Vous êtes sur la page 1sur 99

I E RESSENTIMENT A ETE ET DEMEURE UNE COM-

POSANTE DE NOMBREUSES IDÉOLOGIES DE NOTRE SIÈ-


CLE, TANT DE DROITE NATIONALISME, ANTISÉMITISME
QUE DE GAUCHE, S'INSINUANT DANS CERTAINES
EXPRESSIONS DU SOCIALISME, DU FÉMINISME ET DES
MILITANTISMES MINORITAIRES. PENSÉE DE L'INVERSION
DES VALEURS, TOURNÉE VERS UN PASSÉ MYTHIQUE,
RESSASSANT DES GRIEFS, RANCUNIÈRE ET SUSPICIEUSE MARC ANGENOT
À L'ÉGARD DE TOUS CES « AUTRES » QUI NE SAURAIENT
COMPRENDRE ASSEZ VOTRE «DIFFÉRENCE», LE
RESSENTIMENT EST À LA SOURCE DES DÉMAGOGIES
NATIONALISTES ET DES IDÉOLOGIES IDENTITAIRES QUI
PROGRESSENT AUJOURD'HUI DANS LE MONDE.
L'HEURE OÙ LE QUÉBEC CHERCHE À DÉPASSER UNE CUL-
TURE DU RESSENTIMENT ETHNIQUE QUE CEPENDANT
À
LES IDEOLOGIES
BEAUCOUP DE SES INTELLECTUELS ET DE SES POLITI-
CIENS CULTIVENT ENCORE, CET ESSAI DE MARC ANGENOT
PROPOSE DES INSTRUMENTS D'ANALYSE ET UNE MISE EN
DU RESSENTIMENT
CONTEXTE HISTORIQUE, ET DÉVELOPPE UNE MÉDITATION
PHILOSOPHIQUE SUR LES RAPPORTS ENTRE RESSENTI-
MENT ET PRÉTENDUES IDENTITÉS COLLECTIVES.
C O L L E C T I O N I D O C U M

L'AUTEUR EST PROFESSEUR DE LETTRES à L'UNIVERSITé


MCGLLL. IL EST MEMBRE DE LA SOCIéTé ROYALE DU
CANADA. IL A ENSEIGNé à TITRE DE PROFESSEUR INVITé
DANS DIVERSES UNIVERSITéS D'EUROPE ET DES
AMéRIQUES. I L A PUBLIé UNE VINGTAINE D'OUVRAGES
DE CRITIQUE ET DE THéORIE LITTéRAIRES, D'ANALYSE
DU DISCOURS ET D'HISTOIRE DES IDéES, DONT LES
CHAMPIONS DES FEMMES, LA PAROLE PAMPHLéTAIRE,
CRITIQUE DE LA RAISON SéMIOTIQUE, LE CRU ET LE
FAISANDé : SEXE ET DISCOURS SOCIAL à LA BELLE
ÉPOQUE, CE QUE L'ON DIT DES JUIFS EN 1889,
TOPOGRAPHIE DU SOCIALISME FRANçAI ~
QUATRE-VINGT-NEUF : UN éTAT DU D
L'UTOPIE COLLECTIVISTE. IL A CODI
SCIENCE-FICTION STUDIES ET DIRIGE
MONTRéAL LA REVUE DISCOURS S,
DISCOURSE.
Du même auteur
Le roman populaire, recherches en paralittérature, Montréal,
PUQ, 1975.
Les champions des femmes, examen du discours sur la supériorité
des dames, 1400-1800, Montréal, PUQ, 1977.
Glossaire pratique de la critique contemporaine, Montréal, Hur-
tubise HMH, 1979 [première édition en 1972] ; traduit en por-
tugais.
MARC A N G E N O T
La parole pamphlétaire, contribution à la typologie des discours
modernes, Paris, Payot, 1982.
Critique de la raison sémiotique, fragment avec pin up, Montréal,
PUM, 1985.
Le cru et le faisandé: sexe, discours social et littérature à la Belle
Époque, Bruxelles, Labor, 1986. LES IDEOLOGIES
Le centenaire de la Révolution, Paris, La Documentation fran-
çaise, 1989.
Ce que l'on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social,
DU R E S S E N T I M E N T
préface de Madeleine Rebérioux, Paris, Presses universitaires de
Vincennes, 1989.
Topographie du socialisme français en 1889-1890, Montréal, Dis-
cours social, 1989, — deuxième édition : 1990.
Mil huit cent quatre-vingt-neuf: un état du discours social,
Montréal, Le Préambule, 1989.
Le café-concert, archéologie d'une industrie culturelle, avec Diane
Geoffrion, Montréal, CIADEST, 1991.
L'œuvre poétique du Savon du Congo, Paris, Éditions des Cen-
dres, 1992.
L'utopie collectiviste, le grand récit socialiste sous la Deuxième
Internationale, Paris, PUF, 1993.
La propagande socialiste, six essais d'analyse du discours, Mont-
réal, Balzac, sous presse.

Direction d'ouvrages collectifs


Théorie littéraire, problèmes et perspectives, Paris, PUF, 1989 ; tra-
duit en espagnol et en portugais.
Discours politiques aujourd'hui/Political Discourse Today, Mont-
réal, Discours social, 1992.
L'esprit de censure/The Censoring Mind, Montréal, Discours so-
cial, 1995.
La publication de ce livre a été rendue possible grâce à
l'aide financière du Conseil des Arts du Canada,
du ministère des Communications du Canada,
du ministère de la Culture et des
Communications du Québec.
Table des matières
©
XYZ éditeur
1781, rue Saint-Hubert
Résumé de la problématique 11
Montréal (Québec)
H2L 3Z1 Précaution notionnelle :
Téléphone: 514.525.21.70 le ressentiment comme fait d'idéologie 21
Télécopieur: 514.525.75.37 Origines 25
Quelques expressions modernes 28
et Le ressentiment aujourd'hui 44
Marc Angenot Composantes, ethos 74
Temporalité 97
Le ressentiment comme identité et communauté 105
Dépôt légal: 1" trimestre 1997 Rhétorique 127
Bibliothèque nationale du Canada Herméneutique 155
Bibliothèque nationale du Québec Fondations 159
ISBN 2-89261-190-3 L'Autre, les autres 163
Questions de méthode 173
Contre-propositions 187
Distribution en librairie: Notes bibliographiques additionnelles 197
Dimedia inc.
539, boulevard Lebeau
Ville Saint-Laurent (Québec)
H4N 1S2
Téléphone: 514.336.39.41
Télécopieur: 514.331.39.16

Conception typographique et montage : Édiscript enr.


Maquette de la couverture : Zirval Design
?

À la mémoire de ma mère,
Zoé (1906-1992)
i\

Résumé de la problématique

Le ressentiment a été et demeure une composante


de nombreuses idéologies de notre siècle, tant de
droite (nationalismes, antisémitisme) que de gauche,
s'insinuant dans diverses expressions du socialisme, du
féminisme, des militantismes minoritaires, du tiers-
mondisme. Le ressentiment s'appuie sur quelques
paralogismes principiels : que la supériorité acquise
dans le monde empirique, dans le monde tel qu'il va,
est en soi et sans plus un indice de bassesse « morale»,
que les valeurs que les dominants reconnaissent et prô-
nent sont dévaluées en bloc, que ces valeurs sont
méprisables en elles-mêmes — et non pas seulement
injustes les bénéfices matériels et symboliques qu'iné-
galement elles procurent —, et que toute situation
subordonnée ou infériorisée donne droit au statut de
victime — que tout échec, toute impuissance à prendre
l'avantage dans ce monde peut se transmuer en mérite
et se légitimer ipso facto en griefs à l'égard des préten-
dus privilégiés permettant une totale dénégation de
responsabilité. J
Il s'agira dans ce livre de réfléchir sur les variations
et le rôle idéologique et identitaire d'un renversement
axiologique identifié et analysé d'abord de diverses
façons par Nietzsche et par Max Scheler. Un renverse-
ment axiologique inséparable d'une personnalité
12 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 13

« mentalitaire » et sociale et de doctrines politiques comme suit: je suis enchaîné, pauvre, impuissant,
récurrentes dans l'histoire moderne. ignorant, servile, vaincu — et c'est ma gloire, c'est ce
Je vais chercher à construire Vidéaltype de ce que qui me permet de me rendre immédiatement supé-
j'appelle la pensée du ressentiment, laquelle s'exprime rieur, dans ma chimère éthique, aux riches, aux puis-
en une rhétorique de l'argumentation (ou, plus juste- sants, aux talentueux, aux victorieux. La revanche des
ment, une sophistique) et dans un pathos de la plainte vaincus, c'est de se consoler en prétendant que le vain-
et de la rancune spécifiques. queur est condamnable par sa victoire même et que le
Il me paraît que, dans les sociétés développées de vaincu est beau non parce qu'il réagit et qu'il lutte (ce
cette fin du XXe siècle, sociétés éclatées en lobbies suspi- ne serait pas du ressentiment sous cette perspective),
cieux, obsédées par des revendications identitaires — mais parce que la bassesse de son rang et de ses mœurs,
on parlera de néotribalisme — infléchissant la pensée ses insuccès, son infériorisation le montrent glorieuse-
du droit pour la ramener à un marché criard de « droits ment inapte à prendre l'avantage dans un ordre de
à la différence », formées de groupes entretenant des choses que, de toutes façons, il lui est glorieux de
différends appuyés sur des contentieux insurmontables mépriser; ceci jusqu'au jour où il parviendrait à en
et sur une réinvention rancunière de «passés» à ven- prendre le contrôle: «Les raisins sont trop verts»,
ger, le ressentiment particulariste (re)devient envahis- affirmerait-il comme le renard de la fable.
sant. Ceci, en raison même de l'effondrement des • L'essence du ressentiment réside en une trans-
socialismes, et plus largement des utopies de progrès et mutation des valeurs, c'est-à-dire dans la dévaluation
de dépassement des litiges vers un idéal de justice et de des valeurs prédominantes et la transmutation en
réconciliation rationnelle. valeurs des stigmates, des échecs, des signes mêmes où
Je me propose donc d'étudier Paxiologie du res- les Autres voient votre faiblesse, votre médiocrité ou
sentiment, de montrer ses différentes mais résurgentes votre servilité. C'est en quoi (paradoxe apparent sur
expressions dans l'histoire moderne, de donner à com- lequel je reviendrai) Paxiologie invertie du ressentiment
prendre son rapport avec le relativisme qui triomphe procède d'une révolte aliénée qui concède au fond de
dans la philosophie et dans les sciences humaines, de son cœur le jugement du monde extérieur dans le
faire voir certains mécanismes de discussion du ressen- moment même qu'elle paraît le nier et — en dépit de sa
timent qui lui permettent de s'organiser en une sophis- rancune et de la survalorisation des « siens » — s'abaisse
tique inexpugnable, hostile au dialogue comme au devant les valeurs hégémoniques et leur abandonne le
compromis — ce qui procure aux pensées du ressenti- terrain. On a affaire à des idéologies et à des axiologies
ment l'avantage de résister indéfiniment au débat ra- paralogiques et autodestructrices parce qu'elles rendent
tionnel. un hommage dissimulé aux valeurs de l'Autre haï dans
la frénésie même qui est mise à les mépriser et à les
Première approche, définitions heuristiques dénoncer comme non avenues.
• On peut rapporter à la pensée du ressentiment • Au cœur de la construction idéologique, on
tel que je la définis toute idéologie qui paraît raisonner trouve donc une axiologie invertie ou renversée,
14 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 15
retournée : la bassesse et l'échec sont indices du mérite, Autrement dit, c'est ce bricolage contradictoire
et la supériorité séculière — et les instruments et les même, cette «autosuggestion» — dénégation mal-
produits de cette supériorité — sont condamnables par adroite de l'envie et de la convoitise à l'égard des
la nature des choses car à la fois usurpés et arbitraires, dominants et des valeurs prédominantes, qui demeu-
et dévalués au regard de quelque transcendance morale rent hors d'atteinte — qui signale une position aliénée
que le ressentiment se construit. et misérable qui se perpétue.
Dans une même logique du dépit, le ressentiment • Ce qu'Albert Memmi voyait comme le mouve-
cherchera à briser les instruments de la valorisation, à ment même de la genèse de l'idéologie de la négritude,
casser les moyens de mesure, à poser que tout vaut par exemple : s'acceptant comme « séparé et différent »,
n'importe quoi puisqu'il n'est de valeurs sociales que le colonisé s'empare de « cette négativité » qu'est l'ex-
par usurpation et par imposition violente, parvenant clusion colonialiste-raciste, il en fait «un élément
ainsi à faire que les mœurs et les valeurs méprisées du essentiel de sa reprise de soi et de son combat, il va
dominé deviennent elles-mêmes leur propre critérium l'affirmer, la glorifier jusqu'à l'absolu 1 ... » «Au mythe
axiologique. négatif imposé par le colonisateur, succède un mythe
• Se connaître des mérites non reconnus, se heur- positif de lui-même proposé par le colonisé. » Albert
ter à des obstacles qui bloquent l'épanouissement de ce Memmi, qui voit bien qu'en dépit de ses « ambiguïtés »
potentiel, se révolter contre l'injustice de cette situa- cette réfection idéologique (mythique) permet au
tion... — pas de ressentiment dans tout ceci ! Mais évi- moins de dépasser le mépris de soi pur et simple tout
demment, il faut distinguer (et c'est malaisé comme on en perpétuant la vie du colonisé «contre et donc par
le verra) cette sorte de réflexion et de prise de cons- rapport au colonisateur 2 », signale aussi — il ne saurait
cience de son inversion sophistique qui consiste à con- faire autrement — ce qu'il y a de mauvaise foi 3 dans
clure : je n'arrive à rien, donc j'ai des mérites; d'autres cette démarche. Démarche de ressentiment dont on
réussissent où j'échoue, donc leur réussite est due à des peut croire qu'il la jugeait fatale à une certaine étape —
avantages escroqués à mon détriment... car il en sous-estime la perpétuation et les effets per-
• L'inversion des valeurs dont nous parlerons con- vers.
siste non pas à substituer un point de vue axiologique Évidemment, Albert Memmi avait, dans les années
authentique et « vécu » au point de vue prédominant, cinquante, au bout de sa réflexion une thèse ou une
mais à bricoler des valeurs qui prennent le contre-pied vision quant au dépassement radical, imminent et
revanchard de celles dont — souvent naïvement et cari- nécessaire de cette étape et de sa contrepartie débili-
caturalement — on croit que les avantagés ou les tante et souvent chimérique, P« assimilation » : c'était
dominants se réclament, ou bien encore à métamor-
phoser en valeurs propres les stéréotypes que les préju-
gés mêmes des autres entretiennent sur votre compte, 1. Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du
colonisateur, Paris, Buchet/Chastel/Corrêa, 1957, p. 178-180.
ceci sans les mettre en cause évidemment, sans les
2. Ibid., p. 180.
dépasser. 3. Le mot est prononcé.
16 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 17

