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Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
î. Le problème
Les idéologies font d’abord question parce qu’elles sont concurrentes. Une
variété pins ou moins grande de systèmes pour une situation hypothétiquement
semblable, les débats qui s’ensuivent donnent le sentiment que l’idéologie est
une sphère originale de la vie sociale. C’est la confrontation qui fait de l’idéo
logie une réalité. Tant que règne, si cela se peut, une seule définition de la
situation, c’est comme s’il n’y avait pas d’idéologie. L’idéologie se révèle telle
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
1. «The problem of the Sixties as opposed to the kinds of problems we faces in the thierties
demands subtle challenges for which technical answer - not political answers - must be
provided» (J.F. Kennedy, discours du 21 mai 1962 à Washington et discours du 20 juin
1962 à l’Université de Yale).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
des représentations collectives sans vouloir s’y laisser prendre. Au départ, elle
épouse une attitude qui était celle de Montaigne et qui s’est répandue chez un
peu tout le monde. Excluant le critère qui ferait de la pensée vraie un décalque
de la réalité, comment peut-elle juger des systèmes idéologiques?
À première vue, il lui suffit de leur opposer les démarches rigoureuses de la
science. Celle-ci n’est-elle pas soucieuse de ses fondements? A l’opposé, l’idéo
logie serait une pensée inspirée avant tout par des exigences pragmatiques,
servant à projeter l’action dans une cohérence imaginaire qui la satisfasse et la
garantisse, servant aussi à masquer les intérêts de certains agents sociaux aux
regards d’autres agents et même à leurs propres yeux. Face à l’idéologie, la
science se trouverait devant une vaste fantasmagorie sociale. Voilà qui est par
faitement résumé dans une lettre bien connue d’Engels à Mehring (14 juillet
1893):
L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit bien avec
conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le
meuvent lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique.
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Les Idéologies
sans quoi on verrait mal la raison d’être des polémiques qui caractérisent tou
jours la pensée scientifique; on ne comprendrait pas non plus ce qui, dans les
sciences physiques ou humaines, progresse par mutations des perspectives et
non pas seulement par le raffinement des procédures méthodologiques. Les
postulats suffisent à définir la situation d’où ces procédures peuvent s’étendre ;
on ne saurait y réduire les situations à partir desquelles les sciences définissent
leurs intentions et leurs entreprises : ce qui, justement, les met en face de l’idéo
logie.
La science doit donc se considérer carrément elle-même comme étant en
situation historique. Marx l’a bien vu, lui qui récusait toute pensée qui ne serait
pas ouvertement inscrite et engagée dans l’histoire. Sans doute est-ce la science
qu’il définit, par opposition, quand il dénonce dans la religion «la conscience
ou le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou
bien s’est déjà reperdu ». Cela est plus manifeste encore pour sa contestation de
« cette historiographie allemande dans laquelle il ne s’agit pas d’intérêts réels,
même pas d’intérêts politiques réels, mais de pures pensées». On ne saurait
être si soucieux de « l’homme qui se trouve » et d’« intérêts réels », sans se
demander à partir de quel endroit on dénonce les illusions et on ramène au
réel.
Comment Marx a-t-il répondu à cette interrogation décisive? De deux
façons, souvent enchevêtrées. Elles rejoignent les deux manières, que nous
avons déjà repérées, dont s’en tire aussi la société plus actuelle quand elle s’in
terroge sur l’idéologie. La position de Marx n’en demeure que plus exem
plaire.
Line fois démystifiée la prétention de l’idéologie, il reste à rendre compte
de sa présence. Cette fausseté est une réalité. Après l’avoir déboutée de son
ambition théorique, il faut expliquer sa fonction. Marx se fonde alors sur une
conscience scientifique abstraite, sur un technologisme aussi qui sont demeu
rés des constantes de sa pensée jusqu’à la fin. Nous aurons à y revenir. Mais
Marx a cherché une autre assise, une autre situation fondamentale sur laquelle
appuyer la critique des idéologies. Il a voulu trouver un sujet historique, à la
fois concret et universel, qui par sa situation pourrait transcender tous les autres
et que la science devrait identifier pour se donner un fondement. Il s’agit, on le
sait, du prolétariat.
C’est juste au creux de cette oscillation de Marx, qui est aussi celle de nos
sociétés contemporaines, que se profile en définitive le problème des idéolo
gies.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
Avec le langage le plus répandu, nous conviendrons que l’idéologie est une
illusion. Nous ne nous hâterons pas d’opposer à ce jugement de valeur initial
quelque mise entre parenthèses qui paraîtrait plus scientifique parce qu’elle
récuserait les polémiques de la vie quotidienne. Nous supprimerions alors l’ob
jet sous prétexte d’objectivité. En la matière, c’est dans le jugement de valeur
que la chose est saisie ; dénonciation et appréhension sont solidaires. Mettre en
évidence les structures de l’objet, ce sera montrer comment se complique pro
gressivement ce qu’on veut dire par illusion. Nous ne serons pas, pour cela,
confinés à des vues négatives: la disqualification de l’idéologie suppose une
contrepartie positive, un idéal qui la fonde. Nous constaterons que cet idéal
réside dans une conception fonctionnelle de la vie collective: l’idéologie est
perçue comme un surplus, un ajout par rapport à des mécanismes sociaux qui,
au fond, sont censés se suffire à eux-mêmes. Ce critère, qui n’est pas toujours
explicite, nous le verrons se compliquer à mesure que se raffine la disqualifica
tion de l’idéologie.
Au niveau le plus élémentaire de la polémique, on trouve un postulat de
base : l’idéologie est à l’opposé de la fonctionnalité. Autour de nous, beaucoup
Les Idéologies
qui est retenue, et non leur contenu, les valeurs qu’elles expriment ou qu’elles
visent. Pour illustrer cette vue commune, il n’est pas utile d’invoquer des exem
ples différents de ceux que nous avons précédemment mentionnés. Propagande
et publicité, utilisation des idéaux comme forces motrices des organisations,
manipulation expérimentale des «préjugés» peuvent incliner à une disqualifi
cation de l’idéologie; elles peuvent aussi reposer sur un postulat nettement
avoué qui fait de l’idéologie un élément indispensable. Par exemple, quand on
compose, dans certaines doctrines récentes, rationalité et participation, on
accorde habituellement un poids égal aux deux termes. Le plus souvent, on se
garde bien d’expliciter les valeurs qui seront l’enjeu de la participation; on se
rabat très vite sur les aménagements par lesquels la manifestation des valeurs
sera rendue possible. Il y a longtemps déjà que le libéralisme a affirmé la faculté
pour chacun de dire ses valeurs; il n’en a guère nommées qui soient un peu
concrètes.
Ici se conjuguent des attitudes politiques et de premières perspectives
scientifiques. On en a une belle illustration dans la pensée de Georges Sorel.
Celui-ci me semble, en effet, avoir exprimé certains des postulats fondamen
taux que l’on retrouve à l’état plus diffus dans beaucoup de mouvements poli
tiques et sociaux contemporains. L’idéologie, ce que Sorel appelle le mythe, y
est reconnue comme nécessaire, comme devant entraîner l’adhésion ; mais elle
est en même temps conçue comme relative quant à son contenu. Un grand
nombre d’hommes d’actions pensent aujourd’hui de même: dans l’impossibi
lité où nous sommes de démêler avec précision les courants divers qui forment
la trame du présent, ils croient que la volonté doit se conjuguer avec Yanalyse.
Ainsi, nous dit Sorel, bien des thèses de Marx sur la loi d’airain des salaires, sur
la concentration capitaliste, sur les relations de l’économie et de la politique
sont moins des énoncés scientifiques que des présupposés exigés par le combat
socialiste. Il en est ainsi du mythe de la grève générale où le mouvement ouvrier
trouve une figure concrète de son avenir en même temps que le sens anticipé
de ses luttes dispersées et hasardeuses d’aujourd’hui.
Il s’agit d’« une catastrophe dont le processus échappe à la description ».
On ne peut décrire l’avenir, pourtant l’action exige que l’on s’y réfère sans
cesse : on doit donc s’en former des représentations. Celles-ci ne sont pas « des
descriptions de choses, mais des expressions de volonté ». Sorel n’est même pas
sûr que la grève générale ait effectivement lieu un jour; mais elle permet, dans
le présent, une mobilisation des énergies, une intransigeance des positions qui
donnent consistance aux décisions. Combien de politiques qui parlent de
«great society», de «société juste» ou «d’indépendance nationale» pensent
spontanément de même. Il serait trop simple de préjuger que ce sont là, pour
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Les Idéologies
En résumé, dans la vie sociale et politique de tous les jours, on peut discer
ner deux attitudes envers l’idéologie. Elles sont parentes puisqu’elles supposent
un même idéal : une société dont les fonctions seraient délimitées et intégrées
avec précision, dont les objectifs ne seraient pas scindés d’avec les impératifs les
plus strictement déterminés de son fonctionnement. Les idéologies, ces rêveries
où se perdent les groupes par-dessus les exigences des conjonctures circons
crites de l’histoire, sont évaluées en conséquence : comme un excédent qui doit
être traité comme tel. À un premier niveau, cet excédent est un superflu; la
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raison calme et réfléchie n’a d’autre tâche que de mettre à jour, de refléter les
facteurs favorables ou défavorables à la fonctionnalité parfaite d’une réalité
sociale soucieuse de ses conditions d’existence. A un autre niveau, la fonction
de l’idéologie réapparaît sans que pourtant s’évanouisse le soupçon d’abord jeté
sur elle. L’idéologie est une réalité qui influe sur les hommes et leurs institu
tions. Serait-elle fausse qu’il faudrait compter avec elle comme on le fait avec
une force historique. Et puis, peut-être est-elle vraie d’une certaine manière:
elle tient lieu d’une vue d’ensemble de l’histoire qu’aucune rationalité scrupu
leuse ne saurait remplacer; elle anticipe aussi sur l’avenir de l’action et, sans
dispenser de la raison, elle soutient la volonté. Elle est donc fonctionnelle en un
sens. Elle ne se substitue pas aux exigences premières qui sont toujours dans la
technique, là où se trouvent le terrain et les limites d’un exercice plus assuré de
la raison. Admise comme partie prenante à la fonctionnalité, l’idéologie en est
la parente pauvre. Elle est utile, voire indispensable, mais faute de mieux : faute
de cette raison qui s’interroge sur elle et qui irrémédiablement songe à la rem
placer.
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Les Idéologies
Nos sociétés sont donc amenées à mettre les cultures à distance grâce à
leur emprise de plus en plus marquée sur les moyens de production.
Dans ce diagnostic, Marx trouve le fondement de l’analyse scientifique.
Celle-ci n’est pour ainsi dire qu’un prolongement, une généralisation de la
rationalité déjà présente dans la vie sociale. A partir du modèle d’intelligibilité
fourni par l’industrie, la société tout entière, y compris la culture, sera conçue
comme production. Marx a raison de voir là un postulat implicite à nos socié
tés; nous le constatons mieux encore aujourd’hui alors que les techniques
sociales se sont prodigieusement développées. La fonction première de la criti
que sera d’analyser les représentations inscrites dans la culture non plus comme
des données mais comme des produits. C’est là une règle de méthode, une
façon de voir suggérée par le mode d’être de notre société.
De ce précepte d’analyse, Marx sera constamment tenté de glisser à la dis-
créditation de la culture. Cela se marque en bien des endroits de son œuvre,
entre autres dans ce passage fameux de L’Idéologie allemande :
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Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
La morale, la religion, la métaphysique et tout autre idéologie, ainsi que les formes
de conscience qui leur correspondent, ne conservent plus l’apparence de l’autono
mie. Elles n’ont pas d’histoire ; elles n’ont pas d’évolution ; ce sont les hommes qui,
en développant la production matérielle et les relations matérielles, transforment
en même temps leur propre réalité, leur manière de penser et leurs idées. Ce n’est
pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience4.
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Les Idéologies
Un autre passage d’une lettre à Conrad Schmidt (27 octobre 1890) est plus
net encore. Il concerne le droit, mais on peut transposer à toute la sphère idéo
logique :
Aussitôt qu’apparaissent, grâce aux exigences d’une nouvelle division du travail,
des juristes professionnels, s’ouvre une sphère nouvelle et indépendante qui, bien
que dépendant en gros de la production et du commerce, reste cependant capable
de réagir sur eux. Dans un Etat moderne, le droit ne correspond pas seulement à
une situation économique d’ensemble et en est l’expression, il représente aussi
une expression cohérente en elle-même, qui ne doit pas apparaître, du fait de con
tradictions internes, inconsistante. Pour que ce but soit atteint, il faut que le droit
de plus en plus dépasse l’état de fidèle reflet des conditions économiques. Et
d’autant plus qu’il y réussit, il arrive de moins en moins qu’un code juridique soit
l’expression grossière, brutale, sans nuance de la domination d’une classe - ce qui,
en soi, serait déjà une offense à l’idée de la justice.
Plus encore que les idéologies, les théories du malade mental manifestent,
du moins pour le préjugé le plus enraciné, un extrême divorce entre situation
et pensée. Que se passerait-il, demande Freud, si quelqu’un soutenait devant
nous que le centre de la Terre est fait de confiture ?
En conséquence de nos objections intellectuelles il y aura déplacement de notre
attention ; nous ne penserons plus à la question elle-même, c’est-à-dire à savoir si
l’intérieur de la Terre est vraiment fait de confiture ou non, mais nous nous deman
derons quelle espèce d’homme est-ce pour se mettre pareille idée en tête6.
La théorie en cause est tellement absurde que notre première réaction est
de lui dénier toute signification : n’étant pas vraie de quelque manière, au fond
elle n’a pas de réalité. Mais cette première considération se déplace aussitôt:
c’est parce que cette théorie est d’abord reconnue comme fausse, que l’on
pourra librement s’attacher à sa fonction. Ce sera son rôle dans la personnalité
qui demandera explication sans qu’on soit gêné par la complicité avec son
contenu. Et on ne s’arrêtera pas encore là. La plupart des affirmations des
malades ne permettent guère une rupture aussi tranchée : devrait-on les exclure
de la considération scientifique ? Même pour celles qui sont aussi aberrantes
que la théorie de la confiture, ne faut-il pas tâcher de les éprouver de quelques
façons pour comprendre leur fonction ? « Quelle espèce d’homme est-ce pour
se mettre pareille idée en tête?» Si on veut répondre à cette question, on finira
par montrer en quoi, pour cet homme, cela a un sens que le centre de la Terre
soit fait de confiture. La dénégation première du phénomène nous aura fait
passer, grâce à la dérivation que permet la référence à la fonction, à l’appréhen
sion de l’objet.
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sociale est alors la préoccupation essentielle, sinon unique. Ce n’est qu’à la fin
du processus que la signification de l’idéologie est reconnue pour elle-même.
Mais pourquoi ce point d’arrivée n’aurait-il pas pu être le point de départ?
Convenant, avec Engels, que « le droit représente une expression cohérente en
elle-même », ne serait-il pas tout aussi légitime de partir de lui pour atteindre la
praxis que de parcourir le chemin inverse? Engels désigne et voile à la fois cette
possibilité quand il parle d’« une sphère nouvelle et indépendante qui, bien que
dépendant en gros de la production et du commerce, reste cependant capable
de réagir sur eux ». Si le droit « dépasse de plus en plus l’état de fidèle reflet des
conditions économiques», d’où lui vient cette faculté de dépassement? De
quelque chose d’autre que des « conditions économiques » ?
Marx et Engels ont répondu à cette question. Nous l’avous rappelé en évo
quant, à leur suite, le langage et la division du travail ; ce sont là les mécanismes
essentiels qui sont censés rendre possible le passage des conditions économi
ques à l’idéologie. C’est le moment de souligner que ces deux phénomènes
n’ont pas la même portée. Au ras de la production matérielle, le langage est
déjà présent comme pensée; la division du travail indique simplement la pos
sibilité d’une complexification de ce langage par la diversification des rôles de
ceux qui parlent et finalement la condition de sa relative autonomie. L’inhé
rence du langage dans la texture la plus matérielle de la praxis explique que
l’on puisse retrouver, à l’autre extrême, des discours idéologiques susceptibles
de réagir, à leur tour, sur la praxis.
Au fait, de quel langage s’agit-il ? Comment, selon quelle perspective parti
culière, le langage est-il alors défini?
Il est conçu comme une composante de l’action. Ce qu’il faut prendre au
sens le plus strict: le langage est ainsi un outil'.
Cette branche à la fenêtre, il suffit qu’un passant la regarde en vue d’une
action possible pour qu’elle se présente à lui comme un bâton fouisseur, une
arme, une canne à pêche, un combustible, que sais-je encore. Il y faudra la
complicité d’une conscience et de la branche. La conscience se fera chose
pour que celle-ci se fasse instrument. Et cette chose, par la conjonction des
possibilités qu’elle suggère et des choix qui porteront sur elle, s’offrira à nou
veau à d’autres consciences qui, à leur tour, s’y perdront comme instruments.
Le bâton, l’arme, la canne à pêche, le combustible pourront être échangés ou
7. Nous entendons de la manière la plus radicale l’énoncé bien connu de Marx: « Le langage
est la conscience réelle, pratique» (L’Idéologie allemande, Ed. Sociales, 1968, 59).
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qu’elle implique. Ceci suppose que le registre du Faire puisse être autonomisé,
devienne son propre centre de référence. Les idéologies ne feront alors que s’y
surajouter pour le voiler, le déformer ou au contraire le dévoiler; mais cette défor
mation lorsqu’elle existe pourra toujours objectivement être démontrée10.
Les bien que, les pas seulement, les aussi sont là pour concilier deux pers
pectives différentes qu’Engels ne consent pas à sectionner. D’une certaine
manière, nous comprenons pourquoi : le droit, comme toute la culture, ne peut
pas être mis à l’écart d’une science du Faire. La relative autonomie de certaines
institutions juridiques ou religieuses n’est qu’un indice de leur haut degré de
structuration à l’intérieur de la praxis. Nul besoin, à la limite, d’en faire « une
sphère nouvelle et indépendante ». D’ailleurs le coefficient de structuration
peut tout aussi bien se trouver dans les couches les plus matérielles de Xécono
mie. A ce sujet, on peut contester la distinction marxiste entre infrastructure et
10. Marxisme et structuralisme, Payot, 1964, 78. Par un autre chemin, Sartre en arrive à parler
d’une « praxis totalitaire » et de la « totalisation sans totalisateur » (Critique de la raison dia
lectique, Gallimard, 1960, 754).
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11. Nous retiendrons l’une de ces suggestions qui est formulée dans une note du Capital:
«Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la for
mation des organes des plantes et des animaux, considérés comme moyens de production
pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute
organisation matérielle, ne serait-elle pas digne de semblables recherches?... La technolo
gie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le processus de production
de sa vie matérielle et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou concep
tions intellectuelles qui en découlent» (K. Marx, Œuvres, I, La Pléiade, Gallimard, 1965,
915).
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Rien là que de tout à fait incontestable. Rien là non plus qui puisse se donner
comme la conclusion d’une investigation scientifique sur le langage où celui-ci
serait tout entier enfermé. Le langage peut être vu comme une «totalité non
réflexive»; cela correspond tout autant à l’expérience que nous en avons que
cette autre vue selon laquelle le langage est un outil d’une praxis qui l’enve
loppe.
