtres
matériels » et de phénomènes physiques. La science s’est débarrassée de la métaphysique, mais elle a
laissé le traitement des questions relevant de l’esprit et de la connaissance aux soins de la philosophie.
Au 19ème siècle, les chemins de la science et de la philosophie se sont définitivement séparés.

1.2. La science et l’expérience.


Avec Descartes, la science prend la forme d’un projet, celui de « se rendre comme maître et
possesseur de la nature », selon la célèbre formule du philosophe. Au 19ème siècle, on faisait de
l’expérience et de l’expérimentation la seule méthode de recherche scientifique. Ainsi, tout ce qui
échappe au contrôle expérimental se trouve d’emblée hors du champ de la science. On ne peut en effet
traiter un événement historique comme on traite un phénomène physique. Cela ne signifie pas pour
autant que l’histoire ne soit pas une science.

2- La question de l’essence de la science ?


Peut-on, à partir de l’analyse de toutes les sciences, dégager l’essence de la science ? Le terme
science s’utilise à la fois au singulier et au pluriel. Au pluriel, la science s’articule en différentes
disciplines scientifiques (les sciences) ; ici, entre autres, la physique, la chimie, la biologie, l’histoire,
l’économie…. Cependant, ces disciplines diffèrent de par leurs objets, leurs principes et leurs
méthodes. D’où la distinction entre sciences formelles et sciences expérimentales, voire entre sciences
exactes et sciences humaines.

1
Les sciences formelles comme la logique et la mathématique s’intéresse uniquement à la forme
logique de la pensée et, de manière plus particulière, aux formes universelles du raisonnement valide,
peu importe les entités sur lesquelles s’appliqueraient les énoncés (Cf. Cours « la raison et le réel »).
Il n’est pas besoin, par exemple, d’observer un cercle pour le connaître. Il suffit de le construire
mathématiquement, c’est-à-dire de démontrer ses propriétés sans considération du contenu. Les
sciences expérimentales telles que la physique, la chimie et la biologie, s’intéressent, elles, à la réalité,
c’est-à-dire aux objets et aux phénomènes du monde extérieur ; elles cherchent plutôt à établir et
vérifier la correspondance entre la théorie et la réalité.
Au sens singulier, le mot science devient moins précis, pour ne pas dire plus ou moins
équivoque : même en étant synonyme de la connaissance et du savoir en général, la science réunit sous
une seule dénomination des disciplines aussi différentes, des métiers si divers, des méthodes si
divergentes. Ce qui justifie peut-être le singulier du mot « science », c’est l’existence d’une
communauté scientifique qui réalise un travail collectif, qui n’a guère d’équivalent dans les mondes
artistique, littéraire ou philosophique ; c’est également l’idéal scientifique de neutralité et d’objectivité
dans l’explication du réel.
La question de l’essence de la science se pose également comme une question à propos de
l’objet d’étude en science. L’objet de la science semble multidimensionnel. Jusqu’à quel point peut-
on, par exemple, séparer au sein de l’être vivant entre sa conception biologique et évolutive et sa
conception physico-chimique et inerte ? Il est difficile de trouver aujourd’hui une différence de
principe entre science de la nature vivante et science de la nature inerte, compte tenu de l’intérêt
apporté aujourd’hui en biologie à la question des lois physico-chimiques. Pendant longtemps, on a pu
croire à « la génération spontanée », c’est-à-dire à l’engendrement des êtres vivants à partir d’une
matière en putréfaction. Mais Pasteur montre définitivement que la génération spontanée n’existe pas,
y compris pour les micro-organismes : le vivant vient du vivant, et non de la matière. Pourtant, la
biologie transforme aujourd’hui les processus organiques en processus chimiques, de même que leurs
principes de structuration (l’ADN). Ainsi l’espace creusé au niveau de la réalité entre le vivant et la
matière semble s’effacer au profit d’un autre, celui du fonctionnement chimique de l’organisme.
Heureusement, aujourd’hui la théorie de l’évolution permet de résoudre cette apparente contradiction.
La question de l’essence de la science se pose également à un autre niveau, celui de la relation
des sciences de la nature qui s’intéressent à l’homme telles que la biologie, la neurologie et les
sciences humaines telles que l’histoire, la sociologie, la démographie, l’anthropologie, l’économie, la
linguistique et la psychologie. On sait qu’au 19ème et au 20ème siècle une coupure s’est opérée entre ces
deux sortes de sciences. Mais jusqu’à quel point cette coupure pourra-t-elle être définitive ? Car si,
pour ne donner que cet exemple, aux yeux de la neurologie, l’étude du cerveau humain est similaire à
l’étude de la souris aussi bien théoriquement qu’expérimentalement, aux yeux des sciences humaines
telles que la sociologie ou la psychologie, l’homme est d’une nature presque totalement différente :