« la révolte, mais [ensuite le] dépassement de la révolte, touche, de grille herméneutique. Il donne une raison
c'est-à-dire révolution 4 ». d'être et un mandat social qui permettent cependant de
Cette liquidation révolutionnaire de l'aliénation ne jamais sortir de soi-même. Le grief détermine une
étant aujourd'hui pratiquement perçue comme chimé- sorte de privatisation des universaux éthiques et civi-
rique elle aussi, et la perpétuation par les élites « post- ques, un détournement ethno-égotiste des valeurs. Le
coloniales » du ressentiment démagogiquement renta- grief est cultivé pour lui-même, la masse de griefs se gon-
ble ayant montré au contraire depuis quarante ans tout fle — d'avanies en échecs et en accrochages avec les
son potentiel d'échecs et de mécomptes, la perspective Autres — et occupe tout l'horizon mental. L'être de res-
de Memmi est désormais tronquée et je soupçonne sentiment est tellement préoccupé par l'évidence de ses
que son discours n'est plus guère compris dans sa radi- griefs qu'il conçoit mal que ses interlocuteurs ne sont pas
calité même. possédés par les mêmes obsessions. C'est l'esprit de grief,
• La pensée du ressentiment apparaît (si on dont le retour et la dénégation dynamisent la séquence
esquisse maintenant une sorte d'interprétation sponta- des thèses contradictoires, que je rapporte au « raisonne-
née de sa «raison d'être») comme une tentative de ment du chaudron ». (Voir la section « Rhétorique »)
maquiller une position frustrante et sans gloire, que Le ressentiment bientôt devient « une seconde
l'on perçoit comme imposée et subie — mais en tout nature ».
cas inférieure «objectivement», c'est-à-dire dans le • Tout avantage, toute valeur dont vous êtes frus-
monde tel qu'il va — sans avoir à chercher à s'en sor- tré et dont d'autres sont possesseurs (usurpateurs) ou
tir, ni à affronter la concurrence, ni à se critiquer, à cri- simples usufruitaires, sont perçus à la fois comme
tiquer l'aliénation, la mentalité « d'esclave » qui résul- dignes de dédain, démonétisés et comme privilèges
tent de la condition même que la domination et la injustifiables, comme dol, comme préjudice commis à
nécessité de s'y adapter vous ont faite. Moyen magique vos dépens. Le ressentiment ne raisonne que par paralo-
de se voir autre qu'on est et de dominer la domination gismes et inconséquences de cette sorte — ainsi qu'on
au moindre coût. Le ressentiment est plus qu'une for- le montrera plus loin.
mation de compromis idéologique et une démagogie • On peut penser qu'il n'y a pas d'oppression
sophistique : c'est un modus vivendi, c'est-à-dire une « objective » qui ne soit tentée de tirer parti de son état
manière de vivre faite à la fois de réel et de fantasmes — d'infériorisation et de la conscience partielle qu'elle en
compensation fantasmée avec des passages à l'acte. prend pour ajouter à ses justes revendications tous les
L'être de ressentiment va vivre dans le monde et sujets possibles de plainte contre tous et chacun, contre
juger celui-ci en cultivant en son sein des griefs — la fatalité et la très longue durée — « ayant bien sujet
détournements narcissiques de la volonté de justice. Le d'accuser la nature... » — et surtout — mais de façon
grief remâché devient son mode exclusif de contact avec travestie — contre elle-même, contre le groupe plus ou
le monde : tout s'y trouve rapporté, il sert de pierre de moins opprimé même et la haine de soi refoulée ou tra-
vestie que comporte la condition servile et que l'alié-
4. Albert Memmi, op. cit., p. 190. nation intériorisée, autant que les bénéfices secondaires
18 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 19

qui accompagnent le ressentiment, contribuent à per- ou déclassement de ce monde terraqué — distorsion du


pétuer. (Voir plus loin « Bénéfices secondaires » dans la rapport du sujet à ce monde par l'invocation d'un
section «Composantes, ethos») Autre Monde, d'un autre ordre des choses plus vrai que
• Le ressentiment naît non tant de l'inégalité le cours des choses, dépouillant te monde empirique
constatée des statuts et des privilèges que de la pénurie, du seul caractère absolu qui est le sien : qu'on ne peut
morale autant que matérielle. Le ressentiment se déve- que le vouloir, vouloir d'abord le voir globalement et
loppe dans des états de société qui, à force de déstabi- s'y reconnaître, et le vouloir tel quel.
liser leurs membres, de leur faire sentir leur impuis- • Le ressentiment vient en second: il est une tenta-
sance à maîtriser le monde et son sens, de les priver de tive, elle-même aliénée et mal dirigée, d'échapper à
repères, de les étourdir de contre-vérités, d'obscurcir l'aliénation pure et simple, à l'acquiescement de l'indi-
ce qu'il pouvait y avoir de valeurs collectives, d'entre- gnité. Il demeure une tentative de dépasser Pinfériori-
tenir des conflits endémiques, stimulent le ressenti- sation au moindre coût et avec des bénéfices immé-
ment de tous et de chacun, incitent à trouver des anes- diats, ne conservant de l'étincelle de révolte et de prise
thésiques face aux frustrations et aux douleurs de conscience fugace qu'une dynamique d'animosité,
qu'inflige la désorganisation sociale. (C'est la thèse que d'envie mal dissimulée, d'autosatisfaction, d'exorcisa-
je développe ci-après, dans la section « Le ressentiment tion du monde qui vous nie, un refus calculateur et
aujourd'hui »). combinard. Je classerais dans la révolte — jugée chose
positive — les moyens de dépasser à la fois l'aliénation
• Cette transvaluation, cette inversion des valeurs,
servile et l'étape du ressentiment.
Umwertunjj aller Werte5 au cœur du ressentiment, est
d'origine éthico-religieuse : je précise le fait dans un Le paradoxe définitionnel du ressentiment dérive
moment. Une telle position axiologique et le zèle mis de son ambivalence fondamentale : le ressentiment est
à la défendre nourrissent une pensée du grief et une une sorte d'émancipation mais une émancipation radi-
sophistique de la dénégation 6 . On perçoit en effet le calement aliénée.
rapport tout à fait direct entre, d'une part, les idéolo- • Définition donc du ressentiment par ce qu'il
gies séculières du ressentiment, et, d'autre part, la n'est pas... Il est le contraire de la quête d'émancipa-
«pensée religieuse» en Occident en tant que négation tion et de la volonté de justice — dans les oripeaux des-
quels il se drape volontiers. Voir sur ce point une
5. Voir l'ouvrage fameux de Max Scheler, L'homme du ressentiment, remarque de Pierre Bourdieu :
Taris, Gallimard, 1950, trad. de Uber Ressentiment utid moralischen
Werturtcil, ouvrage qui dans l'édition remaniée de 1919 prend pour
titre Vom Umsturz der Werte. J'ai consulté en allemand la quatrième
édition, Berne, Francke, 1955. Le premier à faire du ressentiment un maintenu par le souvenir d'une offense dont on aspire à se venger.
objet de philosophie morale, c'est Kierkegaard — je crois comorendre Syn. rancune*, raneceur*. » p. 611 : « [...] la rancune est plus durable
que c'est par ce mot français que son traducteur anglais rendra une que le ressentiment, plus dépendante du fond du caractère, plus cou-
expression danoise dans son livret de 1848, Tlie Présent Age. vée... [cit. Lafaye, p. 655].» p. 611 : «rancœur: [...] ressentiment
6. Ressentiment, dans les dictionnaires philosophiques : rien dans le amer que laisse le souvenir d'une offense ou d'une profonde décep-
« Lalande » ; dans le « Foulquié », p. 662 : «[...] Un état d'animosité tion. »
20 Les idéologies du ressentiment