Je dispose du langage, c’est vrai. Mais, en un autre sens, j’appartiens au
langage. C’est lui qui me situe dans le monde. Parlant, je mets en oeuvre des
paroles possibles qui sont déjà là avant que je profère ces énoncés qui m’appar
tiennent provisoirement. Les choses que je nomme restent en marge de ce qui
est dit d’elles. Cela confirme le langage dans sa densité propre ; il survole et
agglutine, avec une certaine liberté en un sens, des choses qui ne me concer
nent que par lui. Je me trouve ainsi à l’écart, en tierce partie, d’un dialogue qui
s’est établi avant moi. Ce dialogue qui m’est extérieur peut me vider de ma
propre parole, se l’approprier comme un cas de ce que le face à face du langage
et du monde rendait déjà possible. A la limite, le langage m’ôte mon unité de
sujet parlant. Ce que je conçois comme étant la singularité de ma phrase, de
mon cours, de mon discours politique, de mon entretien amoureux se trouve à
mesure réparti dans des cases et des structures déjà prévues par le langage.
Celui-ci les situe dans un contexte sans lequel je n’aurais pas d’interlocuteurs;
mais ce contexte est justement à tout le monde. A chaque coup, mes paroles
sont suspendues à une cohérence qui n’est celle de personne.
C’est cette expérience que nous avons du langage que les structuralismes
transmuent en théorie. Cette expérience est susceptible de donner lieu à une
science où, comme dans la Technologie mais selon des fondements différents,
la référence au sujet peut être éliminée. Les discours que considèrent et recons
tituent les structuralistes ne sont pas liés à des sujets. On reconnaît tout au plus
des combinatoires inconscientes. On se borne, le plus souvent, à parler d’un
être dont il n’est guère possible de percevoir le statut; ce n’est sans doute qu’un
postulat commode pour désigner la logique, la cohérence des arrangements.
La linguistique, écrit par exemple Lévi-Strauss, nous met en présence d’un être
dialectique et totalisant, mais extérieur (ou inférieur) à la conscience et à la
volonté15.
N’est-ce pas déjà un vieux principe de la linguistique que la langue n’iden
tifie pas mais différencie ? Foucault ne fait que la transcrire dans le plus large
contexte des discours culturels et par rapport au sujet quand il déclare :
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Les Idéologies
Le langage dont il est ici question déborde ce que nous entendons habi
tuellement par ce terme. Le langage, c’est spontanément pour nous le monde
des mots ; le structuralisme l’élargit à l’ensemble de l’univers humain. Rappelons
la déclaration de Lévi-Strauss à propos d’une éventuelle théorie générale de la
communication :
Dès aujourd’hui, cette tentative est possible à trois niveaux: car les règles de la
parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les
groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des
biens et des services, et les règles linguistiques, la communication des messages1'.
Pour les sujets que nous sommes, la parenté suppose, entre autres choses,
l’amour, ses singularités et ses hasards : tant d’événements et de sentiments sans
quoi le mot même nous serait inintelligible. La parenté s’enracine aussi dans
des conditions historiques concrètes, celles par exemple qui distinguent l’inti
mité des bourgeoisies modernes des alliances traditionnelles plus distantes.
Mais tout cela nous ramène au vécu. Il suffit de prendre la voie opposée, tout
aussi légitime, pour concevoir la parenté comme un système dont les variantes
existentielles, si bigarrées soient-elles, ne sont que des accidents. La parenté est
alors l’ensemble des discours possibles que les institutions peuvent suggérer.
Affirmation méthodologique encore, mais qui se mue en une autre, onto
logique celle-là de quelque manière puisqu’elle concerne la nature des institu
tions humaines en leur totalité. La dérive de ce discours que nous appelons
langage est alors totale: ce qui est énoncé ouvertement serait déjà dit par l’en
semble des institutions humaines. Ce n’est plus, comme dans la conception
marxiste, la praxis qui s’assimile le langage, mais le langage qui fait de toute
praxis un système prédéterminé. Je retiens Lin postulat qui relève d’une pers
pective radicale de cet ordre. Il s’insère dans des considérations méthodolo
giques sur l’étude de la parenté, mais on peut l’isoler comme une vue infiniment
plus générale :
Les reconstructions historiques les plus complexes ont cessé d’être nécessaires
pour rendre compte de notions, en réalité, primitives. Mais, en même temps, on
16. L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, 74. Plus loin : « On renoncera donc à voir dans le
discours un phénomène d’expression, la traduction verbale d’une synthèse opérée par
ailleurs; on y cherchera plutôt un champ de régularité pour diverses positions de subjecti
vité. »
17. Anthropologie structurale, Plon, 1958, 95.
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sommes et nos intentions, nous ne méconnaissons pas non plus que le langage
nous est d’abord étranger et qu’il a, bien avant nous, prévenu les avenues de nos
dires: se parler à soi ou parler aux autres implique une délégation dans des
significations communes où une intersubjectivité fictive ou réelle devient pos
sible. En d’autres termes, quand je parle comme sujet de la parole, je veux
affirmer mes propres fins et il faut bien que le langage s’offre à moi comme un
outil ; quand je parle, c’est aussi parce que je veux que mes propos fassent surgir
le monde comme un horizon pour moi et pour autrui et je dois bien postuler
que le langage est notre milieu. Mettre en évidence un langage-sujet, ce n’est
donc point récuser le langage-outil et le langage-milieu ; tout au contraire, c’est
les supposer tous les deux.
Peut-on concevoir une étude cohérente et positive du langage-sujet? Ne se
trouve-t-on pas alors devant des phénomènes certains mais tellement fluents et
épisodiques qu’ils ne pourraient donner prise à une aucune généralisation posi
tive? Un résidu ou une dispersion de la conscience qui ne concernent en rien
la science ? Ce résidu et cette dispersion pourraient servir tout au plus de pré
texte à ces itinéraires de la subjectivité auxquels se consacrent volontiers les
«philosophies de l’esprit»: mises à l’écart, cette fois encore, de l’idéologie et
où, comme chez Descartes, le cogito se fait sujet universel mais par rejet des
préjugés, des idéologies ?
2
L’idéologie
et les pratiques de la convergence
)ans les flux mêlés de la vie sociale, le sujet est partout et nulle part.
Les premières observations révèlent des déplacements, des dériva
tions infinis: une dramatique où le sujet, personnage en quête de
lui-même, se perd aussitôt qu’il croit s’être trouvé. Un grand nombre d’opéra
tions de travail supposent des agents interchangeables, et il en est ainsi pour
une bonne partie des antres rôles sociaux. Des cultures désarticulées comme
les nôtres peuvent libérer l’individu de ses anciennes identifications à de plus
stables modèles ; mais, à première vue, c’est pour qu’il ne sauve de lui-même
que la nostalgie d’une intériorité vide. Dès lors, les sujets collectifs sont-ils autre
chose que ce que rassemblent, de l’extérieur, des systèmes disparates et souvent
contradictoires? Le nous dont parlent certaines sociologies dépasse-t-il le senti
ment d’une sociabilité abstraite?
Les sciences naturelles de l’homme, qui considèrent l’idéologie et le sujet
comme des résidus, sont la conséquence tout autant que la constatation d’une
pareille dissolution du sujet. De celui-ci, assumeraient-elles donc tout ce que
nos sociétés permettent d’en dire ? Ou est-il un tant soit peu légitime d’entre
voir, non pas à l’encontre mais en contrepartie des sciences naturelles de
l’homme, une science de l’idéologie qui serait aussi une science du sujet histo
rique?
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
Pour notre part, nous ne pleurons rien de tout cela. Il est d’ailleurs curieux
que, dans la science d’aujourd’hui, on doive ainsi faire ouvertement état de ses
sentiments. A les considérer d’un œil sec, les beaux travaux de M. Foucault,
d’autres aussi qui veulent fonder les sciences naturelles de l’homme, constituent
un incontestable progrès. A partir d’eux, nous n’avons nulle envie de gémir sur
«la souveraineté de la conscience» ou sur «l’usage idéologique de l’histoire».
Pas plus qu’à partir de la physique nous ne regrettons les mythes perdus. Nous
nous méfions seulement des extrapolations : par quel enchaînement fatal fau
drait-il que la science, après avoir éliminé le sujet pour des raisons opératoires,
nous interdise de nous concevoir encore comme sujets dans la pratique de la
vie ? Selon quelle stricte logique une science historique qui veut se garder, dans
sa démarche, de l’interférence idéologique défendrait-elle aux hommes de se
représenter leur passé comme ayant quelque signification pour eux? Ecartant
les idéologies pour faire place à leurs propres constructions, les sciences de
l’homme sont tentées de prendre leur propre histoire pour celle des hommes.
Ce rêve monstrueux d’une sociologie qui se substituerait à la société, nous en
percevons constamment les signes inquiétants chez des théoriciens
d’aujourd’hui ; il était déjà présent chez de grands ancêtres du XIXe siècle. Pour
dénoncer cette tentation persistante, qui tient sans doute au statut ambigu de
nos disciplines dans la société moderne, il suffit de rappeler une constatation
banale : nos sciences sont nées de la distance entre l’homme et ses œuvres, et
ambitionner de combler cette distance c’est vouloir abolir la science elle-
même.
Avec l’avènement des sciences de l’homme, et bien avant avec l’essor des
sciences de la nature, il a fallu opposer abruptement les représentations scien
tifiques aux représentations idéologiques. On devait chasser du ciel de la pen-
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Les Idéologies
sée, d’une pensée qui paraissait survoler le monde, des prénotions - des idoles
comme disait Bacon - pour qu’une pratique de la connaissance plus soucieuse
de ses démarches puisse édifier ses chantiers. La science a dû se donner l’idéo
logie comme l’image négative, et globale, de son propre dessein. C’était inévi
table, mais ce devait entretenir à la longue une grave méprise. Pas plus que le
mythe, l’idéologie n’était et elle n’est pas davantage aujourd’hui une science
d’avant la science. En rompant avec l’idéologie, la physique n’a pas seulement
porté plus loin la logique de la connaissance ; elle a défini comme connaissance
une entreprise à laquelle l’idéologie ne s’est jamais réduite. Par les idéologies,
les hommes, les groupes, les sociétés s’ancrent dans le monde ; ils y mettent le
désir autant que le savoir. Dissocier l’un et l’autre, c’est la tâche de la science,
mais légitime pour son intention à elle, pour assurer la spécificité de sa démar
che. Lorsqu’elle veut, par une intention seconde, prendre l’idéologie comme
objet, elle ne doit pas céder à la tentation subtile de dissoudre le phénomène
tout en prétendant rendre compte de sa positivité. La dénégation de l’idéologie
concerne les fondements d’une entreprise scientifique; elle ne saurait tenir
lieu d’une étude de l’idéologie. En d’autres termes encore, l’idéologie ne peut
pas être, en même temps, un résidu de la science et l’un de ses objets.
Voilà autour de quoi, après l’avènement des sciences naturelles de l’homme,
paraissent se nouer les difficultés qui gênent le repérage de l’idéologie comme
objet scientifique: l’idéologie est-elle purement et simplement une représenta
tion, comme le suggère l’opposition courante entre théorie scientifique vraie et
discours idéologique faux ?
Ces discours systématiques sont-ils autre chose qu’une écume un peu plus
dense sur le flot des paroles collectives? C’est bien là, en tout cas, le premier
réflexe que nous inspire la considération de l’idéologie. Il ne faut pas s’étonner
de le retrouver au préalable des diverses problématiques. Le mythe est disparu
parce que l’histoire et les actions humaines se sont affirmées dans leurs condi
tions de production et dans leurs contradictions : désormais, les visions un peu
globales sur les situations, les agents et les fins paraissent à la fois inévitables et
compromises. Comment les idéologies ne seraient-elles pas perçues comme
des réconciliations en esprit ou en langage?
Mais l’ambiguïté ne tiendrait-elle pas, au fond, au mot représentation ?
Quand on l’utilise, on laisse fatalement à entendre qu’il s’agit d’une repré
sentation de quelque chose. Qu’est-ce donc que cette chose, ce réel dont parle
631
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
2. Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Maspero, 1970, 223, 224. Louis
Althusser nous dit à peu près dans les mêmes termes : les idéologies sont des structures qui
« s’imposent à la majorité des hommes sans passer par leur conscience. Elles sont des objets
culturels perçus, acceptés, subis et agissant fonctionnellement sur les hommes par un pro
cessus qui leur échappe» (Pour Marx, Maspero, 1966, 239-240). On ne manquera pas, au
passage, de se demander comment une représentation - une idéologie - peut s’« imposer»
aux hommes, « sans passer par leur conscience »... Pas tout à fait puisqu’il est question, juste
après, d’une « inconscience idéologique »... Et plus encore : « Ce rapport au monde (l’idéo
logie) n’apparaît conscient qu’à la condition d’être inconscient... »
632
Les Idéologies
prétend le faire, un modèle abstrait qui rende compte d’une totalité concrète:
elle est fonction de totalisation. Elle trie, elle réaménage; elle suppose et anti
cipe aussi. Elle est production spécifique. En ce sens, elle n’est ni nécessaire
ment vraie ni nécessairement fausse : pas davantage que telle activité de travail.
J’entends bien que certains néo-marxistes veulent souligner que la théorie se
distingue de l’idéologie par son souci de vérité. Mais cette intention de vérité
ne saurait être une contestation directe de l’idéologie : ou alors, la théorie se
choisirait un adversaire qui ne se tient pas sur son propre terrain. La théorie
n’est pas une idéologie vraie. Ce serait, pour elle, se conférer un statut à trop
bon compte que de chercher son assurance dans la «fausseté» de l’idéologie3.
Elle finirait par être elle-même idéologie4.
Nous en sommes venus au deuxième postulat: celui qui distingue Y imagi
naire du réel.
Quand Poulantzas nous parle de l’imaginaire, il ne s’agit sûrement pas de
ce que le langage populaire appelle, par exemple, «maladie imaginaire».
L’imaginaire ne renvoie pas à l’illusion mais à une fonction qui, loin de nier je
ne sais quelle réalité, contribue tout au contraire à l’édifier. L’imagination ne
fabrique pas des images loin du réel ; elle brise, elle refait les premières repré
sentations des choses suggérées par la perception. Plutôt que d’être simplement
une projection, elle est instauration de la réalité. Cet imaginaire doit d’ailleurs
être entendu en un sens très large, qui déborde la stricte floraison des images
par leurs contaminations réciproques. Il concerne aussi le langage. De celui-ci,
on peut répéter ce qu’on a dit pour l’imagination : lui aussi, plutôt que d’être
3. Résumant sous formes de propositions les thèses de son école, André Tosel écrit: « On dira
que la manière dont les individus et les groupes se représentent spontanément leurs propres
rapports sociaux et leurs transformations ne saurait être vraie, car si elle l’était, la conscience
sociale de ces groupes serait du même coup le savoir adéquat de la réalité sociale, et cela
rendrait inutile l’analyse scientifique des conditions sociales et de la fonction pratique de ces
représentations » (« Idéologisation et théorie de l’idéologie », Les Idéologies dans le monde
d’aujourd’hui, Desclée, 1971, 216). Il faut que l’idéologie soit fausse pour que la science soit
vraie ! Idéologie de professeur, à moins que ce soit, comme le suggère J.-W. Lapierre, variété
nouvelle des théories technocratiques.
4. Sur cette pente, la théorie en arrive à se nier elle-même, à dissoudre la notion de «vérité ».
On l’aura observé, non sans quelque étonnement, dans l’aveu spontané de M. Althusser à
une séance de la Société française de Philosophie: «Ce que je peux dire, c’est simplement
ce qui fait partie de mon propre discours. Si vous parlez de la notion de vérité, je vous dirai
que c’est une notion idéologique, c’est tout » (Bulletin de la Société française de Philosophie,
1968, 4, 178). Pour s’être définie dans un face à face avec l’idéologie, par contestation de
l’idéologie, la théorie finit par avouer qu’elle est elle-même... une idéologie.
Les Idéologies
636
Les Idéologies
6. Edmond Ortigues, Le Discours et le symbole, Aubier, 61. Il faut renvoyer à l’ensemble de eet
admirable ouvrage.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
3. Le mythe et le sujet
Des débris de ce que l’histoire lui enlève comme subjectivité, le sujet refait,
dans des idéologies, une histoire selon ses intentions: mais, dans le fond, les
hommes n’ont-ils pas toujours procédé d’une semblable façon pour donner un
sens à leur histoire et se concevoir comme les sujets de cette histoire? Sous la
forme de récits exemplaires, les mythes anciens décrivaient le fondement et la
fin des actions au sein de situations et d’événements qui autrement auraient
dilué l’homme dans son histoire. Nos idéologies contemporaines seraient-elles
donc des mythes? Encore aujourd’hui, les deux appellations sont parfois
employées comme des synonymes. On le comprend sans peine : le mythe et
l’idéologie incarnent deux modes d’affirmation historique du sujet. Les idéolo
gies sont comme les surgeons, les répondants ou les substituts du mythe.
Du mythe à l’idéologie, il y a pourtant toute la différence du monde : les
Anciens se croyaient héritiers du mythe ; nous savons que les idéologies sont
fabriquées. Mesurer cette différence, ce sera montrer comment ce que nous
appelons aujourd’hui l’histoire est, à la fois, destruction et construction du sujet
et de l'idéologie.
Sans trop préjuger des définitions, on peut croire que le mythe et l’idéolo
gie ont une fonction commune. Pour les conduites des hommes, ils visent à
constituer un horizon objectif; ils surmontent de quelque manière l’indétermi
nation de l’histoire. Cette indétermination, le mythe la bloque d’une manière
radicale.
638
Les Idéologies
7. « Le temps ancien est constitué par la durée profane dans laquelle se sont inscrits tous les
événements sans portée, c’est-à-dire sans modèles archétypaux; l’“histoire”, est la mémoire
de ces événements de ce qu’en fin de compte on doit appeler des non-valeurs ou même des
péchés dans la mesure où ils constituent des écarts par rapport aux normes archétypales... La
• répétition des archétypes accuse le désir paradoxal de réaliser une forme idéale dans la
condition même de l’existence humaine, de se retrouver dans la durée sans en porter le
fardeau, c’est-à-dire sans en subir l’irréversibilité» (Mircéa Eliade, Traité d’histoire des reli
gions, Payot, 1959, 342, 348).
8. Eliade rapporte un exemple dont on trouve des analogues dans bien des cultures: «A
Timar, lorsqu’une rizière végète, quelqu’un qui connaît les traditions mythiques relatives au
riz se rend dans le champ. Il y passe la nuit dans la cabane de la plantation à réciter des
légendes qui expliquent comment on est arrivé à posséder le riz... Ceux qui font cela ne sont
pas des prêtres. En récitant le mythe d’origine, on oblige le riz à se montrer beau, vigoureux
et dru comme il était lorsqu’il est apparu pour la première fois. On ne lui rappelle pas com
ment il a été créé, afin de l’instruire, de lui apprendre comment il doit se comporter. On le
force magiquement à retourner à l’origine, c’est-à-dire à réitérer sa création exemplaire »
(Aspects du mythe, Gallimard, 1963, 15).
640
Les Idéologies
L’action se trouve revêtue de formes qui ne viennent pas d’elle selon nos cri
tères de comportement. Il est vrai que l’attitude mythique n’exclut pas la
connaissance des règles techniques : construire une pirogue, cultiver un champ,
faire la chasse ou la guerre supposent des notions, des matériaux, des outils
complexes. L’homme archaïque respecte le donné ; il ne croit pas que le rituel
magique dispense de tenir compte des conditions objectives. Mais ces condi
tions objectives ne parviennent pas à s’agglomérer en des aires suffisamment
vastes ; elles n’arrivent pas à se déployer dans une temporalité assez longue pour
qu’une nature se sépare radicalement du sens, pour que la technique s’oppose
à la valeur. La technique est dispersée selon des situations souvent délimitées
une fois pour toutes et davantage par la coutume que par le calcul. Le mythe
émousse les défis des événements et des procédés, il les revêt de sens et de pro
cédures plus vastes.
