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Avant-propos

elon la perception première que consacrent les définitions courantes,


l’idéologie se reconnaît d’emblée comme un système d’idées inscrit
yv^y/ dans les structures sociales. D’un florilège énorme, retenons trois
échantillons. L’idéologie, écrit Raymond Aron, est « un système d’interpréta­
tion du monde social qui implique un ordre de valeurs et suggère des réformes
à accomplir, un bouleversement à craindre ou à espérer1 ». L’idéologie, nous
dit Adam Schaff, est « un système d’opinions qui, en se fondant sur un système
de valeurs admises, détermine les attitudes et les comportements des hommes
à l’égard des objectifs souhaités du développement, de la société, du groupe
social ou de l’individu2». Selon Louis Althusser, l’idéologie est «un système,
possédant sa logique et sa rigueur propres, de représentations (images, mythes,
idées ou concepts), doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une
société donnée3 ». Ces définitions inaugurent ou résument des théories diffé­
rentes; leurs auteurs se situent selon des horizons politiques très divers. On
constate néanmoins leur convergence quant au repérage du phénomène en
cause. Les idéologies sont les formes culturelles les plus explicites; les partiali­
tés s’y justifient et s’y nourrissent de connaissances et de symboles. Elles sont
épousées par des groupes, elles donnent naissance à des mouvements sociaux.
Elles possèdent leurs moyens de diffusion, des procédés complexes de démons­
tration, des significations toutes prêtes pour les faits et les événements qui sur­
viennent.

1. L’opium des intellectuels, Gallimard, nouvelle édition, 1968, 375.


2. « La définition fonctionnelle de l’idéologie », L’Homme et la Société, 4, 1967, 50,
3. Pour Marx, Maspero, 1966, 238.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Mais, quand on parle d’idéologie, faut-il se borner à ces représentations


sociales très organisées? Ne serait-ce pas s’interdire de les expliquer? Pour
Marx, idéologie se dit aussi de la culture entière. D’autres parlent de « l’idéolo­
gie au sens large» ou d’un «champ idéologique». Cette dérive d’un phéno­
mène circonscrit et aisément reconnaissable à un ensemble plus vaste et plus
fou doit bien comporter quelque nécessité. Elle suggère que, dès que l’on
s’attache à ce qui se présente en surface comme système, on est vite renvoyé à
des racines enchevêtrées qui finissent par concerner tout le terreau social.
Ce n’est là qu’une première difficulté.
La plupart des concepts des sciences humaines sont contaminés par le lan­
gage commun des préférences et des conflits: l’idéologie l’est plus que tout
autre. On en parle d’abord et avant tout pour la discréditer. L’incroyant prétend
qu’il y a une idéologie religieuse; inversement, le croyant imagine que
l’athéisme n’est à l’opposé de la foi qu’en se faisant dogmatique. L’homme de
gauche vitupère les idéologies de droite ; le tenant des pouvoirs établis condamne
les idéologies socialistes. Le partisan des techniques dites rationnelles de gou­
vernement dénonce les idéologies nationalistes qui, à leur tour, croient pouvoir
expliquer pourquoi il y a des idéologies rationalistes. Ce chassé-croisé se pro­
longe et s’éparpille à l’infini.
Officiellement, l’idéologie est la pensée de l’autre. Il n’est pas possible de
lui accorder qualité objective du moment où on n’y adhère pas. A la rigueur,
quant à sa propre idéologie, on avouera que c’est aussi sa pensée à soi mais
qu’elle est moins vraie qu’elle ne s’avère utile : une vérité qui veut rallier l’una­
nimité nécessaire aux tâches politiques mais qui se tient loin de la conscience
individuelle où séjournent hypothétiquement des adhésions, des logiques, des
principes plus affirmés. Cette polémique est-elle accessoire, en ce sens qu’une
ferme volonté positive suffirait à en soustraire le phénomène idéologique ? On
verra, par la suite de ce livre, que je n’en crois rien. Ce serait dissoudre la
notion que de la dissocier des querelles où elle se forme et se reforme sans
cesse. L’idéologie, c’est la société comme polémique. C’est la société tâchant
de se définir dans des luttes et des contradictions. L’idéologie est-elle une socio­
logie d’avant la sociologie?
En tout cas, de toutes celles qu’utilisent les sciences humaines, la notion
d’idéologie est la plus irritante. Cela ne tient pas d’abord aux lacunes de la
recherche, mais à des traits essentiels de l’objet en cause. L’idéologie est le
repoussoir de l’intention scientifique; par contre, la sociologie doit en faire
l’analyse. Exemple privilégié de ce qui, dans nos disciplines, est un cercle de la
connaissance. S’il fallait ramener à un seul thème le problème des fondements
Les Idéologies

des sciences qui se préoccupent de l’homme, on commencerait et on conclu­


rait par un débat avec l’idéologie.
La sociologie ou la philosophie trouvent-elles leur départ en se tournant
contre ces systèmes au nom d’un autre parti pris, celui de n’en pas avoir? Ou
encore, l’idéologie fournirait-elle une sorte de vérité utile qui n’empêcherait
pas des intentions plus carrément objectives? En tout cas, au premier regard, il
semble exclu que l’on puisse procéder à une délimitation facile de territoires.
La théorie est condamnée à parcourir les voies de l’idéologie, et non pas pour
se dépouiller d’une enveloppe qui n’aurait de sens que pour ceux qui, faute de
théorie, en resteraient à ces vérités de surface. L’idéologie est une pensée qui
combat et qui parle pour combattre; une pensée qui se veut davantage sou­
cieuse de ses fondements et de ses visées, qui cherche à se donner un destin
théorique, n’a d’autre recours que d’interroger la parole intempérante des idéo­
logies et de reconnaître franchement sa terrible puissance de suggestion.
Nous n’avons pas voulu éluder ces immenses difficultés pour cerner au
plus vite ce qui serait un chapitre particulier de la sociologique ou de la philo­
sophie. Ces difficultés font la matière même de cet ouvrage.
Ce parti pris avoué, le lecteur consentira peut-être à l’allure un peu sinueuse
de notre démarche.
Nous aurions pu tracer d’abord un bilan des théories de l’idéologie où
auraient été passés en revue Bacon, les philosophes des Lumières, Feuerbach,
Marx, Engels, Durkheim, Weber, Sorel, Mannheim, Lénine, Althusser et tant
d’autres. Après quoi nous aurions présenté notre propre conception en autant
de chapitres rangés selon l’ordre de la didactique ou de la dogmatique.
L’itinéraire que nous suivrons est plus hasardeux.
Au lieu de tenir pour assuré qu’il y a telle chose que l’idéologie et de procé­
der ensuite à sa dissection, nous nous attarderons d’abord à l’émergence de la
notion dans le langage commun et dans la pensée scientifique de nos sociétés.
Nous reconnaîtrons vite que, prolongeant des attitudes suggérées par la culture
occidentale moderne, les sciences de l’homme voient dans l’idéologie un
résidu de leur propre tentative. Se construisant contre l’idéologie, il est normel
qu’elles l’envisagent ensuite, la prenant comme objet, d’une façon négative.
Mais, en traitant ainsi de l’idéologie, la science se trouve tout naturellement à
écarter les sujets historiques concrets, qu’ils soient individuels ou collectifs.
Comment, en effet, entreprendre l’étude objective de la société sans récuser,
avec ces sociologies fausses que sont les idéologies, les sujets qui les fabriquent
ou les épousent?

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Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Après avoir convenu de la légitimité de cette intention, faut-il renoncer à


aller plus loin? Nous ne le croyons pas. D’où l’idée, curieuse à première vue,
d’une science de l’idéologie qui serait aussi une science du sujet historique.
Formulées au long du premier chapitre, ces deux préoccupations se trouveront
liées pour toute la suite de ce livre.
L’idéologie comme résidu

es individus et les groupes agissent pour combler les incertitudes des


situations où ils se trouvent. Mais, par une sorte de cercle vicieux,
Faction ne dégage son intention que par référence à un espace aux
alentours un peu fermes; elle ne peut être posée sans qu’une signification
cohérente soit donnée à la situation. Conférer un sens à la situation par Fac­
tion, reconnaître un sens à la situation afin que Faction soit possible: c’est
d’abord dans cette conjonction élémentaire que l’idéologie trouve racine.
N’est-elle pas une définition de la situation en vue de Faction? Définition plus
systématique que les autres, il est vrai, mais qui ne procède pas moins des
mêmes exigences.
À partir de ces exigences communes, peut-on entrevoir une problématique
provisoire de l’idéologie? Tentons du moins une première esquisse, quitte à
l’étaler davantage par la suite.

î. Le problème

Les idéologies font d’abord question parce qu’elles sont concurrentes. Une
variété pins ou moins grande de systèmes pour une situation hypothétiquement
semblable, les débats qui s’ensuivent donnent le sentiment que l’idéologie est
une sphère originale de la vie sociale. C’est la confrontation qui fait de l’idéo­
logie une réalité. Tant que règne, si cela se peut, une seule définition de la
situation, c’est comme s’il n’y avait pas d’idéologie. L’idéologie se révèle telle
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

clans le pluralisme des idéologies. On se souvient de Montaigne dans YApologie


de Raymond Sebond :
Nous ne recevons notre religion qu’à nostre façon et par nos mains, et non autre­
ment que comme les autres religions se conçoyvent. Nous nous sommes rencon­
trez au païs ou elle estoit en usage ; ou nous regardons son ancienneté ou l’authorité
des hommes qui l’ont maintenue ; ou craignons les menaces qu’elle attache aux
mescreans; ou suyvons ses promesses. Ces considérations là doivent estre
employées à notre creance, mais comme subsidiaires: ce sont liaisons humaines.
Une autre région, d’autres tesmoings, pareilles promesses et menasses nous pour-
royent imprimer par mesme voye une croyance contraire. Nous sommes Chrestiens
à mesme titre que nous sommes Périgordins ou Alemans.

Marquer, comme le fait Montaigne, que l’idéologie - la religion chré­


tienne en l’occurrence - est une définition de la situation qui tient à un pays, à
une éducation donnée, c’est en réalité reconnaître deux choses à la fois: que
telle idéologie est une définition parmi d’autres d’une situation (diverses reli­
gions sont possibles); que l’idéologie provient d’une situation («à mesme titre
que nous sommes Périgordins ou Alemans »). La situation se dédouble donc : il
y a celle dont parle l’idéologie et il y a celle de l’idéologue. Montaigne suggère
que la relativité de la première pourrait bien s’expliquer par la partialité de la
seconde.
Dans leur façon d’envisager l’idéologie, les hommes d’aujourd’hui ne pro­
cèdent guère autrement que Montaigne. Et, aussi bien, la science qui parle de
l’idéologie. Sans doute parce que cette problématique de départ est inscrite
dans la société moderne elle-même. Les idéologies y sont offertes sur un vaste
marché où se font concurrence les lectures et les objectifs de la société et des
groupes. Dans cette lutte pour la vérité collective, diverses intentions sont pos­
sibles et elles se complètent. On peut tenir son idéologie pour relative et admet­
tre que d’autres aient des préférences différentes : le pluralisme, prolongeant un
des thèmes du vieux libéralisme, est devenu lui-même une idéologie. Adopter
cette perspective, c’est consentir à ce que l’idéologie soit un compte rendu non
pas seulement de la situation qu’elle circonscrit mais aussi de la situation de
celui qui l’adopte. Comment, dès lors, ne pas expliquer les idéologies aux­
quelles on n’adhère pas par les situations de ceux qui les promeuvent?
Mais ces deux conceptions de la situation dont il a été jusqu’ici question en
appellent une troisième. Pour reconnaître que les situations sont susceptibles
de définitions différentes et que ces définitions proviennent des situations de
ceux qui les formulent, il faut soi-même se situer hypothétiquement ailleurs.
Quel est l’emplacement de celui qui fait cette constatation et qui se propose
Les Idéologies

d’en poursuivre les implications? Où donc se tenait Montaigne? Dans sa cons­


cience, dans sa raison, dans ce que Descartes appellera peu après le cogito?
Cela aussi est devenu problème de tout un chacun. Aussi, il est compré­
hensible que l’on ait pu parler, depuis quelques décennies, de «la fin des idéo­
logies». Affirmation illusoire, et nous aurons à y revenir, mais qui a pourtant
une signification: elle donne une situation à ceux qui reconnaissent la relati­
vité des définitions idéologiques et la relativité des emplacements de ceux qui
les soutiennent. Ce qui est arbitraire cédera la place à la nécessité ; déjà, moi
qui parle de l’idéologie, je suis légitimé à le faire parce que je me situe hypo­
thétiquement dans un monde qui n’est plus celui de mes préférences... Par le
même raisonnement, Montaigne aurait pu fonder une science objective de la
religion ; refaisant le même raccourci, Marx a cru l’avoir fondée effectivement.
La thèse de « la fin des idéologies » est donc aussi vieille que la reconnaissance
du phénomène idéologique : constatant la variété des idéologies, les ramenant
aux situations de ceux qui les professent, il faut bien que je me donne un lieu
d’où cette constatation est possible. Ce pourra être l’individu abstrait, un atome
au fond irréductible à la société : déjà le libéralisme le proposait. Ce pourra être
la technique, selon une logique plus récente que certains politiciens préfèrent:
tel le Président Kennedy qui, en 1962, affirmait que les problèmes actuels ne
requièrent pas des réponses idéologiques, philosophiques ou même politiques,
mais des solutions techniques et administratives1.
On voit à quel paradoxe on aboutit ainsi. Ou bien la situation d’où on parle
de l’idéologie est vraiment aussi objective que le supposait Kennedy: désormais
la politique se ferait toute seule, par la logique de la technique ; Kennedy s’abo­
lit par avance dans son discours. Ou bien, il faut admettre que, tout ce circuit
parcouru, subsiste encore une question: comment les sujets concrets peuvent-
ils se reconnaître dans leurs actions individuelles ou collectives sans leur confé­
rer un sens par des idéologies?
Voilà qui est devenu le problème capital de la politique et plus largement
de la vie sociale. 11 se retrouve au cœur même de la sociologie.
Celle-ci, comme toutes les sciences de l’homme, admet volontiers que le
langage anticipe sur une réalité qui ne lui est jamais concordante. C’est même
là son premier postulat puisqu’elle étudie, objectivement à ce qu’elle prétend,

1. «The problem of the Sixties as opposed to the kinds of problems we faces in the thierties
demands subtle challenges for which technical answer - not political answers - must be
provided» (J.F. Kennedy, discours du 21 mai 1962 à Washington et discours du 20 juin
1962 à l’Université de Yale).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

des représentations collectives sans vouloir s’y laisser prendre. Au départ, elle
épouse une attitude qui était celle de Montaigne et qui s’est répandue chez un
peu tout le monde. Excluant le critère qui ferait de la pensée vraie un décalque
de la réalité, comment peut-elle juger des systèmes idéologiques?
À première vue, il lui suffit de leur opposer les démarches rigoureuses de la
science. Celle-ci n’est-elle pas soucieuse de ses fondements? A l’opposé, l’idéo­
logie serait une pensée inspirée avant tout par des exigences pragmatiques,
servant à projeter l’action dans une cohérence imaginaire qui la satisfasse et la
garantisse, servant aussi à masquer les intérêts de certains agents sociaux aux
regards d’autres agents et même à leurs propres yeux. Face à l’idéologie, la
science se trouverait devant une vaste fantasmagorie sociale. Voilà qui est par­
faitement résumé dans une lettre bien connue d’Engels à Mehring (14 juillet
1893):
L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit bien avec
conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le
meuvent lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique.

Ce que Montaigne considérait comme relatif, quitte à chercher la vérité


plus en dedans de lui-même, est ici qualifié de faux. Prétention normale de la
science : au lieu de se déprendre de la réalité qu’elle envisage pour se réfugier
dans quelque cogito, il lui faut se débattre avec l’objet, rendre compte des
choses en déniant les conceptions adverses que l’on s’en fait.
Mais la sociologie est, elle aussi, une pensée en situation. Qu’est-ce qui
peut bien la soustraire à la fantasmagorie des idéologies?
Des méthodes, des procédures techniques? Mais les idéologies ne répu­
gnent pas à les utiliser. Il y a longtemps déjà qu’elles invoquent les sciences, des
sondages et des théories, qu’elles mobilisent l’histoire, la psychologie du com­
portement ou la psychanalyse, le marxisme ou le structuralisme. Les idéologies
technocratiques ne consacrent-elles pas ces alliances? Et puis, dans le cercle
même des sciences humaines, les écoles ne se font pas faute de se renvoyer le
qualificatif idéologique.
La science est soucieuse des fondements, cela est incontestable. Mais cette
idée de fondement a un double sens.
La science suppose des techniques et des méthodologies. Elle formule des
postulats. Ceux-ci ne sont pas des préjugés; ils ne prétendent qu’à dégager ce
qui, dans un mode de prélèvement et de construction des données, exprime la
cohérence et la vérifiabilité du processus de la connaissance impliquée. Par
définition, ce processus particulier ne coïncide pas tout à fait avec la science :

606
Les Idéologies

sans quoi on verrait mal la raison d’être des polémiques qui caractérisent tou­
jours la pensée scientifique; on ne comprendrait pas non plus ce qui, dans les
sciences physiques ou humaines, progresse par mutations des perspectives et
non pas seulement par le raffinement des procédures méthodologiques. Les
postulats suffisent à définir la situation d’où ces procédures peuvent s’étendre ;
on ne saurait y réduire les situations à partir desquelles les sciences définissent
leurs intentions et leurs entreprises : ce qui, justement, les met en face de l’idéo­
logie.
La science doit donc se considérer carrément elle-même comme étant en
situation historique. Marx l’a bien vu, lui qui récusait toute pensée qui ne serait
pas ouvertement inscrite et engagée dans l’histoire. Sans doute est-ce la science
qu’il définit, par opposition, quand il dénonce dans la religion «la conscience
ou le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou
bien s’est déjà reperdu ». Cela est plus manifeste encore pour sa contestation de
« cette historiographie allemande dans laquelle il ne s’agit pas d’intérêts réels,
même pas d’intérêts politiques réels, mais de pures pensées». On ne saurait
être si soucieux de « l’homme qui se trouve » et d’« intérêts réels », sans se
demander à partir de quel endroit on dénonce les illusions et on ramène au
réel.
Comment Marx a-t-il répondu à cette interrogation décisive? De deux
façons, souvent enchevêtrées. Elles rejoignent les deux manières, que nous
avons déjà repérées, dont s’en tire aussi la société plus actuelle quand elle s’in­
terroge sur l’idéologie. La position de Marx n’en demeure que plus exem­
plaire.
Line fois démystifiée la prétention de l’idéologie, il reste à rendre compte
de sa présence. Cette fausseté est une réalité. Après l’avoir déboutée de son
ambition théorique, il faut expliquer sa fonction. Marx se fonde alors sur une
conscience scientifique abstraite, sur un technologisme aussi qui sont demeu­
rés des constantes de sa pensée jusqu’à la fin. Nous aurons à y revenir. Mais
Marx a cherché une autre assise, une autre situation fondamentale sur laquelle
appuyer la critique des idéologies. Il a voulu trouver un sujet historique, à la
fois concret et universel, qui par sa situation pourrait transcender tous les autres
et que la science devrait identifier pour se donner un fondement. Il s’agit, on le
sait, du prolétariat.
C’est juste au creux de cette oscillation de Marx, qui est aussi celle de nos
sociétés contemporaines, que se profile en définitive le problème des idéolo­
gies.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Ces deLix positions, on l’aura remarqué, sont complémentaires. Il fallait


que l’idéologie fût conçue comme relative, compromise comme définition
illusoire, abstraite des situations pour que l’on imagine, au nom d’une autre
forme d’abstraction, la possibilité de la prendre pour objet. Sans cet écart, la
raison, la technique, la science n’auraient pu entrevoir l’amplitude de leur des­
sein. Mais quels sont les situations ou les projets auxquels on se trouve alors
reporté ? Qui supporte cette mise en cause dans la société et dans la science ?
Qui donc ramènera à l’histoire une pensée dont on a dénoncé l’exil? Un parti,
comme le pensait Lénine ? Des animateurs sociaux, comme on le dit depuis
peu ?
Mais nous ne nous proposions que de chercher la voie d’une science de
l’idéologie. Nous avons vite fait le tour du problème. Il nous faut refaire plus
longuement le circuit. En ne perdant pas de vue que la réduction de l’idéologie
à un problème scientifique procède d’abord d’une réduction parente effectuée
par nos sociétés. En nous souvenant aussi que c’est la science de l’homme qui
se trouve, en l’occurrence, renvoyée à ses intentions et à ses difficultés pre­
mières. Une pareille démarche suppose, et c’est en effet notre postulat, que la
science, avant d’être le compte rendu d’un objet tel que celui qui nous occupe,
est d’abord le relais et la contestation de son émergence dans la réalité sociale.

2. L’idéologie, objet de la pensée commune

Avec le langage le plus répandu, nous conviendrons que l’idéologie est une
illusion. Nous ne nous hâterons pas d’opposer à ce jugement de valeur initial
quelque mise entre parenthèses qui paraîtrait plus scientifique parce qu’elle
récuserait les polémiques de la vie quotidienne. Nous supprimerions alors l’ob­
jet sous prétexte d’objectivité. En la matière, c’est dans le jugement de valeur
que la chose est saisie ; dénonciation et appréhension sont solidaires. Mettre en
évidence les structures de l’objet, ce sera montrer comment se complique pro­
gressivement ce qu’on veut dire par illusion. Nous ne serons pas, pour cela,
confinés à des vues négatives: la disqualification de l’idéologie suppose une
contrepartie positive, un idéal qui la fonde. Nous constaterons que cet idéal
réside dans une conception fonctionnelle de la vie collective: l’idéologie est
perçue comme un surplus, un ajout par rapport à des mécanismes sociaux qui,
au fond, sont censés se suffire à eux-mêmes. Ce critère, qui n’est pas toujours
explicite, nous le verrons se compliquer à mesure que se raffine la disqualifica­
tion de l’idéologie.
Au niveau le plus élémentaire de la polémique, on trouve un postulat de
base : l’idéologie est à l’opposé de la fonctionnalité. Autour de nous, beaucoup
Les Idéologies

de mouvements politiques le proclament: les problèmes de la société doivent


être conçus en termes exclusivement opératoires, qu’il s’agisse d’agriculture, de
communication ou de pauvreté ; 1 idéologie n’est qu’une vaine rêverie qu’il faut
écarter parce qu’elle gêne la rationalité des observations et des objectifs. Les
idéologies ne sont pas vraiment réelles, du moins pas au même titre que le reste
de la réalité sociale. Le reste, c’est l’économie, la technologie, l’organisation.
Il y a là une sorte d’a priori de la culture moderne. Celle-ci a tendance à ne
pas se définir comme réelle en tant que culture. On l’a souvent souligné et de
toutes les manières: dans notre civilisation, la technique a une densité et par
conséquent une autonomie incomparablement plus grandes que dans les
milieux traditionnels. La culture lui est même subordonnée très souvent. Les
propagandes et les publicités manipulent les besoins pour les plier aux exi­
gences de la production ; les organisations utilisent les idéaux collectifs comme
élément moteur de leur fonctionnement; la lutte contre les préjugés donne
lieu à des procédures expérimentales où les valeurs sont fréquemment aban­
données à l’adaptation... Ces phénomènes et bien d’autres encore supposent
des attitudes extrêmement relatives envers la culture et les idéaux qu’elle enve­
loppe. Le pluralisme des groupes de plus en plus diversifiés accentue encore
cette déréalisation de la culture. Les préférences n’apparaissent plus aux
hommes comme une réalité première de la vie sociale ; elles relèvent du privé,
du quant-à-soi, de la tolérance réciproque. Elles ne semblent plus fournir les
bases de l’indispensable unanimité. Ce déplacement de la culture vers la tech­
nique est-il lui-même un phénomène idéologique? En tout cas, certaines
façons de parler de la rationalité chez les politiciens ou les sociologues tiennent
davantage de la croyance que de la raison critique : croyance commode dans le
contexte d’une culture qui se défait, qui continue d’exercer une emprise pro­
fonde sur la personne mais qui s’érode en surface, là où hier encore des idéaux
et des normes manifestes provoquaient l’assentiment collectif. Nous aurons à
nous poser de nouveau ces questions. Pour l’heure, revenons à ce procès de
l’idéologie mené au nom de la fonctionnalité.
Car l’opposition rigide de l’une et de l’autre n’épuise pas les ressources des
discussions courantes. Celles-ci renvoient aussi à ce que j’appellerais un idéal
de la fonctionnalité de second degré, plus complexe que le précédent bien
qu’il en soit probablement une dérivation nécessaire. Alors, ce n’est plus seule­
ment la technique qui est considérée comme fonctionnelle ; l’idéologie devient
partie prenante à la fonctionnalité.
On admet que les idéologies sont des mécanismes indispensables, mais on
les considère justement comme des mécanismes ; c’est leur stricte fonctionnalité
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

qui est retenue, et non leur contenu, les valeurs qu’elles expriment ou qu’elles
visent. Pour illustrer cette vue commune, il n’est pas utile d’invoquer des exem­
ples différents de ceux que nous avons précédemment mentionnés. Propagande
et publicité, utilisation des idéaux comme forces motrices des organisations,
manipulation expérimentale des «préjugés» peuvent incliner à une disqualifi­
cation de l’idéologie; elles peuvent aussi reposer sur un postulat nettement
avoué qui fait de l’idéologie un élément indispensable. Par exemple, quand on
compose, dans certaines doctrines récentes, rationalité et participation, on
accorde habituellement un poids égal aux deux termes. Le plus souvent, on se
garde bien d’expliciter les valeurs qui seront l’enjeu de la participation; on se
rabat très vite sur les aménagements par lesquels la manifestation des valeurs
sera rendue possible. Il y a longtemps déjà que le libéralisme a affirmé la faculté
pour chacun de dire ses valeurs; il n’en a guère nommées qui soient un peu
concrètes.
Ici se conjuguent des attitudes politiques et de premières perspectives
scientifiques. On en a une belle illustration dans la pensée de Georges Sorel.
Celui-ci me semble, en effet, avoir exprimé certains des postulats fondamen­
taux que l’on retrouve à l’état plus diffus dans beaucoup de mouvements poli­
tiques et sociaux contemporains. L’idéologie, ce que Sorel appelle le mythe, y
est reconnue comme nécessaire, comme devant entraîner l’adhésion ; mais elle
est en même temps conçue comme relative quant à son contenu. Un grand
nombre d’hommes d’actions pensent aujourd’hui de même: dans l’impossibi­
lité où nous sommes de démêler avec précision les courants divers qui forment
la trame du présent, ils croient que la volonté doit se conjuguer avec Yanalyse.
Ainsi, nous dit Sorel, bien des thèses de Marx sur la loi d’airain des salaires, sur
la concentration capitaliste, sur les relations de l’économie et de la politique
sont moins des énoncés scientifiques que des présupposés exigés par le combat
socialiste. Il en est ainsi du mythe de la grève générale où le mouvement ouvrier
trouve une figure concrète de son avenir en même temps que le sens anticipé
de ses luttes dispersées et hasardeuses d’aujourd’hui.
Il s’agit d’« une catastrophe dont le processus échappe à la description ».
On ne peut décrire l’avenir, pourtant l’action exige que l’on s’y réfère sans
cesse : on doit donc s’en former des représentations. Celles-ci ne sont pas « des
descriptions de choses, mais des expressions de volonté ». Sorel n’est même pas
sûr que la grève générale ait effectivement lieu un jour; mais elle permet, dans
le présent, une mobilisation des énergies, une intransigeance des positions qui
donnent consistance aux décisions. Combien de politiques qui parlent de
«great society», de «société juste» ou «d’indépendance nationale» pensent
spontanément de même. Il serait trop simple de préjuger que ce sont là, pour

610
Les Idéologies

eux, des mystifications à l’usage de la foule et auxquelles ils se refuseraient


d’adhérer; en les adoptant et en les diffusant, ils sont partagés entre l’analyse et
la conviction, entre le scepticisme et le consentement affectif.
Cette dualité permet à l’idéologie d’être vécue comme un a priori néces­
saire de l’action et d’être aussi considérée comme un objet. Le mythe ancien
provoquait une adhésion plus abandonnée.: aussi n’a-t-il été expliqué que du
jour où le scepticisme, lui-même engendré par d’autres conditions d’existence,
a permis de faire surface et de prendre distance. Vis-à-vis des idéologies, les
deux attitudes sont, pour nous, coexistantes : nous y voyons, selon les circons­
tances et parfois simultanément, des valeurs et des objets. Ce sont là évidem­
ment des pôles entre lesquels on oscille plutôt que des prises de vue
dichotomiques ; la science y reconnaît son point de départ sans pouvoir pour­
tant y trouver une nette rupture d’avec les attitudes communes des hommes
envers les idéologies. A la fois engagé dans les luttes sociales de son temps et
soucieux d’analyse rigoureuse, Sorel a bien incarné la contamination du vécu
idéologique et de la science des idéologies. Aussi refusait-il, et il en faisait une
règle de méthode, de disséquer les idéologies selon des procédés analytiques
qui en eussent été la négation même :
Il ne faut pas chercher à analyser de tels systèmes d’images, comme on décompose
line chose en ses éléments... Il faut les prendre en bloc comme des forces histori­
ques... et il faut surtout se garder de comparer les faits accomplis avec les représen­
tations qui avaient été acceptées avant l’action.
Simple précepte scientifique? Souci plutôt de respecter la spécificité de
l’étrange phénomène qu’est l’idéologie, consentement à sa présence nécessaire
dans l’histoire:
Tant que les hommes n’ont aucun moyen de raisonner sur les relations scientifi­
ques de l’économie, tant qu’ils sont abandonnés au hasard de leur volonté et à
l’arbitraire de leurs émotions, tant qu’ils sont gouvernés par l’instinct, comme dit
Renan, il est très dangereux de toucher aux fictions par lesquelles le milieu traduit
son principe historique.

En résumé, dans la vie sociale et politique de tous les jours, on peut discer­
ner deux attitudes envers l’idéologie. Elles sont parentes puisqu’elles supposent
un même idéal : une société dont les fonctions seraient délimitées et intégrées
avec précision, dont les objectifs ne seraient pas scindés d’avec les impératifs les
plus strictement déterminés de son fonctionnement. Les idéologies, ces rêveries
où se perdent les groupes par-dessus les exigences des conjonctures circons­
crites de l’histoire, sont évaluées en conséquence : comme un excédent qui doit
être traité comme tel. À un premier niveau, cet excédent est un superflu; la

611
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

raison calme et réfléchie n’a d’autre tâche que de mettre à jour, de refléter les
facteurs favorables ou défavorables à la fonctionnalité parfaite d’une réalité
sociale soucieuse de ses conditions d’existence. A un autre niveau, la fonction
de l’idéologie réapparaît sans que pourtant s’évanouisse le soupçon d’abord jeté
sur elle. L’idéologie est une réalité qui influe sur les hommes et leurs institu­
tions. Serait-elle fausse qu’il faudrait compter avec elle comme on le fait avec
une force historique. Et puis, peut-être est-elle vraie d’une certaine manière:
elle tient lieu d’une vue d’ensemble de l’histoire qu’aucune rationalité scrupu­
leuse ne saurait remplacer; elle anticipe aussi sur l’avenir de l’action et, sans
dispenser de la raison, elle soutient la volonté. Elle est donc fonctionnelle en un
sens. Elle ne se substitue pas aux exigences premières qui sont toujours dans la
technique, là où se trouvent le terrain et les limites d’un exercice plus assuré de
la raison. Admise comme partie prenante à la fonctionnalité, l’idéologie en est
la parente pauvre. Elle est utile, voire indispensable, mais faute de mieux : faute
de cette raison qui s’interroge sur elle et qui irrémédiablement songe à la rem­
placer.

3. L’idéologie, objet de la pensée scientifique

Les deux niveaux de fonctionnalité selon lesquels la pensée commune


conçoit l’idéologie se retrouvent dans la manière dont la science se donne
l’idéologie comme objet.
La science exprime les cultures où elle naît. Non pas qu’elle les reflète,
comme si elle disait dans un langage clair ce qui est déjà murmuré dans des
intentions et des vocables plus obscurs. Elle profite plutôt, pour définir ses pro­
pres visées, des suggestions et des ouvertures que lui suggèrent les polémiques
quotidiennes. Que celles-ci discréditent le poids jadis inconditionné des idéolo­
gies pour en faire des illusions, c’est un préjugé fatal sans quoi la science ne
serait jamais née. Que ces polémiques reconnaissent ensuite la fonction néces­
saire des idéologies mais sans consentir à leur invite, c’est un progrès dont la
science aura profité tout en y contribuant. En désintégrant ces rationalisations
de surface, la culture s’offre comme problématique ; en se voyant comme illu­
soire, elle se donne comme objet. La linguistique est née d’une méfiance envers
le langage; de même toutes les sciences humaines ont trouvé leur point de
départ dans un doute portant sur l’homme. La contestation de l’idéologie
exprime ce doute dans toute sa portée.
Marx l’avait bien saisi. Il illustre au mieux l’étroite intrication des sugges­
tions de la société et d’une entreprise scientifique qui veut prendre la suite.

612
Les Idéologies

Marx a beaucoup insisté sur la continuité entre la structure des sociétés


modernes et les intentions de la science sociale: En se développant, les tech­
niques de production ne permettent pas seulement d’introduire la raison dans
la manipulation de la matière et dans l’organisation du travail ; elles mettent en
cause les visions du monde spontanément inscrites jusque-là dans les cul­
tures.
Le voile qui dérobait au regard des hommes le fondement matériel de leur vie, la
production sociale, commence à être soulevé durant l’époque manufacturière et
fut entièrement déchiré à l’avènement de la grande industrie2.

La société industrielle devient ainsi le lieu d’intelligibilité des sociétés anté­


rieures :
La société bourgeoise est l’organisation historique de la production la plus déve­
loppée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports
de cette société et qui permettent d’en comprendre la structure permettent en
même temps de se rendre compte de la structure et des rapports de production de
toutes les formes de sociétés disparues avec les débris et les éléments desquelles
elle s’est édifiée, dont certains vestiges, partiellement non encore dépassés, conti­
nuent de subsister en elle3.

Nos sociétés sont donc amenées à mettre les cultures à distance grâce à
leur emprise de plus en plus marquée sur les moyens de production.
Dans ce diagnostic, Marx trouve le fondement de l’analyse scientifique.
Celle-ci n’est pour ainsi dire qu’un prolongement, une généralisation de la
rationalité déjà présente dans la vie sociale. A partir du modèle d’intelligibilité
fourni par l’industrie, la société tout entière, y compris la culture, sera conçue
comme production. Marx a raison de voir là un postulat implicite à nos socié­
tés; nous le constatons mieux encore aujourd’hui alors que les techniques
sociales se sont prodigieusement développées. La fonction première de la criti­
que sera d’analyser les représentations inscrites dans la culture non plus comme
des données mais comme des produits. C’est là une règle de méthode, une
façon de voir suggérée par le mode d’être de notre société.
De ce précepte d’analyse, Marx sera constamment tenté de glisser à la dis-
créditation de la culture. Cela se marque en bien des endroits de son œuvre,
entre autres dans ce passage fameux de L’Idéologie allemande :

2. Le Capital, Éd. Sociales, liv. I, II, 164.


3. Critique de l’économie politique, Éd. Sociales, 1957, 169

6i,
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

La morale, la religion, la métaphysique et tout autre idéologie, ainsi que les formes
de conscience qui leur correspondent, ne conservent plus l’apparence de l’autono­
mie. Elles n’ont pas d’histoire ; elles n’ont pas d’évolution ; ce sont les hommes qui,
en développant la production matérielle et les relations matérielles, transforment
en même temps leur propre réalité, leur manière de penser et leurs idées. Ce n’est
pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience4.

La culture doit être vue dans la perspective de la praxis matérielle, comme


production ; de là à affirmer que la culture est produite par la praxis matérielle,
il n’y a pas de conséquence nécessaire, mais il est fort tentant d’en voir une. Le
domaine de la réalité sociale qui servait d’abord de modèle d’analyse devient la
cause des autres secteurs.
Le plus souvent, Marx ne cède pas à ces vues primaires. Plutôt qu’au pre­
mier niveau de la fonctionnalité, il se tient surtout au second, là où l’idéologie
retrouve son poids propre et donc son rôle nécessaire. Il ne cesse pas de suspec­
ter sa vérité, mais le critère de celle-ci se déplace: l’idéologie est fausse non pas
parce qu’elle est un reflet infidèle, mais parce qu’elle ne dit pas sa genèse. Dès
lors, la science prend davantage distance envers la polémique. L’idéologie
acquiert la consistance d’un objet en même temps qu’on lui reconnaît un rôle
fonctionnel. Du constat d’illusion, on peut passer à l’analyse génétique.
Mais, pour ce faire, on partira du terrain le plus sûr qui est toujours celui
de la praxis matérielle. Le fonctionnalisme n’est pas évacué ; il est toujours une
référence privilégiée dans la multiplicité bigarrée des phénomènes sociaux.
Du moment où on reconnaît la spécificité de l’idéologie, deux conditions
minimales sont indispensables : il faut identifier un élément de la praxis qui, de
par sa nature, explique la dérivation de la praxis à l’idéologie, serve de milieu
générateur; il faut aussi repérer le mécanisme social qui sert de moteur à cette
dérivation. Chez Marx, le langage et la division du travail répondent à ces deux
exigences. Le langage est la donnée première de toute praxis. Marx n’a peut-
être pas vu clairement qu’il reconnaissait ainsi à la culture une primauté qu’il
lui déniait par ailleurs5 ; mais il a gardé le souci et le mérite de donner au lan­
gage sa portée comme action. Le langage va des choses les plus concrètes aux
plus abstraites : il parle du monde, de la société... Dans cet élargissement, l’idéo­
logie surgit en cours de route comme décrochage du réel. De quel réel? Des
impératifs repérables de l’action, bien sûr. Mais, si le langage permet et exprime

4. Tr. Rubel, Œuvres de Marx, I, Gallimard, 1965, note, 1601.


5. Pour Staline, le langage n’appartient en propre ni à l’infrastructure, ni à la superstructure;
il n’est pas déterminé par la production matérielle.

614
Les Idéologies

l’idéologie, il ne lui revient pas de la produire. Sans quoi la culture reprendrait


sur la praxis matérielle une indéniable primauté. Pour sauvegarder le point de
départ de l’analyse, il faut donc trouver dans la praxis elle-même le mécanisme
générateur. La division du travail va jouer ce rôle : de par sa logique, elle éloigne
de la matière en séparant le travail directement ordonné à la nature du travail
qui oeuvre sur les idées. Ce qui fait basculer le langage hors des exigences pre­
mières des actions les plus déterminées. La conscience s’éloigne du réel, profi­
tant des suggestions du langage livré à lui-même. On ordonne des abstractions
en pensant disséquer la réalité. Les intellectuels, qui sont le sous-produit de ces
abstractions, trouvent par là même leur place dans une division du travail où le
maniement de la parole est devenu une occupation originale.

Dans cette genèse de l’idéologie, cette dernière apparaît finalement moins


comme une redondance de la réalité première que comme une réalité spéci­
fique. Engels écrit à Heinz Starkenburg (janvier 1894) :
Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artis­
tique, etc., est fondé sur le développement économique. Mais toutes ces sphères
réagissent les unes sur les autres et aussi sur le fondement économique. La situa­
tion économique n’est pas la seule cause active, tandis que tout le reste n’aurait
qu’un effet passif. Il y a plutôt interaction entre les sphères sur la base de la néces­
sité économique, qui prédomine toujours en fin de compte.

Un autre passage d’une lettre à Conrad Schmidt (27 octobre 1890) est plus
net encore. Il concerne le droit, mais on peut transposer à toute la sphère idéo­
logique :
Aussitôt qu’apparaissent, grâce aux exigences d’une nouvelle division du travail,
des juristes professionnels, s’ouvre une sphère nouvelle et indépendante qui, bien
que dépendant en gros de la production et du commerce, reste cependant capable
de réagir sur eux. Dans un Etat moderne, le droit ne correspond pas seulement à
une situation économique d’ensemble et en est l’expression, il représente aussi
une expression cohérente en elle-même, qui ne doit pas apparaître, du fait de con­
tradictions internes, inconsistante. Pour que ce but soit atteint, il faut que le droit
de plus en plus dépasse l’état de fidèle reflet des conditions économiques. Et
d’autant plus qu’il y réussit, il arrive de moins en moins qu’un code juridique soit
l’expression grossière, brutale, sans nuance de la domination d’une classe - ce qui,
en soi, serait déjà une offense à l’idée de la justice.

Pour examiner comment la pensée scientifique se donne l’idéologie comme


objet, nous avons considéré le seul cas de la pensée de Marx. Mais la démarche
est beaucoup plus répandue. Elle se retrouve dans tous les cas où les sciences
de l’homme doivent étudier des représentations. Une analogie avec un thème
parent nous le suggérera de la façon la plus nette.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Plus encore que les idéologies, les théories du malade mental manifestent,
du moins pour le préjugé le plus enraciné, un extrême divorce entre situation
et pensée. Que se passerait-il, demande Freud, si quelqu’un soutenait devant
nous que le centre de la Terre est fait de confiture ?
En conséquence de nos objections intellectuelles il y aura déplacement de notre
attention ; nous ne penserons plus à la question elle-même, c’est-à-dire à savoir si
l’intérieur de la Terre est vraiment fait de confiture ou non, mais nous nous deman­
derons quelle espèce d’homme est-ce pour se mettre pareille idée en tête6.

La théorie en cause est tellement absurde que notre première réaction est
de lui dénier toute signification : n’étant pas vraie de quelque manière, au fond
elle n’a pas de réalité. Mais cette première considération se déplace aussitôt:
c’est parce que cette théorie est d’abord reconnue comme fausse, que l’on
pourra librement s’attacher à sa fonction. Ce sera son rôle dans la personnalité
qui demandera explication sans qu’on soit gêné par la complicité avec son
contenu. Et on ne s’arrêtera pas encore là. La plupart des affirmations des
malades ne permettent guère une rupture aussi tranchée : devrait-on les exclure
de la considération scientifique ? Même pour celles qui sont aussi aberrantes
que la théorie de la confiture, ne faut-il pas tâcher de les éprouver de quelques
façons pour comprendre leur fonction ? « Quelle espèce d’homme est-ce pour
se mettre pareille idée en tête?» Si on veut répondre à cette question, on finira
par montrer en quoi, pour cet homme, cela a un sens que le centre de la Terre
soit fait de confiture. La dénégation première du phénomène nous aura fait
passer, grâce à la dérivation que permet la référence à la fonction, à l’appréhen­
sion de l’objet.

4. Contre l’idéologie, une Technologie

D’une disqualification préalable de l’idéologie comme illusion au profit


d’une société considérée comme plus réelle, on en arrive à reconnaître la den­
sité propre de l’idéologie. Mais à partir de ses fonctions et sans, pour cela,
accorder valeur positive à son contenu. L’étude de sa genèse au sein de la praxis

6. Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1947. Voir Merton : « Sociologie de la connais­


sance», dans Gurvitch et Moore, La Sociologie au XXe siècle, 1945, I, 379. Nous n’essaie­
rons pas, pour le moment et à propos de cet exemple, de distinguer les rationalisations
individuelles des idéologies collectives: il aura suffi de reconnaître entre elles une homolo­
gie que le sens commun, surtout quand il est confronté aux antagonismes des idéologies,
admet spontanément.

616
Les Idéologies

sociale est alors la préoccupation essentielle, sinon unique. Ce n’est qu’à la fin
du processus que la signification de l’idéologie est reconnue pour elle-même.
Mais pourquoi ce point d’arrivée n’aurait-il pas pu être le point de départ?
Convenant, avec Engels, que « le droit représente une expression cohérente en
elle-même », ne serait-il pas tout aussi légitime de partir de lui pour atteindre la
praxis que de parcourir le chemin inverse? Engels désigne et voile à la fois cette
possibilité quand il parle d’« une sphère nouvelle et indépendante qui, bien que
dépendant en gros de la production et du commerce, reste cependant capable
de réagir sur eux ». Si le droit « dépasse de plus en plus l’état de fidèle reflet des
conditions économiques», d’où lui vient cette faculté de dépassement? De
quelque chose d’autre que des « conditions économiques » ?
Marx et Engels ont répondu à cette question. Nous l’avous rappelé en évo­
quant, à leur suite, le langage et la division du travail ; ce sont là les mécanismes
essentiels qui sont censés rendre possible le passage des conditions économi­
ques à l’idéologie. C’est le moment de souligner que ces deux phénomènes
n’ont pas la même portée. Au ras de la production matérielle, le langage est
déjà présent comme pensée; la division du travail indique simplement la pos­
sibilité d’une complexification de ce langage par la diversification des rôles de
ceux qui parlent et finalement la condition de sa relative autonomie. L’inhé­
rence du langage dans la texture la plus matérielle de la praxis explique que
l’on puisse retrouver, à l’autre extrême, des discours idéologiques susceptibles
de réagir, à leur tour, sur la praxis.
Au fait, de quel langage s’agit-il ? Comment, selon quelle perspective parti­
culière, le langage est-il alors défini?
Il est conçu comme une composante de l’action. Ce qu’il faut prendre au
sens le plus strict: le langage est ainsi un outil'.
Cette branche à la fenêtre, il suffit qu’un passant la regarde en vue d’une
action possible pour qu’elle se présente à lui comme un bâton fouisseur, une
arme, une canne à pêche, un combustible, que sais-je encore. Il y faudra la
complicité d’une conscience et de la branche. La conscience se fera chose
pour que celle-ci se fasse instrument. Et cette chose, par la conjonction des
possibilités qu’elle suggère et des choix qui porteront sur elle, s’offrira à nou­
veau à d’autres consciences qui, à leur tour, s’y perdront comme instruments.
Le bâton, l’arme, la canne à pêche, le combustible pourront être échangés ou

7. Nous entendons de la manière la plus radicale l’énoncé bien connu de Marx: « Le langage
est la conscience réelle, pratique» (L’Idéologie allemande, Ed. Sociales, 1968, 59).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

vendus; ils se revêtiront d’une signification supplémentaire mais qui ajoutera


seulement une nouvelle dimension à leur qualité d’outil. Instruments de trans­
formation du monde matériel, ces choses seront devenues, de surplus, instru­
ments d’échange. Nous serons toujours devant des objets, significatifs bien sûr,
mais qui signifieront d’abord le travail.
Le langage peut être considéré du même point de vue : comme une chose
éveillant des intentions que l’on peut ramener à ses propres volontés de dire.
Dire est une réappropriation du langage parce qu’on accepte la désappropria­
tion de soi dans cet objet extérieur qu’est le langage. Une fois proféré, mon
discours s’insère dans le monde des choses dites. Même le poème revient au
monde qu’il a voulu d’abord fondre dans la conscience : comme une nouvelle
chose à déchiffrer par le lecteur.
Il n’y a donc rien d’abusif à réduire le langage à ce qui est indissociable­
ment pensée et objet: à l’action, au travail. Mais il s’agit alors de l’action de
quel agent? D’aucun en particulier. Personne n’est le titulaire du bâton fouis­
seur ou de telle machine complexe. Personne n’est le titulaire du langage-outil.
Ou plutôt, tout le monde est susceptible de l’être.
Il serait ridicule d’affirmer que Marx ignore le sujet humain. Sur ce point,
on ne peut pourtant manquer de constater que sa pensée est ambivalente. En
un sens, il ramène à des groupes et à des sujets les mécanismes économiques
souvent traités par ses prédécesseurs comme des entités en soi. En tirant la
pensée marxiste dans cette direction, Pierre Bigo est allé jusqu’à parler d’une
«métaphysique du sujet8». Cependant, selon un autre de ses versants, le
marxisme traite de la praxis en mettant le sujet entre parenthèses9. Cela se
révèle tout particulièrement quand il est question d’idéologie. Sébag le remar­
que :
La distinction entre conscience fausse et conscience vraie, entre science et idéolo­
gies, entre rapports effectifs contractés par les hommes et modèles partiels élaborés
pour rendre compte de ces mêmes rapports - autant d’oppositions dont les auteurs
marxistes font un large usage - conduit logiquement à isoler certains plans de la
réalité sociale qui peuvent être reconnus comme pleinement significatifs indépen­
damment des idéologies qui les recouvrent; Une théorie critique de la connais­
sance est alors possible; révélant un décalage entre ce qui se dit et ce qui se fait,
elle met au jour le non-remplissement par une idéologie déterminée de cela même

8. Marxisme et humanisme, Presses Universitaires de France, 1954, I.


9. Comme dans la 6e Thèse sur Feuerbach : « L’essence de l’homme n’est pas une abstraction
inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »

618
Les Idéologies

qu’elle implique. Ceci suppose que le registre du Faire puisse être autonomisé,
devienne son propre centre de référence. Les idéologies ne feront alors que s’y
surajouter pour le voiler, le déformer ou au contraire le dévoiler; mais cette défor­
mation lorsqu’elle existe pourra toujours objectivement être démontrée10.