2
son mode de vie en société fonctionne à travers des valeurs culturelles qui rendent sa représentation
psychologique du monde très spécifique.
Comme on le sait, les sciences humaines », ou « sciences de l’homme » prennent l’homme
pour objet, en tant qu’il est, non pas comme corps et matérialité naturelle, mais comme un être
spirituel et social qui pense et qui agit. Il est clair qu’on ne peut étudier les phénomènes physiques
comme on étudie les phénomènes psychiques ou les phénomènes sociologiques. Cela veut-il dire que
les sciences humaines doivent-elles être exclues du champ scientifique sous prétexte qu’elles
n’utilisent pas les mêmes méthodes de la science expérimentale ? Il faut reconnaitre que la
particularité des sciences humaines est qu’elles cherchent plus à comprendre l’homme qu’à
l’expliquer. Expliquer, c’est dégager les causes et les mécanismes ; comprendre, c’est donner le sens.
En effet, l’homme n’agit pas seulement comme un mécanisme poussé par des causes, il agit pour des
raisons, il donne du sens à son action. L’homme est à la fois objectivité et subjectivité. On appelle
herméneutique le travail d’interprétation qui, au-delà de l’explication des déterminismes et des
contextes, cherche à comprendre le sens de ce qui arrive à l’homme.

3. La science entre l’expérience, l’expérimentation et la théorie


De manière générale, la connaissance empirique est un savoir qui ressort essentiellement de
l’expérience sensible. John Locke considère en effet que l’esprit humain ne trouve pas par lui-même le
contenu de ses idées, mais qu’il le tire toujours de l’expérience : soit de l’expérience du monde
extérieur, soit de l’expérience intérieure ; dans le premier cas, on parle de sensations et d’observation ;
dans le second, de réflexions de l’âme humaine. « Ce sont là les deux sources d’où découlent toutes
les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement », écrit John Locke dans Essai
philosophique concernant l’entendement humain (1690).
On notera que le sens de l’empirique diffère selon qu’on le confronte à l’a priori, à
l’expérimental ou à la métaphysique. Contrairement à l’a priori, l’empirique est ce qui dépend de la
seule expérience, il est de l’ordre de l’a posteriori, c’est-à-dire qu’il est tiré de l’expérience ; ainsi je
sais par expérience que l’ordinateur que je viens de voir posé, là, sur l’étagère existe, mais l’idée que
cet ordinateur ou n’importe quel autre objet, quel qu’il soit, ne peut à la fois exister et ne pas exister
est une idée d’un ordre a priori, c’est-à-dire qu’elle est le produit d’une connaissance purement
subjective. On peut dire de même de mon idée sur le « cercle carré ». Comparativement à
l’expérimental, l’empirique est plutôt d’un ordre intuitif ; il s’identifie à ce qui ne suppose pas de
démarche et de technique ou de méthode de recherche scientifique ; ainsi la médecine traditionnelle
est empirique ; par contre, la médecine occidentale moderne est expérimentale. Enfin, le domaine de
l’empirique est ce qui réfère à la réalité concrète, différant en cela du domaine de la métaphysique qui,
lui, s’en tient à des réalités plutôt suprasensibles. La loi de la pesanteur est un fait empirique ; par
contre, l’idée d’âme est une idée métaphysique.

3
Si l’empiriste est celui qui part de l’expérience sensible, il reste à savoir comment, après
avoir enregistré les données fournies par les cinq sens (data), il organise ces données et si, de surcroit,
il parvient à prédire vraisemblablement, c’est-à-dire de la façon la plus probable possible, leurs
conséquences. Les données externes de l’expérience sensible suffisent-elles à élaborer une
connaissance véritable ? Il faut dire que la perception n’est pas pure réception. Elle est conditionnée
par des programmes innés, précisément neurologiques, qui s’avèrent nécessaires pour structurer les
sensations en éléments signifiants. Parvenir à organiser consciemment et rationnellement les données
reçues du monde extérieur dans des structures préétablies formellement qu’on appelle théorie réclame
au moins un double soin : le soin de faire intervenir des schèmes, c’est-à-dire des cadres de pensée
théoriques qui traduisent un certain paradigme, et le soin de se départir des préjugés et des a priori.
Un paradigme, c’est un modèle dominant, fait de principes théoriques, de pratiques communes,
d’exemples fondateurs qui soudent une communauté de chercheurs, qui orientent leurs recherches et
sélectionnent les problèmes intéressants à leurs yeux. Il faut reconnaître que le paradigme n’est jamais
totalement explicite.