Pour nous, le sens paraît être exilé du monde et c’est par une pénible quête
qu’il nous faut le faire descendre dans les motifs ou dans les fins de nos actions.
Aussi, le monde des valeurs fait-il objet d’élucidations et de discussions, comme
hunivers parallèle de la technique. Soit que la signification nous survole, soit
qu’elle habite ici-bas selon des statuts divers et problématiques, il y a pour nous
une recherche de la valeur, une histoire de la valeur. Comme il y a une histoire
de la technique. D’ailleurs, ces deux histoires se définissent d’autant mieux
qu’elles s’opposent. À l’encontre, dans le contexte mythique, la valeur est telle
ment intégrée au procédé qu’elle y devient chose.
À propos du mythe, on pourrait parler d’une réification du sens. À la condi
tion de la bien distinguer de ce que nous entendons par ce terme quand nous
l’appliquons à nos sociétés. La réification mythique procède à l’inverse de la
nôtre. Plutôt que de réduire à leurs conditions empiriques de production le
sens, le qualitatif, la prise du sujet sur l’objet, le mythe ramène l’objet, le quan
titatif, le sujet à des lieux de signification. En ces endroits, il n’est pas vraiment
de conscience singulière ; le moi est désapproprié de lui-même dans la repré
sentation d’agents originaires, de sujets exemplaires qui sont des forces trans
cendantes habillées d’une subjectivité autre que celle de l’individu.
Dans le mythe, le moi ne s’appartient pas davantage que dans la réification
que provoquent nos sociétés. Il n’en demeure pas moins une différence radi
cale. A la limite, dans le contexte mythique, le sens est donné, il est perpétuel
avènement; dans nos sociétés, il est récusé ou fabriqué. Grâce au mythe, le
sens envahit la conscience comme s’il lui était extérieur; pour nous, le sens
doit être récupéré des choses ou tiré de la conscience. Les mythes sont des
lectures des situations grâce à des modèles qui ne paraissent pas en provenir;
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
pour nos civilisations, l’action doit dégager son sens en conférant signification
hypothétique aux situations et aux sujets.
4. L’éclatement du sujet
642
Les Idéologies
10. Évidemment, nous ne tenterons pas de faire ici l’histoire des mouvements historiques qui
ont provoqué ces changements. Rappelons le résumé de Lagarde: «De l’aflranchissement
des villes à l’affranchissement des serfs; des chartes de franchises octroyées à un village ou
à une commune, aux chartes de pays arrachées par l’ensemble des estats d’une région, des
franchises baillées à une fondation religieuse aux privilèges concédés à une maison prin-
cière ou à une ville bourgeoise, des traités de paréage aux chartes de peuplement, un mou
vement ininterrompu de concessions plus ou moins consenties a, depuis le milieu du
XIIe siècle jusqu’à la fin du XIIIe siècle, tissé la vie sociale d’un réseau compliqué de conven
tions, chartes et privilèges délimitant les droits et libertés de chacun des contractants, fixant
les prérogatives du pouvoir, et lui traçant des bornes » (Georges de Lagarde, La Naissance
de l’esprit laïque au déclin du Moyen Age, I, 3e éd., 106-107). Ce résumé a le mérite, par
l’accumulation même qu’il fait de mouvements historiques les plus divers, de marquer la
destruction d’un système où le sujet trouvait auparavant sa place et sa vocation. Envisagées
dans cette perspective, les querelles bien connues sur l’influence du calvinisme sur le capi
talisme apparaissent un peu vaines. Rien à chercher ici d’une causalité où puisse se mar
quer nettement une priorité d’un secteur de l’action sur l’autre. On peut accepter en ce sens
la dérivation proposée de Tawney à la condition d’en refaire ensuite le cheminement inverse
qui est tout aussi justifié: «L’individualisme en matière de religion menait, par des degrés
insensibles, sinon tout à fait logiques, à une morale individuelle, et une morale individuelle
menait au dénigrement du sens de la structure sociale, comparé au caractère personnel »
(La Religion et l’essor du capitalisme, Rivière, 1951, 235).
Les Idéologies
11. Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’Abbé Suger de Saint-Denis, trad, de
Pierre Bourdieu, Éd. de Minuit, 1967, 54.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
d’action sur la nature mais aussi sur le psychisme individuel et collectif, cet
idéal commande une tâche d’instauration et non plus seulement d’induction.
Aussi, on aperçoit mieux son envers, le monde de l’arbitraire, du sentiment,
du privé, des partis pris et des symboles. Plus le sujet est déterminé de l’exté
rieur comme un agent, plus il s’approfondit comme un moi. Mis à distance, le
sujet moderne doit trouver en lui-même son propre support. La profondeur de
sa conscience lui vient de ce retrait. La signification dont il n’est plus revêtu, il
doit la chercher en lui-même. La frayeur de Pascal devant le cosmos est aussi
angoisse face aux abîmes du moi; l’espace infini est aussi la subjectivité indéfi
nie. Se reconnaître comme subjectivité, apercevoir le monde selon de multi
ples perspectives à démêler et à confirmer, c’est réaliser que la signification
n’est plus mêlée au monde comme si elle en était indiscernable. Le sens se
déplace plus librement à la surface des choses. Du monde, le drame se reporte
sur le sujet. Où se trouve donc en moi l’assise de cette signification qu’il fau
drait placer dans le monde? Où se trouve la source de lumière et de projec
tion? L’affirmation d’être porteur de sens est corrélative du soupçon jeté sur
soi-même ; le doute génial de Nietzsche ou de Freud n’est pas sans affinité avec
ce que ressentent tous nos contemporains.
Après avoir tenté de donner des règles à l’agent, de le modeler selon ses
propres critères, la société moderne n’a pourtant pas renoncé à domestiquer le
moi. Refaire un monde par les techniques matérielles et sociales ne va pas sans
la recherche, sous les jeux de sens dont le sujet est le théâtre, d’un moi qui
obéisse lui aussi à des lois. La rationalité tente de s’immiscer au cœur des
valeurs elles-mêmes avec l’ambition d’en éclairer le surgissement; elle doit
chercher, dans l’étroite solidarité du désir et de la loi, le lieu perdu de l’unité
du sujet.
C’est bien ainsi, en se donnant cet objectif avant que les sociétés ne l’adop
tent, qu’ont commencé les sciences modernes de l’homme. On le constate, par
exemple, dans les tentatives des premiers économistes modernes pour concilier
la passion individuelle avec des lois. De ces rationalisations où le désir ne rejoint
la loi qu’au prix de sa réification, on pourrait citer d’innombrables illustrations.
Retenons seulement un texte d’un vieux classique de la science économique et
qui est, pour notre propos, exemplaire :
Il est sensible, écrivait Mercier de La Rivière, que l’ordre naturel et essentiel des
sociétés ne peut s’établir s’il n’est suffisamment connu; mais aussi par la raison
qu’il constitue notre meilleur état possible, il est sensible encore que sitôt qu’il est
connu, son établissement doit être l’objet commun de l’ambition des hommes;
qu’il s’établit alors nécessairement et qu’une fois qu’il est établi, il doit nécessaire
ment se perpétuer, je dis qu’il s’établit et se perpétue nécessairement, parce que
646
Les Idéologies
l’appétit des plaisirs, ce mobile si puissant qui est en nous, tend naturellement et
toujours vers la plus grande augmentation possible de jouissances, et que le propre
du désir de jouir est de saisir les moyens de jouir... Ainsi ne croyez pas que pour
établir cet ordre essentiel, il faille changer les hommes et dénaturer leurs passions ;
il faut au contraire intéresser leurs passions, les associer à cet établissement; et
pour y réussir, il suffit de les mettre dans le cas de voir évidemment que c’est dans
cet ordre seulement qu’ils peuvent trouver la plus grande somme possible de jouis
sances et de bonheur12.
12. Mercier de La Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, publié par Depitre,
Geuthner, 1910, 39.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
faire émerger une finalité de l’action, cela ne peut manquer de laisser quelque
doute irrémissible chez le sujet même qui l’effectue, puisque c’est pour parer à
l’angoisse de la dissociation que l’idéologie naît et se propage. Le sentiment de
l’historicité reste présent dans les constructions qui veulent le dépasser. La syn
thèse, le système, laisse voir l’agencement des pièces, les tâtonnements et les
volontés du constructeur, les difficiles conciliations entre des données antino
miques. C’est pourquoi chaque idéologie s’offre à la polémique: construite par
les uns, on peut lui opposer la construction des autres; laissant entrevoir sa
genèse, elle se donne comme relative à ceux qui la promeuvent.
Mythe et idéologie ont une fonction semblable qui est de surmonter la
dispersion de l’histoire et du sujet. Mais, parmi bien des différences, l’une doit
être retenue avant tout, car elle mène à l’essentiel : à l’encontre du sujet mythi
que, le sujet idéologique sait qu’il construit une unité de sa culture plutôt que
d’en recevoir cohérence. Cette différence renvoie à toutes les autres que nous
avons relevées: entre la double temporalité de jadis et la durée homogène
d’aujourd’hui, entre la révélation et la genèse, entre les rôles hérités et la géogra
phie abstraite des situations, entre la contamination du sens et de la rationalité
et leur disjonction, entre le moi et Y agent...
D’une certaine manière, mesurer ces différences c’est rendre compte de
l’histoire moderne comme histoire de la démystification du sujet. Mais consta
ter que le sujet et l’idéologie sont des constructions, ce n’est pas la même chose
que d’affirmer qu’ils sont des illusions. C’est même entrevoir le contraire : bien
loin de disparaître, le sujet se conçoit plus que jamais comme tel à travers la
spectrographie que l’histoire moderne, par opposition à la durée mythique, en
a élaborée.
648
Les Idéologies
façon éclatante. Qu’elle ait un sens parce que les sujets, dans leur effort pour
s’affirmer, lui en donnent un en rassemblant des éléments autrement épars
dans la culture : on peut aussi le montrer.
Pour y arriver, nous nous bornerons à jalonner, à partir des traits les plus
obvies du langage, des champs de plus en plus étendus des pratiques de la con
vergence culturelle qui sont aussi des pratiques de la formation de sujets collec
tifs. On pressentira alors comment les pratiques idéologiques sont le relais d’un
plus vaste processus de genèse qu’il sera loisible d’explorer par la suite de plus
près.
D’autres linguistes vont plus loin, mais dans le même sens, et parlent de
«conscience linguistique». Celle-ci
est un obstacle à un émiettement possible de la morphologie et des cadres du
lexique, à un éparpillement des phonèmes. Elle est normative par les valeurs
qu’elle maintient, et par la prédominance qui, par elle, s’attache au qualitatif sur
le quantitatif. Le rôle du linguiste, comme de tout savant, est de traduire la qualité
en quantité, de mesurer, par exemple, la fréquence des phonèmes pour en appré
cier le rendement. Le sujet parlant n’estime le phonème que par sa qualité, non
par sa fréquence: tous les phonèmes qui lui sont familiers ont, pour lui, égale
valeur. Il n’entend que ce à quoi il s’attend14.
650
Les Idéologies
des comportements qui est en cause, mais leur forme d’ensemble. Dès lors, la
démarche se circonscrit : on se demandera quels sont les traits caractéristiques
de cette totalité ou, mieux encore, quels sont les mécanismes qui président à
cette totalisation.
À la suite de Linton, de bien d’autres anthropologues et sociologues aussi,
on peut mettre à part, parmi les éléments divers que comporte une culture,
deux phénomènes qui renvoient directement à leur ensemble comme tel : les
schèmes idéaux et la personnalité standard. Les premiers sont des représenta
tions formellement définies où un groupement, une société systématise les
valeurs qui lui sont propres; la seconde est une représentation plus diffuse qui
constitue une généralisation des comportements habituellement posés dans
une société, une sorte de typification qui oriente les comportements effectifs.
Les schèmes idéaux représentent ce qui, dans une culture, est convention
nellement admis. Le proverbe des sociétés traditionnelles en est un bon exem
ple. Dans nos sociétés, les clichés qui parsèment les conversations jouent un
rôle analogue : ils figent des blocs sémantiques dans des conventions de sens.
Le début et la fin d’une conversation obéissent aussi à des règles. Les rôles de
père, de mère, d’enfant, d’ouvrier, de professeur, de militant de gauche ou de
droite, la politesse de tous les jours comme les confidences les plus feutrées
n’échappent pas à ces délimitations de certaines aires où le sujet peut ensuite
faire jouer plus librement ses intentions du moment et ses couleurs propres. La
conscience de l’individu tâtonne autour de son dire: les commencements que
fournissent les schèmes idéaux lui servent de relais, de tremplins, de répits,
d’alibis.
La personnalité standard suggère un antre type de détermination du sujet:
ce que la conscience maintient vaguement à l’horizon comme les frontières,
non plus cette fois de ses divers rôles, mais de son espace social tout entier. Idée
abstraite du normal, que jamais le sujet ne saurait circonscrire un peu nette
ment; idée nécessaire pourtant sans quoi les conduites les plus limitées, les
plus monotones ne pourraient ramener à soi leur signification et leur discours.
Chacun tient au-devant de lui quelque vague représentation d’une personna
lité standard comme une idée du sens, du devoir ou du dépassement de son
destin.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
16. Rhétorique, liv. I, 1357 a, trad. Dufour, Collection des Universités de France, 1932.
17. « Les Anciens ne pouvaient voir que ce genre portait non sur le vrai, mais sur des jugements
de valeur auxquels on adhère avec une intensité variable. Il est donc toujours important de
confirmer cette adhésion, de recréer une communion sur la valeur admise. Cette commu
nion, si elle ne détermine pas un choix immédiat, détermine toutefois des choix virtuels. Le
652
Les Idéologies
se traduisaient dans les jeux de la parole. Mais, pour les valeurs comme pour
les objets de la connaissance, les mises en question n’attentaient pas à un hori
zon ultime du consensus: horizon de la société ou horizon du cosmos. Le
pluralisme de nos sociétés modernes va infiniment plus loin ; en principe, il est
sans limites assignables. Chaque discours d’ensemble trouve son fondement
dans l’opposition à d’autres discours également globaux. L’unité de la culture
est une entreprise polémique dont la culture est justement l’enjeu.
Cela est accentué par l’émergence des techniques modernes qui, en appa
rence tout au moins, ne relèvent pas du discours. Chez les Anciens, la parole
était partout répandue; elle était signe et moyen du pouvoir; elle était confir
mation et instrument de la sélection sociale. Aujourd’hui, la technique se veut
cohérence spécifique par rapport à l’errance des valeurs. Celles-ci sont frag
mentées, difficiles à rassembler: on oppose aisément leur fluidité à la fonction
nalité de la technique. La politique prétend parfois se faire elle-même technique
et d’une manière bien différente des sophistes grecs qui la ramenaient finale
ment à la virtuosité et à l’efficace de la parole.
C’est donc, en définitive, par la destruction de plus en plus apparente du
consensus social que Yépidictique, le discours sur l’unité culturelle, prend une
importance décisive dans nos sociétés. La tâche de proférer, de produire l’unité
surgit maintenant des profondeurs de l’existence collective. Des groupements
sociaux les plus importants ne reposent plus, en leurs racines, que sur de telles
fabrications. Les nations, les classes, les Eglises, tant d’autres rassemblements
se nourrissent sans doute de multiples facteurs de convergence ; mais ceux-ci
doivent être rassemblés plus ouvertement, plus arbitrairement aussi dans des
débats de langage. A tel point que lorsque nous tentions, plus avant, de repérer
les voies de passage du mythe à l’idéologie, nous avions moins le sentiment de
montrer les ruptures et les transitions d’un type de société à un autre que de
définir la société moderne comme une idéologie qui s’est faite société, d’un
discours qui a tenté de s’égaler à une praxis. Dans une excellente synthèse de
l’idéologie libérale, André Vachet écrit justement qu’il est
possible de considérer le libéralisme comme l’expression idéologique de la genèse
et de l’affermissement de la société qui naît en Europe centrale, puis en Amérique,
combat que livre l’orateur épidictique est un combat contre des objections futures ; c’est un
effort pour maintenir la place de certains jugements de valeur dans la hiérarchie ou éven
tuellement leur conférer un statut supérieur. A cet égard, le panégyrique est de même
nature que l’exhortation éducative des plus modestes parents » (C. Perelman et L. Olbrechts-
Tyteca, Rhétorique et philosophie, Presses Universitaires de France, 1952, 13-14).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
18. L’Idéologie libérale, Éditions Anthropos, 1970, 23-24. L’auteur cite Watkins: «Le libéra
lisme moderne est la forme profane de la civilisation occidentale» (p. 22, en note).
3
Le champ
des pratiques idéologiques
î. Le rite religieux
Selon les premières évidences, le rite religieux est une pratique où des
gestes sont liés dans un sens explicitement affirmé. Certains exemples nous
permettent de voir émerger ce sens au sein des actions les plus élémentaires:
on pense aux rites de la première gerbe ou à la cueillette de l’épi coupé en
silence dans les rites d’Eleusis. Des gestes coutumiers du travail y trouvaient un
sens transcendant: sans qu’intervienne la vertu de la parole, simplement parce
qu’un acte ordinaire était extrait d’une infinité de ses semblables, sorti de la
répétition monotone pour représenter la signification latente de tous les autres.
656
Les Idéologies
Considéré ainsi selon son origine la plus élémentaire, le rite n’ajoute pas
de l’extérieur une signification qui ne serait pas présente dans l’ensemble de la
vie. Les rites de la purification lustrale ou de la manducation, si répandus dans
les sociétés et dans les religions, s’appuient sur les ablutions et les repas quoti
diens. Donner forme, c’est alors isoler pour donner à voir. Séparer, c’est déjà
fonder.
D’autres formes rituelles vont plus loin dans cette construction. Elles ne
cessent pas, pour autant, de manifester dans des comportements ce qui était
latent dans un symbolisme plus élémentaire et plus diffus. Lors de certains rites
de fécondité, la femme qui se couchait dans le sillon fraîchement ouvert profé
rait toute une conception cosmique sans qu’il fusse besoin de paroles. Les rites
de la plantation de l’arbre, de la pose de la première pierre auraient pu aussi se
passer du langage. De soi, il est possible que le rite se limite à rassembler des
gestes contaminés par le même sens implicite. A condition de s’isoler, comme
une pratique semblable mais différente par sa séparation, des autres qui lui
ressemblent.
Quand la parole intervient dans le rite, ce n’est donc pas comme l’intru
sion d’un élément absolument nouveau, comme un corps étranger. Le rite
amène alors ouvertement le langage à une action, à ce qui en lui prépare ou
prolonge le geste, à ce qui le fait participer du même symbolisme élémentaire
que le silence d’Eleusis. Parfois, il ne fait paradoxalement que donner poids au
silence. Ainsi en était-il du latin dont s’entourait, il n’y a pas si longtemps
encore, le culte catholique et qui était inintelligible pour la majorité des fidèles.
Des exemples plus anciens portent plus loin le paradoxe : aux temps décadents
de l’Empire romain, les prêtres de certaines religions récitaient des formules
dont eux-mêmes ne saisissaient plus le sens ; la parole se trouvait ramenée à
l’opacité du geste.