Ce faire, à la limite, ne suppose aucun sujet fabricateur, sans quoi on ne


saurait comprendre pourquoi il peut être coupé de la pensée idéologique.
Celle-ci n’est si souvent discréditée chez Marx que parce qu’elle prétend rame­
ner la praxis au sens que lui confèrent des sujets déterminés. Allons plus loin,
mais dans la même ligne. La distinction entre un domaine autonome du Faire,
doué de sa cohésion et de sa signification propre, et une sphère des idéologies
qui s’y rajoute a une portée directe quant au statut du sujet. Le sujet, au sens un
peu strict du terme, se déplace vers la sphère idéologique dont la praxis consti­
tue l’objet,
Nous sommes dès lors devant deux statuts distincts accordés au langage, à
la pensée.
C’est souvent l’ambiguïté du marxisme de ne pas séparer soigneusement
ces deux perspectives. Il implique cette distinction comme nous l’avons signalé ;
mais il la brouille souvent pour tâcher de ramener la pensée à un unique statut.
Le texte d’Engels que nous citions l’a fait voir: l’idéologie est reconnue
comme
sphère nouvelle et indépendante qui, bien que dépendant en gros de la production
et du commerce, reste cependant capable de réagir sur eux... Dans un Etat
moderne, le droit ne correspond pas seulement à une situation économique d’en­
semble et en est l’expression, il représente aussi une expression cohérente en elle-
même...

Les bien que, les pas seulement, les aussi sont là pour concilier deux pers­
pectives différentes qu’Engels ne consent pas à sectionner. D’une certaine
manière, nous comprenons pourquoi : le droit, comme toute la culture, ne peut
pas être mis à l’écart d’une science du Faire. La relative autonomie de certaines
institutions juridiques ou religieuses n’est qu’un indice de leur haut degré de
structuration à l’intérieur de la praxis. Nul besoin, à la limite, d’en faire « une
sphère nouvelle et indépendante ». D’ailleurs le coefficient de structuration
peut tout aussi bien se trouver dans les couches les plus matérielles de Xécono­
mie. A ce sujet, on peut contester la distinction marxiste entre infrastructure et

10. Marxisme et structuralisme, Payot, 1964, 78. Par un autre chemin, Sartre en arrive à parler
d’une « praxis totalitaire » et de la « totalisation sans totalisateur » (Critique de la raison dia­
lectique, Gallimard, 1960, 754).

619
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

superstructure à cause des suggestions dangereuses qu’elle sécrète. Il n’y a pas,


à l’intérieur d’un même cadre de référence, d’un même modèle si l’on veut,
une science de l’économie ou de la praxis, d’une part, et une science de la
culture, d’autre part. Ou alors on est constamment tenté de constituer la cul­
ture comme reflet de la praxis, ou inversement, et de susciter ainsi de vaines
querelles ontologiques. La culture tout entière peut et doit être considérée
comme praxis. Une science du Faire est aussi une science de la culture; mais
elle l’est d’un point de vue déterminé.
La praxis est pensée puisqu’elle est action, mais pensée en tant que faire
ou, si l’on veut, en tant que récupération des structures de l’activité matérielle
et de ses implications sur les interrelations sociales. Dans cette voie, le marxisme
suggère la constitution d’une science naturelle de l’homme que l’on serait tenté
d’appeler une Technologie. A la condition d’entendre ce terme selon une accep­
tion déterminée. D’après le langage courant, l’art de l’ingénieur, celui d’édifier
des machines, est une technologie ; mais une fois que les machines existent,
d’autres rapports s’établissent avec elles dont les procédés de fabrication ne
suffisent pas à rendre compte. On peut les considérer alors comme des orga­
nismes dont il est possible de dégager la structure en y englobant les relations
qu’ils entretiennent aussi bien avec les hommes qu’avec le monde matériel.
Elargissons cette perspective à toutes les techniques, matérielles et sociales, et
nous serons devant une science totale du Faire, une science naturelle de
l’homme dont le marxisme nous a donné de premières esquisses.
Ce n’est pas là une supposition que nous pourrions seulement tirer d’une
extrapolation à partir des multiples suggestions de Marx". Il est possible d’en
voir une illustration entre beaucoup d’autres dans le projet contemporain
d’Alain Touraine qui, selon «l’analyse actionnaliste», veut seulement consi­
dérer

11. Nous retiendrons l’une de ces suggestions qui est formulée dans une note du Capital:
«Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la for­
mation des organes des plantes et des animaux, considérés comme moyens de production
pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute
organisation matérielle, ne serait-elle pas digne de semblables recherches?... La technolo­
gie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le processus de production
de sa vie matérielle et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou concep­
tions intellectuelles qui en découlent» (K. Marx, Œuvres, I, La Pléiade, Gallimard, 1965,
915).

620
Les Idéologies

le producteur, c’est-à-dire l’homme, non pas comme appartenant à un groupe ou


à une collectivité concrète, mais comme élément d’un système d’organisation,
dont la fonction est la production de produits ou de messages12.

5. Contre l’idéologie, une Logologie

Par la contestation de l’idéologie, qui est en même temps la mise entre


parenthèses du sujet, une Technologie devient possible. Mais nous sommes
parvenus à entrevoir cette éventualité d’une science de l’homme en privilé­
giant les aspects les plus matériels de la praxis. Le cheminement inverse est tout
aussi concevable, nous l’avons déjà suggéré en reprenant des remarques
d’Engels. En suivant cette nouvelle voie, qu’arrive-t-il de l’idéologie et, par
corollaire, du sujet historique?
Cette fois, ce sont certaines variétés des structuralismes actuels qu’il faut
évoquer. Les structuralismes insistent en effet sur la consistance des langages.
Ils rappellent que le signifiant n’est pas la copie ou le reflet du signifié, qu’il y a
proprement une puissance de signification qui est originaire, qui trouve en
elle-même ses configurations et ses lois. Rien ne le montre mieux que l’irréduc­
tibilité du symbole où les liens du signifiant et du signifié ne peuvent être posés
selon la libre initiative du travail, de la raison organisatrice.
Le passage du réel au langage, écrit Sébag en confrontant justement structuralisme
et marxisme, introduit un déplacement complet de toutes les notions qui exclut
qu’on les conçoive comme de simples doubles. La praxis des individus ou des
groupes sociaux se réfracte nécessairement sur un mode particulier à travers un
langage qui n’est signifiant qu’articulé à la totalité des langages qu’engendre cette
société prise comme un tout12.
Une fois de plus, il ne saurait s’agir, malgré le privilège immense qui lui est
d’emblée accordé, du langage en général. Déjà, le marxisme nous aura pré­
venu : lui aussi invoque le langage. Si des structuralismes le font aussi, ce ne
peut être qu’à partir d’un certain point de vue. Lequel? Voici, prélevée au
hasard, une affirmation de Lévi-Strauss: «Totalisation non réflexive, la langue
est une raison humaine qui a ses raisons et que l’homme ne connaît pas14.»

12. Sociologie de l’action, Le Seuil, 1967, 252.


13. Op. cit., 92 et 134. Notons que Sébag n’en réaffirme pas moins la primauté ontologique de
l’infrastructure (ibid., 79, note); il refuse de sectionner deux perspectives que, pour notre
part, nous considérons à la fois comme légitimes et comme irréductibles l’une à l’autre en
tant qu’elles définissent des démarches scientifiques.
14. La Pensée sauvage, Plon, 1962, 334.

621
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Rien là que de tout à fait incontestable. Rien là non plus qui puisse se donner
comme la conclusion d’une investigation scientifique sur le langage où celui-ci
serait tout entier enfermé. Le langage peut être vu comme une «totalité non
réflexive»; cela correspond tout autant à l’expérience que nous en avons que
cette autre vue selon laquelle le langage est un outil d’une praxis qui l’enve­
loppe.
Je dispose du langage, c’est vrai. Mais, en un autre sens, j’appartiens au
langage. C’est lui qui me situe dans le monde. Parlant, je mets en oeuvre des
paroles possibles qui sont déjà là avant que je profère ces énoncés qui m’appar­
tiennent provisoirement. Les choses que je nomme restent en marge de ce qui
est dit d’elles. Cela confirme le langage dans sa densité propre ; il survole et
agglutine, avec une certaine liberté en un sens, des choses qui ne me concer­
nent que par lui. Je me trouve ainsi à l’écart, en tierce partie, d’un dialogue qui
s’est établi avant moi. Ce dialogue qui m’est extérieur peut me vider de ma
propre parole, se l’approprier comme un cas de ce que le face à face du langage
et du monde rendait déjà possible. A la limite, le langage m’ôte mon unité de
sujet parlant. Ce que je conçois comme étant la singularité de ma phrase, de
mon cours, de mon discours politique, de mon entretien amoureux se trouve à
mesure réparti dans des cases et des structures déjà prévues par le langage.
Celui-ci les situe dans un contexte sans lequel je n’aurais pas d’interlocuteurs;
mais ce contexte est justement à tout le monde. A chaque coup, mes paroles
sont suspendues à une cohérence qui n’est celle de personne.
C’est cette expérience que nous avons du langage que les structuralismes
transmuent en théorie. Cette expérience est susceptible de donner lieu à une
science où, comme dans la Technologie mais selon des fondements différents,
la référence au sujet peut être éliminée. Les discours que considèrent et recons­
tituent les structuralistes ne sont pas liés à des sujets. On reconnaît tout au plus
des combinatoires inconscientes. On se borne, le plus souvent, à parler d’un
être dont il n’est guère possible de percevoir le statut; ce n’est sans doute qu’un
postulat commode pour désigner la logique, la cohérence des arrangements.
La linguistique, écrit par exemple Lévi-Strauss, nous met en présence d’un être
dialectique et totalisant, mais extérieur (ou inférieur) à la conscience et à la
volonté15.
N’est-ce pas déjà un vieux principe de la linguistique que la langue n’iden­
tifie pas mais différencie ? Foucault ne fait que la transcrire dans le plus large
contexte des discours culturels et par rapport au sujet quand il déclare :

15. La Pensée sauvage, 334.

622
Les Idéologies

Les diverses modalités d’énonciation, an lieu de renvoyer à la synthèse ou à la


fonction unifiante d’un sujet, manifestent sa dispersion16.

Le langage dont il est ici question déborde ce que nous entendons habi­
tuellement par ce terme. Le langage, c’est spontanément pour nous le monde
des mots ; le structuralisme l’élargit à l’ensemble de l’univers humain. Rappelons
la déclaration de Lévi-Strauss à propos d’une éventuelle théorie générale de la
communication :
Dès aujourd’hui, cette tentative est possible à trois niveaux: car les règles de la
parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les
groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des
biens et des services, et les règles linguistiques, la communication des messages1'.

Pour les sujets que nous sommes, la parenté suppose, entre autres choses,
l’amour, ses singularités et ses hasards : tant d’événements et de sentiments sans
quoi le mot même nous serait inintelligible. La parenté s’enracine aussi dans
des conditions historiques concrètes, celles par exemple qui distinguent l’inti­
mité des bourgeoisies modernes des alliances traditionnelles plus distantes.
Mais tout cela nous ramène au vécu. Il suffit de prendre la voie opposée, tout
aussi légitime, pour concevoir la parenté comme un système dont les variantes
existentielles, si bigarrées soient-elles, ne sont que des accidents. La parenté est
alors l’ensemble des discours possibles que les institutions peuvent suggérer.
Affirmation méthodologique encore, mais qui se mue en une autre, onto­
logique celle-là de quelque manière puisqu’elle concerne la nature des institu­
tions humaines en leur totalité. La dérive de ce discours que nous appelons
langage est alors totale: ce qui est énoncé ouvertement serait déjà dit par l’en­
semble des institutions humaines. Ce n’est plus, comme dans la conception
marxiste, la praxis qui s’assimile le langage, mais le langage qui fait de toute
praxis un système prédéterminé. Je retiens Lin postulat qui relève d’une pers­
pective radicale de cet ordre. Il s’insère dans des considérations méthodolo­
giques sur l’étude de la parenté, mais on peut l’isoler comme une vue infiniment
plus générale :
Les reconstructions historiques les plus complexes ont cessé d’être nécessaires
pour rendre compte de notions, en réalité, primitives. Mais, en même temps, on

16. L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, 74. Plus loin : « On renoncera donc à voir dans le
discours un phénomène d’expression, la traduction verbale d’une synthèse opérée par
ailleurs; on y cherchera plutôt un champ de régularité pour diverses positions de subjecti­
vité. »
17. Anthropologie structurale, Plon, 1958, 95.

623
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

comprenait que ce type de notions n’était en aucune manière le couronnement de


l’édifice, mais constituait son fondement, et l’humble matériau du gros œuvre. On
avait cru qu’on avait seulement le choix entre l’acceptation de l’origine transcen­
dantale du concept et son impossible reconstruction à partir de pièces et de mor­
ceaux. Cette opposition s’est évanouie devant la découverte expérimentale de
l’immanence du rapport.
Qu’est-ce que cette immanence du rapport sinon quelque langage sans
parole qui inspire ces pièces et ces morceaux que sont les figures disparates de la
praxis quand on les considère à partir du langage ? Surtout quand ce langage est
situé au cœur même des institutions et non pas conçu comme leur reflet ou
leur signe à distance. Continuons de citer :
Le même changement d’attitude commence à se produire dans l’étude des institu­
tions humaines: elles aussi sont des structures dont le tout, c’est-à-dire le principe
régulateur, peut être donné avant les parties, c’est-à-dire cet ensemble complexe
constitué par la terminologie de l’institution, ses conséquences et ses implications,
les coutumes par lesquelles elle s’exprime, et les croyances auxquelles elle donne
lieu. Ce principe régulateur peut posséder une valeur rationnelle, sans être conçu
rationnellement; il peut s’exprimer dans des formules arbitraires, sans être lui-
même privé de significations18.

Ce « principe régulateur qui peut s’exprimer dans des formules arbitraires »


est un langage immanent et transcendant à tous les autres, à ceux-là mêmes qui
ne s’offrent pas d’abord comme langage sous leur apparence première. A partir
de là, une nouvelle science totale de l’homme devient possible. A l’opposé de
cette Technologie que nous suggérait le marxisme, nous sommes devant la
tâche de constituer ce que nous appellerons une Logologie. Science naturelle
elle aussi puisque le point de vue du sujet s’en trouve exclu. Du langage comme
milieu aussi bien que du langage comme outil, le sujet n’est que la création ou
l’agent épisodique. Comment ne pas reconnaître là les deux figures, la double
conquête de la science de l’homme ? D’une science au sens le plus strict et le
plus incontestable: celle où l’objet est mis à distance parce que le sujet s’est
départi de soi au sein de son expérience.

6. Après les sciences de l’homme?

Au départ, l’idéologie se présentait à nous comme une aperception globale


du monde. Il nous semblait donc difficile d’en faire l’objet d’une mise en forme.

18. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Presses Universitaires de


France, 1949, 129-130.

624
Les Idéologies

La science peut-elle, nous demandions-nous, se donner d’autre tâche que celle


de dépasser Yillusion idéologique? Il paraissait que non, et la démarche que
nous avons suivie dans la recherche d’une problématique semble confirmer ce
premier sentiment.
C’est d’une façon négative, par mise à l’écart et rejet, que la société contem­
poraine cerne les contours de l’idéologie. La culture occidentale a tendance à
ne plus se concevoir comme aussi réelle que les mécanismes de l’économie et
de la technique. L’homme n’y retrouve plus spontanément l’image de ses inten­
tions et la justification de ses actions. Les schèmes de comportement et les
idéaux offerts par la culture sont mis en suspicion ; ils sont relatifs, contradic­
toires. La polémique des idéologies, leur commun discrédit trouvent là terrain
d’élection. De cette polémique émerge l’idéologie comme objet. La suspicion
est prise de distance. Elle engage à l’initiative scientifique; la conscience consi­
dère comme objet d’analyse ce à quoi elle ne s’identifie plus. A partir d’un
monde qui donne l’impression d’être fabriqué et dont la machine est le proto­
type, on envisage la culture comme étant une construction du même ordre et
dont on peut démonter les rouages. La notion d’idéologie s’en trouve à la fois
repoussée plus loin et resserrée dans son extension. Elle ne s’applique alors qu’à
ces vues illusoires qui s’ajoutent en superflu à la cohérence de la praxis ou à la
structure de la culture. Des pratiques et des langages politiques les plus com­
muns illustrent tous les jours, par leurs postulats sinon par de nets énoncés, une
pareille vue des choses.
La science de l’homme fait de même. Elle n’est possible que par dénéga­
tion des idéologies. Non pas par une critique préalable qui serait comme un
nettoyage du terrain où ensuite pourrait s.e poursuivre la recherche rigoureuse,
mais par le processus même de construction de l’objet scientifique. En effet, au
heu de dénoncer les illusions du sujet humain, la science de l’homme élimine
le sujet lui-même. Dans la dialectique de la raison et de la matière, la praxis est
revêtue d’une cohérence qui ne doit plus rien à des consciences particulières.
Dans la dialectique de la raison et du langage, des structures trouvent en elles-
mêmes leur propre genèse. A une Technologie comme à une Logologie, à
l’une et à l’autre forme de la science de l’homme, s’applique le précepte de
Lévi-Strauss dans Tristes tropiques : « Il faut comprendre l’être par rapport à lni-
même, et non par rapport à moi. »
En face des processus de constructions de la science, l’idéologie n’est donc
pas seulement une partialité qu’il faut dépasser; elle est aussi ce qui se trouve
mis en marge par la construction elle-même. Par la science, l’idéologie est
définie de l’extérieur, comme un résidu: délimitation, encore négative il est
vrai, d’un terrain d’analyse plus circonscrit qu’on avait pu le croire au départ.

625
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Est-il possible d’aller plus loin, de passer de la délimitation extérieure de


l’idéologie à une détermination qui procéderait, cette fois, de sa configuration
propre? Ce ne saurait être qu’en respectant une condition maintenant évi­
dente : l’idéologie étant un résidu, aussi bien pour les représentations courantes
de la vie sociale que pour la science que nous en faisons, il nous faut trouver
dans la logique même qui préside à cette réduction négative le point de départ
d’une reconnaissance positive de la nature de l’idéologie. Sans quoi la recher­
che d’une problématique que nous avons poursuivie jusqu’ici serait à mettre
arbitrairement de côté pour bâtir à nouveaux frais une nouvelle vue des
choses.
Reconnaissons, pour l’instant, que dans les polémiques qu’elle suscite entre
les idéologies, la société contemporaine laisse voir des zones d’indétermination
quant à sa structure et à ses desseins et qui relèvent tout autant de sa nature
profonde que les rigoureux déterminismes qu’elle instaure dans sa technologie
et dans ses signes. De leur côté, en se donnant des fondements assurés par
opposition à l’idéologie, les sciences naturelles de l’homme posent de façon
plus aiguë que jamais le problème de l’identité du sujet qu’elles s’évertuent à
mettre entre parenthèses: du sujet qui rôde évasivement dans la praxis et dans
la structure... et du sujet qui élabore les sciences elles-mêmes.
Ce passage d’un versant négatif de l’idéologie à un versant positif, on pour­
rait le repérer à l’analyse de divers phénomènes. Parmi ceux-ci, il en est un qui
paraît d’emblée devoir être retenu, parce que le marxisme et le structuralisme
lui donnent eux-mêmes un statut hors pair: c’est celui du langage.
Il nous a semblé, en effet, que les deux variétés des sciences de l’homme
s’enracinent dans deux modes d’expériences que nous avons du langage:
comme outil, comme milieu. Le langage est un outil : il me fait nature en délé­
guant ma conscience dans des choses qui, à leur tour, transforment la nature en
une conscience - la machine ou l’organisation - qui n’est plus ma conscience.
Le langage est aussi un milieu : il met au monde des significations, mais pour
lesquelles le moi et le je ne sont que le lieu épisodique de résidence et de réso­
nance. Il n’en reste pas moins, et ces deux façons de concevoir le langage nous
renforcent jusqu’à l’angoisse dans cette certitude, que je parle et que nous par­
lons. Nous parlons pour ramener sans cesse le monde à ce qui serait significatif
pour nous, pour la place provisoire que nous y tenons et pour les projets plus
ou moins précaires que nous y formons. Nous ne récusons pas alors que le lan­
gage soit aussi un outil : affirmer sa qualité de sujet parlant, c’est transformer le
monde à sa propre mesure, que la parole précède ou assume quelque modifica­
tion des outils plus matériels que l’on utilise. En invoquant les sujets que nous

626
Les Idéologies

sommes et nos intentions, nous ne méconnaissons pas non plus que le langage
nous est d’abord étranger et qu’il a, bien avant nous, prévenu les avenues de nos
dires: se parler à soi ou parler aux autres implique une délégation dans des
significations communes où une intersubjectivité fictive ou réelle devient pos­
sible. En d’autres termes, quand je parle comme sujet de la parole, je veux
affirmer mes propres fins et il faut bien que le langage s’offre à moi comme un
outil ; quand je parle, c’est aussi parce que je veux que mes propos fassent surgir
le monde comme un horizon pour moi et pour autrui et je dois bien postuler
que le langage est notre milieu. Mettre en évidence un langage-sujet, ce n’est
donc point récuser le langage-outil et le langage-milieu ; tout au contraire, c’est
les supposer tous les deux.
Peut-on concevoir une étude cohérente et positive du langage-sujet? Ne se
trouve-t-on pas alors devant des phénomènes certains mais tellement fluents et
épisodiques qu’ils ne pourraient donner prise à une aucune généralisation posi­
tive? Un résidu ou une dispersion de la conscience qui ne concernent en rien
la science ? Ce résidu et cette dispersion pourraient servir tout au plus de pré­
texte à ces itinéraires de la subjectivité auxquels se consacrent volontiers les
«philosophies de l’esprit»: mises à l’écart, cette fois encore, de l’idéologie et
où, comme chez Descartes, le cogito se fait sujet universel mais par rejet des
préjugés, des idéologies ?
2

L’idéologie
et les pratiques de la convergence

)ans les flux mêlés de la vie sociale, le sujet est partout et nulle part.
Les premières observations révèlent des déplacements, des dériva­
tions infinis: une dramatique où le sujet, personnage en quête de
lui-même, se perd aussitôt qu’il croit s’être trouvé. Un grand nombre d’opéra­
tions de travail supposent des agents interchangeables, et il en est ainsi pour
une bonne partie des antres rôles sociaux. Des cultures désarticulées comme
les nôtres peuvent libérer l’individu de ses anciennes identifications à de plus
stables modèles ; mais, à première vue, c’est pour qu’il ne sauve de lui-même
que la nostalgie d’une intériorité vide. Dès lors, les sujets collectifs sont-ils autre
chose que ce que rassemblent, de l’extérieur, des systèmes disparates et souvent
contradictoires? Le nous dont parlent certaines sociologies dépasse-t-il le senti­
ment d’une sociabilité abstraite?
Les sciences naturelles de l’homme, qui considèrent l’idéologie et le sujet
comme des résidus, sont la conséquence tout autant que la constatation d’une
pareille dissolution du sujet. De celui-ci, assumeraient-elles donc tout ce que
nos sociétés permettent d’en dire ? Ou est-il un tant soit peu légitime d’entre­
voir, non pas à l’encontre mais en contrepartie des sciences naturelles de
l’homme, une science de l’idéologie qui serait aussi une science du sujet histo­
rique?
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

î. Une science du sujet?

On nous répliquera peut-être que suggérer pareil projet c’est entretenir la


nostalgie pleurnicharde que décrit Michel Foucault:
Ce qu’on pleure si fort, ce n’est pas la disparition de l’histoire, c’est l’effacement de
cette forme d’histoire qui était en secret, mais tout entière référée à l’activité syn­
thétique du sujet; ce qu’on pleure, c’est ce devenir qui devait fournir à la souverai­
neté de la conscience un abri plus sûr, moins exposé, que les mythes, les systèmes
de parenté, les langues, la sexualité ou le désir; ce qu’on pleure c’est cet usage
idéologique de l’histoire par lequel on essaie de restituer à l’homme tout ce qui,
depuis plus d’un siècle, n’a cessé de lui échapper1.

Pour notre part, nous ne pleurons rien de tout cela. Il est d’ailleurs curieux
que, dans la science d’aujourd’hui, on doive ainsi faire ouvertement état de ses
sentiments. A les considérer d’un œil sec, les beaux travaux de M. Foucault,
d’autres aussi qui veulent fonder les sciences naturelles de l’homme, constituent
un incontestable progrès. A partir d’eux, nous n’avons nulle envie de gémir sur
«la souveraineté de la conscience» ou sur «l’usage idéologique de l’histoire».
Pas plus qu’à partir de la physique nous ne regrettons les mythes perdus. Nous
nous méfions seulement des extrapolations : par quel enchaînement fatal fau­
drait-il que la science, après avoir éliminé le sujet pour des raisons opératoires,
nous interdise de nous concevoir encore comme sujets dans la pratique de la
vie ? Selon quelle stricte logique une science historique qui veut se garder, dans
sa démarche, de l’interférence idéologique défendrait-elle aux hommes de se
représenter leur passé comme ayant quelque signification pour eux? Ecartant
les idéologies pour faire place à leurs propres constructions, les sciences de
l’homme sont tentées de prendre leur propre histoire pour celle des hommes.
Ce rêve monstrueux d’une sociologie qui se substituerait à la société, nous en
percevons constamment les signes inquiétants chez des théoriciens
d’aujourd’hui ; il était déjà présent chez de grands ancêtres du XIXe siècle. Pour
dénoncer cette tentation persistante, qui tient sans doute au statut ambigu de
nos disciplines dans la société moderne, il suffit de rappeler une constatation
banale : nos sciences sont nées de la distance entre l’homme et ses œuvres, et
ambitionner de combler cette distance c’est vouloir abolir la science elle-
même.
Avec l’avènement des sciences de l’homme, et bien avant avec l’essor des
sciences de la nature, il a fallu opposer abruptement les représentations scien­
tifiques aux représentations idéologiques. On devait chasser du ciel de la pen-

1. L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, 24.

630
Les Idéologies

sée, d’une pensée qui paraissait survoler le monde, des prénotions - des idoles
comme disait Bacon - pour qu’une pratique de la connaissance plus soucieuse
de ses démarches puisse édifier ses chantiers. La science a dû se donner l’idéo­
logie comme l’image négative, et globale, de son propre dessein. C’était inévi­
table, mais ce devait entretenir à la longue une grave méprise. Pas plus que le
mythe, l’idéologie n’était et elle n’est pas davantage aujourd’hui une science
d’avant la science. En rompant avec l’idéologie, la physique n’a pas seulement
porté plus loin la logique de la connaissance ; elle a défini comme connaissance
une entreprise à laquelle l’idéologie ne s’est jamais réduite. Par les idéologies,
les hommes, les groupes, les sociétés s’ancrent dans le monde ; ils y mettent le
désir autant que le savoir. Dissocier l’un et l’autre, c’est la tâche de la science,
mais légitime pour son intention à elle, pour assurer la spécificité de sa démar­
che. Lorsqu’elle veut, par une intention seconde, prendre l’idéologie comme
objet, elle ne doit pas céder à la tentation subtile de dissoudre le phénomène
tout en prétendant rendre compte de sa positivité. La dénégation de l’idéologie
concerne les fondements d’une entreprise scientifique; elle ne saurait tenir
lieu d’une étude de l’idéologie. En d’autres termes encore, l’idéologie ne peut
pas être, en même temps, un résidu de la science et l’un de ses objets.
Voilà autour de quoi, après l’avènement des sciences naturelles de l’homme,
paraissent se nouer les difficultés qui gênent le repérage de l’idéologie comme
objet scientifique: l’idéologie est-elle purement et simplement une représenta­
tion, comme le suggère l’opposition courante entre théorie scientifique vraie et
discours idéologique faux ?

2. L’idéologie est-elle une représentation?

Ces discours systématiques sont-ils autre chose qu’une écume un peu plus
dense sur le flot des paroles collectives? C’est bien là, en tout cas, le premier
réflexe que nous inspire la considération de l’idéologie. Il ne faut pas s’étonner
de le retrouver au préalable des diverses problématiques. Le mythe est disparu
parce que l’histoire et les actions humaines se sont affirmées dans leurs condi­
tions de production et dans leurs contradictions : désormais, les visions un peu
globales sur les situations, les agents et les fins paraissent à la fois inévitables et
compromises. Comment les idéologies ne seraient-elles pas perçues comme
des réconciliations en esprit ou en langage?
Mais l’ambiguïté ne tiendrait-elle pas, au fond, au mot représentation ?
Quand on l’utilise, on laisse fatalement à entendre qu’il s’agit d’une repré­
sentation de quelque chose. Qu’est-ce donc que cette chose, ce réel dont parle

631
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

l’idéologie? Un ensemble social quelconque? À partir de là, la réflexion sur


l’idéologie se scinde en deux visées que nous avons déjà détectées ; elle cherche
à s’expliquer le rôle, la fonction que joue une pareille représentation pour les
hommes qui la fabriquent ou l’épousent; mais elle garde, par-devers soi, le
présupposé que cette représentation est inadéquate. A propos de l’idéologie, et
nous l’avons entrevu aussi, le problème de la fonction et le problème de la vérité
semblent inévitablement disjoints.
Certains courants de la pensée néo-marxiste nous en fournissent une nou­
velle illustration. Poulantzas, par exemple, ne relègue pas les idéologies dans le
monde des épiphénomènes comme le font encore des tenants du marxisme
vulgaire. Pour lui,
les idéologies fixent un univers relativement cohérent, non pas simplement un
rapport réel, mais aussi un rapport imaginaire, un rapport réel des hommes à leurs
conditions d’existence investi en un rapport imaginaire. Ce qui veut dire que les
idéologies se rapportent, en dernière analyse, au vécu humain, sans être pour
autant réduites à une problématique du sujet-conscience2.

L’auteur affirme ensuite que l’idéologie est «nécessairement faussée».


Quelle vérité serait ainsi contredite? Celle des rapports réels, sans doute. Du
même mouvement où l’idéologie rendrait significatifs, du point de vue du
vécu, les rapports des hommes à leur propre histoire, elle serait fausse : elle ne
parviendrait à assumer sa tâche que parce qu’elle « occulte les conditions réelles
d’existence ».
Ces affirmations, à première vue évidentes, valent d’être examinées de près.
Elles présument, en effet, beaucoup de choses.
D’abord que le sujet individuel ou collectif ne conquiert le sens de l’his­
toire et, par conséquent, son propre sens qu’au prix de la vérité. Le sens devient,
à la limite, le contraire de la vérité. Peut-être en est-il effectivement ainsi, mais
il faut en reconnaître ici l’affirmation abrupte. Du même coup, on oppose très

2. Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Maspero, 1970, 223, 224. Louis
Althusser nous dit à peu près dans les mêmes termes : les idéologies sont des structures qui
« s’imposent à la majorité des hommes sans passer par leur conscience. Elles sont des objets
culturels perçus, acceptés, subis et agissant fonctionnellement sur les hommes par un pro­
cessus qui leur échappe» (Pour Marx, Maspero, 1966, 239-240). On ne manquera pas, au
passage, de se demander comment une représentation - une idéologie - peut s’« imposer»
aux hommes, « sans passer par leur conscience »... Pas tout à fait puisqu’il est question, juste
après, d’une « inconscience idéologique »... Et plus encore : « Ce rapport au monde (l’idéo­
logie) n’apparaît conscient qu’à la condition d’être inconscient... »

632
Les Idéologies

exactement l’idéologie à la science : or cette opposition suppose une dimension


commune à l’un et l’autre terme. Tout cela constitue un premier postulat. Il en
est un deuxième qui, à vrai dire, se trouve à la base du précédent: il distingue
Y imaginaire et le réel. Pareille distinction est-elle légitime? Elle le serait à une
condition : qu’il y ait, dans une éventuelle réalité sociale, des niveaux, disent
Poulantzas et d’autres, ou une superstructure et une infrastructure selon une
certaine terminologie marxiste. A la limite, la superstructure serait la représen­
tation de l’infrastructure; la société elle-même se diviserait en conscience et en
réalité. Voilà le troisième postulat.
Tout cet échafaudage doit être remis en cause. Et en reprenant, à la suite,
les présupposés qui le soutiennent.
Le premier oppose, on l’a vu, signification et vérité. Il correspond à un très
ancien principe des sciences de la nature. Il m’est utile de parler du lever du
Soleil ou de la montée de la Lune sur l’horizon; mais la cosmologie n’est pas
le commentaire de ce sens que les astres ont pour moi. On admet qu’il y a, en
la matière, poésie et science ; et on ne prétend pas que celle-ci puisse expliquer
celle-là. Ou encore on reconnaît que le sens et la vérité se retrouvent dans les
deux cas mais selon des compositions et des statuts différents. A fortiori on
devrait faire de même pour ce qui concerne les sciences humaines puisque
leur objet n’est ni la nature ni les représentations que les hommes s’en font
mais ce que Marx appelait joliment «la querelle de l’homme avec la nature».
Vouloir dénouer cette querelle en distinguant a priori les idées et le réel, la faus­
seté et la vérité, c’est compromettre le marxisme à la base et, ce qui est plus
important, la sociologie. C’est supprimer la querelle en esprit sous prétexte d’en
faire la science.
Si l’idéologie représentait ou dissimulait simplement quelque autre mor­
ceau de la société, on expliquerait difficilement ce curieux surplus d’une réalité
qui pourrait, en principe, se dispenser de ce recours. Il en est de l’idéologie un
peu comme de la conscience individuelle qui ne se réduit pas non plus à une
duplication ou à une dissimulation: si les comportements expliquent les reflets
ou les masques de la conscience, pourquoi y a-t-il des comportements qui con­
sistent justement en la production d’une conscience? Que les idéologies soient
des représentations ne doit pas nous faire préjuger qu’elles sont simplement
l’écho d’éléments plus durs et plus réels d’une hypothétique société.
Les systèmes idéologiques sont des achèvements qui ne récapitulent ni
n’épuisent les rapports sociaux qu’ils assument; par contre, les rapports sociaux
empruntent aux idéologies des éléments de leur propre émergence. L’idéologie
est travail de synthèse, non pas parce qu’elle dégagerait, comme la théorie
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

prétend le faire, un modèle abstrait qui rende compte d’une totalité concrète:
elle est fonction de totalisation. Elle trie, elle réaménage; elle suppose et anti­
cipe aussi. Elle est production spécifique. En ce sens, elle n’est ni nécessaire­
ment vraie ni nécessairement fausse : pas davantage que telle activité de travail.
J’entends bien que certains néo-marxistes veulent souligner que la théorie se
distingue de l’idéologie par son souci de vérité. Mais cette intention de vérité
ne saurait être une contestation directe de l’idéologie : ou alors, la théorie se
choisirait un adversaire qui ne se tient pas sur son propre terrain. La théorie
n’est pas une idéologie vraie. Ce serait, pour elle, se conférer un statut à trop
bon compte que de chercher son assurance dans la «fausseté» de l’idéologie3.
Elle finirait par être elle-même idéologie4.
Nous en sommes venus au deuxième postulat: celui qui distingue Y imagi­
naire du réel.
Quand Poulantzas nous parle de l’imaginaire, il ne s’agit sûrement pas de
ce que le langage populaire appelle, par exemple, «maladie imaginaire».
L’imaginaire ne renvoie pas à l’illusion mais à une fonction qui, loin de nier je
ne sais quelle réalité, contribue tout au contraire à l’édifier. L’imagination ne
fabrique pas des images loin du réel ; elle brise, elle refait les premières repré­
sentations des choses suggérées par la perception. Plutôt que d’être simplement
une projection, elle est instauration de la réalité. Cet imaginaire doit d’ailleurs
être entendu en un sens très large, qui déborde la stricte floraison des images
par leurs contaminations réciproques. Il concerne aussi le langage. De celui-ci,
on peut répéter ce qu’on a dit pour l’imagination : lui aussi, plutôt que d’être

3. Résumant sous formes de propositions les thèses de son école, André Tosel écrit: « On dira
que la manière dont les individus et les groupes se représentent spontanément leurs propres
rapports sociaux et leurs transformations ne saurait être vraie, car si elle l’était, la conscience
sociale de ces groupes serait du même coup le savoir adéquat de la réalité sociale, et cela
rendrait inutile l’analyse scientifique des conditions sociales et de la fonction pratique de ces
représentations » (« Idéologisation et théorie de l’idéologie », Les Idéologies dans le monde
d’aujourd’hui, Desclée, 1971, 216). Il faut que l’idéologie soit fausse pour que la science soit
vraie ! Idéologie de professeur, à moins que ce soit, comme le suggère J.-W. Lapierre, variété
nouvelle des théories technocratiques.
4. Sur cette pente, la théorie en arrive à se nier elle-même, à dissoudre la notion de «vérité ».
On l’aura observé, non sans quelque étonnement, dans l’aveu spontané de M. Althusser à
une séance de la Société française de Philosophie: «Ce que je peux dire, c’est simplement
ce qui fait partie de mon propre discours. Si vous parlez de la notion de vérité, je vous dirai
que c’est une notion idéologique, c’est tout » (Bulletin de la Société française de Philosophie,
1968, 4, 178). Pour s’être définie dans un face à face avec l’idéologie, par contestation de
l’idéologie, la théorie finit par avouer qu’elle est elle-même... une idéologie.
Les Idéologies

duplication ou évasion du réel, en est constitutif. Aussi les linguistes parlent-ils


de « la valeur factive » de l’expression. On a fait très justement du langage une
technique, et c’est assez pour ne point l’isoler radicalement des autres praxis ou
d’une supposée infrastructure.
On ne saurait donc ranger, d’une part, des rapports réels et, d’autre part, des
rapports imaginaires. Toute pratique quelle qu’elle soit comporte l’imaginaire,
sans quoi elle ne pourrait se construire comme pratique.
Nous voilà reporté au troisième postulat: celui qui départage des niveaux,
une infrastructure et une superstructure, un réel et des représentations.
Si l’imaginaire et le langage sont partout répandus dans la vie sociale, on
voit mal comment on pourrait séparer des paliers par inclusion ou exclusion
des représentations collectives. Pourtant, nous objectera-t-on, la sociologie n’a-
t-elle pas constamment eu recours à des distinctions de ce genre, et pas seule­
ment dans le marxisme ? C’est un fait. Il semble que la réalité sociale ait le plus
souvent été appréhendée selon deux perspectives auxquelles on a donné di­
verses étiquettes. Tantôt on part de l’économie ou de la technique pour aboutir
à la symbolique collective, et alors cette dernière est définie comme l’ensemble
des modèles déterminés par les conditions sociales les plus matérielles ; l’œuvre
de Marx est construite avant tout dans cette optique. Ou bien on va de la sym­
bolique aux éléments plus matériels, et ceux-ci sont considérés comme une
projection ou même comme une création des modèles culturels5. Parfois, chez
le même auteur, les deux modes de lecture alternent: on en aura un bel exem­
ple en opposant les deux œuvres célèbres de Durkheim, La Division sociale du
travail et Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Il est compréhensible que
cette double phénoménologie s’égare souvent dans la réification. Mais, en fait,
il s’agit bien de deux modes de lecture et qui, au surplus, renvoient à deux mo­
des de traitement de l’imaginaire et du langage dans la vie sociale : les signaux
et les symboles.

5. Pour illustrer ce second point de vue, on pourrait emprunter de nombreux exemples à


l’Ecole sociologique française. Je retiens ce passage d’Henri Hubert où le symbolisme
social, le sacré en l’occurrence, est placé à l’origine de la construction d’une sociologie : « Le
sacré est Vidée mère de la religion. Les mythes et les dogmes en analysent à leur manière le
contenu, les rites en analysent les propriétés, la moralité religieuse en dérive, les sacerdoces
l’incorporent, les sanctuaires, lieux sacrés, monuments religieux la fixent au sol et l’enra­
cinent. La religion est l’administration du sacré» (cité par Roger Caillois, L’Homme et le
sacré, Gallimard, 1950, 18).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Les techniques les plus matérielles comportent imagination et langage.


Mais cet imaginaire, elles tentent de le réduire à des chaînes de signaux, à des
réseaux de significations univoques. Les opérations industrielles et la division
technique du travail impliquent un discours qui ait même sens pour les tra­
vailleurs concernés : une homogénisation de la communication où le rapport
de rhomme à la machine serait, à la limite, du même ordre que les articula­
tions des éléments techniques entre eux. Pour être prédominante, cette ten­
dance n’est pas exclusive. Déjà, ce que les sociologues appellent les
« communications informelles » dans l’entreprise nous prévient qu’à un sys­
tème explicite et organisé de signaux se juxtaposent et s’entremêlent des mes­
sages plus ambigus. De même, l’imaginaire du loisir, avec ses entrelacs confus
de significations, pénètre dans l’univers du travail et y nourrit les motivations
du travailleur.
Dans d’autres conduites et d’autres univers collectifs, ce sont plutôt les
symboles, les significations polyvalentes qui prédominent. La fête, le loisir en
fournissent d’éclatantes illustrations; on pourrait en dire autant d’un grand
nombre de modèles et de rôles sociaux que nous épousons dans la vie quoti­
dienne. Les signaux n’en sont pas pour cela absents. Un voyage de vacances ne
supprime pas les itinéraires de chemin de fer ou les feux de circulation. Un
échange amoureux, même si la connotation des mots y est essentielle, n’éli­
mine pas leur dénotation.
Les aires où prédominent les signaux sont fatalement fragmentaires, même
si la technique moderne parvient à édifier des réseaux de plus en plus étendus
d’informations univoques. Pour que l’agent puisse se représenter alors un
ensemble, il doit boucher des trous, surmonter des ruptures de réseaux, enro­
ber des éléments dans une signification plus vaste qui sera extrapolée ou
empruntée. Bien plus, si les signaux peuvent suffire, à la limite, à déterminer
l’agent comme tel, ils ne parviennent pas à l’instaurer comme sujet du travail :
l’emprunt à une autre sphère de l’imaginaire et du langage, où règne davantage
le symbolisme, devient indispensable. Enfin, le sujet n’est pas que sujet d’un
travail, il n’a pas qu’un seul rôle: un imaginaire et un langage plus englobants
sont le nécessaire recours qui lui permet de se donner un rapport d’ensemble
avec son monde.
A l’inverse, l’imaginaire et le langage où domine le symbolisme ne sont pas
représentation étrangère à ce que diraient un autre imaginaire et un autre lan­
gage. Le loisir n’est pas simplement l’inverse du travail ; il le laisse voir en creux,
en filigrane, ou comme repoussoir. De même que le loisir se dissimule en se
disant sous la motivation du travail et sous le signe abstrait du salaire, travail et

636
Les Idéologies

salaire se dissimulent et se disent sous le loisir de l’ouvrier industriel. Il s’agit


donc d’une dialectique que l’on peut repérer dans de multiples figures observa­
bles ; cela est plus aisé que jamais dans une société où les deux pôles sont plus
déterminés qu’aux âges de la technique élémentaire et du mythe.
On voit combien il serait arbitraire de ranger les idéologies à l’un ou l’autre
pôle de cette dialectique. Définissant des situations et des sujets historiques, les
idéologies sont tout autant enracinées dans le symbolisme qu’elles sont produc­
trices de signaux.
D’une manière générale, écrit Ortigues, les symboles sont les matériaux avec les­
quels se constituent une convention de langage, un pacte social, un gage de recon­
naissance mutuelle entre des libertés. Les symboles sont les éléments formateurs
d’un langage considérés les uns par rapport aux autres en tant qu’ils constituent un
système de communication ou d’alliance, une loi de réciprocité entre les sujets6.

Ainsi, l’intention de l’idéologie est déjà à l’œuvre dans la texture même du


symbole. Mais l’idéologie est un système et cela ne peut aller sans l’élaboration
de signaux.
Revenons encore à l’univers du travail. Dans un réseau serré d’opérations,
le sens doit être ramené le plus possible à des relations entre repères univoques.
II faut, pour ce faire, que le sens soit bien davantage posé qu’accueilli, que l’on
refoule les significations diffuses qui rôdent autour des actes du travail. Mais
pour poser le sens, même le plus strictement élaboré, d’une situation il doit être
déjà là de quelque manière. Des signaux enchaînent des opérations à la condi­
tion qu’une situation significative de travail soit instaurée : l’usine, un mode de
rémunération, des relations entre l’ouvrier-producteur et l’ouvrier-consomma-
teur, parfois des procédés pour provoquer l’allégeance à l’entreprise, etc. Dans
tout cela, les signaux ne remplacent pas le symbole : ils en sont des réductions.
Et s’il fallait donner un sens premier au mot praxis, sans doute l’identifierait-on
avec l’ensemble des processus de réduction.
Le discours idéologique est un cas, un cas exemplaire de cette immense
dialectique de la signification qui constitue une société. La symbolique collec­
tive y est reprise et, en corollaire, des situations y sont circonscrites. Le symbo­
lisme de fond qui sous-tend un univers social y est investi dans des représentations
construites. Les rapports sociaux et les sujets y sont davantage cohérents, forma­
lisés que dans la plus vaste quotidienneté symbolique; les situations de même.

6. Edmond Ortigues, Le Discours et le symbole, Aubier, 61. Il faut renvoyer à l’ensemble de eet
admirable ouvrage.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

L’idéologie est donc une pratique. Et ce sont les modes de production de


ces pratiques qu’il faut étudier.
Pour ce faire, on doit d’abord tenter de saisir comment, parmi les formes
historiques diverses de construction des sujets et de leurs situations, l’idéologie
a pu émerger comme mode spécifique. En esquissant pareille recherche,
pareille phénoménologie historique, on ne s’éloignera pas de ce que nous disions
à l’instant de la dialectique à deux pôles que pratique la sociologie. On en indi­
quera justement la genèse dans la texture même du réel. En effet, l’éclatement
de la réalité sociale est corrélatif de la plus nette cohésion d’un pôle des symbo­
les et d’un pôle des signaux dans l’ensemble de l’univers collectif; il est corré­
latif aussi du passage du mythe à l’idéologie. Du même mouvement où
l’idéologie prend le relais du mythe, la société apparaît comme production : on
en aperçoit les processus de constitution de la même manière que l’on discerne
l’effort des pratiques idéologiques pour parer à la mort du mythe.

3. Le mythe et le sujet

Des débris de ce que l’histoire lui enlève comme subjectivité, le sujet refait,
dans des idéologies, une histoire selon ses intentions: mais, dans le fond, les
hommes n’ont-ils pas toujours procédé d’une semblable façon pour donner un
sens à leur histoire et se concevoir comme les sujets de cette histoire? Sous la
forme de récits exemplaires, les mythes anciens décrivaient le fondement et la
fin des actions au sein de situations et d’événements qui autrement auraient
dilué l’homme dans son histoire. Nos idéologies contemporaines seraient-elles
donc des mythes? Encore aujourd’hui, les deux appellations sont parfois
employées comme des synonymes. On le comprend sans peine : le mythe et
l’idéologie incarnent deux modes d’affirmation historique du sujet. Les idéolo­
gies sont comme les surgeons, les répondants ou les substituts du mythe.
Du mythe à l’idéologie, il y a pourtant toute la différence du monde : les
Anciens se croyaient héritiers du mythe ; nous savons que les idéologies sont
fabriquées. Mesurer cette différence, ce sera montrer comment ce que nous
appelons aujourd’hui l’histoire est, à la fois, destruction et construction du sujet
et de l'idéologie.
Sans trop préjuger des définitions, on peut croire que le mythe et l’idéolo­
gie ont une fonction commune. Pour les conduites des hommes, ils visent à
constituer un horizon objectif; ils surmontent de quelque manière l’indétermi­
nation de l’histoire. Cette indétermination, le mythe la bloque d’une manière
radicale.

638
Les Idéologies

D’abord, il prétend remonter à l’origine des actions. Il raconte l’avènement


de comportements, d’institutions, d’objets. Il dit la genèse des choses et la
genèse de leur sens. Réalité et valeur s’y trouvent liées dans un même donné.
Pourtant, le mythe ne pare pas à toutes les incertitudes de l’action. Il ne con­
vient pas à tous les comportements ; il en laisse même de côté un grand nom­
bre. Totalité significative, il n’est pas une somme ou une synthèse. Il ne
concerne que certaines situations et certaines actions privilégiées. Pour tout
dire, il confère une signification à l’histoire en sélectionnant ce qui paraît méri­
ter un sens durable. Il fabrique de l’absolu avec de la temporalité.
Il y parvient en dédoublant la durée.
D’une part, l’infinité des conduites est renvoyée à l’empirisme. Dans les
sociétés archaïques, le travail implique des gestes variés ; cette variété revêt l’ap­
parence de la répétition. L’innovation n’est pas absente; elle n’est pas retenue,
agglomérée ou intégrée dans de plus larges schémas. Fait défaut la réflexivité,
la reprise des opérations dans des procédés qui en puissent dégager des leçons
à long terme comme s’y efforce la technologie moderne. Les sociétés archaï­
ques ne sont pas sans histoire, comme on le disait naguère; mais de l’histoire,
des événements, des crises, elles ne prétendent pas tirer une logique qui leur
soit inhérente. Le mythe réserve le sens décisif du monde pour une autre tem­
poralité. Comme si le temps se déroulait selon deux couches dont l’une peut
avoir une signification d’autant plus étendue que l’autre est fermée sur la répé­
tition de l’événement.
L’homme des civilisations traditionnelles ne décompose pas les éléments
des systèmes techniques auxquels il est attaché. Ces systèmes sont syncrétiques :
la division du travail emprunte ses règles aussi bien à l’outil encore élémentaire
qu’à des schémas culturels sans rapports élucidés avec lui. Entre division tech­
nique et division sociale du travail, il n’y a pas cette distinction que marquent
nos sociétés. Dans le travail, l’individu se borne à faire intervenir telle ou telle
opération stéréotypée lorsque surviennent des signaux-, ceux-ci sont le plus sou­
vent des rythmes de la nature eux-mêmes repérés par des coutumes. L’individu
n’est pas un innovateur parce que son activité technique est bloquée sur le
court terme. Les activités n’en sont pas pour autant reléguées à la vanité de
l’événement: le sens du travail se trouve transposé dans l’histoire superposée où
la déperdition du sens de la pratique est compensée par le surplus de la symbo­
lique. Deux mondes, deux temporalités de l’action humaine : c’est à ce prix que
le mythe donne forme à l’histoire et que le sujet historique, oublieux de lui-
même dans la temporalité quotidienne, reconquiert sa densité dans une durée
autrement structurée.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Le mythe reporte à l’origine mais à une origine qui est en discontinuité


avec le temps de la quotidienneté empirique; le temps premier est celui de
l’avant primordial, du grand temps. Le mythe ne se borne pas à dire, comme
dans nos modernes reconstitutions des genèses, de quelles manières les choses
ou l’homme ont été faits ; le mythe est révélation, il raconte un avènement, non
pas dans l’histoire mais de l’histoire7. Se voulant un compte rendu, il est aussi
un modèle : la procédure originelle est le prototype de l’action qui doit être
posée dans l’actualité de l’histoire. Entre ce qui a été et ce qui doit être, il n’y a
pas de césure. C’est pourquoi, pour ce qui concerne les actions à poser, le
mythe ne fournit pas d’abord des règles empiriques, une répartition fonction­
nelle des variables à mettre en jeu, mais le schéma d’une réactualisation du
sens originaire, de la révélation primordiale.
Cette réciprocité des origines et de l’action présente prend souvent une
forme strictement rituelle. Il ne faut pas s’en étonner. Ramener le commence­
ment à aujourd’hui, replanter le sens dans l’actualité de l’histoire ne se réduit
pas au souvenir; il faut que des actions se fassent mémoire ou que la mémoire
devienne actions. Le rite est une façon de réconcilier les deux temporalités que
le mythe sépare par ailleurs. Sans l’action rituelle, le mythe serait un rêve;
grâce à elle, il est histoire concrète, repérable pour aujourd’hui8. De cette
manière, le mythe réconcilie le comment faire et le pourquoi faire.
Le prix de cette réconciliation est élevé. Le syncrétisme du procédé et du
sens empêche l’action empirique de tirer vraiment d’elle-même sa cohésion.