3.1. La science et la théorie


Il ne suffit donc pas d’accumuler les observations pour construire une connaissance
scientifique, mais il faut, outre cela, parvenir à les expliquer de manière cohérente. De plus, les
expériences immédiates sont souvent trompeuses comme c’est le cas avec l’exemple du soleil qui
semble tourner autour de la Terre. Il est donc primordial d’user d’une méthode expérimentale qui
s’amorce avec des hypothèses formulées dans l’unique but d’interroger la nature et la forcer à
répondre aux questions de l’homme de science.
D’après son étymologie, le terme théorie est dérivé du grec Theoria qui veut dire «
contemplation » ; la théorie désigne vaguement un ensemble de connaissances abstraites,
manifestement détachées de la réalité et vouées à la spéculation. Ainsi s’oppose-t-elle à l’action et, par
là même, à la pratique : ce qu’on apprend en théorie n’est pas forcément ce qu’on applique en
pratique. Mais la distinction est contestable, pour ne pas dire trompeuse, car sans connaissances
théoriques, la plupart des pratiques technologiques contemporaines disparaîtront. Une théorie au sens
propre du terme est une construction de l’esprit humain, un système complexe de concepts, de
principes, d’hypothèses, de lois et de calculs dont le but essentiel est de rendre compte de la réalité. La
théorie force la nature à parler le langage de la vérité.

3.1.1. Théories scientifiques et pratiques scientifiques


À proprement parler, la théorie scientifique repose sur des présupposés et non pas sur des
préjugés. Un présupposé est une idée que l’on pose en toute conscience, alors qu’un préjugé est, par
définition, inconscient de lui-même. Cependant, le scientifique ne dépend-il pas, ne serait-ce qu’en
partie, de la culture qui oriente son travail et dont il n’a pas l’entière maîtrise ? L’histoire des sciences,

4
pour Thomas Kuhn, n’est pas constitué par un progrès continu et cumulatif, mais par des sauts, par des
crises qui voient des paradigmes se substituer soudainement à d’autres.

3.2. La méthode expérimentale


Au lendemain des travaux de Galilée au 17ème siècle en physique et en astronomie, la théorie
scientifique a pris un virage décisif en optant pour une méthode hypothético-déductive. La science
moderne oppose observation et expérimentation. L’observation étudie une réalité sans la modifier ;
l’expérimentation, elle, agit sur le phénomène à partir d’hypothèses en vue d’en tirer par déduction des
conséquences. Contrairement aux observations empiriques, la démarche expérimentale suppose, en
plus des théories et des hypothèses, des instruments artificiels.
Le philosophe anglais F. Bacon (1561-1626) entreprit d’inventer une nouvelle logique qu’il
présentait comme une initiation à la méthode de recherche expérimentale. Fondé sur l'expérience, le
« Nouvel Organon » - ouvrage dans lequel F. Bacon esquisse les grands traits de sa nouvelle logique-
sera accueilli en Europe comme une alternative à la syllogistique d’Aristote1. Le point important sur
lequel insiste Bacon est que dans une méthode de recherche scientifique il faut savoir répertorier les
faits en vue de formuler un maximum d’hypothèses possibles. Vient ensuite une seconde étape, celle
de la vérification des hypothèses au moyen de ce que Bacon appelle les « expériences cruciales » c'est-
à-dire les expériences susceptibles de trancher de façon décisive entre deux hypothèses comme entre
les branches de la croix indiquant les directions sur un chemin. Une des leçons épistémologiques
importantes liées à cette méthodologie expérimentale est qu’au lieu d'opposer démonstration et
expérience, il convient mieux de rendre les expériences plutôt démonstratives.
L’historien des sciences, Claude Bernard, recense et explique les étapes de la construction de la
théorie expérimentale à partir de l’exemple suivant : face à un phénomène tel que celui de la chute des
corps dans le vide, la démarche expérimentale commence d’abord par fournir une hypothèse, c’est-à-
dire « une interprétation anticipée des phénomènes de la nature » ; l’hypothèse se construit donc à
partir d’une idée, à la suite de l’observation. À l’étape suivante, le chercheur procède à la déduction en
vue de tirer de l’hypothèse quelques conséquences. Plus les calculs mathématiques effectués
permettent de prévoir de la manière la plus précise les conséquences de l’hypothèse plus les chances
d’une prévision vraie sont grandes. Vient ensuite la troisième étape : elle consiste dans l’invention
d’un dispositif expérimental susceptible de mettre l’hypothèse à l’épreuve, c’est-à-dire de la « tester».
Enfin, l’étape de comparaison où le chercheur confronte les résultats de l’expérience réalisée et les
résultats prévus initialement par la déduction. Si les résultats ne concordent pas, l’hypothèse est fausse
et doit être rejetée ; s’ils concordent, c’est que l’hypothèse est vérifiée. Aujourd’hui, on serait plus
prudent ; on dira que l’hypothèse possède une certaine probabilité d’être vraie, c’est-à-dire qu’elle le
sera d’autant plus que de nombreuses expériences ne l’auront pas réfutée. (Cf. Dossier épistémologie,