Il n’en reste pas moins que la parole rituelle se veut d’ordinaire une reprise
du sens que révèle déjà le comportement qui a été isolé des autres. Elle pro
longe ce sens. Elle prétend dire que la signification de la conduite rituelle est
bien celle-ci et non pas telle ou telle autre possible ; que c’est cette signification
que les gestes suggèrent ou qui se trouve à leur origine. Dans les religions un
peu complexes, la parole rituelle se veut dénonciation de la magie, de ce qu’elle
considère comme une retombée ou un enlisement du sens.
Alors, la parole se détache de l’action pour lui servir de norme. Même là,
elle n’épuise évidemment pas toute la signification latente du rite. Elle ne fait
qu’élire et construire la cohérence d’un sens au-dedans et au-dessus du symbo
lisme originel. Elle se constitue quand même en une sphère nouvelle dont les
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
2. La procédure judiciaire
3. Les professions
judiciaire n’en ressemble pas moins aux lieux plus étendus et aux savoirs plus
évanescents des professions. Nous utilisons ce dernier terme selon le sens
conventionnel qu’il a pris en Amérique, qui lui est reconnu aussi en Europe : il
désigne ces occupations qui supposent une formation scientifique officialisée,
le plus souvent consacrée par l’Université et des corporations, où aussi la per
sonnalité singulière de celui qui l’exerce est censée être un facteur déterminant
de la pratique. Médecins, architectes, professeurs, ingénieurs, etc., la liste pour
rait être fort longue; elle serait, de toute manière, incertaine, car c’est juste
ment la première question qui se pose : celle de la constitution des professions,
de leur consolidation, de leur effritement au sein du plus vaste champ social.
L’histoire ancienne ou prochaine des professions nous montre que le pro
blème de fond est celui de la légitimation. Ce qui n’a pas été et ne va pas sans
des conflits où les normes dites scientifiques interfèrent avec bien d’autres :
sentiment d’un besoin que la population puisse nommer, lutte aussi des prati
ciens pour suggérer et définir ce besoin; consécration par l’Université et, bien
avant, par l’initiation préalable à l’humanisme des collèges; reconnaissance
légale par l’Etat; réglementations et codifications par les instances des corpora
tions : tout cela, et tant d’autres procédures, indique assez qu’une « pratique
professionnelle » se ramène à la construction et à la défense d’un terrain social
original.
La constatation doit être portée plus loin. La construction et la défense
d’une profession ne sont jamais acquises; elles se répètent au cœur même des
actes professionnels. Pour le souligner, nous serons contraint de nous concen
trer, comme pour bien d’autres cas de notre repérage, sur un exemple.
La médecine est une vieille profession, la plus ouvertement acceptée en
Occident, la plus nettement délimitée aussi par des mesures légales, mais dont
la pratique quotidienne est pourtant ouverte à tous les vents de la plus vaste
société. Le médecin dispose d’un savoir et d’un statut qui ne sont pas ceux de
son patient; il connaît des maladies et des remèdes. Les définitions de la mala
die n’en viennent pas moins d’abord du malade; ou, si l’on veut, elles sont
suggérées par la culture ambiante. Sur la notion de maladie, en ce qu’elle pour
rait avoir de précis et d’opératoire, la médecine finit toujours par se dérober.
C’est le médecin qui recherche le moins le sens des mots santé et maladie... C’est
l’appréciation des patients et des idées dominantes du milieu social plus que le
jugement des médecins qui détermine ce qu’on appelle maladie3.
3. Karl Jaspers, cité par Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le nor
mal et le pathologique, Les Belles Lettres, 1950, 69.
66o
Les Idéologies
4. Michel Balint, Le Médecin, son malade et la maladie, Payot, 2e éd., 1968, 26. On a pu véri
fier comment le médecin, à cause des conditions concrètes où s’exerce sa profession mais
aussi de ce qu’il est tentant d’appeler des « mécanismes de défense », élude les confidences
du patient. Voir jean-Paul Vallebrega, La Relation thérapeutique, Flammarion, 1962.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
4. La rationalisation du travail
662
........ .............
—
Les Idéologies
que opération et qui exigerait d’être comblé par des prescriptions. Elle est une
pratique originale : elle énonce ce qu’elle croit être le sens de la technique mais
qui est d’abord son sens à elle. Cela est d’autant plus évident que, comme on
l’a remarqué, Taylor appliquait ses méthodes à des travaux qui, pour une large
part, étaient déjà en décalage par rapport aux domaines de pointe de la tech
nique de son temps. Le «pelleteur de charbon», par exemple, n’était pas le
travailleur le plus représentatif du secteur industriel. Avec la liquidation des
traditions des métiers qui donnaient antérieurement forme à la praxis, l’idéolo
gie devait prendre le relais: un discours voulu, construit, ouvertement produit.
On a remis en question ses stricts calculs inspirés d’nne représentation primaire
de la technique5. Mais, dans les aménagements ultérieurs de la division du
travail, si l’on a tenu compte des «facteurs» humains, si l’on a élargi la place
faite aux groupes, à la motivation, au « moral » et même à la spontanéité, on a
toujours cherché et on cherche encore quelque discriminant du côté de la
technique. Dans l’expérience Hawthorne, l’ouvrier était réduit à ses sentiments,
une donnée reconnue comme irréductible sans doute, mais de moins de poids
que les impératifs techniques et économiques représentés, eux, par la direction.
Depuis Taylor, l’idéologie de la rationalisation du travail a continué sa course
et selon la même logique. Elle a interprété autrement les impératifs techniques,
elle a davantage reconnu que le travail met en cause des hommes et des pou
voirs; elle n’en a pas moins persisté à déguiser son propre arbitraire comme
discours sous des exigences qu’elle disait venir d’ailleurs.
Toute idéologie se donne quelque nécessité qui n’est pas celle de son dis
cours. Là-dessus, il n’est pas de meilleure illustration que l’exemple que nous
évoquons puisqu’il est tout proche de ces techniques matérielles où, depuis
Marx, on voit volontiers l’image privilégiée d’une praxis que l’on élargit ensuite,
sans parvenir à la bien définir autrement que par cette image centrale. L’image
a joué aussi pour Taylor et pour les pouvoirs plus contemporains qui président
encore à l’organisation du travail.
5. « Une chaîne de montage n’est pas une réalité naturelle, non sociale, comme l’est une veine
de charbon. Elle a été conçue, sa cadence a été décidée par des hommes, c’est-à-dire que la
nature du travail ouvrier, à partir du moment où l’industrie entre dans le nouveau système
de travail, dépend en grande partie des décisions prises par des techniciens responsables de
l’organisation du travail. L’industrie a été longue à se dégager des étranges affirmations de
Taylor. C’est à partir du moment où s’installe “l’organisation scientifique du travail” qu’il
devient absurde de parler d’un one best way technique. Parce que l’initiative professionnelle
de l’ouvrier n’est plus le principe central de l’atelier, l’organisation du travail doit considérer
l’homme comme un élément du système de production et non plus seulement comme un
homo faber» (Alain Touraine, «L’organisation professionnelle de l’entreprise», dans
Friedmann et Naville, éd., Traité de sociologie du travail, Colin, 1961,1, 397).
663
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
5. L’école
L’école nous offre un cas de pratique idéologique qui n’est pas sans quel
que continuité avec les rites religieux et les procédés judiciaires. Un ritualisme
apparent, plus ou moins prononcé, leur est commun ; un accent y est aussi
évident quant à ce qu’on pourrait appeler la moralité collective. Mais l’école a
plus d’ampleur que la cour de justice et concerne plus en profondeur l’ensem
ble de la vie sociale. Comme la profession ou l’usine, l’école est un lieu du
travail ; il est d’ailleurs présupposé par tous les autres. Enfin, parmi tous les
facteurs de cohésion de nos sociétés modernes, il faut sans doute lui recon
naître une sorte de priorité.
D’autres civilisations ont davantage que la nôtre diffusé dans la quotidien
neté l'acculturation des générations jeunes. Aucune n’a omis de marquer, par
des rites d’apprentissage ou autrement, les processus d’insertion des enfants
dans l’univers des adultes, l’entrée dans la plénitude sociale. Mais le monde
moderne a fait de l’école une société superposée à l’autre, une société idéale
qui se trouve en même temps un milieu particulier de la collectivité plus vaste.
L’école abandonne à la famille, aux contacts quotidiens et plus récemment aux
mass media l’apprentissage confus de la vie sociale ; elle se réserve une systéma
tisation, un survol de l’initiation. A l’usage de l’enfant, elle se veut la société
comme système et comme horizon ; elle exerce une fonction de transcendance.
On a beau la contester, et personne n’y manque aujourd’hui, on ne voit guère
comment la remplacer. Sa mise en retrait, qui lui est reprochée, est justement
la condition première de sa constitution comme pratique spécifique, comme
pratique d’un certain discours.
Ce discours ambitionne de réunir l’héritage social : celui d’un pays, celui
de l’Occident, celui de la plus vaste culture humaine. L’école prétend même
mettre ensemble de quelque façon la morale et la science ; car, comme toutes
les pratiques idéologiques, elle vise à réconcilier les valeurs et les faits. Et elle
n’y arrive pas comme une théorie ou une philosophie pourraient le faire, mais
en créant une société parallèle. L’école ne porte pas la transcendance pratique
qu’elle instaure dans quelque figure abstraite de 1 esprit ; elle transcende d’abord
664
Les Idéologies
par son conservatisme. Elle ramène les enfants en arrière de leur société, et de
plusieurs façons. Elle met en forme les traditions de pensée et de vivre ; elle
entend trier dans des programmes le savoir authentique ; elle incite les maîtres
à ne point violer les règles communes des conduites et des dialogues. Pour tout
dire, elle se réfère avant tout à ces schèmes idéaux dont nous avons déjà parlé.
Ne nous y trompons pas: ce conservatisme est, à sa manière, une utopie.
De quelque façon que ce soit et avec l’arbitraire qui est fatalement impliqué,
récapituler le devenir et la connaissance crée une largeur d’horizon que les
velléités quotidiennes de dépassement ne sauraient atteindre ou, en tout cas,
dire. En retirant les enfants des familles, en leur proposant un système de
valeurs et de savoirs autrement dispersés, l’école incarne pratiquement la trans
cendance. Ce conservatisme a été, en Occident, l’assise du développement
social. Sans lui, des individus auraient pu foncer vers l’absolu; avec lui, la pra
tique de l’absolu est devenue un milieu social particulier. Il a été et demeure
un prodigieux moyen d’assimilation d’enfants venant des milieux les plus
divers: broyage des origines pour constituer, à un certain niveau et pour
quelques-uns, une société globale. On a cru découvrir récemment que cela
avait favorisé la classe bourgeoise ; mais il y a longtemps déjà que l’on a pu voir
dans la classe bourgeoise un universel construit.
L’intellectuel aussi trouve dans l’école les fondements de son statut. Il n’est
pas toujours professeur. Mais que pourrait-il écrire ou penser sans cette pra
tique sous-jacente, étendue à tous les enfants, qui constitue son public après
l’avoir institué lui-même dans son rôle?
6. La politique
On éprouve quelque gêne à introduire, à la suite, les pratiques politiques.
La part de l’idéologie y est tellement éclatante, elle a tant de fois été dénoncée
que la politique paraît être moins un cas particulier que la somme ou l’exem
plaire de tous les autres. Pourtant, la politique est aussi une pratique particu
lière. L’idéologie de la souveraineté, par exemple, ne doit pas faire illusion, ne
doit pas cacher ce qu’elle veut justement oublier, à savoir que l’Etat est pra
tique singulière du général. La politique ne se situe pas si loin de l’école qu’il
pourrait d’abord le sembler.
Comment le pouvoir politique peut-il s’exercer? Les doctrines politiques
ont proposé là-dessus bien des dialectiques. Au commencement, un commen
cement qui sans cesse se renouvelle, il faut poser la force et ce qui s’y oppose,
c’est-à-dire la force encore. Le pouvoir n’est pas d’abord épandu ou resserré
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
sons des justifications abstraites. Il est visible dans ses titulaires, que ces derniers
soient désignés par l’hérédité ou l’élection6. Comment cet affrontement passe-
t-il à la sphère du droit où la valeur, sans qu’elle soit dépouillée des arbitraires,
puisse dominer? Comment le pouvoir devient-il un enjeu et un dépassement?
Il faut bien qu’émerge un enclos de la légitimité, un cercle du discours où les
affrontements soient restreints, où les faits et les valeurs soient circonscrits en
leurs enchaînements. Les constitutions jouent un rôle de ce genre. Les partis
et les groupes de pression aussi : ils font coaguler l’opinion dans des systèmes de
plus ferme cohérence et de plus longue portée. Qu’ils proviennent d’un ras
semblement d’intérêts, qui se donne ensuite un programme, ou qu’ils surgis
sent d’une doctrine qui cherche des adhérents, l’effet est le même : l’émergence
d’un champ du discours moins étendu que celui des forces en présence et des
langages éparpillés qu’elles supposent.
L’idée de représentation essentielle à nos démocraties ressemble de très
près à ce que nous disions des rites judiciaires. Elle est une simplification, une
transposition aussi : comme dans tous les cas où le discours doit se faire pratique
sociale.
D’une part, sans que l’on vise l’abolition de toute distance entre pouvoir et liberté
ou entre gouvernement et opinion de chacun, la représentation permet l’investi
ture par le peuple de gouvernants (exécutif aussi bien que législatif) chargés ensuite
d’assumer leurs tâches sans entraves excessives. En même temps, la représentation
est ici un moyen du consentement populaire, requis tant pour l’efficacité que pour
la liberté : grâce à elle, on tiendra compte de l’opinion générale, au moins pour les
questions majeures. Enfin, la représentation joue le rôle de moyen, mais non le
seul, de participation des citoyens à la vie politique. On ne postule plus que cha
que volonté empirique coïncide avec le pouvoir. On retient au contraire que la
démocratie requiert une démarche de désappropriation de chacun et oblige à la
responsabilité sociale. Cependant, un tel pouvoir investi par le peuple et contrôlé
par ses représentants, soucieux de consentements, attentif à l’opinion, se trouve
rapproché des libertés humaines, s’intériorise; les libertés de leur côté, par la
6. «Dès lors que le pouvoir est ainsi nommé et individualisé, et même s’il n’y avait aucune
exaction à souffrir ou à craindre de la part du détenteur du pouvoir, l’homme comme sujet
prend conscience de sa soumission à un autre homme. L’égalité primitive n’est plus respec
tée. La liberté qui a trouvé dans le chef sa première figure effective va se manifester dans le
sujet comme une exigence de liberté, car il peut éprouver sa soumission comme un asser
vissement. Face au pouvoir, et dès qu’il est nommé, va donc se dresser la contestation du
pouvoir » (P. Antoine, Du pouvoir personnel à la démocratie, dans Démocratie d’aujourd’hui,
Spes, 1963, 14).
666
Les Idéologies
667
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
Nous étions parvenu, pour notre part, à des constatations quelque peu sem
blables dans une monographie sur un groupement religieux. Notre perspective
de départ était pourtant différente. Au lieu d’étudier les attitudes envers une ou
des idéologies, nous nous proposions d’analyser la grammaire idéologique elle-
même à partir d’une sorte de manifeste: celui de la Ligue ouvrière catholique
du Québec (1947). C’est donc au creux du discours, et selon son texte écrit,
que nous avons mené l’exégèse de la pratique d’un mouvement social9.
Celui-ci, à l’instar de tous les groupements d’« action catholique » de l’épo
que, devait concilier une première antinomie, la plus large et la plus évidente :
officiellement chargé de prolonger l’action de la hiérarchie religieuse, il devait
aussi encadrer la classe ouvrière québécoise. À l’idéologie se trouvait donc
confié un prodigieux travail de syncrétisme. Il fallait, entre autres exigences,
concilier le rassemblement spirituel avec le mouvement d’action sociale.
L’idéologie y est parvenue en marquant des dégradés successifs, en multipliant
les transitions: effort de cohésion mais qui, pour s’effectuer, devient en même
temps explicitation des antinomies plus nombreuses et plus fines que, sans
l’idéologie, on n’aurait sans doute pas aperçues. Dans le Québec officiellement
catholique des années 1940, la réconciliation idéologique s’offrait comme une
8. Daniel Vidal, « Idéologies et types d’action syndicale», Sociologie du travail, 1968, 211.
9. Fernand Dumont, « Structure d’une idéologie religieuse », Recherches sociographiques, I, 2,
1960, 161-188.
668
Les Idéologies
synthèse mais tout autant comme une grille des contradictions encore confuses
dans les attitudes des militants ouvriers.
Dans les divers procédés du syncrétisme se révèlent ces antinomies. Le
canevas utilisé pour déchiffrer la société québécoise était emprunté aux thèmes
de «la doctrine sociale de l’Eglise»; les données prélevées sur le milieu n’en
étaient que des exemples, des illustrations. Des concepts comme capitalisme,
socialisme s’y retrouvaient, mais ce n’étaient pas là des notions qui eussent
d’abord pris quelque racine dans le milieu; ces schémas déréalisaient plutôt la
perception de la société. L’utilisation fréquente de la notion de masse (elle-
même importée) fournissait une aperception de la collectivité et plus particu
lièrement de la classe ouvrière; elle impliquait d’ailleurs des connotations
morales («la masse de ceux qui souffrent», «le salut des masses», etc.). La
famille jouait un rôle capital dans cette idéologie. Plus que tout autre groupe
ment, la famille québécoise de cette époque pouvait être considérée comme
étant à l’écart des grands conflits sociaux; son rôle s’était déjà quelque peu
effacé dans la vie quotidienne, mais les valeurs familiales demeuraient très
fortes. La référence à la famille comme base de la société permettait de jouer
sur la confusion, facile à commettre dans ce contexte, entre la situation et la
norme idéale.
Voulant se définir comme pratique sociale par une idéologie qui lui soit
propre, un mouvement social se donnait une définition de sa situation et de
celle de la collectivité plus vaste qui puisse constituer à la fois un cadre d’ana
lyse et un mécanisme de syncrétisme. Dire que ce système masquait à ses mili
tants l’histoire réelle serait trop court; il donnait un horizon et, pour dévoiler,
il dissimulait aussi. Comme pour les idéologies syndicales et les syndiqués dont
parle Daniel Vidal. Par la suite, au Québec, les antinomies tout autant que la
synthèse de la Ligue ouvrière catholique ont engendré de tout autres mouve
ments ouvriers et de tout autres idéologies : c’est que cette idéologie ouvrait à
l’avenir et à la mutation tout autant qu’elle ramenait an passé et au statu quo.