Le ressentiment est une révolte soumise. La décep-


tion, par l'ambition qui s'y trahit, constitue un aveu
de reconnaissance. Le conservatisme ne s'y est ja-
mais trompé : il sait y voir le meilleur hommage
rendu à l'ordre social, celui du dépit et de l'ambi-
tion frustrée7.
• Métamorphose ultime de l'homme de ressenti-
ment. Passage soudain du ressentiment à l'acceptation
Précaution notionnelle :
amnésique et intransigeante de l'ordre des choses le ressentiment
lorsque la fortune vous sourit et que vous vous rappro- comme fait d'idéologie
chez des lieux de prestige, de jouissance et de pouvoir.
C'est pourquoi les partis de ressentiment s'érodent len-
tement, en dépit de tout, à cause des petites défections
sournoises qui sont le résultat de calculs individuels.
• Deux sens au mot « ressentiment », sens qu'il
Passage du «Les raisins sont trop verts...» à «J'y
faut distinguer avant de poursuivre :
suis — j'y reste» via un «Ôte-toi de là que je m'y
mette ! » 1) Au sens courant, le mot qualifie des mentalités,
des dispositions psychologiques acquises, des états
d'esprit («ressentiment» est alors proche de «frustra-
tion», de «rancœur», de «convoitise», d'«envie [dé-
niée] », de « désir de vengeance »...).
2) Mais, au sens philosophique trouvant sa source
chez Soren Kierkegaard et chez Friedrich Nietzsche, il
concerne des «morales», des idéologies, des mises en
discours, en doctrines, en « visions du monde » et en
stratégies politiques.
Ce dont je m'occupe dans ce livre, c'est du seul
sens 2 — voyant, bien sûr, que les idéologies, en circu-
lant et en s'enracinant, en acquérant de la crédibilité
par récurrence, renforcent des « mentalités » collec-
tives, font voir ce qu'on veut bien voir, et en engen-
drant des « personnalités » socialement typiques privent
de sens, occultent certaines expériences.
Traiter du ressentiment-comme-idéologie, cela
suppose qu'on mette en lumière la genèse de celle-ci.
7. Pierre Bourdicu, Les règles de l'art, Paris, Seuil, 1992, p. 39. Aucune idéologie n'est le produit des « peuples » ni des
22 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 23
« masses » : elle est le produit d'idéologues self-appointcd, qui le meuvent réellement lui demeurent incon-
autolégitimés, de «fondés de pouvoir» idéologiques, nues ; sinon ce ne serait sûrement pas un processus
de tribuns et de rhéteurs de rancunes toujours stimula- idéologique. (Karl Marx)
bles à profit, d'intellectuels de nation, de classe ou de • La notion de ressentiment s'inscrit dans la con-
groupes, qui parlent au nom des leurs, à travers le ception générale de l'idéologie comme expression
silence des entités collectives dont ils s'instituent les d'une conscience à la fois intéressée (mue par des inté-
porte-parole. rêts, reconnus ou inconscients) et faussée. Elle invite à
Autrement dit, les idéologies du ressentiment ne extrapoler, à interpréter et à comprendre ces « intérêts
sauraient être abordées comme un authentique « cri du mal compris » qui ne se laissent connaître indirecte-
peuple », elles sont la production d'oligarchies d'idéo- ment que par le zèle collectif mis à défendre des cons-
logues ayant reçu ou prétendant avoir reçu «déléga- tructions sophistiques et une axiologie dénégatrice.
tion » des leurs qui, en raison de la charité bien ordon- • Il me semble que toute l'analyse des formes
née, se servent de l'idéologie qu'ils prônent en vue de multiples de la fausse conscience — cette analyse faite
bénéfices personnels (ce qui implique notamment : par divers marxistes marginaux et dissidents au cours
recours à l'effet de facilité, surenchère, recherche du siècle, de Karl Mannheim à Joseph Gabel — revient
d'approbation, nivellement des argumentations « par le à assigner à celles-ci pour source et origine le ressenti-
bas»...). ment (c'est-à-dire le grief formant identité collective,
• Si ce que je vais définir et faire voir comme le et la transmutation des stigmates et des ratages en ver-
« ressentiment » a quelque chose à voir avec ce que tus) et à étudier ensuite les avatars de ce ressentiment
l'expérience courante identifie comme de la rancune premier, y compris dans les correctifs dénégateurs du
ou de l'esprit de vengeance, le ressentiment n'est aucu- «volontarisme» — ce volontarisme qui est, sous un
nement à confondre avec cette autre chose, la juste autre mode (moins passéiste, mieux imprégné du Prin-
«colère contre le monde », qu'elle soit dostoïevskienne cipe Espérance), encore un aveuglement face au
ou rationnellement et stoïquement militante, avec le monde tel qu'il est, qui se définit par une évaluation
refus d'accepter— ... tant qu'il ne s'accompagne pas erronée du potentiel et du temps dont on dispose pour
de fantasmes compensatoires, de griefs transmués en y changer quelque chose.
horizon cognitif, de dénégation du dialogue nécessaire C'est une manière de penser justement et précisé-
avec l'autre et du devenir. ment idéaliste et crypto-religieuse (quoique se parant
• Le ressentiment comme idéologie : le critère souvent d'oripeaux rationalisés) que de poser qu'il
central, sur lequel je reviendrai, est celui de la fausse serait, en dépit de tout, méritoire de s'illusionner sur
conscience. Rappelons d'abord ce critère dans sa défini- ses mérites, ses mobiles, ses moyens et ses fins, ses
tion originelle : chances de réussite, et d'être aveugle à certaines don-
L'idéologie est un processus que le prétendu pen- nées — pourvu que ce soit pour une « bonne cause »...
seur accomplit bien avec conscience, mais avec une Une critique rationnelle et matérialiste sait qu'il ne
conscience fausse. Les forces motrices (Triebkrafte) peut y avoir aucun mérite à refuser de voir avant tout
24 Les idéologies du ressentiment

le monde tel quel, et aucun mérite à faire de ses griefs


la mesure du monde. Elle pourrait admettre qu'il y a
parfois, dans des idéologies largement mythiques ou
chimériques, un potentiel incitateur pour changer le
monde, fût-ce en se trompant, en s'illusionnant collec-
tivement sur le réalisable, sur les effets pervers et les
ruses de l'histoire (voir ce qu'il y a de puissant chez Origines
Georges Sorel et chez Karl Mannheim sur de telles
hypothèses). J'admets ces hypothèses — j'admets d'en
discuter comme hypothèses ; je veux montrer dans ce
livre cependant que, des idéologies nourries du ressen- • Le modèle et la source historiques de la pensée
timent, d'après les données dont on peut disposer, il du ressentiment — comme l'a marqué Nietzsche dans
n'y a jamais « rien de bon à attendre ». sa Généalogie de la morale — sont dans le christia-
nisme ' : « Les premiers seront les derniers... » Voir
notamment, paradigmatique, l'épisode de la Femme
pécheresse et la parabole des deux débiteurs, dans
l'Évangile de Luc, VIII, 36-50 (évangile ébionite [des
pauvres], disent les philologues). Les premiers seront
les derniers : on contraste la présomption du pharisien
qui est riche et passe pour un juste et l'humilité de
Marie-Madeleine2 (qui pleure et ne revendique pas);
avec à la fin les paroles de Jésus à la Femme pécheresse :
«Va, ta foi t'a sauvée ». Faire remise de soi à un arbitre
transcendantal et non affirmer son moi et se «réaliser».
Le récit évangélique propose pourtant une hermé-
neutique de l'humilité à ce stade : connais ta place à

1. Max Scheler, mentionné plus haut, rejette et s'efforce de réfu-


ter subtilement (mais de façon que je ne peux trouver convaincante)
la thèse nietzschéenne qui fait de la morale chrétienne « la fine fleur
du ressentiment». Voir Vont Umsturz der Werte, ch. III. Scheler
s'efforce bien de montrer que le personnage de Jésus dans les évan-
giles n'est pas un être de ressentiment, mais il ne prouve pas que la
logique du renversement des valeurs n'imprègne pas beaucoup
d'épisodes et ne séduise pas « l'esclave et la prostituée ».
2. C'est la tradition qui donne ce nom à la Femme pécheresse.
26 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 27

table, sache que tu n'as aucun mérite, pleure sur tes sauvé ? Où est le mérite ? Le succès, la liberté de pen-
péchés et ne juge pas — il faudra un coup de pouce sée et l'accomplissement de soi sont peccamineux.
revendicateur pour qu'elle se transforme en herméneu- • Le ressentiment religieux dit: ce monde n'est
tique du ressentiment : le pharisien est riche, il est puis- pas le vrai et les valeurs du siècle sont fausses — mais il
sant, il paie la dîme à la synagogue et fait le bien, il proclame aussi : mon royaume n'est pas de ce monde...
reçoit avec munificence les prophetae de passage, mais Dans les temps modernes, il faut faire que le royaume
il conserve son quant-à-soi et ne fait pas d'excès de du ressentiment soit de ce monde. Il faut instaurer ici-
zèle... tout ceci est suspect: il faut lui préférer a priori la bas l'Ordre de la transmutation des valeurs.
fille publique parce que sa bassesse est présage de son Et pour ce faire, il faut mettre au pas les autres et
mérite, qu'elle n'est pas responsable de sa condition les siens.
mais que le sont sans nul doute tous ceux qui au-dessus Le ressentiment moderne apparaît sous cette pers-
d'elle la méprisent, parce qu'elle ne juge pas et fait pective comme une laïcisation de rêveries venues des
remise de soi. religions avec leurs dieux tyrans et protecteurs d'une
Ce n'est pas encore la version du romantisme ethnie soumise pour son édification à d'innombrables
social, qui opposera d'emblée apparence trompeuse et tribulations. Toutefois, dans les évangiles déjà, le point
essence morale, celle des Mystères de Paris d'Eugène de vue d'un mundus inversus opéré ici-bas apparaît
Sue par exemple (formule reprise plus tard, de façon dans certains logia prêtés au personnage Jésus, lequel
moins naïve, dans Les misérables). Le notaire Ferrand, promet, dans ce monde empirique, la dévolution des
honoré par ses clients « respectables » dont il protège richesses aux zélotes : « Personne ne quittera pour le
les secrets de famille et les fortunes acquises dans le royaume de Dieu sa maison, son père ou sa mère, ses
sang et la sanie, libidineux et corrompu et finalement frères, sa femme ou ses enfants, qui ne reçoive dès ce
démasqué (grâce au piège erotique tendu par la mulâ- monde beaucoup davantage 4 . » «Quant à vous riches,
tresse Cécily) est montré en contraste avec le forçat malheur à vous 5 ! » — les puissants deviendront les ser-
innocent (le Chourineur) et la prostituée vertueuse viteurs des pauvres...
(Fleur-de-Marie, ultimement transfigurée en princesse
Amélie de Gerolstein — voir ce qu'en écrira avec sar-
casme Karl Marx dans Die Heilige Famille3).
Non, c'est la proto-version : le pharisien est vrai-
ment un puissant et il passe pour un juste, mais il se
pose comme sujet à part entière, c'est pourquoi il se
permet de raisonner et juge Jésus in petto : « Quel est cet
homme qui ne sait pas... », etc. Et la femme pécheresse
est plus bas que terre et ne prétend à rien. Qui sera
4. Luc, XVIII, 29.
3. Karl Marx, La Sainte Famille, Paris, Éditions sociales, s.d. 5. Luc, VI, 20.
Les idéologies du ressentiment 29

le plus explicitement, le plus candidement. Voir les


écrits d'Edouard Drumont, comme La France juive
(1884) et La fin d'un monde (1888) — Drumont pro-
totypique, catholique et vieille France (et modèle stylis-
tique de toute la polémique de ressentiment clérico-
droitière depuis un siècle) '.
Quelques expressions modernes Que dit en somme Drumont ? Vous réussissez dans
cette société capitaliste moderne où nous, qui sommes
la majorité pourtant, nous ne sommes pas en état de
nous imposer, de relever nos propres valeurs, de vous
• Un modèle historique moderne du ressentiment concurrencer — donc vous avez tort et la logique sociale
se rencontre dans l'idéologie catholique «antimoder- qui permet et favorise votre succès est dévaluée, elle est
niste » du Syllabusdc Pie IX au siècle passé. Le pontife illégitime et méprisable. Et plus vous réussirez et nous
romain contre le modernisme. Anathémiser ce qu'on échouerons, plus vous manifesterez votre infamie,
ne peut vaincre et entamer contre le cours des choses votre diabolisme et vous serez condamnés à nos yeux.
une lutte rancunière interminable. «Anathème à qui Le cas de l'antisémitisme permet de noter au pas-
dira : le pontife romain doit se réconcilier avec la sage un point important, et qui reviendra : que le res-
science moderne, avec la démocratie, etc. » sentiment qui semble souvent l'affaire de minorités
Des valeurs qui ont dominé autrefois (qui ont stigmatisées, peut très bien aussi être l'instrument
dominé officiellement, même si elles étaient peut-être d'une dictature des majorités manipulées. Je prends ma-
déjà sapées) se trouvent déstabilisées par une évolution jorité au sens mathématique : intimidation et rancœur
devant laquelle il est impossible pour leurs défenseurs organisées du groupe le plus nombreux, contrôlant
de s'incliner. D'où, lui rendre la pareille en dévaluant non tous les leviers mais les leviers de divers pouvoirs,
les valeurs émergentes par une persistance de plus en et cependant redoutant, épiant les minoritaires et per-
plus irréaliste mais dont l'irréalisme même est tenu cevant comme dois les avantages qu'ils obtiennent.
pour méritoire. • Le ressentiment forme le substrat idéologique
(À bien distinguer du stoïcisme — celui par exem- des nationalismes des xixc et xxc siècles — pas les chau-
ple de l'empereur Julien dit l'Apostat: «Tu as vaincu, vi nismes de grandes puissances, bien entendu : celui
Galiléen ! ») des petites entités nationales traînant le souvenir
• L'état d'esprit aussi de la France patriote après la d'avoir été asservies ou brimées ; le ressentiment s'in-
Guerre franco-prussienne de 1870: notre défaite est sinue dans les «populismes », dans un certain
notre gloire. Ce que répéteront à la suite de la France
tous les peuples vaincus.
1. J'ai étudié la genèse de la propagande antisémitique au siècle
• L'ANTISéMITISME est une des plus typiques ex- passé en Europe francophone dans mon livre Ce qu'on dit des Juifs
pressions modernes du ressentiment. Là où il s'avoue en 1889, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1989.
30 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 31