7. « Le temps ancien est constitué par la durée profane dans laquelle se sont inscrits tous les
événements sans portée, c’est-à-dire sans modèles archétypaux; l’“histoire”, est la mémoire
de ces événements de ce qu’en fin de compte on doit appeler des non-valeurs ou même des
péchés dans la mesure où ils constituent des écarts par rapport aux normes archétypales... La
• répétition des archétypes accuse le désir paradoxal de réaliser une forme idéale dans la
condition même de l’existence humaine, de se retrouver dans la durée sans en porter le
fardeau, c’est-à-dire sans en subir l’irréversibilité» (Mircéa Eliade, Traité d’histoire des reli­
gions, Payot, 1959, 342, 348).
8. Eliade rapporte un exemple dont on trouve des analogues dans bien des cultures: «A
Timar, lorsqu’une rizière végète, quelqu’un qui connaît les traditions mythiques relatives au
riz se rend dans le champ. Il y passe la nuit dans la cabane de la plantation à réciter des
légendes qui expliquent comment on est arrivé à posséder le riz... Ceux qui font cela ne sont
pas des prêtres. En récitant le mythe d’origine, on oblige le riz à se montrer beau, vigoureux
et dru comme il était lorsqu’il est apparu pour la première fois. On ne lui rappelle pas com­
ment il a été créé, afin de l’instruire, de lui apprendre comment il doit se comporter. On le
force magiquement à retourner à l’origine, c’est-à-dire à réitérer sa création exemplaire »
(Aspects du mythe, Gallimard, 1963, 15).

640
Les Idéologies

L’action se trouve revêtue de formes qui ne viennent pas d’elle selon nos cri­
tères de comportement. Il est vrai que l’attitude mythique n’exclut pas la
connaissance des règles techniques : construire une pirogue, cultiver un champ,
faire la chasse ou la guerre supposent des notions, des matériaux, des outils
complexes. L’homme archaïque respecte le donné ; il ne croit pas que le rituel
magique dispense de tenir compte des conditions objectives. Mais ces condi­
tions objectives ne parviennent pas à s’agglomérer en des aires suffisamment
vastes ; elles n’arrivent pas à se déployer dans une temporalité assez longue pour
qu’une nature se sépare radicalement du sens, pour que la technique s’oppose
à la valeur. La technique est dispersée selon des situations souvent délimitées
une fois pour toutes et davantage par la coutume que par le calcul. Le mythe
émousse les défis des événements et des procédés, il les revêt de sens et de pro­
cédures plus vastes.
Pour nous, le sens paraît être exilé du monde et c’est par une pénible quête
qu’il nous faut le faire descendre dans les motifs ou dans les fins de nos actions.
Aussi, le monde des valeurs fait-il objet d’élucidations et de discussions, comme
hunivers parallèle de la technique. Soit que la signification nous survole, soit
qu’elle habite ici-bas selon des statuts divers et problématiques, il y a pour nous
une recherche de la valeur, une histoire de la valeur. Comme il y a une histoire
de la technique. D’ailleurs, ces deux histoires se définissent d’autant mieux
qu’elles s’opposent. À l’encontre, dans le contexte mythique, la valeur est telle­
ment intégrée au procédé qu’elle y devient chose.
À propos du mythe, on pourrait parler d’une réification du sens. À la condi­
tion de la bien distinguer de ce que nous entendons par ce terme quand nous
l’appliquons à nos sociétés. La réification mythique procède à l’inverse de la
nôtre. Plutôt que de réduire à leurs conditions empiriques de production le
sens, le qualitatif, la prise du sujet sur l’objet, le mythe ramène l’objet, le quan­
titatif, le sujet à des lieux de signification. En ces endroits, il n’est pas vraiment
de conscience singulière ; le moi est désapproprié de lui-même dans la repré­
sentation d’agents originaires, de sujets exemplaires qui sont des forces trans­
cendantes habillées d’une subjectivité autre que celle de l’individu.
Dans le mythe, le moi ne s’appartient pas davantage que dans la réification
que provoquent nos sociétés. Il n’en demeure pas moins une différence radi­
cale. A la limite, dans le contexte mythique, le sens est donné, il est perpétuel
avènement; dans nos sociétés, il est récusé ou fabriqué. Grâce au mythe, le
sens envahit la conscience comme s’il lui était extérieur; pour nous, le sens
doit être récupéré des choses ou tiré de la conscience. Les mythes sont des
lectures des situations grâce à des modèles qui ne paraissent pas en provenir;
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

pour nos civilisations, l’action doit dégager son sens en conférant signification
hypothétique aux situations et aux sujets.

4. L’éclatement du sujet

Avec le sentiment moderne de l’histoire s’efface la distinction entre deux


temporalités que supposait le mythe. La représentation d’un temps originaire
se dissipe et, avec elle, celle d’une histoire sainte qui en était le prolongement.
Ainsi rendu à son homogénéité, le temps devient hypothétique. Les événe­
ments qui y surgissent sont moins des chaînons que des foyers où convergent et
d’où partent des causalités et des significations multiples.
Le récit historique se distingue du récit mythique par son insistance sur la
discontinuité des situations. Quels que soient les arrangements qu’il propose,
l’historien doit faire ressortir la portée des événements, montrer leur singularité
et leur nouveauté, ne serait-ce que pour démontrer ensuite leurs filiations. Ces
mises en œuvre sont toujours provisoires, elles sont en contestation avec
d’autres. La tâche d’écrire l’histoire implique une incessante discussion à pro­
pos du tri des faits significatifs. L’espace historique fluctue selon les intentions
des sujets-historiens en quête du sens. Cela est tout aussi vrai pour n’importe
quel sujet social. Pour chacun de nous, l’événement ne dit pas d’emblée sa
signification; il exige de recevoir un statut que ne lui confère plus quelque
révélation. Sa situation doit être isolée selon sa structure propre pour être rete­
nue, agglomérée avec d’autres dans des espaces signifiants qui rendent l’action
possible ; ces espaces sont précaires, pluralistes, contradictoires parfois, selon les
secteurs et les moments de l’action.
Pour que naquit la science moderne de la nature, l’élaboration et la géné­
ralisation de la méthode expérimentale ne pouvaient suffire. Il aura fallu
qu’éclatât une vision du monde, la représentation d’un cosmos où l’esprit trou­
vait jadis son modèle. Il aura fallu que, brisant une totalité où se mouvait jus­
qu’alors la pensée et où elle croyait lire comme son reflet et sa norme ultime,
l’esprit entrevît devant lui la béance infinie où puisse se déployer désormais la
construction de l’objet scientifique. Il n’en a pas été autrement pour les diverses
sphères de l’action humaine. La forme superposée et a priori de la temporalité
qui en avait longtemps concentré le sens dans les mythes, les diverses « histoires
saintes» et les traditions, s’est effritée. Comme la figure du cosmos, l’espace
culturel s’est fissuré. La destruction de la chrétienté, les conflits religieux, les
découvertes de nouvelles cultures, l’émergence des Etats et des politiques mer­
cantilistes, le sentiment nouveau de la spécificité des mécanismes et des règles
politiques, d’autres facteurs encore ont problématisé l’espace social. L’esprit

642
Les Idéologies

retrouvait sa liberté envers la nature et le moi devenait conscient de la sienne


devant les institutions. La société des hommes, qui avait jusqu’alors reçu de
l’extérieur ses formes essentielles, se présentait comme une tâche. Pour mieux
dire, on passait d’un avènement ou d’une révélation à une genèse. Une genèse
qui, à la limite, n’est plus historique mais théorique. Cette limite, Hobbes l’il­
lustre au mieux:
La société est assignée au tribunal de la raison, interrogée sur la légitimité de ses
titres, sur les fondements de sa vérité et de sa validité. Et, par ce procédé, l’être
social à son tour doit condescendre à se laisser traiter comme une réalité physique
que la pensée s’efforce de connaître. De nouveau s’institue d’abord la division en
parties composantes : on considère la volonté générale de l’Etat comme si elle était
constituée de volontés particulières, comme si elle était née de leur union. Ce
n’est qu’au moyen de cette présupposition fondamentale qu’il est possible de faire
de l’Etat un corps, pour le soumettre à la même méthode que celle qui a fait ses
preuves dans la découverte des lois universelles du monde matériel... La genèse de
la volonté de l’État par la forme du contrat s’impose comme la seule qui permette
d’en reconnaître le contenu et d’en établir les fondements. C’est le lien qui relie la
philosophie de la nature de Hobbes à sa doctrine politique: l’une et l’autre sont
deux applications différentes de sa pensée logique fondamentale, pour laquelle la
connaissance humaine ne comprend véritablement que ce qu’elle engendre à par­
tir de ses éléments9.
De cette vue de l’esprit, il n’est pas question de chercher l’exacte réplique
chez nos contemporains. Mais ce qui est imaginé ainsi par Hobbes représente
bien, en une sorte de paradigme, la possibilité de toute conscience moderne et
qui la distingue en son fond de la conscience mythique : une historicité plus
radicalement ressentie; un rejet des significations a priori qui incite l’esprit à
refaire sa genèse et celle de son espace social. En somme, au heu d’accueillir
et de commenter la symbolique collective, comme au temps du mythe,
l’homme moderne s’efforce d’en fabriquer des signaux; plutôt que de recevoir
son emplacement, il tâche de le construire. Pour parvenir à cette vue des cho­
ses, il fallait que le sujet se reconnaisse comme un individu, c’est-à-dire qu’il
prenne distance par rapport à une répartition des rôles sociaux auparavant
reçue de l’extérieur comme système. Bien entendu, la société moderne n’a pas
voulu supprimer tout statut social; mais c’est une chose que de recevoir un
ensemble de rôles et de statuts et c’en est une autre que de concevoir, à partir
de ceux qui nous sont dévolus, un ensemble problématique où l’on puisse à la
fois conquérir sa place et reformuler les règles qui président à la totalité du jeu.

9. Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. Quillet, Fayard, 1966, 53


Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Il semble bien que ce fut l’attitude dpi bourgeois médiéval ou de l’entrepreneur,


comme ce fut aussi le dessein de ceux qui présidèrent à l’élaboration de nos
conceptions du droit, de la propriété, de l’économie, de la religion. A chaque
coup, des emplacements concrets étaient en cause et on a tenté de les ramener
progressivement à une géographie abstraite des situations des hommes10.
C’est donc par une dissociation du sujet et de son espace que se caractéri­
sent avant tout nos sociétés d’aujourd’hui. Du même coup, chacun des élé­
ments en tension se trouve marqué d’une inéluctable relativité.
Le sujet perd le statut monolithique qu’il.semblait avoir dans les sociétés
anciennes où la densité de l’espace lui conférait, comme de l’extérieur, une
massive présence. Jadis, le sujet était tout proche du cosmos et de l’environne­
ment social ; la conscience et le milieu tiraient leur consistance respective de
leurs empiétements mutuels. Nous ne voulons pas dire que les anciennes socié­
tés n’ont pas connu Xindividu, bien que cette affirmation se trouve parfois dans
la littérature ethnologique ou historique même récente. Il faudrait plutôt sug­
gérer que les personnalités les plus conscientes de ces sociétés avaient avec le
monde un rapport qui les vouait avant tout au milieu, une sorte de vocation au
monde qui les distinguent des individus modernes. A cet égard, la belle for-

10. Évidemment, nous ne tenterons pas de faire ici l’histoire des mouvements historiques qui
ont provoqué ces changements. Rappelons le résumé de Lagarde: «De l’aflranchissement
des villes à l’affranchissement des serfs; des chartes de franchises octroyées à un village ou
à une commune, aux chartes de pays arrachées par l’ensemble des estats d’une région, des
franchises baillées à une fondation religieuse aux privilèges concédés à une maison prin-
cière ou à une ville bourgeoise, des traités de paréage aux chartes de peuplement, un mou­
vement ininterrompu de concessions plus ou moins consenties a, depuis le milieu du
XIIe siècle jusqu’à la fin du XIIIe siècle, tissé la vie sociale d’un réseau compliqué de conven­
tions, chartes et privilèges délimitant les droits et libertés de chacun des contractants, fixant
les prérogatives du pouvoir, et lui traçant des bornes » (Georges de Lagarde, La Naissance
de l’esprit laïque au déclin du Moyen Age, I, 3e éd., 106-107). Ce résumé a le mérite, par
l’accumulation même qu’il fait de mouvements historiques les plus divers, de marquer la
destruction d’un système où le sujet trouvait auparavant sa place et sa vocation. Envisagées
dans cette perspective, les querelles bien connues sur l’influence du calvinisme sur le capi­
talisme apparaissent un peu vaines. Rien à chercher ici d’une causalité où puisse se mar­
quer nettement une priorité d’un secteur de l’action sur l’autre. On peut accepter en ce sens
la dérivation proposée de Tawney à la condition d’en refaire ensuite le cheminement inverse
qui est tout aussi justifié: «L’individualisme en matière de religion menait, par des degrés
insensibles, sinon tout à fait logiques, à une morale individuelle, et une morale individuelle
menait au dénigrement du sens de la structure sociale, comparé au caractère personnel »
(La Religion et l’essor du capitalisme, Rivière, 1951, 235).
Les Idéologies

mule d’Erwin Panofsky à propos de l’abbé Suger de Saint-Denis a une grande


portée :
Il y a... une différence fondamentale entre la soif de gloire de l’homme de la
Renaissance et la vanité démesurée mais, en un sens, profondément humble de
Suger. Chez le grand homme de la Renaissance, l’affirmation de soi est, si l’on
peut dire, centripète : il dévore le monde qui l’entoure jusqu’à ce que tout ce qui
l’environne soit absorbé par son moi. Chez Suger, elle est centrifuge: il projette
son moi dans le monde qui l’entoure jusqu’à ce que son moi tout entier soit absorbé
par ce qui l’environne".
En perdant sa complicité avec l’espace social, le sujet ne se retrouve pas
pour autant comme une entité globale opposée, en vis-à-vis, à une autre.
L’ancien milieu était tout ensemble travail et signification. Une fois détruit
ce syncrétisme, ce sont des figures distinctes, et même antinomiques, qui se
prêtent à la rationalité du travail et à la quête du sens. De même, le sujet se
divise en deux intentions. D’une part, il se définit comme un agent responsable
de l’édification et de la réification du monde. D’autre part, il se conçoit comme
un moi, en retrait, foyer de valeurs ineffables. Cette dualité recoupe de près la
séparation du public et du privé qui est devenue, après avoir été le propre de la
condition bourgeoise, la caractéristique de chaque existence.
Elle rejoint aussi l’opposition du fait et de la valeur.
En tant qu’agent, le sujet consent, du moins nos sociétés le supposent, à
des règles extérieures. Celles-ci relèvent surtout du rendement, de la producti­
vité, de l’opératoire. La collectivité est conçue comme une vaste expérimenta­
tion d’où des méthodes efficaces peuvent être déduites. L’usine repose sur ce
postulat comme de larges secteurs des administrations et des politiques. Les
industrial relations voient dans la participation et l’identification des facteurs
positifs ou négatifs de productivité; elles les considèrent comme des phéno­
mènes de brouillage ou tout au plus comme des «facteurs humains» qu’il faut
évaluer en fonction de critères plus déterminants suggérés par un idéal de la
rationalité. Il est bien évident, et les tenants de cette position en sont beaucoup
plus conscients qu’aux siècles passés, que ce n’est là que l’intention extrême
d’une vision du monde : depuis que la rationalité interfère avec la bureaucratie,
personne ne croit plus vraiment que des domaines de la vie sociale puissent
coïncider avec la raison. Grâce aux techniques les plus diverses, techniques

11. Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’Abbé Suger de Saint-Denis, trad, de
Pierre Bourdieu, Éd. de Minuit, 1967, 54.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

d’action sur la nature mais aussi sur le psychisme individuel et collectif, cet
idéal commande une tâche d’instauration et non plus seulement d’induction.
Aussi, on aperçoit mieux son envers, le monde de l’arbitraire, du sentiment,
du privé, des partis pris et des symboles. Plus le sujet est déterminé de l’exté­
rieur comme un agent, plus il s’approfondit comme un moi. Mis à distance, le
sujet moderne doit trouver en lui-même son propre support. La profondeur de
sa conscience lui vient de ce retrait. La signification dont il n’est plus revêtu, il
doit la chercher en lui-même. La frayeur de Pascal devant le cosmos est aussi
angoisse face aux abîmes du moi; l’espace infini est aussi la subjectivité indéfi­
nie. Se reconnaître comme subjectivité, apercevoir le monde selon de multi­
ples perspectives à démêler et à confirmer, c’est réaliser que la signification
n’est plus mêlée au monde comme si elle en était indiscernable. Le sens se
déplace plus librement à la surface des choses. Du monde, le drame se reporte
sur le sujet. Où se trouve donc en moi l’assise de cette signification qu’il fau­
drait placer dans le monde? Où se trouve la source de lumière et de projec­
tion? L’affirmation d’être porteur de sens est corrélative du soupçon jeté sur
soi-même ; le doute génial de Nietzsche ou de Freud n’est pas sans affinité avec
ce que ressentent tous nos contemporains.
Après avoir tenté de donner des règles à l’agent, de le modeler selon ses
propres critères, la société moderne n’a pourtant pas renoncé à domestiquer le
moi. Refaire un monde par les techniques matérielles et sociales ne va pas sans
la recherche, sous les jeux de sens dont le sujet est le théâtre, d’un moi qui
obéisse lui aussi à des lois. La rationalité tente de s’immiscer au cœur des
valeurs elles-mêmes avec l’ambition d’en éclairer le surgissement; elle doit
chercher, dans l’étroite solidarité du désir et de la loi, le lieu perdu de l’unité
du sujet.
C’est bien ainsi, en se donnant cet objectif avant que les sociétés ne l’adop­
tent, qu’ont commencé les sciences modernes de l’homme. On le constate, par
exemple, dans les tentatives des premiers économistes modernes pour concilier
la passion individuelle avec des lois. De ces rationalisations où le désir ne rejoint
la loi qu’au prix de sa réification, on pourrait citer d’innombrables illustrations.
Retenons seulement un texte d’un vieux classique de la science économique et
qui est, pour notre propos, exemplaire :
Il est sensible, écrivait Mercier de La Rivière, que l’ordre naturel et essentiel des
sociétés ne peut s’établir s’il n’est suffisamment connu; mais aussi par la raison
qu’il constitue notre meilleur état possible, il est sensible encore que sitôt qu’il est
connu, son établissement doit être l’objet commun de l’ambition des hommes;
qu’il s’établit alors nécessairement et qu’une fois qu’il est établi, il doit nécessaire­
ment se perpétuer, je dis qu’il s’établit et se perpétue nécessairement, parce que

646
Les Idéologies

l’appétit des plaisirs, ce mobile si puissant qui est en nous, tend naturellement et
toujours vers la plus grande augmentation possible de jouissances, et que le propre
du désir de jouir est de saisir les moyens de jouir... Ainsi ne croyez pas que pour
établir cet ordre essentiel, il faille changer les hommes et dénaturer leurs passions ;
il faut au contraire intéresser leurs passions, les associer à cet établissement; et
pour y réussir, il suffit de les mettre dans le cas de voir évidemment que c’est dans
cet ordre seulement qu’ils peuvent trouver la plus grande somme possible de jouis­
sances et de bonheur12.

L’équation de principe posée par Mercier de La Rivière subsiste toujours,


sous des formes plus variées et plus complexes, aussi bien dans les sociétés que
dans les épistémologies. On la décèle même dans des théories contemporaines
qui se proposent pourtant de contester les délires de la rationalisation.
La valeur est isolée du mécanisme mais elle devient, à sa manière, le résul­
tat d’une opération, d’un faire; à la limite, la signification est fabriquée. Plutôt
que d’être reçu comme jadis, le sens doit être posé. La quête du sens se déplace
de l’écoute de la révélation à la poursuite des fi ns. Celles-ci sont, dès lors, plu­
ralistes et même contradictoires. Ce n’est que par des conciliations précaires,
par des rassemblements contestés qu’elles sont réunies en des systèmes aux­
quels des groupes puissent adhérer et où l’individu lui-même cherche quelque
figure globale de son destin et de sa vocation. Dans ces rationalisations, aussi
bien que dans des tâtonnements moins systématiques, la tâche de faire un
monde est corrélative d’une autre qui est de faire aussi le sujet. La levée de
rapports auparavant reçus suppose non seulement que l’on retisse les relations
sociales mais que l’on reconstruise les consciences qui en sont les pôles. Travail
sans cesse à reprendre où le sujet et son espace révèlent leur problématique
existence. Le déplacement constant dans les tâches de poser l’espace et le sujet,
les fragmentations de l’un et de l’autre, les tensions et les réconciliations d’in­
tentions, la dualité toujours reconnue mais jamais acceptée de la signification
et de la loi font donc apparaître constamment le sujet et la situation comme des
constructions, comme des productions.
Les idéologies sont les discours qui consacrent ces cohérences provisoires
et menacées. Il est fatal qu’elles soient fragiles, contestées. Elles n’ont pas l’as­
surance du mythe qui, se donnant comme révélation des origines, trouvait ses
assises dans une autre temporalité et voilait ainsi son processus de production.
Poser une définition d’ensemble d’un rapport du sujet et de la situation pour en

12. Mercier de La Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, publié par Depitre,
Geuthner, 1910, 39.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

faire émerger une finalité de l’action, cela ne peut manquer de laisser quelque
doute irrémissible chez le sujet même qui l’effectue, puisque c’est pour parer à
l’angoisse de la dissociation que l’idéologie naît et se propage. Le sentiment de
l’historicité reste présent dans les constructions qui veulent le dépasser. La syn­
thèse, le système, laisse voir l’agencement des pièces, les tâtonnements et les
volontés du constructeur, les difficiles conciliations entre des données antino­
miques. C’est pourquoi chaque idéologie s’offre à la polémique: construite par
les uns, on peut lui opposer la construction des autres; laissant entrevoir sa
genèse, elle se donne comme relative à ceux qui la promeuvent.
Mythe et idéologie ont une fonction semblable qui est de surmonter la
dispersion de l’histoire et du sujet. Mais, parmi bien des différences, l’une doit
être retenue avant tout, car elle mène à l’essentiel : à l’encontre du sujet mythi­
que, le sujet idéologique sait qu’il construit une unité de sa culture plutôt que
d’en recevoir cohérence. Cette différence renvoie à toutes les autres que nous
avons relevées: entre la double temporalité de jadis et la durée homogène
d’aujourd’hui, entre la révélation et la genèse, entre les rôles hérités et la géogra­
phie abstraite des situations, entre la contamination du sens et de la rationalité
et leur disjonction, entre le moi et Y agent...
D’une certaine manière, mesurer ces différences c’est rendre compte de
l’histoire moderne comme histoire de la démystification du sujet. Mais consta­
ter que le sujet et l’idéologie sont des constructions, ce n’est pas la même chose
que d’affirmer qu’ils sont des illusions. C’est même entrevoir le contraire : bien
loin de disparaître, le sujet se conçoit plus que jamais comme tel à travers la
spectrographie que l’histoire moderne, par opposition à la durée mythique, en
a élaborée.

5. Les pratiques de la convergence

Cette construction du sujet corrélative au sentiment de sa dislocation,


quels en sont les appuis et les formes repérables dans la vie sociale ?
Il est incontestable que le sens d’une société moderne est dispersé et qu’il
se trouve exprimé par cette dispersion même. Mais l’homme ne se borne pas à
accueillir, sous de multiples facettes, les infinies significations de la culture. Il
pose lui-même le sens; la moindre de ses actions est une affirmation de l’unité
de l’espace social. Dans ce travail du sujet, non pas seulement pour se dire mais
pour se constituer, il serait possible de chercher une unité de la culture qui ne
soit pas seulement structurale. One la culture ait un sens parce qu’elle a une
configuration qui tient à elle-même, les structuralismes l’auront montré d’une

648
Les Idéologies

façon éclatante. Qu’elle ait un sens parce que les sujets, dans leur effort pour
s’affirmer, lui en donnent un en rassemblant des éléments autrement épars
dans la culture : on peut aussi le montrer.

Pour y arriver, nous nous bornerons à jalonner, à partir des traits les plus
obvies du langage, des champs de plus en plus étendus des pratiques de la con­
vergence culturelle qui sont aussi des pratiques de la formation de sujets collec­
tifs. On pressentira alors comment les pratiques idéologiques sont le relais d’un
plus vaste processus de genèse qu’il sera loisible d’explorer par la suite de plus
près.

La linguistique nous fournit de premières suggestions. Benveniste remar­


que que les pronoms personnels sont présents dans toutes les langues et qu’ils
se distinguent des autres désignations par ce trait fondamental :
Ils ne renvoient ni à un concept, ni à un individu... Le langage est ainsi organisé
qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant
comme je.

Le même auteur montre comment s’établit la correspondance du temps


où l’on est avec le temps où l’on parle, et il en arrive à conclure que
le langage est la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les
formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l’émer­
gence de la subjectivité, du fait qu’il consiste en instances discrètes. Le langage
propose en quelque sorte des formes vides que chaque locuteur en exercice de
discours s’approprie et qu’il rapporte à sa personne, définissant en même temps
lui-même comme je et un partenaire comme tu. L’instance du discours est ainsi
constitutive de toutes les coordonnées qui définissent le sujet13.

D’autres linguistes vont plus loin, mais dans le même sens, et parlent de
«conscience linguistique». Celle-ci
est un obstacle à un émiettement possible de la morphologie et des cadres du
lexique, à un éparpillement des phonèmes. Elle est normative par les valeurs
qu’elle maintient, et par la prédominance qui, par elle, s’attache au qualitatif sur
le quantitatif. Le rôle du linguiste, comme de tout savant, est de traduire la qualité
en quantité, de mesurer, par exemple, la fréquence des phonèmes pour en appré­
cier le rendement. Le sujet parlant n’estime le phonème que par sa qualité, non
par sa fréquence: tous les phonèmes qui lui sont familiers ont, pour lui, égale
valeur. Il n’entend que ce à quoi il s’attend14.

13. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, 261-263.


14. A. Mirambel, «Sur la notion de conscience linguistique», Journal de Psychologie normale
et pathologique, 55, 3, juillet-septembre 1968, 293.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Ainsi, la langue pourrait être considérée comme une indéfinie répétition


de la subjectivité. Sans doute la langue réserve, comme on vient de nous le
rappeler, la fonction irréductible du sujet dans sa structure même, mais selon
des possibilités tellement étendues que le sujet n’existe qu’en y prenant carré­
ment parti par sa parole à lui. Parole éphémère si elle ne se faisait l’écho, le
commentaire ou la critique d’autres discours où le sujet affirme l’unité de la
culture. Les schèmes idéaux et les personnalités standards qu’évoquent les
anthropologues peuvent illustrer cette autre modalité des pratiques du dis­
cours.
Mais il nous faut rappeler sommairement la généalogie de ces deux notions
dans l’étude des cultures.
A l’examen de l’anthropologie culturelle, deux choses nous frappent dès
l’abord. Dans la littérature scientifique courante, le social est défini par réfé­
rence directe à la conduite et à la personnalité comme s’il était impliqué par
l’une et l’autre: la définition consiste à postuler ou à décrire cette implication.
En second lieu, lorsqu’il ne s’agit plus seulement de définition préliminaire
mais d’exploration des formes de la culture, les théories usent souvent d’analo­
gies entre la configuration de la personne et celle des entités collectives. Rien
ne le montre mieux que les définitions habituelles de la culture chez les anthro­
pologues. En voici une, choisie au hasard, et elle est d’un auteur très connu:
La culture est la configuration générale des comportements appris et de leurs
résultats, dont les éléments sont adoptés et retransmis par les membres d’une
société donnée15.
Cette définition, comme vue première et globale des choses, rallierait
l’adhésion de n’importe quel anthropologue ou sociologue ; elle est descriptive
et elle ne fait que marquer l’existence d’une entité complémentaire mais dis­
tincte du comportement et de la personnalité. Les gros problèmes commen­
cent lorsqu’on cherche comment se représenter cette culture comme une
totalité et comment, de cette totalité, dégager un mode d’appréhension qui soit
opératoire. Car on voit tout de suite la difficulté que suscite une pareille défini­
tion : faire entrer dans la culture les « comportements appris et leurs résultats »,
n’est-ce pas y déverser tous les comportements humains ? Cela engagerait, en
pratique, à une recension infinie qui ne saurait mener à aucune procédure un
peu stricte d’explication. Aussi faut-il remarquer, dans la définition de Linton,
qu’il est question de configuration générale : ce n’est pas la variété ni la quantité

15. Ralph Linton, The Cultural Background of Personality, 1945, 21.

650
Les Idéologies

des comportements qui est en cause, mais leur forme d’ensemble. Dès lors, la
démarche se circonscrit : on se demandera quels sont les traits caractéristiques
de cette totalité ou, mieux encore, quels sont les mécanismes qui président à
cette totalisation.
À la suite de Linton, de bien d’autres anthropologues et sociologues aussi,
on peut mettre à part, parmi les éléments divers que comporte une culture,
deux phénomènes qui renvoient directement à leur ensemble comme tel : les
schèmes idéaux et la personnalité standard. Les premiers sont des représenta­
tions formellement définies où un groupement, une société systématise les
valeurs qui lui sont propres; la seconde est une représentation plus diffuse qui
constitue une généralisation des comportements habituellement posés dans
une société, une sorte de typification qui oriente les comportements effectifs.
Les schèmes idéaux représentent ce qui, dans une culture, est convention­
nellement admis. Le proverbe des sociétés traditionnelles en est un bon exem­
ple. Dans nos sociétés, les clichés qui parsèment les conversations jouent un
rôle analogue : ils figent des blocs sémantiques dans des conventions de sens.
Le début et la fin d’une conversation obéissent aussi à des règles. Les rôles de
père, de mère, d’enfant, d’ouvrier, de professeur, de militant de gauche ou de
droite, la politesse de tous les jours comme les confidences les plus feutrées
n’échappent pas à ces délimitations de certaines aires où le sujet peut ensuite
faire jouer plus librement ses intentions du moment et ses couleurs propres. La
conscience de l’individu tâtonne autour de son dire: les commencements que
fournissent les schèmes idéaux lui servent de relais, de tremplins, de répits,
d’alibis.
La personnalité standard suggère un antre type de détermination du sujet:
ce que la conscience maintient vaguement à l’horizon comme les frontières,
non plus cette fois de ses divers rôles, mais de son espace social tout entier. Idée
abstraite du normal, que jamais le sujet ne saurait circonscrire un peu nette­
ment; idée nécessaire pourtant sans quoi les conduites les plus limitées, les
plus monotones ne pourraient ramener à soi leur signification et leur discours.
Chacun tient au-devant de lui quelque vague représentation d’une personna­
lité standard comme une idée du sens, du devoir ou du dépassement de son
destin.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

6. L’idéologie, pratique de la totalité

Schèmes idéaux ou personnalités standards sont des pratiques sociales de la


cohérence qui, pour ne pas recevoir tout leur compte de la linguistique, n’en
sont pas moins tout proches du langage. Il est pourtant des lieux décisifs de la
vie sociale ou l’unité de la culture est aménagée en des endroits circonscrits, en
des champs clos où les faits et leur sens doivent être conjugués dans une prati­
que. Ils sont tellement déterminés qu’ils en paraissent arbitraires. De ces endroits
les plus évidents de débats sur la signification, les rhétoriques des Anciens
avaient proposé un inventaire limité, une sorte de modèle. Celui-ci a acquis
une valeur de surcroît depuis que les discours que ces rhétoriques tentaient de
délimiter ont survécu à la dispersion moderne du langage.
Pour Aristote, la fonction de la rhétorique
est de traiter des sujets dont nous devons délibérer et sur lesquels nous ne possé­
dons point de techniques devant des auditeurs qui n’ont pas la faculté d’inférer par
de nombreux degrés et de suivre un raisonnement depuis un point éloigné16.

Définition négative, par la déficience de la technique ou l’inaptitude au


raisonnement prolongé, et qui dissimule la fonction positive de la rhétorique :
instituer le discours dans le jeu des opinions, conjuguer pour un public des
faits et des valeurs.
Les rhétoriques anciennes sont nées de la politique, c’est-à-dire de la dis­
cussion sur les situations et sur les fins de telle ou telle aire de la vie sociale.
Elles ne s’avouaient ouvertement que comme discours ; mais ces discours por­
tant sur la création de l’unanimité, c’est bien comme techniques de création ou
d’entretien de pratiques collectives qu’ils se justifiaient. L’inventaire qu’en fai­
saient les auteurs anciens demeure révélateur: pratique judiciaire, pratique
politique en étaient les lieux déterminés ; pour le reste, et pour tracer une marge
incertaine, on parlait du discours épidictique.
De ce dernier, les Anciens ont eu de la difficulté à définir le but. Le dis­
cours épidictique exaltait des valeurs, mais dans un contexte où, à l’encontre
des domaines judiciaires ou politiques, la contestation paraissait absente: à
quoi bon, dès lors, ce genre de discours17? Dans la Cité grecque, les divergences

16. Rhétorique, liv. I, 1357 a, trad. Dufour, Collection des Universités de France, 1932.
17. « Les Anciens ne pouvaient voir que ce genre portait non sur le vrai, mais sur des jugements
de valeur auxquels on adhère avec une intensité variable. Il est donc toujours important de
confirmer cette adhésion, de recréer une communion sur la valeur admise. Cette commu­
nion, si elle ne détermine pas un choix immédiat, détermine toutefois des choix virtuels. Le

652
Les Idéologies

se traduisaient dans les jeux de la parole. Mais, pour les valeurs comme pour
les objets de la connaissance, les mises en question n’attentaient pas à un hori­
zon ultime du consensus: horizon de la société ou horizon du cosmos. Le
pluralisme de nos sociétés modernes va infiniment plus loin ; en principe, il est
sans limites assignables. Chaque discours d’ensemble trouve son fondement
dans l’opposition à d’autres discours également globaux. L’unité de la culture
est une entreprise polémique dont la culture est justement l’enjeu.
Cela est accentué par l’émergence des techniques modernes qui, en appa­
rence tout au moins, ne relèvent pas du discours. Chez les Anciens, la parole
était partout répandue; elle était signe et moyen du pouvoir; elle était confir­
mation et instrument de la sélection sociale. Aujourd’hui, la technique se veut
cohérence spécifique par rapport à l’errance des valeurs. Celles-ci sont frag­
mentées, difficiles à rassembler: on oppose aisément leur fluidité à la fonction­
nalité de la technique. La politique prétend parfois se faire elle-même technique
et d’une manière bien différente des sophistes grecs qui la ramenaient finale­
ment à la virtuosité et à l’efficace de la parole.
C’est donc, en définitive, par la destruction de plus en plus apparente du
consensus social que Yépidictique, le discours sur l’unité culturelle, prend une
importance décisive dans nos sociétés. La tâche de proférer, de produire l’unité
surgit maintenant des profondeurs de l’existence collective. Des groupements
sociaux les plus importants ne reposent plus, en leurs racines, que sur de telles
fabrications. Les nations, les classes, les Eglises, tant d’autres rassemblements
se nourrissent sans doute de multiples facteurs de convergence ; mais ceux-ci
doivent être rassemblés plus ouvertement, plus arbitrairement aussi dans des
débats de langage. A tel point que lorsque nous tentions, plus avant, de repérer
les voies de passage du mythe à l’idéologie, nous avions moins le sentiment de
montrer les ruptures et les transitions d’un type de société à un autre que de
définir la société moderne comme une idéologie qui s’est faite société, d’un
discours qui a tenté de s’égaler à une praxis. Dans une excellente synthèse de
l’idéologie libérale, André Vachet écrit justement qu’il est
possible de considérer le libéralisme comme l’expression idéologique de la genèse
et de l’affermissement de la société qui naît en Europe centrale, puis en Amérique,

combat que livre l’orateur épidictique est un combat contre des objections futures ; c’est un
effort pour maintenir la place de certains jugements de valeur dans la hiérarchie ou éven­
tuellement leur conférer un statut supérieur. A cet égard, le panégyrique est de même
nature que l’exhortation éducative des plus modestes parents » (C. Perelman et L. Olbrechts-
Tyteca, Rhétorique et philosophie, Presses Universitaires de France, 1952, 13-14).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

à la suite de l’éclatement de la société médiévale. Il va en apparaître, en effet,


comme l’existence idéale sous l’Ancien Régime, avant qu’elle ne naisse sociologi­
quement en Angleterre et en Amérique à la fin du XVIIIe siècle, puis en France et
en Europe continentale au XIXe siècle. Tout se passe comme si les matériaux épars
de la nouvelles société qu’engendre l’ancienne se donnaient une unité abstraite
avant de pouvoir imposer une unité matérielle18.

Les sociétés ne passent pas du mythe à l’idéologie comme d’une forme à


une autre de discours, qui appartiendraient toutes les deux à un secteur bien
circonscrit de l’imaginaire ou de la superstructure. Du mythe à l’idéologie, le
discours se généralise pour ainsi dire ; il atteint plus ouvertement les tréfonds de
la collectivité ; il en devient à la fois plus problématique et plus conscient de
son pouvoir de constitution. L’épidictique n’est plus l’éloge gratuit des valeurs
unanimement acceptées mais l’immense laboratoire où s’élaborent et se discu­
tent les figures de l’unité sociale et culturelle. Il est évident que ce langage de
rassemblement ne se confond pas avec l’unité hypothétiquement vécue de la
culture ou de la praxis. Jamais comme aujourd’hui la distance n’aura paru aussi
grande entre culture reçue et culture produite, entre le sens répandu et l’expli­
cite refait dans les discours précaires des idéologies de toutes sortes. On com­
prend pourquoi l’idéologie paraît aussi irréelle. Il est fatal que, se mettant autant
en évidence comme travail de l’unité, elle semble factice et qu’on soit porté à
la noyer dans le marécage de ses origines pour retrouver quelque réalité sous-
jacente d’un poids plus certain.
Pourtant, les idéologies ne sont pas des discours de survol ; elles sont des
pratiques sociales, de la convergence. Nous en examinerons sommairement
quelques-unes qui le sont de la manière la plus manifeste.

18. L’Idéologie libérale, Éditions Anthropos, 1970, 23-24. L’auteur cite Watkins: «Le libéra­
lisme moderne est la forme profane de la civilisation occidentale» (p. 22, en note).
3
Le champ
des pratiques idéologiques

es idéologies sont des procédures sociales. Elles posent la culture


comme un horizon de certaines actions qui paraissent la concerner
comme une totalité. Il faut parler alors de pratiques au sens le plus
strict: plutôt que de dégager la cohérence d’une culture, elles l’affirment.
Surtout elles se constituent par répétition, elles se refont dans des circonstances
et dans des lieux précis; elles se reproduisent dans des institutions dont c’est la
principale raison d’être.
Les rhétoriques anciennes nous ont fourni des exemples de ces pratiques
qui, dans des secteurs déterminés de la vie sociale, sont aménagements de situa­
tions, rassemblements autour de valeurs supposément communes Les vieux
auteurs en recensaient un petit nombre, quitte à rejeter à la marge, et sans lui
reconnaître une fonction bien précise, une épidictique qui a pris une énorme
extension et une extrême importance dans nos sociétés. L’inventaire des
Anciens doit donc être repris à nouveaux frais. Une recension exhaustive est
cependant impossible. Plutôt que de proposer, ici tout au moins, une classifica­
tion ou même une typologie, nous nous limiterons à illustrer, par des exemples
qui concernent les variétés les plus importantes, le champ des pratiques idéolo­
giques.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

On ne manquera pas de remarquer que notre échantillon concerne des


idéologies insérées officiellement dans le fonctionnement de nos sociétés, celles
qui fondent le plus ouvertement des aires déterminées de l’action. Nous ne
méconnaissons pas que nous effectuons ainsi une réduction considérable. En
effet, les idéologies sont multiformes. Certaines ne se donnent que comme
discours, sans que leur correspondent autrement que par anticipation un grou­
pement, un parti, un support quelconque. Bien plus, toutes celles que nous
examinerons ne le seront qu’à un certain plan, celui de leur forme d’ensemble.
De cette forme naissent de nombreux discours, souvent contradictoires : l’école,
le rite, la nation, etc., existent par l’idéologie mais les idéologies de l’école, les
théologies ou les nationalismes sont innombrables. Et quels supports peut-on
déceler aux idéologies qui contestent l’école, le rite ou la nation? Cette proli­
fération n’est pas un trait accessoire. Elle nous rappelle, une fois encore, que
c’est bien comme discours que l’idéologie est une pratique. C’est sous cet angle
que nous l’avons abordée au départ de ce livre. Mais, pour cerner d’un peu près
les enracinements de ces pratiques particulières du discours, il semble que
nous devions privilégier d’abord des formes les plus officielles, les plus mani­
festes.
Nous écarterons, par ailleurs, une façon de procéder qui paraîtrait s’impo­
ser : ne faudrait-il pas appliquer à tous nos cas une même grille d’analyse ? Cela
supposerait une théorie a priori, alors que nous cherchons à en formuler une.
A cet égard, chacun des exemples que nous retiendrons illustre mieux que
d’autres, d’une manière plus obvie, tel ou tel aspect du phénomène d’ensemble
et il sera normal d’y insister surtout. Notre première préoccupation sera donc
de caractériser chaque pratique pour elle-même, dans son originalité propre.
Ensuite, nous pourrons appuyer sur ce bref échantillonnage des hypothèses de
plus ample portée. Mais elles seront déjà suggérées par un examen qui ne
constituera pas, on le verra, un simple inventaire.

î. Le rite religieux

Selon les premières évidences, le rite religieux est une pratique où des
gestes sont liés dans un sens explicitement affirmé. Certains exemples nous
permettent de voir émerger ce sens au sein des actions les plus élémentaires:
on pense aux rites de la première gerbe ou à la cueillette de l’épi coupé en
silence dans les rites d’Eleusis. Des gestes coutumiers du travail y trouvaient un
sens transcendant: sans qu’intervienne la vertu de la parole, simplement parce
qu’un acte ordinaire était extrait d’une infinité de ses semblables, sorti de la
répétition monotone pour représenter la signification latente de tous les autres.

656
Les Idéologies

Considéré ainsi selon son origine la plus élémentaire, le rite n’ajoute pas
de l’extérieur une signification qui ne serait pas présente dans l’ensemble de la
vie. Les rites de la purification lustrale ou de la manducation, si répandus dans
les sociétés et dans les religions, s’appuient sur les ablutions et les repas quoti­
diens. Donner forme, c’est alors isoler pour donner à voir. Séparer, c’est déjà
fonder.
D’autres formes rituelles vont plus loin dans cette construction. Elles ne
cessent pas, pour autant, de manifester dans des comportements ce qui était
latent dans un symbolisme plus élémentaire et plus diffus. Lors de certains rites
de fécondité, la femme qui se couchait dans le sillon fraîchement ouvert profé­
rait toute une conception cosmique sans qu’il fusse besoin de paroles. Les rites
de la plantation de l’arbre, de la pose de la première pierre auraient pu aussi se
passer du langage. De soi, il est possible que le rite se limite à rassembler des
gestes contaminés par le même sens implicite. A condition de s’isoler, comme
une pratique semblable mais différente par sa séparation, des autres qui lui
ressemblent.
Quand la parole intervient dans le rite, ce n’est donc pas comme l’intru­
sion d’un élément absolument nouveau, comme un corps étranger. Le rite
amène alors ouvertement le langage à une action, à ce qui en lui prépare ou
prolonge le geste, à ce qui le fait participer du même symbolisme élémentaire
que le silence d’Eleusis. Parfois, il ne fait paradoxalement que donner poids au
silence. Ainsi en était-il du latin dont s’entourait, il n’y a pas si longtemps
encore, le culte catholique et qui était inintelligible pour la majorité des fidèles.
Des exemples plus anciens portent plus loin le paradoxe : aux temps décadents
de l’Empire romain, les prêtres de certaines religions récitaient des formules
dont eux-mêmes ne saisissaient plus le sens ; la parole se trouvait ramenée à
l’opacité du geste.
Il n’en reste pas moins que la parole rituelle se veut d’ordinaire une reprise
du sens que révèle déjà le comportement qui a été isolé des autres. Elle pro­
longe ce sens. Elle prétend dire que la signification de la conduite rituelle est
bien celle-ci et non pas telle ou telle autre possible ; que c’est cette signification
que les gestes suggèrent ou qui se trouve à leur origine. Dans les religions un
peu complexes, la parole rituelle se veut dénonciation de la magie, de ce qu’elle
considère comme une retombée ou un enlisement du sens.
Alors, la parole se détache de l’action pour lui servir de norme. Même là,
elle n’épuise évidemment pas toute la signification latente du rite. Elle ne fait
qu’élire et construire la cohérence d’un sens au-dedans et au-dessus du symbo­
lisme originel. Elle se constitue quand même en une sphère nouvelle dont les
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

principes d’organisation semblent avoir leur propre fondement. À un point tel


que, par un renversement dont les exemples foisonnent, la parole rituelle
pourra introduire dans les gestes rituels des signes qui ne s’y trouvaient pas
impliqués. La dérivation ne va pas nécessairement du symbole à l’allégorie;
souvent, l’allégorie prétend créer des symboles. De la notion à la métaphore,
des représentations au rite, le cheminement est fréquemment observable dans
les liturgies.
De cette montée du geste à la parole, de cette descente de la parole au
geste, se forme finalement un discours, une idéologie. Un des meilleurs exem­
ples serait ici fourni par la théologie catholique du sacrement de l’Eucharistie.
Commémoration, repas, sacrifice : trois thèmes qui y reviennent sans cesse.
Cette thématique du discours ne circonscrit pas tout le sens diffus des gestes des
fidèles et de leurs diverses attitudes; pourtant, dans les réformes liturgiques,
dans la prédication, dans les formules récitées en commun, cette thématique
crée pour le participant un horizon que sa conscience toute seule ne saurait
inventer.
À la limite, la parole qui procède du rite et qui revient sur lui pour lui servir
de norme pourra en être le substitut. Elle en arrivera même à le nier au nom
d’un système conquis sur le rite et à ses dépens. La pensée platonicienne en
fournit des cas exemplaires ; certaines théologies plus contemporaines ne mon­
trent pas moins clairement que le rite peut faire tomber les intentions du côté
du geste ou du côté du langage. A cet égard, le rite manifeste au mieux le rap­
port qu’entretiennent, dans toute idéologie, l’action et le discours.

2. La procédure judiciaire

Du rite religieux au rite judiciaire, la différence est certaine. Une conti­


nuité est néanmoins perceptible.
Face à l’accusé, aux plaideurs, aux jurés, le juge est confronté à une aire
fort curieuse du discours. Ce qui est requis de lui, par le système juridique et
par la collectivité, c’est un jugement qui tout en lui étant personnel soit en
même temps objectif; on ne saurait pourtant identifier cette quête de l’objecti­
vité avec ce que l’on appelle, dans les sciences, une induction, une déduction
ou une expérimentation. Le juge doit soumettre son raisonnement à un proces­
sus qui ne relève pas seulement des critères abstraits du jugement, au sens où la
logique entend ce mot, mais d’un drame social de la judication.
Les Idéologies

Reconstituer ce drame par le détail exigerait une ample monographie.