1La syllogistique est la partie de la logique formelle qui se charge d’étudier les différentes formes logiques et universelles du
syllogisme

5
K. Popper est la question de la réfutabilité des théories scientifiques). Une question se pose pourtant :
la comparaison suffit-elle pour considérer la théorie vérifiée comme adéquate au phénomène étudié ?
La rigueur et la pertinence du calcul mathématique ne fournissent-elles pas le critère de la certitude
beaucoup plus que ne le ferait l’expérience réalisée ?

4. La nature et les limites de la vérité scientifique


Pour Einstein et Leopold Infeld, il nous est impossible de confronter directement les théories
que nous bâtissons avec la réalité elle-même : « les concepts physiques sont des créations libres de
l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde
extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à
l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles
en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il
pourra se former quelques images du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe,
mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera
jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel,… » « (L’Évolution des idées en
physique, 1938). Tout au plus le scientifique pourra-t-il décider de la validité d’une théorie plutôt que
d’une autre, s’il parvient à développer une image de la réalité « de plus en plus simple » et s’il prend
conscience de « l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre »
et considérer comme une « vérité objective ».

4.1. Conventionnalisme ou réalisme ?


Si les concepts sont des « créations libres de l’esprit humain », c’est que les théories
scientifiques, qui sont des systèmes en attente de réfutation, reposent sur de simples conventions utiles
pour agir sur la réalité et non pas comme des copies fidèles. Il s’agirait pour la science, comme le
disait Pierre Duhem, de « sauver les phénomènes », c’est-à-dire d’en livrer une explication seulement
commode et utilisable. On parle de conventionnalisme (ou d’instrumentalisme) pour désigner cette
conception relativiste de la science. Le conventionnalisme s’oppose au réalisme qui affirme une
analogie profonde entre les théories scientifiques est les mécanismes de la nature. Il estime que la
science, n’étant pas tout à fait la réalité, ne fait que s’en approcher. Le philosophe du langage Ian
Hacking écrit en ce sens que « pour le réalisme scientifique, les entités, états et processus décrits par
les théories existent vraiment, pour peu que ces théories soient exactes. Protons, photons, champs de
force et trous noirs sont aussi réels qu’ongles d’orteils, turbines, tourbillons dans un cours d’eau ou
volcans. L’antiréaliste s’oppose à ces entités qui ne sont pour lui que fictions, constructions logiques
ou éléments d’un processus intellectuel d’appréhension du monde. » (Concevoir et expérimenter
(1983) .
Quoi qu’il en soit, l’abstraction scientifique est d’une toute autre nature que l’abstraction dans le
langage ordinaire. Le point où vraiment les deux formes d’abstraction divergent est celui de la

6
définition. En effet, le sens ordinaire du mot « poids » n’est pas forcément celui que lui confère la
science ; de plus, en science moderne ce mot n’est jamais utilisé de manière métaphorique ou
métaphysique. Il faut dire que les définitions qu’apporte la science ne visent pas plus que la précision,
l’adéquation et surtout l’explication des données de l’expérience scientifique par leurs caractéristiques
essentielles. Aujourd’hui, grâce aux nuances scientifiques, on sait que le poids d’un objet est la force
avec laquelle la Terre (ou les autres astres) nous attire vers elle et que l’unité de cette force est le
newton (N), c’est-à-dire que le poids se mesure en newtons et non en kilogrammes, alors que la masse
est la quantité de matière dont l'objet est constitué, ce qui explique pourquoi elle se mesure en
kilogrammes à l’aide d’une balance par exemple. On peut citer un autre exemple, tiré du domaine des
sciences humaines : en économie, la « productivité » est un concept abstrait, et l’on peut visiter une
usine sans jamais « voir » la productivité. Pourtant, la productivité est une réalité indéniable, voire
fondamentale : elle commande le prix des marchandises, la compétitivité d’un pays, le pouvoir d’achat
de ses habitants, etc. Ces deux exemples, tirés de deux domaines de la science différents, montrent
que, en définitive, l’abstrait scientifique ne s’oppose pas au réel ; au contraire, c’est un instrument
d’action sur le réel qui force ce dernier à parler le langage de la science et de la vérité.