socialisme, — ouvriériste, ultra-gauchiste, bogdano- mesure où il peut être analysé aussi comme un avatar
viste... — et chez certaines doctrinaires féministes. pervers de revendications de certains types de défavo-
(Quand on dit «un certain» face aux dispositifs idéo- risés et qu'il amalgame des idéologèmes nés à gauche à
logiques pleins d'antagonismes et d'antinomies de ce des mythes de droite en une « révolution conserva-
siècle, on s'expose à ce que des militants qui « se sen- trice », peut être diagnostiqué comme la résurgence
tent visés» vous opposent le très usé paralogisme de nécessaire et moderne par excellence du ressentiment
l'amalgame : vous êtes contre le stalinisme — ou le dans les luttes «sociales». En quoi, du reste, le lien
maoïsme, plus tard — vous êtes donc contre l'émanci- constant entre fascisme, antisémitisme et ethnocen-
pation du prolétariat, vous vous « rangez » dans le trisme apparaît comme évident.
camp des Exploiteurs!... Or non, les idéologies pro-
gressistes — toujours radicalement hétérogènes — Ressentiment et classes sociales
viennent sur la scène sociale sous la forme de doctrines • Le ressentiment ne domine pas nécessairement
diamétralement opposées entre elles2. Les idéologues chez le plus exploité, l'ouvrier industriel trouvant dans
du ressentiment croient toujours parler au nom de le militantisme socialiste-révolutionnaire un mandat et
multitudes — ce qui les justifie d'avoir recours aux un dépassement aux xixc et xxc siècles3 — mais au con-
sophismes les plus sommaires pour défendre leur traire, on rencontre énormément de ressentiment dans
bonne cause). les strates sociales prises entre deux feux, en décadence,
• Le nationalisme envisagé surtout comme sépara- déstabilisées par des modernisations auxquelles elles
tisme, comme besoin de sécession pour se retrouver ont grand peine à faire face et ne pourraient faire face,
entre soi, comme fantasme de n'avoir plus à se compa- en fait, qu'en se «recyclant», en changeant d'identité
rer ni à se juger sur le terrain de l'adversaire historique et de fonction 4 . Une des grandes revendications du
et dans ses termes, selon la logique qui a assuré son suc- ressentiment, c'est le droit de persister dans son « es-
cès — se débarrasser de cet adversaire, rompre les ponts, sence », le droit de n'avoir pas à ajouter, à la douleur
s'isoler entre soi pour n'être plus comptable qu'à l'égard d'une position sans gloire, la douleur additionnelle
des valeurs du Peuple de Ressentiment, convaincu que d'avoir à s'adapter et la perspective de «disparaître».
la critique, la concurrence, le mépris ne venaient jamais Tout ce qu'on a jamais écrit sur la « petite-
que du dehors et qu'on pourra faire l'économie de cette bourgeoisie » tourne autour du dilemme qu'on voit être
souffrance des échecs passés vus dans les yeux de l'autre le sien : s'aliéner dans la « bonne volonté culturelle5 »
(en les perpétuant malheureusement). et/ou se ronger de ressentiment. La petite-bourgeoisie
• Le fascisme (quand on l'entend comme une est cette classe intermédiaire qui se définit par
catégorie politico-idéologique générique), dans la
3. Voir mon livre La propagande socialiste, à paraître à Montréal,
aux éditions Balzac.
2. Voir sur ce point un développement théorique dans mon étude 4. Par exemple, dès le milieu du siècle passé, les cartels de lutte des
«Les idéologies ne sont pas des systèmes», Cahiers Ferdinand de petits boutiquiers contre les grands magasins.
Saussure, Genève, n" 45, 1991, p. 51-76. 5. Le concept est de Pierre Bourdieu.
32 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 33

l'alternative de positions débilitantes entre lesquelles elle qu'il exige et par la mauvaise conscience qu'il extorque
balance. Elle est cette classe qui a des craintes (de «des- de lui au passage.
cendre ») et des espoirs rongeurs (de « monter ») et dont • Plus généralement, les dynamiques de Vénalité
la position d'entre-deux entretient la hargne et explique dans les idéologies de revendication civique peuvent
l'incapacité de se voir vraiment «noble». être entachées de ressentiment: elles se développent
• Le dépassement du ressentiment plébéien de entre Pappétition vers une justice émancipatrice et le
l'exploité industriel dans le socialisme «scientifique 6 » : ressentiment de l'égalisation « par le bas », de la revan-
le mandat donné au prolétariat, c'est-à-dire à la classe che, du truquage des règles du jeu social pour empê-
salariée transfigurée — telle qu'en elle-même enfin cher, au prix de la léthargie et par toutes sortes de
l'Histoire la change — en Prolétariat, d'émanciper pro- moyens vexatoires, que des distances ne se constatent
chainement l'humanité tout entière «sans distinction ou ne se creusent, cette dernière tendance étant débi-
de classe, de race ou de sexe... », selon les termes du litante et porteuse de catastrophes.
« Programme minimum » du Parti ouvrier guesdiste de
1881, revu par Karl Marx. Ressentiment de droite, ressentiment de gauche
Peut-être faut-il déceler ici un socialisme des intel- • Le ressentiment est à comprendre comme une
lectuels cherchant à doter Caliban d'une image composante d'idéologies politiques modernes diverses :
sublime de soi qui lui permette de dépasser son ressen- ce n'est donc pas une idéologie particulière ni le propre
timent fruste et barbare et de le mettre au service d'aucune. Il n'y a pas de doctrines pures du ressenti-
d'une certaine modernisation étatiste et planiste.... Un ment, mais il y a des idéologies qui vont et revont au
cas de sublimation et de rationalisation idéologiques en ressentiment comme à leur pente naturelle ou à leur
tout cas. source d'énergie. (Ou comme le chien à son vomi... si
• En version revendicative, le renversement des on préfère une image plus énergique.) Beaucoup
valeurs semble se chanter dans L'Internationale : d'idéologies politiques et sociales modernes — la plu-
« Nous ne sommes rien, soyons tout ! » Mais ici on part, pourrait-on suggérer — comportent un pôle de
contesterait qu'il faille y voir du ressentiment, on peut modernisation-dépassement et un pôle de repli identi-
comprendre dans les paroles d'Eugène Pottier autre taire-grief-ressentiment. On peut déceler dans l'his-
chose de plus positif: nous sommes effectivement le toire de ces idéologies, à couvert de bonne entente et
nombre et la force productive, c'est donc sur une puis- d'orthodoxies, l'opposition entre ces deux pôles. Et
sance objective encore enchaînée que nous nous fai- parfois sentir la tension entre ces tendances dans les
sons menaçants pour les Vampires du Capital. Ce n'est mêmes textes et les mêmes pages.
pas du tout la dialectique du Maître et de l'Esclave, • Le ressentiment de droite : il s'exprime surabon-
lequel asservit son maître par la prise en charge passive damment dans les antisémitisme, populisme, nationa-
lisme, patriotisme à xénophobies diverses, antimoder-
nisme, anticapitalisme « national », antidémocratisme,
6. Avec autant d'efficacité, il y a un dépassement du ressentiment
dans l'exaltation du Révolté dans l'anarchie. passéisme...
34 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 35