8. La nation
Presque à l’extrême d’un repérage qui ne se veut pas une typologie, il faut
maintenant choisir l’une de ces grandes idéologies qui, sans reposer toujours
sur des mécanismes aussi concrets, aussi évidemment perceptibles que ceux
que nous avons considérés jusqu’ici, n’en sont pas moins des pratiques. Elles
définissent de grands ensembles sociaux mais, là encore, non pas du dessus
comme dans une sphère à part de l’imaginaire : par le dedans en dégageant, du
669
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
10. Cité par G. Weill, L’Europe du XIXe siècle et l’idée de nationalité, A. Michel, 1938.
11. Cueillons cet exemple à propos de la langue: «La Suisse possède sur son territoire une
partie de ses nationaux parlant italien. Nul désir de ceux-ci de quitter le giron helvétique
pour s’intégrer dans une patrie italienne, et à peu près aucun mouvement, en Italie, pour
réclamer ces contrées comme des terres irrédentes. Lorsque se constitua, sous l’égide de
Bonaparte, la République cisalpine, les vallées italiennes de la Valteline qui étaient sujettes
des Grisons depuis un temps relativement court se libérèrent de la tyrannie des Ligues. Au
contraire, les italophones du Tessin et ceux des trois petits districts relevant bien plus ancien
nement des Grisons restèrent, les uns et les autres, dans le sein de la Confédération helvé
tique, les premiers dans un canton autonome, les autres toujours unis aux Grisons eux-mêmes
trilingues. C’est que le souvenir de luttes communes soutenues depuis le Moyen Age ou
celui de l’asile reçu lors de persécutions religieuses prévalurent ici contre les appels de
l’italianité, alors que le souvenir de la sujétion mal acceptée l’emportait là» (Jean-René
Suratteau, L’Idée nationale, de la Révolution à nos jours, Presses Universitaires de France,
1972, 38-39).
670
Les Idéologies
même pas lier toujours les idéologies nationales aux idéologies d’une classe
particulière, à celles de la bourgeoisie par exemple. Selon les lieux et les
circonstances, le milieu paysan, la classe ouvrière se sont considérés comme
solidaires de la bourgeoisie ou opposés à elle quant aux représentations de la
nation.
Voulant rendre compte de la nation, on est bien obligé de se rallier, du
moins comme conclusion provisoire, au point de vue auquel Nadel parvenait
après un examen semblable de la tribu : la nation, c’est la conception que ses
membres s’en font... Est-ce là céder à je ne sais quel idéalisme de la représenta
tion ? Non, à la condition que ce postulat une fois admis, on examine concrète
ment, et pour chaque cas, comment ces représentations sont la résultante d’une
construction au sein d’une histoire, comment aussi elles permettent un agir
collectif: comment, en d’autres termes, elles se sont constituées comme pra
tiques et comment elles fonctionnent de la même façon.
En France, par exemple, bien avant la Révolution, les provincialismes
avaient cédé devant des facteurs d’unification ; pour que la Révolution révèle
ouvertement la figure d’une conscience nationale, il fallait que se fût produite
une unification préalable, eût-elle été lente et diversifiée dans ses lignes de
cheminements ; il fallait aussi, mais par les mêmes processus, que se fût fait
jour l’exigence plus ou moins formulée d’une plus haute vue de l’ensemble
social. Le cri de « Vive la nation » fut à la fois le sentiment d’un manque et celui
d’une plus large appartenance. Mais la nation n’est pas un cri; l’idéologie non
plus. Bien vite, la politique révolutionnaire en a fait une pratique: «défense
nationale », « contribution nationale », « éducation nationale » - et cette « reli
gion nationale » de Robespierre, qui fit long feu - ont systématisé, aménagé,
organisé ce qui avait surgi du plus profond de la culture. Grâce à une faille
progressivement créée et brusquement élargie, une pratique s’est instaurée. On
sait quel renforcement durable lui a apporté ensuite le régime napoléonien.
D’autres cas, moins célèbres et moins ramassés dans le temps, pourraient
être invoqués. Si je me permettais de faire allusion à mon pays, le Québec, j’y
trouverais confirmation d’un processus semblable. Au temps de la colonisation
française jouaient à la fois des sentiments d’identité et de différence envers la
métropole ; colons français et Français de France se sentaient fondus dans une
même entité tout en prenant distance. La conquête anglaise a brusquement
accentué la conscience autochtone. Mais ce n’est que par l’instauration du
parlementarisme que ces sentiments confus et emmêlés furent portés sur le
plan des discussions et des définitions explicites : confrontés aux intérêts anglo-
saxons et aux pouvoirs politiques étrangers incarnés par le gouverneur et un
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
9. La science
Notre périple à travers la variété des idéologies n’est achevé qu’en appa
rence. Parmi les critères divers qui nous ont fait ranger les idéologies dans un
ordre plutôt que dans un autre, on aura vu que nous sommes passé des pra
tiques les plus évidentes à celles qui au premier regard le sont moins, des plus
circonscrites aux plus vastes. Par-delà ces critères et bien d’autres, un a été
constamment présent sans se dire. Il concerne le droit de considérer des phéno
mènes idéologiques aussi diaparates comme des pratiques : la science n’est-elle
pas elle-même une pratique idéologique ? Question considérable qui est par
tout présente dans ce livre. Ce sera du moins une bonne façon de la poser,
selon de premières formules, que de ranger la science elle-même dans notre
échantillon.
Que la science se mêle à toutes les pratiques idéologiques, chacun des
exemples que nous avons examinés le montre. Soit que le discours idéologique
se donne comme une science en empruntant des garanties à de plus strictes
théories, soit que la pratique englobe et prolonge la science en de plus larges
aménagements de la vie collective : dans tous les cas, la science compose avec
l’idéologie. Le rite religieux avec la théologie, la pratique judiciaire avec le
droit, le travail avec «l’organisation scientifique», les nationalismes avec l’his
toire supposent des connaissances ; l’école ou les pratiques professionnelles dif
fusent des savoirs. L’insertion des sciences dans les diverses pratiques en fait
autre chose que ce que l’on veut bien considérer comme telles dans les ordi
naires et trop restreintes considérations épistémologiques.
Mais la science elle-même, si isolée que l’on puisse la concevoir, ne
comporte-t-elle pas, de soi, une pratique idéologique ?
Il faut commencer par rappeler quelques lieux communs. L’objet de la
science n’est pas un donné, mais un construit. Cette construction n’est pas
seulement l’œuvre de quelques esprits solitaires, ni même la miraculeuse noos-
phère où s’enchaînerait la généalogie des savants. Mieux que personne,
672
Les Idéologies
quées l’une par l’autre. Bel exemple d’une réintroduction, qui n’est pas une
dissolution, d’une pensée scientifique dans une plus large pratique.
Il faut donc récuser les dichotomies que l’on effectue habituellement entre
épistémologie et sociologie de la connaissance comme si la première seule
nous faisait pénétrer dans la logique interne de la science, alors que la seconde
n’en explorerait que les alentours. Ne plaidons pas, par ailleurs, pour la confu
sion, mais bien plutôt pour des distinctions plus nombreuses et plus complexes
dont les observations précitées de Canguilhem fournissent un bon exemple.
Ces distinctions permettraient justement d’envisager la science selon l’étendue
de sa pratique.
La brève évocation d’une idéologie scientifique nous permettra de le mieux
suggérer.
On sait l’importance qu’a eue, pour la psychologie contemporaine, l’appa
rition du béhaviorisme dans l’Amérique du début du siècle. À ce propos, il est
difficile de parler d’une théorie puisque, sous une étiquette commune, les cons
tructions théoriques les plus diverses se sont développées. Il s’agissait plutôt
d’un déplacement dans la manière de concevoir l’objet: on rejetait l’étude de
la conscience pour s’attacher à l’observation du comportement.
Ce déplacement peut être considéré à plusieurs plans.
Aux sources d’un pareil mouvement scientifique, se reconnaissent les inci
tations d’un milieu social particulier. Watson, le père officiel du béhaviorisme,
le confessait lui-même. Un certain machinisme répandait partout ses imageries
et les transposait facilement à la société et à l’homme. Rendement, utilité, pré
vision, adaptation étaient langage courant du capitalisme triomphant d’alors.
Si le darwinisme a joué un très grand rôle dans la naissance du béhaviorisme,
son influence n’a pas été moins importante sur les grands capitaines d’industrie
de l’époque ; les discours de Carnegie, par exemple, fourmillaient de références
à la «sélection des plus aptes» qu’il appliquait au monde des affaires et du tra
vail.
Constatation banale, dira-t-on: les sciences trouvent suggestion dans un
contexte idéologique. Mais poussons plus avant. C’est de l’intérieur même du
mouvement béhavioriste, dans les polémiques scientifiques qui l’ont constitué
comme psychologie nouvelle que se discernent des conflits de pouvoirs. Tilquin
le souligne à la suite d’auteurs américains:
[Le béhaviorisme] n’a que peu de rapports de filiation avec le matérialisme, doc
trine trop philosophique... On peut dire de lui ce que Boring a dit du fonctionna
lisme, qu’il est le soulèvement d’une colonie contre la métropole, le soulèvement
674
Les Idéologies
des psychologues coloniaux américains contre leur mère patrie, Leipzig, et l’auto
ritarisme de leur gouverneur, Titchener13.
Si la science se tourne vers un nouvel objet, le rend concevable, donne
commencement à de nouvelles théories, c’est donc que le milieu social plus
vaste et que le milieu scientifique lui-même l’y incitent. La science prend dis
tance en retournant sur le milieu sa propre polémique. Il n’y a pas là seulement
influences ou procédés qui donneraient à la science son départ. C’est au cœur
même des théories que ces débats peuvent être reconnus. Quand les béhavio-
ristes chercheront, dans leurs expérimentations, à ramener la motivation à
l’aire immédiate des comportements et la pensée à un instrument, quand ils
concevront le langage comme une économie d’énergie ou comme l’attente
d’une réaction (signgestalt expectation), quand ils prétendront avec Lashley
que « mind is behavior and nothing else », ils continueront d’affirmer tout au
long de la construction de l’objet, dans la texture de la théorie et de l’expéri
mentation, ce qu’ils avaient proféré au sein des débats idéologiques initiaux.
C’est de part en part qu’une pareille pensée scientifique se constitue comme
discours idéologique et comme instauration d’une pratique spécifique. On ne
s’étonne donc pas que, débouchant sur des applications à l’éducation ou à l’in
dustrie, ce courant de recherche ait traduit en normes de la vie sociale ce qu’il
lui avait d’abord emprunté pour se constituer. Ce n’est pas seulement, répétons-
le, par ses commencements que la science est discours ou pratique idéologique
mais par l’ensemble de son parcours et la totalité de son dire.
L’étiquette idéologique étant couramment péjorative, voulons-nous pré
tendre qu’une pareille tentative scientifique perd toute objectivité? Nous ne
suggérons rien de tel. Que la science trouve son commencement dans un
milieu plus vaste, contexte social ou entrecroisement de sciences préexistantes,
ne préjuge en rien de sa vérité ou de sa fausseté. Que tout au long de son
déploiement elle s’appuie sur ces suggestions de départ dont elle aura fait
comme une norme qui guide son cheminement, cela non plus ne préjuge pas
de sa valeur. Cela montre simplement que l’on aurait intérêt à distinguer plus
nettement, pour les sciences, le problème de la construction de l’objet et le
problème de la vérité.
On devrait faire de même pour toute pratique idéologique.
678
Les Idéologies
qu’en définissant aussi la forme d’un agent, d’un sujet. Statuts et rôles sont
partout répandus dans la vie sociale ; nos comportements y trouvent des modèles
de situations, de procédures, de finalités. Mais ils sont disparates; nous ressen
tons souvent, quand nous les épousons tour à tour, leurs contradictions. Pour
surmonter cette dispersion et ces divergences, les pratiques idéologiques créent,
au-dessus ou en marge de tous les autres, des rôles et des statuts plus stricte
ment enchaînés.
Cela aussi, nos exemples nous l’auront fait voir avec évidence. Le rite ne se
dégage que par la mise en retrait de comportements qui pourraient convenir à
tous ; il propose des actions qui relèvent d’une autre forme que celles des statuts
sociaux variés de ceux qui l’épousent. La politique refoule toutes les apparte
nances qui ne seraient pas celles du citoyen. Accusé, juge et jury ne sont pas
censés se rejoindre par leurs insertions ordinaires dans la vie sociale. Médecin
et malade poursuivent un dialogue où d’autres affinités sont écartées; Freud a
formulé là-dessus des prescriptions révélatrices quand il interdisait au psycho
thérapeute d’autres relations avec son patient que celles de la psychothérapie.
11 n’y a pas de rationalisation possible du travail sans le postulat rigoureux que
les individus en cause ne sont que des travailleurs. Les mouvements sociaux ne
procèdent pas autrement: une centrale syndicale réunit des gens de conditions
très diverses, par exemple des ouvriers d’usine et des professeurs d’université ;
c’est en retenant le salariat ou la dépendance que l’on crée un nouveau statut
qui pourra, dans ce champ d’exercice, dépasser largement ce qu’il est convenu
d’appeler les relations de travail. Cela est plus net encore, s’il se peut, pour les
idéologies qui fondent une société globale : la nation, que nous avons retenue
comme exemple, n’est évidemment pas la somme des statuts sociaux sous-
jacents ; elle propose un statut original où l’individu a le sentiment d’appartenir
à une vaste collectivité mais parce qu’il est partie prenante à une pratique idéo
logique particulière. Enfin, l’adhésion à une idéologie scientifique confère un
statut au savant dans la cité scientifique : ce à quoi ne pourrait pourvoir, à elle
seule, l’utilisation des procédures de vérification puisque la science est aussi
partage d’hypothèses, de visions du monde.
En définitive, considérées par rapport à la logique la plus générale de l’ac
tion et à la plus large praxis, les pratiques idéologiques nous donnent avant tout
le sentiment d’une construction de sociétés spécifiques. Si, en retour, nous
avons l’illusion qu’il y a une société plus vaste, cela nous vient sans doute de ces
sociétés particulières que nous édifions. Ce n’est pas par hasard que, cherchant
à démontrer l’irréductibilité du phénomène social, Durkheim invoquait
comme expériences privilégiées le droit et l’école: l’un et l’autre se situent
effectivement parmi les formes les plus avouées des pratiques idéologiques.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
2. Action et dédoublement
L’action est exploration d’un espace et d’un horizon ; elle se reconnaît dans
un champ du possible. Il lui faut aussi trier, choisir: elle doit ramener l’espace
à une situation circonscrite et l’horizon à une fin définie. Ce double processus
n’est pas préalable à l’action ; il est ce par quoi elle prend forme.
Cette forme est repérable. Elle ne se confond pas avec l’alternance de
l’ouverture et de la réduction. Pour l’agent, l’ouverture n’est pas indéfinie pas
680
Les Idéologies
681
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
permutations de signes qui sont inconnues chez l’animal. Mais il se mêle à tant
d’images et de symboles, qui ne supposent pas toujours son intervention, que
ses plus hautes envolées sont complices de ce qui se dit dans des réactions appa
remment plus grossières.
Déjà chez l’animal, l’apprentissage donne l’impression d’une certaine
réflexivité. De même, l’habitude chez l’homme. Mais c’est plutôt l’élargisse
ment et, pour mieux dire, la transmutation de cette réflexivité qui marquent
dans l’action humaine les jeux de l’ouverture et de la réduction. La perception
est une mise à distance des choses ; l’environnement me semble agir sur moi du
moment où je le pose. Revenant sur ces démarches qui sont déjà les siennes,
l’esprit peut en dégager les procédés dans un langage. La technique et la science
trouvent là leurs plus humbles commencements.
Et il en est ainsi pour ce qu’on appelle la culture. Assurément, grâce au
langage articulé, grâce aux amples processus réflexifs qui les prolongent ou les
suggèrent, les signes humains créent souvent une prodigieuse distance par rap
port aux réactions et aux comportements concrètement observables. Cela
contraint à changer le registre de l’examen, non pas à épouser des vues qui
soient radicalement différentes1. L’action humaine ne se réduit pas aux com
portements; ses formes sont plus vastes. Mais un ensemble social est aussi une
action, c’est-à-dire que s’y discernent ouvertures, réductions, signes: c’est ce
que nous appelons communément Y histoire. Les lectures que nous en faisons
impliquent toujours ces renvois des procédés aux signes et des signes aux pro
cédés par lesquels se constitue et se déchiffre toute pratique.
Si rien n’autorise à distinguer une praxis de ce qui ne serait pas elle, un
dédoublement est pourtant perceptible dans ce monde des actions2.
1. « L’homme qui devient social n’est pas l’animal qui existait avant la mutation qui lui permet
de le devenir. C’est un homme qui est devenu artisan, artiste, qui a inventé le langage et
découvert le culte. Il s’est fait social au cours de chacune de ces transformations, dans cha
cune desquelles la société est à la fois résultat et condition, effet et cause» (M. Pradines,
Traité de psychologie générale, Presses Universitaires de France, 1958, II, I, 13).
2. Il m’est arrivé ailleurs, pour esquisser une théorie de la culture, de parler de dédoublement
(Le Lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Editions H.M.H.,
1968). Cette notion visait à désigner un phénomène global, et selon la première appréhen
sion que nous en avons: pour le sujet social, la société est à la fois un enracinement et un
horizon. D’un côté, le sens est épandu sur les choses, mieux encore il se confond avec elles ;
d’autre part, nous le voyons ou le portons devant nous, formulé dans des oeuvres. La notion
de dédoublement ne saurait prétendre, en son sens premier, qu’à pointer cette expérience
ressentie à travers la multiplicité de nos perceptions de la société. La considération des
pratiques idéologiques permet d’aller plus loin. Le dédoublement ne s’y perd pas dans le
682
Les Idéologies
Le mythe nous l’aura fait voir pour les sociétés traditionnelles. En effet, il
est impossible de confondre le mythe avec les autres pratiques. Tout comme
nous, l’homme archaïque se livre à des réactions tâtonnantes et à la quête de
conduites cohérentes ; il dispose de modèles multiples pour les espèces diverses
de ses actions Le mythe ne saurait être dissout dans cette variété de gestes et de
signes. Il prétend donner forme à l’histoire, polariser le sens de multiples évé
nements; cependant il n’assume pas toutes les éventualités et toutes les situa
tions. Il est une construction particulière de la totalité sociale, mais où on croit
lire la signification de l’ensemble. L’observateur extérieur est frappé par cette
construction, ce bricolage comme dit Lévi-Strauss :
[Le mythe] s’adresse à une collection de résidus d’ouvrages humains, c’est-à-dire à
un sous-ensemble de la culture... ; la pensée sauvage, cette bricoleuse, élabore des
structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements5.
Dans le mythe, on retrouve des matériaux qui proviennent d’un plus vaste
chantier de la pratique.
A l’encontre de ce qui se produit pour le mythe, c’est au cœur d’une tem
poralité homogène que s’effectue le dédoublement par lequel s’édifient les pra
tiques idéologiques. À celles-ci, en un sens, on pourrait appliquer aussi
l’étiquette de bricolage puisqu’on ne saurait y voir l’aboutissement d’une stricte
réflexivité qui, de la praxis éparse, en ferait une autre, cohérente et consciente
d’elle-même. Mais si bricolage il y a, il est infiniment plus conscient de ses
procédés de construction que celui du mythe dans le contexte traditionnel.
En effet, et nous l’avons déjà souligné, chacune de ces pratiques comporte
un savoir. Dans le cas des idéologies scientifiques, la science même est visée.
Dans les pratiques judiciaires, les professions, la rationalisation du travail,
l’école, la science se retrouve comme une sorte de noyau De grandes idéolo
gies comme la nation sont impensables sans le support d’un savoir historique,
susceptible d’ailleurs de lectures concurrentes au sein du groupement en ques
tion. D’autres pratiques idéologiques n’invoquent pas la science mais elles pos
sèdent toutes un corpus d’argumentation, d’analyse et de synthèse qui en font
justement un discours. On dira peut-être que le mythe aussi est un discours et
chassé-croisé des actions et des représentations: il s’exprime dans des constructions qui se
veulent ouvertement des pratiques du dédoublement. Pour l’étude des phénomènes sociaux,
les idéologies ont ainsi une exceptionnelle valeur opératoire ; la société s’y définit elle-même
comme dédoublement, comme pratique de sa totalisation.