4.2. Les obstacles entre science et réalité


Historiquement, les sciences expérimentales naissent longtemps après les mathématiques. C’est
que la nature ne se laisse pas connaître aussi facilement que les nombres et les figures. Certains
obstacles viennent de la nature elle-même. Mais quels sont ceux qui viennent de la pensée humaine et
de ses préjugés ?
Il existe deux sortes de d’obstacles de nature différente et auxquelles se heurte la recherche de
la vérité : (1) les obstacles externes à la connaissance qui viennent de la complexité de la nature. La
vitesse de la lumière, la petitesse des atomes, l’éloignement des étoiles, la complexité du cerveau
humain sont autant d’obstacles venant de la nature elle-même. Ce sont des réalités objectives ; (2) les
obstacles internes à la connaissance qui viennent de l’esprit humain lui-même. Gaston Bachelard, le
philosophe des sciences français, appelle ces obstacles : obstacles épistémologiques (du grec épistémè,
qui veut dire « science »). Ce sont des interprétations spontanées du monde, des images ou des
schémas familiers à l’esprit humain qui produisent de pseudo-connaissances et empêchent l’esprit
humain de poser les vraies questions. À titre d’exemple, l’hérédité est souvent perçue comme un «
mélange du sang » des parents. Or, l’hérédité combine les gênes, à la manière des jeux de loterie, mais
ne les mélangent pas.

7
 Dossier. L’épistémologie ou la philosophie des sciences
L’épistémologie est la réflexion critique sur l’histoire des sciences ainsi que les conditions de
la vérité scientifique. Plus précisément, elle se charge de la critique de l’objet, des méthodes et des
résultats de la recherche scientifique, tous domaines confondus.

L’épistémologique de Gaston Bachelard (1884- 1962)


L’épistémologie de Bachelard est une philosophie des sciences qui s’insurge contre les thèses
qui soutiennent l’existence a priori d’une structure immuable de la raison (l’idéalisme) ainsi que toute
forme de philosophie des évidences sensibles qui procède d’un réalisme naïf. L’épistémologie de
Bachelard s’est également rendue fameuse par la soutenance de la thèse selon laquelle le progrès
scientifique et, généralement, l’histoire de la science, sont pour l’essentiel faits de crises, de « ruptures
épistémologiques » et de révolutions.
Ce philosophe des sciences français s’est tout particulièrement
attaché à l’étude des conditions de la possibilité de la connaissance
scientifique. Contre les partisans du raisonnement par induction, il fait
observer que l’on ne peut jamais affirmer qu’il n’y aura pas de contre-
exemple à la loi que l’on établit. Contre les empiristes, il montre que l’objet
de la science tient aux régularités observables et que, en conséquence, les lois ont une légitimité
rationnelle, c’est-à-dire qu’il y a une logique de récurrence constante qui sous-tend les lois et qui, pour
ce fait, ne peuvent être connues que par la raison. Contre les rationalistes classiques, Bachelard défend
la thèse d’un rationalisme fondée sur les faits empiriques. Le rationalisme n’est tel que s’il est «
appliqué » ; l’abstraction dénuée de sanctions expérimentales ne peut fonder le rationalisme.
L’abstraction va donc de pair avec la pratique, et inversement. Bachelard dira, en ce sens, que non
seulement toute théorie doit être aussi une pratique, mais que les instruments scientifiques sont eux-
mêmes des théories matérialisées. Il plaide donc pour un « matérialisme rationnel ».
La science procède donc par une double rupture. D’une part, elle est en rupture par rapport aux
erreurs anciennes. C’est une science polémique, parce qu’elle s’oppose à ce qui est tenu pour vrai sans
être offert à l’examen critique et l’expérience. Les théories établies peuvent devenir des préjugés, si
elles ne sont pas offertes à la possibilité de la réfutation. La pensée commence toujours avec un
paradoxe, c’est-à-dire que, littéralement, elle s’oppose à l’opinion commune (« para-doxa »). En cela,
la science rejoint la philosophie. Mais si parfois la solution surgit par hasard, le facteur déterminant
dans le processus de la découverte reste celui de l’investigation et de l’interrogation. Cela sans oublier
les contributions des générations scientifiques antérieures qui restent, elles aussi, déterminantes du
progrès et même de la « révolution » scientifique.