• Oscillant entre la nostalgie, l'angoisse, le ressen- à un monde qui change et vous prive de repères. Mais le
timent et la dénégation, la grande production idéolo- ressentiment est roué et versatile : il peut s'exprimer aussi
gique « moderne » de droite (mais aussi d'aventure bien dans la haine d'une évolution qui déstabilise que
dans quelques secteurs prétendument de la gauche) dans l'acceptation jobarde du monde tel qu'il va ou
cherche à re-fétichiser la nation, le groupe, la famille, à semble aller (particulièrement dans les conjonctures où
réinstituer dans le symbolique tout ce que, dans le réel, la désintégration du tissu social favorise la compétition
le «progrès » du marché capitaliste a pour vocation fatale de ressentiments en précaires alliances tactiques).
de déstabiliser et de mettre bas. Il y a dans toute idéolo- • On doit tout aussi bien signaler et analyser le
gie du ressentiment une dénégation crispée de ce qui ressentiment « de gauche », composante parfois refou-
est en train de s'opérer dans le «monde réel ». Face à lée de toutes les idéologies progressistes depuis deux
la déterritorialisation, à une évolution sans fin ni cesse siècles, et leur facteur principal d'abêtissement, de blo-
qui dissout des territoires symboliques et d'antiques cage, de fanatisation — et même, à la limite, de crimi-
enracinements, le ressentiment cherche à restituer des nalisation par la dénégation du réel et du possible, et
fétiches, des stabilités, des identités. L'idéologie du res- par la dénégation obstinée des échecs que la logique du
sentiment aboutit dans l'ordre déontique à des exigen- ressentiment et son volontarisme compensateur procu-
ces de « réarmement moral ». rent et que cette logique interprète aussitôt non
• Il n'est pas plus « ressentimenteux » que le ci- comme échecs par rapport à ses tactiques irréalistes,
devant privilégié (parfois privilégié tout relatif) menacé mais comme preuves («paranoïaques») de plus que le
de perdre ses privilèges — si ce n'est la victime auto- monde des dominants n'est pas bon ni accueillant,
proclamée forcée de reconnaître qu'elle prospérait qu'il continue à vous faire obstacle, à comploter contre
vaille que vaille aux dépens de plus opprimé qu'elle... vous et que les dominants ne viendront pas à résipis-
(Quant au premier cas et à titre d'exemple contem- cence. (Voir, plus loin, « Herméneutique ».) Car le res-
porain, voir l'idéologie afrikaans et boer en plein essor sentiment peut passer pour progressiste, il se fait voir
d'Eugène Terreblanche et de l'AWB au Transvaal.) sous des dehors héroïques et se laisse pudiquement gri-
• Ressentiment de ci-devant dominants déstabili- mer en autre chose.
sés, autres exemples : les « Suprémacistes blancs » états- • « De gauche » et « de droite » : ce sont des caté-
uniens qui développent la lamentation sur leur « géno- gories qui conservent de la pertinence, mais elles font
cide culturel » ; ou bien les ligues de contribuables des voir leurs limites au moment justement où on s'aven-
classes moyennes, soi-disant «victimisés» par les chô- ture à examiner des idéologies « ni droite ni gauche »,
meurs et les assistés sociaux 7 ... pas seulement les préfascistes et les fascistes que Zeev
• La droite américaine des années soixante-dix et Sternhell a qualifiées ainsi, mais beaucoup d'autres
quatre-vingt a illustré la composante ressentimentiste de idéologies hybrides. Une de mes hypothèses dans cet
tout conservatisme : fétichiser le « Law and Order » face essai est qu'elles abondent aujourd'hui, ces idéologies
hybrides, que les révolutions réactionnaires, les progres-
7. Exemple que me suggère Madeleine Jeay. sismes conservateurs, les mouvements d'émancipation
36 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 37
théologico-spiritualistes, les libéralismes répressifs sont • Polarisation des « communautés idéologi-
omniprésents et que c'est un grand problème quand on ques 8 ». En dépit de la volonté de bonne entente et de
examine ce qui se présente comme étant « de gauche » l'esprit d'orthodoxie qu'on y fait régner, il n'y a pas, il
d'y voir migrer et s'installer à demeure, se recontextua- n'y a jamais eu de groupe militant fonctionnant dans
liser dans des rhétoriques de justice et d'émancipation, l'homogène d'une doctrine à peu près unique. Tou-
des thèmes idéologiques populistes, patriotards, passéis- jours, on y remarque des polarisations — et notam-
tes, fidéistes, ethnocentristes, xénophobes devant ment entre des programmes de développement, d'« au-
lesquels il faut beaucoup d'amnésie pour ne pas recon- togestion », de dépassement collectif et des logiques
naître que jusqu'ici au xxc siècle ils caractérisaient plu- « ressentimenteuses «/séparatistes, tournées vers un
tôt diverses « droites » ! passé imaginaire, lourd de griefs, visant à persister dans
• On peut faire apparaître une personnalité ty- une essence qui opposera un non perpétuel au monde
pique du ressentiment, en esquisser les traits, de même extérieur.
qu'il y a par exemple sociologiquement parlant une Le sujet de ma réflexion sera donc essentiellement
« personnalité autoritaire » (Theodor W. Adomo), mais celui de ces conjonctures qui sont instigatrices de res-
ce type humain ne se groupe pas en armées monolithi- sentiment en débilitant, en affaiblissant, en marginali-
ques ; il arrive seulement qu'il prenne la tête d'un mou- sant pour un temps d'autres stratégies moins dénéga-
vement dans les périodes de crise. C'est en effet que, trices, plus dynamiques.
dans les situations collectives d'échec ou de désorienta- Il ne s'agit pas, pour le chercheur, de suggérer à tel
tion, l'homme de ressentiment en impose aux débous- groupe, paternalistement, de préférer des programmes
solés et aux frustrés qui le suivent. collectifs plus prometteurs que leur ressentiment, mais
• Le ressentiment peut coexister dans les doctri- de montrer par toutes les analyses possibles, historiques
nes sociales et politiques avec des programmes de et contemporaines, que, lorsque des attitudes et des
réconciliation rationnelle dans la justice, de modernisa- raisonnements de ressentiment viennent à dominer
tion, de dépassement des antagonismes et des handi- dans tel ou tel groupe, c'est toujours pour avoir fait
caps ; ces programmes peuvent le refouler et presque le taire d'autres projets de démarche collective.
faire taire, mais le ressentiment peut aussi (ré)envahir • Sur la polarisation des idéologies militantes et
une idéologie pour peu qu'elle entretienne des facteurs progressistes : je prendrai l'exemple du féminisme fran-
de stagnation et de dénégation, qu'elle ait besoin de çais et américain dans son évolution depuis la fin des
tabous ou de boucs émissaires, qu'elle se soit consti- années soixante-dix. Voir, parmi les premiers à avoir
tuée autour de quelques taches aveugles, et pour peu relevé le phénomène de décomposition du féminisme en
que le monde extérieur lui inflige des démentis et des deux pôles antinomiques — dont l'un me semble attri-
frustrations. Dans tout militantisme, dans tout parti buable au ressentiment tribal —, l'article de Michèle
revendicateur, on rencontre des personnalités saturées Blin-Sarde sur la genèse du féminisme « différentialiste »
de ressentiment — et malheur au groupe qui leur laisse
donner le ton.
8. Ou dissémination en une topographie polémique.
38 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 39
en France et sur son opposition en tous points avec On trouve encore une synthèse perspicace de la
l'ancien féminisme de l'égalité, « L'évolution du concept polarisation du féminisme états-unien en un féminisme
de différence dans le mouvement de libération des civique radical, aujourd'hui décomposé, presque réduit
femmes en France 9 ». L'auteure de l'article présente ce au silence, d'un côté, et en un cultural feministn, pro-
féminisme différentialiste devant lequel elle paraît à la visoirement victorieux, de l'autre, dans un article
fois intéressée et perplexe, comme un phénomène fran- récent de Michel Feher, « 1967-1992 12 ». «Alors que
çais et opposé en tout au féminisme d'égalité civique le féminisme radical incitait les femmes [...] à inventer
américain — mais depuis quinze ans le féminisme amé- de nouveaux rapports à elles-mêmes et aux autres, les
ricain, stimulé notamment par les idéologies «séparatis- partisanes du féminisme culturel les appellent surtout à
tes » afro-américaines, a basculé dans le différentialisme découvrir ou à redécouvrir leur identité profonde [...].
radical alors que le féminisme français reprenait grosso Toutefois lorsqu'on examine le contenu de cette fémi-
modo la dynamique inverse. nité authentique, on est bien forcé d'admettre que les
Du reste, dès la fin des années soixante-dix en valeurs qu'elle propose ressemblent à s'y méprendre à
France, et au même moment que s'exprimait le diffé- des qualités et à des tendances que les hommes d'Occi-
rentialisme mythico-lyrique de Sorcières et autres pe- dent — et plus particulièrement au sein de la société
tites revues, lui-même différent du différentialisme victorienne — ont bien souvent prêtées aux femmes
lacanien «Psy et Po — MLF» («Des Femmes», [...]. L'affirmation de tels traits distinctifs, voire de dif-
Antoinette Fouques), apparaît (et se coupe du MLF férences culturelles profondes entre les sexes débouche
« traditionnel » accusé de collaboration de classe ou bien sur un séparatisme de repli, c'est-à-dire sur une
sexuelle) un féminisme séparatiste lesbien qui s'expri- activité politique nourrie par les rêves d'une commu-
mera dans plusieurs revues — ce qui forme encore un nauté féminine autarcique, ou bien sur un modèle con-
autre avatar idéologique. Son modèle états-unien con- tractuel fondé sur d'âpres négociations collectives. »
comitant se trouverait dans le célèbre ouvrage de Jill
On trouve ici résumées les trois étapes d'une poli-
Johnston, Lesbian Nation: The Feminist Solution10.
tique du ressentiment: renversement des valeurs — les
Ces pôles entrent bientôt dans une acrimonieuse polé-
vieux topoï misogynes se trouvant métamorphosés,
mique interne qui entraîne en France dans une large
transmués en idéologèmes féministes —, repli identi-
mesure Pauto-implosion du mouvement. On trouvera
taire, perpétuation des litiges et du contentieux chéri
un commentaire polémique de l'évolution ou des
pour lui-même.
évolutions doctrinaires divergentes du féminisme fran-
• Il se pose probablement un dilemme récurrent à
çais dans l'essai d'Annie Le Brun, Vagit-prop, Lâchez
tout mouvement d'émancipation : ce mouvement est
tout et autres textes ' '.
obligé de choisir tactiquement entre ressentiment et
«volontarisme» — avec la composante chimérique que
9. Contcmporary French Civilization, n° 6, 1982, p. 195-202. cette dernière attitude comporte aussi. On peut préférer
10. New York, Simon & Schuster, 1973.
11. Taris, Ramsay/Pauvert, 1990. 12. Esprit, décembre 1992, p. 67.
40 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 41
le volontarisme qui est «plus sain » mais qui — lui aussi pas 14 (et qui, d'aventure, les désavantageraient), la
cependant — masque les contradictions et les échecs seconde réglant ses rapports interclasses, intersexes et
actuels en programmant un avenir trop «voulu» pour interculturels sur la conviction cuisante d'une culpabi-
être lucide sur le possible, le souhaitable et sur les « effets lité perenne des «siens» et achetant la bienveillance
pervers ». des défavorisés, des dépossédés en renonçant haute-
On peut aller plus loin : je formulerai l'hypothèse ment à tout jugement — en renchérissant sur leur res-
qu'au moment volontariste des mouvements sociaux sentiment, en préférant d'ailleurs rencontrer chez le
succède régulièrement un phase de retour de bâton, un dominé les raisonnements de ressentiment (lesquels
backlash de ressentiment, celui-ci découlant de l'échec renforcent la honte du ci-devant oppresseur) aux
des stratégies d'immédiation de la réparation et de pensées d'émancipation qui liquideraient le binôme
mundus inversus accéléré : voir plus loin « Ressenti- rancune-culpabilité.
ment et choc en retour des militantismes ».
Le VOLONTARISME : forme de fausse conscience/ Le ressentiment des intellectuels
sophistique qui revient à vouloir «corriger» radicale- • Beaucoup de chercheurs ont analysé le ressenti-
ment le monde, armé de principes inflexibles puisque ment des intellectuels, lesquels sont souvent « aigris »
«bons», à concevoir l'évolution empirique comme par quelque côté, car (auto-)mandatés par l'Universel,
inerte, manipulable et « rééducable » à loisir, posant mais appartenant tout au mieux à la « fraction dominée
que ce que l'on juge bon peut et doit aussitôt s'appli- de la classe dominante 15 » — d'où leur potentiel de
quer en tout et partout, aller jusqu'au bout de sa bien- ressentiment face à l'autre fraction de la bourgeoisie
faisante logique, diabolisant alors les résistances et con- pourvue en capitaux tangibles, non symboliques, et en
damnant comme perverse tout tentative de leur pouvoirs effectifs. Ce ressentiment des intellectuels,
trouver des causes ou des excuses. Concept utile mais celui surtout de l'« intelligentsia prolétaroïde », est sus-
téméraire que celui de volontarisme car il comporte la ceptible de se mettre au service de ressentiments «ho-
rencontre d'un bien — le Principe Espérance — et mologues» d'autres strates ou classes ou «identités».
d'un mal, la dénégation du possible. (Il est bon pour Voir la tradition ancienne de travaux sur la strate de
l'intellectuel d'opérer quand il le peut avec ces sortes l'« intelligentsia prolétaroïde» (remontant à Max
de concepts téméraires, j'y reviendrai plus loin.) Weber, à Vilfredo Pareto), voir encore, étudiant l'ori-
• Ressentiment des uns, mauvaise conscience des gine du phénomène, le livre de Robert Damton sur la
autres. (Mauvaise conscience et haine de soi.) Bonne bohème des lettres au XVIIIC siècle et son rôle néfaste
conscience et mauvaise conscience dites «de gau- dans la préparation et le déroulement de la Révolution
che 1 3 », les deux fonctionnant simultanément, la pre- française16...
mière consistant à offrir aux minorités et aux opprimés
des privilèges et des avantages dont ceux-ci ne veulent
14. D'intégration, par exemple.
15. L'expression est de Pierre Rourdieu.
13. Ou encore « démocratique ». 16. Bohème littéraire et révolution, Paris, Gallimard/Seuil, 1983.
42 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 43

• Se sentir meilleur, entretenir une supériorité en leurs — chez les intellectuels au service des Black Pan-
son for intérieur, se comprendre bien mieux en se don- thers ou de certaines guérillas tiers-mondistes. Il y a
nant mandat de tout comprendre — se consoler de quelques études historiques — peu — sur ces intellec-
n'être pas reconnu à sa juste valeur dans le monde tel tuels au service de la violence aveugle (impressionnés
qu'il va, par le mépris porté au « matérialisme » triom- par cette violence), intellectuels trouvant les alibis et
phant. Tel fut le cas de nombreux intellectuels au XXe travestissements nécessaires pour anoblir le meurtre et
siècle et au siècle passé qui sont «allés au peuple», la déshumanisation. «Qu'importent de vagues huma-
tirant parti de leur situation — position intermédiaire, nités, pourvu que le geste soit beau ! » avait péroré
chauve-souris qui se prête à toutes les dénégations rou- Laurent Tailhade en faisant l'éloge des anarchistes de la
blardes : je suis oiseau voyez mes ailes, mais j'ai choisi bombe — avant d'être lui-même victime de l'attentat
librement de me mêler à ces pauvres rats visqueux qui du restaurant Foyot.
me reçoivent avec reconnaissance pour un des leurs.
Touchante imposture de l'intellectuel « progressiste »
qui jure ne pas envier — avec sa collection Budé, son
modeste salaire et sa retraite de fonctionnaire —
l'homme d'affaires inculte et brutal, brasseur de
millions et entreteneur de grues !
L'intellectuel pourra ainsi aller offrir sa plume et
ses rancunes aux exploités qui ne vous repousseront
pas, ayant bien besoin que quelqu'un «traduise» leurs
revendications et leurs révoltes.
• Ressentiment des intellectuels et illusion poli-
tique de «La mouche du coche» — vieille et perspi-
cace fable sur le rôle bruyant mais illusoire de certains
doctrinaires et activistes. Des idéologies vociférantes
mais épiphénoménales s'attribuent le mérite de chan-
gements progressifs auxquels elles n'ont aucunement
ou fort peu contribué.
• Croire parler le langage des dominés en parlant
haineusement pour eux, prétendre ainsi «coller aux
masses», bassesse d'intellectuels de ressentiment qu'on
peut illustrer par la prose hallucinée et arrogante et les
tirades vociférantes qui ont caractérisé la presse maoïste
française des années 1970, dont La cause du peuple
était le foyer. On trouverait d'analogues exemples ail-
Les idéologies du ressentiment 45