3. La Pensée sauvage, Plon, 1962, 29, 33.
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Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
3. Le discours idéologique
5. À titre d’exercice méthodologique, j’ai analysé une idéologie suffisamment restreinte pour
qu’il soit possible d’y repérer les antinomies et les procédés de réduction. Je me permets de
renvoyer de nouveau à mon article: «Structure d’une idéologie religieuse», Recherches
sociographiques, 1960, 2, 161-189.
685
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
6. La notion de « loi naturelle », si importante pour l’idéologie libérale, fournit ici un exemple
qui confine au paradigme : « L’identification de la loi morale à la loi physique permet d’ac
corder à la loi morale la même nécessité et la même uniformité qu’à la loi physique. Encore
plus, la réduction de la morale à l’économie dote les lois économiques d’une nécessité
physique et morale : elles établiront nécessairement l’ordre le plus conforme à la réalisation
de l’homme, celui qui répond en même temps aux aspirations les plus intimes de son être.
Tant la morale que la physique garantiront les théories économiques de l’école» (André
Vachet, L’Idéologie libérale, Éd. Anthropos, 1970, 275).
7. C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Rhétorique et philosophie, Presses Universitaires de
France, 1952, 34.
686
Les Idéologies
n’est d’ailleurs qu’une illustration d’un mode de pensée infiniment plus géné
ral et qui relève de ce que Mach appelait l’«expérimentation mentale». Ce
mode de pensée se manifeste dans toutes les variétés de l’action humaine. Aussi
ne peut-on, comme le fait Mannheim, l’opposer carrément à l’idéologie. Si
celle-ci a pour fonction d’effectuer une détermination de l’espace de l’action,
elle doit fermer le champ des possibles mais, tout aussi bien, supposer un inven
taire des possibles. Bien plus, l’utopie n’est pas seulement dans le discours idéo
logique; elle fonde le discours lui-même. Elle suscite l’espace où situation et
fin procèdent à leur réduction réciproque. Car l’espace de l’idéologie n’est pas
simplement un enclos délimité dans le champ de la plus vaste praxis: il relève
d’une société qui, tout en étant reconnue comme réelle, est aussi société
idéale.
On devrait donc retrouver le travail de l’utopie dans toute idéologie, fût-
elle conservatrice. C’est bien ce qui arrive en effet. Les images de la « Great
Society » ou de la « société juste » continuent d’être proposées par les idéologies
politiques de droite aux Etats-Unis comme ailleurs : un ordre acquis ne peut se
dire seulement en se référant à ses origines mais en trouvant, pour ses prin
cipes, caution dans l’avenir. La procédure judiciaire serait impossible sans
l’utopie de la justice, la médecine sans celle de la santé, le nationalisme sans
figures du futur collectif, l’école sans visées d’une culture idéale, la doctrine
scientifique sans l’anticipation de conquêtes que la recherche n’a pas encore
assurées.
Il est vrai que le conservatisme va chercher d’ordinaire les représentations
de ses valeurs dans le passé. Par exemple, les traditionalistes du XIXe siècle,
comme Maistre, Bonald, Guéranger se proposaient de restaurer la société
médiévale ; mais c’était justement une utopie, non pas comme dirait Mannheim
parce qu’elle ne s’est pas réalisée, mais parce qu’elle était figure concrète d’un
idéal. D’ailleurs, les utopies que comportent les idéologies dites de gauche ne
sont pas toutes situées dans le futur : que l’on se souvienne du rôle qu’a pu jouer
le mythe du bon sauvage pour les idéologues d’avant-garde, la référence à la
Révolution française pour Michelet, le souvenir de la Commune dans béau-
coup de mouvements sociaux contemporains... Il est même de beaux exemples
où la nostalgie du passé renvoie aux plus audacieuses anticipations: on sait
combien dans les socialismes du XIXe siècle, ceux que Marx a justement quali
fiés d’utopiques, la nostalgie des formes traditionnelles du travail se projetant
dans des figures de l’avenir mettait radicalement en cause le présent intolérable
de l’industrialisation.
688
Les Idéologies
11. Dans Le Mythe de la cité idéale (Presses Universitaires de France, 1960, 55 et suiv.), Roger
Mucehielli propose un très suggestif parallèle entre More et Machiavel où se marque net
tement, à notre sens, cette distinction entre l’utopie «pure» et l’utopie idéologique; chez
l’un et l’autre auteurs, on trouve le même radical procès de leur société mais, selon le cas,
le diagnostic mène à un rêve ou à un projet.
12. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, I : Le volontaire et l’involontaire, Aubier-Montaigne,
1963, 382-383.
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Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
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Les Idéologies
13. On pourra relire, si besoin est, un des plus riches articles de Freud, « L’inconscient» (1915),
dans la Métapsychologie, Gallimard, 1968, 65 et suiv.
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L'idéologie
comme pouvoir de parler
î. L’idéologie et l’oubli
Le discours idéologique propose une norme qu’il insère dans une pratique
où elle devient en quelque sorte objective, naturelle. Il y faut la contrainte.
Cette norme ne s’implante pas dans un vide social : pour prendre place, elle
doit masquer ou liquider d’autres paroles. Celles-ci ne disparaissent pas pour
autant; souvent, ce qui est écarté par la pratique idéologique officielle survit
ailleurs et y poursuit sa vie propre. Il arrive même que ce qui a été méconnu
resurgisse dans des idéologies concurrentes.
Pour le mieux voir, il sera utile de distinguer entre expérience et expression.
Celle-ci n’est pas la traduction de celle-là dans une sorte de transparence.
L’expression est un ensemble de repères quant à l’objet visé par l’expérience.
La réflexivité est la récupération, toujours incomplète et sans cesse modifiée,
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
forme plus rigide : il s’agit souvent d’une autre forme du droit, encore concur
rente parfois du droit officiel et qui, en tout cas, le fut longtemps. Et quand
cette forme dépérit, c’est en un sens parce que les normes officielles les assu
ment mais aussi parce qu’elles les refoulent. Le discours idéologique se nourrit
de la destruction ou du morcellement d’un autre discours.
Une région du Québec fournit là-dessus une illustration intéressante. La
Beauce québécoise, pays de paysans fiers et chicaniers, a toujours été célèbre
par ses recours fréquents aux tribunaux. Pourtant, entre le droit officiel et un
autre droit qu’il serait aberrant de confondre avec la jurisprudence, le rapport
n’a longtemps été que de coexistence ou d’échange d’égal à égal. Encore
aujourd’hui, l’idéologie juridique moderne n’y triomphe qu’à grand-peine de
l’expression juridique traditionnelle. Dans un livre écrit en collaboration avec
sa femme, un avocat de la région caractérise admirablement cette loi populaire
en tant qu’elle est expression de solidarités vécues :
L’autorité de la loi populaire ne se discute pas. C’est un ensemble de formules, de
coutumes et de rites, œuvre d’une collectivité comme la ruche est l’œuvre de l’es
saim. L’individu ne la comprend pas, il y est compris. On peut en dégager une idée
de justice, l’expliquer, gloser. Pour cela, il faut être de l’extérieur. A l’intérieur on
s’y conforme simplement1.
1. Plus loin, les auteurs ne manquent pas de s’interroger sur le destin de cette forme tradition
nelle du droit: « Notre loi populaire, celle que nous connaissons, partie intégrante de notre
culture populaire actuelle, disparaît en même temps que les traditions locales. Il est normal
qu’il en soit ainsi parce que la vie des traditions ne dépend pas seulement de leur transmis
sion orale au sein d’une collectivité mais découle d’un type stable et cohérent de genre de
vie. Or, une véritable révolution bouleverse la mentalité commune. Les traditions, la cul
ture populaire disparaissent ou se transforment presque à notre insu. Cependant, la civilisa
tion dont elles témoignent continuera d’exister encore longtemps. Nous transporterons
d’une civilisation à l’autre tout le fond de notre inconscient collectif» (Quand le peuple fait
la loi, H.M.H., 1972).
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
chaîne... ça a été un loupé qui a coûté x millions. Ils pourraient quand même
demander aux gars ce qu’ils pensent de telle transformation... Ce que trouve un
ouvrier, ça ne compte jamais. Si ça vient d’un ingénieur, on vient tout de suite sur
la machine pour bricoler et voir si ça marche2. 3 *
Il suffit d’avoir fréquenté des ouvriers ailleurs que dans des meetings pour
avoir entendu mille fois des propos de ce genre.
Ils nous ramènent à ce que nous avions déjà constaté pour le droit ou pour
la théologie. Dans tous les cas, le discours idéologique ne s’oppose pas à l’er
rance du langage mais à un autre discours qu’il empêche de se constituer selon
les prétentions d’un consensus universel. Ce qu’il entrave n’est pas absence de
discours, néant de forme; il est un savoir qui censure un autre savoir et qui,
dans sa victoire, ne s’assujettit pas seulement l’autre discours, mais le désagrège
dans sa possibilité de parvenir à la reconnaissance.
2. Oubli et refoulement
2. Rapporté par P. Bernoux, « Les O.S. : une certaine division sociale du travail », Économie et
Humanisme, 203, janvier-février 1972, 13.
3. On rejoint encore le noyau de l’idéologie libérale qui fut, nous l’avons dit, la matrice de
bien d’autres en Occident.
698
Les Idéologies
4. On se souviendra d’un cas extrême, non point unique pourtant: les pressions exercées par
Marcelin Berthelot, alors ministre, pour imposer dans les écoles françaises ses préférences
quant à un mode de notation chimique récusé ailleurs. Voir A. Ranc, La Pensée de Berthelot,
Bordas, 1949.
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Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
700
Les Idéologies
rente de l'autre et tout aussi formelle. Il serait tentant de reléguer cet exemple
dans le passé; mais la dualité de plus en plus évidente entre le droit individuel
et le droit des groupes dans les législations de nos pays occidentaux, l’essor
contemporain du «droit social» montrent bien que le refoulé est toujours là:
comme la perpétuelle résurgence de ce que l’idéologie libérale prétendait avoir
aboli.
Il n’est pas difficile de trouver des phénomènes semblables du côté des
orthodoxies théologiques. Les messianismes, dont on parle beaucoup dans la
littérature scientifique actuelle, sont un exemple particulièrement suggestif.
Commentant des travaux récents, Michel de Certeau écrit:
A la manière dont les volcans jettent à la surface les éléments d’un sous-sol, les
messianismes, moments d’affleurements violents des croyances populaires, ouvri
raient une issue à des fermentations religieuses spontanées sorties d’un soubasse
ment hétérogène et d’attitudes latentes collectives - religieuses ou non - différentes
des institutions on des règles officielles. Dans un cas comme dans l’autre, une
équivoque caractériserait l’emploi du langage religieux; il fonctionnerait autre
ment qu’il ne le dit; il cacherait une autre réalité que celle qu’il énonce; il aurait
un double sens, soit politique, soit constitué par une autre expérience religieuse, et
cette signification implicite ne correspondrait pas à ce qu’il affirme explicite
ment .
Le troisième cas que nous avions retenu est plus complexe ; mais il va plus
loin dans le même sens. Des mouvements sociaux peuvent toujours faire mon
ter jusqu’à l’idéologie un droit parallèle qui fera concurrence au droit le plus
officiel. Sur le terrain mouvant de la religion, des poussées messianiques surgis
sent sur le devant d’une scène où les théologies n’ont jamais une emprise tout
à fait assurée. Mais, face à la science de l’ingénieur, comment donc pourrait
prendre forme le savoir de l’ouvrier sans instruction? Ici, par principe, l’idéolo
gie paraît avoir définitivement refoulé les expressions concurrentes.
Ce n’est pas si certain. Pour le droit comme pour la religion, le refoulé ne
revient pas dans l’état où il était avant le refoulement Le « droit social », les
messianismes ne sont pas des morceaux du passé, des strates géologiques qui
réapparaîtraient dans leur état antérieur. Le refoulement est aussi une histoire
de l’expression ; ce qui a été oublié par la mémoire officielle poursuit son deve
nir propre. Et parfois, le refoulé ne resurgit pas dans le même secteur que le
discours officiel qui l’a évincé; il se déplace pour se dire ailleurs. Le syndica
lisme (de même que bien d’autres mouvements sociaux) est significatif à cet
7. Michel de Certeau, « Religion et société: les messianismes», Ftudes, avril 1969, 608-609.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
702
Les Idéologies
Oubli, refoulement, retour du refoulé : nous savons bien ce que peut avoir de
contestable l’usage que nous avons fait de ces notions. Nous avons déjà récusé
toute transposition directe de la psychanalyse à la société et à l’histoire. Un
schéma conceptuel, valable parce qu’il se donne un objet circonscrit, s’effilo
che dès que l’on veut en étendre indéfiniment la puissance de suggestion. Nous
croyons avoir évité ce danger. Nous n’avons pas voulu procéder à un essayage
de notions empruntées sur une réalité qui n’aurait pas d’abord été considérée
pour elle-même. C’est bien plutôt à partir des idéologies, des phénomènes
qu’elles mettent en jeu, que l’analyse nous a incité à utiliser de pareilles notions.
On pourrait inventer d’autres mots pour qualifier les mécanismes en cause: si
nous ne l’avons pas fait, nous avouerons que c’est parce que la comparaison, et
non pas la transposition je le répète, ne manque pas d’être suggestive. Elle
méritait d’être retenue dans ces réflexions qui ne sont qu’une première recon
naissance du terrain.
Il est d’ailleurs, en la matière, un critère plus décisif que tous les autres. Les
notions utilisées ne sont légitimes qu’à la condition de ne point impliquer une
métaphorique extension du sujet individuel à des sujets collectifs. Quand nous
écoutons la voix des idéologies, qui oublie et refoule, qui revient dans le retour
du refoulé? De quels sujets collectifs s’agit-il?
Nous retrouvons un problème fondamental qui nous a préoccupé depuis
le début. Il serait bien court de nous demander tout de go quel est le titulaire
du discours idéologique, comme si le sujet était donné avant que ne commence
le discours. Le sujet se forme dans et par le discours. Il varie donc en fonction
des idéologies. Mais, en continuité avec ce que nos analyses précédentes nous
ont révélé de la nature de l’idéologie, peut-on repérer un terrain commun où
se forment les sujets collectifs à la dimension même des sociétés globales?
C’est dans cette perspective qu’il faudrait reprendre le problème immense
des classes sociales. Il n’en est pas question dans les limites du présent ouvrage.
Tout au plus peut-on indiquer comment l’idéologie le pose ; quitte à laisser à
entendre que c’est la seule façon de le poser, car telle est bien notre conviction.
La meilleure manière de la faire partager consistera à souligner que l’oubli, le
refoulement, le retour du refoulé constituent non seulement la réalité des idéo
logies mais tout autant la réalité des classes sociales elles-mêmes.
Ne nous attardons pas à dénoncer ce qui l’a été tant de fois : une définition
des classes comme groupes déterminés par des facteurs dits objectifs, tels que
l’occupation ou le revenu. Il suffit d’avoir pratiqué un peu la recherche
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
empirique pour avoir constaté que, devant une liste des occupations ou une
échelle des revenus, on peut tenter toutes les coupures, toutes les classifications
imaginables sans rejoindre pour autant les césures et les ensembles qui sont
significatifs pour les individus impliqués Par ailleurs, sous prétexte que les
répartitions faites de l’extérieur ne peuvent suffire, le recours aux représenta
tions des agents ne mène pas fatalement plus loin : il se peut que l’on n’ob
tienne que des opinions. Si, dans une enquête, je demande à un interviewé de
fabriquer une hiérarchie des occupations et des revenus, il y arrivera en y met
tant quelque bonne volonté ; rien ne me prouve que dans sa participation à la
praxis sociale, ses conduites et sa conscience quotidiennes procèdent d’une
telle échelle.
Pourtant, une fois encore, il faut reconnaître tout le pouvoir du langage.
S’il y a telle chose que des classes sociales, on ne doit pas commencer par se
demander quels en sont les facteurs sous-jacents, mais plutôt comment on en
parle. La parole, ici comme ailleurs, n’est pas le compte rendu de ce qui n’est
pas elle, mais le phénomène lui-même en autant qu’il peut être perçu. Et on
ne ramènera pas le phénomène aux opinions si, envers le langage des classes
sociales, on procède comme pour l’idéologie: si on reconnaît une dénivella
tion du discours, des couches et des ruptures qui permettent de percevoir le
sujet dans les langages où il tente de se constituer.
A un premier plan, une constante peut être dégagée. Toutes les sociétés
que nous connaissons ont utilisé une vision dichotomique qui répartit les gens
entre « ceux qui sont en haut » et « ceux qui sont en bas » de l’univers social. Les
expressions utilisées pour qualifier les termes de cette dichotomie ont varié; il
semble toutefois, comme a essayé de le montrer Ossowski9, qu’elles peuvent se
ramener à trois : dirigeants et dirigés, riches et pauvres, ceux pour lesquels on
travaille et ceux qui travaillent... Ces trois appellations prêtent évidemment à
diverses combinatoires.
Voilà donc une première constante du discours idéologique portant sur les
groupements sociaux les plus étendus, sur ceux qui renvoient, à la différence de
tant d’autres, à la société globale comme telle. Mais les sociétés s’attachent à
donner un statut à cette antinomie: comment s’y prennent-elles? Deuxième
couche des représentations où se discernent aussi deux grandes options.
L’opposition entre « ceux qui sont en haut» et « ceux qui sont en bas » peut
être surmontée dans une représentation de valeurs communes qui ramènent
les agents à une hiérarchie de fonctions. L’inégalité prend alors un sens positif.
Le système des castes est un modèle de cette solution : la religion, terrain parti
culier de l’universel, résorbe dans une synthèse ce qui se trouve, sur d’autres
terrains, économique par exemple, abandonné à ses contradictions. Dans
d’autres sociétés, les conflits sont portés au premier plan, mais non sans que
l’on y aperçoive une ligne essentielle de clivage; celle-ci explique pourquoi la
réconciliation par en haut, comme dans le système des castes, est impossible
ailleurs. Ce clivage, Louis Dumont l’a parfaitement discerné:
De même que la société naturelle se hiérarchisait, trouvant sa rationalité en se
posant comme totalité dans une totalité plus vaste, et ignorait l’individu, de même
la société rationnelle, ne connaissant que l’individu, c’est-à-dire ne voyant l’univer
sel que dans chaque homme particulier, se place sous le signe de l’égalité et
s’ignore en tant que société hiérarchisée... Entre ces deux types qu’il est commode
d’opposer directement se situe sans doute un type intermédiaire, où nature et
convention sont distinguées, où les conventions sociales sont susceptibles d’être
jugées par référence à un modèle idéal accessible à la seule raison10.
Dans certaines sociétés, dont les nôtres, le discours sur la société présup
pose la reconnaissance du sujet social comme étant d’abord l’individu: entre
l’égalité de principe de ces monades sociales et les inégalités de faits, la contra
diction est extrême. La dramatique du sujet dont nous parlions plus avant y
trouve ses plus profonds enracinements: la société y apparaît comme conven
tion non pas seulement dans ses structures, mais dans le sujet même qui est
susceptible d’en parler. Le langage idéologique est alors fendu en deux. Si la
dichotomie entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut » n’a pas de sens du point
de vue du postulat de l’égalité et que malgré tout elle subsiste dans des hiérar
chies réelles, tout discours sur la société globale est compromis par définition.