Mais on peut en distinguer deux moments caractéristiques1. Une première
étape consiste dans l’examen du dossier, l’exposé du réquisitoire ou de l’acte
d’accusation, la prise de connaissance du jugement de premier degré s’il s’agit
d’un appel, etc. Puis s’effectuent une série de tris préparant le jugement final :
jugements admettant la preuve, jugements constatant le fait, jugements posant
le droit, etc. C’est parallèlement que s’élabore le jugement d’ensemble. La
pensée oscille entre deux partis à prendre ; la caractéristique de la procédure
judiciaire est de porter sur un litige, de donner lieu à un débat où deux causes
se contredisent, du moins dans les plaidoyers. L’esprit du juge va de l’une à
l’autre, jusqu’à ce qu’il se fixe sur l’une des deux ou sur un troisième parti.
Le juge n’a pas seulement l’initiative et même le devoir de créer du droit,
de compléter ce que la règle générale a nécessairement d’inadéquat; il lui faut
désystématiser et resystématiser le droit par rapport à une situation particulière.
Cela apparaît davantage si l’on considère certains traits particuliers qui entou­
rent le jugement proprement dit. Des faits sont privilégiés par les plaideurs à la
recherche d’analogies dans les courants de jurisprudence. Le juge lui-même
recourt souvent à des jugements types antérieurs: contribution à l’élaboration
d’une forme qui, en étant nouvelle, ne peut manquer de réagir sur la forme
déjà existante qu’il s’agit d’appliquer.
La pratique judiciaire est sans doute le lieu par excellence où les faits et les
valeurs se tassent les uns sur les autres. Il faut bien, pour cela, que le fait soit
stéréotypé, retenu selon des conventions préalablement fixées par le rituel qui
entoure le jugement; il faut aussi que la valeur soit confondue avec une norme
rigide, explicitement définie. La notion de faute par exemple, où le fait et la
valeur sont étroitement emmêlés, le montre bien2.

3. Les professions

Le rite judiciaire se déroule dans un lieu social particulièrement enclos. Le


savoir qui y est en cause, le droit, est lui-même formellement défini. Le rite

1. Pour l’inventaire de ces données de l’observation, je renvoie à l’ouvrage de François Gorphe,


président de la cour d’appel de Poitiers, Les Décisions de justice, Presses Universitaires de
France, 1952.
2. «A vrai dire, dans la vie juridique, le pur fait et le pur droit sont introuvables; le droit n’a
d’existence que dès l’instant où il vient s’appliquer au fait; et par suite, dès qu’un juriste
pense le droit, il le pense comme forme destinée au fait» (Jean Ray, Essai sur la structure
logique du Code civil français, Alcan, 1926, 115).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

judiciaire n’en ressemble pas moins aux lieux plus étendus et aux savoirs plus
évanescents des professions. Nous utilisons ce dernier terme selon le sens
conventionnel qu’il a pris en Amérique, qui lui est reconnu aussi en Europe : il
désigne ces occupations qui supposent une formation scientifique officialisée,
le plus souvent consacrée par l’Université et des corporations, où aussi la per­
sonnalité singulière de celui qui l’exerce est censée être un facteur déterminant
de la pratique. Médecins, architectes, professeurs, ingénieurs, etc., la liste pour­
rait être fort longue; elle serait, de toute manière, incertaine, car c’est juste­
ment la première question qui se pose : celle de la constitution des professions,
de leur consolidation, de leur effritement au sein du plus vaste champ social.
L’histoire ancienne ou prochaine des professions nous montre que le pro­
blème de fond est celui de la légitimation. Ce qui n’a pas été et ne va pas sans
des conflits où les normes dites scientifiques interfèrent avec bien d’autres :
sentiment d’un besoin que la population puisse nommer, lutte aussi des prati­
ciens pour suggérer et définir ce besoin; consécration par l’Université et, bien
avant, par l’initiation préalable à l’humanisme des collèges; reconnaissance
légale par l’Etat; réglementations et codifications par les instances des corpora­
tions : tout cela, et tant d’autres procédures, indique assez qu’une « pratique
professionnelle » se ramène à la construction et à la défense d’un terrain social
original.
La constatation doit être portée plus loin. La construction et la défense
d’une profession ne sont jamais acquises; elles se répètent au cœur même des
actes professionnels. Pour le souligner, nous serons contraint de nous concen­
trer, comme pour bien d’autres cas de notre repérage, sur un exemple.
La médecine est une vieille profession, la plus ouvertement acceptée en
Occident, la plus nettement délimitée aussi par des mesures légales, mais dont
la pratique quotidienne est pourtant ouverte à tous les vents de la plus vaste
société. Le médecin dispose d’un savoir et d’un statut qui ne sont pas ceux de
son patient; il connaît des maladies et des remèdes. Les définitions de la mala­
die n’en viennent pas moins d’abord du malade; ou, si l’on veut, elles sont
suggérées par la culture ambiante. Sur la notion de maladie, en ce qu’elle pour­
rait avoir de précis et d’opératoire, la médecine finit toujours par se dérober.
C’est le médecin qui recherche le moins le sens des mots santé et maladie... C’est
l’appréciation des patients et des idées dominantes du milieu social plus que le
jugement des médecins qui détermine ce qu’on appelle maladie3.

3. Karl Jaspers, cité par Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le nor­
mal et le pathologique, Les Belles Lettres, 1950, 69.

66o
Les Idéologies

Des représentations sociales pénètrent donc sans cesse dans l’enceinte,


pourtant bien gardée à d’autres égards, de la pratique médicale. Des décisions
plus officielles de la collectivité jouent dans le même sens: par exemple, les
mesures de sécurité sociale n’ont pas seulement changé les conditions d’acces­
sibilité aux soins médicaux; elles ont modifié la notion même de maladie; ce
qui était auparavant ressenti comme malaise confus a pu devenir objet du dia­
logue médical, entrer dans le cercle de la pratique.
Cette porosité des frontières de la profession correspond à ce qui se passe
en son cercle même. Si la conquête de la pratique médicale sur le monde plus
vaste est toujours précaire, c’est aussi en son sein que la pratique est conflit, que
son discours doit continuellement reconquérir sa cohérence. Le patient apporte
au clinicien ses conceptions de l’homme malade comme le commanditaire
apporte au sociologue, à l’architecte ou à l’ingénieur sa vision de leurs travaux
quand ce ne sont pas leurs conclusions anticipées. Entre le professionnel et son
client, un affrontement est sous-jacent au dialogue Le diagnostic n’est évidem­
ment pas une conclusion qui viendrait au médecin au terme d’un raisonne­
ment et qu’il n’aurait plus qu’à transmettre ensuite à son patient. Ou plutôt,
quand il se réduit à cela, il ne remplit pas son office. Le malaise tel qu’il est
vécu par le patient, les signes que celui-ci confesse de sa maladie doivent être
intégrés à la formulation du jugement médical. Sinon, le malade reprendra à
un autre moment et peut-être avec un autre médecin la recherche d’une repré­
sentation de son état où il puisse reconnaître ses propres normes tout en les
croyant fondées dans la science médicale. On devrait étendre à l’ensemble de
la pratique de la médecine, en y mettant les correctifs nécessaires, ce que Balint
a pu observer pour des types particuliers de malades :
Nous pensons, écrit-il, que certaines personnes qui, pour une raison ou pour une
autre, ne peuvent affronter les problèmes de leur vie s’en tirent en tombant
malades. Si le médecin a l’occasion de les voir dans les premières phases du pro­
cessus de la maladie - c’est-à-dire avant qu’ils ne se fixent à une maladie précise et
« organisée » - il peut se rendre compte que de tels patients offrent, pour ainsi dire,
ou proposent diverses maladies ; et ils continuent à en offrir de nouvelles jusqu’à ce
que survienne entre eux et le médecin un accord au terme duquel l’une de ces
maladies est admise comme justifiée par les deux parties... Le choix de maladies
utilisables par chacun est déterminé par sa constitution, son éducation, sa situation
sociale, ses peurs conscientes ou inconscientes, l’image qu’il se fait des maladies,
etc.4.

4. Michel Balint, Le Médecin, son malade et la maladie, Payot, 2e éd., 1968, 26. On a pu véri­
fier comment le médecin, à cause des conditions concrètes où s’exerce sa profession mais
aussi de ce qu’il est tentant d’appeler des « mécanismes de défense », élude les confidences
du patient. Voir jean-Paul Vallebrega, La Relation thérapeutique, Flammarion, 1962.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Dans les représentations de la maladie et de la santé qui lui viennent de


tous vents, la pratique médicale tranche par son discours qui est aussi culture,
organisation, pouvoir particulier. Elle ne coupe pas court par un arbitraire posé
une fois pour toutes. Si assurés qu’ils soient, son pouvoir et ses normes n’en sont
pas moins fragiles. En tant que pratique spécifique, la médecine n’est jamais
tout à fait acquise ; elle s’instaure, se compromet et se réaffermit chaque fois
qu’un malade et un médecin se rencontrent. Ce dialogue ne se déroule pas à
l’écart de ce qui a constitué la profession médicale ; parler, pour le patient ou le
médecin, ce n’est pas seulement appliquer la médecine. Pas plus que, pour.le
juge, les avocats et les accusés, la cour de justice ne se réduit à l’application de
la loi. Jouer tous ces rôles, c’est accepter un scénario défini d’avance et dont on
ressent souvent l’arbitraire ; surtout, c’est consentir à faire d’une société vaste et
confuse une société restreinte et définissable.

4. La rationalisation du travail

Le discours idéologique constitue le travail ouvrier tout autant qu’il donne


forme à la profession. Mais nous allons centrer nos considérations sur un cas
exemplaire, sur ce qu’il est convenu d’appeler, depuis Taylor, « la rationalisa­
tion du travail ».
Remontons aux origines de cette pratique idéologique.
Au début du siècle, le système technologique de certaines entreprises ne
paraissait pas suffisamment déterminé, suffisamment fermé sur lui-même puis­
que Taylor et ses disciples ont voulu y adjoindre un système de division du tra­
vail. Taylor croyait que ce second système n’était que la conséquence stricte du
premier, qu’il ne faisait que traduire une logique déjà indiquée par la tech­
nique. En fait, parenté et originalité étaient plus complexes. Il s’agit bien de
deux formes, de deux praxis complémentaires mais distinctes : la complémen­
tarité était sans doute suggérée par la technique, mais c’est la « rationalisation
du travail », en tant qu’idéologie, qui prétendait la déchiffrer et l’achever.
L’ouverture, l’indétermination relative de l’une appelait l’autre comme un
idéal, comme une norme. L’idéologie de la « rationalisation du travail » voulait
mettre davantage en lumière, comme logique plus évidente, ce que les tech­
niques semblaient déjà comporter d’implications normatives.
Cette idéologie est un cas particulièrement intéressant en ce qu’elle illustre
le poids du discours dans ce qui se donne pourtant comme conséquence immé­
diate des productions les plus matérielles. La rationalisation formule un idéal
global, mais elle n’assume évidemment pas ce qui serait indéterminé dans cha-

662
........ .............

Les Idéologies

que opération et qui exigerait d’être comblé par des prescriptions. Elle est une
pratique originale : elle énonce ce qu’elle croit être le sens de la technique mais
qui est d’abord son sens à elle. Cela est d’autant plus évident que, comme on
l’a remarqué, Taylor appliquait ses méthodes à des travaux qui, pour une large
part, étaient déjà en décalage par rapport aux domaines de pointe de la tech­
nique de son temps. Le «pelleteur de charbon», par exemple, n’était pas le
travailleur le plus représentatif du secteur industriel. Avec la liquidation des
traditions des métiers qui donnaient antérieurement forme à la praxis, l’idéolo­
gie devait prendre le relais: un discours voulu, construit, ouvertement produit.
On a remis en question ses stricts calculs inspirés d’nne représentation primaire
de la technique5. Mais, dans les aménagements ultérieurs de la division du
travail, si l’on a tenu compte des «facteurs» humains, si l’on a élargi la place
faite aux groupes, à la motivation, au « moral » et même à la spontanéité, on a
toujours cherché et on cherche encore quelque discriminant du côté de la
technique. Dans l’expérience Hawthorne, l’ouvrier était réduit à ses sentiments,
une donnée reconnue comme irréductible sans doute, mais de moins de poids
que les impératifs techniques et économiques représentés, eux, par la direction.
Depuis Taylor, l’idéologie de la rationalisation du travail a continué sa course
et selon la même logique. Elle a interprété autrement les impératifs techniques,
elle a davantage reconnu que le travail met en cause des hommes et des pou­
voirs; elle n’en a pas moins persisté à déguiser son propre arbitraire comme
discours sous des exigences qu’elle disait venir d’ailleurs.
Toute idéologie se donne quelque nécessité qui n’est pas celle de son dis­
cours. Là-dessus, il n’est pas de meilleure illustration que l’exemple que nous
évoquons puisqu’il est tout proche de ces techniques matérielles où, depuis
Marx, on voit volontiers l’image privilégiée d’une praxis que l’on élargit ensuite,
sans parvenir à la bien définir autrement que par cette image centrale. L’image
a joué aussi pour Taylor et pour les pouvoirs plus contemporains qui président
encore à l’organisation du travail.

5. « Une chaîne de montage n’est pas une réalité naturelle, non sociale, comme l’est une veine
de charbon. Elle a été conçue, sa cadence a été décidée par des hommes, c’est-à-dire que la
nature du travail ouvrier, à partir du moment où l’industrie entre dans le nouveau système
de travail, dépend en grande partie des décisions prises par des techniciens responsables de
l’organisation du travail. L’industrie a été longue à se dégager des étranges affirmations de
Taylor. C’est à partir du moment où s’installe “l’organisation scientifique du travail” qu’il
devient absurde de parler d’un one best way technique. Parce que l’initiative professionnelle
de l’ouvrier n’est plus le principe central de l’atelier, l’organisation du travail doit considérer
l’homme comme un élément du système de production et non plus seulement comme un
homo faber» (Alain Touraine, «L’organisation professionnelle de l’entreprise», dans
Friedmann et Naville, éd., Traité de sociologie du travail, Colin, 1961,1, 397).

663
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Pour l’instant, retenons l’essentiel. Quand l’idéologie comble les indéter­


minations de la situation, elle passe à un autre plan que celui où les indétermi­
nations semblent se manifester. Elle forme une autre pratique avec des
suggestions venues de plus bas ; mais alors, elle choisit dans des possibles. Elle
fabrique un discours qui doit sa cohérence à lui-même mais qui cherche ailleurs
sa garantie.

5. L’école

L’école nous offre un cas de pratique idéologique qui n’est pas sans quel­
que continuité avec les rites religieux et les procédés judiciaires. Un ritualisme
apparent, plus ou moins prononcé, leur est commun ; un accent y est aussi
évident quant à ce qu’on pourrait appeler la moralité collective. Mais l’école a
plus d’ampleur que la cour de justice et concerne plus en profondeur l’ensem­
ble de la vie sociale. Comme la profession ou l’usine, l’école est un lieu du
travail ; il est d’ailleurs présupposé par tous les autres. Enfin, parmi tous les
facteurs de cohésion de nos sociétés modernes, il faut sans doute lui recon­
naître une sorte de priorité.
D’autres civilisations ont davantage que la nôtre diffusé dans la quotidien­
neté l'acculturation des générations jeunes. Aucune n’a omis de marquer, par
des rites d’apprentissage ou autrement, les processus d’insertion des enfants
dans l’univers des adultes, l’entrée dans la plénitude sociale. Mais le monde
moderne a fait de l’école une société superposée à l’autre, une société idéale
qui se trouve en même temps un milieu particulier de la collectivité plus vaste.
L’école abandonne à la famille, aux contacts quotidiens et plus récemment aux
mass media l’apprentissage confus de la vie sociale ; elle se réserve une systéma­
tisation, un survol de l’initiation. A l’usage de l’enfant, elle se veut la société
comme système et comme horizon ; elle exerce une fonction de transcendance.
On a beau la contester, et personne n’y manque aujourd’hui, on ne voit guère
comment la remplacer. Sa mise en retrait, qui lui est reprochée, est justement
la condition première de sa constitution comme pratique spécifique, comme
pratique d’un certain discours.
Ce discours ambitionne de réunir l’héritage social : celui d’un pays, celui
de l’Occident, celui de la plus vaste culture humaine. L’école prétend même
mettre ensemble de quelque façon la morale et la science ; car, comme toutes
les pratiques idéologiques, elle vise à réconcilier les valeurs et les faits. Et elle
n’y arrive pas comme une théorie ou une philosophie pourraient le faire, mais
en créant une société parallèle. L’école ne porte pas la transcendance pratique
qu’elle instaure dans quelque figure abstraite de 1 esprit ; elle transcende d’abord

664
Les Idéologies

par son conservatisme. Elle ramène les enfants en arrière de leur société, et de
plusieurs façons. Elle met en forme les traditions de pensée et de vivre ; elle
entend trier dans des programmes le savoir authentique ; elle incite les maîtres
à ne point violer les règles communes des conduites et des dialogues. Pour tout
dire, elle se réfère avant tout à ces schèmes idéaux dont nous avons déjà parlé.
Ne nous y trompons pas: ce conservatisme est, à sa manière, une utopie.
De quelque façon que ce soit et avec l’arbitraire qui est fatalement impliqué,
récapituler le devenir et la connaissance crée une largeur d’horizon que les
velléités quotidiennes de dépassement ne sauraient atteindre ou, en tout cas,
dire. En retirant les enfants des familles, en leur proposant un système de
valeurs et de savoirs autrement dispersés, l’école incarne pratiquement la trans­
cendance. Ce conservatisme a été, en Occident, l’assise du développement
social. Sans lui, des individus auraient pu foncer vers l’absolu; avec lui, la pra­
tique de l’absolu est devenue un milieu social particulier. Il a été et demeure
un prodigieux moyen d’assimilation d’enfants venant des milieux les plus
divers: broyage des origines pour constituer, à un certain niveau et pour
quelques-uns, une société globale. On a cru découvrir récemment que cela
avait favorisé la classe bourgeoise ; mais il y a longtemps déjà que l’on a pu voir
dans la classe bourgeoise un universel construit.
L’intellectuel aussi trouve dans l’école les fondements de son statut. Il n’est
pas toujours professeur. Mais que pourrait-il écrire ou penser sans cette pra­
tique sous-jacente, étendue à tous les enfants, qui constitue son public après
l’avoir institué lui-même dans son rôle?

6. La politique
On éprouve quelque gêne à introduire, à la suite, les pratiques politiques.
La part de l’idéologie y est tellement éclatante, elle a tant de fois été dénoncée
que la politique paraît être moins un cas particulier que la somme ou l’exem­
plaire de tous les autres. Pourtant, la politique est aussi une pratique particu­
lière. L’idéologie de la souveraineté, par exemple, ne doit pas faire illusion, ne
doit pas cacher ce qu’elle veut justement oublier, à savoir que l’Etat est pra­
tique singulière du général. La politique ne se situe pas si loin de l’école qu’il
pourrait d’abord le sembler.
Comment le pouvoir politique peut-il s’exercer? Les doctrines politiques
ont proposé là-dessus bien des dialectiques. Au commencement, un commen­
cement qui sans cesse se renouvelle, il faut poser la force et ce qui s’y oppose,
c’est-à-dire la force encore. Le pouvoir n’est pas d’abord épandu ou resserré
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

sons des justifications abstraites. Il est visible dans ses titulaires, que ces derniers
soient désignés par l’hérédité ou l’élection6. Comment cet affrontement passe-
t-il à la sphère du droit où la valeur, sans qu’elle soit dépouillée des arbitraires,
puisse dominer? Comment le pouvoir devient-il un enjeu et un dépassement?
Il faut bien qu’émerge un enclos de la légitimité, un cercle du discours où les
affrontements soient restreints, où les faits et les valeurs soient circonscrits en
leurs enchaînements. Les constitutions jouent un rôle de ce genre. Les partis
et les groupes de pression aussi : ils font coaguler l’opinion dans des systèmes de
plus ferme cohérence et de plus longue portée. Qu’ils proviennent d’un ras­
semblement d’intérêts, qui se donne ensuite un programme, ou qu’ils surgis­
sent d’une doctrine qui cherche des adhérents, l’effet est le même : l’émergence
d’un champ du discours moins étendu que celui des forces en présence et des
langages éparpillés qu’elles supposent.
L’idée de représentation essentielle à nos démocraties ressemble de très
près à ce que nous disions des rites judiciaires. Elle est une simplification, une
transposition aussi : comme dans tous les cas où le discours doit se faire pratique
sociale.
D’une part, sans que l’on vise l’abolition de toute distance entre pouvoir et liberté
ou entre gouvernement et opinion de chacun, la représentation permet l’investi­
ture par le peuple de gouvernants (exécutif aussi bien que législatif) chargés ensuite
d’assumer leurs tâches sans entraves excessives. En même temps, la représentation
est ici un moyen du consentement populaire, requis tant pour l’efficacité que pour
la liberté : grâce à elle, on tiendra compte de l’opinion générale, au moins pour les
questions majeures. Enfin, la représentation joue le rôle de moyen, mais non le
seul, de participation des citoyens à la vie politique. On ne postule plus que cha­
que volonté empirique coïncide avec le pouvoir. On retient au contraire que la
démocratie requiert une démarche de désappropriation de chacun et oblige à la
responsabilité sociale. Cependant, un tel pouvoir investi par le peuple et contrôlé
par ses représentants, soucieux de consentements, attentif à l’opinion, se trouve
rapproché des libertés humaines, s’intériorise; les libertés de leur côté, par la

6. «Dès lors que le pouvoir est ainsi nommé et individualisé, et même s’il n’y avait aucune
exaction à souffrir ou à craindre de la part du détenteur du pouvoir, l’homme comme sujet
prend conscience de sa soumission à un autre homme. L’égalité primitive n’est plus respec­
tée. La liberté qui a trouvé dans le chef sa première figure effective va se manifester dans le
sujet comme une exigence de liberté, car il peut éprouver sa soumission comme un asser­
vissement. Face au pouvoir, et dès qu’il est nommé, va donc se dresser la contestation du
pouvoir » (P. Antoine, Du pouvoir personnel à la démocratie, dans Démocratie d’aujourd’hui,
Spes, 1963, 14).

666
Les Idéologies

démarche de confiance que requiert d’elles la représentation, entrent dans la voie


de la responsabilité, et déjà participent au pouvoir7.

Dans ce propos à saveur hégélienne, Calvez résume le discours idéolo­


gique de la politique, la façon dont il se légitime comme production de la
légitimité. Il illustre parfaitement ce que n’importe quelle pratique doit sur­
monter par le discours tout en reconnaissant, mais du point de vue du discours,
ce que le discours a dépassé. Entre les dépassements reconnus et les conflits
effectifs de forces et de paroles, il y a évidemment d’infinis décalages. Comme
il y en a entre les représentations fluentes de la foi et les rites religieux, entre le
savoir et la profession, entre la technique et la division du travail, entre la cul­
ture et le formalisme scolaire.
Mais les aménagements de la légitimité politique montrent mieux que tout
autre pratique comment l’idéologie ne transcende pas, du haut de l’illusion, ce
qu’elle affirme comme cohérence. La légitimité politique nie et manifeste à la
fois les conflits par quoi elle se constitue. Que ce soit dans des démocraties ou
dans des régimes dits totalitaires, elle doit confesser de quelque manière les
luttes qu’elle vise à transposer. En les disant, elle ne les fait pas pour autant
s’évanouir dans la parole. Elle permet d’autres luttes qui ne seraient pas sans
elle. Qu’elle révèle ainsi adéquatement les violences sous-jacentes, comme
une théorie pourrait peut-être le faire, c’est une tout autre question : en tant
que pratique, c’est pratiquement qu’elle cerne et permet les débats. A ce niveau,
elle n’est vulnérable que par d’autres pratiques.
Par exemple, celles des mouvements sociaux.

7. Les mouvements sociaux

En effet, l’idéologie politique de la légitimation, qui est aussi une pratique


des conflits de forces, recommence dans les mouvements sociaux. Là encore,
l’idéologie n’est pas une théorie de surplus; elle est, à sa manière, constitutive
de la forme de ces groupements. Elle n’élude pas les impératifs de la situation
ou les motifs de l’action; elle éclaire tout autant qu’elle surmonte les antino­
mies, et c’est en les surmontant qu’elle les éclaire.
Cela a été bien illustré par les recherches de Daniel Vidal sur le syndica­
lisme. Vidal a choisi d’interroger des ouvriers sur de grandes alternatives: la
pérennité de la «classe ouvrière» ou l’homogénéisation des genres de vie;

7. Jean-Yves Calvez, Introduction à la vie politique, Aubier, 1967, 1 51

667
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

l’opposition irréductible ou le dialogue entre ouvriers et direction; la transfor­


mation sociale par des réformes ou la suppression de la propriété des moyens
de production. Vidal n’a peut-être pas assez marqué que ces questions, si elles
portent sur des attitudes, empruntent leurs formules aux idéologies déjà expli­
citement définies par des mouvements sociaux, en particulier par les syndicats ;
les réponses des ouvriers ne sont pas ici des idéologies, mais des attitudes envers
des idéologies. Quoi qu’il en soit, retenons ces importantes observations:
Nous pouvons considérer le travail propre de l’idéologie non point comme unifi­
cation d’orientations divergentes, mais comme mise en relation conflictuelle des
orientations de l’action. C’est parce qu’ils se posent en tant que systèmes d’action
différents que ceux-ci ne peuvent entrer en rapport, et s’opposer, que sur le mode
idéologique... Bien loin de nous apparaître comme le moment de la rationalisa­
tion où s’estomperaient les contradictions du réel, les idéologies sont le moment de
la contradiction où prennent fin les relations discrètes des éléments de l’action.
Les systèmes d’action syndicale acquièrent, par ce débordement idéologique, un
statut dialectique8.

Nous étions parvenu, pour notre part, à des constatations quelque peu sem­
blables dans une monographie sur un groupement religieux. Notre perspective
de départ était pourtant différente. Au lieu d’étudier les attitudes envers une ou
des idéologies, nous nous proposions d’analyser la grammaire idéologique elle-
même à partir d’une sorte de manifeste: celui de la Ligue ouvrière catholique
du Québec (1947). C’est donc au creux du discours, et selon son texte écrit,
que nous avons mené l’exégèse de la pratique d’un mouvement social9.
Celui-ci, à l’instar de tous les groupements d’« action catholique » de l’épo­
que, devait concilier une première antinomie, la plus large et la plus évidente :
officiellement chargé de prolonger l’action de la hiérarchie religieuse, il devait
aussi encadrer la classe ouvrière québécoise. À l’idéologie se trouvait donc
confié un prodigieux travail de syncrétisme. Il fallait, entre autres exigences,
concilier le rassemblement spirituel avec le mouvement d’action sociale.
L’idéologie y est parvenue en marquant des dégradés successifs, en multipliant
les transitions: effort de cohésion mais qui, pour s’effectuer, devient en même
temps explicitation des antinomies plus nombreuses et plus fines que, sans
l’idéologie, on n’aurait sans doute pas aperçues. Dans le Québec officiellement
catholique des années 1940, la réconciliation idéologique s’offrait comme une

8. Daniel Vidal, « Idéologies et types d’action syndicale», Sociologie du travail, 1968, 211.
9. Fernand Dumont, « Structure d’une idéologie religieuse », Recherches sociographiques, I, 2,
1960, 161-188.

668
Les Idéologies

synthèse mais tout autant comme une grille des contradictions encore confuses
dans les attitudes des militants ouvriers.
Dans les divers procédés du syncrétisme se révèlent ces antinomies. Le
canevas utilisé pour déchiffrer la société québécoise était emprunté aux thèmes
de «la doctrine sociale de l’Eglise»; les données prélevées sur le milieu n’en
étaient que des exemples, des illustrations. Des concepts comme capitalisme,
socialisme s’y retrouvaient, mais ce n’étaient pas là des notions qui eussent
d’abord pris quelque racine dans le milieu; ces schémas déréalisaient plutôt la
perception de la société. L’utilisation fréquente de la notion de masse (elle-
même importée) fournissait une aperception de la collectivité et plus particu­
lièrement de la classe ouvrière; elle impliquait d’ailleurs des connotations
morales («la masse de ceux qui souffrent», «le salut des masses», etc.). La
famille jouait un rôle capital dans cette idéologie. Plus que tout autre groupe­
ment, la famille québécoise de cette époque pouvait être considérée comme
étant à l’écart des grands conflits sociaux; son rôle s’était déjà quelque peu
effacé dans la vie quotidienne, mais les valeurs familiales demeuraient très
fortes. La référence à la famille comme base de la société permettait de jouer
sur la confusion, facile à commettre dans ce contexte, entre la situation et la
norme idéale.
Voulant se définir comme pratique sociale par une idéologie qui lui soit
propre, un mouvement social se donnait une définition de sa situation et de
celle de la collectivité plus vaste qui puisse constituer à la fois un cadre d’ana­
lyse et un mécanisme de syncrétisme. Dire que ce système masquait à ses mili­
tants l’histoire réelle serait trop court; il donnait un horizon et, pour dévoiler,
il dissimulait aussi. Comme pour les idéologies syndicales et les syndiqués dont
parle Daniel Vidal. Par la suite, au Québec, les antinomies tout autant que la
synthèse de la Ligue ouvrière catholique ont engendré de tout autres mouve­
ments ouvriers et de tout autres idéologies : c’est que cette idéologie ouvrait à
l’avenir et à la mutation tout autant qu’elle ramenait an passé et au statu quo.

8. La nation

Presque à l’extrême d’un repérage qui ne se veut pas une typologie, il faut
maintenant choisir l’une de ces grandes idéologies qui, sans reposer toujours
sur des mécanismes aussi concrets, aussi évidemment perceptibles que ceux
que nous avons considérés jusqu’ici, n’en sont pas moins des pratiques. Elles
définissent de grands ensembles sociaux mais, là encore, non pas du dessus
comme dans une sphère à part de l’imaginaire : par le dedans en dégageant, du

669
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

fatras des tendances et des antinomies de Tinstone, des totalités concrètes. Je


m’arrêterai à l’exemple de la nation.
L’idéologie s’avoue plus ouvertement comme pratique quand, partie de
sentiments ou de manifestations historiques plus ou moins confus, elle doit se
justifier, rendre compte à sa manière de ses fondements. On s’accorde à recon­
naître que la conscience nationale remonte, pour certaines collectivités, à
Torée des temps modernes. Au début du XIXe siècle, on voit mieux la nécessité
de la fonder; la nationalité émerge de la nation. Bûchez marque l’importance
de cette transition quand, se reportant à Tune de ses publications de 1834, il
écrit en 1866 :
Quand je prononçai pour la première fois le mot de nationalité, je lui donnai une
signification nouvelle... Par nationalité, je veux dire non seulement la nation mais
encore quelque chose de plus, ce en vertu du quoi une nation subsiste même lors­
qu’elle a perdu son autonomie10.

L’idéologie nationale va ainsi devoir repérer ses facteurs constitutifs, ce


qu’on pourrait appeler son mode original de production.
À dépouiller l’énorme littérature du XIXe siècle qui porte là-dessus, à consi­
dérer les conflits sociaux et politiques qui concernent les nationalités de la
même époque, on arrive vite à la constatation que les facteurs évoqués sont
disparates. Le droit, les frontières dites naturelles, les aménagements des possi­
bilités géographiques, la langue, la religion, l’État, etc.: chacun de ces élé­
ments est considéré comme primordial pour telle nation ou pour telle
conjoncture, mais aucun n’a une portée d’ensemble incontestable. La théorie
finit toujours par renoncer devant les pratiques concrètes*11. On ne saurait

10. Cité par G. Weill, L’Europe du XIXe siècle et l’idée de nationalité, A. Michel, 1938.
11. Cueillons cet exemple à propos de la langue: «La Suisse possède sur son territoire une
partie de ses nationaux parlant italien. Nul désir de ceux-ci de quitter le giron helvétique
pour s’intégrer dans une patrie italienne, et à peu près aucun mouvement, en Italie, pour
réclamer ces contrées comme des terres irrédentes. Lorsque se constitua, sous l’égide de
Bonaparte, la République cisalpine, les vallées italiennes de la Valteline qui étaient sujettes
des Grisons depuis un temps relativement court se libérèrent de la tyrannie des Ligues. Au
contraire, les italophones du Tessin et ceux des trois petits districts relevant bien plus ancien­
nement des Grisons restèrent, les uns et les autres, dans le sein de la Confédération helvé­
tique, les premiers dans un canton autonome, les autres toujours unis aux Grisons eux-mêmes
trilingues. C’est que le souvenir de luttes communes soutenues depuis le Moyen Age ou
celui de l’asile reçu lors de persécutions religieuses prévalurent ici contre les appels de
l’italianité, alors que le souvenir de la sujétion mal acceptée l’emportait là» (Jean-René
Suratteau, L’Idée nationale, de la Révolution à nos jours, Presses Universitaires de France,
1972, 38-39).

670
Les Idéologies

même pas lier toujours les idéologies nationales aux idéologies d’une classe
particulière, à celles de la bourgeoisie par exemple. Selon les lieux et les
circonstances, le milieu paysan, la classe ouvrière se sont considérés comme
solidaires de la bourgeoisie ou opposés à elle quant aux représentations de la
nation.
Voulant rendre compte de la nation, on est bien obligé de se rallier, du
moins comme conclusion provisoire, au point de vue auquel Nadel parvenait
après un examen semblable de la tribu : la nation, c’est la conception que ses
membres s’en font... Est-ce là céder à je ne sais quel idéalisme de la représenta­
tion ? Non, à la condition que ce postulat une fois admis, on examine concrète­
ment, et pour chaque cas, comment ces représentations sont la résultante d’une
construction au sein d’une histoire, comment aussi elles permettent un agir
collectif: comment, en d’autres termes, elles se sont constituées comme pra­
tiques et comment elles fonctionnent de la même façon.
En France, par exemple, bien avant la Révolution, les provincialismes
avaient cédé devant des facteurs d’unification ; pour que la Révolution révèle
ouvertement la figure d’une conscience nationale, il fallait que se fût produite
une unification préalable, eût-elle été lente et diversifiée dans ses lignes de
cheminements ; il fallait aussi, mais par les mêmes processus, que se fût fait
jour l’exigence plus ou moins formulée d’une plus haute vue de l’ensemble
social. Le cri de « Vive la nation » fut à la fois le sentiment d’un manque et celui
d’une plus large appartenance. Mais la nation n’est pas un cri; l’idéologie non
plus. Bien vite, la politique révolutionnaire en a fait une pratique: «défense
nationale », « contribution nationale », « éducation nationale » - et cette « reli­
gion nationale » de Robespierre, qui fit long feu - ont systématisé, aménagé,
organisé ce qui avait surgi du plus profond de la culture. Grâce à une faille
progressivement créée et brusquement élargie, une pratique s’est instaurée. On
sait quel renforcement durable lui a apporté ensuite le régime napoléonien.
D’autres cas, moins célèbres et moins ramassés dans le temps, pourraient
être invoqués. Si je me permettais de faire allusion à mon pays, le Québec, j’y
trouverais confirmation d’un processus semblable. Au temps de la colonisation
française jouaient à la fois des sentiments d’identité et de différence envers la
métropole ; colons français et Français de France se sentaient fondus dans une
même entité tout en prenant distance. La conquête anglaise a brusquement
accentué la conscience autochtone. Mais ce n’est que par l’instauration du
parlementarisme que ces sentiments confus et emmêlés furent portés sur le
plan des discussions et des définitions explicites : confrontés aux intérêts anglo-
saxons et aux pouvoirs politiques étrangers incarnés par le gouverneur et un
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

pouvoir exécutif arbitraire, c’est sur le plan du discours, de l'argumentation


officialisée que le sentiment national se trouvait exhaussé. Mais considéré pour
lui-même, en y mettant toutes les ressources des diverses méthodes structura­
les, ce discours ne révélerait rien de son originalité si l’on omettait de le rame­
ner à une pratique aux assises diverses, en particulier au parlement qui, pour
des fils du peuple dispersés dans un immense pays, constituait un lieu de ren­
contre et une plate-forme pour l’élaboration d’une idéologie nationale.

9. La science

Notre périple à travers la variété des idéologies n’est achevé qu’en appa­
rence. Parmi les critères divers qui nous ont fait ranger les idéologies dans un
ordre plutôt que dans un autre, on aura vu que nous sommes passé des pra­
tiques les plus évidentes à celles qui au premier regard le sont moins, des plus
circonscrites aux plus vastes. Par-delà ces critères et bien d’autres, un a été
constamment présent sans se dire. Il concerne le droit de considérer des phéno­
mènes idéologiques aussi diaparates comme des pratiques : la science n’est-elle
pas elle-même une pratique idéologique ? Question considérable qui est par­
tout présente dans ce livre. Ce sera du moins une bonne façon de la poser,
selon de premières formules, que de ranger la science elle-même dans notre
échantillon.
Que la science se mêle à toutes les pratiques idéologiques, chacun des
exemples que nous avons examinés le montre. Soit que le discours idéologique
se donne comme une science en empruntant des garanties à de plus strictes
théories, soit que la pratique englobe et prolonge la science en de plus larges
aménagements de la vie collective : dans tous les cas, la science compose avec
l’idéologie. Le rite religieux avec la théologie, la pratique judiciaire avec le
droit, le travail avec «l’organisation scientifique», les nationalismes avec l’his­
toire supposent des connaissances ; l’école ou les pratiques professionnelles dif­
fusent des savoirs. L’insertion des sciences dans les diverses pratiques en fait
autre chose que ce que l’on veut bien considérer comme telles dans les ordi­
naires et trop restreintes considérations épistémologiques.
Mais la science elle-même, si isolée que l’on puisse la concevoir, ne
comporte-t-elle pas, de soi, une pratique idéologique ?
Il faut commencer par rappeler quelques lieux communs. L’objet de la
science n’est pas un donné, mais un construit. Cette construction n’est pas
seulement l’œuvre de quelques esprits solitaires, ni même la miraculeuse noos-
phère où s’enchaînerait la généalogie des savants. Mieux que personne,

672
Les Idéologies

Bachelard aura montré que l’objet scientifique se dégage de corrections succes­


sives. Mais les illustrations de la dialectique de l'imaginaire et du construit qu’il
nous a fournies économisaient un peu les discours sociaux de commencements
et de ruptures. L’imaginaire est collectif tout autant que les systèmes qui en
procèdent et le récusent.
La science se constitue et se reconstitue en délimitant, par des discours
idéologiques, son aire d’exercice. Ce domaine, elle le ramène aussi à des énon­
cés sur une expérience des choses qui semble correspondre à l’objet qu’il faut
construire. Cette aire, cette expérience sont cernées par un extérieur tout autant
que par un intérieur de l’objet. Il y a là comme une aperception qui se donne
sa légitimité. Quand Durkheim, par exemple, définit le fait social par la con­
trainte, il veut circonscrire le sentiment que la société existe, qu’un objet peut
être construit. L’idée de contrainte n’est pas encore la science, mais son préala­
ble : ce qu’il faut pour que la science se tourne de ce côté comme un objet
possible à envisager. On en dirait autant de l’idée de production chez Marx:
elle est si extensible, allant de la production industrielle à la production des
rapports sociaux, que l’on ne saurait la considérer, elle non plus, comme un
concept au sens où on peut l’entendre pour un ferme corpus théorique. Là
encore, il s’agissait de braquer dans une direction le regard scientifique.
Mais ces deux exemples sont empruntés à la sociologie pour qui l’idéologie
est préoccupation et scrupule permanents. En voici un autre choisi au hasard
et qui concerne la biologie. S’interrogeant sur les résurgences périodiques du
vitalisme en biologie, Canguilhem remarque :
Il n’est pas sans intérêt et il n’est pas entièrement faux de présenter les retours
offensifs ou défensifs du vitalisme comme liés à des crises de confiance de la
société bourgeoise dans l’efficacité des institutions capitalistes. Mais cette interpré­
tation du phénomène peut paraître trop faible, plutôt que trop forte, au sens épis­
témologique bien entendu. Elle peut paraître trop faible, en tant qu’elle présente
comme phénomène de crise sociale et politique un phénomène de crise biolo­
gique dans l’espèce humaine, un phénomène qui relève d’une philosophie tech­
nologique et non pas seulement d’une philosophie politique. Les renaissances du
vitalisme traduisent peut-être de façon discontinue la méfiance permanente de la
vie devant la mécanisation de la vie12.
La distinction entre politique et technologie est ici fort suggestive: deux
niveaux de pensée sont dégagés, mais non pas comme s’ils commandaient deux
prises de vues entièrement hétérogènes; il s’agit plutôt de deux lectures impli-

12. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Hachette, 1952, 122


Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

quées l’une par l’autre. Bel exemple d’une réintroduction, qui n’est pas une
dissolution, d’une pensée scientifique dans une plus large pratique.
Il faut donc récuser les dichotomies que l’on effectue habituellement entre
épistémologie et sociologie de la connaissance comme si la première seule
nous faisait pénétrer dans la logique interne de la science, alors que la seconde
n’en explorerait que les alentours. Ne plaidons pas, par ailleurs, pour la confu­
sion, mais bien plutôt pour des distinctions plus nombreuses et plus complexes
dont les observations précitées de Canguilhem fournissent un bon exemple.
Ces distinctions permettraient justement d’envisager la science selon l’étendue
de sa pratique.
La brève évocation d’une idéologie scientifique nous permettra de le mieux
suggérer.
On sait l’importance qu’a eue, pour la psychologie contemporaine, l’appa­
rition du béhaviorisme dans l’Amérique du début du siècle. À ce propos, il est
difficile de parler d’une théorie puisque, sous une étiquette commune, les cons­
tructions théoriques les plus diverses se sont développées. Il s’agissait plutôt
d’un déplacement dans la manière de concevoir l’objet: on rejetait l’étude de
la conscience pour s’attacher à l’observation du comportement.
Ce déplacement peut être considéré à plusieurs plans.
Aux sources d’un pareil mouvement scientifique, se reconnaissent les inci­
tations d’un milieu social particulier. Watson, le père officiel du béhaviorisme,
le confessait lui-même. Un certain machinisme répandait partout ses imageries
et les transposait facilement à la société et à l’homme. Rendement, utilité, pré­
vision, adaptation étaient langage courant du capitalisme triomphant d’alors.
Si le darwinisme a joué un très grand rôle dans la naissance du béhaviorisme,
son influence n’a pas été moins importante sur les grands capitaines d’industrie
de l’époque ; les discours de Carnegie, par exemple, fourmillaient de références
à la «sélection des plus aptes» qu’il appliquait au monde des affaires et du tra­
vail.
Constatation banale, dira-t-on: les sciences trouvent suggestion dans un
contexte idéologique. Mais poussons plus avant. C’est de l’intérieur même du
mouvement béhavioriste, dans les polémiques scientifiques qui l’ont constitué
comme psychologie nouvelle que se discernent des conflits de pouvoirs. Tilquin
le souligne à la suite d’auteurs américains:
[Le béhaviorisme] n’a que peu de rapports de filiation avec le matérialisme, doc­
trine trop philosophique... On peut dire de lui ce que Boring a dit du fonctionna­
lisme, qu’il est le soulèvement d’une colonie contre la métropole, le soulèvement

674
Les Idéologies

des psychologues coloniaux américains contre leur mère patrie, Leipzig, et l’auto­
ritarisme de leur gouverneur, Titchener13.
Si la science se tourne vers un nouvel objet, le rend concevable, donne
commencement à de nouvelles théories, c’est donc que le milieu social plus
vaste et que le milieu scientifique lui-même l’y incitent. La science prend dis­
tance en retournant sur le milieu sa propre polémique. Il n’y a pas là seulement
influences ou procédés qui donneraient à la science son départ. C’est au cœur
même des théories que ces débats peuvent être reconnus. Quand les béhavio-
ristes chercheront, dans leurs expérimentations, à ramener la motivation à
l’aire immédiate des comportements et la pensée à un instrument, quand ils
concevront le langage comme une économie d’énergie ou comme l’attente
d’une réaction (signgestalt expectation), quand ils prétendront avec Lashley
que « mind is behavior and nothing else », ils continueront d’affirmer tout au
long de la construction de l’objet, dans la texture de la théorie et de l’expéri­
mentation, ce qu’ils avaient proféré au sein des débats idéologiques initiaux.
C’est de part en part qu’une pareille pensée scientifique se constitue comme
discours idéologique et comme instauration d’une pratique spécifique. On ne
s’étonne donc pas que, débouchant sur des applications à l’éducation ou à l’in­
dustrie, ce courant de recherche ait traduit en normes de la vie sociale ce qu’il
lui avait d’abord emprunté pour se constituer. Ce n’est pas seulement, répétons-
le, par ses commencements que la science est discours ou pratique idéologique
mais par l’ensemble de son parcours et la totalité de son dire.
L’étiquette idéologique étant couramment péjorative, voulons-nous pré­
tendre qu’une pareille tentative scientifique perd toute objectivité? Nous ne
suggérons rien de tel. Que la science trouve son commencement dans un
milieu plus vaste, contexte social ou entrecroisement de sciences préexistantes,
ne préjuge en rien de sa vérité ou de sa fausseté. Que tout au long de son
déploiement elle s’appuie sur ces suggestions de départ dont elle aura fait
comme une norme qui guide son cheminement, cela non plus ne préjuge pas
de sa valeur. Cela montre simplement que l’on aurait intérêt à distinguer plus
nettement, pour les sciences, le problème de la construction de l’objet et le
problème de la vérité.
On devrait faire de même pour toute pratique idéologique.

13. André Tilquin, Le Béhaviorisme. Origine et développement de la psychologie de réaction en


Amérique, Vrin, 1950, 41.
La configuration
de l'idéologie

épétons-le : les exemples de pratiques idéologiques que nous venons


de recenser ne prétendent ni au catalogue ni à la typologie. Ils sug­
gèrent pourtant l’existence d’un même univers. Entre ces pratiques
les analogies sont évidentes. Plus encore, elles s’impliquent les unes et les autres
et souvent s’intégrent les unes dans les autres. Nous l’avons nettement reconnu
pour la nation: celle-ci ne peut surmonter tant de différences et de conflits
d’appartenance sans s’appuyer sur d’autres pratiques qui, elles aussi, se sont
formées de la même manière. Sans l’école, les mouvements sociaux, la poli­
tique, comment les idéologies nationales pourraient-elles se maintenir? La pro­
cédure judiciaire suppose des pratiques législatives; lorsque le rite donne lieu à
la doctrine, à l’idéologie, il débouche aussi sur l’école et l’évangélisation;
l’école renvoie à la profession, celle-ci aux pratiques politiques de la légitima­
tion...
Nous nous trouvons donc devant un montage de pratiques. Chacune relève
d’une genèse qui lui est propre, du moins quand on la considère à son relatif
point d’émergence ; chacune est liée aussi aux autres mais selon des transac­
tions qui n’ont rien à faire avec quelque vécu indifférencié ou quelque praxis
monolithique.
Ces premières impressions, qui débordent déjà sur de sommaires hypo­
thèses, nous orienteront dans les tentatives de généralisation qui vont suivre.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

î. Des aires et des sujets de Faction

Le plus souvent, nos comportements se définissent dans des situations pro­


visoires. Nous agissons sans cesse; si nous gardons pourtant le sentiment de
l’unité de notre personne et de la cohérence du monde, c’est par un postulat
qui ne s’inscrit pas autrement dans le texte de l’histoire. Les pratiques idéolo­
giques délimitent des espaces historiques plus consistants, des situations qui
concernent un mode original du devenir collectif.
C’est le premier trait que nous avons pu vérifier. Les rites circonscrivent un
lieu où le sacré se condense, où les finalités ordinaires de nos actions sont sus­
pendues pour faire place à l’appréhension d’un sens qui semble venu de plus
loin et de plus haut. La procédure judiciaire cerne un terrain du juste et de
l’injuste où devraient pouvoir, à la limite, s’identifier le fait et le droit. L’école
se donne comme le survol des normes sociales; les programmes, les conven­
tions qui règlent les relations des maîtres et des élèves, l’organisation minu­
tieuse des paliers et des contrôles du savoir visent à créer, au sein des modes
multiples de la socialisation, une véritable dramaturgie de la socialisation glo­
bale. La profession, la médecine par exemple, veut ramener des normes diffu­
ses à un espace où elles seraient transmuées en une dialectique serrée; les
critères de la santé ou de la maladie ont beau circuler de la société à l’enceinte
médicale, celle-ci est le heu particulier où on peut concrètement les définir et
en déduire une pratique déterminée. La rationalisation du travail n’est conce­
vable que par la délimitation préalable d’un espace du labeur, d’une situation
idéalement fermée sur ses uniques impératifs. Pour les mouvements sociaux,
fixer des alternatives ou des objectifs, c’est proposer à des individus d’instaurer,
dans la mouvance de la plus vaste histoire, un cours spécifique du devenir; c’est
donner à celui-ci un foyer d’intelligibilité et rendre possibles des actions que
l’on pourra évaluer par référence à ce foyer. Depuis toujours, la politique cher­
che à faire émerger de la société civile une autre société où l’Etat devient le
lieu de rapports nouveaux des hommes entre eux. De même la nation propose
le sens d’une histoire particulière: pour reprendre l’idée de Renan, elle est le
souvenir, propre à un groupe d’hommes, d’avoir fait des choses ensemble et la
volonté d’en faire d’autres dans l’avenir. On peut dire de même de la science :
les pratiques idéologiques ne résument ni ne synthétisent les démarches de la
quête scientifique puisque des écoles diverses fleurissent sur le même terreau;
elles orientent vers un objet; elles ambitionnent de fonder une certaine his­
toire de la science.
Les pratiques idéologiques ne se limitent pas à cette détermination d’une
aire sociale. Elles ne circonscrivent la forme d’une situation et d’une action

678
Les Idéologies

qu’en définissant aussi la forme d’un agent, d’un sujet. Statuts et rôles sont
partout répandus dans la vie sociale ; nos comportements y trouvent des modèles
de situations, de procédures, de finalités. Mais ils sont disparates; nous ressen­
tons souvent, quand nous les épousons tour à tour, leurs contradictions. Pour
surmonter cette dispersion et ces divergences, les pratiques idéologiques créent,
au-dessus ou en marge de tous les autres, des rôles et des statuts plus stricte­
ment enchaînés.
Cela aussi, nos exemples nous l’auront fait voir avec évidence. Le rite ne se
dégage que par la mise en retrait de comportements qui pourraient convenir à
tous ; il propose des actions qui relèvent d’une autre forme que celles des statuts
sociaux variés de ceux qui l’épousent. La politique refoule toutes les apparte­
nances qui ne seraient pas celles du citoyen. Accusé, juge et jury ne sont pas
censés se rejoindre par leurs insertions ordinaires dans la vie sociale. Médecin
et malade poursuivent un dialogue où d’autres affinités sont écartées; Freud a
formulé là-dessus des prescriptions révélatrices quand il interdisait au psycho­
thérapeute d’autres relations avec son patient que celles de la psychothérapie.
11 n’y a pas de rationalisation possible du travail sans le postulat rigoureux que
les individus en cause ne sont que des travailleurs. Les mouvements sociaux ne
procèdent pas autrement: une centrale syndicale réunit des gens de conditions
très diverses, par exemple des ouvriers d’usine et des professeurs d’université ;
c’est en retenant le salariat ou la dépendance que l’on crée un nouveau statut
qui pourra, dans ce champ d’exercice, dépasser largement ce qu’il est convenu
d’appeler les relations de travail. Cela est plus net encore, s’il se peut, pour les
idéologies qui fondent une société globale : la nation, que nous avons retenue
comme exemple, n’est évidemment pas la somme des statuts sociaux sous-
jacents ; elle propose un statut original où l’individu a le sentiment d’appartenir
à une vaste collectivité mais parce qu’il est partie prenante à une pratique idéo­
logique particulière. Enfin, l’adhésion à une idéologie scientifique confère un
statut au savant dans la cité scientifique : ce à quoi ne pourrait pourvoir, à elle
seule, l’utilisation des procédures de vérification puisque la science est aussi
partage d’hypothèses, de visions du monde.
En définitive, considérées par rapport à la logique la plus générale de l’ac­
tion et à la plus large praxis, les pratiques idéologiques nous donnent avant tout
le sentiment d’une construction de sociétés spécifiques. Si, en retour, nous
avons l’illusion qu’il y a une société plus vaste, cela nous vient sans doute de ces
sociétés particulières que nous édifions. Ce n’est pas par hasard que, cherchant
à démontrer l’irréductibilité du phénomène social, Durkheim invoquait
comme expériences privilégiées le droit et l’école: l’un et l’autre se situent
effectivement parmi les formes les plus avouées des pratiques idéologiques.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Ne voyons là pourtant que de premières formules. Aires spécifiques, sociétés


construites, disions-nous. Nous aurions été tenté de parler aussi de domaines, de
secteurs. Ce sont toutes des expressions également trompeuses. Malgré qu’elle
se veuille instauration de la cohérence, la pratique idéologique n’est pas un
bloc solide. Elle est, pour ainsi dire, poreuse.
Nous l’aurons particulièrement aperçu à propos des systèmes de rôles et de
statuts qu’elle fabrique: dans l’enceinte du tribunal, dans le cabinet du méde­
cin, dans l’école, dans les parlements, au sein des mouvements sociaux ou de la
nation, dans la science circulent des modèles que les définitions des pratiques
idéologiques n’assument pas. Si précises que soient les règles du jeu, comme
dans les procédures judiciaires par exemple, les agents s’y réfèrent aussi aux
modèles culturels de la vie quotidienne ; dans les sentences, on ne peut s’em­
pêcher d’entendre l’écho du milieu social particulier auquel les juges appar­
tiennent. Bien plus, les pratiques idéologiques affirment tenir leur légitimité de
cette contamination elle-même : les tribunaux comme les parlements, l’école
comme la nation, les mouvements sociaux comme les doctrines scientifiques
se donnent aussi bien comme l’aboutissant d’un consensus que comme sa créa­
tion. De la plus large praxis aux pratiques idéologiques, il y a donc autant conti­
nuité réelle et continuité affirmée que rupture et construction.
Pour circonscrire l’originalité des pratiques idéologiques, on ne saurait
donc se borner à reconnaître qu’elles désignent des territoires particuliers de
l’action collective et des statuts spécifiques de sujets historiques. Ces territoires
et ces statuts ne sont pas cloisonnés par rapport à la vie sociale plus vaste. Plutôt
que de s’acharner à délimiter des frontières, il faut reconstituer une genèse.
Une genèse qui ne s’est pas produite une fois pour toutes et qui, pour avoir
parfois un long passé, ne s’en refait pas moins sans cesse et selon la logique
même de l’action.
On a trop souvent prétendu que les idéologies se superposent à la praxis
pour ne point, là-dessus, nous interroger de plus près.