quelques suggestions à cet égard sur les fronts com-


muns de moralisation-normalisation qui semblent suc-
céder aujourd'hui à l'ancienne conception de la vie
civique et aux anciennes formes, dissoutes, de militan-
tisme et de progressisme.
• Aujourd'hui, le ressentiment avec ses innombra-
Le ressentiment aujourd'hui bles variantes et avatars se donne d'autant mieux libre
cours qu'il procure une « base éthique » à d'innombra-
bles groupes du marché identitaire, et ce dans une con-
joncture d'éclatement de la sphère publique, de muta-
• Un vaste marché du ressentiment s'est ouvert tion de celle-ci en une lutte de lobbies revendicateurs,
dans les cultures de la fin de ce siècle. Marché de bon sourds les uns aux autres. Le «relativisme» culturel,
rendement, prédisons-le, avec une large clientèle dans le sens banal de recherche d'un modus vivendi
potentielle de frustrés et de désillusionnés divers à la dans une doxa éclatée et une société plurielle, sert de
recherche d'illusions retapées, de rancunes inépuisables première légitimation par contrecoup au ressentiment
et de maussaderie militante, offrant des diversions à et au narcissisme de groupes identitaires. Faute de con-
l'accablement social et des alibis à ceux qui traînent sensus des mœurs ou d'arbitrage, on voit converger en
leur mauvaise conscience ou ne supportent pas la outre dans la société des efforts obstinés et absurdes
réflexion critique. Un décrochez-moi-ça, une friperie pour totalement réglementer (moraliser) le social — le
identitaire et un étal de maniérismes revendicateurs. civique, le privé et l'intime —, le réglementer jusqu'au
Beaucoup de concurrence entre les boutiques. Chacun bout, dans les moindres détails, mais ces efforts ne
bonimente. Et tous sont aveugles et sourds au ressen- débouchent que sur litiges et différends résultant du
timent des autres, à celui qui n'est pas le leur. fait que les «valeurs» invoquées ne sont (et se recon-
naissent expressément et triomphalement comme
Dans chaque grand ensemble culturel — nation,
telles) que l'expression d'intérêts particuliers basés sur
religion —, on assiste depuis quinze ans à la poussée,
des chantages et des guérillas intrasociales intermi-
aux poussées successives des plus séparatistes et obscu-
nables.
rantistes, des absolutistes identitaires qui se sentent « le
vent dans les voiles». C'est la concomitance de ces • Il naît donc aujourd'hui des idéologies du res-
poussées qui réclame interprétation : comparer, dans le sentiment nouvelles ou du moins refaçonnées, mises au
domaine religieux, intégristes catholiques, sectaristes goût du jour. Mais elles poussent sur le terreau de res-
protestants, « Loubavitch » juifs, « barbus » islamiques, sentiments plus anciens qui leur procure de bonnes
par exemple. conditions de développement mentalitaire. Ce ressen-
Il se conclura peut-être des pactes de non-agres- timent-là n'est pas une «idée neuve en Europe », ni en
sion et de bon voisinage entre les Tribus du ressenti- Amérique. C'est le retour d'un refoulé plus ou moins
ment. Mais sur le dos de qui ? On verra plus loin durable des temps contemporains. La dynamique du
46 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 47

ressentiment ne se comprend bien que sur la longue ses de cette crise — crise patente depuis une vingtaine
durée de l'histoire moderne de divers peuples et de di- d'années, tant dans le premier monde industrialisé que
verses cultures. Il y a aussi, dans cette histoire mo- dans ce qu'on nomme encore le «tiers-monde 2 » —
derne, des dispositifs «antiseptiques» de rationalité, mais crise masquée par l'effondrement ultime et specta-
d'universalité et d'émancipation qui jouent mais, dans culaire des régimes issus de la Révolution bolchevique.
certaines conjonctures, ils se trouvent débordés par le La conjoncture présente a pour effet d'éparpiller les
reflux du ressentiment toujours sous-jacent. revendications plus ou moins fondées de groupes divers
Si les perspectives d'espérance collective manquent, en des activismes cloisonnés et antagonistes dont les
si les sociétés se retrouvent devant des pénuries dura- programmes ne sont pas moins irréalistes que ne le fut
bles — matérielles ou éthiques —, les individus, désillu- le vieux paradigme socialiste d'émancipation prochaine
sionnés, tendent à se rallier à des drapeaux d'identités de toute l'humanité « sans distinction de race, de classe
rancunières. C'est pourquoi l'analyse du malaise fans la ni de sexe », mais qui excluent toute mobilisation uni-
culture contemporaine ne doit pas partir du ressenti- taire des protestataires, toute perspective de réconcilia-
ment, tout est d'abord dans la peur, la sérialisation des tion rationnelle des humains et semblent ne leur laisser
individus, l'ingérable peur du vide postmoderne. le choix qu'entre le ressentiment, l'hostilité intermina-
• Nouvel Âge des orthodoxies 1 , mais pas sur le ble de Y Homo homini lupus, le repli haineux sans l'alibi
mode des années trente, pas celui des orthodoxies de des « lendemains qui chantent », et l'improbable mais,
masse totalitaires — des orthodoxies particularistes et selon la Ruse de l'histoire, fatale intégration à terme à
tribalistes où la rancœur prévaut sur le volontarisme. l'ordre local ou mondial existant3.
• Les progrès actuels du ressentiment ont à voir Ruse de l'histoire: définition sommaire d'une
avec le dépérissement du sens qui caractérise les sociétés notion hégélienne qui doit ici demeurer intuitive :
d'aujourd'hui : le sens compris comme progression, l'histoire conçue comme se servant des croyances des
conquête progressive, englobement, illimitation. On
assiste à un repli de l'intelligible collectif sur des « posi-
tions préparées à l'avance », celles de la mêmeté, de 2. La question étant : où est passé le second ? Voir en relation avec
les considérations que je développe ici mon récent ouvrage L'utopie
l'homogène censé être chaleureux, d'un sentiment collectiviste, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques», 1993.
étroit, gemeinschaftlich, qui absolutise ses limites. 3. Dans la mesure où les années 1980 sont celles d'une grande
• La critique du ressentiment dans l'idéologie con- catastrophe culturelle (catastrophe, dans un sens technique), l'effon-
drement de ce socialisme qui était peut-être du xixc siècle «comme
temporaine est à mener en rapport avec l'examen de la un poisson dans l'eau » (Foucault) mais qui étend son ombre sur la
crise globale des pensées progressistes, l'épuisement des plus grande partie du XXe — effondrement anticipant aussi sur
projets émancipateurs et des réformismes sociaux l'effondrement, dans le réel, de ce que Ronald Reagan dénommait
(choses parfois appelées par litote ou par confusion vou- « l'Empire du mal », cet effondrement anticipé dans l'Idéologie fran-
çaise correspondant au moins en partie, dès les années 1970 au topos
lue une «dépolitisation») et des conséquences immen- des rats qui quittent le navire (bel exemple d'intersigne et de self-
fulfilling prophecy) —, c'est contre les dénégations mêmes de cette
1. Voir l'essai fameux de Jean Grenier qui porte ce titre. catastrophe qu'il y a lieu de partir.
48 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 49
agents pour les amener à servir ses desseins, à devenir port au monde ni que l'humanité ait fait un pas décisif
autres que ce qu'ils se voulaient, à les aveugler et à les vers le « Règne de la liberté » !
faire venir ainsi à un état des choses tout différent de ce Les énoncés de certitude globale (et non d'appar-
que chimériquement ils souhaitaient. Comme le dit tenance tribale), historiquement inséparables de la
Engels : « [ . . . ] ce qui se dégage est quelque chose que mobilisation des opprimés qu'ils opéraient, appartien-
personne n'a voulu 4 [...].» nent aujourd'hui à l'impensable. « La victoire du pro-
• La refondation de l'identité des individus et des létariat communiste n'est pas seulement désirable. Elle
groupes sur du ressentiment est concomitante de la est aussi pratiquement possible et historiquement cer-
« fin des utopies » qui formaient la connaissance de soi taine 7 » : cette assertion de Charles Rappoport (formu-
à l'horizon d'un devenir-autre et d'une réconciliation lée en 1929 — mais mille fois avant lui et mille fois
ultime. après) est de celles que la conjoncture idéologique
Des idéologues contemporains comme Francis prive de sens et plonge dans l'intolérable.
Fukuyama proclament la « fin de l'histoire 5 ». Une telle • Fin des Grands Récits émancipateurs : de fait, il
formule, étonnamment sotte s'il fallait l'entendre dans n'y a plus que de petits récits, des histoires continuées
son sens littéral, peut se ramener à ce qu'elle a de réel- pour coalitions de névrosés ruminateurs de griefs. Cela
lement pertinent : la mutation d'hégémonie culturelle incite ceux qui n'ont pas encore trouvé leur grief à
qui rend obsolète et montre redoutable le paradigme chercher bien vite à s'en pourvoir.
de la «révolution sociale», qui prive de crédibilité les • Rejet des significations englobantes et des
grands récits de l'histoire, «énigmes résolues» de valeurs universelles (et des projets utopiques comme
l'éternelle exploitation des hommes. Les humains souf- misc-en-devenir de ces universaux), mais aussi rejet de
frent, espèrent et se révoltent : l'hégémonie culturelle l'individualisme « ancien », c'est-à-dire non confor-
nouvelle prive ces souffrances et ces espoirs d'un lan- miste, de l'intimité à soi-même, et du «style person-
gage et d'un projet libérateur communs. Dans l'aire nel » auquel la culture modale substitue le lifestyle
politique des pays «riches», on enregistre, de fait, la narcissistico-grégaire. (Voir un peu plus loin « De
fin d'une «culture socialiste» dont le dynamisme et la l'individualisme ».)
diversité ont imprégné plus d'un siècle et demi de leur
histoire. Cela ne veut aucunement dire évidemment
Résurgence des nationalismes
que les humains soient parvenus enfin à regarder d'un
• Ressentiment contemporain et résurgence triom-
«regard sobre 6 » leurs relations mutuelles et leur rap-
phante des ethnocentrismes et des nationalismes de
petites patries. Remonter le sens de l'histoire, parache-
ver l'histoire moderne par une régression en deçà.
4. «Lettre à J. Bloch, 1890», Études philosophiques, Paris,
Éditions sociales, 1951, p. 129.
(Voir « Le ressentiment comme identité », plus loin.)
5. « La fin de l'histoire ? », Commentaires, n° 47, automne 1989.
6. Voir la citation du Manifeste communiste à la toute fin de ce 7. Charles Rappoport, Précis du communisme, Paris, Éditions
livre. sociales, 1929, p. 13.
50 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 51

O n voit depuis quatre ou cinq ans revenir chez nationalismes d o n t le triomphe transitoire ait com-
tous les chroniqueurs et journalistes le constat que les porté l'avènement du plus grand bien du plus grand
tribalismes sont devenus un phénomène planétaire, le nombre des «leurs».
trait marquant d'une conjoncture globale : • Sur la simultanéité dans les années 1980-1990
L'heure est au réveil des nationalismes, au rejet de de grands réveils régionalistes, nationalistes et reli-
l'autre : en Europe de l'Est, dans la partie orientale gieux-intégristes et d'un processus accéléré de mondia-
de l'Allemagne, en Yougoslavie, en Inde pour ne lisation, tous les commentateurs semblent d'accord :
citer que quelques exemples. En Europe occiden-
L'humanité se cherche, plus consciente que jamais
tale aussi, on assiste à une résurgence de diverses
de son unicité et de l'intensité de la toile tissée entre
espèces de « national-populismes ». Mais cette
les peuples, et pourtant traumatisée par la crainte
recherche des racines prend aussi une autre forme,
d'une dilution de ses repères ethniques et par
celle de la renaissance des intégrismes religieux.
l'apparition de menaces nouvelles... Le rôle des
Une renaissance qui n'affecte pas seulement l'islam,
États est en pleine transformation. D'une part, ils se
mais atteint aussi l'hindouisme et certains milieux
retrouvent en concurrence sur une sorte de marché
proches de l'orthodoxie russe 8 ...
mondial des services publics offerts aux firmes et
• Évidemment, les sociologues-idéologues d'au- aux acteurs multinationaux. D'autre part, ils
jourd'hui qui ont des indulgences face à la « fatalité » deviennent de plus en plus co-souverains, con-
psychologique de Pethnocentrisme contournent ou traints de régler par coopération multilatérale un
nombre croissant de questions [...] L'humanité tra-
dissimulent cette source première du sentiment eth-
verse une période de transition entre l'époque de
nique dans le ressentiment coalisé et la peur de la diver- l'État-nation et celle de la communauté mon-
sité. diale l0.
• O n se souvient de la définition des passions
nationales selon le Benda de La trahison des clercs Populisme
( 1 9 2 7 ) : « [ . . . ] se sentir dans ce qui les fait distincts des • Michel Wieviorka, dans un livre paru en 1 9 9 3 ,
groupes qui les e n t o u r e n t 9 . » En imputant les progrès La démocratie à l'épreuve. Nationalisme, populisme, eth-
du nationalisme au «réalisme des masses», c'est-à-dire nicité l l , analyse la concomitance entre la montée, dans
à Pabsolutisation et à la sacralisation d'intérêts particu- la conjoncture actuelle, des nationalismes et de cette
liers — mais d'intérêts somme toute bien compris —, sorte de démagogie plus diverse et difficile à circons-
Julien Benda prête encore à la passion nationaliste un crire q u ' o n n o m m e «populisme».
objet rationnel et une « morale pratique » conséquente. Dans la perspective de cet essai, je voudrais propo-
C'est beaucoup trop concéder: il est peu ou pas de ser le paramètre du ressentiment comme critère propre
de la notion ou idéaltype du populisme, et le montrer
8. J. Lesourne, « 1993 et le futur», Le Monde, 7 janvier 1993,
p. 1.
9. La trahison des clercs, Paris, Grasset, 1975, p. 215 (édition 10. J. Lesourne, loc. cit., p. 1.
originale en 1927). 11. Paris, La Découverte, 1993.
52 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 53