8
La thèse de Bachelard peut utilement être opposée à une conception plus naïve de l’histoire
des sciences, selon laquelle les sciences progressent par simple accumulation. Une telle conception a
été défendue par l’historien des sciences français Pierre Duhem. Bachelard met en évidence le
caractère conflictuel et dialectique de l’histoire des sciences. On peut l’illustrer par l’exemple
classique des fontainiers de Florence. La théorie aristotélicienne expliquant que l’eau s’élève dans les
pompes en vertu du principe métaphysique : « la nature a horreur du vide ». Les scientifiques du
XVIIe siècle considéraient comme énigmatique que l’eau cesse de monter à partir d’une certaine
hauteur. Il fallut le génie de Torricelli (1608 – 1647) pour imaginer que, si l’eau montait, ce n’était pas
par « horreur du vide », principe présumé être tout à fait naturel, mais à cause de la pression
atmosphérique – ce qui expliquait aussi qu’à partir d’une certaine hauteur, proportionnelle à cette
pression, l’eau cesse de monter. Comme le montre cet exemple, le sens commun constitue un obstacle
qu’il faut dépasser par le renoncement à l’affectivité (spontanéité) du sujet (l’homme). « La
connaissance scientifique, écrit Bachelard, est toujours la réforme d’une illusion » ; certes, les
découvertes de la science nous donnent toujours accès au même monde usuel ; il n’en reste pas moins
indispensable qu’une reconstruction de ce monde soit faite grâce à la raison, et cela, en procédant à sa
mathématisation. Bachelard soutient même que, dans la méthode scientifique, les formulations
mathématiques jouent un rôle plus important que l’observation des phénomènes. Le phénomène,
pense-t-il, ne correspond plus à des choses mais à « l’instant particulier d’une méthode » (Noumène et
microphysique, in études, I). En science, le phénomène est « désubstantialisé ».

La démarche expérimentale soulève deux autres questions non des moindres : les limites de
l’induction et la falsifiabilité.

4.3. Induction et vérité scientifique


L’induction est un problème central en sciences de la nature. La question classique à son sujet
est celle de savoir si elle est parfaite ou imparfaite ? D’autres questions peuvent aussi être posées :
n’est-elle qu’extrapolations et généralisations excessives ? Si j’ai vu des milliers de fois des corbeaux
noirs, puis-je inférer que tous les corbeaux sont noirs ? Pour Karl Popper, il est logiquement
impossible de prouver que « tous les corbeaux sont noirs », car il faudrait recenser la totalité des
corbeaux, ce qui est quasi impossible. En revanche, il est logiquement possible de prouver la fausseté
de la proposition si l’on parvient à montrer un seul corbeau blanc. D’un point de vue strictement
logique, le jugement inductif peut être infirmé, non affirmé ou prouvé.

9
4.4. Vérifications/falsifiabilité
Le cas de l’induction montre que la science ne sert pas qu’à vérifier la théorie, mais à la
réfuter aussi. On parle de principe de démarcation entre la science vraie et la science fausse lorsque la
science est comprise comme l’ensemble des théories vérifiées. Mais la théorie n’est théorie que si elle
est aussi réfutable ; le fait qu’une théorie ne soit pas encore réfutée n’empêche pas qu’elle puisse être
démentie par les faits. Cette notion de science comme théorie provisoirement vraie met en avant le
principe de vérisimilitude.