2. Action et dédoublement

L’action est exploration d’un espace et d’un horizon ; elle se reconnaît dans
un champ du possible. Il lui faut aussi trier, choisir: elle doit ramener l’espace
à une situation circonscrite et l’horizon à une fin définie. Ce double processus
n’est pas préalable à l’action ; il est ce par quoi elle prend forme.
Cette forme est repérable. Elle ne se confond pas avec l’alternance de
l’ouverture et de la réduction. Pour l’agent, l’ouverture n’est pas indéfinie pas

680
Les Idéologies

plus que la réduction ne commence à partir de la table rase. Ouverture et


réduction disposent de repères qui ne s’épuisent pas dans la conduite qui s’y
définit. Si j’emprunte un chemin que j’ai déjà parcouru cent fois, je ne ferai
que suivre spontanément des balises de signes que j’aurai formés à l’avance.
Que j’aie à visiter une maison inconnue, il me faudra tâtonner davantage,
reconnaître les issues, les dispositions des couloirs et des pièces; je n’en serai
pas moins guidé par des repères qui me viendront des édifices qui me sont
familiers. Mes pas me conduiront peut-être plus loin, à une forêt où je n’ai
jamais encore pénétré. A supposer que je m’y égare, je pourrai suivre le conseil
traditionnel : choisir une direction et m’y tenir constamment, fusse-t-elle
d’abord élue au hasard. Faute de signes disponibles, je me serai alors donné un
seul critère, plus abstrait que tous les autres et que je maintiendrai fermement
au-dessus des infinies possibilités des fourrés et des clairières. Dans la mise en
forme de l’action, ouverture et réduction se composent donc par rappels ou
positions de signes. Ceux-ci ne sont pas nécessairement fixés en une nette syn­
taxe comme dans le geste habituel ou dans la parole stéréotypée ; souvent ils ne
proposent que de simples jalons ou ne s’identifient qu’avec une norme géné­
rale. Mais ils constituent toujours un langage par quoi l’action se structure et se
dit à elle-même sa configuration.
Nous le verrons mieux, et au plus près des premières perceptions, en
empruntant quelques suggestions à l’étude expérimentale du comportement
animal. En quête de nourriture dans un labyrinthe, le rat se livre à des réactions
en tous sens qui, sous l’impulsion de la faim, sont l’exploration d’un champ et
de ses possibilités. Qu’est-ce qui empêche l’observateur de ramener toutes ces
réactions à des additions de phénomènes ? D’abord, ces réactions ont un terme
visible : ayant trouvé la nourriture, le rat change pour ainsi dire de conduite ; il
mange. Ce qui précède ce changement se reconnaît alors spontanément
comme une totalité douée d’une signification propre. Au surplus, cette totalité
influera sur des réactions ultérieures, sur le choix des chemins et des réponses
en d’autres circonstances. Les réactions qui ont conduit à la nourriture se seront
muées en un ensemble de signes, en une possibilité de reproduire un schéma
de comportement. À ce propos, Tolman parle joliment de cognitive postula­
tions. Ouverture et réduction se seront donné des repères au sein même de leur
exercice : émergence d’un langage corrélative à la constitution d’une forme de
l’action.
Bien sûr, l’utilisation par l’homme du langage articulé déploie prodigieuse­
ment cette dialectique de l’ouverture, de la réduction et de leurs repères. Le
champ des possibles et les procédés de fermeture sont non seulement plus
complexes; ils sont souvent d’une autre nature. Le langage articulé permet des

681
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

permutations de signes qui sont inconnues chez l’animal. Mais il se mêle à tant
d’images et de symboles, qui ne supposent pas toujours son intervention, que
ses plus hautes envolées sont complices de ce qui se dit dans des réactions appa­
remment plus grossières.
Déjà chez l’animal, l’apprentissage donne l’impression d’une certaine
réflexivité. De même, l’habitude chez l’homme. Mais c’est plutôt l’élargisse­
ment et, pour mieux dire, la transmutation de cette réflexivité qui marquent
dans l’action humaine les jeux de l’ouverture et de la réduction. La perception
est une mise à distance des choses ; l’environnement me semble agir sur moi du
moment où je le pose. Revenant sur ces démarches qui sont déjà les siennes,
l’esprit peut en dégager les procédés dans un langage. La technique et la science
trouvent là leurs plus humbles commencements.
Et il en est ainsi pour ce qu’on appelle la culture. Assurément, grâce au
langage articulé, grâce aux amples processus réflexifs qui les prolongent ou les
suggèrent, les signes humains créent souvent une prodigieuse distance par rap­
port aux réactions et aux comportements concrètement observables. Cela
contraint à changer le registre de l’examen, non pas à épouser des vues qui
soient radicalement différentes1. L’action humaine ne se réduit pas aux com­
portements; ses formes sont plus vastes. Mais un ensemble social est aussi une
action, c’est-à-dire que s’y discernent ouvertures, réductions, signes: c’est ce
que nous appelons communément Y histoire. Les lectures que nous en faisons
impliquent toujours ces renvois des procédés aux signes et des signes aux pro­
cédés par lesquels se constitue et se déchiffre toute pratique.
Si rien n’autorise à distinguer une praxis de ce qui ne serait pas elle, un
dédoublement est pourtant perceptible dans ce monde des actions2.

1. « L’homme qui devient social n’est pas l’animal qui existait avant la mutation qui lui permet
de le devenir. C’est un homme qui est devenu artisan, artiste, qui a inventé le langage et
découvert le culte. Il s’est fait social au cours de chacune de ces transformations, dans cha­
cune desquelles la société est à la fois résultat et condition, effet et cause» (M. Pradines,
Traité de psychologie générale, Presses Universitaires de France, 1958, II, I, 13).
2. Il m’est arrivé ailleurs, pour esquisser une théorie de la culture, de parler de dédoublement
(Le Lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Editions H.M.H.,
1968). Cette notion visait à désigner un phénomène global, et selon la première appréhen­
sion que nous en avons: pour le sujet social, la société est à la fois un enracinement et un
horizon. D’un côté, le sens est épandu sur les choses, mieux encore il se confond avec elles ;
d’autre part, nous le voyons ou le portons devant nous, formulé dans des oeuvres. La notion
de dédoublement ne saurait prétendre, en son sens premier, qu’à pointer cette expérience
ressentie à travers la multiplicité de nos perceptions de la société. La considération des
pratiques idéologiques permet d’aller plus loin. Le dédoublement ne s’y perd pas dans le

682
Les Idéologies

Le mythe nous l’aura fait voir pour les sociétés traditionnelles. En effet, il
est impossible de confondre le mythe avec les autres pratiques. Tout comme
nous, l’homme archaïque se livre à des réactions tâtonnantes et à la quête de
conduites cohérentes ; il dispose de modèles multiples pour les espèces diverses
de ses actions Le mythe ne saurait être dissout dans cette variété de gestes et de
signes. Il prétend donner forme à l’histoire, polariser le sens de multiples évé­
nements; cependant il n’assume pas toutes les éventualités et toutes les situa­
tions. Il est une construction particulière de la totalité sociale, mais où on croit
lire la signification de l’ensemble. L’observateur extérieur est frappé par cette
construction, ce bricolage comme dit Lévi-Strauss :
[Le mythe] s’adresse à une collection de résidus d’ouvrages humains, c’est-à-dire à
un sous-ensemble de la culture... ; la pensée sauvage, cette bricoleuse, élabore des
structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements5.
Dans le mythe, on retrouve des matériaux qui proviennent d’un plus vaste
chantier de la pratique.
A l’encontre de ce qui se produit pour le mythe, c’est au cœur d’une tem­
poralité homogène que s’effectue le dédoublement par lequel s’édifient les pra­
tiques idéologiques. À celles-ci, en un sens, on pourrait appliquer aussi
l’étiquette de bricolage puisqu’on ne saurait y voir l’aboutissement d’une stricte
réflexivité qui, de la praxis éparse, en ferait une autre, cohérente et consciente
d’elle-même. Mais si bricolage il y a, il est infiniment plus conscient de ses
procédés de construction que celui du mythe dans le contexte traditionnel.
En effet, et nous l’avons déjà souligné, chacune de ces pratiques comporte
un savoir. Dans le cas des idéologies scientifiques, la science même est visée.
Dans les pratiques judiciaires, les professions, la rationalisation du travail,
l’école, la science se retrouve comme une sorte de noyau De grandes idéolo­
gies comme la nation sont impensables sans le support d’un savoir historique,
susceptible d’ailleurs de lectures concurrentes au sein du groupement en ques­
tion. D’autres pratiques idéologiques n’invoquent pas la science mais elles pos­
sèdent toutes un corpus d’argumentation, d’analyse et de synthèse qui en font
justement un discours. On dira peut-être que le mythe aussi est un discours et

chassé-croisé des actions et des représentations: il s’exprime dans des constructions qui se
veulent ouvertement des pratiques du dédoublement. Pour l’étude des phénomènes sociaux,
les idéologies ont ainsi une exceptionnelle valeur opératoire ; la société s’y définit elle-même
comme dédoublement, comme pratique de sa totalisation.
3. La Pensée sauvage, Plon, 1962, 29, 33.

683
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

qu’il lui arrive même de comporter des commentaires. Mais ce discours ne


repose pas sur les démarches de l’analyse et de la discussion :
Le stade du mythe est un stade du monologue, et à ce stade on ne démontre rien,
parce qu’on ne discute rien, ne se trouvant pas encore en présence d’une opinion
contraire ou simplement différente4.
Nous retrouvons ainsi une autre caractéristique que nous avons relevée à
plusieurs reprises. Les idéologies, même les plus officielles, sont prétextes à
d’incessantes polémiques; la suspicion leur est, pour ainsi dire, essentielle.
Leur apparition dans l’histoire, la manière dont elles y subsistent exigent des
argumentations et des justifications qui empruntent à l’histoire elle-même, et
non pas à une autre temporalité d’avant la nôtre ou au-dessus d’elle. Si les pra­
tiques idéologiques invoquent toujours quelque transcendance, et il le faut
bien sans quoi le dédoublement serait impossible, c’est au sein de l’histoire
qu’elles la cherchent et qu’elles croient la découvrir. Ainsi se trouve constam­
ment discuté et compromis le mode de production qu’est le dédoublement de
la culture et par lequel se constitue l’idéologie.
Ce dédoublement, cette mise à l’écart de la pratique idéologique n’est pas
un cas aberrant parmi les phénomènes sociaux. On en discerne de premières
possibilités dans l’activité la plus élémentaire. A celle-ci, les signes donnent
forme mais ils ne s’identifient pas tout à fait avec elle. Sinon on ne compren­
drait pas pourquoi les réactions du rat dans le labyrinthe doivent tâtonner long­
temps avant de se donner de plus fermes repères. On ne s’expliquerait pas non
plus les hésitations et les angoisses qui marquent souvent les choix des hom­
mes. Si des signes conviennent à telle conduite, c’est parce qu’ils en sourdent,
mais c’est aussi parce qu’ils se tiennent à distance. Le langage est sans doute le
terrain le plus familier, le plus trivial de cette dualité. Je m’y exprime souvent
comme si je le créais, sans penser autrement aux contraintes qu’il m’impose;
parfois, je m’y heurte pour choisir péniblement ce que je veux dire. Il en est de
même pour tous les modèles que me propose l’environnement social : ils m’en­
gagent dans les jeux de la spontanéité et de la distance. Mais la distance est
ressentie davantage pour certains que pour d’autres. Durkheim l’avait bien vu :
tout ce qui est social est contrainte, prétendait-il, mais il proposait aussitôt des
illustrations comme le droit et l’éducation où le sentiment de cette contrainte
était suffisamment exacerbé pour que l’on en étende la reconnaissance à tout
le reste. On pourrait ainsi dresser une sorte de rangement des modèles sociaux
selon leur résistance, leur teneur objective par rapport à nos intentions.

4. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, 434.


Les Idéologies

Les pratiques idéologiques seraient sans cloute situées à l’extrême de ce


rangement. Dans le rite, l’enceinte judiciaire, le champ de la profession, la
rationalisation du travail, l’école, la politique, un mouvement social, la nation,
une doctrine scientifique, personne ne se sent d’emblée chez soi. Ce sont des
demeures où on entre avec réticence, dont on discute souvent la légitimité et
les allégeances. C’est cette distance qui donne à la pratique idéologique toute
sa portée : les débats infinis de la conscience s’y heurtent à des querelles et à des
choix plus circonscrits. Les idéologies sont systématiques parce qu’elles sont
loin de la conscience singulière. Elles sont moins un achèvement qu’un discri­
minant: ce par rapport à quoi, confrontées à la plus grande histoire, les actions
collectives peuvent percevoir et surmonter leurs antinomies.
On comprend pourquoi le discours occupe une place aussi déterminante
dans les pratiques idéologiques : il représente justement la distance, la faculté de
discrimination.

3. Le discours idéologique

Instrument de discrimination, le discours idéologique doit être un système.


Il s’offre à l’adhésion, il doit démontrer sa validité, d’autant plus qu’il est d’ordi­
naire en polémique avec d’autres. Il s’adresse à des agents, à des sujets existants
ou éventuels; il est moins un ensemble de notions qu’un ensemble d’argumen­
tations. D’une certaine manière, il abolit par anticipation les antinomies de
l’action. Mais aussi bien, il les révèle, les met en place; l’achèvement qu’il
propose, il suggère à l’action de le refaire. C’est avant tout comme tel qu’il doit
être déchiffré : comme étant à la fois reconnaissance des antinomies de l’action
et tentative pour les surmonter.
Concrètement, ces antinomies et ces raccords sont aussi diversifiés que le
sont les idéologies empiriquement repérables. Il n’est pas question d’en tenter
un inventaire5. On peut pourtant en discerner les modalités de fond : définition
d’une situation en vue de l’action, l’idéologie doit essentiellement concilier fait
et valeur. Voilà l’antinomie que, sous les formes les plus variées, il lui faut sans
cesse dépasser. Pour y arriver, elle doit, d’une part, ramener la situation à la
cohérence; elle suppose une communauté, un auditoire. L’analyse sera particu­
lièrement attentive à démêler les processus de construction de cette image de

5. À titre d’exercice méthodologique, j’ai analysé une idéologie suffisamment restreinte pour
qu’il soit possible d’y repérer les antinomies et les procédés de réduction. Je me permets de
renvoyer de nouveau à mon article: «Structure d’une idéologie religieuse», Recherches
sociographiques, 1960, 2, 161-189.

685
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

la communauté et, en corollaire, les procédés par lesquels l’édification de


l’idéologie masque le statut partiel de l’idéologue ou l’universalise. D’autre
part, l’idéologie doit définir des fins. L’examen portera alors sur les procédés de
valorisation des faits qui donnent un poids concret à ces finalités: le discours
présente comme un donné aussi bien des valeurs supposément acquises que des
impératifs considérés comme naturels6. L’idéologie travaille comme l’orateur
qui, pour ramener son auditoire à quelque conviction nouvelle, s’appuie sur ce
qu’il considère comme un consensus préalable qu’il tâchera de confirmer et
d’étendre. Ce consensus, ces lieux communs constituent, pour l’idéologie, la
facticité première. Aussi, pour aboutir à un nouveau consensus, pour faire sur­
gir un nouvel objectif, elle ne pourra qu’introduire des données où faits et
valeurs renverront les uns aux autres par contamination avec le consensus pos­
tulé au départ.
Cette comparaison avec l’orateur doit être serrée au plus près. Considérée
dans la texture même de son langage, l’argumentation idéologique est rhétori­
que. La cohésion de la situation, la définition des fins ramenées à une réduc­
tion réciproque du fait et de la valeur relèvent des grands procédés que Perelman
et Olbrechts-Tyteca ont inventoriés sous les dénominations de probabilité de la
vraisemblance et d’intensité de l’adhésion. On y retrouve les références au nor­
mal, à la compétence, etc. Renvoyant aux figures de la rhétorique traditionnelle,
ces auteurs évoquent
l’argumentation... basée sur le réel et l’apparent, sur les fins et les moyens, sur
l’acte et l’essence, sur la quantité et la qualité, et d’autres couples d’oppositions
considérées comme fondamentales7.
Et la notion d’incompatibilité, dégagée par les mêmes auteurs d’une vieille
tradition, se révèle centrale en ce qu’elle se substitue à la notion plus purement
logique de contradiction :

6. La notion de « loi naturelle », si importante pour l’idéologie libérale, fournit ici un exemple
qui confine au paradigme : « L’identification de la loi morale à la loi physique permet d’ac­
corder à la loi morale la même nécessité et la même uniformité qu’à la loi physique. Encore
plus, la réduction de la morale à l’économie dote les lois économiques d’une nécessité
physique et morale : elles établiront nécessairement l’ordre le plus conforme à la réalisation
de l’homme, celui qui répond en même temps aux aspirations les plus intimes de son être.
Tant la morale que la physique garantiront les théories économiques de l’école» (André
Vachet, L’Idéologie libérale, Éd. Anthropos, 1970, 275).
7. C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Rhétorique et philosophie, Presses Universitaires de
France, 1952, 34.

686
Les Idéologies

Alors que la contradiction entre deux propositions suppose un formalisme ou du


moins un système de notions univoques, l’incompatibilité est toujours relative à
des circonstances contingentes, que celles-ci soient constituées par des lois natu­
relles, des événements particuliers ou des décisions humaines8.

L’existence de travaux excellents et copieux sur la rhétorique nous dispen­


sera d’insister davantage sur le langage idéologique strictement considéré.
Celui-ci déborde d’ailleurs le champ des idéologies. Nous nous étendrons plu­
tôt sur la configuration d’ensemble du discours idéologique, lieu spécifique
celui-là de la réduction réciproque du fait et de la valeur.
Revenons, à ce point, à la comparaison que nous avons tentée entre le
mythe et l’idéologie. Le mythe, remarquions-nous, est à la fois explication et
norme. Il dit comment les actions humaines sont advenues à l’existence et
comment il faut les accomplir. La fin est étroitement liée à l’origine. Cela ne
se peut, nous l’avons vu aussi, que par une dualité où un temps sacré sert de
modèle à une temporalité plus quotidienne et plus profane. Explication et
valeur se rejoignent parce qu’ils transcendent ce que nous appelons Y histoire.
En ramenant l’histoire à une temporalité homogène, nos civilisations modernes
n’ont pas seulement remplacé le mythe par l’idéologie; elles ont disjoint l’ex­
plication et la finalité. Le discours idéologique le laisse voir dans sa forme
même. Et l’on n’a sans doute tant débattu de l’idéologie et de l’utopie que pour
reconnaître cette dualité.
On se souvient de la distinction classique de Mannheim: les idéologies
sont confirmation de l’ordre social, elles sont tournées vers le passé ; les utopies
visent à défaire la situation existante, elles sont tournées vers l’avenir9. Ajoutons-
y la définition, classique elle aussi, que Ruyer donne de l’utopie :
Un exercice mental sur les possibles latéraux, [...] exercice libre d’une intelligence
s’amusant à la construction d’un monde qu’elle sait provisoirement irréelle10.

Cette dualité renvoie-t-elle à deux discours différents ? Il y a effectivement


des utopies isolées : celles qu’inventorie Ruyer, dans la seconde partie de son
livre, sont toutes de cette espèce. Aussi ont-elles pour auteurs des individus
déterminés. On parvient mal à les distinguer du roman d’anticipation; celui-ci

8. C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Presses Universitaires de


France, 1958,1, 264.
9. Voir Ideology and Utopia, Kegan, 1936, 174-176.
10. Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, Presses Universitaires de France, 1950, 9, 146.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

n’est d’ailleurs qu’une illustration d’un mode de pensée infiniment plus géné­
ral et qui relève de ce que Mach appelait l’«expérimentation mentale». Ce
mode de pensée se manifeste dans toutes les variétés de l’action humaine. Aussi
ne peut-on, comme le fait Mannheim, l’opposer carrément à l’idéologie. Si
celle-ci a pour fonction d’effectuer une détermination de l’espace de l’action,
elle doit fermer le champ des possibles mais, tout aussi bien, supposer un inven­
taire des possibles. Bien plus, l’utopie n’est pas seulement dans le discours idéo­
logique; elle fonde le discours lui-même. Elle suscite l’espace où situation et
fin procèdent à leur réduction réciproque. Car l’espace de l’idéologie n’est pas
simplement un enclos délimité dans le champ de la plus vaste praxis: il relève
d’une société qui, tout en étant reconnue comme réelle, est aussi société
idéale.
On devrait donc retrouver le travail de l’utopie dans toute idéologie, fût-
elle conservatrice. C’est bien ce qui arrive en effet. Les images de la « Great
Society » ou de la « société juste » continuent d’être proposées par les idéologies
politiques de droite aux Etats-Unis comme ailleurs : un ordre acquis ne peut se
dire seulement en se référant à ses origines mais en trouvant, pour ses prin­
cipes, caution dans l’avenir. La procédure judiciaire serait impossible sans
l’utopie de la justice, la médecine sans celle de la santé, le nationalisme sans
figures du futur collectif, l’école sans visées d’une culture idéale, la doctrine
scientifique sans l’anticipation de conquêtes que la recherche n’a pas encore
assurées.
Il est vrai que le conservatisme va chercher d’ordinaire les représentations
de ses valeurs dans le passé. Par exemple, les traditionalistes du XIXe siècle,
comme Maistre, Bonald, Guéranger se proposaient de restaurer la société
médiévale ; mais c’était justement une utopie, non pas comme dirait Mannheim
parce qu’elle ne s’est pas réalisée, mais parce qu’elle était figure concrète d’un
idéal. D’ailleurs, les utopies que comportent les idéologies dites de gauche ne
sont pas toutes situées dans le futur : que l’on se souvienne du rôle qu’a pu jouer
le mythe du bon sauvage pour les idéologues d’avant-garde, la référence à la
Révolution française pour Michelet, le souvenir de la Commune dans béau-
coup de mouvements sociaux contemporains... Il est même de beaux exemples
où la nostalgie du passé renvoie aux plus audacieuses anticipations: on sait
combien dans les socialismes du XIXe siècle, ceux que Marx a justement quali­
fiés d’utopiques, la nostalgie des formes traditionnelles du travail se projetant
dans des figures de l’avenir mettait radicalement en cause le présent intolérable
de l’industrialisation.

688
Les Idéologies

Toute idéologie comporte une dimension utopique puisqu’elle est à la fois


explications et valeurs, réconciliation des unes et des autres dans un projet.
Cette notion de projet permet de distinguer entre la dimension utopique de
l’idéologie et l’utopie comme phénomène isolé. Les utopies que l’on serait
tenté d’appeler pures ne comportent pas de plan pour l’action. C’est pourquoi
sans doute Le Senne les disait «immorales»: elles méconnaissent le devoir;
elles sont des satisfactions pour les songes du moi. La dernière phrase de l’uto­
pie de More pourrait nous fournir un critère : «Je le souhaite, dit-il, plus que je
ne l’espère. » Souhaiter n’engage à rien ; espérer, c’est reporter un horizon de
valeurs sur des tâches présentes11.

4. Conscience et inconscience idéologiques

Dédoublement de la culture, réconciliation du fait et de la valeur, fixation


d’un donné et formulation utopique dans un projet: comment le discours idéo­
logique peut-il assumer pareilles tâches? Par sa seule vertu? Oui et non. Ici
encore il nous faut revenir à la texture élémentaire de l’action. La forme de
celle-ci étant constituée par le signe, de quoi donc le signe est-il fait?
L’action n’est pas concevable sans l’émergence d’une forme; elle ne l’est
pas davantage sans la poussée des tendances, du désir. Le signe doit donc être
autre chose qu’une pure représentation; il faut qu’il enveloppe déjà ce que
l’action exige de lui comme recours. Si le signe n’était que signe des choses, on
ne voit pas pourquoi il ne serait pas rigoureuse traduction du concept. S’il y
avait entre la tendance et le signe une césure radicale, comment pourrait-on
rendre compte du pouvoir médiateur du signe ? Il faut bien admettre que ce
dernier est, de soi, contaminé par le désir. Le signe signifie à la fois ce qui est
caché dans le besoin et ce qui se dit ouvertement dans la conscience.
De même que mon immuable nature qui est mon caractère ne peut être reconnue
qu’à l’abri de cette affirmation qui me fait être volonté et conscience: je suis, je
veux - de même l’existence, le prestige, la puissance même du caché ne peuvent
être proférés que du sein de la pensée qui s’affirme comme conscience et
volonté12.

11. Dans Le Mythe de la cité idéale (Presses Universitaires de France, 1960, 55 et suiv.), Roger
Mucehielli propose un très suggestif parallèle entre More et Machiavel où se marque net­
tement, à notre sens, cette distinction entre l’utopie «pure» et l’utopie idéologique; chez
l’un et l’autre auteurs, on trouve le même radical procès de leur société mais, selon le cas,
le diagnostic mène à un rêve ou à un projet.
12. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, I : Le volontaire et l’involontaire, Aubier-Montaigne,
1963, 382-383.

689
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

La volonté de signifier ne se coupe pas du symbolisme obscur du désir pour


prendre en charge un autre objet: elle trouve plutôt matière dans ce symbo­
lisme même. La conscience est travail: travail sur le désir. Elle effectue une
transposition, une transmutation de ce qui est à la fois attraction et position de
Tobjet, valeur et fait.
Cette détermination, cette dialectique, on la retrouve à la dimension de la
culture considérée comme un ensemble. Nous en avons déjà proposé une
vision à deux pôles, celui des symboles et celui des signaux. Les symboles
emmêlent le désir et le signe : après Freud, il n’est guère besoin d’insister là-
dessus. Les signaux les dissocient pour les réconcilier dans un projet d’action,
dans une pratique qui se veut consciente de ses visées et du donné qui paraît
objectivement s’offrir à elles. Dans cette dissociation, le désir devient intention,
le sens se mue en pratique de la signification, le sujet institué se veut sujet ins­
tituant.
Parce qu’il révèle la parenté entre les signifiants plutôt que de poser un
rapport de signifiant à signifié, le symbole est la première répartition du sens
dans un monde. Il est, du même mouvement, une répartition des sujets: il les
ancre dans des situations communes tout autant qu’il leur permet de donner
sens à cette situation. Cet ancrage inaugure un processus où de nouvelles
figures de situations peuvent se produire. Le sujet reprend le sens où il est
immergé pour le reformuler. La symbolique sociale s’en trouve déterminée dans
un rite, un dialogue, un discours, une quelconque praxis particulière. En défi­
nitive, comment concevoir le dédoublement qui s’effectue dans et par les pra­
tiques idéologiques autrement que sous la figure de la conscience ? Cela fera
sursauter, de prime abord. Disons carrément que nous ne proposons aucune­
ment de recourir à quelque métaphysique conscience collective; il nous
importe seulement de savoir par quel mécanisme social l’individu en arrive à
avoir une conscience historique et ainsi à s’intégrer à des sujets collectifs. En se
coulant dans le langage, en s’assimilant les modèles culturels, en étant inséré
dans des rapports de production, de tant d’autres manières encore, l’individu
devient partie prenante à la collectivité et s’explique avec elle ; mais comment
revient-il sur la totalité sociale comme telle, quels secours la société lui offre-
t-elle pour se concevoir dans des situations et par rapport à des fins qui soient à
la mesure de l’histoire ? Le dédoublement, la production des idéologies nous
permet de nous le représenter. Parler de conscience historique devient alors
aussi légitime que de parler de sujet historique.
Il n’y a aucun miracle, aucun coup de force dans la production de l’idéolo­
gie comme conscience. Ce dédoublement, qui tranche dans le monde de la

690
Les Idéologies

praxis, nous avons vu qu’il a sa correspondance aux plus humbles niveaux de


l’action. Si l’action ne prend forme, au sein de l’ouverture et de la réduction,
que par la production ou le rappel de signes, ceux-ci sont conscience. Déjà là,
les pratiques idéologiques se trouvent impliquées. Les pratiques idéologiques
n’assument pas toutes les émergences de la conscience au sein de la plus vaste
praxis. Rien ne permet non plus d’affirmer qu’au-delà des idéologies la cons­
cience ne peut poursuivre de plus radicales transcendances; il serait arbitraire
de barrer les ambitions de la conscience puisque celle-ci se placerait ainsi para­
doxalement au-delà d’elle-même pour se donner frontière. La conscience est
partout disséminée dans la praxis comme elle l’est dans nos conduites. Les pra­
tiques idéologiques n’en représentent pas moins une sorte d’achèvement. Leur
objectif n’est-il pas, par la conquête de la cohérence des signes dans un dis­
cours, de poser le sens comme un horizon où la société devient un objet perçu
et où des désirs confus deviennent des fins déterminées ?
Ainsi, chaque pratique idéologique est, pour le sociologue, la production et
la reproduction de la praxis comme conscience de soi. Car, replacée dans la
ligne de sa genèse, cette conscience nous est apparue comme l’aboutissant
d’un travail, d’une production. Elle n’est pas un miroir. La pratique idéolo­
gique n’est synthèse que parce qu’elle est action. Lorsque les comportements
recourent à l’idéologie, ils n’y trouvent pas d’emblée leur image. La pratique
idéologique ne résume pas non plus les comportements qu’elle concerne : nous
l’avons noté, tout ce qui se déroule dans l’école, l’enceinte du tribunal, le cabi­
net du médecin, le parlement, la nation, la science, etc., n’est pas assumé par
les pratiques idéologiques qui pourtant constituent ces aires de l’action.
Finalement, nous avons beaucoup insisté sur la logique de l’action, sur le
travail du signe, sur le désir: on nous le reprochera peut-être comme une incur­
sion inutile aux marges de notre sujet. Nous rappellerons pourtant que là se
trouve le matériau des idéologies. Il était important de le marquer autant qu’on
le pouvait, car c’est la tentation habituelle chez ceux qui traitent de l’idéologie
que d’enjamber un peu vite ce problème préalable du matériau en parlant de
représentations. Quelles que soient les sociétés que l’on considère, on y retrouve
le travail des signes sur le désir; mais le résultat de ce travail n’est pas le même
partout; les formes de dédoublement sont différentes. Il suffit d’opposer le
mythe et l’idéologie pour s’en rendre compte. Et les idéologies elles-mêmes,
diverses et opposées, le disent avec la même évidence.
L’idéologie, comme la conscience individuelle, est la forme officielle des
actions collectives. Une fois reconnue sa genèse à partir d’un matériau dont
elle n’est pas le seul produit, il faut reprendre la question d’une autre manière :
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

ne plus se demander avec quoi l’officiel, la conscience se fabrique mais com­


ment jouent les mécanismes de l’officialisation.
L’analogie avec la psychanalyse, qui se trouve alors suggérée, est périlleuse.
Ecartons à nouveau l’idée qu’il puisse y avoir un inconscient des sociétés qui
serait comme une sorte de substance ou d’esprit objectif. D’ailleurs, pour son
propre champ d’investigation, la psychanalyse freudienne ne pose pas la ques­
tion de cette manière. Elle ne fait pas de l’inconscient une entité; elle se borne
à chercher, à partir de la conscience, des procédures opératoires qui permettent
de descendre plus en dessous. Pour elle, la conscience est un phénomène qui
se donne comme connaissance de soi-même. La conscience est un résultat.
Celui-ci doit donc être déduit; d’où le postulat de l’inconscient ou mieux, selon
une première formule de Freud, d’une autre conscience. Mais cette déduction
est, en principe, infinie.
Nous devons être prêts, dit Freud, à admettre en nous non seulement une seconde
conscience, mais aussi une troisième, une quatrième, peut-être une série indéfinie
. d’états de conscience qui entre eux s’ignorent l’un l’autre et tous ensemble sont
inconnus de nous13.

Comment ne pas s’égarer dans ce dédale? En ne perdant pas de vue la


conscience, en n’oubliant pas que l’inconscient n’est pas sa doublure mais ce à
quoi elle seule peut ouvrir. Autrement dit, en admettant que nous ne parlons
de l'inconscient qu’à partir de la conscience.
Cette règle de méthode, qui ne suppose a priori aucune identification
d’entités ou d’objets, il semble que l’on puisse la transposer dans l’étude des
sociétés globales et des pratiques idéologiques. On n’opposera pas le discours
ouvertement proféré à une réalité sous-jacente que les sujets historiques ne
pourraient connaître à moins d’être des hommes de science. A partir du dis­
cours idéologique, il s’agit d’effectuer le déplacement que suggère Freud pour
la conscience personnelle. En gardant bien le sentiment, encore une fois, que
dans ce déplacement le discours reste privilégié : sans quoi l’analyse descen­
drait indéfiniment vers des profondeurs où elle se perdrait, à moins de statuer
a priori sur quelque infrastructure. Ici aussi, la prospection doit porter sur la
dérivation elle-même, et non pas chercher un éventuel et toujours fuyant point
ultime.

13. On pourra relire, si besoin est, un des plus riches articles de Freud, « L’inconscient» (1915),
dans la Métapsychologie, Gallimard, 1968, 65 et suiv.

692
L'idéologie
comme pouvoir de parler

uelles qu’elles soient, les idéologies ne sauraient mettre au net,


comme si elles en avaient recueilli à coup sûr la fine fleur, ce que
leurs situations disparates suggèrent aux consciences, dans les voies
dispersées de la praxis. L’idéologie est aussi une censure. Là-dèssus, les idéolo­
gies officielles que nous avons commentées dans nos précédents chapitres
mettent en lumière ce qui se discerne ailleurs sous un jour plus tamisé.

î. L’idéologie et l’oubli

Le discours idéologique propose une norme qu’il insère dans une pratique
où elle devient en quelque sorte objective, naturelle. Il y faut la contrainte.
Cette norme ne s’implante pas dans un vide social : pour prendre place, elle
doit masquer ou liquider d’autres paroles. Celles-ci ne disparaissent pas pour
autant; souvent, ce qui est écarté par la pratique idéologique officielle survit
ailleurs et y poursuit sa vie propre. Il arrive même que ce qui a été méconnu
resurgisse dans des idéologies concurrentes.
Pour le mieux voir, il sera utile de distinguer entre expérience et expression.
Celle-ci n’est pas la traduction de celle-là dans une sorte de transparence.
L’expression est un ensemble de repères quant à l’objet visé par l’expérience.
La réflexivité est la récupération, toujours incomplète et sans cesse modifiée,
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

de ces repères. Il ne saurait être question d’identifier expression et idéologie ;


celle-ci est un mode particulier d’expression. Pour discerner la contrainte dans
l’oubli idéologique, il faut examiner la concurrence de modes différents d’ex­
pressions.
Nous pourrions reprendre tous les cas que nous avons recensés. Mais,
quitte à élargir ensuite, attardons-nous d’abord à trois d’entre eux.
La procédure judiciaire serait impossible sans un corps systématique de
normes. Les droits archaïques, le très ancien droit romain par exemple, com­
portent des procédures qui visent simplement à rétablir un déséquilibre social
causé par la faute. Une épreuve, comme l’ordalie ou le serment, suffit à déter­
miner le coupable et la punition : il ne s’agit pas moins d’un champ clos de la
transgression et du jugement où une norme du droit a été placée au-dessus de
toutes les autres. De cette transcendance de la norme, la législation de la
Révolution française nous fournit un cas beaucoup plus abstrait. Le postulat de
base pourrait se formuler ainsi : quelle que soit la diversité des désirs, des inten­
tions, des conditions des hommes, il est toujours possible d’en extraire un cri­
tère qui vaille pour tous. La légitimité trouve, à son tour, son fondement dans la
logique même de toute action : une conduite de telle personne est-elle, oui ou
non, une atteinte à celle qu’un autre individu pourrait poser? On ne mécon­
naît pas qu’entre les conduites des uns et des autres les conflits sont perma­
nents ; aussi, c’est à des intentions supposément plus essentielles, à celles qui
relèvent de la nature de l’homme que la légitimité veut se reporter. La Révolution
a poussé très loin ce principe, jusqu’à prétendre que la loi était la traduction
directe de la Raison. Même aujourd’hui, nos pratiques juridiques ont beau
introduire la coutume ou la jurisprudence, elles les ramènent à des traditions
strictement juridiques. Le juge mêle ses valeurs personnelles aux décisions
qu’il rend, mais il leur donne justifications par le droit formel. Chaque fois que
se formule un jugement, les valeurs et les préjugés les plus courants dans la vie
sociale pénètrent dans la cour; mais ils sont disqualifiés ou retenus par confron­
tation avec des normes explicites qui, nous l’avons souvent répété, n’en sont ni
l’aperception ni la synthèse mais un instrument de discrimination. Une discri­
mination qui reproduit ce qui fut à l’origine de ces normes officielles: une
prédominance par la contrainte, un oubli qui s’est fait conscience par contre­
partie.
Il faut dire davantage. Ce qui filtre ainsi dans les enceintes judiciaires n’est
pas pour autant normes diffuses et sans consistance. Ce que le droit appelle
opinion pour accueillir ce qui n’a pas la forme assurée qu’il confère à ses pro­
pres critères n’est pas seulement un ensemble de réactions en attente d’une
Les Idéologies

forme plus rigide : il s’agit souvent d’une autre forme du droit, encore concur­
rente parfois du droit officiel et qui, en tout cas, le fut longtemps. Et quand
cette forme dépérit, c’est en un sens parce que les normes officielles les assu­
ment mais aussi parce qu’elles les refoulent. Le discours idéologique se nourrit
de la destruction ou du morcellement d’un autre discours.
Une région du Québec fournit là-dessus une illustration intéressante. La
Beauce québécoise, pays de paysans fiers et chicaniers, a toujours été célèbre
par ses recours fréquents aux tribunaux. Pourtant, entre le droit officiel et un
autre droit qu’il serait aberrant de confondre avec la jurisprudence, le rapport
n’a longtemps été que de coexistence ou d’échange d’égal à égal. Encore
aujourd’hui, l’idéologie juridique moderne n’y triomphe qu’à grand-peine de
l’expression juridique traditionnelle. Dans un livre écrit en collaboration avec
sa femme, un avocat de la région caractérise admirablement cette loi populaire
en tant qu’elle est expression de solidarités vécues :
L’autorité de la loi populaire ne se discute pas. C’est un ensemble de formules, de
coutumes et de rites, œuvre d’une collectivité comme la ruche est l’œuvre de l’es­
saim. L’individu ne la comprend pas, il y est compris. On peut en dégager une idée
de justice, l’expliquer, gloser. Pour cela, il faut être de l’extérieur. A l’intérieur on
s’y conforme simplement1.

On le voit bien : si l’idéologie, la pratique officielle du droit, triomphe alors


d’autres pratiques, ce n’est pas en donnant une forme à ce qui n’en aurait point.
Elle remplace d’autres expressions par un combat qui se déroule d’abord à
armes égales, où les stratégies bien que différentes s’emmêlent quelque temps,
où la pratique idéologique s’affirme finalement non par une décision qui lui
serait favorable mais parce qu’elle désintègre la forme concurrente. Les élé­
ments de cette dernière, dispersés par la victoire de l’autre, peuvent subsister
dans la pratique plus vaste ; mais leur synthèse dans une pratique officielle sera
désormais empêchée.

1. Plus loin, les auteurs ne manquent pas de s’interroger sur le destin de cette forme tradition­
nelle du droit: « Notre loi populaire, celle que nous connaissons, partie intégrante de notre
culture populaire actuelle, disparaît en même temps que les traditions locales. Il est normal
qu’il en soit ainsi parce que la vie des traditions ne dépend pas seulement de leur transmis­
sion orale au sein d’une collectivité mais découle d’un type stable et cohérent de genre de
vie. Or, une véritable révolution bouleverse la mentalité commune. Les traditions, la cul­
ture populaire disparaissent ou se transforment presque à notre insu. Cependant, la civilisa­
tion dont elles témoignent continuera d’exister encore longtemps. Nous transporterons
d’une civilisation à l’autre tout le fond de notre inconscient collectif» (Quand le peuple fait
la loi, H.M.H., 1972).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

L’idéologie religieuse nous fournira une illustration toute voisine du même


phénomène.
Malgré les controverses qui empêchent d’y voir un bloc monolithique, les
théologies modernes n’en tracent pas moins un cercle officiel du discours reli­
gieux. Ces doctrines ne recouvrent pas l’ensemble de l’expression religieuse;
dans bien des cas, elles contredisent d’autres expressions. Même quand il tient
la doctrine pour une forme adéquate, le théologien est obligé de reconnaître
qu’elle n’est pas en continuité stricte avec les autres formes d’expression qu’il
prend en considération par ailleurs. Ainsi, il admet que la doctrine n’épuise pas
l’action liturgique. Il admet aussi que la tradition comporte son propre langage,
son propre discours : par exemple que la Bible ne peut pas être mise au net dans
une systématique sans résidu.
Nous sommes ainsi prévenus : le discours idéologique officiel n’est pas seu­
lement l’assomption d’un vécu religieux plus inconsistant; il se détermine par
dénégations de discours concurrents. Sans doute, cette fonction d’exclusion n’a
jamais été méconnue ; elle a été vue surtout selon ce que j’appellerais sa dimen­
sion horizontale. D’après une conception théologique traditionnelle dans le
catholicisme, l’Eglise définit très souvent tel ou tel aspect de la croyance lors­
qu’elle y est contrainte par l’hérésie. Le conflit se pose alors de doctrine à doc­
trine, quitte à ce que la doctrine rejetée soit moins systématique que ne la
conçoit l’Eglise pour les fins de la dénégation. Mais l’exclusion sous le mode
vertical, la mise à l’écart de représentations plus fluentes par des mécanismes
de censure moins conscients, est un phénomène plus répandu encore et pour­
tant peu considéré. L’étude des religions dites populaires nous force à le mettre
en évidence : ce à quoi nous avons alors accès relève d’expressions qui, tout en
ayant formes, ne parviennent pas à la légitimité de l’expression idéologique. En
écartant plus ou moins consciemment des représentations qu’elles n’assument
pas, les doctrines officielles les laissent subsister en marge où elles trouvent leur
propre systématisation.
Lorsque la messe a été entièrement mise en français, un ouvrier s’en félici­
tait devant moi; il ajoutait toutefois: «Il reste sûrement une formule quelcon­
que, inconnue de nous, que le prêtre doit dire à voix basse. » La consécration
du pain et du vin lui paraissait impossible sans cela. Mentalité magique, dira-
t-on? Peut-être; encore que la distinction du magique et du religieux ne soit
jamais si nette qu’on veut bien le prétendre parfois. En tout cas, ce qui apparaît,
dans le cas que j’évoque, comme une attitude de détail pourrait bien se ratta­
cher à une représentation d’ensemble du sacrement et de la religion non moins
Les Idéologies

cohérente que celle du curé de la paroisse mais qui, à la différence de celle-ci,


s’est construite dans la clandestinité.
Cet exemple, auquel il serait aisé d’en ajouter d’autres, illustre donc une
exclusion : des représentations religieuses se constituent en doctrines parallèles
aux systématiques officielles ; leur existence dans une sorte d’underground ne
donne pas de prise solide aux condamnations pour hérésies. D’ailleurs, elles
n’empêchent pas le plus souvent l’adhésion aux énoncés officiels, le parallé­
lisme s’installant dans la conscience et dans des coutumes selon des procédés
de syncrétisme qu’il faudrait étudier.
Tout se passe comme si des formes d’expressions religieuses ne parvenaient
pas à déboucher sur des systématiques officielles parce que celles-ci les main­
tiennent, pour se constituer, dans l’implicite ou le latent. Mais l’implicite, le
latent ne le sont que du point de vue où l’idéologie les considère. Ces représen­
tations sont privées d’un discours proféré ouvertement; elles n’en continuent
pas moins d’avoir leur vie souterraine, leur cohésion dans un autre langage.
La théologie rejoint donc le droit. Mais l’une et l’autre n’appartiennent-ils
pas à une sphère où les conflits sont avant tout des débats que la parole entre­
tient avec elle-même ? Aussi faut-il revenir à un domaine de la vie collective qui
ne se réduit pas facilement au cercle du langage, du moins à ce que l'on appelle
ainsi d’habitude. Quoi de mieux que le travail ?
Sur ce terrain aussi, il est des normes officielles. Elles sont même plus évi­
dentes dans leur prétention que partout ailleurs. On peut se faire toutes les
illusions que l’on voudra sur le droit ou sur la théologie, sur leurs justifications
comme idéal transcendant de la justice ou de la foi : l’autorité qui règne dans
les usines est infiniment plus dénudée comme pouvoir du discours. Nous avons
accordé plus avant une sorte de privilège au taylorisme, en ne méconnaissant
pas que ce ne fut qu’un épisode vite remis en cause d’un discours sur le travail
qui se veut universel. Le travail a suscité bien d’autres discours, plus complexes
et plus raffinés ; il n’en reste pas moins que, pour n’importe quel ouvrier d’usine,
ces discours ne sont pas les siens. L’usine moderne est l’endroit où se révèle le
plus radicalement le pouvoir. Mais c’est aussi celui où se contredisent le plus
ouvertement des langages et, plus encore, des savoirs. Un ouvrier déclare au
cours d’une enquête :
Pour les transformations de machines, je pense que les gars qui travaillent dessus
devraient être au courant... Sur les machines en transformations, si on avait
demandé l’avis des gars qui sont dessus, ça n’aurait pas été la même chose. Moins
de conneries auraient été faites... Par exemple, ils ont investi de l’argent dans une
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

chaîne... ça a été un loupé qui a coûté x millions. Ils pourraient quand même
demander aux gars ce qu’ils pensent de telle transformation... Ce que trouve un
ouvrier, ça ne compte jamais. Si ça vient d’un ingénieur, on vient tout de suite sur
la machine pour bricoler et voir si ça marche2. 3 *
Il suffit d’avoir fréquenté des ouvriers ailleurs que dans des meetings pour
avoir entendu mille fois des propos de ce genre.
Ils nous ramènent à ce que nous avions déjà constaté pour le droit ou pour
la théologie. Dans tous les cas, le discours idéologique ne s’oppose pas à l’er­
rance du langage mais à un autre discours qu’il empêche de se constituer selon
les prétentions d’un consensus universel. Ce qu’il entrave n’est pas absence de
discours, néant de forme; il est un savoir qui censure un autre savoir et qui,
dans sa victoire, ne s’assujettit pas seulement l’autre discours, mais le désagrège
dans sa possibilité de parvenir à la reconnaissance.