du même coup logiquement proche, contigu des et modernisatrice qui ruinait certaines régions et déva-
nationalismes du ressentiment auxquels je me réfère luait certain mode de vie.
souvent dans cette étude.
Je vois comme trait typique du populisme le fait Contagions ressentimentistes, décomposition
pour les chefs et doctrinaires de cette sorte de mouve- de la sphère publique
ment de prétendre « revenir au peuple, renouer avec les • On doit faire apparaître dans la conjoncture pré-
valeurs profondes du peuple », dans le but toutefois de sente des contagions. Le ressentiment «s'attrape». Au
capter, dans ledit « peuple » — et d'y donner force —, contact de minorités stigmatisées, résolues à se plaindre
non les ferments de révolte et de progrès qui pour- indéfiniment sans perspectives de négociation ration-
raient s'y cultiver, mais justement ce qu'on peut y trou- nelle, les groupes relativement privilégiés se mettent à
ver et y cultiver sélectivement de ressentiment spon- se chercher un contentieux à opposer à ces minorités...
tané : ressentiment du bon sens «populaire » à l'égard et le trouvent.
de la domination des intellectuels (des eggheads, les N'ayant rien à offrir aux autres qu'une improbable
«têtes en forme d'œuf», disent les populistes améri- intégration à leur ordre mental et éthique, ces groupes
cains), des techniciens (des «technocrates»), des sont tentés, eux aussi, de singer des rancunes si
experts d'Etat dont les compétences font ombrage aux «payantes», de fourbir leurs griefs et de dresser leurs
« sagesses » des masses et dévaluent celles-ci ; ressenti- listes de plaintes — sans aucun espoir d'ailleurs d'atten-
ment des routines à la petite semaine, improductives, drir un Grand Arbitre inexistant.
et des bonnes vieilles traditions plébéiennes à l'égard • On a vu apparaître au cours des années 1980 en
des modernisations et des « rationalisations » qui haras- Amérique du Nord des mouvements masculinistes, cal-
sent et déstabilisent; ressentiment (dont je parle ail- quant, singeant un à un les griefs du féminisme, montrant le
leurs) à l'égard de ces inintelligibles arts et littératures malheureux mâle, opprimé, asservi par les femmes, victimisé
d'avant-garde qui ne plaisent qu'aux « grosses tête » et tout autant et remâchant lui aussi ses griefs.
aux «snobs»... Ressentiment à chaque coup de ceux La société se présente à elle-même faite de couples
qui sont attachés à un ordre de valeurs populaires à ennemis de cette sorte qui en appellent tous à un Tri-
l'égard des valeurs qui, d'en haut, de la capitale, de bunal chimérique. On peut parler ici de judiciarisation
l'appareil d'État, viennent les dévaluer, les déclasser. de la culture publique.
Parlant de valeurs, je note que ce n'est pas par • Les contemporains sont encore tiraillés dans
hasard que le grand mouvement populiste agraire du l'ambivalence entre le ressentiment et l'antiressenti-
dernier tiers du xxc siècle aux États-Unis a eu pour ment, mais Pantiressentiment, c'est le «progrès», la
thème et motif de mobilisation la protestation des clas- conciliation rationnelle des intérêts, le pluralisme, l'uni-
ses rurales du Midwest et du Far West contre une versel comme horizon ou volonté, le cosmopolitisme, la
forme de dévaluation: la démonétisation de l'argent transcendance du savoir — toutes sortes de valeurs que
décrétée par Washington, le choix exclusif de l'or l'hégémonie courante s'efforce de montrer comme bien
comme monnaie d'échange, décision technocratique «ringardes». Le ressentiment, lui, est «porteur». Il
54 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 55

l'est aussi et l'a toujours été pour des raisons psychago- ses griefs exclusifs dans la répartition « sociale » de ce
giques : entre mes frustrations, mes regrets et mes rancu- que cet État redistribue.
nes et un principe d'explication à ma taille, un mandat • Fin du politique. Les ci-devant totalitarismes y
existentiel, il n'y a aucun écart; aucun dépassement étaient à peu près parvenus selon leur logique propre.
n'est requis. Le ressentiment relève cognitivement et Aujourd'hui — bien sûr, on n'a jamais tant parlé de
affectivement de la loi du moindre effort. démocratie et de droits —, le politique tend à être
• Les idéologues du ressentiment — remontant le réduit à sa portion congrue à la fois par le capitalisme
cours du temps — ont bien compris que l'ennemi pour libertaire du «moins d'État», par la transnationalisa-
eux est dans le lointain passé de la modernité : tion de l'économie et par le tribalisme du ressentiment
l'ennemi, ce sont les Lumières, VAufklârunj... La et les alliances de contrôle vertueux que ces tribus con-
pensée des Lumières : haïe successivement du roman- cluent peu à peu. Et aussi par le narcissisme pseudo-
tisme herderien, des catholiques du Syllabus, des maur- individualiste qui se combine au précédent dans les
rassiens, des petainistes, des staliniens, des maoïstes et pays riches — quoique les deux soient peut-être anti-
autres gauchistes « prolétariens », des « nouveaux phi- nomiques conceptuellement, mais ce n'est pas de con-
losophes» de la fin des années 1970 et des charlatans ceptualité qu'il s'agit.
ultérieurs, de la prétendue nouvelle droite, sociobiolo- (Autre cause de fin potentielle du politique : son
gique e t / o u « européenne », et j'en passe : il est permis absorption dans Vhyperréalité, les simulacres plus vrais
de poser l'hypothèse que tant d'hostilités divergentes, que le monde, les idoles médiatiques. Un fait prévu et
récurrentes et constantes sont l'indice qu'il y a quelque encore mieux montré dans les romans de Philip K.
chose là qui résiste et fait obstacle aux déraisons venues Dick 12 avant de l'être dans les essais de Jean
de tous les horizons politiques. Baudrillard. « Ronald Reagan™ » n'a hyperexisté que
• Offentlichkeit, sphère publique. S'arrêter à scruter comme hyperexistent Barbie™ et Superman™ — et la
les nouveaux discours de la sphère publique, si tant est «Guerre du Golfe» [© 1992] n'a pas eu lieu...) 13 .
que celle-ci — apparue avec l'âge bourgeois, industriel, • Le marché de l'identitaire aujourd'hui, les nou-
capitaliste, parlementaire — existe encore, qu'elle n'est velles formes discursives, narratives et argumentatives
pas en voie d'éclater en une juxtaposition de « campe- qui balisent des fictions ou des simulacres de reterrito-
ments» identitaires particularistes fixés sur des ran- rialisation 14 . Mon hypothèse générale est que le
cunes, des griefs, des querelles de voisinage, la promo-
tion d'une axiologie suigeneris et d'une rhétorique de
12. Ubik, The Claris ofthe Alphane Moon, etc.
pathos hostile au principe même de règles générales de 13. Voir une réflexion très synthétique sur ces questions dans
véridiction et de socialité. l'étude de Gary R. Madison, «The Politics ofPostmodernism », Cri-
• Le tribalisme lobbyiste dans les sociétés dévelop- tical Review, hiver 1991, vol. V, n° 1, p. 53 et s.
14. Sur cette notion de reterritorialisation, je voudrais par excep-
pées n'est pas vraiment contre l'État, s'il récuse en lui tion faire référence à mes travaux passés, notamment Mil huit cent
la figure de la centralisation et de l'unité. Il vise à inflé- quatre-vingt-neuf: un état du discours social, Montréal, Le
chir l'État-providence pour l'obliger à tenir compte de Préambule, 1989.
Les idéologies du ressentiment 57
56 Les idéologies du ressentiment
plat pour servir d'alibi à la promotion surabondante de
monde culturel actuel se trouve affecté par un double
différentialismes bariolés et antagonistes 15.
mouvement. D'une part, il est soumis à une mondiali-
• La carte et le terrain : la « carte » idéologique
sation banalisante des phénomènes culturels en liaison
n'est jamais le reflet, même approximatif, du terrain
avec la mondialisation des marchés (McDonald-
(géopolitique, économique, institutionnel) : sur le ter-
culture, « fin de l'Histoire », triomphe, après l'écroule-
rain de la fin du xxc siècle, on assiste à une étape nou-
ment du communisme, de l'idéologie néolibérale,
velle d'accomplissement de la mondialisation — entro-
«nouvel ordre mondial», etc.) dont on peut mesurer
pie de la schizo-culture commerciale planétaire, Nouvel
les effets dans des secteurs multiples; nouvelles révolu-
Ordre mondial et humains « extéro-déterminés », tou-
tions technologiques et médiatiques qui abolissent
jours plus jobards et misérables. La «carte» des idéolo-
l'espace et l'opposition entre réel et simulacres, qui
gies forme plutôt un manteau de Noé. Je veux dire que
développent un imaginaire numérique, digital suigene-
les idéologies du ressentiment notamment peuvent être
ris, et non plus cet imaginaire fondé sur le paradigme
décrites comme des manteaux de Noé cachant l'obscé-
de la représentation qui était le nôtre jusqu'ici ; émer-
nité du monde tel qu'il va, les ruses et les freins de
gence, dans le remodelage des grandes villes, d'« espa-
l'Histoire, les torts partagés, les vaines dénégations de
ces sans qualités» (Jean-Pierre Dollé), ou d'espaces de
responsabilité, etc.
«non-lieux» (Marc Auge); manufacture d'identités
individuelles flottantes qui affectent la personnalité et • C'est aussi à une opération de relégitimation de
le corps (body building, manipulations génétiques, clo- l'intellectuel en déréliction des Grands Récits émanci-
nage, chirurgie esthétique, « Michael Jackson »-isme, pateurs et des grands militantismes justiciers, que nous
transsexualisme — en vrac) ; nouvelles hybridités cultu- assistons avec l'apparition (ou la reconversion) de
relles entraînées par les flux massifs de populations à nombreux idéologues bénévoles de l'identitaire néotri-
travers le monde. bal. Quant à l'objet de discours des nationalismes —
l'identité collective, par exemple —, il est à la fois
Toutes ces données désorientantes et déstabilisan-
essentiel et évanescent. Il n'y a pas matière à « décons-
tes entraînent des réactions qui vont dans le même sens
truire » un dispositif idéologique qui s'autodissout
malgré d'énormes variations de surface : on a vu appa-
dans l'indémontrable, le paradoxe ultime étant que
raître dans les années quatre-vingt un marché de formu-
cette vacuité au centre du système est certainement ce
les de reterritorialisation fictive: nouveaux tribalismes,
qui en assure la dynamique et le développement.
ai-je dit, — localismes, régionalismes, nationalismes,
fondamentalismes, féminismes dits « séparatistes », nar- • Le ressentiment croissant et polymorphe a
cissismes des minorités sexuelles, autres narcissismes donné forme à la promotion d'une nouvelle idéologie
micro-sociaux de la connivence, simulacres de réen-
chantement du monde, accompagnés et préparés par un 15. Sur le «marché» identitaire contemporain, je poursuis une
relativisme culturel généralisé et trouvant à se légitimer recherche en collaboration avec plusieurs collègues, Régine Robin,
aux sources d'un nihilisme cognitif et axiologique venu Jean-François Côté, Simon Harel et Nadia Khouri. Je résume dans le
de « grands penseurs » sceptiques, vulgarisés et mis à présent paragraphe certaines de nos hypothèses communes.
58 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 59