Là se trouve l’explication première du soupçon et de la polémique qui sont
attachés aux idéologies. Soupçon et polémique ne seraient pas seulement dus
à la variété des idéologies, ni même à la diversité des situations sociales, mais à
une sorte d’impossibilité touchant tout discours qui pourrait concerner la col
lectivité dans son ensemble.
Si nos sociétés en restaient là, on voit mal comment y subsiste la cohésion ;
on s’expliquerait difficilement que les comportements et la conscience des
individus puissent y trouver quelque référence à un milieu. Le cogito, le senti
ment abstrait de l’individualité qui recommence la culture pour son compte
n’est pas un sujet collectif. PoLir agir, il faut bien que l’individu rapatrie des
solidarités de situations et de normes. Il le fait non pas seulement dans les
réseaux bigarrés de la vie quotidienne, mais aussi par rapport à la société glo
bale
Nous atteignons, dès lors, une autre couche encore des classes sociales
considérées comme discours. Si dans nos sociétés, contrairement aux castes, il
existe tout de même des classes, il faut bien que l’individu se reconnaisse dans
quelque ensemble. En attendant que l’idéologie libérale, la mère de toutes les
autres, ait fait des individus dispersés une collectivité de schizophrènes, les vLies
sur la société globale revêtent des formulations susceptibles d’être partagées
dans des pratiques et des discours communs.
Entre le régime des castes où un domaine du discours s’impose à tous et un
autre régime social où le discours individuel ne s’impose à personne, il est en
effet une autre position possible. On peut imaginer que, pour résoudre l’anti
nomie entre «gens d’en haut» et «gens d’en bas», les sujets de la société por
tent au niveau du discours universel l’un ou l’autre de ses termes. Modèle
abstrait, ici encore, d’idéologies possibles, mais dont on trouve des illustrations
concrètes. Pour remonter le cours d’une lointaine histoire, on se rappellera, par
exemple, cette très vieille chanson qui a circulé par toute l’Europe en des
variantes diverses :
Alors qu’Adam labourait et qu’Eve filait
Qui, dans ce temps, était gentilhomme?...
Vision de la société globale par des paysans qui affirment qu’il y a une
société véritable : celle des travailleurs. Au XIXe siècle, Saint-Simon ne dira pas
autrement, sauf que les travailleurs auront pris alors une ampleur plus grande
encore. Les laborieux et les profiteurs, les abeilles et les frelons, les producteurs
et les consommateurs non producteurs rassemblent des individus par ailleurs
très divergents dans leurs consciences et leurs situations concrètes. Faut-il aller
plus loin encore, citer Marx dans sa tentative pour réconcilier dans un discours
idéologique la scission initiale de toutes les sociétés? Des deux discours parti
culiers, il fait deux universaux; l’antinomie devient histoire de l’universalité.
Rappelons le texte bien connu :
L’histoire de toute société passée est l’histoire de luttes de classes. Hommes libres
et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres artisans et compagnons,
en un mot, oppresseurs et opprimés furent en opposition constante les uns contre
les autres et menèrent une lutte sans répit, tantôt dissimulée, tantôt ouverte... Aux
époques antérieures de l’histoire, nous rencontrons presque partout une organisa-
Les Idéologies
tion complète de la société en classes distinctes, une gradation variée des classes
sociales...
Vue rétrospective de toute l’histoire, discours qui tranche parmi les diffé
rences de sujets et de situations pour affirmer qu’elles se ramènent à un combat
des universaux. Ce discours retient la dichotomie de départ, mais il la porte
plus avant dans un futur de la réconciliation où l’un des discours prendrait la
place de l’autre parce que tous les deux sont, a priori, à vocation universelle.
On se souviendra de la suite du Manifeste :
Mais notre époque a ceci de particulier qu’elle a simplifié les oppositions de classe.
De plus en plus, la société entière se partage en deux grands camps ennemis, en
deux classes diamétralement opposées l’une à l’autre : la bourgeoisie et le proléta
riat11.
7°7
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
communication directe avec tous les autres adhérents de cette classe ; l’interac
tion n’est pas un critère décisif. Il s’agit bien plutôt d’une communauté de
situation quant à la société globale ; ce sont davantage des frontières que des
structures internes qui font les classes. Ces frontières elles-mêmes ne sont pas
fournies automatiquement par des données objectives, l’occupation ou le
revenu par exemple, encore qu’elles ne leur soient pas étrangères: telles ou
telles caractéristiques du travail ou de la rétribution n’ont de portée intrinsèque
qu’en se faisant signes; on ne peut reconnaître leur efficacité qu’en reconnais
sant du même coup le pouvoir du langage.
Ces réseaux de signes qui, par-dessous les idéologies, forment et désignent
les classes ont été jusqu’ici peu étudiés. Puisque nous en sommes toujours, ici
comme partout ailleurs dans ce livre, à un essai de situation du problème, il
suffira de quelques illustrations.
Dans un ouvrage suggestif sur la bourgeoisie française, Goblot voyait dans
cette classe moins un groupe qu’une frontière1"’.
Comprendre ce qu’est la bourgeoisie, écrivait-il, c’est découvrir pourquoi cette
frontière, malgré la gradation insensible et continue que présente l’inégalité des
richesses, est pourtant une démarcation précise et comme une cassure.
13. Edmond Goblot, La Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française
moderne, Alcan, 1925, réédité par les Presses Universitaires de France, 1967. Nous citons
d’après la réédition.
14. « Il n’est pas tout à fait vrai que la bourgeoisie n’existe que dans les mœurs et non dans les
lois. Le lycée en a fait une institution légale. Elle a même ses titres officiels, revêtus de
signatures ministérielles, munis de timbres, de cachets, de tous les sacrements administra
tifs; et c’est aujourd’hui, je crois, la seule pièce administrative qui soit encore faite de cette
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
Encore ici, parler doit aussi consister à dire son droit de parler. Dans cette
bataille des langages, qui est aussi lutte des classes, la bourgeoisie prétend pro
duire le langage par excellence. Débat avec les signes où se discerne sans peine,
sous les apparences d’un langage moins articulé, la même logique que celle des
idéologies. Produire sa condition, produire des signes, produire des idéologies:
un même univers d’émergence des sujets collectifs et, en l’occurrence, de la
classe bourgeoise.
On n’appliquera pourtant pas sans réserve à d’autres classes ce que nous
avons pu dire de la bourgeoisie. Sans doute peut-on déceler, pour la classe
ouvrière par exemple, un réseau spécifique de signes ; nous en mentionnerons
en effet quelques indices par la suite. Mais barrière et niveau ne valent pour les
« gens d’en bas » que d’une manière d’abord négative. La bourgeoisie fournit
matière précieuse et durable dont on faisait, au temps jadis, les titres authentiques : le par
chemin. Le baccalauréat, voilà la barrière sérieuse, la barrière officielle et garantie par
l’Etat, qui défend contre l’invasion» (p. 126).
15. Op. cit., 59. Dans un commentaire suggestif, Olivier Burgelin est allé plus loin, jusqu’où il
faut aller: « Pourquoi la bourgeoisie signifie-t-elle sa “distinction” et non pas directement sa
situation institutionnelle ou ses “avantages réels” de classe dominante? Parce qu’elle n’a pas
d’existence institutionnelle indépendante de son existence sémiologique, qu’elle n’a pas
d’“avantages réels” qui lui soient solidement et exclusivement acquis. Alors que les signes de
la noblesse, par exemple, se référaient à une situation institutionnelle, celle de la féodalité,
et aux privilèges qu’elle comportait, le paraître bourgeois ne peut honnêtement se référer à
rien d’autre que lui-même» («La classe: fait de signification», Cahiers internationaux de
sociologie, LI, 1971, 303).
Les Idéologies
les signes officiels de la société globale; pour ceux qui n’en sont pas, l’affirma
tion de soi n’a guère de chance de produire un univers de signes susceptible de
faire concurrence à l’autre et au même plan. Nous avons déjà souligné, il est
vrai, que l’impuissance officielle à parler chez l’ouvrier d’usine pouvait se trans
poser dans le pouvoir du langage syndical; mais être syndiqué ne saurait équi
valoir à être médecin du point de vue des discriminants de classes, d’autant plus
que beaucoup de médecins sont maintenant syndiqués... Si nous retrouvons
chez les gens d’en bas des réseaux de signes qui leur sont propres, ce sera
comme leur singularité à eux et non pas, ainsi que la bourgeoisie le prétend
sans cesse quand elle profère les siens, comme l’image à la fois d’une classe et
d’nne société.
Cela dit, les signes des « gens d’en bas » leur appartiennent. Ils ne sont pas
seulement le résidu ou la nostalgie de ce qui leur vient des «gens d’en haut».
Mais leurs signes sont refoulés par la distinction bourgeoise. Si cela est vrai, on
devrait en repérer l’empreinte dans la texture particulière de la culture popu
laire d’aujourd’hui, puisque le refoulement n’est pas une sorte de couvercle qui
ne change rien à ce qu’il recouvre mais un processus qui marque la nature
même de ce qu’il réprime. Je crois trouver effectivement cette incidence du
refoulement dans un trait relevé par Hoggart au cours de ses enquêtes16. L’auteur
a observé, dans les milieux populaires qu’il a étudiés, un resserrement de l’aire
des actions, qui s’apparente fort à cet empirisme dont les sociétés traditionnelles
nous ont donné le témoignage. Les signes ont une consistance plus lourde que
ceux de la bourgeoisie; ils renvoient davantage à un destin que l’on subit qu’à
une histoire que l’on pourrait faire. Hoggart signale, en ce sens, un mode parti
culier de l’humour qui dépend de la fatalité. On soupçonne que ces signes ont
pu servir comme langage de Y adaptation aux tâches routinières de l’usine;
l’idéologie de la rationalisation du travail serait alors conjuguée avec des prédis
positions plus anciennes... Il faudra poursuivre quelque investigation là-dessus
où on pourrait peut-être montrer que l’industrialisation moderne assume, sans
trop le savoir ou l’avouer, de bien vieilles attitudes17.
5. Expression et pouvoir
712
Les Idéologies
À cet égard, les exemples que nous avons retenus en recourant aux prati
ques idéologiques officielles ont un intérêt primordial : celui de nous faire mieux
voir ce qui, dans les idéologies, est triomphe du pouvoir et de la légitimité de
parler. Pour autant, nous n’avons pas oublié qu’il est des idéologies affirmées
dans leur discours mais qui n’ont pas encore montré leurs ramifications dans la
plus large praxis; nous savons aussi, pour avoir cherché les sources de l’idéolo
gie dans les humbles conjonctions du désir et du langage, qu’il y a des poten
tialités idéologiques qui ne parviennent même pas à prendre forme de discours.
Si les idéologies les plus officielles permettent de reconnaître clairement ce
qu’est une idéologie, si elles incitent à descendre dans des processus de genèse
dont elles sont les aboutissants les plus clairs, elles laissent mieux voir autre
chose encore: qu’il est des idéologies avortées dans leur possible émergence.
Ces avortements ne sont pas des faits épisodiques et que l’on pourrait étudier
comme un type particulier de phénomènes sociaux. Ils sont la contrepartie des
procédés par lesquels la société se constitue comme totalité concrète.
Le travail des pratiques idéologiques consiste à créer et à recréer, par-dessus
la dispersion et les contradictions des situations historiques, des situations plus
vastes où les sujets sociaux peuvent revêtir des statuts et jouer des rôles plus
cohérents, où aussi de nouvelles contradictions sont rendues possibles. Déjà,
sous cet aspect, toutes les pratiques idéologiques peuvent être appelées poli
tiques. Dans l’échantillon des idéologies esquissé dans un précédent chapitre,
nous avions considéré la politique comme un cas parmi d’autres: c’est que
nous la prenions alors dans son sens le plus strict, là ou elle est fonctionnement
de l’Etat. Mais il faut aussi entendre la politique selon une acception plus large
et qui coïnciderait justement avec l’ensemble des pratiques idéologiques d’une
société18.
La politique ambitionne de faire surgir une histoire originale, un devenir
qui ait ses propres assises. A cet égard est instructive une vieille tradition occi
dentale, une sorte d’idéologie des idéologies. Remontons jusqu’à la Politique
d’Aristote: celui qui, nous dit-il,
par son naturel et non par l’effet du hasard, existerait sans aucune patrie serait un
individu détestable, très au-dessus ou très au-dessous de l’homme... car quiconque
n’a pas besoin des autres hommes ou ne peut se résoudre à rester avec eux est un
dieu ou une sorte de brute.
18. Sans compter qu’il y a des sociétés sans État où la politique n’est pourtant pas absente. Voir
l’ensemble de données et de perspectives réunies par Georges Balandier dans son excellente
Anthropologie politique (Presses Universitaires de France, 1967).
7D
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
19. Eric Weil résume de façon plus abrupte la pensée hégélienne: «Si donc la société est la
base, la matière, nullement informe de l’État, la raison consciente de soi est tout entière du
côté de l’Etat: en dehors de lui, il peut y avoir morale concrète, tradition, travail, droit abs
trait, sentiment, vertu, il ne peut pas y avoir raison » (Hegel et l’Etat, Vrin, 1950, 68).
7H
Les Idéologies
comme on voudra). Elles sont donc la résultante d’une exégèse, d’une interpré
tation de l’infini domaine des activités et des pensées des hommes. Elles cons
tituent une herméneutique, devenue pratique collective, du texte social. Mais
à toute exégèse, à toute interprétation, il faut un médiateur: un exégète, un
interprète. Dans l’univers social, le pouvoir joue ce rôle. Et non pas seulement
pour dire le sens de la société, mais pour faire prédominer le sien propre.
Nous ne méconnaissons pas que nous élargissons ainsi considérablement
le champ de ce qu’il est convenu d’appeler l’herméneutique.
Nous reportant aux fondements de cette dernière, Paul Ricœur se
demande :
Comment la vie en s’exprimant peut-elle s’objectiver? comment, en s’objectivant,
porte-t-elle au jour des significations susceptibles d’être reprises et comprises par
un autre être historique qui surmonte sa propre situation historique ? Un problème
majeur... se trouve posé : celui du rapport entre la force et le sens, entre la vie por
teuse de signification et l’esprit capable de les enchaîner dans une suite cohérente.
Si la vie n’est pas originairement signifiante, la compréhension est à jamais impos
sible; mais, pour que cette compréhension puisse être fixée, ne faut-il pas reporter
dans la vie elle-même cette logique du développement immanent que Hegel appe
lait le Concept20 ?
(/^\ début de ce livre, nous nous étions donné pour objectif, non pas
y^y// / seulement de définir l’idéologie, mais de montrer quelle vue de
^*-0/ * l’univers social elle permet de prendre. Projet ambitieux, peut-être
démesuré. Mais pouvions-nous procéder autrement? Dans notre tentative ini
tiale pour dégager la problématique de l’idéologie suggérée par la culture et par
la pensée contemporaine, nous avons constaté que les sciences naturelles de
l’homme font de l’idéologie comme du sujet historique un résidu de leur
propre entreprise. Cette éviction n’est pas une conséquence entre autres de ces
sciences: elle tient à leur construction d’ensemble. Il n’était pas possible de
récupérer la considération de l’idéologie et du sujet sans, du même coup, la
replacer à l’origine d’une prospection scientifique tout aussi globale que les
autres.
Nous nous sommes pourtant laissé guider d’abord par l’analyse de l’idéolo
gie et c’est peu à peu que se sont profilés les aspects divers d’un plus vaste des
sein. Aussi, au terme de nos réflexions, il faut prendre de ce dessein une vue
plus nette.
Sans nous astreindre à un résumé, commençons par rappeler les articula
tions principales de notre démarche, les repères essentiels que nous croyons
avoir réunis.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
î. L’originalité de l’idéologie
720
Les Idéologies
721
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
722
Les Idéologies
suppose l’image d’un mécanisme où toutes les pièces et toutes les interrelations
seraient nécessaires. On le vérifie, ce me semble, dans le paradigme où Merton
réunit les thèmes principaux d’une théorie générale. Je rappelle quelques-unes
des questions clés qu’il propose :
Que doit-on faire entrer dans le guide d’enquête si l’élément donné est susceptible
d’une analyse fonctionnelle systématique? Comment vérifier la validité d’une
variable telle que l’exigence fonctionnelle lorsque l’expérimentation rigoureuse est
impossible? Dans quelle mesure un cadre structurel donné limite-t-il le nombre
des éléments capables de satisfaire réellement les exigences fonctionnelles1 ?...
1. R.K. Merton, Social Theory and Social Structure, 2e éd., Glencoe, The Free Press, trad,
partielle d’Henri Mendras, Eléments de méthode sociologique, Plon, 1953, 1 1 5 et suiv.
2. Voir W.F. Wertheim, « La société et les conflits entre systèmes de valeurs », Cahiers interna
tionaux de sociologie, XXVIII, 1960, 33 et suiv.
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
C’est ainsi que, pour Lukacs, il y aura conscience réelle et conscience pos
sible. Celle-ci, qui est la seule préoccupation de la science, se décèle à partir
d’une typologie des situations dans le processus de production dont elle repré
sente la «possibilité objective».
3. Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, trad. Axelos et Bois, Éditions de Minuit,
1960, 68.
Les Idéologies
4. Ibid., 73-74.
5. Ibid.
725
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
6. Cité par Walter Euchner, « Conflit de méthodes dans la sociologie allemande », Archives de
Philosophie, 33, 1970, 188.
726
Les Idéologies
Voilà un bel idéal. Peut-on y atteindre? Comment savoir, ont fait remar
quer des sociologues soucieux de positivité, que le rapport d’échange que se
donne la phénoménologie marxiste engendre une totalité historique un peu
déterminée? En tout cas, il n’est en la matière aucun discriminant objectif.
Pour Adorno, la conviction que le rapport d’échange est le phénomène clef de
la société capitaliste contemporaine provient de l’expérience personnelle que
le chercheur a de cette société et elle se développe à mesure qu’il approfondit
sa participation à la collectivité où il vit et qu’il étudie. C’est bien peu comme
garantie positive.
727
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
8. E. Goffmann, The Presentation of Self in Everyday Life (Doubleday, 1959), Asiles (Editions
de Minuit, 1968); A. Schütz, On Phenomenology and Social Relations (University of
Chicago Press, 1970). Voir l’article d’Alfred Dumais, «Herméneutique et sociologie»,
Recherches sociologiques, 2, décembre 1972, 163-180.
728
Les Idéologies
9. « Le foyer où régnait l’austérité plus que l’opulence, où l’observance de la loi était précepte
et exemple... marqua le jeune Lorrain de quelques traits, ineffaçables: mépris de l’effort
déguisé en travail, dédain du succès ignorant de l’effort, horreur de tout ce qui n’est pas
sérieusement assuré: la vie de l’individu par l’encadrement du groupe, les faits dans leurs
enchaînements raisonnés, la conduite par sa régulation morale» (Georges Davy,
« Centenaire de la naissance d’Emile Durkheim », Annales de l’Université de Paris, I, 1960,
15).