2. Oubli et refoulement

L’idéologie est une expression qui triomphe ou veut triompher d’autres


expressions. Quelle est la raison d’être de cette prééminence?
Les cas que nous venons d’analyser suggèrent une première explication :
les expressions qui sont mises à l’écart par le discours juridique, théologique ou
industriel ne sont-elles pas des formes traditionnelles du discours? En les pré­
sentant comme telles, les idéologies officielles justifient leur propre emprise.
Entre le droit que systématisent le Code civil ou la jurisprudence et les coutu­
mes des paysans beaucerons, la partie ne serait pas égale parce que ces discours
ne sont pas contemporains les uns des autres. De l’orthodoxie de l’univers théo­
logique aux expressions parallèles de la foi, n’y a-t-il pas toute la distance entre
la cohérence d’une pensée moderne et les survivances d’une religion primitive ?
Le savoir ouvrier, que les travailleurs sans formation technique opposent à la
science de l’ingénieur, ne renvoie-t-il pas à l’ancienne et trop empirique expé­
rience des métiers traditionnels? L’oubli que créent les idéologies officielles ne
serait pas alors une absence de mémoire mais la liquidation, avec la contrainte
qu’il y faut mettre, de coutumes destinées de toute façon à périr. Les idéologies
officielles ne se bornent pas à faire oublier des expressions concurrentes ; elles
les disqualifient au nom d’un progrès5. A cet égard, parmi les idéologies offi-

2. Rapporté par P. Bernoux, « Les O.S. : une certaine division sociale du travail », Économie et
Humanisme, 203, janvier-février 1972, 13.
3. On rejoint encore le noyau de l’idéologie libérale qui fut, nous l’avons dit, la matrice de
bien d’autres en Occident.

698
Les Idéologies

cielles que nous avons recensées, certaines assument un rôle particulièrement


déterminant: elles constituent le champ plus étendu de la valorisation du pro­
grès qui donne appui à toutes les autres pratiques idéologiques.
C’est le cas des idéologies scolaires et des idéologies scientifiques.
L’école lutte contre Yignorance. Et l’ignorance, c’est toujours en définitive
ce qui se trouve avant l’école ou en dehors d’elle. En rassemblant ce qu’il consi­
dère comme la mémoire authentique d’une société ou d’une civilisation, le
système scolaire disqualifie ce qui tient de trop près aux situations singulières.
Pour lui, la société est le lieu d’expressions incohérentes. Les pédagogies
contemporaines peuvent faire les plus grandes concessions à la spontanéité et
à la créativité; mais plutôt que de s’attarder à d’autres discours concurrents,
elles vont au plus vite au terreau psychologique. Un enfant du peuple n’a-t-il
pas en lui le même potentiel qu’un fils de la bourgeoisie? C’est la question la
plus radicale que prétend poser l’école. Mais c’est justement une question sco­
laire ; elle ramène à la prospection dés aptitudes. On pourrait en formuler une
autre : un enfant du peuple, parce qu’il est de là plutôt que d’ailleurs, n’est-il
pas l’héritier d’expressions qui vaudraient d’être considérées pour elles-mêmes
et qui pourraient être élevées elles aussi au rang de discours officiel? Cela,
l’école ne saurait l’entendre parce qu’elle veut fondre des différences d’expres­
sions dans une expression pratique de l’universel. Plus ouvertement encore que
le droit, la théologie ou la rationalisation du travail, elle se donne comme pou­
voir d’universalisation.
Les idéologies scientifiques ont une fonction analogue. Il y a même plus
que ressemblance : les doctrines feraient souvent long feu dans la recherche
scientifique si elles ne trouvaient les moyens de s’affirmer, de devenir partie
prenante à un dialogue officiel dans l’univers de l’école4. Il n’y a pas d’histoire
des sciences sans des lieux pour la circonscrire et, par conséquent, pour la défi­
nir. Entre une épistémologie épurée, toujours éventuelle puisqu’elle est
réflexive, et les consensus que la science suppose pour poursuivre sa marche, il
faut qu’interviennent des procédures de consentement qui ne se réduisent pas
aux règles d’un discours parfaitement assuré de lui-même. La science ne vise
pas seulement l’universel ; elle en part. Si on peut supposer que son aboutisse­
ment idéal est la désubjectivation, le «sujet quelconque», à l’origine elle est

4. On se souviendra d’un cas extrême, non point unique pourtant: les pressions exercées par
Marcelin Berthelot, alors ministre, pour imposer dans les écoles françaises ses préférences
quant à un mode de notation chimique récusé ailleurs. Voir A. Ranc, La Pensée de Berthelot,
Bordas, 1949.

699
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

rassemblement de sujets particuliers. Le consensus initial constitue une univer­


salisation des consciences scientifiques que l’on ne saurait confondre avec
l’unanimité de la preuve qui, en principe, devrait surgir à la fin. Cette opposi­
tion du commencement et de l’achèvement est d’ailleurs relative; elle laisse
reconnaître avec plus d’évidence, à ces deux pôles, ce qui se trouve réparti tout
au long de la démarche. Des enquêtes récentes nous permettent de vérifier un
peu concrètement la coexistence de l’épistémologie et de la rhétorique dans
toute argumentation scientifique5 ; à ce double versant du discours scientifique,
correspond une dialectique de la connaissance et du pouvoir.
Comme le droit, la théologie ou la rationalisation du travail, l’école et la
science montrent que l’idéologie argumente contre d’autres argumentations;
mais elles nous révèlent mieux encore que l’idéologie postule, plus en bas
qu’elle, un univers désintégré du discours : un universel par défaut dont elle
serait la contrepartie positive. L’école et la science confirment Youbli dans une
théorie officielle de la mémoire. Si l’idéologie est conscience, elle ne le dit
jamais aussi ouvertement.
C’est aussi à la pointe extrême de cette prétention qu’elle se trouve mise en
question. Pas plus pour les collectivités que pour les personnes, la mémoire ne
réussit à effacer ce qu’elle ne retient pas. Le discours idéologique officiel se
maintient par ce qu’il dit du caractère périmé des autres discours; mais les
expressions écartées perdurent souvent selon leurs formes propres ; parfois elles
resurgissent dans la sphère officielle de 1 idéologie pour rappeler que l’oubli est
aussi refoulement. Ce retour du refoulé est espérance d’une reconnaissance
officielle d’un autre discours que celui qui fut consacré.
Revenons aux trois exemples que nous avions tout d’abord retenus.
À ne considérer que l’antinomie du droit officiel et des coutumes juridiques
des paysans de la Beauce québécoise, on pourrait conclure à la victoire de la
rationalité sur l’incohérence monotone de la tradition. On méconnaîtrait alors
des exemples analogues où, cette fois, des pratiques juridiques élaborées à
l’écart du droit officiel ont fini par se constituer ouvertement en un ensemble
parallèle. Ce fut le cas de cette «coutume ouvrière» dont Maxime Leroy a
naguère étudié la formation6. Un mouvement ouvrier restreint dans ses adhé­
sions, encore tout proche de la cohésion des métiers, y portait les expériences
quotidiennes de ses membres dans une expression, dans une législation concur-

5. Voir John Ziman, Public Knowledge, Cambridge University Press, 1968.


6. Maxime Leroy, La Coutume ouvrière, 2 vol., Giard et Brière, 1913.

700
Les Idéologies

rente de l'autre et tout aussi formelle. Il serait tentant de reléguer cet exemple
dans le passé; mais la dualité de plus en plus évidente entre le droit individuel
et le droit des groupes dans les législations de nos pays occidentaux, l’essor
contemporain du «droit social» montrent bien que le refoulé est toujours là:
comme la perpétuelle résurgence de ce que l’idéologie libérale prétendait avoir
aboli.
Il n’est pas difficile de trouver des phénomènes semblables du côté des
orthodoxies théologiques. Les messianismes, dont on parle beaucoup dans la
littérature scientifique actuelle, sont un exemple particulièrement suggestif.
Commentant des travaux récents, Michel de Certeau écrit:
A la manière dont les volcans jettent à la surface les éléments d’un sous-sol, les
messianismes, moments d’affleurements violents des croyances populaires, ouvri­
raient une issue à des fermentations religieuses spontanées sorties d’un soubasse­
ment hétérogène et d’attitudes latentes collectives - religieuses ou non - différentes
des institutions on des règles officielles. Dans un cas comme dans l’autre, une
équivoque caractériserait l’emploi du langage religieux; il fonctionnerait autre­
ment qu’il ne le dit; il cacherait une autre réalité que celle qu’il énonce; il aurait
un double sens, soit politique, soit constitué par une autre expérience religieuse, et
cette signification implicite ne correspondrait pas à ce qu’il affirme explicite­
ment .

Le troisième cas que nous avions retenu est plus complexe ; mais il va plus
loin dans le même sens. Des mouvements sociaux peuvent toujours faire mon­
ter jusqu’à l’idéologie un droit parallèle qui fera concurrence au droit le plus
officiel. Sur le terrain mouvant de la religion, des poussées messianiques surgis­
sent sur le devant d’une scène où les théologies n’ont jamais une emprise tout
à fait assurée. Mais, face à la science de l’ingénieur, comment donc pourrait
prendre forme le savoir de l’ouvrier sans instruction? Ici, par principe, l’idéolo­
gie paraît avoir définitivement refoulé les expressions concurrentes.
Ce n’est pas si certain. Pour le droit comme pour la religion, le refoulé ne
revient pas dans l’état où il était avant le refoulement Le « droit social », les
messianismes ne sont pas des morceaux du passé, des strates géologiques qui
réapparaîtraient dans leur état antérieur. Le refoulement est aussi une histoire
de l’expression ; ce qui a été oublié par la mémoire officielle poursuit son deve­
nir propre. Et parfois, le refoulé ne resurgit pas dans le même secteur que le
discours officiel qui l’a évincé; il se déplace pour se dire ailleurs. Le syndica­
lisme (de même que bien d’autres mouvements sociaux) est significatif à cet

7. Michel de Certeau, « Religion et société: les messianismes», Ftudes, avril 1969, 608-609.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

égard. Incapable de s’affirmer au même niveau que le savoir de l’ingénieur ou


du manager, la connaissance ouvrière s’investit dans la parole syndicale. Je
retiens une féconde hypothèse d’une enquête récente :
Le langage utilisé par l’autorité hiérarchique dans l’entreprise est un langage
imposé par la hiérarchie, langage extérieur à la situation des ouvriers. Il ne leur
permet donc pas une expression claire de leur volonté de groupe, à la fois parce
qu’il ne tient pas compte d’eux en tant que groupe et en tant qu’individus remplis­
sant une fonction déterminée... On constate que le rôle de signification sociale est
assumé quasi exclusivement par les syndicats ou par des groupes similaires dans
l’entreprise. Le seul moment institutionnalisé où les ouvriers peuvent se regrou­
per, rompant ainsi le cercle de l’individualisme et de la parcellisation des tâches,
est celui de la lutte syndicale... Le rôle du syndicat est non seulement de défense
des intérêts des ouvriers et de formulations des revendications, mais aussi rôle émi­
nemment politique de signification de l’insertion sociale par la situation de travail ;
le langage syndical devient alors le seul langage dans lequel les ouvriers peuvent
trouver un sens social à leur travail8.

Ce qui a été refoulé ne remonte pas à la surface de l’idéologie seulement


parce qu’il est une survivance. Il y revient transformé par son existence dans le
sous-jacent. Le savoir ouvrier se reconnaît à peine dans le militant syndical : il
est à la fois révélé et dissimulé par la politique. Il se fait pouvoir faute de se
prétendre carrément savoir. On se souvient de ces propos d’un ouvrier que
nous avons déjà cités : « Sur les machines en transformation, si on avait demandé
l’avis des gars qui sont dessus, ça n’aurait pas été la même chose. »
Le syndicalisme ouvrier incarnerait ainsi ce qui, dans l’oubli des idéolo­
gies, n’est pas seulement refoulement et retour du refoulé mais déplacement
du refoulé dans l’histoire. Phénomène de déplacement qui est aussi un avatar:
se dire autrement est aussi une façon de dire le même dans l’autre. Nous avons
déjà reconnu que la science procède d’une manière semblable; elle mêle la
rhétorique à l’épistémologie, elle se meut selon deux pôles d’un consensus
dont les règles ne sont pas homogènes. Elle n’y parvient que par une superpo­
sition qui se révèle aussi, à la fin, comme une surdétermination. Peut-être que
le syndicalisme n’est-il en définitive, pour certains militants ouvriers tout au
moins, qu’une autre forme de cette surdétermination ? En apparence, il est une
concurrence directe de la politique; mais la politique est aussi un savoir, puis­
qu’elle crée une souveraineté du discours.

8. J. Saglio, «Autorité, pouvoir et langage dans l’entreprise», Economie et Humanisme, 203,


janvier-février 1972, 21-22.

702
Les Idéologies

3. Les classes sociales comme discours idéologiques

Oubli, refoulement, retour du refoulé : nous savons bien ce que peut avoir de
contestable l’usage que nous avons fait de ces notions. Nous avons déjà récusé
toute transposition directe de la psychanalyse à la société et à l’histoire. Un
schéma conceptuel, valable parce qu’il se donne un objet circonscrit, s’effilo­
che dès que l’on veut en étendre indéfiniment la puissance de suggestion. Nous
croyons avoir évité ce danger. Nous n’avons pas voulu procéder à un essayage
de notions empruntées sur une réalité qui n’aurait pas d’abord été considérée
pour elle-même. C’est bien plutôt à partir des idéologies, des phénomènes
qu’elles mettent en jeu, que l’analyse nous a incité à utiliser de pareilles notions.
On pourrait inventer d’autres mots pour qualifier les mécanismes en cause: si
nous ne l’avons pas fait, nous avouerons que c’est parce que la comparaison, et
non pas la transposition je le répète, ne manque pas d’être suggestive. Elle
méritait d’être retenue dans ces réflexions qui ne sont qu’une première recon­
naissance du terrain.
Il est d’ailleurs, en la matière, un critère plus décisif que tous les autres. Les
notions utilisées ne sont légitimes qu’à la condition de ne point impliquer une
métaphorique extension du sujet individuel à des sujets collectifs. Quand nous
écoutons la voix des idéologies, qui oublie et refoule, qui revient dans le retour
du refoulé? De quels sujets collectifs s’agit-il?
Nous retrouvons un problème fondamental qui nous a préoccupé depuis
le début. Il serait bien court de nous demander tout de go quel est le titulaire
du discours idéologique, comme si le sujet était donné avant que ne commence
le discours. Le sujet se forme dans et par le discours. Il varie donc en fonction
des idéologies. Mais, en continuité avec ce que nos analyses précédentes nous
ont révélé de la nature de l’idéologie, peut-on repérer un terrain commun où
se forment les sujets collectifs à la dimension même des sociétés globales?
C’est dans cette perspective qu’il faudrait reprendre le problème immense
des classes sociales. Il n’en est pas question dans les limites du présent ouvrage.
Tout au plus peut-on indiquer comment l’idéologie le pose ; quitte à laisser à
entendre que c’est la seule façon de le poser, car telle est bien notre conviction.
La meilleure manière de la faire partager consistera à souligner que l’oubli, le
refoulement, le retour du refoulé constituent non seulement la réalité des idéo­
logies mais tout autant la réalité des classes sociales elles-mêmes.
Ne nous attardons pas à dénoncer ce qui l’a été tant de fois : une définition
des classes comme groupes déterminés par des facteurs dits objectifs, tels que
l’occupation ou le revenu. Il suffit d’avoir pratiqué un peu la recherche
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

empirique pour avoir constaté que, devant une liste des occupations ou une
échelle des revenus, on peut tenter toutes les coupures, toutes les classifications
imaginables sans rejoindre pour autant les césures et les ensembles qui sont
significatifs pour les individus impliqués Par ailleurs, sous prétexte que les
répartitions faites de l’extérieur ne peuvent suffire, le recours aux représenta­
tions des agents ne mène pas fatalement plus loin : il se peut que l’on n’ob­
tienne que des opinions. Si, dans une enquête, je demande à un interviewé de
fabriquer une hiérarchie des occupations et des revenus, il y arrivera en y met­
tant quelque bonne volonté ; rien ne me prouve que dans sa participation à la
praxis sociale, ses conduites et sa conscience quotidiennes procèdent d’une
telle échelle.
Pourtant, une fois encore, il faut reconnaître tout le pouvoir du langage.
S’il y a telle chose que des classes sociales, on ne doit pas commencer par se
demander quels en sont les facteurs sous-jacents, mais plutôt comment on en
parle. La parole, ici comme ailleurs, n’est pas le compte rendu de ce qui n’est
pas elle, mais le phénomène lui-même en autant qu’il peut être perçu. Et on
ne ramènera pas le phénomène aux opinions si, envers le langage des classes
sociales, on procède comme pour l’idéologie: si on reconnaît une dénivella­
tion du discours, des couches et des ruptures qui permettent de percevoir le
sujet dans les langages où il tente de se constituer.
A un premier plan, une constante peut être dégagée. Toutes les sociétés
que nous connaissons ont utilisé une vision dichotomique qui répartit les gens
entre « ceux qui sont en haut » et « ceux qui sont en bas » de l’univers social. Les
expressions utilisées pour qualifier les termes de cette dichotomie ont varié; il
semble toutefois, comme a essayé de le montrer Ossowski9, qu’elles peuvent se
ramener à trois : dirigeants et dirigés, riches et pauvres, ceux pour lesquels on
travaille et ceux qui travaillent... Ces trois appellations prêtent évidemment à
diverses combinatoires.
Voilà donc une première constante du discours idéologique portant sur les
groupements sociaux les plus étendus, sur ceux qui renvoient, à la différence de
tant d’autres, à la société globale comme telle. Mais les sociétés s’attachent à
donner un statut à cette antinomie: comment s’y prennent-elles? Deuxième
couche des représentations où se discernent aussi deux grandes options.

9. Stanislas Ossowski, «La vision dichotomique de la stratification sociale», Cahiers interna­


tionaux de sociologie, XX, 1956, 15 et suiv. «Depuis les prophètes de Judée et d’Israël jus­
qu’aux manifestes révolutionnaires des XIXe et XXe siècles, nous avons l'impression que la
conception populaire est dichotomique» (p. 17).
Les Idéologies

L’opposition entre « ceux qui sont en haut» et « ceux qui sont en bas » peut
être surmontée dans une représentation de valeurs communes qui ramènent
les agents à une hiérarchie de fonctions. L’inégalité prend alors un sens positif.
Le système des castes est un modèle de cette solution : la religion, terrain parti­
culier de l’universel, résorbe dans une synthèse ce qui se trouve, sur d’autres
terrains, économique par exemple, abandonné à ses contradictions. Dans
d’autres sociétés, les conflits sont portés au premier plan, mais non sans que
l’on y aperçoive une ligne essentielle de clivage; celle-ci explique pourquoi la
réconciliation par en haut, comme dans le système des castes, est impossible
ailleurs. Ce clivage, Louis Dumont l’a parfaitement discerné:
De même que la société naturelle se hiérarchisait, trouvant sa rationalité en se
posant comme totalité dans une totalité plus vaste, et ignorait l’individu, de même
la société rationnelle, ne connaissant que l’individu, c’est-à-dire ne voyant l’univer­
sel que dans chaque homme particulier, se place sous le signe de l’égalité et
s’ignore en tant que société hiérarchisée... Entre ces deux types qu’il est commode
d’opposer directement se situe sans doute un type intermédiaire, où nature et
convention sont distinguées, où les conventions sociales sont susceptibles d’être
jugées par référence à un modèle idéal accessible à la seule raison10.

Dans certaines sociétés, dont les nôtres, le discours sur la société présup­
pose la reconnaissance du sujet social comme étant d’abord l’individu: entre
l’égalité de principe de ces monades sociales et les inégalités de faits, la contra­
diction est extrême. La dramatique du sujet dont nous parlions plus avant y
trouve ses plus profonds enracinements: la société y apparaît comme conven­
tion non pas seulement dans ses structures, mais dans le sujet même qui est
susceptible d’en parler. Le langage idéologique est alors fendu en deux. Si la
dichotomie entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut » n’a pas de sens du point
de vue du postulat de l’égalité et que malgré tout elle subsiste dans des hiérar­
chies réelles, tout discours sur la société globale est compromis par définition.
Là se trouve l’explication première du soupçon et de la polémique qui sont
attachés aux idéologies. Soupçon et polémique ne seraient pas seulement dus
à la variété des idéologies, ni même à la diversité des situations sociales, mais à
une sorte d’impossibilité touchant tout discours qui pourrait concerner la col­
lectivité dans son ensemble.
Si nos sociétés en restaient là, on voit mal comment y subsiste la cohésion ;
on s’expliquerait difficilement que les comportements et la conscience des
individus puissent y trouver quelque référence à un milieu. Le cogito, le senti­
ment abstrait de l’individualité qui recommence la culture pour son compte

10. Louis Dumont, Homo hierarchicus, Gallimard, 1968,


Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

n’est pas un sujet collectif. PoLir agir, il faut bien que l’individu rapatrie des
solidarités de situations et de normes. Il le fait non pas seulement dans les
réseaux bigarrés de la vie quotidienne, mais aussi par rapport à la société glo­
bale
Nous atteignons, dès lors, une autre couche encore des classes sociales
considérées comme discours. Si dans nos sociétés, contrairement aux castes, il
existe tout de même des classes, il faut bien que l’individu se reconnaisse dans
quelque ensemble. En attendant que l’idéologie libérale, la mère de toutes les
autres, ait fait des individus dispersés une collectivité de schizophrènes, les vLies
sur la société globale revêtent des formulations susceptibles d’être partagées
dans des pratiques et des discours communs.
Entre le régime des castes où un domaine du discours s’impose à tous et un
autre régime social où le discours individuel ne s’impose à personne, il est en
effet une autre position possible. On peut imaginer que, pour résoudre l’anti­
nomie entre «gens d’en haut» et «gens d’en bas», les sujets de la société por­
tent au niveau du discours universel l’un ou l’autre de ses termes. Modèle
abstrait, ici encore, d’idéologies possibles, mais dont on trouve des illustrations
concrètes. Pour remonter le cours d’une lointaine histoire, on se rappellera, par
exemple, cette très vieille chanson qui a circulé par toute l’Europe en des
variantes diverses :
Alors qu’Adam labourait et qu’Eve filait
Qui, dans ce temps, était gentilhomme?...
Vision de la société globale par des paysans qui affirment qu’il y a une
société véritable : celle des travailleurs. Au XIXe siècle, Saint-Simon ne dira pas
autrement, sauf que les travailleurs auront pris alors une ampleur plus grande
encore. Les laborieux et les profiteurs, les abeilles et les frelons, les producteurs
et les consommateurs non producteurs rassemblent des individus par ailleurs
très divergents dans leurs consciences et leurs situations concrètes. Faut-il aller
plus loin encore, citer Marx dans sa tentative pour réconcilier dans un discours
idéologique la scission initiale de toutes les sociétés? Des deux discours parti­
culiers, il fait deux universaux; l’antinomie devient histoire de l’universalité.
Rappelons le texte bien connu :
L’histoire de toute société passée est l’histoire de luttes de classes. Hommes libres
et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres artisans et compagnons,
en un mot, oppresseurs et opprimés furent en opposition constante les uns contre
les autres et menèrent une lutte sans répit, tantôt dissimulée, tantôt ouverte... Aux
époques antérieures de l’histoire, nous rencontrons presque partout une organisa-
Les Idéologies

tion complète de la société en classes distinctes, une gradation variée des classes
sociales...

Vue rétrospective de toute l’histoire, discours qui tranche parmi les diffé­
rences de sujets et de situations pour affirmer qu’elles se ramènent à un combat
des universaux. Ce discours retient la dichotomie de départ, mais il la porte
plus avant dans un futur de la réconciliation où l’un des discours prendrait la
place de l’autre parce que tous les deux sont, a priori, à vocation universelle.
On se souviendra de la suite du Manifeste :
Mais notre époque a ceci de particulier qu’elle a simplifié les oppositions de classe.
De plus en plus, la société entière se partage en deux grands camps ennemis, en
deux classes diamétralement opposées l’une à l’autre : la bourgeoisie et le proléta­
riat11.

De la totalité où les castes retrouvaient leur réconciliation à l’idéologie de


la victoire d’une totalité sur l’autre, la marge n’est pas si grande. La dichotomie
est reconnue par Marx, mais elle est ensuite surmontée dans un combat pour
un universel qui coïnciderait avec l’un de ses termes. Cercle de ces tentatives
désespérées par lesquelles l’idéologie rassemble les agents dispersés du travail
de la parole.
Ce cercle n’épuise pas encore la conscience de classe ni les discours qui en
parlent. Le propos de Marx, ce qu’il faut bien appeler carrément son idéologie
quand il s’agit du Manifeste, n’est évidemment pas le dernier mot de la ques­
tion. Il exprime une couche du phénomène: celui où les mouvements sociaux
tranchent dans la confusion des situations et des sujets pour créer des regrou­
pements et des objectifs qui rendent compte des antinomies de classes tout en
donnant aussi une image de la société globale. Le Manifeste doit dès lors être
versé à un dossier plus vaste où se trouveraient aussi bien des droites que des
gauches, l’immense variété des mouvements sociaux et des pouvoirs politiques
qui, affrontés aux antinomies que nous avons dites, se constituent eux-mêmes
en les surmontant par le discours.
Nous voilà, dans notre examen, à un point décisif de rupture: dans cet
entre-deux de lumière et d’obscurité où l’idéologie, parlant des classes sociales,
renvoie à ce qui est encore elle et à ce qui ne l’est déjà plus tout à fait. Juste à
cette jointure, je voudrais considérer un exemple qui vienne de la recherche
empirique12.

11. Manifeste, Éd. Costes, 55.


12. A. Davis, B.B. Gardner, M.K. Gardiner, Deep South, 1941. je nie permets de renvoyer aussi
à mon ouvrage: La Dialectique de l’objet économique, Éd. Anthropos, 1970, chap. VII.

7°7
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Au lieu de proposer à ceux qu’ils questionnaient des catégories quelcon­


ques de rangement des sujets sociaux, Davis, Gardner et Gardiner ont essayé de
savoir quelles étaient les classifications premières effectuées par les individus
eux-mêmes. Heureusement, ce recours à l’empirisme ne fut pas absolu. Il est
clair que les chercheurs ont entériné, à l’origine, la dichotomie que nous rap­
pelions au départ: à savoir que, pour interroger quelqu’un sur sa vision de la
société globale, il faut au moins le ranger parmi les gens «d’en bas» ou «d’en
haut».
Ce qui frappe d’abord, dans les réponses, c’est que l’échelle tracée par les
uns et les autres est différente. Pour ceux qui sont « en haut », la société se répar­
tit ainsi: la «vieille aristocratie», l’«aristocratie de date récente», «les per­
sonnes respectables», «les braves gens sans importance», «les Pauvres
Blancs »... Pour ceux qui sont « en bas », la liste est la suivante : la « Société » ou
les riches, les gens «qui montent», les gens «qui essaient de se pousser», les
« gens qui en valent bien d’autres »...
Si les échelles sont dissemblables, c’est qu’il n’y a plus de valeurs com­
munes. Mais il faut aussitôt apporter une réticence qui pourrait être finalement
essentielle : il n’y a plus de valeurs communes, mais non pas en ce sens que les
consciences individuelles auraient les leurs en propre ; il se refait des valeurs
communes, et par conséquent des définitions de la société globale, selon que
l’on se sent appartenir à l’en-haut ou à l’en-bas. Chacune des répartitions est
globalement contestation de l’autre. L’une confirme la société dont on croit
occuper le sommet, l’autre la contredit mais à partir d’une situation qui a aussi
sa cohésion: «les gens qui en valent bien d’autres», c’est la catégorie où se
rangent d’elles-mêmes les personnes qui ont répondu à l’enquête et qui sont
d’en bas.
Ici comme ailleurs, l’idéologie recoud ce que la diversité des situations a
autrement dispersé. Le discours reconnaît l’éparpillement des individus dans
un espace abstrait; il n’en proclame pas moins une vision globale de la collec­
tivité.

4. Des classes comme idéologies aux classes comme signes

Une fois de plus, on vérifie combien il serait vain de chercher par-dessous


ces discours idéologiques quelque groupement qui ne leur devrait rien ou qui,
du moins, relèverait pour l’essentiel d’une genèse étrangère au discours. Jamais
on ne saurait identifrer les classes à des groupes au sens où la psychologie sociale
entend cette notion. Appartenir à une classe n’implique pas qu’on ait quelque
Les Idéologies

communication directe avec tous les autres adhérents de cette classe ; l’interac­
tion n’est pas un critère décisif. Il s’agit bien plutôt d’une communauté de
situation quant à la société globale ; ce sont davantage des frontières que des
structures internes qui font les classes. Ces frontières elles-mêmes ne sont pas
fournies automatiquement par des données objectives, l’occupation ou le
revenu par exemple, encore qu’elles ne leur soient pas étrangères: telles ou
telles caractéristiques du travail ou de la rétribution n’ont de portée intrinsèque
qu’en se faisant signes; on ne peut reconnaître leur efficacité qu’en reconnais­
sant du même coup le pouvoir du langage.
Ces réseaux de signes qui, par-dessous les idéologies, forment et désignent
les classes ont été jusqu’ici peu étudiés. Puisque nous en sommes toujours, ici
comme partout ailleurs dans ce livre, à un essai de situation du problème, il
suffira de quelques illustrations.
Dans un ouvrage suggestif sur la bourgeoisie française, Goblot voyait dans
cette classe moins un groupe qu’une frontière1"’.
Comprendre ce qu’est la bourgeoisie, écrivait-il, c’est découvrir pourquoi cette
frontière, malgré la gradation insensible et continue que présente l’inégalité des
richesses, est pourtant une démarcation précise et comme une cassure.

La bourgeoisie produit des signes de discrimination (une barrière, selon la


terminologie de Goblot) et, du même mouvement, se constitue en un ensem­
ble (un niveau). De ces discriminants, de ces signes qui classent, Goblot pro­
pose une recension qui, bien sûr, devrait être reprise à nouveaux frais. Son
inventaire n’est pourtant pas périmé; les signes aujourd’hui choisis seraient
différents dans bien des cas, mais la syntaxe resterait foncièrement la même.
Quand l’auteur remarque que la mode vestimentaire a moins une fonction
esthétique qu’une valeur de distinction de classe, quand il invoque la barrière
du latin dans la reproduction bourgeoise, on n’a pas de peine à faire les trans­
positions. Ce qu’il dit de la fonction discriminatoire et par conséquent symbo­
lique de l’école se pourrait redire dans un contexte récent où la scolarisation est
davantage répandue mais où la bourgeoisie dispose aussi de critères plus variés
que le baccalauréat14.

13. Edmond Goblot, La Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française
moderne, Alcan, 1925, réédité par les Presses Universitaires de France, 1967. Nous citons
d’après la réédition.
14. « Il n’est pas tout à fait vrai que la bourgeoisie n’existe que dans les mœurs et non dans les
lois. Le lycée en a fait une institution légale. Elle a même ses titres officiels, revêtus de
signatures ministérielles, munis de timbres, de cachets, de tous les sacrements administra­
tifs; et c’est aujourd’hui, je crois, la seule pièce administrative qui soit encore faite de cette
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Si l’on procédait à un relevé des signes de la bourgeoisie, il faudrait mettre


à part la distinction. Etre distingué, se distinguer: en fait, il s’agit moins d’un
critère circonscrit que du principe générateur de l’ensemble des discriminants,
du vouloir signifier propre à une classe. Contrairement à la noblesse, la bour­
geoisie ne peut se référer à une sorte d’objectivité naturelle de sa situation:
l’hérédité, la légation de l’autorité ne suffisent pas à l’instaurer. La bourgeoisie
doit sans cesse produire sa distance et sa communauté. Elle ne saurait mainte­
nir cette production qu’en déguisant, à l’encontre de la noblesse, le privilège
collectif qui la soutient: elle doit montrer constamment que l’appartenance est
une conquête personnelle. On retiendra la remarque de Goblot tout en regret­
tant qu’il n’en ait pas poussé plus loin la pointe :
Ses manières de juger, de sentir et d’agir, en un mot ses mœurs s’expliquent parce
qu’elles ont pour fin d’entretenir l’opinion que le mérite personnel se trouve natu­
rellement au-dedans d’elle15.

Encore ici, parler doit aussi consister à dire son droit de parler. Dans cette
bataille des langages, qui est aussi lutte des classes, la bourgeoisie prétend pro­
duire le langage par excellence. Débat avec les signes où se discerne sans peine,
sous les apparences d’un langage moins articulé, la même logique que celle des
idéologies. Produire sa condition, produire des signes, produire des idéologies:
un même univers d’émergence des sujets collectifs et, en l’occurrence, de la
classe bourgeoise.
On n’appliquera pourtant pas sans réserve à d’autres classes ce que nous
avons pu dire de la bourgeoisie. Sans doute peut-on déceler, pour la classe
ouvrière par exemple, un réseau spécifique de signes ; nous en mentionnerons
en effet quelques indices par la suite. Mais barrière et niveau ne valent pour les
« gens d’en bas » que d’une manière d’abord négative. La bourgeoisie fournit

matière précieuse et durable dont on faisait, au temps jadis, les titres authentiques : le par­
chemin. Le baccalauréat, voilà la barrière sérieuse, la barrière officielle et garantie par
l’Etat, qui défend contre l’invasion» (p. 126).
15. Op. cit., 59. Dans un commentaire suggestif, Olivier Burgelin est allé plus loin, jusqu’où il
faut aller: « Pourquoi la bourgeoisie signifie-t-elle sa “distinction” et non pas directement sa
situation institutionnelle ou ses “avantages réels” de classe dominante? Parce qu’elle n’a pas
d’existence institutionnelle indépendante de son existence sémiologique, qu’elle n’a pas
d’“avantages réels” qui lui soient solidement et exclusivement acquis. Alors que les signes de
la noblesse, par exemple, se référaient à une situation institutionnelle, celle de la féodalité,
et aux privilèges qu’elle comportait, le paraître bourgeois ne peut honnêtement se référer à
rien d’autre que lui-même» («La classe: fait de signification», Cahiers internationaux de
sociologie, LI, 1971, 303).
Les Idéologies

les signes officiels de la société globale; pour ceux qui n’en sont pas, l’affirma­
tion de soi n’a guère de chance de produire un univers de signes susceptible de
faire concurrence à l’autre et au même plan. Nous avons déjà souligné, il est
vrai, que l’impuissance officielle à parler chez l’ouvrier d’usine pouvait se trans­
poser dans le pouvoir du langage syndical; mais être syndiqué ne saurait équi­
valoir à être médecin du point de vue des discriminants de classes, d’autant plus
que beaucoup de médecins sont maintenant syndiqués... Si nous retrouvons
chez les gens d’en bas des réseaux de signes qui leur sont propres, ce sera
comme leur singularité à eux et non pas, ainsi que la bourgeoisie le prétend
sans cesse quand elle profère les siens, comme l’image à la fois d’une classe et
d’nne société.
Cela dit, les signes des « gens d’en bas » leur appartiennent. Ils ne sont pas
seulement le résidu ou la nostalgie de ce qui leur vient des «gens d’en haut».
Mais leurs signes sont refoulés par la distinction bourgeoise. Si cela est vrai, on
devrait en repérer l’empreinte dans la texture particulière de la culture popu­
laire d’aujourd’hui, puisque le refoulement n’est pas une sorte de couvercle qui
ne change rien à ce qu’il recouvre mais un processus qui marque la nature
même de ce qu’il réprime. Je crois trouver effectivement cette incidence du
refoulement dans un trait relevé par Hoggart au cours de ses enquêtes16. L’auteur
a observé, dans les milieux populaires qu’il a étudiés, un resserrement de l’aire
des actions, qui s’apparente fort à cet empirisme dont les sociétés traditionnelles
nous ont donné le témoignage. Les signes ont une consistance plus lourde que
ceux de la bourgeoisie; ils renvoient davantage à un destin que l’on subit qu’à
une histoire que l’on pourrait faire. Hoggart signale, en ce sens, un mode parti­
culier de l’humour qui dépend de la fatalité. On soupçonne que ces signes ont
pu servir comme langage de Y adaptation aux tâches routinières de l’usine;
l’idéologie de la rationalisation du travail serait alors conjuguée avec des prédis­
positions plus anciennes... Il faudra poursuivre quelque investigation là-dessus
où on pourrait peut-être montrer que l’industrialisation moderne assume, sans
trop le savoir ou l’avouer, de bien vieilles attitudes17.

16. Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Éditions de Minuit, 1970.


17. Insistons sur la rareté des recherches portant sur le langage ouvrier. Au point que l’on finit
par se dire que les travaux sur les classes sociales ont surtout été faits jusqu’ici à la surface des
idéologies. Depuis que les sociologues ont abandonné aux psychotechniciens l’étude cir­
constanciée des gestes et des postes de travail, quitte à les survoler parfois par des typologies
fort générales, on n’a guère considéré de près ce qui, dans l’exercice d’une tâche, donne
accès à la production de signes.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Ce n’est pas uniquement dans le travail que se constate cette réduction à


une aire limitée des comportements et des attitudes. Dans les milieux popu­
laires, la parenté et le voisinage enclosent encore les relations sociales primor­
diales. Des solidarités immédiates prennent le pas sur la conquête d’un statut
social dans un plus large espace. Même les mass media ne constitueraient pas
cet accès à la société globale que certains sociologues y voient mais une image­
rie que l’on ramène au cercle restreint de son existence. Ceci reste à mieux
explorer par d’autres recherches.
En attendant, une observation capitale peut être retenue. Ces sujets collec­
tifs que sont les classes sociales ne sont pas des données qu’une plate observa­
tion positiviste serait susceptible de circonscrire. Il n’y a pas de sujets collectifs
antérieurs aux débats de signes et auxquels on devrait ramener ceux-ci pour les
démystifier; pas plus qu’il n’y a de pouvoirs qui se cacheraient sous les discours
et qu’un époussetage théorique suffirait à nous révéler.

5. Expression et pouvoir

L’idéologie parle de la société. Mais y a-t-il vraiment une société ? L’idéologie


surmonte des vues et des sujets autrement dispersés; par contraste avec la plus
vaste praxis, elle suggère l’image d’une société construite. Elle implique des
décisions de donner structures et sens cohérents à des milieux déterminés de
l’action collective: décisions d’affirmer, décisions d’exclure aussi.
Sans doute est-il possible de reconnaître deux pôles extrêmes dans tout
pouvoir : à un bout, le pur impératif de la contrainte et, à l’autre, la seule effi­
cace persuasive de la parole. Mais on aura peine à désigner une forme concrète
de pouvoir qui ne relèverait carrément que de l’une de ces dimensions. Il est
des contraintes qui n’usent point toujours et expressément de la parole ; elles ne
lui sont pas pour autant étrangères. La matraque du policier suppose le dis­
cours juridique; le discours du professeur ou du père reporte à l’institution
préalable d’une sujétion. La puissance ne s’identifie pas toujours au langage,
mais elle ne s’en sépare jamais tout à fait. Il n’est pas de violence sans quelque
discours qui lui serve de garantie ; et inversement.
L’idéologie incarne dans une pratique le'pouvoir qu’a le langage de défi­
nir: nous avons d’abord insisté là-dessus. Nous avons été conduit, selon la
même logique, à un autre angle de prise : l’idéologie est la possibilité d’utiliser
officiellement le pouvoir déjà inscrit dans le langage. Le langage comme
contrainte, la contrainte comme langage : il y a là plus qu’un jeu de mots. Car,
de l’une à l’autre figure de l’idéologie, un même phénomène de fond se révèle :
le droit de parler, la légitimité du discours.

712
Les Idéologies

À cet égard, les exemples que nous avons retenus en recourant aux prati­
ques idéologiques officielles ont un intérêt primordial : celui de nous faire mieux
voir ce qui, dans les idéologies, est triomphe du pouvoir et de la légitimité de
parler. Pour autant, nous n’avons pas oublié qu’il est des idéologies affirmées
dans leur discours mais qui n’ont pas encore montré leurs ramifications dans la
plus large praxis; nous savons aussi, pour avoir cherché les sources de l’idéolo­
gie dans les humbles conjonctions du désir et du langage, qu’il y a des poten­
tialités idéologiques qui ne parviennent même pas à prendre forme de discours.
Si les idéologies les plus officielles permettent de reconnaître clairement ce
qu’est une idéologie, si elles incitent à descendre dans des processus de genèse
dont elles sont les aboutissants les plus clairs, elles laissent mieux voir autre
chose encore: qu’il est des idéologies avortées dans leur possible émergence.
Ces avortements ne sont pas des faits épisodiques et que l’on pourrait étudier
comme un type particulier de phénomènes sociaux. Ils sont la contrepartie des
procédés par lesquels la société se constitue comme totalité concrète.
Le travail des pratiques idéologiques consiste à créer et à recréer, par-dessus
la dispersion et les contradictions des situations historiques, des situations plus
vastes où les sujets sociaux peuvent revêtir des statuts et jouer des rôles plus
cohérents, où aussi de nouvelles contradictions sont rendues possibles. Déjà,
sous cet aspect, toutes les pratiques idéologiques peuvent être appelées poli­
tiques. Dans l’échantillon des idéologies esquissé dans un précédent chapitre,
nous avions considéré la politique comme un cas parmi d’autres: c’est que
nous la prenions alors dans son sens le plus strict, là ou elle est fonctionnement
de l’Etat. Mais il faut aussi entendre la politique selon une acception plus large
et qui coïnciderait justement avec l’ensemble des pratiques idéologiques d’une
société18.
La politique ambitionne de faire surgir une histoire originale, un devenir
qui ait ses propres assises. A cet égard est instructive une vieille tradition occi­
dentale, une sorte d’idéologie des idéologies. Remontons jusqu’à la Politique
d’Aristote: celui qui, nous dit-il,
par son naturel et non par l’effet du hasard, existerait sans aucune patrie serait un
individu détestable, très au-dessus ou très au-dessous de l’homme... car quiconque
n’a pas besoin des autres hommes ou ne peut se résoudre à rester avec eux est un
dieu ou une sorte de brute.

18. Sans compter qu’il y a des sociétés sans État où la politique n’est pourtant pas absente. Voir
l’ensemble de données et de perspectives réunies par Georges Balandier dans son excellente
Anthropologie politique (Presses Universitaires de France, 1967).

7D
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Mais il ne s’agit pas seulement, pour Aristote, d’une reconnaissance de


l’homme par l’homme. Il n’y a de société que par la constitution d’une cité,
d’un lieu original du dialogue et de la discussion :
Celui-là est citoyen qui, dans le pays qu’il habite, est admis à la juridiction et à la
délibération; car c’est par la participation à la puissance publique que nous le
définissons.

Plus près de nous, la conception hégélienne de l’État a l’intérêt de porter à


l’extrême cette volonté d’instaurer concrètement dans l’histoire une autre his­
toire :
L’Etat est la réalité de l’idée morale, l’esprit moral en tant que volonté révélée,
claire à elle-même, substantielle, qui se pense et se sait et qui exécute ce qu’elle
sait et en tant qu’elle le sait. Il a son existence immédiate dans les mœurs et dans
la tradition, il a son existence médiatisée dans la conscience-de-soi de l’individu,
dans le savoir et dans l’activité de celui-ci19...

Hegel va jusqu’au bout d’une certaine logique de la politique: trier parmi


les formes indéfinies de la praxis une pratique de la Volonté qui serait aussi une
pratique de la Raison et une pratique de l’Histoire. Cette intention de la poli­
tique est sous-jacente à toutes les pratiques idéologiques Les procédures judi­
ciaires ne conjuguent le fait et le droit que parce qu’elles l’affirment dans un
jugement qui est aussi une contrainte. Le médecin ne pose son diagnostic que
dans un cercle officiel de la raison médicale ; la corporation à laquelle il appar­
tient conteste en tous pays les lieux et les raisons qui font concurrence. L’école
veut ouvertement fonder une société raisonnable. La nation et les mouvements
sociaux ne proposent des fins que pour assurer la faculté de faire une certaine
histoire. Le rite lui-même débouche sur une doctrine pour des raisons diverses,
mais entre autres pour marquer certains pouvoirs, ceux du théologien et du
magistère par exemple. Et une doctrine scientifique ne s’impose jamais sans
que jouent des luttes de puissances.
Ce que nous appelons la société est la résultante de pratiques de l’officiali­
sation; la construction de l’officiel s’achève dans des discours idéologiques qui
servent de discriminants aux sujets collectifs pour démêler les antinomies de
leurs actions et formuler leurs projets. Mais les discours ne sont pas seulement
des discriminants quand ils sont achevés; ils le sont dans leur construction

19. Eric Weil résume de façon plus abrupte la pensée hégélienne: «Si donc la société est la
base, la matière, nullement informe de l’État, la raison consciente de soi est tout entière du
côté de l’Etat: en dehors de lui, il peut y avoir morale concrète, tradition, travail, droit abs­
trait, sentiment, vertu, il ne peut pas y avoir raison » (Hegel et l’Etat, Vrin, 1950, 68).

7H
Les Idéologies

même. Ils répriment, censurent des expressions concurrentes. Ces discours


officiels doivent bien correspondre à des agents constitutifs. Parmi tous les
sujets qui sont instaurés par et dans les pratiques idéologiques, certains auraient-
ils plus de pouvoirs que d’autres? Disons mieux: en construisant des discours
officiels, ces sujets ne se construisent-ils pas eux-mêmes comme sujets officiels
de la société ? De sorte que ce serait selon un cheminement semblable de l’ana­
lyse que l’idéologie officielle et le pouvoir qui l’impose se révéleraient.
C’est bien ce que nous avons cru constater pour les classes sociales, ces
sujets qui sont à la dimension de la société globale. En surface déjà les discours
les plus évidents qui concernent les classes parlent de pouvoirs. Dans certaines
sociétés (de castes, par exemple), la lutte des pouvoirs se résorbe officiellement
dans des rapports fonctionnels et par référence à un universel concret. Nos
sociétés ne parviennent pas à réduire ces antinomies des puissances même si
elles y prétendent par l’affirmation formelle d’une égalité des individus. D’où
la lutte ouverte pour que le discours d’une classe particulière se présente
comme discours universel. Cette lutte se reproduit plus en dessous dans la
constitution même des ensembles concurrents. Pour la bourgeoisie, le groupe­
ment qu’elle forme (le niveau de Goblot) est un ensemble de signes discrimi­
nants (la barrière). Le mot clef qu’utilise cette classe, la distinction, le confesse
ouvertement. Du même coup, se trouvent rejetés hors de l’universel les signes
de l’autre classe : aussi n’a-t-on pas de peine à discerner, dans la culture, dans
les modes de comportements de cette classe non officielle les traits (empirisme,
adaptation, réduction de l’univers d’existence) qui en font effectivement, par
opposition à l’universalité bourgeoise, une classe singulière.
Ce que nous appelions conscience, à propos des pratiques idéologiques,
c’est donc en définitive un enjeu, la résultante précaire d’une lutte. Cette
conscience est l’œuvre d’un pouvoir: pas d’un pouvoir qui s’exercerait simple­
ment dans la société, mais d’un pouvoir de constituer la société. Nous dirons de
même pour l’inconscient que nous invoquions aussi. Discours systématique,
l’idéologie renvoie à d’autres couches du discours et des signes. Usant libre­
ment d’un précepte de Freud, nous avons cru devoir concentrer l’analyse sur le
processus même de la dérivation plutôt que sur son évanouissant point ultime.
Mais ce pari de méthode, nous en avons finalement trouvé un correspondant
concret: si la dérivation n’est effectivement pas indéfinie, c’est que le pouvoir
la bloque. C’est lui qui renverse le processus de descente vers l’inconscient.
Il faut nous attarder là-dessus.
Les pratiques idéologiques sont un dédoublement, avons-nous dit. Elles ne
sont pas la réplique, encore moins la synthèse de la praxis (ou de la culture,
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

comme on voudra). Elles sont donc la résultante d’une exégèse, d’une interpré­
tation de l’infini domaine des activités et des pensées des hommes. Elles cons­
tituent une herméneutique, devenue pratique collective, du texte social. Mais
à toute exégèse, à toute interprétation, il faut un médiateur: un exégète, un
interprète. Dans l’univers social, le pouvoir joue ce rôle. Et non pas seulement
pour dire le sens de la société, mais pour faire prédominer le sien propre.
Nous ne méconnaissons pas que nous élargissons ainsi considérablement
le champ de ce qu’il est convenu d’appeler l’herméneutique.
Nous reportant aux fondements de cette dernière, Paul Ricœur se
demande :
Comment la vie en s’exprimant peut-elle s’objectiver? comment, en s’objectivant,
porte-t-elle au jour des significations susceptibles d’être reprises et comprises par
un autre être historique qui surmonte sa propre situation historique ? Un problème
majeur... se trouve posé : celui du rapport entre la force et le sens, entre la vie por­
teuse de signification et l’esprit capable de les enchaîner dans une suite cohérente.
Si la vie n’est pas originairement signifiante, la compréhension est à jamais impos­
sible; mais, pour que cette compréhension puisse être fixée, ne faut-il pas reporter
dans la vie elle-même cette logique du développement immanent que Hegel appe­
lait le Concept20 ?