4.4.1. Vérité et vérisimilitude


Pour Karl. Popper la vérisimilitude est le fait qu’une théorie s’approche davantage du vrai. Cela
veut dire qu’une science ne peut prétendre à la vérité absolue, encore qu’on puisse toujours montrer
qu’une théorie est meilleur qu’une autre. À titre d’exemple, la théorie de la relativité en physique
englobe la théorie de Newton ; mais l’inverse n’est pas vrai. Popper utilise l’analogie suivante :
supposons des alpinistes perdus dans le brouillard, ils ne peuvent pas savoir si la cime qu’ils ont
atteinte est le sommet de la montagne, mais ils peuvent savoir que celle-ci est plus élevée que telle
autre, donc qu’ils sont plus près du sommet.
Il faut distinguer science et pseudo-science. La recherche de vérification à tout prix n’est que le
fait de pseudo-sciences. Celles-ci sont en état d’inventer des « hypothèses ad hoc » pour justifier la
théorie, en la mettant à l’abri de la critique des faits. Cela arrive souvent au cas où l’expérimentation
n’est pas conforme à la théorie. Or, rajouter une hypothèse à une théorie pour empêcher qu’elle soit
réfutée par une expérience ne nous donnera pas plus qu’une théorie « rapiécée » artificiellement.
Même en abandonnant l’hypothèse de départ en faveur d’une toute autre nouvelle hypothèse, cela ne
servira pas plus qu’à cesser d’assimiler la théorie à un fait définitif. En réalité, il faut résister à ces
tentatives, si l’on sait d’avance que la méthode scientifique véritable, au contraire, consiste à chercher
à réfuter une théorie en cherchant des contre-exemples. Plus une théorie résistera à ces tentatives, plus
elle sera jugée solide. On peut donner l’astrologie comme un exemple de fausse science. Le fait que
les horoscopes paraissent fonctionner peut être attribué à l’effet-puits : « Plus un discours est vague
plus les personnes qui l’écoutent peuvent se reconnaître et se reconnaître majoritairement dans ce
discours » (G. Charpak et H. Broch, Devenez sorciers, devenez savants, 2002).

 L’épistémologie de Karl Popper (1902 – 1994)

Popper est philosophe des sciences. Il est rendu célèbre par sa critique du
positivisme (qui considère que seules les sciences formelles et naturelles
produisent les propositions vraies et douées de sens).
Selon Popper, la prétention qu’une théorie peut être « vérifiée » équivaut à la

10
croyance qu’elle peut être définitivement vraie. La spécificité des théories véritablement scientifiques
tient, au contraire, à leur capacité d’évoluer tout en étant confrontées à des faits qui les remettent
éventuellement en cause. Une théorie scientifique n’est « vraie » que pour autant qu’elle est démentie
par des faits nouveaux : elle est donc provisoire par essence (ce qui parfois ne l’empêche pas de durer
longtemps).
Popper ne critique pas l’idée de sciences, mais plus précisément une conception naïve de la
science selon laquelle celle-ci est figée une fois pour toutes. Le discours scientifique est par essence un
discours capable de révolutions internes qui lui permettent d’intégrer des données nouvelles. La vérité
scientifique ne consiste pas en énoncés universellement ou éternellement valides. La science s’inscrit
dans l’histoire de l’indissociable relation de la vérité à la fausseté ; sinon, comment pourrait-il être
possible de résoudre la contradiction apparente entre la vérité et le progrès des sciences. C’est parce
que la vérité réside moins dans la correspondance avec les faits que dans son caractère limité et sa
cohérence formelle, qu’elle est sujette aux démentis de l’expérience.

⚫ Sujet de dissertation pour vous guider dans votre lecture et résumé :


Les sciences humaines sont-elles des sciences inexactes ?

4.5. La complexité de l’être humain


Il existe également d’autres types de difficultés épistémologiques spécifiques aux sciences
humaines, qui remettent en cause la scientificité de ces dernières. Différents facteurs peuvent
expliquer les limites de l’explication scientifique de l’homme, être pensant, libre et peu prévisible.
Parmi ces facteurs, on peut citer :

- La globalité du fait humain : il est difficile de comprendre l’homme en isolant un seul de ses aspects,
soit sa dimension biologique ou sa dimension psychologique ou sociologique, etc. Cela risque de
mener à un réductionnisme procédant, au fond, de méthodes partielles. Tenter le contraire, c’est-à-dire
adopter une approche de l’homme qui soit globale, risque malheureusement de déboucher sur des a
priori idéologiques.

- La subjectivité du fait humain : l’homme, de par la nature de son tempérament, son esprit et ses
représentations est un être typiquement subjectif. Ses passions irrationnelles interdisent à l’observateur
une généralisation des comportements humains sous forme de lois naturelles. Cela veut dire, entre
autres, que l’observateur lui-même n’est pas capable d’une neutralité absolue ; l’observateur ou le
chercheur humain risque d’intervenir personnellement par des jugements de valeur et des préjugés
idéologiques ; or, on ne peut à la fois être juge et partie, sujet et objet d’étude.