73°
Les Idéologies
S’il est vrai que les idéologies sont le terreau commun des systèmes sociaux
et des systèmes scientifiques, il est vain d’espérer un éclaircissement du ciel des
sociétés et du ciel de la science par leur disparition. Ce devrait même être un
731
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
734
Les Idéologies
significatif; elle enveloppe les contradictions dans le pins large tissu d’une
argumentation harmonieuse. On peut reconnaître là les idéologies, et à bien
des traits que nous avons relevés. Grâce à elles, les totalités sociales deviennent
reconnaissables Le dédoublement est une transposition de sens, la création
d’un niveau de lecture par officialisation; la dispersion et les contradictions de
la plus large praxis sont résorbées dans des pratiques qui, procédant de cette
dispersion et de ces conflits, finissent à la limite par les remplacer tout en pré
tendant en rendre compte. Processus d’abstraction, si l’on veut, mais à la condi
tion de prendre le mot au sens le plus proche de son étymologie : un retrait de
certains éléments concrets (bribes de discours, concepts et signes) de leur
contexte premier et leur réinsertion dans une thématisation de second degré
qui se donne à son tour pour du concret. Ce retrait et cette réinsertion relèvent,
dans le texte même de l’argumentation, de la logique d’incompatibilité (oppo
sée à celle des contradictions) que nous avons mentionnée ; il relève aussi du
pouvoir, de la contrainte, du refoulement qui ont été évoqués. On songe à ces
chaînes de qualificatifs que Marcuse a relevés: à l’Ouest,.libre entreprise, libre
initiative, élections libres, individu libre...; à l’Est, ouvriers et paysans, construc
tion du communisme ou construction du socialisme, abolition des classes enne
mies... Rationalisations qui substantifient la signification en même temps
qu’elles créent une totalité en langage. On en discernerait bien d’autres exem
ples dans les discours de l’école (« humanisme », « culture générale », « philoso
phie générale»...), du droit («légalité», «intérêt public»...), dans toutes les
pratiques que nous avons inventoriées plus avant.
contextes. Dans tous les cas, le sujet est coupé de sa genèse; il devient un a
priori du discours et de la pratique.
En tant que rationalisation, l’idéologie se veut processus achevé et, par
conséquent, elle croit tenir d’elle-même son propre support. En tant qu’intel-
lectualisation, elle est ouverture : plutôt que de masquer les contradictions et
les conflits, elle les donne à voir sur l’horizon d’une hypothétique totalité.
Celle-ci n’est pas récusée mais elle n’est pas pour autant visée comme une fin ;
elle est, pour reprendre encore une expression déjà utilisée, instrument de dis
crimination. Au lieu de trier et d’enrober pour faire système, elle permet de
déplier les mobiles, de déchiffrer les antinomies, d’apercevoir la genèse que
verilent cacher les syncrétismes, de déceler la contrainte sous le sens, de dénon
cer les compatibilités au nom des contradictions et l’officialisation au nom du
refoulé.
Ainsi les conflits sociaux cessent d’être des accidents sans cesse multipliés,
la poussière de l’histoire, si la référence à la nation ou à l’Etat permet d’y démê
ler des raisons d’être qui tiennent à un ensemble. L’infinité des modèles cultu
rels, leurs contradictions, le contrôle qu’ils exercent sur nos actions peuvent
être remis en cause si on les projette sur l’héritage d’ensemble que prétend
incarner l’école... Ici encore, on pourrait reprendre la liste des exemples déjà
étudiés. Et on pourrait transposer du champ social au sujet historique: sans
cette intellectualisation, comment l’individu pourrait-il se concevoir non pas
seulement en tant que lié à des conventions de surface mais comme le nœud
de ce que le fait sa situation et de ce qu’il en fait? Comment accéderait-il à la
reconnaissance des classes sociales (et non pas simplement à « une personnifi
cation des forces économiques») sans cette confrontation à des ensembles que
lui permettent les pratiques idéologiques?
Ne pouvant se mettre en marge par quelque coup de force miraculeux, la
science n’a pas d’autre support dans la réalité qu’elle étudie que l’idéologie.
Mais elle y prend naturellement le parti de l’intellectualisation. Ce qui impli
que deux conditions que nous nous bornerons à dégager brièvement, moins
pour en faire le tour que pour laisser entrevoir les immenses problèmes et les
tâches complexes qu’elles supposent et auxquels il faudra s’attacher ailleurs
beaucoup plus longuement.
D’abord, est requis un certain mode de référence à des concepts. Déjà, nos
réflexions antérieures nous ont amené, sinon à préciser ce mode autant qu’il
aurait fallu, du moins à le circonscrire quelque peu et à écarter des procédés
adventices. Il ne saurait s’agir de couler l’idéologie dans un système qui lui
serait d’emblée extérieur ou de la confronter à une réalité sous-jacente qui ne
736
Les Idéologies
737
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
cjLie nous n’avons pas encore su définir mais qui continue de se chercher sur
tout en marge des écoles. Les préoccupations plus modernes pour Y informa
tion ont pris le relais : on y a vu une sorte d’idéologie critique, à la fois une
procédure sociale compensatoire de l’idéologie et un matériau pour la fabrica
tion de libres idéologies. On en vérifie de plus en plus les limites. L’information
ne suffit pas à lever les censures et les refoulements effectués par les discours
officiels, surtout parce qu’elle ne contribue guère à la construction de nou
veaux sujets historiques: elle est organisée, agglomérée de l’extérieur par l’in
dustrie culturelle; elle est si abondante et si multiforme qu’elle permet
difficilement l’exégèse des situations dont elle parle. Enfin, l’auditeur n’a guère
d’assises culturelles et de possibilités d’engagements qui puissent ramener à ses
actions le dévoilement ainsi proposé: j’ai pu savoir infiniment de choses de la
guerre du Viêt-nam, qu’y ai-je fait?
Plus récemment, on a commencé à parler d’animation. On rejoignait ainsi
de plus près les ambitions de la psychanalyse. Supposément neutre, à l’opposé
du propagandiste et même de l’éducateur classique, l’animateur est censé faire
définir par les gens eux-mêmes leurs situations et leurs objectifs collectifs. À
côté des idéologies constituées, officielles, une fois abolis censures et refoule
ments, pourraient naître des idéologies authentiques. Un néo-socratisme, en
somme, puisque la neutralité de l’animateur repose sur le fait que son discours,
ses concepts, ses démarches ne visent pas un contenu idéologique mais les
modalités de son élaboration. Une pratique sociale rejoint alors étroitement, du
moins par les intentions, la science de l’idéologie que nous avons tenté de cir
conscrire. Mais cette pratique sociale ne nous semble pas avoir encore déployé
toutes ses implications. Son emplacement, ses enracinements restent bien pré
caires. Quel est le statut social de l’animateur, est-il un éducateur hors de
l’école tout en trouvant dans celle-ci sa formation, son autorité et parfois ses
émoluments? Sa neutralité peut-elle être maintenue seulement parce qu’il se
borne à utiliser le discours comme un outil formel ou ne faut-il pas que se pro
jette à son horizon une culture où s’effectuerait autrement que dans la nôtre
l’officialisation du discours? En tout cas, on peut tirer quelque leçon de cer
taines expériences d’animation dans les pays en voie de développement. Après
avoir tenté, par la discussion, de faire élaborer par des paysans des projets d’amé
nagement, on s’est aperçu qu’ils demeurent inaptes à définir tant qu’ils sont
quotidiennement partagés entre l’effritement de leur culture traditionnelle et
les lambeaux de cette culture nouvelle que présupposent les tentatives for
melles et supposément neutres de l’animation. On s’est rendu compte qu’il
fallait descendre plus en bas, retrouver le tuf de la culture apparemment péri
mée parce que désagrégée en surface, la renforcer en la transposant dans des
Les Idéologies
Avant-propos.............................................................................................. 599
1. Le problème.................................................................................. 603
2. L’idéologie, objet de la pensée commune.................................... 608
3. L’idéologie, objet de la pensée scientifique.................................. 612
4. Contre l’idéologie, une Technologie................•.......................... 616
5. Contre l’idéologie, une Logologie................................................ 621
6. Après les sciences de l’homme?.................................................... 624
741
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
743
Index thématique
D
B
dédoublement (ou dualité) 20-29, 38-41, 57-
bourgeoisie 28-29, 468-471, 709-711 61, 76-78, 79-83, 127-129, 146, 428-429,
680-685,715-717, 728-731
démocratie 151-152
c développement 201, 265-269, 277-280
Canada français 463-485, 491-505, 514-515 dialectique 129-135, 146-153, 201-208, 255-
christianisme 70, 521-543 257, 264-265, 566-569, 625-627, 637-638
Cité politique 15-17, 151-153 distance (ou écart) 3-6, 8-11, 17-19, 79-
classes sociales 305 n. 20, 359-363, 439-441, 83,156-158,684-685,720-721
504-505,667-669, 703-711 - distance et art (ou littérature) 35-56
compréhension 171-172, 256-257, 554-555, - distance et connaissance 66-78
564, 567-571 - distance historique 146-153,444-445
connaissance 27-29, 57-78, 128-129 - distance et participation 80-83, 1 15-
- histoire de la connaissance 61-74 125
croyance 135, 527-537, droit 575-584, 658-659, 665-667, 694-695,
culture 3-6, 31-34, 41-48, 76-78, 93-95, 107- 700-701
109, 141-142, 155-158, 174-176, 403-411, - droits collectifs ( ou sociaux) 579-582
451-452, 508-512, 590-592, 609-610, 612- - droits de l’homme 575-584
617,619-620, 648-651,682-685
durée 129-135
- crise de la culture 7-11, 74-78, 403-
404,
745
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
E H
économie (ou économique) herméneutique 407-408, 699-700, 731
- évolution économique 261-269 - herméneutique des idéologies 716-
- historiographie économique 209-223 717,737-739
- modèle économique 223-234, 249-253 histoire 48-56, 129-135, 191-197, 209-223,
- objet économique 187-205, 209-214, 258-261, 286-295, 332-336, 408, 437-445,
255-282 638-647, 682-685
- science économique 183-184, 187-208, - conscience historique 127-153, 277-
255-282,285-305 279, 441-445, 690-692
- univers économique 311-336, 338- - fin de l’histoire
362, - science historique 437-445, 447-462
éducation (ou école)28-29, 80-83, 444-446, - sujet historique 294 n. 10, 601-602,
503-504, 507-520, 585-592, 664-665, 737- 605-608, 690-692, 703-708, 719-739
739 - totalité historique 146-153, 332-336,
épistémologie 48-56, 77-78, 168-176, 255- 379-388
282, 285-305, 389-392, 408-409, 548-555, historien 277-279, 447-450, 456-457
561-573, 583-584, 606-608, 672-675, 700- historiographie (ou science historique) 134-
702,726-731 . 135, 139-141, 276-277, 463-484, 463-485,
- épistémologie de l’alternance 256 n. 563-564
1, 571-573 - historiographie canadienne-française
- épistémologie du déplacement 256 n. 480-485, 496-498
1, 571-573 homme 3-6, 74-78, 405-407
esthétique 39-41,48-56 horizon 144-146, 581-582, 626-627, 664-665,
éthique 203-205 736-737
événement 48-56,75-78,80-83,142-146,444, humanisme 28-29, 80-83, 513-515
453-454,458-459
existence 406-407
expérience 531-533, 673-674, 693-698, 726-
I
731 idéologie 197-201, 265-269, 406-408, 421-
explication 171-174, 256-257, 408-409, 457- 422, 450-454, 471-475, 492-495, 507-520,
458, 564, 567-571,633-634 599-602, 603-627, 677-692, 720-721
expression 531-533, 693-698, 700-702, 712- - fin des idéologies 605
717 - idéologie et historiographie 447-462,
463-484, 502-503
- oubli idéologique 693-703
F
- pouvoir idéologique 665-667, 669-672,
fonctionnalisme 354 n. 16, 501-502, 608-612, 693-717, 722-727
620-621, 722-724 - pratique idéologique 652-654, 655-
fonctionnalité 104-115, 608-612 675
- science de l’idéologie 601-602, 611,
612-627, 630-631, 672-675, 712-717,
G 719-739
genèse 256-257, 643-648, 722-727 imaginaire 123-125, 430-432, 606-607, 608-
géographie 235-254, 269-275, 612,614-616,631-638,
individu 10-11,89-90, 109-115, 511-512, 644-
648, 705-708, 735-736
Index thématique
L P
participation 28, 79-102, 149-151, 442-444,
langage 7-29, 614-624, 626-627, 649, 652-
667-669
654, 685-689,712-717
pédagogie 516-520, 590-592, 737-739
- crise du langage 8-11
phénoménologie 31-35, 66-74, 285-309, 311-
linguistique 565-566, 621-624, 649
317, 568-570,635,729
littérature 36-37, 50-56, 74-78, 146-148, 417-
- phénoménologie de l’économie 305-
432, 478-479,
309,314-317
loisir 112-114
- phénoménologie historique 176-183,
311-314, 392-393,638, 726-727
M philosophie 3-6, 31-34, 158, 573,585-592
- philosophie de l’histoire
marxisme 612-620, 631-641, 724-726
- philosophie des sciences de l’homme
médiation 148-153, 731-739
5-6, 155-158, 167-184, 389-396
mémoire 6, 131-135, 142-153, 700-702
- tradition philosophique 587-590
métaphysique 618-619
poésie 36-37, 74-78, 405-406, 423-424
milieu 79, 115-125, 155, 422-423, 518-519,
politique 139-141, 150-153, 439-441, 610-
614-615, 626-627, 644-646, 664-665, 705-
612,665-667,713-714
708
positivisme 727-731
modernité 44-48, 138-142, 325-332, 369-379,
439-445, 460-462, 523-527, 588-590, 609- pouvoir 90-95, 468-471, 504, 693-717
612,642-648,664-665 praxis 317-332, 369-379, 616-620, 625-627,
morale 583-584 662-664, 720-721
Moyen-Âge 46. 85-90 privée (sphère) 109-115, 442-443, 511-512
mythe 42-44,437-438,452-454,610-612,621- production 119-125, 613-615
624, 638-647, 680-685 progrès 66-74, 698-700
psychanalyse 452, 616, 733-738
psychologie 169-171, 524-525, 564-571
N
publique (sphère) 109-115, 442-443
nation 439-441, 464-465, 475-480, 669-672
nationalisme 475-480
norme 179-182, 279-281, 295-305, 508-512,
Q
518-519, 575-579, 693-698 Québec 491-506, 691
O R
objectivation 423-424, 431-432, 568-570 raison 3-6, 10-15, 69-74, 143-146, 437-445,
608-612,714-717
rationalisation 143-146, 176-178, 452, 456,
589, 646-648, 662-664, 734-738
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
réel (ou réalité) 603-612, 631-638, 720-721 sujet (ou subjectivité) 63-66, 103-125, 156-
réflexion 155-158, 612-616 157, 209-214, 236-241, 286-295, 425-428,
réflexivité 31-35, 58-61, 67-70, 680-685, 693- 447-450, 618-620, 625-627, 630-647, 650-
694,712-717, 728-731 651,678-680,689-692
religion 521-543, 571-572, 656-658, 696-697,
701 T
- science de la religion 521-543
technique (et technologie) 13-15, 63-66, 104-
Renaissance 28, 46-47, 71, 448-449
115, 176-183, 325-332, 369-379, 440-442,
rhétorique 652-654, 686-687, 700-702 589-590, 609-610,616-621
romantisme 71-72 technocratie (ou bureaucratie) 440-442
temporalité 135-142, 258-261, 439-441, 639-
S 647
totalité (culturelle ou sociale) 105-109, 128-
science 59-61, 167-184, 409-411, 672-675, 129, 153, 332-336, 363-388,587-592, 623-
699-700 624, 650-651652-654, 670-671, 702-708,
sciences de l’homme 167-184, 389-396, 545- 727-731
556, 561-573, 599-602, 603-627, 719-739 tradition 107-109,122-125, 135-138,141-142,
sens commun 152-153, 278-279, 454-456, 588-592, 639-
signification 14-15, 49-56, 58-61, 76-78, 128- 641
129, 141-146, 311-325, 352-359, 379-388, - tradition critique 176, 179-182,
626-627, 639-642, 657-658, 690-692 - tradition diffuse 80-83
situation 603-607, 678-684 - tradition explicite 80-83
société (ou organisation sociale) 417-432, - tradition scientifique 389-396
464-465, 471-475, 491-507, 704-708, 714-
- tradition sociale 389-396
717
transcendance 313 n. 2, 607, 656-658, 664-
- société archaïque 42-44, 639-641
665
- société post-industrielle 440-442
travail 93-95, 110-114, 344-347,614-615,662-
- société technologique (ou technique) 664, 697-698, 701-702
62-63,104-109, 272-275, 325-332,498-
501, 511-512,613-615,625-627
- société traditionnelle 61-62, 83-90, U
137-138, 316 n. 4, 317-325, 465-468,
universel (ou universalité) 153, 171-172, 581-
498-501, 509-510
582, 607, 706-708
sociologie 408, 417-432, 491-505, 537-539,
utopie 579-582, 687-689
545-556, 568-571, 600-601, 605-608, 722-
731
- sociologie de l’éducation 507-520, V
- sociologie de la littérature 408, 417-
valeur 4 n. 1, 14-15,84-90, 107-109, 561-573,
432,
183-184, 279-281, 579-582, 610-612, 645-
- sociologie de la religion 521-543 647, 652-654, 658-659, 685-689, 708
sociologisme 546-548 vérité 600-601, 631-633
structuralisme 26 n. 9,155-158, 621-624,630- vision du monde 80 n. 1, 80-83, 451-452, 645-
631 646
stylisation 27-29, 35-56, 57-61, 74-78
- histoire de la stylisation 41-48
Index onomastiaue
75°
Index onomastique
751
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
754
Remerciements
756
Table des matières
Sommaire............................................................................................................VII
Éditer l’essentiel...............................................................................................IX
Le Lieu de l’homme...............................................................................XXXVII
Le concept de culture.................................................................. XXXVIII
La Dialectique de l’objet économique.................................................. XXXIX
Chairtiers. Essais sur la pratique des sciences de l’homme.................... XLII
Les Idéologies..............................................................................................XLVI
757
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
Le Lieu de l’homme.
La culture comme distance et mémoire......................... 1
Habiter la culture....................................................................................... 3
3. La connaissance et l’action................................................................ 57
Avertissement............................................................................................. 165
INTRODUCTION
Sur les préalables d’une philosophie des sciences de l’homme.............. 167
Première partie
LA CRISE ET LA RECONSTRUCTION DE L’OBJET
Deuxième partie
LE MONDE ÉCONOMIQUE
1) De la consommation.................................................................. 338
2) Du travail.................................................................................... 344
3) De la décision.............................................................................. 347
4) Signification et situation.............................................................. 352
5) Conscience de classe et nostalgie de la totalité.......................... 359
CONCLUSION
Traditions scientifiques et traditions sociales............................................ 389
Première partie
LE COMMENCEMENT ET LA FIN
Deuxième partie
L’HISTOIRE À FAIRE, L’HISTOIRE À ÉCRIRE
Troisième partie
DE QUELQUES VISÉES DES SYSTÈMES
Quatrième partie
SCIENCE DES VALEURS, VALEUR DE LA SCIENCE
1. Le problème..................................................................................... 603
2. L’idéologie, objet de la pensée commune....................................... 608
3. L’idéologie, objet de la pensée scientifique..................................... 612
761
Œuvres complètes - Philosophie et sciences de la culture I
762
Table des matières
Remerciements...................................................................................... 754
763
MARQUIS
Marquis imprimeur inc.
Québec, Canada
2008
S—
•4 BAnQ
000593209
ISBN cl7fl-E-7tj37-fl27D-b
9782763782706
Les Presses de l’Université Laval
vvww.pulaval.com 9 782763 782706