Sans doute ; et en se donnant des idéologies les sociétés pourvoient, pour


leur propre compte, à cette exigence. Mais pour que soit désigné «le rapport
entre la force et le sens», pour que la «compréhension puisse être fixée», il y
faut l’exégète; et, quand il s’agit du texte social, il y faut le pouvoir.
L’herméneutique est recherche d’un intérieur à partir d’un extérieur. Elle
présuppose que l’expression n’est pas la traduction des intentions intimes, que
l’on ne ramène à soi qu’en éprouvant la résistance de l’autre. Le texte est alors
un obstacle nécessaire. Il incarne la nécessité du dialogue. Mais le texte social
est fissuré par autre chose que les étrangetés des langages et des temps. On ne
le comprend pas si, derrière lui, au-dedans de lui faudrait-il dire plutôt, on ne
tient pas compte des pouvoirs concurrents qui s’y masquent et s’y disent. Le
pouvoir de surmonter et de définir l’histoire est aussi important que le pouvoir
du texte comme langage. Plus encore, ces deux pouvoirs relèvent de la même
logique. Un texte ne m’interroge que parce que l’histoire l’a fait venir jusqu’à
moi ; il n’a pu parcourir ce chemin par sa seule vertu d’expression des choses
sans que ne s’y soient ajoutés des combats pour exprimer. Ces textes sont des
langages de conflits et de réconciliations, de censures et d’affirmations.

20. Le Conflit des interprétations, Seuil, 1969, 9.


Les Idéologies

L’étranger que privilégie à juste titre l’herméneutique n’est pas seulement


l’étrangeté du discours de l’autre mais l’écho des victoires et des défaites de
ceux qui ont parlé et qui parlent.
Tâchant de circonscrire le heu du pouvoir, Marx parlait du contrôle des
moyens de production. Aucune objection là contre, à la condition que l’on
prenne la formule selon toute son extension : en admettant, comme il est dit
dans Misère de la philosophie, que les rapports sociaux sont aussi bien produits
par les hommes que la toile et le lin... Produire la totalité sociale comme
conscience, comme totalité significative, cela devient alors production d’une
herméneutique. Que les pouvoirs, qui interviennent comme médiateurs et exé­
gètes, contrôlent aussi la propriété des moyens matériels de production, cela est
tout autant un effet qu’une cause.
6
Une science de l'idéologie
et du sujet historique

(/^\ début de ce livre, nous nous étions donné pour objectif, non pas
y^y// / seulement de définir l’idéologie, mais de montrer quelle vue de
^*-0/ * l’univers social elle permet de prendre. Projet ambitieux, peut-être
démesuré. Mais pouvions-nous procéder autrement? Dans notre tentative ini­
tiale pour dégager la problématique de l’idéologie suggérée par la culture et par
la pensée contemporaine, nous avons constaté que les sciences naturelles de
l’homme font de l’idéologie comme du sujet historique un résidu de leur
propre entreprise. Cette éviction n’est pas une conséquence entre autres de ces
sciences: elle tient à leur construction d’ensemble. Il n’était pas possible de
récupérer la considération de l’idéologie et du sujet sans, du même coup, la
replacer à l’origine d’une prospection scientifique tout aussi globale que les
autres.
Nous nous sommes pourtant laissé guider d’abord par l’analyse de l’idéolo­
gie et c’est peu à peu que se sont profilés les aspects divers d’un plus vaste des­
sein. Aussi, au terme de nos réflexions, il faut prendre de ce dessein une vue
plus nette.
Sans nous astreindre à un résumé, commençons par rappeler les articula­
tions principales de notre démarche, les repères essentiels que nous croyons
avoir réunis.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

î. L’originalité de l’idéologie

En matière d’idéologie comme ailleurs, les définitions formelles, si légi­


times qu’elles soient comme aperceptions de l’objet, risquent de séparer arbi­
trairement le phénomène du contexte qu’il éclaire. Elles menacent de réifier
la société, de la découper en morceaux que la théorie rassemble ensuite comme
un puzzle. Nous ne croyons pas, pour autant, que le sociologue devrait tou­
jours tenir sous le regard ou à bout de bras l’ensemble social sous prétexte de ne
pas procéder à des prélèvements abusifs. Il nous paraît plutôt qu’un phéno­
mène ne peut être isolé qu’en autant qu’il détermine, par son originalité même,
une exploration de l’ensemble. On distingue alors moins un domaine qu’un
terrain d’où un regard particulier est possible sur la totalité.
C’est parce que les idéologies sont concurrentes et polémiquent entre elles
que la science peut entendre leurs leçons sans pourtant s’y égarer. Au temps du
mythe, il n’y avait pas de science du mythe. Les polémiques font de l’idéologie
un objet: première distance qu’éprouvent les sujets sociaux et qui donne à la
science la sienne. D’où provient cette distance? Pourquoi l’idéologie a-t-elle
remplacé le mythe, pourquoi a-t-il fallu que, la logique des actions humaines
s’émancipant, de tels procédés de convergence soient nécessaires? C’est la
genèse de la culture occidentale que l’idéologie se trouve alors à éclairer. Nous
n’avons pu le montrer que d’une manière superficielle ; ce fut suffisant, croyons-
nous, pour que l’idéologie se révèle non pas comme une vaine conscience de
survol mais comme ce qui détruit la totalité mythique aussi bien que ce qui
comble le vide ainsi créé. Examinant ensuite le champ des idéologies contem­
poraines, et choisissant par principe les pratiques les plus officielles, nous
n’avons pas eu de peine à y déceler la même genèse diversement recommen­
cée. Chaque fois, l’idéologie nous est apparue comme une production de la vie
sociale et qui se dit ouvertement comme telle. Dans un premier temps, le dis­
cours idéologique vaut donc d’être considéré pour lui-même.
Il ne se suffit pas à lui seul. Il masque et il révèle. Objet de soupçon, il n’en
est pas moins un donné aussi irréductible que ce qui est appelé conventionnel­
lement praxis ou rapports de production. Le langage est aussi réel que le travail ;
d’ailleurs celui-ci suppose des réseaux de signes. L’imaginaire n’est pas la pro­
jection d’une activité sociale plus primitive; il est tout autant au commence­
ment qu’à la fin de la technique. Pourtant, dans l’idéologie, tout se ramasse
finalement en discours. L’idéologie est faite de syncrétisme de conduites, de
situations, de conflits qu’elle ne dépasse que parce qu’elle n’en confesse pas
ouvertement toutes les implications: comme le langage, qui serait impossible
s’il lui fallait dire cette dispersion du monde et de l’action qu’il a justement

720
Les Idéologies

pour fonction et pour espérance de surmonter; comme la conscience aussi, qui


n’est pas la vaine répétition, la redondance inutile des situations et des compor­
tements mais ce qui les inaugure ou les prolonge. Vouloir reconnaître de la
cohérence dans l’idéologie, dans le discours, dans la conscience, c’est simple­
ment rester fidèle à ce qu’ils sont. Marx lui-même n’a pas nié ce poids du lan­
gage. Disons qu’il a surtout insisté sur ses réticences. Il n’en méconnaissait pas,
pour autant, la puissance historique: il sentait bien que, si le discours est un
aboutissant et souvent un alibi, il commente néanmoins des engagements que
l’on ne saurait expliquer sans lui faire place. L’action effectue, elle aussi, dans
un arbitrage qui est souvent un arbitraire, un rassemblement de données qui
seraient inconciliables en stricte théorie.
Il est donc vain de prétendre dissoudre le discours idéologique dans des
situations puisque les situations ne sont discernables que par les discours qui s’y
mêlent. En partant de la cohérence de l’idéologie, une cohérence de surface,
on reconnaît simplement le phénomène pour ce qu’il est. S’attarder à ce som­
met du langage, c’est admettre que le désir de convergence est aussi réel que ce
qui le menace.
Aussi, quitter ensuite le niveau de ce discours pour s’interroger plus avant,
ce n’est point confronter à l’idéologie une réalité qui lui serait d’emblée étran­
gère et qui l’expliquerait de l’extérieur. Sans doute, il faut pénétrer dans des
profondeurs que l’idéologie ne dit pas; mais on ne peut le faire que grâce à ce
que l’idéologie confesse. Si l’idéologie est de l’ordre du discours et de la cons­
cience, c’est de ce point de vue qu’il est loisible d’explorer ses soubassements.
Si, par exemple, elle nous incite à invoquer le pouvoir ou les classes sociales, ce
ne peut être qu’à la lumière des débats de langage. Sans quoi on introduit dans
la problématique des ruptures qui, sous prétexte d’expliquer une réalité par une
autre, confinent à une échelle ontologique des phénomènes sociaux, à une
grossière métaphysique.
En partant de l’idéologie, on n’opte donc pas fatalement, comme on le
prétend volontiers, pour une vue idéaliste des phénomènes sociaux. Au
contraire, on se trouve ainsi renvoyé aux enracinements d’une société qui,
avant d’être une chose, est un débat. La sociologie est d’abord une science des
conflits.

2. Une science des conflits

Nous nous sommes constamment heurté à des conflits. De diverses


manières et sous différents aspects. Déjà ils sont impliqués dans la dialectique

721
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

du signe et du désir. À son échelle, le discours idéologique ne parvient à se


donner forme qu’en surmontant, par l’argumentation rhétorique, des antino­
mies multiples; c’est ce qui en fait justement un discriminant pour les agents
sociaux, un instrument de détection des oppositions tout autant qu’un méca­
nisme de raccord. Les expressions officielles, les idéologies, sont en concur­
rence avec d’autres expressions; des conflits sous-jacents se déroulent entre les
réseaux de signes qui désignent les classes sociales. Et le pouvoir est, à la fois,
ce par quoi des expressions de la totalité sociale triomphent des autres et ce qui
s’édifie par ce triomphe lui-même...
Tous ces conflits, ne nous lassons pas d’y insister, ne sont pas des affronte­
ments d’entités préexistantes mais bien plutôt des luttes pour constituer, dans
la pratique sociale, des entités particulières. Par ces conflits se construisent la
société comme totalité significative aussi bien que les sujets historiques et le
sens de leurs rapports. On entrevoit, du même coup, ce que pourrait être l’in­
tention d’une science des conflits : par l’analyse de ceux-ci, elle repasserait sur
la genèse des ensembles sociaux et des sujets historiques plutôt que de partir, à
l’inverse, d’un système où les conflits seraient ensuite situés.
Mais n’est-ce pas là une utopie? Pareille intention ne suppose-t-elle pas
que l’on puisse s’appuyer au départ sur quelque vécu évanescent? Ne fait-elle
pas bon marché des exigences élémentaires de toute démarche scientifique qui
impose de se pourvoir initialement d’une image d’ensemble de la réalité à étu­
dier, d’y répartir provisoirement des secteurs ou des couches ? Question capi­
tale qui va nous préoccuper pour la suite de notre propos.
En une première étape, projetons cette question sur les démarches effecti­
vement mises en œuvre dans la sociologie. Idéalement, il y faudrait tout un
traité de méthodologie mais il ne s’agit ici que d’observer le plus sommaire­
ment possible la dérive de notre question dans le champ de la pensée scienti­
fique.
Une première borne de ce champ, la plus éloignée du projet d’une science
qui partirait carrément des conflits, est sans doute marquée par les variétés du
fonctionnalisme. Celui-ci n’exclut pas la considération des contradictions
sociales. Que l’on songe à ces fonctions latentes que Merton, s’inspirant de
Freud, a reconnues et remarquablement illustrées par des cas concrets. C’est le
manifeste qui commande alors la détection du latent; plus encore, les conflits
ne se profilent que sur le fond d’une représentation préalable d’une fonction­
nalité parfaite Les fonctionnalistes contemporains ne postulent pas que tous les
éléments effectivement repérables dans une société donnée sont indispensa­
bles à son activité; ils parlent même de dysfonctions, mais ce dernier terme

722
Les Idéologies

suppose l’image d’un mécanisme où toutes les pièces et toutes les interrelations
seraient nécessaires. On le vérifie, ce me semble, dans le paradigme où Merton
réunit les thèmes principaux d’une théorie générale. Je rappelle quelques-unes
des questions clés qu’il propose :
Que doit-on faire entrer dans le guide d’enquête si l’élément donné est susceptible
d’une analyse fonctionnelle systématique? Comment vérifier la validité d’une
variable telle que l’exigence fonctionnelle lorsque l’expérimentation rigoureuse est
impossible? Dans quelle mesure un cadre structurel donné limite-t-il le nombre
des éléments capables de satisfaire réellement les exigences fonctionnelles1 ?...

Il est de mode de contester la sociologie fonctionnaliste au nom de la socio­


logie critique. Il faut pourtant reconnaître que, si le fonctionnalisme est une
première démarche avouée ouvertement comme telle dans le cas de cher­
cheurs comme Merton, il se retrouve chez d’autres (chez Marx par exemple)
sous des formes moins prédominantes et moins nettement confessées. Cela
s’explique: le fonctionnalisme est une illustration extrême d’une perspective
plus générale : celle où la science empirique se donne, au préalable, une repré­
sentation de la société comme étant un système.
Un peu en deçà du fonctionnalisme strict, il est des entreprises scientifiques
qui cherchent à détecter les contradictions de la vie sociale du même mouve­
ment qu’elles construisent des systèmes. On peut épingler ici, toujours à titre
d’exemple, la définition que l’anthropologue Turner (dans la ligne de Fortes)
propose du système social : celui-ci, nous dit-il, est
un champ de forces dans lequel les tendances centrifuges et les tendances centri­
pètes agissent les unes sur les autres, et dont la capacité de persister procède de ses
propres conflits socialement transmutés.

Pour un autre anthropologue, Gluckman, le conflit est «un mode d’inté­


gration des groupes». Etudiant la structure sociale Kachin, Leach y perçoit
deux systèmes inspirés de valeurs contradictoires et, entre l’un et l’autre, un
système intermédiaire qui assure un équilibre précaire. Il n’en tient pas moins
à ce qui est pour lui un principe fondamental :
L’anthropologue doit toujours traiter les matériaux d’observation comme s’ils fai­
saient partie d’un équilibre général, faute de quoi la description devient presque
impossible2.

1. R.K. Merton, Social Theory and Social Structure, 2e éd., Glencoe, The Free Press, trad,
partielle d’Henri Mendras, Eléments de méthode sociologique, Plon, 1953, 1 1 5 et suiv.
2. Voir W.F. Wertheim, « La société et les conflits entre systèmes de valeurs », Cahiers interna­
tionaux de sociologie, XXVIII, 1960, 33 et suiv.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

On le constate: la construction du système ne s’effectue pas ici en préa­


lable à la détection des conflits ; les deux visées sont concurrentes. La représen­
tation d’un équilibre, essentielle pour concevoir les systèmes, demeure le pivot
de la recherche.
Est-il abusif de ranger un peu plus loin l’intention marxiste, du moins selon
une de ses vues des choses ? Marx, on le sait, a voulu dialectiser les systèmes
sociaux; il a été soucieux de les rendre à leur genèse. Son opposition à l’écono­
mie classique et à la pensée bourgeoise tient d’abord à cette exigence :
La réflexion sur les formes de la vie humaine, et donc aussi leur analyse scienti­
fique, écrit-il dans Le Capital, empruntent en général un chemin opposé à celui
de l’évolution réelle. Cette réflexion commence après coup et, par suite, elle com­
mence par les résultats achevés du processus d’évolution. Les formes... possèdent
déjà la stabilité des formes naturelles de la vie sociale avant que les hommes cher­
chent à rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur sem­
blent bien plutôt immuables, mais de leur contenu. »
À partir de là, Marx n’a pas seulement ramené les systèmes à la relativité de
leur constitution mais aussi à des interrelations humaines : le capital n’est pas
« une chose, mais un rapport social entre personnes, médiatisé par des
choses ».
Le marxisme n’a-t-il pas, d’une autre manière, réduit bien vite cette histoire
à un système? Dans Ludwig Feuerbach, Engels affirme d’abord que l’histoire
ne se fait jamais sans des objectifs conscients et par conséquent, peut-on pen­
ser, sans des sujets historiques concrets. Mais ces volontés sont nombreuses, de
sorte que les résultats de leurs efforts vont le plus souvent à l’encontre de leurs
intentions. Les mobiles n’ont donc qu’une «importance secondaire»; il faut
plutôt chercher les « forces motrices » qui se cachent derrière eux. Définir ces
formes est l’objet de la science. Commentant Engels, Lukacs ajoute:
L’essence du marxisme scientifique consiste à reconnaître l’indépendance des
forces motrices réelles de l’histoire par rapport à la conscience (psychologique)
que les hommes en ont3.

C’est ainsi que, pour Lukacs, il y aura conscience réelle et conscience pos­
sible. Celle-ci, qui est la seule préoccupation de la science, se décèle à partir
d’une typologie des situations dans le processus de production dont elle repré­
sente la «possibilité objective».

3. Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, trad. Axelos et Bois, Éditions de Minuit,
1960, 68.
Les Idéologies

En rapportant la conscience à la totalité de la société, on découvre les pensées et


les sentiments que les hommes auraient eus dans une situation vitale déterminée,
s’ils avaient été capables de saisir parfaitement cette situation et les intérêts qui en
découlaient tant par rapport à l’action immédiate que par rapport à la structure,
conforme à ces intérêts, de toute la société ; on découvre donc les pensées, etc., qui
sont conformes à leur situation objective4.

Cette conscience possible n’est ni la somme ni la moyenne de ce que


pensent ou de ce que vivent effectivement les individus. Importe d’abord la
distance entre conscience possible et représentations réelles: par exemple,
cette distance est-elle différente selon les classes et cela peut-il s’expliquer par
la diversité des situations ? Ces situations sont elles-mêmes déterminées de l’ex­
térieur : la situation
est donnée comme un rapport structurel déterminé, comme une relation de forme
déterminée, qui paraît dominer tous les objets de la vie. Par suite, la fausseté ou
Xillusion contenues dans une telle situation de fait ne sont pas quelque chose d’ar­
bitraire mais au contraire l’expression mentale de la structure économique objec­
tive5.
Nous voici ramené à la stricte logique des systèmes. Après un détour, il est
vrai, où la réification des systèmes a d’abord été reconnue: mais quelle diffé­
rence cela fait-il à la fin ? L’économie bourgeoise se donne des formes sociales
par une double commodité: il lui est avantageux de concevoir comme un
produit naturel ce qui confirme son emplacement, son hégémonie et ses
intentions; il lui est aisé de tirer, de cette réalité naturelle, des lois et des com­
binatoires. En montrant que cette nature n’est qu’un produit historique, le
marxisme détruit la double certitude du système. Mais il en garde quelque
chose: le système renaît de ses cendres pour assurer que des forces motrices
commandent toujours les consciences et les conflits. Le fonctionnalisme, pour
avoir été sérieusement ébranlé, n’en conserve pas moins l’essentiel de ses droits :
l’idéologie - la conscience concrète des situations et des conflits - est reconnue
de l’extérieur, comme inadéquation, comme dysfonction, comme surplus du
système.
Heureusement, Marx poursuivait plusieurs lignes de réflexion à la fois. Le
système capitaliste était pour lui une fantasmagorie qui tient justement à sa
faculté de représenter le social comme un système. D’où ses analyses sur la
réification, la marchandise. Il a voulu atteindre ainsi ce qui, dans la pratique
sociale elle-même, était source de représentations systématiques. Il lui fallait,

4. Ibid., 73-74.
5. Ibid.

725
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

pour ce faire, esquisser une sorte de phénoménologie de l'expérience fonda­


trice de la société marchande. Dans celle-ci, le travail devient marchandise,
« propriété naturelle » des choses produites. De sorte que les rapports de travail
se conçoivent de l’extérieur, comme « rapports entre objets ». Marx ne s’arrête
pas là : cette phénoménologie du rapport social, cette analyse du phantasme qui
est le fondement du système, il en fait le fil conducteur pour discerner la genèse
historique du système. Il montre comment, après avoir jadis baigné dans une
totalité concrète, l’individu en est arrivé dans les temps modernes à concevoir
les rapports sociaux comme un moyen extérieur à lui-même. D’où sa faculté
(illusoire ou non, c’est une autre question) de se représenter la société comme
une chose. Le schéma abstrait d’interprétation de l’univers social se révèle fina­
lement comme étant le sous-produit de l’univers social lui-même.
A ce point, nous voilà tout à fait à l’opposé du fonctionnalisme qui nous
avait servi de point de départ. Si on considère le champ parcouru, on constate
que le fonctionnalisme y a engendré son contraire par des dérivations. Nous
avons sommairement jalonné ces dérivations. À l’origine, un système scienti­
fique appliqué à une hypothétique réalité sociale permet de rendre compte des
conflits mais de l’extérieur en quelque sorte, comme étant des dysfonctions, des
déviances, etc. Par après, on a reconnu des constructions où l’édification des
systèmes et la lecture des conflits sont concurrentes. Plus loin encore, s’est des­
sinée la recherche, sous les systèmes, des forces motrices qui les constituent
historiquement en même temps qu’elles sont génératrices de conflits. Enfin,
une phénoménologie des rapports sociaux se propose de faire apparaître les
représentations que les hommes s’en font comme la résultante ou le prolonge­
ment d’une réification inscrite dans la logique même de ces rapports et des
conflits qu’ils impliquent.
À l’aboutissement de cette dérive, est-il possible de reconnaître l’emplace­
ment d’une démarche scientifique originale ? La science peut-elle, dans l’ordi­
naire de ses investigations, remonter vers l’amont du courant qui nous a mené
des systèmes de lecture de l’expérience à une expérience qui se fasse lecture
des systèmes? Cela inciterait à fonder l’examen des phénomènes sociaux dans
l’expérience propre à son objet, dans la manière dont celui-ci produit sa propre
conceptualisation. C’est bien ce que paraît suggérer Adorno : la théorie, dit-il,
doit transposer les concepts, qu’elle apporte pour ainsi dire du dehors, en ceux que
la chose a d’elle-même, en ce que la chose voudrait être elle-même, et elle doit
confronter cela avec ce qu’est la chose6.

6. Cité par Walter Euchner, « Conflit de méthodes dans la sociologie allemande », Archives de
Philosophie, 33, 1970, 188.

726
Les Idéologies

Voilà un bel idéal. Peut-on y atteindre? Comment savoir, ont fait remar­
quer des sociologues soucieux de positivité, que le rapport d’échange que se
donne la phénoménologie marxiste engendre une totalité historique un peu
déterminée? En tout cas, il n’est en la matière aucun discriminant objectif.
Pour Adorno, la conviction que le rapport d’échange est le phénomène clef de
la société capitaliste contemporaine provient de l’expérience personnelle que
le chercheur a de cette société et elle se développe à mesure qu’il approfondit
sa participation à la collectivité où il vit et qu’il étudie. C’est bien peu comme
garantie positive.

3. Une science de la totalité

Une démarche positive, au sens strict où on l’entend d’ordinaire, suppose


un cadre, des coordonnées. Elle refuse de s’attacher aux ensembles sociaux
comme tels. Elle procède, pour reprendre l’expression de Popper,
[d’jénoncés de base affirmant que se déroule, dans un domaine spatio-temporel,
un processus observable... La méthode des sciences sociales commes celle des
sciences naturelles consiste à mettre à l’épreuve des essais de solution pour ces
problèmes... Quand un essai de solution ne se prête pas à la critique concrète, il
est par là même exclu comme non scientifique'.
Mais ces problèmes susceptibles d’être qualifiés par des « énoncés de base »
ne sont-ils pas arbitrairement prélevés sur un plus vaste espace social? Ne sont-
ils pas alors suggérés par les représentations des sujets sociaux, des pouvoirs en
particulier? En s’interdisant de considérer les totalités pour se borner à des
processus observables, une science emprunte de quelque façon aux discours
qui font de la société une réalité. Bien sûr, elle ramène à des dimensions acces­
sibles à l’analyse rigoureuse les problèmes qu’elle retient; mais l’observation ne
réduit-elle pas à des variables déterminées des phénomènes qui, dans leur plus
grande ampleur, sont déjà des constructions effectuées par la société elle-
même ? La réduction par les idéologies a précédé la réduction scientifique sans
que celle-ci puisse remettre en cause celle-là. Le positivisme se limite, en quel­
que sorte, à observer ce que la collectivité lui suggère. Une fois la société pré­
supposée comme forme par la réification qu’elle pratique sur elle-même, on
peut y prélever tous les domaines que l’on voudra; ils se prêteront à vérifica­
tions et à mesures. Mais la question première, scientifique elle aussi, n’est-elle
pas de savoir comment la forme s’est constituée?

7. Voir Euchner, art. cit., 200

727
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

La sociologie ne saurait considérer un phénomène ou un problème parti­


culier sans tenir compte du processus sociologique d’émergence de ce phéno­
mène ou de ce problème. A l’encontre de ce qu’affirme le positivisme, une
science de la totalité ne procède d’aucune vaine ambition de synthèse, puis­
qu’elle se demande justement comment se fabriquent les synthèses pratiques
que sont les sociétés. Dn même mouvement, c’est l’expérience propre à ces
totalités qui doit faire aussi l’objet de l’analyse. Cela oblige le chercheur à met­
tre en jeu sa propre expérience du social. Si le rationalisme positiviste peut
croire qu’il perçoit ou observe, une sociologie soucieuse de la préfabrication du
champ social ne peut que partir du postulat suivant: je ne vois pas le social, j’en
ai l’expérience.
Et ce n’est pas le dernier mot de la question. La société n’est pas ce que ma
conscience pourrait déduire par quelque examen réflexif. Nous avons abon­
damment insisté là-dessus : la société comporte sa propre réflexivité, ses propres
procédés de dédoublement. Au fond il faut partir de l’observation première
d’Engels que nous évoquions plus haut: l’histoire ne se fait point sans des des­
seins, sans des intentions ; mais on ne doit pas changer trop tôt de perspectives
pour recourir à des forces motrices ou à des systèmes. Plutôt que de chercher
comment les représentations, les desseins, les intentions sont des phénomènes
d’après coup, il faut se demander comment les représentations sont constitu­
tives.
Ce n’est point là un vœu pieux qu’il serait loisible de projeter sur l’avenir
de la science. Dans des recherches de la sociologie actuelle, et selon des limites
que noLis marquerons, s’effectue un renversement de la traditionnelle perspec­
tive behavioriste. Le motif de l’action n’y est pas conçu comme une sorte de
résultante du rapport entre organisme et situation (vue qui reste légitime) mais
comme ce qui rend le rapport significatif et, plus encore, ce qui le constitue.
Retenons, pour faire bref, deux axiomes.
Au lieu de partir avec la notion d’une définition de la situation, nous devons partir
avec l’idée qu’une définition particulière est en charge de la situation (Goffmann).
Avant même que le sociologue dégage les structures de la vie quotidienne, l’acteur
social organise ses expériences et celles de son entourage dans des catégories géné­
rales (Schütz)8.

8. E. Goffmann, The Presentation of Self in Everyday Life (Doubleday, 1959), Asiles (Editions
de Minuit, 1968); A. Schütz, On Phenomenology and Social Relations (University of
Chicago Press, 1970). Voir l’article d’Alfred Dumais, «Herméneutique et sociologie»,
Recherches sociologiques, 2, décembre 1972, 163-180.

728
Les Idéologies

Ne méconnaissons pas que ces recherches empiriques portent avant tout


sur des phénomènes intersubjectifs; l’action ou l’expérience sociale y sont
observées à travers les relations de sujets individuels. Pour autant, ces travaux
ne se réduisent pas à une phénoménologie de quelque conscience transcen­
dantale Ils invoquent des rôles, des institutions et même l’horizon des systèmes.
Ce n’est pas là une concession, à ce que je comprends. Pour le sujet historique
comme pour le sujet scientifique, le sens ne se reconnaît que sur un fond d’opa­
cité. Le sujet dit son monde par rapport à un autre monde qui l’a préalablement
mis en place.
Mais revenons à notre doute essentiel? Peut-on dépasser l’intersubjectivité
pour atteindre une totalité sociale comme telle ?
Cette totalité échappe, en tout cas, à toute représentation d’un support
observable. On le concédera sans peine à tous les néo-positivismes. En biolo­
gie, les images de l’ensemble peuvent s’appuyer sur la visée d’un organisme
concret; nul recours de ce genre n’est permis au sociologue. Aussi comprend-
on que l’histoire de notre discipline ait été autant marquée par la tentation
persistante de concevoir la société comme l’analogue d’un organisme ; les fonc­
tionnalismes contemporains les plus nuancés conservent en arrière-plan de
semblables imageries. Ce ne sont, justement, que des imageries: la représenta­
tion de rime des expériences que nous éprouvons de la vie collective. En com­
bien de circonstances n’avons-nous pas le sentiment d’être confrontés à des
fonctions et que nous reconnaissons comme telles? Quelles que soient nos
allégeances théoriques, nous distinguons dans la vie quotidienne les règles qui
président à l’achat d’une automobile de celles qui régissent la boîte à scrutin;
nous faisons sans peine la différence entre un dialogue amical et une conversa­
tion dans un banquet officiel... Nous passons nos journées à changer de jeux et
de rôles, à passer d’un statut à un autre. Nous éprouvons le fonctionnalisme
comme expérience même si nous le récusons comme système général d’inter­
prétation.
Il en est de même pour toutes les théories. Elles se donnent une expérience
privilégiée du social qui leur paraît déterminer les reconstitutions des ensem­
bles sociaux. Ces expériences varient selon les sociologues: le travail, la
contrainte, la communication, etc. Les sciences naturelles de l’homme n’échap­
pent pas à cette règle : nous avions déjà tâché de le bien marquer, dès notre
premier chapitre, à propos des conceptions du langage.
Sommes-nous donc ramenés en arrière, à la règle précaire d’Adorno que
nous citions: Xexpérience fondatrice d’une interprétation théorique serait sim­
plement éprouvée, délimitée, confirmée dans la vie du chercheur; l’existence
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

personnelle et l’universalité d’un ensemble social communiqueraient l’une et


l’autre, se transmuteraient l’une dans l’autre, sans que l’on puisse autrement
rendre compte de cette alchimie et de ses critères.
En un sens, il faut bien l’admettre. Pour avoir élu la contrainte, Durkheim
a dû l’éprouver particulièrement dans son existence à lui. Ce que nous savons
(et c’est bien peu) de l’orthodoxie juive où il a grandi, des responsabilités qu’il
a très tôt assumées dans sa famille nous le laissent à entendre9; à quoi il faut
ajouter le climat social d’après la défaite de 1870, le souci éthique dans la
« république des professeurs » de ce temps-là. De tout cela est née la concep­
tion d’une expérience propre à Durkheim mais qui puisse inaugurer et alimen­
ter un projet de sociologie. Pour la notion de travail chez Marx, cela est plus
évident encore. On ne saurait dissocier le privilège qu’il lui accorde de sa vie,
de ses engagements et de ses choix politiques.
Mais, cela reconnu, comment parler encore d'objectivité? On peut le faire
à plusieurs plans.
D’abord, il ne saurait y avoir une expérience du social, mieux assurée que
toutes les autres et qui soit seule susceptible de fonder la théorie générale
incontestable. Il faut admettre en la matière, et quoi qu’il en coûte de regrets,
un pluralisme. C’est là déjà une forme, la première, de l’objectivité.
Il en est une autre, qui va plus loin, mais qui est complémentaire de la
précédente. Ces expériences ne sont pas des partis pris arbitraires, des postulats
inconditionnés. Elles peuvent être jugées quant à la fécondité des analyses
qu’elles permettent. Fécondité : il faut l’entendre en un sens particulier. Il ne
s’agit pas seulement de savoir si, partis d’une expérience vécue de la contrainte
ou du travail, Durkheim et Marx ont pu en étendre la portée jusqu’à proposer
des vues suggestives sur l’ensemble de l’univers social. C’est déjà beaucoup.
Mais il y a plus important et plus décisif. Durkheim ne se borne pas à qualifier
globalement le fait social par la contrainte; il invoque le droit, l’éducation sco­
laire ; quand il étudie, par exemple, l’évolution du droit pénal, ce sont visible­
ment les transformations des pratiques sociales de la contrainte qui lui servent

9. « Le foyer où régnait l’austérité plus que l’opulence, où l’observance de la loi était précepte
et exemple... marqua le jeune Lorrain de quelques traits, ineffaçables: mépris de l’effort
déguisé en travail, dédain du succès ignorant de l’effort, horreur de tout ce qui n’est pas
sérieusement assuré: la vie de l’individu par l’encadrement du groupe, les faits dans leurs
enchaînements raisonnés, la conduite par sa régulation morale» (Georges Davy,
« Centenaire de la naissance d’Emile Durkheim », Annales de l’Université de Paris, I, 1960,
15).

73°
Les Idéologies

de fil directeur. De même, Marx ne se contente pas d’élire le travail ou la réifi­


cation comme étant des expériences fondatrices de la société moderne ; il les
retrouve dans les représentations discernables, objectives, que cette société se
donne d’elle-même, en particulier dans la science économique bourgeoise.
Voilà bien ce qu’un certain positivisme méconnaît d’essentiel. Devant les
phénomènes sociaux, il restreint d’instinct ses ambitions à ce qu’il appelle l’ob­
servable ou l’opératoire : qu’est-ce qui peut bien l’assurer, nous demandions-
nous, qu’il ne brise pas ainsi arbitrairement le tissu social et que, au surplus, il
ne le fait pas au nom des conventions de l’opinion qui lui désigne tantôt ce
problème et tantôt cet autre. Il faut aller maintenant plus loin : quand il récuse
le problème des totalités sociales pour ne retenir que des problèmes particu­
liers, sous le prétexte qu’ils sont seuls susceptibles d’observation, le positivisme
oublie que la totalité est accessible à l’expérience vécue et surtout que cette
expérience peut être confrontée à ces phénomènes observables que sont les
idéologies et qui constituent justement, avec les classes, des expériences elles
aussi, des pratiques de la totalité.
En effet, le dédoublement dont nous avons parlé n’est pas autre chose que
la mise en forme, par la pratique sociale, de l’expérience confuse et éparse que
les hommes font de leurs appartenances collectives. Ce dédoublement est une
interprétation; avant de projeter sur la société quelque herméneutique, il faut
d’abord reconnaître qu’elle-même pratique la sienne propre. Bien plus, c’est en
la pratiquant qu’elle se constitue comme société. Un conflit des pratiques de
l’interprétation : ce pourrait bien être, à tout prendre, une définition opératoire
de la société, une définition de l’objet de la sociologie.
En définitive, c’est ce que nous aurions voulu suggérer dans ce petit livre.
Que le parcours ait été rapidement effectué, ne nous en défendons pas trop. Il
n’était pas question, même en grossissant le volume, d’élaborer une nouvelle
variante des sociologies générales. Il suffisait plutôt de marquer que l’idéologie
n’est pas le thème d’un chapitre parmi d’autres dans un traité de sociologie,
mais ce phénomène qui commande l’intention d’une certaine science humaine
en ce qu’elle a d’original et d’irréductible.

4. Une science de la médiation

S’il est vrai que les idéologies sont le terreau commun des systèmes sociaux
et des systèmes scientifiques, il est vain d’espérer un éclaircissement du ciel des
sociétés et du ciel de la science par leur disparition. Ce devrait même être un

731
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

souci de la pratique scientifique que de contester, à sa manière, cette « fin des


idéologies » que d’aucuns nous promettent.
La « fin des idéologies » : nous ne nous sommes guère attardé à ce thème à
la mode depuis quelques décennies. Il nous a paru plus utile de considérer
l’idéologie pour elle-même. Du même coup, nous avons peut-être montré la
vanité de ces funérailles que célèbrent des politiciens et des sociologues.
Les idéologies étant des pratiques de l’intégration, une société sans idéolo­
gie serait-elle une société désintégrée ? Toute culture possède d’autres facteurs
de cohésion qui sont d’ailleurs probablement plus efficaces, en terme de fonc­
tionnalisme, que les idéologies. Les rapports de productions, les processus de
socialisations et d’identification, les rituels de la vie quotidienne, les propos et
les imageries des mass media, les idéaux diffus de la promotion sociale, les
astuces des pouvoirs contribuent à maintenir les hommes ensemble. Pratiques
ouvertement affirmées de la convergence, les idéologies ne sont que parties
prenantes dans ce vaste concert; on peut penser qu’elles puissent disparaître
sans compromettre l’édifice social. Mais qu’arriverait-il alors?
D’un côté, on assisterait à un pluralisme encore plus dispersé des valeurs.
Sans la référence aux idéologies, les individus pourraient proférer plus libre­
ment les désirs ou les intentions qui leur adviendraient. Par ailleurs, les méca­
nismes politiques, chargés de l’arbitrage, ne se fonderaient que sur des arguments
techniques. D’un côté, une vie privée effervescente ; de l’autre, une efficacité
plus déterminée... Mais comment donc, dans quel empyrée, pourraient se ren­
contrer cette spontanéité individuelle et cette cohérence anonyme de la tech­
nique? Par quels compromis cachés entre les valeurs et les faits ? La prétention
actuelle de la technocratie à liquider les idéologies repose, en réalité, sur la
volonté d’imposer une seule idéologie. Le point zéro de l’idéologie, ce ne serait
point l’évanouissement des idéologies, mais une idéologie triomphante.
L’univers apparaîtrait dénudé parce que la pratique de la convergence serait
parvenue à déguiser parfaitement ses sources et son dessein.
Pour l’avenir des hommes comme pour l’avenir de la pensée, il faut mieux
continuer de croire à la pluralité des idéologies. Nous l’avons tant de fois répété,
le conflit des idéologies est le meilleur aveu qu’il y a... des idéologies. D’ailleurs,
comment croire que le pluralisme social puisse devenir si grand que les désirs
se manifestent sans se transmuer en langages ? Comment penser que le pouvoir
puisse se ramener à une rationalité si pure que les communes paroles n’y soient
plus indispensables ?
Dans Le Capital, Marx a rappelé ce truisme : à la différence des abeilles,
l’homme projette devant lui son édifice social. Prenons le mot dans son double
Les Idéologies

sens : de la société, tout homme se donne une projection et un projet. Double


sens qui est celui de l’idéologie et qu’il serait vain de vouloir scinder selon la
logique du scalpel. Le mythe, dit Ricœur, était destiné à « instituer toutes les
formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se comprend lui-même
dans son monde10 ». Avec toutes les différences que nous avons dites, l’idéologie
joue le même rôle. Ce ne sont point des consciences isolées qui peuvent don­
ner à l’histoire un sens qui prête au dialogue ; ce n’est pas non plus une techno­
cratie qui n’avoue pas qu’elle est rapport au monde. Ce ne peuvent être que des
lieux collectifs, circonscrits comme tels, et qui fournissent les conditions de
débats sur l’histoire que la culture autrement dispersée rendrait insaisissables.
La société contemporaine se ramène essentiellement à des débats de cette
espèce. Les procédures judiciaires, les écoles, les doctrines scientifiques, les
nationalismes, etc., sont des tentatives pour rendre officiellement possibles les
infinies difficultés qu’ont les hommes et les classes à se dire et à dire leurs situa­
tions. Elles sont nécessaires et compromises. Sans elles, il n’y aurait pas de
pouvoirs. Sans elles, il n’y aurait pas non plus de sociétés, et pas d’humanité
sans doute.
Et il n’y aurait pas davantage de science. Car sur ce terrain aussi il est illu­
soire de parler de la fin des idéologies, comme si la connaissance objective
devait un jour prendre la place de ce qui lui est, au contraire, indispensable.
Médiation nécessaire à la conscience historique des sujets sociaux, l’idéologie
joue un rôle analogue pour la science des sociétés.
Nous y sommes revenu à plusieurs reprises: la science n’est pas la contre­
partie de l’idéologie, un discours rigoureusement opposé à l’autre; nous avons
même constaté que la pratique idéologique accompagne la démarche scienti­
fique et s’y mêle tout au long de son parcours. Nous nous sommes pourtant
gardé d’identifier l’une et l’autre. D’une certaine manière, la science prolonge
l’idéologie qui est son nécessaire recours pour atteindre les totalités sociales;
par ailleurs, elle se veut soucieuse de ses propres fondements et critique des
idéologies. Où se trouve, dans l’idéologie elle-même, le relais de ces deux mou­
vements apparemment contradictoires de la pensée scientifique? Cette ques­
tion n’a pas cessé de nous préoccuper depuis le début; nous nous y attacherons
carrément pour finir.
Que l’on nous permette une dernière comparaison avec la psychanalyse.

10. Finitude et culpablité, Aubier, 1960, II, 13.


Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Quand celle-ci cherche à conférer un statut aux représentations que l'indi­


vidu se donne de lui-même, elle distingue entre rationalisation et intellectuali­
sation ; mais la marge exacte entre les deux, elle se garde bien de la vouloir trop
strictement délimiter. Si elle définit la rationalisation comme relevant de la
défense contre les pulsions, elle n’en fait pas un mécanisme de défense parmi
d’autres. C’est que la rationalisation
n’est pas dirigée contre la satisfaction pulsionnelle, mais qu’elle vient plutôt
camoufler secondairement les divers éléments du conflit défensif. C’est ainsi que
des défenses, des résistances dans l’analyse, des formations réactionnelles peuvent
être elles-mêmes rationalisées.

Se trouve ainsi soulignée la fonction de cohérence d’ensemble que la ratio­


nalisation joue par rapport aux divers compromis du moi avec les pulsions.
Quant à Y intellectualisation, elle est, pour Anna Freud, un moyen de défense,
mais aussi un mécanisme normal où le moi « cherche à maîtriser les pulsions
en les rattachant à des idées avec lesquelles on pent consciemment jouer11».
L’intellectualisation ne trouve pas purement et simplement sa source dans les
affects : quelque chose doit lui venir d’ailleurs qui rende possible cette mise à
distance. Ce quelque chose, c’est le langage analytique se retournant vers les
symboles, mais c’est aussi, on ne saurait en douter, une emprise du sujet lui-
même sur un devenir de sa lucidité.
L’idéologie n’a-t-elle pas la même ambiguïté et la même portée ? Elle est
rationalisation; pour assumer cette tâche, elle conjugue les ressources du désir,
du langage, des pouvoirs. Mais elle permet aussi de les voir, de les discuter: elle
est aussi intellectualisation. Elle va de l’oubli à la lucidité: cette illusion est la
possibilité d’une reconnaissance.
Rationalisation et intellectualisation supposent toutes les deux un incons­
cient: un sens sous-jacent reporté en surface, devenant matériau de la
conscience et, par conséquent, transmuté en signification autre. L’explication
du sens premier n’est pas ici une traduction mais la création d’un sens nou­
veau, celui-là accessible à la manipulation par le discours du sujet. Cela est
commun à la rationalisation et à l’intellectualisation; la différence entre les
deux ne se trouve pas dans une dissociation concrète du processus en cause.
Elle se décèle dans la visée.
La rationalisation est fermée sur elle-même, elle est inspirée avant tout par
le désir de la cohérence ; elle déguise les éléments du conflit dans un système

11. Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, art. «Rationalisation», 387-388,


Presses Universitaires de France, 1967.

734
Les Idéologies

significatif; elle enveloppe les contradictions dans le pins large tissu d’une
argumentation harmonieuse. On peut reconnaître là les idéologies, et à bien
des traits que nous avons relevés. Grâce à elles, les totalités sociales deviennent
reconnaissables Le dédoublement est une transposition de sens, la création
d’un niveau de lecture par officialisation; la dispersion et les contradictions de
la plus large praxis sont résorbées dans des pratiques qui, procédant de cette
dispersion et de ces conflits, finissent à la limite par les remplacer tout en pré­
tendant en rendre compte. Processus d’abstraction, si l’on veut, mais à la condi­
tion de prendre le mot au sens le plus proche de son étymologie : un retrait de
certains éléments concrets (bribes de discours, concepts et signes) de leur
contexte premier et leur réinsertion dans une thématisation de second degré
qui se donne à son tour pour du concret. Ce retrait et cette réinsertion relèvent,
dans le texte même de l’argumentation, de la logique d’incompatibilité (oppo­
sée à celle des contradictions) que nous avons mentionnée ; il relève aussi du
pouvoir, de la contrainte, du refoulement qui ont été évoqués. On songe à ces
chaînes de qualificatifs que Marcuse a relevés: à l’Ouest,.libre entreprise, libre
initiative, élections libres, individu libre...; à l’Est, ouvriers et paysans, construc­
tion du communisme ou construction du socialisme, abolition des classes enne­
mies... Rationalisations qui substantifient la signification en même temps
qu’elles créent une totalité en langage. On en discernerait bien d’autres exem­
ples dans les discours de l’école (« humanisme », « culture générale », « philoso­
phie générale»...), du droit («légalité», «intérêt public»...), dans toutes les
pratiques que nous avons inventoriées plus avant.