- La spécificité du fait humain : il est difficile d’isoler le phénomène humain comme l’on isole les
phénomènes de la nature. Car l’être humain n’est pas forcément conditionné par des causes
déterminantes. L’absence de répétabilité interdit l’expérimentation. La mémoire du passé empêche la

11
répétition à l’identique ; car, dès lors qu’on prévoit le futur, on peut modifier les événements prévus.
N’étant pas forcément gouverné par le rapport de cause à effet, l’homme n’est pas régi par un
déterminisme du genre de celui dont parle les sciences exactes.

 Dossier. L’homme peut-il faire l’objet d’une étude scientifique ?


La distinction établie entre les « sciences exactes » et les « sciences humaines » n’a finalement
été rendue possible que par le dépassement du scientisme, dit aussi positivisme, courant de pensée dont
on considère qu’Auguste Comte (1798-1857) est le fondateur.

Auguste Comte a fait œuvre de novateur lorsqu’il a proposé en 1839 le terme sociologie pour
l’opposer à toute recherche sur l’homme qui soit métaphysique. La sociologie s’oppose à la
philosophie. Car, selon lui, les phénomènes sociaux (ou phénomènes de société) sont suffisamment
bien particuliers pour qu’ils puissent faire l’objet d’une discipline distincte des autres disciplines,
notamment de la philosophie. Ils sont naturels comme tout autre phénomène naturel et méritent d’être
étudiés scientifiquement, c’est-à-dire moyennant une « méthode positive », qui, telle une « physique
sociale », permet d’expliquer les phénomènes de la société. En voulant donc faire de la sociologie une
« science positive », Comte ambitionne en fait d’en faire ce que nous appelons aujourd’hui une «
science exacte ».

 Émile Durkheim (1858-1917) tente d’approfondir le projet d’une science de la société en


s’employant à appliquer la méthode des sciences de la nature à l’étude des « faits sociaux » ; c’est
pourquoi, dira-t-il, il faut « traiter les faits sociaux comme des choses », lesquels méritent le même
type d’investigation rigoureuse et rationnelle entrepris dans les « vraies » sciences.

Wilhelm Dilthey (1833-1911), bien qu’il fût influencé par la pensée de Comte, conteste le
positivisme scientiste en établissant que les méthodes employées pour connaître les « choses de la
nature » ne peuvent être les mêmes que celles mises en œuvre pour connaître les « choses de l’esprit ».

Le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) s’oppose, lui aussi, à Comte et à Durkheim. Pour
lui, les faits humains ne sont pas des faits naturels, mais culturels. Ils méritent d’être traités selon une
méthode « compréhensive », à la manière de Dilthey, et non plus selon une méthode basée sur un
schéma « explicatif ». Sans vraiment renoncer à rechercher une causalité explicative des faits sociaux,
la méthode compréhensive s’efforce néanmoins d’en comprendre le sens ; les faits humains
s’interprètent, et cela suffit pour tenir une science comme l’histoire pour une science interprétative.
De tout ce qui vient d’être dit, il ressort, de manière générale, que la science ne peut se limiter
à l’étude des êtres matériels, pas plus qu’elle ne peut faire des « sciences de l’homme » une science
exacte. Mais l’homme, pris pour ce qu’il est, peut-il, à juste titre, faire l’objet d’une étude qui soit de
part en part scientifique ? Ne faut-il pas commencer par se demander d’abord : qu’est-ce que l’Homme
? L’historien, par exemple, n’étudie-t-il pas davantage le « passé humain » que l’homme, à proprement

12
parler ? Le psychologue ne se penche-t-il pas davantage sur le fonctionnement de l’esprit humain que
sur l’homme dans sa complexité globale et multidimensionnelle ? L’ethnologue n’étudiait-il pas au
départ les particularités des sociétés primitives sans fondamentalement s’interroger sur la nature
humaine, même si, il est vrai, les connaissances acquises apportaient des renseignements
supplémentaires sur l’humain en lui-même, notamment pour ce qui relève de son passé et de son
évolution ? Il n’est de science humaine qui puisse échapper à ce genre de questionnement
philosophique. Peut-être la philosophie ou l’anthropologie au sens que lui donne Kant, c’est-à-dire
l’étude philosophique de l’homme, est-elle la plus à même d’apporter des éléments de réponse
appropriés à la nature complexe de l’être humain. N’empêche que la question de savoir jusqu’à quel
point la philosophie peut répondre à la question : « Qu'est-ce que l'homme ? » reste ouverte.

FIN.

13

Vous aimerez peut-être aussi