De la même manière que la totalité devient une «abstraction», le sujet


historique se trouve lui-même réifié sous des figures apparemment concrètes
mais qui ne sont que du concret arbitrairement isolé et qui, par là, masque en
prétendant révéler les substrats de l’histoire. L’individu de nos sociétés dites
libérales est le premier exemple qui vienne à l’esprit. Un atome dont on ne
méconnaît pas les liens avec son entreprise, sa famille, son Etat, etc., mais que
l’on peut considérer selon son destin unique: l’ouvrier Jos, dont le rendement
baisse parce que ça ne va pas trop bien avec sa femme ; le patron Alexandre qui
a mauvais caractère ou qui n’a pas de morale... Les individus collectifs sont
susceptibles aussi de fonder le même genre de discours: l’«ouvrier», le
« patron », l’« élève », le « citoyen », le « prévenu », le « malade », le « Français »...
A cet égard, il ne suffit même pas que référence soit faite aux classes sociales
pour que l’on cesse de se trouver dans la rationalisation : une certaine mécani­
que verbale de la gauche, une certaine « personnification des catégories écono­
miques» que s’attribue Marx dans la préface du Capital peuvent jouer un rôle
identique à celui de l’individu isolé ou du statut social abstrait dans d’autres
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

contextes. Dans tous les cas, le sujet est coupé de sa genèse; il devient un a
priori du discours et de la pratique.
En tant que rationalisation, l’idéologie se veut processus achevé et, par
conséquent, elle croit tenir d’elle-même son propre support. En tant qu’intel-
lectualisation, elle est ouverture : plutôt que de masquer les contradictions et
les conflits, elle les donne à voir sur l’horizon d’une hypothétique totalité.
Celle-ci n’est pas récusée mais elle n’est pas pour autant visée comme une fin ;
elle est, pour reprendre encore une expression déjà utilisée, instrument de dis­
crimination. Au lieu de trier et d’enrober pour faire système, elle permet de
déplier les mobiles, de déchiffrer les antinomies, d’apercevoir la genèse que
verilent cacher les syncrétismes, de déceler la contrainte sous le sens, de dénon­
cer les compatibilités au nom des contradictions et l’officialisation au nom du
refoulé.
Ainsi les conflits sociaux cessent d’être des accidents sans cesse multipliés,
la poussière de l’histoire, si la référence à la nation ou à l’Etat permet d’y démê­
ler des raisons d’être qui tiennent à un ensemble. L’infinité des modèles cultu­
rels, leurs contradictions, le contrôle qu’ils exercent sur nos actions peuvent
être remis en cause si on les projette sur l’héritage d’ensemble que prétend
incarner l’école... Ici encore, on pourrait reprendre la liste des exemples déjà
étudiés. Et on pourrait transposer du champ social au sujet historique: sans
cette intellectualisation, comment l’individu pourrait-il se concevoir non pas
seulement en tant que lié à des conventions de surface mais comme le nœud
de ce que le fait sa situation et de ce qu’il en fait? Comment accéderait-il à la
reconnaissance des classes sociales (et non pas simplement à « une personnifi­
cation des forces économiques») sans cette confrontation à des ensembles que
lui permettent les pratiques idéologiques?
Ne pouvant se mettre en marge par quelque coup de force miraculeux, la
science n’a pas d’autre support dans la réalité qu’elle étudie que l’idéologie.
Mais elle y prend naturellement le parti de l’intellectualisation. Ce qui impli­
que deux conditions que nous nous bornerons à dégager brièvement, moins
pour en faire le tour que pour laisser entrevoir les immenses problèmes et les
tâches complexes qu’elles supposent et auxquels il faudra s’attacher ailleurs
beaucoup plus longuement.
D’abord, est requis un certain mode de référence à des concepts. Déjà, nos
réflexions antérieures nous ont amené, sinon à préciser ce mode autant qu’il
aurait fallu, du moins à le circonscrire quelque peu et à écarter des procédés
adventices. Il ne saurait s’agir de couler l’idéologie dans un système qui lui
serait d’emblée extérieur ou de la confronter à une réalité sous-jacente qui ne

736
Les Idéologies

lui devrait rien ; autrement dit, on ne peut opposer au discours idéologique un


discours parallèle qui le prenne carrément pour objet ou qui juge de sa validité.
Le concept scientifique doit être un instrument de reprise de la visée d’intellec­
tualisation déjà inscrite dans l’idéologie. Cette démarche n’est pas une sorte de
redondance de l’idéologie, mais une façon de la faire parler plutôt que de par­
ler à sa place. Mais quel est le statut ou mieux le fondement des concepts que
l’on se trouve ainsi à élaborer? Faut-il croire qu’on puisse leur conférer une
neutralité, et par conséquent une portée spécifique, en les coupant - comme
déjà le faisait Socrate pour la «justice» ou l’«art de la guerre» - de l’usage
pragmatique qu’ils ont dans la ligne des fins de l’action et par conséquent de
l’idéologie? Dans le fond, c’est probablement dans cette coupure, dans ce
retournement du concept vers sa propre nature d’outil, que réside déjà l’inten­
tion de l’intellectualisation et qui la distingue de la rationalisation : comment
interpréter autrement la définition que nous citions d’Anna Freud qui en fait
un processus où le moi « cherche à maîtriser les pulsions en les rattachant à des
idées avec lesquelles on peut consciemment jouer». A quel corpus de règles
peut être reporté ce jeu? La psychanalyse, du côté de la personne, n’a guère à
nous dire là-dessus. Et tout reste à faire pour ce qui est d’une science humaine
qui ferait appel à une socio-analyse des idéologies.
Au surplus, une telle science, qui se situerait dans la ligne de l’idéologie
plutôt que d’y opposer une tout autre construction, ne saurait se borner à assu­
rer le fondement de ses propres concepts. Elle devrait aussi se demander com­
ment, au cœur même de la vie collective, peuvent être instaurées les
possibilités d’une critique sociale des idéologies. De la même manière le psy­
chanalyste ne se limite pas à élaborer pour son compte les procédés d’une
intellectualisation réussie; il s’interroge sur les façons dont les patients sont
susceptibles de la pratiquer pour leur propre compte.
Il n’est pas question, en l’occurrence, d’ajouter une «doctrine socio-
politique » à une « sociologie » ou une « politique positive » à une « philosophie
positive ». Pas plus que la science n’est une théorie adverse du discours idéolo­
gique, elle n’a pas non plus à fabriquer, après coup, une idéologie concurrente
de l’autre. La question pourrait être ramenée à ceci : quelles conditions seraient
nécessaires, dans nos sociétés, pour que les sujets historiques puissent pratiquer
eux-mêmes l’herméneutique de l’idéologie que la science cherche à mettre au
point pour son propre usage ? Cette question n’est pas aussi nouvelle qu’il pour­
rait paraître. Le XVIIIe siècle se la posait à sa manière et y répondait par la
propagation des «Lumières», de la science, de l’éducation. Illusion sans doute
puisque l’Ecole est elle-même une pratique idéologique; mais l’intention était
la bonne et elle demeure: l’idéologie appelle, en effet, une sorte de Pédagogie

737
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

cjLie nous n’avons pas encore su définir mais qui continue de se chercher sur­
tout en marge des écoles. Les préoccupations plus modernes pour Y informa­
tion ont pris le relais : on y a vu une sorte d’idéologie critique, à la fois une
procédure sociale compensatoire de l’idéologie et un matériau pour la fabrica­
tion de libres idéologies. On en vérifie de plus en plus les limites. L’information
ne suffit pas à lever les censures et les refoulements effectués par les discours
officiels, surtout parce qu’elle ne contribue guère à la construction de nou­
veaux sujets historiques: elle est organisée, agglomérée de l’extérieur par l’in­
dustrie culturelle; elle est si abondante et si multiforme qu’elle permet
difficilement l’exégèse des situations dont elle parle. Enfin, l’auditeur n’a guère
d’assises culturelles et de possibilités d’engagements qui puissent ramener à ses
actions le dévoilement ainsi proposé: j’ai pu savoir infiniment de choses de la
guerre du Viêt-nam, qu’y ai-je fait?
Plus récemment, on a commencé à parler d’animation. On rejoignait ainsi
de plus près les ambitions de la psychanalyse. Supposément neutre, à l’opposé
du propagandiste et même de l’éducateur classique, l’animateur est censé faire
définir par les gens eux-mêmes leurs situations et leurs objectifs collectifs. À
côté des idéologies constituées, officielles, une fois abolis censures et refoule­
ments, pourraient naître des idéologies authentiques. Un néo-socratisme, en
somme, puisque la neutralité de l’animateur repose sur le fait que son discours,
ses concepts, ses démarches ne visent pas un contenu idéologique mais les
modalités de son élaboration. Une pratique sociale rejoint alors étroitement, du
moins par les intentions, la science de l’idéologie que nous avons tenté de cir­
conscrire. Mais cette pratique sociale ne nous semble pas avoir encore déployé
toutes ses implications. Son emplacement, ses enracinements restent bien pré­
caires. Quel est le statut social de l’animateur, est-il un éducateur hors de
l’école tout en trouvant dans celle-ci sa formation, son autorité et parfois ses
émoluments? Sa neutralité peut-elle être maintenue seulement parce qu’il se
borne à utiliser le discours comme un outil formel ou ne faut-il pas que se pro­
jette à son horizon une culture où s’effectuerait autrement que dans la nôtre
l’officialisation du discours? En tout cas, on peut tirer quelque leçon de cer­
taines expériences d’animation dans les pays en voie de développement. Après
avoir tenté, par la discussion, de faire élaborer par des paysans des projets d’amé­
nagement, on s’est aperçu qu’ils demeurent inaptes à définir tant qu’ils sont
quotidiennement partagés entre l’effritement de leur culture traditionnelle et
les lambeaux de cette culture nouvelle que présupposent les tentatives for­
melles et supposément neutres de l’animation. On s’est rendu compte qu’il
fallait descendre plus en bas, retrouver le tuf de la culture apparemment péri­
mée parce que désagrégée en surface, la renforcer en la transposant dans des
Les Idéologies

conditions inédites. L’animation cesse alors d’être strictement une pédagogie


des groupes pour devenir une pédagogie des cultures. Elle ne se borne pas à
susciter des définitions de situations et d’objectifs nouveaux; elle s’attache à la
reviviscence de ce qui avait été refoulé par les définitions officielles. Ses opéra­
tions ne peuvent plus relever seulement des techniques diverses de la dyna­
mique de groupe; elles supposent l’élaboration d’une conception jusqu’ici
inédite du développement culturel.
On n’a pas de peine à s’en rendre compte, cette tâche pédagogique rejoint
celle de la science des idéologies qui de son côté, nous l’avons vu, doit élargir
la théorie de l’intellectualisation à la dimension d’une sociologie. Double sug­
gestion pour la recherche à venir que nous retiendrons comme la leçon la plus
précieuse que l’on puisse tirer de l’écoute des idéologies.
Table des matières

Avant-propos.............................................................................................. 599

1. L’idéologie comme résidu.................................................................. 603

1. Le problème.................................................................................. 603
2. L’idéologie, objet de la pensée commune.................................... 608
3. L’idéologie, objet de la pensée scientifique.................................. 612
4. Contre l’idéologie, une Technologie................•.......................... 616
5. Contre l’idéologie, une Logologie................................................ 621
6. Après les sciences de l’homme?.................................................... 624

2. L’idéologie et les pratiques de la convergence.................................. 629

1. Une science du sujet?.................................................................... 630


2. L’idéologie est-elle une représentation?................ 631
3. Le mythe et le sujet........................................................................ 638
4. L’éclatement du sujet.................................................................... 642
5. Les pratiques de la convergence.................................................... 648
6. L’idéologie, pratique de la totalité................................................ 652

3. Le champ des pratiques idéologiques.............................................. 655

1. Le rite religieux.............................................................................. 656


2. La procédure judiciaire.................................................................. 658
3. Les professions................................................................................ 659
4. La rationalisation du travail.......................................................... 662
5. L’école............................................................................................ 664
6. La politique.................................................................................... 665

741
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

7. Les mouvements sociaux.............................................................. 667


8. La nation......................................................................................... 669
9. La science....................................................................................... 672

4. La configuration de l’idéologie.......................................................... 677

1. Des aires et des sujets de l’action.................................................. 678


2. Action et dédoublement................................................................ 680
3. Le discours idéologique................................................................ 685
4. Conscience et inconscience idéologiques.................................... 689

5. L’idéologie comme pouvoir de parler................................................ 693

1. L’idéologie et l’oubli...................................................................... 693


2. Oubli et refoulement.................................................................... 698
3. Les classes sociales comme discours idéologiques........................ 703
4. Des classes comme idéologies aux classes comme signes............ 708
5. Expression et pouvoir..................................................................... 712

6. Une science de l’idéologie et du sujet historique.............................. 719

1. L’originalité de l’idéologie........................ .................................... 720


2. Une science des conflits ................................................................. 721
3. Une science de la totalité.................................................. '........... 727
4. Une science de la médiation.......................................................... 731
À propos de l’indexation

onstituer l’index des œuvres complètes de Fernand Dumont s’est


révélé une tâche beaucoup plus complexe que prévu. Le travail eût
peut-être été moins difficile si l’on avait pu disposer d’une sorte de
modèle autorisé. Or, parmi toutes les œuvres de Dumont ici réunies, aucune
ne contenait d’index. Aussi a-t-il fallu en construire un de toutes pièces. On l’a
fait avec le souci constant de fournir au lecteur un outil qui soit en mesure de
l’aider à trouver ce qu’il cherche dans une œuvre aussi riche et profuse.
Chaque tome comporte son index thématique et son index onomastique
propres. Un index onomastique général et un index général des termes dumon-
tiens figurent à la fin du cinquième et dernier tome. Il nous a paru utile, en
effet, d’indexer un certain nombre de termes, notions ou concepts, qui appar­
tiennent à ce que l’on pourrait appeler le vocabulaire dumontien. Ces termes,
ainsi que leurs déclinaisons, sont signalés également dans les index thémati­
ques de chacun des tomes par l’utilisation du caractère gras.
S’agissant de tomes thématiques, il va sans dire que le lecteur ne peut
s’attendre à trouver les mêmes entrées dans les index de chacun des tomes. A
l’inverse, on remarquera que certaines entrées, bien que thématiquement asso­
ciées à un tome en particulier, se retrouvent dans les index de plusieurs tomes,
sinon de tous (par exemple : culture ; Québec ; religion, etc.). Ce qui montre
bien le caractère interdisciplinaire, sinon transdisciplinaire, de l’œuvre dumon-
tienne, ainsi que la limite du regroupement thématique adopté pour la pré­
sente édition.
Sébastien Lefebvre

743
Index thématique

A - culture de masse 28, 115-125, 150-151,


511-512,
action 16-17,49-56,57-78,603,678-684, 731-
- culture populaire 28
739
- culture première (ou commune) 25-
âges de la vie 115-118 27, 79-80, 128-129, 148-151, 174-176,
anthropologie culturelle (et ethnologie) 3-4, - culture savante 57-61, 95-102
650-651,723
- culture seconde 25-27, 86-87, 128-
Antiquité 15-19, 70, 652-654 129, 148-151, 174-175, 512-515, 586-
application 72-74, 77, 659, 662, 675 590, 737-739
art 36-56 - objet culturel 35-48, 74-78, 128-129,
avènement 48-56, 75-78, 80-83, 142-146 406-408, 423-424,
axiomatisation (et axiomatique) 188 n. 1, 188- cybernétique (ou cybernation) 63-66, 589
208, 279-281

D
B
dédoublement (ou dualité) 20-29, 38-41, 57-
bourgeoisie 28-29, 468-471, 709-711 61, 76-78, 79-83, 127-129, 146, 428-429,
680-685,715-717, 728-731
démocratie 151-152
c développement 201, 265-269, 277-280
Canada français 463-485, 491-505, 514-515 dialectique 129-135, 146-153, 201-208, 255-
christianisme 70, 521-543 257, 264-265, 566-569, 625-627, 637-638
Cité politique 15-17, 151-153 distance (ou écart) 3-6, 8-11, 17-19, 79-
classes sociales 305 n. 20, 359-363, 439-441, 83,156-158,684-685,720-721
504-505,667-669, 703-711 - distance et art (ou littérature) 35-56
compréhension 171-172, 256-257, 554-555, - distance et connaissance 66-78
564, 567-571 - distance historique 146-153,444-445
connaissance 27-29, 57-78, 128-129 - distance et participation 80-83, 1 15-
- histoire de la connaissance 61-74 125
croyance 135, 527-537, droit 575-584, 658-659, 665-667, 694-695,
culture 3-6, 31-34, 41-48, 76-78, 93-95, 107- 700-701
109, 141-142, 155-158, 174-176, 403-411, - droits collectifs ( ou sociaux) 579-582
451-452, 508-512, 590-592, 609-610, 612- - droits de l’homme 575-584
617,619-620, 648-651,682-685
durée 129-135
- crise de la culture 7-11, 74-78, 403-
404,

745
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

E H
économie (ou économique) herméneutique 407-408, 699-700, 731
- évolution économique 261-269 - herméneutique des idéologies 716-
- historiographie économique 209-223 717,737-739
- modèle économique 223-234, 249-253 histoire 48-56, 129-135, 191-197, 209-223,
- objet économique 187-205, 209-214, 258-261, 286-295, 332-336, 408, 437-445,
255-282 638-647, 682-685
- science économique 183-184, 187-208, - conscience historique 127-153, 277-
255-282,285-305 279, 441-445, 690-692
- univers économique 311-336, 338- - fin de l’histoire
362, - science historique 437-445, 447-462
éducation (ou école)28-29, 80-83, 444-446, - sujet historique 294 n. 10, 601-602,
503-504, 507-520, 585-592, 664-665, 737- 605-608, 690-692, 703-708, 719-739
739 - totalité historique 146-153, 332-336,
épistémologie 48-56, 77-78, 168-176, 255- 379-388
282, 285-305, 389-392, 408-409, 548-555, historien 277-279, 447-450, 456-457
561-573, 583-584, 606-608, 672-675, 700- historiographie (ou science historique) 134-
702,726-731 . 135, 139-141, 276-277, 463-484, 463-485,
- épistémologie de l’alternance 256 n. 563-564
1, 571-573 - historiographie canadienne-française
- épistémologie du déplacement 256 n. 480-485, 496-498
1, 571-573 homme 3-6, 74-78, 405-407
esthétique 39-41,48-56 horizon 144-146, 581-582, 626-627, 664-665,
éthique 203-205 736-737
événement 48-56,75-78,80-83,142-146,444, humanisme 28-29, 80-83, 513-515
453-454,458-459
existence 406-407
expérience 531-533, 673-674, 693-698, 726-
I
731 idéologie 197-201, 265-269, 406-408, 421-
explication 171-174, 256-257, 408-409, 457- 422, 450-454, 471-475, 492-495, 507-520,
458, 564, 567-571,633-634 599-602, 603-627, 677-692, 720-721
expression 531-533, 693-698, 700-702, 712- - fin des idéologies 605
717 - idéologie et historiographie 447-462,
463-484, 502-503
- oubli idéologique 693-703
F
- pouvoir idéologique 665-667, 669-672,
fonctionnalisme 354 n. 16, 501-502, 608-612, 693-717, 722-727
620-621, 722-724 - pratique idéologique 652-654, 655-
fonctionnalité 104-115, 608-612 675
- science de l’idéologie 601-602, 611,
612-627, 630-631, 672-675, 712-717,
G 719-739
genèse 256-257, 643-648, 722-727 imaginaire 123-125, 430-432, 606-607, 608-
géographie 235-254, 269-275, 612,614-616,631-638,
individu 10-11,89-90, 109-115, 511-512, 644-
648, 705-708, 735-736
Index thématique

information 64-66, 122-125 objet (ou objectivité) 155-158, 172-174, 179-


intellectualisation 734-738 182, 187-208, 209-214, 241-249, 279-281,
295-305, 546-548, 612-620, 625-627, 658-
intellectuel 95-102
659,730-731
intentionnalité (ou intention) 31-35, 214-223,
opinion 14-15, 704
314-317,

L P
participation 28, 79-102, 149-151, 442-444,
langage 7-29, 614-624, 626-627, 649, 652-
667-669
654, 685-689,712-717
pédagogie 516-520, 590-592, 737-739
- crise du langage 8-11
phénoménologie 31-35, 66-74, 285-309, 311-
linguistique 565-566, 621-624, 649
317, 568-570,635,729
littérature 36-37, 50-56, 74-78, 146-148, 417-
- phénoménologie de l’économie 305-
432, 478-479,
309,314-317
loisir 112-114
- phénoménologie historique 176-183,
311-314, 392-393,638, 726-727
M philosophie 3-6, 31-34, 158, 573,585-592
- philosophie de l’histoire
marxisme 612-620, 631-641, 724-726
- philosophie des sciences de l’homme
médiation 148-153, 731-739
5-6, 155-158, 167-184, 389-396
mémoire 6, 131-135, 142-153, 700-702
- tradition philosophique 587-590
métaphysique 618-619
poésie 36-37, 74-78, 405-406, 423-424
milieu 79, 115-125, 155, 422-423, 518-519,
politique 139-141, 150-153, 439-441, 610-
614-615, 626-627, 644-646, 664-665, 705-
612,665-667,713-714
708
positivisme 727-731
modernité 44-48, 138-142, 325-332, 369-379,
439-445, 460-462, 523-527, 588-590, 609- pouvoir 90-95, 468-471, 504, 693-717
612,642-648,664-665 praxis 317-332, 369-379, 616-620, 625-627,
morale 583-584 662-664, 720-721
Moyen-Âge 46. 85-90 privée (sphère) 109-115, 442-443, 511-512
mythe 42-44,437-438,452-454,610-612,621- production 119-125, 613-615
624, 638-647, 680-685 progrès 66-74, 698-700
psychanalyse 452, 616, 733-738
psychologie 169-171, 524-525, 564-571
N
publique (sphère) 109-115, 442-443
nation 439-441, 464-465, 475-480, 669-672
nationalisme 475-480
norme 179-182, 279-281, 295-305, 508-512,
Q
518-519, 575-579, 693-698 Québec 491-506, 691

O R
objectivation 423-424, 431-432, 568-570 raison 3-6, 10-15, 69-74, 143-146, 437-445,
608-612,714-717
rationalisation 143-146, 176-178, 452, 456,
589, 646-648, 662-664, 734-738
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

réel (ou réalité) 603-612, 631-638, 720-721 sujet (ou subjectivité) 63-66, 103-125, 156-
réflexion 155-158, 612-616 157, 209-214, 236-241, 286-295, 425-428,
réflexivité 31-35, 58-61, 67-70, 680-685, 693- 447-450, 618-620, 625-627, 630-647, 650-
694,712-717, 728-731 651,678-680,689-692
religion 521-543, 571-572, 656-658, 696-697,
701 T
- science de la religion 521-543
technique (et technologie) 13-15, 63-66, 104-
Renaissance 28, 46-47, 71, 448-449
115, 176-183, 325-332, 369-379, 440-442,
rhétorique 652-654, 686-687, 700-702 589-590, 609-610,616-621
romantisme 71-72 technocratie (ou bureaucratie) 440-442
temporalité 135-142, 258-261, 439-441, 639-
S 647
totalité (culturelle ou sociale) 105-109, 128-
science 59-61, 167-184, 409-411, 672-675, 129, 153, 332-336, 363-388,587-592, 623-
699-700 624, 650-651652-654, 670-671, 702-708,
sciences de l’homme 167-184, 389-396, 545- 727-731
556, 561-573, 599-602, 603-627, 719-739 tradition 107-109,122-125, 135-138,141-142,
sens commun 152-153, 278-279, 454-456, 588-592, 639-
signification 14-15, 49-56, 58-61, 76-78, 128- 641
129, 141-146, 311-325, 352-359, 379-388, - tradition critique 176, 179-182,
626-627, 639-642, 657-658, 690-692 - tradition diffuse 80-83
situation 603-607, 678-684 - tradition explicite 80-83
société (ou organisation sociale) 417-432, - tradition scientifique 389-396
464-465, 471-475, 491-507, 704-708, 714-
- tradition sociale 389-396
717
transcendance 313 n. 2, 607, 656-658, 664-
- société archaïque 42-44, 639-641
665
- société post-industrielle 440-442
travail 93-95, 110-114, 344-347,614-615,662-
- société technologique (ou technique) 664, 697-698, 701-702
62-63,104-109, 272-275, 325-332,498-
501, 511-512,613-615,625-627
- société traditionnelle 61-62, 83-90, U
137-138, 316 n. 4, 317-325, 465-468,
universel (ou universalité) 153, 171-172, 581-
498-501, 509-510
582, 607, 706-708
sociologie 408, 417-432, 491-505, 537-539,
utopie 579-582, 687-689
545-556, 568-571, 600-601, 605-608, 722-
731
- sociologie de l’éducation 507-520, V
- sociologie de la littérature 408, 417-
valeur 4 n. 1, 14-15,84-90, 107-109, 561-573,
432,
183-184, 279-281, 579-582, 610-612, 645-
- sociologie de la religion 521-543 647, 652-654, 658-659, 685-689, 708
sociologisme 546-548 vérité 600-601, 631-633
structuralisme 26 n. 9,155-158, 621-624,630- vision du monde 80 n. 1, 80-83, 451-452, 645-
631 646
stylisation 27-29, 35-56, 57-61, 74-78
- histoire de la stylisation 41-48
Index onomastiaue

A Bastiat, F. 218 Bloomfield 565


Bastide, R. 547 Bodin, S. 101
Adler, F. 562
Bateson, G. 137, 504 Bogart, L. 121
Adorno, T. W. 726-727, 729
Baudelaire 75-76, 147, 405, Bôhm-Bawerk 189
Akerman, J. 189
417,428 Bonald, de 440, 688
Albertini, J.-M. 112-113
Baulig, H. 244-245 Boskoff, A. 562
Althusser, L. 599, 601, 632,
Baumol, W.-J. 199 Bossuet 523
634
Bayle, P. 455 Boullaye, P. de la 522
Ankermann 525
Becker, H. 562 Bourdages 473-474
Antoine, J. 380
Béguin, A. 50, 419, 427 Bourdieu, P. 28
Antoine, J.-C. 228, 380
Bélanger, P. 517 Bourricaud, F. 571
Antoine, P. 666
Bell, D. 107 Bouyer, L. 539-541
Apollinaire 423
Benassy-Chauffard, C. 296, Braudel, F. 215,254
Ariès, P. 33, 140-141
298
Aristote 150,713-714 Brochon, P. 322-323
Benedict 555 Brozen 260
Armand, L. 386
Bénichou, P. 22
Aron, R. 563, 599 Brunet, M. 494-495, 499,
Benveniste, E. 649 503
Augustin 456
Berger, G. 34, 306 Brunetière 54
Aujac, H. 192
Bergson, H. 32, 146 Brunner, 0.215
Aulard, A. 579
Bernaert, L. 526 Brunschvicg, L. 67-68, 73
Avron, H. 524
Bernard, L. 1. 244 Bûchez 670
Bernot, L. 247 Buckhardt 448-449
B Bernoux, P. 698 Buré, E. 428, 461
Bachelard, G. 60, 73-74, Berr, H. 457 Burgelin, O. 710
163, 205, 261, 521, 552- Berthelot, M. 100, 699 Burns 260
553,673 Bibaud, M. 481-482, 497- Burth, H. E. 296
Bacon 240, 601, 631 498
Balandier, G. 501-502,713 Bigo, P. 618
Billy, J. 274 C
Bales, R.F. 169-172, 554
Balint, M. 661 Birnbaum, N. 527-528 Caillois, R. 525,635
Balzac 40, 101,427,432 Blanc, L. 218 Cairns, H. 545
Barnes 550 Blanchard, R. 247 Calvez, J.-Y. 666-667
Barre, R. 258, 264 Blanchot, M. 51-52, 56 Calvin 523
Barthes, R. 51, 55-56 Bloch, M. 87, 215, 222-223, Camus, A. 37
323-325
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Canguilhem, G. 181-182, De Gaulle, C. 441 Engels 601, 606, 615, 617-


660, 673-674 Derbishire, S. 468 619,621
Cantillon 249 Derruau, M. 466 Enriquez, E. 530
Carnegie, A. 674 Descartes 11, 32, 59, 97-98, Erasme 82
Carrier, H. 499 114, 605,627 Eschyle 45
Casgrain, H.-R. 479, 482- Desroche, H. 387 Éthier-Blais, J. 420
483 Dichter, A. 120, 343 Evans-Pritchard, E. 20-21
Cassel 189 Diebold, J. 64 Euchner, W. 726-727
Cassirer, E. 69, 643 Dieterlen, P. 195
Cavaillès, J. 168, 188, 550 Dilthey 71
F
Cervantez 426 Dingeon 245
Cézanne, P. 36-37, 40 Dion, F. 497 Fain, M. 569-570
Chabot 245 Dion, R. 239, 254 Falardeau, J.-C. 493, 499-
Chambre, H. 274 500,502
Dobretsberger, J. 270
Chapais, Thomas 469, 472- Fargue, L.-P. 423
Don Juan 153
474, 497-498 Faucher, A. 217, 500
Drancourt, M. 386
Chateaubriand 443 Faucher, D. 242, 245, 316,
Duby, G. 318
Châtelet, F. 460 319
Dufrenne, M. 394
Chauveau, P.-J. 476-478 Febvre, L. 46,216,218, 242,
Dumais, A. 728 248, 443
Chombart de Lauwe, P. 246 Duméry, H. 571 Fessard, G. 382
Clapham, J.-H. 217 Dumézil, G. 84 Feuerbach 601
Clémens, R. 292 Dumont, F. 5, 176, 212, Filteau, G. 457,476
Cohen-Séat 123 241, 256, 349, 404, 408-
Flamant, M. 260
Colbert 89 409, 454, 492, 497, 668,
682,685,707 Flaubert 50, 55, 147,417
Columelli, F. 339-340
Dumont, F. 84, 324, 705 Forster 157
Comte, A. 73, 99-100, 277,
549 Dupriez, F.-H. 199-200, Fossard, G. 382
Confucius 18-19, 27 260, 262 Foucault, M. 155-157
Congar, M.}. 543 Durand, G. 430 Fréchette, L. 420
Corneille 22-25, 420 Durham (Ford) 467, 469 Freeman 513
Coulbourn, R. 323 Durkheim 28, 213, 220, 306, Frégault, G. 471, 484
Cournot 143 . 308, 317, 329, 461, 485, Freud, A. 734, 737
• 507, 524-526, 529-530, Freud, S., 616, 636, 679,
Craig (Gouv.) 472
546-548, 553, 601, 673, 690, 692,715,722
Crémazie, O. 477 679, 684, 730 Friedmann, G. 65-66, 181,
Crozier, M. 351 Duval, L. 514 239, 296, 329
Crutchfield 513 Duvignaud, J. 87 Fritzmeyer, W. 215
Cugy 474
Fustel de Coulanges 212
E Fyot, J.-L. 199
D
Einstein 67
D’Arles, H. 497 Eisenstein, S. 36-37, 40 G
Davis, A 357, 360, 707-708 Eliade, M. 42,425,452, 571, Gachon, L. 214
De Bonald 440, 455 640 Gadamer, H.-G. 407-408
Deffontaines, P. 466 Elgin (Lord) 477, 496

75°
Index onomastique

Gagnon, N. 514-515 Hamelin, L.-E. 466 Jouvenel, B. de 373

Galbraith, J. K. 294 Halbwachs, M. 131, 355 Jung, K. G. 526


Galilée 98 Harsin, P. 218
Ganshof, F. L. 323 Hauser, H. 215,218
K
Gardner, M. K. 357, 360, Hayer, F. A. 218
707-708 Kant 67, 213, 153
Heckscher 222, 324
Gardner, B. B. 357, 360, Katona, G. 291
Hegel 6, 56, 69, 150, 234,
707-708 335-336, 355-356, 457, Katz, D. 296-297

Garnean, F.-X. 474-475, 523, 592,684,714 Kardiner, A. 509, 530


480-485, 496-497 Heidegger, M. 18, 27, 129, Kennedy, J. F. 605
Gérin, L, 499-500 449, 591 Keynes, J.-M. 189-190, 192,
Gérin-Lajoie. A. 479 Henripin, J. 466 197,228,231,288

Gilbert, A. 242 Hérodote 457, 459 Klein, M. 71

Girard, A. 343 Hésiode 45 Kohn, H. 211

Girod, R. 519-520 Hicks, J.-R. 190, 205 Kolb 562

Gluckman 723 Hirschfeld 71 Kojève, A. 684

Goblot, E. 709-710, 715 Hobbes 98, 643 Koyré, A. 588-589

Goetz-Girey, R. 272 Hoggart, R. 711 Krech 513

Goffmann, E. 728 Hostie, R. 526 Kuznets, S. 217, 266


Goldmann, L. 81, 422, 451, Hubert, H. 525,635
554 Hubert, R. 512, 523 T
Goldstein, K. 213, 565 Hughes, E.-C.
Gorgias 16 Labbens 543
Hugo 40, 50, 428
Gorphe, F. 659 Lacan, J. 155
Humboldt 240, 532
Gozzi 272 Lacoste, Y. 268
Huizinga, J. 87
Graebner 525 Lacroix, J. 295
Hunter, W.S. 173
Granger, G.-G. 184, 384 Lagache, D. 567-570
Husserl, E. 34, 306, 568
Gras, N. S. B. 217 Lagarde, G. de 644
Husson, L. 438
Griaule, M. 43 Lalande, A. 261

Grodecki, L. 47 Lamontagne, M. 504


I Lange,O. 378
Groethuysen, B. 89

Groulx, L. 457, 467, 471- Ionesco 47 Lapierre, J.-W. 634

472, 497-498 Isambert, F.-A. 533, 535 Laplace 410

Gruson, C. 377-378 Isambert-Jamati, V. 519 La Rivière, M. de 646-647

Guitton, H. 262-263, 270 Isard 250 Lashley, K. S. 173

Guitton, J. 269 Laval (Mgr de) 484

Guizot 441 Lavelle, L. 562-563

Gurvitch 279-280,451, 545


J Leach 723
James, W. 526, 528
Le Bras, G. 527-528, 533-
Janet, P. 131-132,235 538
H Jaspers, K. 388, 394, 564- Lebret, P. 543
Haac, O. 134 565,660
Le Calonnec, J.-F. 302
Hacker 218 Jevons 189
Leenhardt, M. 42, 45-46, 58
Hamel, M. P. 467 Jolif, J.-Y. 581-582
Lefort, C. 137

751
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Le Lannou, M. 237, 242- Mandrou, R. 322 N


243 Marcus-Staff, J. 348
Nadeau, M. 418
Lénine 601, 608 Marcuse, H. 735
Nadel, S. F. 464-465, 671
Lenoble, R. 98 Mari-ou, LI.-I. 215,447, 563
Nàf, W. 215
Léontief 250 Marshall, A. 189,258
Napoléon 455
Le Play 500 Martin, R. 555
Naville, P. 346, 363-364,
Leroi-Gourhan 278 Martin, Y. 241 520
Leroy, M. 700 Marx 88, 100, 129,163, 189, Neilson (Gouv.) 473
Lévi-Strauss, C. 4, 137, 155, 218-221, 288, 317, 329,
Nef 328
621-625 345, 384, 386, 450, 543,
591, 600-601, 605-607, Nemours, D. 227, 347
Lévy, C. 267-268
610, 612-615, 617-620, Nevers, E. de 504
Lewin, K. 296
633, 663, 673, 688, 706- Newman 542, 584
Linton, R. 509
708, 721, 723-726, 730- Newton 67
Lipset, S. M. 96 732,735
Nicolaï, A. 288, 294
Llewelyn, E.C. 244 Massé, P. 373, 377-378
Nietzsche 591, 646
Locke 98 Mauss, M. 501
Nimkoff 545
Loisy, A. 522 Mayo, E. 296-297
Nogué, J. 131
Lôsch 250-252 Mead, M. 137, 504, 509
Lubback 524 Mehring 606
Lukacs, G. 360, 724-725 Meillassoux, C. 316 O
Luther 523 Mercier, P. 464-465 O’Dea, T. 528
Luthy, H. 221 Merleau-Ponty, M. 17, 36, Ogburn 545
210, 306, 366, 564, 568- Olbrechts-Tyteca, L. 653,
570 686-687
M
Merton, R. K. 501,551,554, Ortigues, E. 637
Mach 688 722-723
Ossowski, S. 704
Machiavel 689 Meynaud,}. 386
Ouellet, F. 468
Magaud, C. 226 Michael, D. 62-63, 346
Oulif 121
Maheux (Abbé) 497 Michelet 51, 97, 207, 439,
Maistre,}. de 688 448,457,461,484, 688
Malinowski, B. 529-530 Minville, E. 493 P
Mallarmé 26, 36, 40, 48, 51- Mirabeau 89 Panofsky, E. 645
52, 57-58, 74, 101, 148, Mirambel, A. 649 Papineau, L.-J. 467, 469,
428 Mirkine-Guetzévitch 579 471-474, 484
Malraux, A. 50, 543 Montaigne 71, 82426, 604- Parent, E. 480
Mandrou, R. 322 606 Pareto, W. 172, 226, 229-
Mannheim, K. 383, 451, Montesquieu 484 230,233, 529-530, 565
601,687-688 More, T. 689 Parsons, T. 172, 358, 528-
Marc Aurèle 70 Morin, A.-N. 473 531, 537, 571
Marchai, A. 194 Morin, E. 96 Pascal 9,418, 422
Marchai,}.. 193-194, 299 Moscovici, S. 340 Pascher, ]. 540
Marcel, G. 157 Mucchielli, R. 689 Passeron, J.-C. 28
MacKenzie, R. D. 244 Myrdal, G. 271 Penckert, W. 215
Mallet, S. 376 Penouil, M. 299
Index onomastique

Perelman, C. 653, 686-687 Riesman, D. 110-111 Simiand, F. 189,216, 302


Perroux, F. 188, 190, 193, Rimbaud 50,405, 428 Singer 567
200, 252, 260, 271, 289, Rioux, M. 495, 498-500, Sismondi 189
291 502 Sjoberg, G. 317
Pestalozzi 516 Ritter, J. 240 Smith, A. 189, 220-221
Piaget, J. 60, 207 Robbins, L. 229, 293 Socrate 15-19, 737
Pichette, H. 152 Robespierre 438, 671 Sombart 218
Picon, G. 418 Robinson, J. 196 Sorel, G. 601,610-611
Piéron, H. 296 Rocher, G. 492 Sorokin, P. 173, 547, 550
Pinchemel, P. 237-238, 272 Romilly, J. de 457-458 Sorre, M. 242,244,316
Platon 15-19, 70 Roseburough, H. 342 Spencer 549
Plas, B. de 342 Rosemeyer, L. 528 Spengler 449
Poincaré 555 Ross, E. 527 Spinoza 92
Ponsard, C. 249, 251-252, Ross, V. 510-511,514 Staline 614
270 Rosenberg, H. 106 Starkenburg, H. 615
Pontalis, J.-B. 734 Rousseau 71, 90-91, 98 Starobinski, J. 213
Popper, K. R. 727 Roy, R. 342 Stigler, G.-J. 199
Pothier, T. 469-470 Russell, B. 10,203 Stoetzel, J. 339
Poulantzas, N. 632-634 Russo, F. 370-372, 579 Stuart-Mill 230
Pradines, M. 338-339, 682 Ruyer, R. 288-289,563 Suratteau, J.-R. 670
Predôhl250
Protagoras 16
Proust 130-131 S T
Saglio, j. 702 Taine 3, 12-13, 54,417
Sainte-Beuve 53, 276 Taylor, F. W. 66, 143, 173,
O
Saint-Simon 706 180, 329, 524, 662-663
Ouesnay, F. 228 Sapori, A. 448 Tawney 328, 644
Sartre, J.-P. 7, 18, 55-56, 73, Teilhard de Chardin 74
R 75, 102,417 Thibaudet 419, 427
Sauerwein, J. 339 Thierry, A. 439,458,484
Rabelais 426
Saussure, F. de 26 Thilliette, X. 388
Racine 125, 422
Say, J.-B. 189, 228 Thomas, A. 387
Radcliffe-Brown, A. R. 176
Schaff, A. 599 Thorndike 513
Ranc, A. 699
Schaffle 218 Thucydide 214, 456-460
Ray, J. 659
Scheler 591 Tilquin, A. 567, 674-675
Read,H. 47
Schleiermacher 524 Tolman 681
Rémond, R. 91
Schmidt, Cari 525 Tônnies, F. 317
Rémy, J. 109, 509
Schmidt, Conrad 615 Tosel, A. 634
Renan 69, 99,458, 461,678
Schumpeter 189, 193 Touchard, J. 101
Resnais, A. 48
Schütz, A. 728 Touraine, A. 354, 620-621,
Reynaud, P.-L. 292, 339
Sebag, L. 618-619, 621 663
Ricardo 189, 197,229, 249
Séguin, M. 466-467, 475 Toynbee, A. 449
Ricoeur, P. 364-365, 394,
Sellier, F. 300 Tremblay, A. 508, 516-517
689,716,733
Shills, E. 527 Tremblay, M. 493-494
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Trudeau, P.E. 494 Verdier, H. 342 Weil, E. 714


Turner, V. 723 Vidal, D. 667-669 Weill, G. 670
Vidal de la Blache, P. 236- Weiser 228
237, 239-242 Werneke, H. von 324
U
Vito, F. 274 Wertheim, W. F. 723
Unwin, G. 214 Voltaire 439, 524 White, W. 8-9
Usher 217 Vulpian, A. de 339 Whorf, B. L. 566
Wicksell, K. 189
V w Wiener, N. 180
Wittgenstein 75, 313
Vachet, A. 653-654, 686 Wach, J. 528-529, 531-533,
Vachon, A. 469 537-538
Vakili 272 Wade, M. 477 Z
Valéry, P. 50 Waelhens, A. de 586
Ziman, J. 700
Vallebrega, J.-P. 661 Walras, L. 226, 229-230
Zipt, G. K. 173
Van Gogh, V. 40 Watson, J. B. 674
Varagnac, A. 62, 320, 333, Weber, A. 250-251
510 Weber, M. 104, 143, 172,
Varenius 240 210, 220, 233, 317, 328,
525-526, 528-530, 563-
565, 569, 601

754
Remerciements

ZSour financer l’édition des œuvres complètes de Fernand Dumont,


KJUJww comité de sollicitation a été mis sur pied à l’initiative de Michel
Z Pigeon, qui était alors recteur de l’Université Laval. En faisaient par­
tie, outre François Dumont, représentant du comité d’édition, quatre autres
professeurs de l’Université Laval : Marie-Andrée Beaudet, directrice du Centre
de recherche sur la littérature et la culture québécoises, Lise Darveau-Fournier,
adjointe au recteur, Luc Langlois, doyen de la Faculté de philosophie, et
Jacques Racine, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses.
Micheline Savoie, adjointe au recteur, a coordonné le travail de ce comité avec
beaucoup d’efficacité et de ferveur. Le personnel du rectorat a aussi généreuse­
ment collaboré à la gestion de l’entreprise. Que toutes ces personnes soient
vivement remerciées.
Nous remercions nos collègues Jacques Beauchemin, professeur au
Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, Julien
Goyette, professeur au Département de philosophie de l’Université du Québec
à Rimouski, Pierre Lucier, titulaire de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture
à l’INRS-Urbanisation, Culture et Société, ainsi que Serge Cantin, professeur
au Département de philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières,
François Dumont, professeur au Département des littératures de l’Université
Laval, et Fernand Flarvey, professeur à l’INRS-Urbanisation, Culture et Société,
pour leur précieuse contribution. Nous sommes également redevables à
Sébastien Lefebvre qui a réalisé le travail d’indexation.
Merci, enfin, aux éditeurs Bellarmin, Boréal, Fides, l’Hexagone, HMH, Nota
bene, les Presses universitaires de France et Les Presses de l’Université Laval
pour avoir gracieusement permis la réédition des ouvrages qu’ils avaient d’abord
publiés.
Le comité d’édition
# # #
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

La publication de cet ouvrage a profité du soutien financier des institutions et des


personnes dont les noms suivent, ainsi que de plusieurs donateurs qui ont requis
l'anonymat.
Université Laval, Chaire La philosophie dans le monde actuel (Université
Laval), Fonds Gérard-Dion, Fondation Jean-Marie-Poitras, Séminaire de
Québec, Faculté des sciences sociales (Université Laval), Congrégation de
Notre-Dame, Département de sociologie (Université Laval), Faculté de théolo­
gie et de sciences religieuses (Université Laval), Faculté de philosophie
(Université Laval), Association internationale des études québécoises,
Archevêque catholique romain de QLiébec, Œuvre du Grand Séminaire de
Québec, Ville de Québec, Compagnie de Jésus, Ordre des Dominicains au
Canada, Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture
québécoise (CRILCQ - Université de Montréal), Département de sociologie
(Université du Québec à Montréal), Dominicains de la Cité de Québec,
Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ - Université Laval),
Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québé­
coise (CRILCQ - Université Laval), Chef du Bloc Québécois, Syndicat des
professeurs de l’UQAM, Caisse populaire Desjardins de l’Université Laval
La famille Dumont, Nicole Gagnon, Jacques Boulay, Michel Stein, Jean-Guy
et Alma Lafontaine, Henrique Urbano, Henri-Paul Cunningham, Pierre
Gaudette, Edith Poulin, Jacques Racine, Danièle Letocha et Marc Renaud,
Micheline Savoie, Serge Cantin, René-Michel Roberge, Raymond Brouillet,
Michel Gervais, Denys Delâge, Pauline Dubuc-Tremblay, Alfred Dumais,
Sylvie Lacombe, Louisette Lord-Bolduc, Yves Martin, André Billette, Louise
Beaudoin, Jean-Guy Pagé, Régis Labeaume, Micheline Cambron, Pierre
Beaudoin, Olivette Genest, Yvan Lamonde, Maurice Lemire, Pierre Nepveu,
Bruno Roy, Paul-Emile Roy, Charles Taylor, Gilles Tremblay, Jacques
Baillargeon, Denise Lemieux, Gérard Bouchard, Hélène Pelletier-Baillargeon,
Jacques Grand’Maison, Marc Pelchat, Gérard Duhaime, François Ricard,
Bernard Corriveau, André Lux, Fernand Ouellette, Jacques Pelletier, Isabelle
Daunais, Laurent Mailhot, Elizabeth Nardout-Lafarge, André Brochu, Thérèse
Bergeron, Marie-Josée Verreault.

756
Table des matières

Sommaire............................................................................................................VII

Éditer l’essentiel...............................................................................................IX

Repères biographiques................................................................................... XIII

Introduction générale................................................................................. XIX


Par Serge Cantin

Le souci des deux Cités............................................................................... XXI


Du particulier à l’universel : la culture comme distance
et mémoire.................................................................................. XXIII
Une pensée transdisciplinaire...............................................................XXVIII
Une poétique de la culture........................................................................XXX

Présentation du tome I............................................................................. XXXV


Par Jacques Beauchemin

Le Lieu de l’homme...............................................................................XXXVII
Le concept de culture.................................................................. XXXVIII
La Dialectique de l’objet économique.................................................. XXXIX
Chairtiers. Essais sur la pratique des sciences de l’homme.................... XLII
Les Idéologies..............................................................................................XLVI

757
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

Le Lieu de l’homme.
La culture comme distance et mémoire......................... 1

Habiter la culture....................................................................................... 3

1. La crise et le procès du langage........................................................ 7

2. Discours culturel et stylisation.......................................................... 31

3. La connaissance et l’action................................................................ 57

4. Visions du monde et participation à la culture................................ 79

5. L’organisation et la subjectivité.......................................................... 103

6. La culture en tant que conscience historique.................................. 127

La culture et la réflexion.......................................................................... 155

La Dialectique de l’objet économique........................... 161

Avertissement............................................................................................. 165

INTRODUCTION
Sur les préalables d’une philosophie des sciences de l’homme.............. 167

1) Science de l’homme et épistémologie........................................ 168


2) Science de l’homme et techniques sociales................................ 176
3) La science économique.............................................................. 183

Première partie
LA CRISE ET LA RECONSTRUCTION DE L’OBJET

1. La crise de l’objet............................................................................... 187

1) Science économique et axiomatisation...................................... 188


2) L’axiomatisation et l’histoire........................................................ 191
3) L’axiomatisation et les présupposés idéologiques........................ 197
Table des matières

4) Dialectique, axiomatique, axiologie............................................ 201


5) A la recherche de nouveaux fondements.................................... 205

2. Schémas historiques et modèle économique.................................... 209

1) Du vécu à l’objet........................................................................ 209


2) L’intention de l’historiographie économique.............................. 214
3) Le modèle économique...................................................... 223
4) Une première figure de l’antinomie............................................ 232

3. La représentation de l’espace............................................................ 235

1) La subjectivité géographique...................................................... 236


2) L’objet géographique et la notion de genre de vie...................... 241
3) Espace et modèle économique.................................................. 249
4) Une seconde figure de l’antinomie............................................ 253

4. Une nouvelle structure de l’objet...................................................... 255

1) La nature historique de l’économie marchande........................ 258


2) Le concept d’évolution économique.......................................... 261
3) L’idée de développement............................................................ 265
4) Intégration et aménagement...................................................... 269
5) De nouveaux fondements............................................................ 275

Deuxième partie
LE MONDE ÉCONOMIQUE

5. Le problème des fondements de l’épistémologie


à la phénoménologie......................................................................... 285

1) Le sujet et l’histoire...................................................................... 286


2) La norme et l’objet...................................................................... 295
3) Une phénoménologie de l’économie.......................................... 305

6. La genèse de l’univers économique.................................................. 311

1) De l’univers de la signification à l’univers économique........... 311


Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

2) La société traditionnelle : le syncrétisme de la signification


et de la praxis.............................................................................. 317
3) La société technologique : la dualité de la signification
et de la praxis.............................................................................. 325
4) L’économie comme totalité historique concrète........................ 332

7. Conduite et intentions économiques................................................ 337

1) De la consommation.................................................................. 338
2) Du travail.................................................................................... 344
3) De la décision.............................................................................. 347
4) Signification et situation.............................................................. 352
5) Conscience de classe et nostalgie de la totalité.......................... 359

8. La visée de la totalité.......................................................................... 363

1) Tendances et totalité.................................................................... 365


2) Socialisation de la technique et généralisation de la praxis........ 369
3) La signification comme totalité historique................................ 379

CONCLUSION
Traditions scientifiques et traditions sociales............................................ 389

1) Epistémologie et traditions scientifiques.................................... 389


2) Phénoménologie historique et traditions sociales...................... 392
3) Tâches à venir............................................................................... 393

Chantiers. Essais sur la pratique


des sciences de rhomme.................................................. 401
Intentions................................................................................................... 403

Première partie
LE COMMENCEMENT ET LA FIN

1. La sociologie comme critique de la littérature 417


Table des matières

Deuxième partie
L’HISTOIRE À FAIRE, L’HISTOIRE À ÉCRIRE

2. La fonction sociale de la science historique...................................... 437

3. Idéologie et savoir historique............................................................ 447

4. De l’idéologie à l’historiographie: le cas canadien-français.............. 463

Troisième partie
DE QUELQUES VISÉES DES SYSTÈMES

5. L’étude systématique d’une société globale...................................... 491

6. Idéologie et sociologie de l’école...................................................... 507

7. Le christianisme et la problématique d’une science de la religion . . 521

8. Du sociologisme à la crise des fondements en sociologie................ 545

Quatrième partie
SCIENCE DES VALEURS, VALEUR DE LA SCIENCE

9. La référence aux valeurs dans les sciences de l’homme.................... 561

10. Droit et utopie : la Déclaration des droits de l’homme.................... 575

11. Remarques sur l’enseignement de la philosophie............................ 585

Note ....................................................................................................... 593

Les Idéologies................................................................. 597


Avant-propos............................................................................................... 599

1. L’idéologie comme résidu...................................................................... 603

1. Le problème..................................................................................... 603
2. L’idéologie, objet de la pensée commune....................................... 608
3. L’idéologie, objet de la pensée scientifique..................................... 612

761
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I

4. Contre l’idéologie, une Technologie............................................ 616


5. Contre l’idéologie, une Logologie................................................ 621
6. Après les sciences de l’homme?.................................................... 624

2. L’idéologie et les pratiques de la convergence.................................. 629

1. Une science du sujet?.................................................................... 630


2. L’idéologie est-elle une représentation ?........................................ 631
3. Le mythe et le sujet........................................................................ 638
4. L’éclatement du sujet.................................................................... 642
5. Les pratiques de la convergence.................................................... 648
6. L’idéologie, pratique de la totalité................................................ 652

3. Le champ des pratiques idéologiques.............................................. 655

1. Le rite religieux............................................................................. 656


2. La procédurejudiciaire................................................................... 658
3. Les professions................................................................................. 659
4. La rationalisation du travail.......................................................... 662
5. L’école............................................................................................. 664
6. La politique..................................................................................... 665
7. Les mouvements sociaux.............................................................. 667
8. La nation....................................................... 669
9. La science..................................................................................... 672

4. La configuration de l’idéologie.......................................................... 677

1. Des aires et des sujets de l’action.................................................. 678


2. Action et dédoublement................................................................ 680
3. Le discours idéologique................................................................ 685
4. Conscience et inconscience idéologiques.................................... 689

5. L’idéologie comme pouvoir de parler................................................ 693

1. L’idéologie et l’oubli....................................................................... 693


2. Oubli et refoulement.................................................................... 698
3. Les classes sociales comme discoursidéologiques......................... 703
4. Des classes comme idéologies auxclasses comme signes............. 708
5. Expression et pouvoir.................................................................... 712

762
Table des matières

6. Une science de l’idéologie et du sujet historique.............................. 719

1. L’originalité de l’idéologie............................................................ 720


2. Une science des conflits................................................................ 721
3. Une science de la totalité.............................................................. 727
4. Une science de la médiation.......................................................... 731

A PROPOS de l’indexation...................................................................... 743

Index thématique.................................................................................. 745

Index onomastique................................................................................ 749

Remerciements...................................................................................... 754

763
MARQUIS
Marquis imprimeur inc.

Québec, Canada
2008
S—
•4 BAnQ
000593209

000 593 209

ISBN cl7fl-E-7tj37-fl27D-b

9782763782706
Les Presses de l’Université Laval
vvww.pulaval.com 9 782763 782706

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