des droits — non plus pensés dans des termes de ces» fétichisées deviennent problématiques, possibili-
citoyenneté ou d'universalité, mais dans une juxtaposi- tés que d'innombrables doctrinaires se donnent pour
tion criailleuse de «droits à la différence». Il s'est éta- tâche de miner. Le xxc siècle, décidément, est pavé de
bli une bourse ou un marché de revendications exclu- bonnes intentions.
sives, irréconciliables et irréductibles de groupes • Ce qui « sauve » provisoirement d'une hégémo-
ethniques, culturels, sexuels, etc. — car tout désormais nie totalitariste de ressentiments coalisés, c'est :
peut former groupe. Les sociétés occidentales sont I. Pobsolescence programmée des idées contem-
effectivement en train de devenir des sociétés de diffé- poraines quelles qu'elles soient — elles peuvent être à
rends (Jean-François Lyotard) où les rancunes et les la fois fanatiques et évanescentes. Ça «débloque» dans
griefs ne se transcendent pas vers une règle de justice les grandes surfaces de l'esprit, mais ça ne dure pas
ou vers un horizon utopique, où rien du reste ne fait assez pour totaliser ;
encore sens englobant ni effet durable. (Sur ce thème, II. ce qui résiste aussi ce sont les pensées soumises
voir « Légitimation et droits », plus loin) à la logique du marché mondial et conditionnées à en
• Dans cette dynamique d'un ressentiment con- faire l'apologie, pensées rationnelles16 mais soumises à
temporain qui devient planétaire, signalons le discours la défense de fins ultimement inhumaines.
récent contre les Droits de l'homme apparu dans Équilibre instable de logiques fallacieuses concur-
quelques pays du Tiers-Monde, droits présentés rentes. Il y a peut-être encore un peu d'espace entre ces
comme une imposition hégémoniste de l'Occident, belligérants pour le « tiers exclu » d'une pensée critique
avec la volonté explicite de relativisation géo-culturelle matérialiste.
desdits droits. Idem quant à la démocratie parlemen-
taire présentée comme invention de l'impérialisme
occidental et quant à d'autres «valeurs» démocrati- De l'« individualisme » aujourd'hui ?
ques dénoncées comme inadaptées et spoliatrices, • Il est assez stupéfiant qu'on puisse parler
« chevaux de Troie » de l'hégémonie mondiale de d'« individualisme » pour caractériser Vethos de ce
l'Occident. monde postindustriel ! On confond cette notion,
(Faut-il rappeler que ce n'est évidemment pas l'individualisme — qui a tout de même acquis une cer-
«l'Occident» qui a conçu les Droits de l'homme? taine consistance dans l'histoire sociale — avec le gré-
C'est — contre les gens en place, les traditions révé- garisme de repli, le narcissisme des petites différences,
rées, les appareils d'État et tous les appareils reli- le marketing des lifestyles, la quête rancuno-identi-
gieux — une poignée de penseurs dissidents qui ont taire 17 , le conformisme égocentrique, ou encore le
souvent payé cher leur quête de l'universel, de la cocooninjj consumériste : il faudrait tout de même
Renaissance aux Lumières et à nos jours.)
• On n'a jamais tant parlé de consensus et de plu-
16. Ce que l'herméneutique allemande désigne comme « rationnelles-
ralisme que dans des sociétés comme les nôtres où les au-regard-du-but ».
possibilités mêmes de tout dialogue entre «différen- 17. Et autres traits que je rapporte au ressentiment.
60 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 61

savoir ce q u e les mots peuvent vouloir dire... C'est la grand bruit», un autre message apparaissait; pis,
montée des particularismes confondue avec un progrès une rumeur se développait : « Vous avez enfin con-
quis la liberté et l'égalité, mais pour votre plus
de l'individualisme. Le condottiere de la Renaissance est
grand malheur. » Et comme on peut toujours
peut-être qualifié pertinemment d'individualiste (l'in- compter sur certaines femmes pour aller au-devant
dividualisme, ce n'est pas une vertu ! ), mais à coup sûr de ce qui va les opprimer, d'anciennes féministes
le citoyen-usager-consommateur de la fin du xxc siècle (de Germaine Gréer à Betty Friedan, qui, dans leurs
lui ressemble peu... derniers livres, rivalisent de propos réactionnaires),
• Identité de ressentiment : non pas la liberté des « superwomen repenties » se sont jointes au
d'être soi, mais la promiscuité identitaire comme concert de lamentations. On n'en finirait pas d'énu-
mérer les « tares » des femmes qui ont voulu con-
moyen de se réaliser en faisant remise de soi au groupe,
quérir leur indépendance économique et intellec-
au troupeau des mêmetés. Alter ego à l'infini. C'est du tuelle : « carriéristes mal aimées », trop diplômées et
grégaire pour des moi faibles et «adolescents». Pas de qui ne trouveront pas de mari ; célibataires « inhu-
l'identité rimbaldienne, mais plutôt Je est un Nous... maines », condamnées aux soirées en solitaire, entre
télévision et repas surgelé ; femmes actives victimes
Ressentiment et chocs en retour des militantismes d'une « épidémie d'infécondité », etc. Que nous a
apporté le triomphe de l'égalité, écrivent les
• Le ressentiment peut souvent aussi être analysé
« repenties », si ce n'est des boutons, des crampes
c o m m e cette chose réapparaissant ou prenant le dessus d'estomac ,8 .
à une étape donnée d'un processus de décomposition
d'idéologies activistes, c'est-à-dire comme l'expression La pareille ou l'équivalente se trouve aisément en
du choc en retour, c o m m e le retour de manivelle des France :
mouvements d'émancipation qui marquent le pas, En France, on vient d'avoir une manifestation
d o n t le volontarisme même a conduit à des impasses, à « chic et douce » du backlash (littéralement : « coup
des désillusions et à des dérélictions, où les militant(e)s de fouet en retour » ; Backlash est aussi le titre d'un
film dans lequel un homme faisait accuser sa femme
du premier jour font des repenti(e)s sur le tard et des
d'un crime qu'il avait commis) avec la conversation
converti(e)s pour le parti du retour en arrière. entre Bernard-Henri Lévy et Françoise Giroud qui
C'est un fait que constate notamment Susan Faludi a donné lieu à un livre à succès, dont le titre est, en
dans son livre sur le recul du féminisme états-unien, toute modestie, Les hommes et les femmes. Une bras-
sous le coup à la fois du ressentiment misogyne repre- sée de stéréotypes. [...] Comment peut-on parvenir
nant du poil de la bête et de celui du « révisionnisme » à brasser tant de stéréotypes sur les femmes (et les
hommes) en 280 pages ? C'est une manière
interne — combinant ressentiment et esprit de réaction.
d'exploit. Comment une femme qui est un symbole
Je citerai quelques passages de l'analyse qu'en fait de réussite, d'indépendance conquise, et qui a été,
« Femmes : le retour de bâton », de Josyane Savigneau : dans un gouvernement de la République, chargée
Susan Faludi [dans Backlash, The Undeclared War de la condition féminine peut-elle faire semblant de
Against Women] [...] s'est aperçue que derrière la
prétendue « victoire des Américaines, célébrée à 18. « Le monde des livres», Le Monde, 4 mars 1993, p. 30.
62 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 63
parler sérieusement avec un homme qui dit, sans Ressentiment, angoisse, désenchantement
rire, à propos des couples qui se défont : « Vous me • Face à quoi le ressentiment se trouve-t-il, par
parlez de l'indépendance des femmes, de leur auto-
nomie financière. Je vous parle, moi, d'amour.... quoi est-il stimulé, induit, en réplique à quoi réagit-il
Ce dont vous ne me convaincrez pas, c'est que dans la conjoncture de cette fin de siècle ? Il est face au
l'indépendance des femmes, leur autonomie finan- « réel », si l'on veut, mais aussi face au réel tel que le dis-
cière ou professionnelle modifient tant que cela cours social, les médias prétendent le connaître et le re-
leurs réactions dans ces circonstances » ? Comment présenter: un réel de vidéoclips hagards pour specta-
peut-elle entendre cet homme expliquer que teurs d'«âge ingrat»... Dans la média-culture actuelle,
l'argent, à ses yeux, ne sied pas aux femmes? l'identité est repli, mais aussi anesthésie face aux guer-
Comme s'il était un ornement, alors qu'il est pour
beaucoup d'entre elles — les moins riches, précisé- res et aux ravages, repli sur son petit coin de terre.
ment — la condition de leur survie 19. • Le ressentiment est particulièrement stimulé dans
les âges de transition, les époques de stase où l'équilibre
• Ressentiment et désillusion militante. La con-
instable de tendances sociales divergentes et l'encombre-
nexion est documentée dans l'évolution de la gauche
ment des litiges résultent de l'impossibilité de fusionner
« radicale » américaine depuis les années soixante-dix :
les groupes revendicateurs vers des buts rationnels con-
ayant mis tous ses espoirs et toutes ses naïvetés dans le
vergents. Ce sont des âges accueillants aux faiseurs, aux
Vietcong, le tiers-mondisme, les régimes africains « pro-
sophistes et aux charlatans. Le ressentiment aujourd'hui
gressistes » et n'en ayant tiré que d'amères désillusions
est donc conforté par ses voisins en irrationalité : culpa-
sans parvenir à la moindre autocritique, une majorité de
bilisation écologique, « hospitalisme » humanitaire, abo-
« radicaux » va se replier sur un « domestic agenda » où
rigénophilie, occultismes, parapsychismes, mystiques
elle transpose ses griefs, ses mécomptes et ses refus dans
«New Age», cultismes de toutes natures21. Rapport de
la promotion d'un séparatisme identitaire généralisé.
rendement convergent d'abord sous l'angle de la Culpa-
D'où la décomposition de la gauche radicale et bilité universelle22, dont l'avatar sociopathique est
libérale américaine, postérieure à l'échec relatif ou tout l'angoisse comme moteur « pathétique » des divers régi-
au moins à l'essoufflement du mouvement des « droits mes de discours public.
civiques » et des espérances de la New Left, décompo-
Une culture anxiogène (j'ai exposé dans un autre
sition en une juxtaposition de lobbies particularistes
livre, Mil huit cent quatre-vingt-neuf, que les sociétés
dont le dénominateur commun simpliste — tous victi-
modernes me semblent carburer à l'anxiété sur diffé-
mes du Système — ne dissimule plus aujourd'hui
rents modes et modalités depuis la fin du xixc siècle23)
l'absence de volonté commune et de réciprocité des
qui engendre des personnalités sociales «phobiques»
perspectives20.
21. Tout ce qu'on peut appeler des « idolâtries » innombrables.
19. Josyane Savigneau, « Femmes : le retour du bâton », op. cit. 22. Fichte disait, il y a un siècle et demi, que l'humanité entrait
20. Sur l'émergence des « politiques identitaires » qui ne vont plus dans l'Ère de la culpabilité universelle.
cesser de dominer la gauche américaine, voir l'étude de Michel 23. L'ouvrage s'intitule Mil huit cent quatre-vingt-neuf, un état du
Feher, « 1967-1992 »», dans Esprit, décembre 1992. discours social, Montréal, Le Préambule, 1989.
64 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 65

toujours entre l'effondrement du moi, le repli, la ran- ques (du jogging aux produits « naturels » ingurgités
cœur. Les individus se regroupent alors, non selon ce précautionneusement, aux bio-légumes...), hypochon-
qu'ils perçoivent et ce qu'on perçoit comme leurs inté- dries multiples induites par la médicalisation des dis-
rêts rationnels 24 (cela autrefois s'appelait «conscience cours publics et leur surchauffe de statistiques controu-
de classe », par exemple), mais selon leurs peurs, leurs vées et morbides, xénophobies dans toute leur diversité
envies et les dénégations partagées. Angst pour Vernunft. et refoulement culpabilisant de cette xénophobie par
Or, le discours social contemporain est un extraor- ailleurs constamment re-stimulée (notamment et au
dinaire stimulateur de ces angoisses — et surtout les sec- premier chef, misogynie et misandrie) (voir, pour
teurs qui marchent au sensationnel comme c'est le cas de poursuivre sur ce point, la section « L'Autre, les au-
l'information médiatique25. Voir les topiques de l'«insé- tres» plus loin), phobies de pollution et compulsions
curité » dans les discours publics : on lira par exemple les de purification ad hoc (antitabagisme, activismes éco-
monographies d'Henri-Pierre Jeudy sur la culture fran- los, angoisse térébrantes des pluies acides, crainte que
çaise de l'insécurité et de la peur durant les années la couche d'ozone ne vous tombe sur la tête...) 29 .
1980 26 . Sur toute société en effet pèsent des menaces Dans les médias, la phobie se développe par exem-
réelles £?des phobies collectivement stimulées27. ple par la convergence du prétendu «direct» manipulé
De nos jours, il y a hyper-stimulation des états et de la statistique comme simulacre ou ersatz d'événe-
phobiques — leur énumération tourne involontaire- ment terrifiant ou menaçant. Hégémonie phobique
ment au diagnostic moliéresque : syphiliphobie (sous émergente devant laquelle constamment les dispositifs
l'avatar postmoderne de la sida-phobie 28 ), anorexies et de rationalité reculent : une hégémonie nouvelle s'éta-
phobies alimentaires, compulsions d'exorcisme phobi- blit et s'impose un jour par l'attaque convergente de
forces et de logiques hétérogènes; j'énumère encore
en un désordre voulu : idéologie des menaces écologi-
24. Intérêts rationnels et volontarismes utopiques allant de pair.
25. En parlant de surchauffe sensationnaliste, je désigne une logique ques, sexe transmué en guerre des sexes, harcèlements
immanente au champ médiatique, à ce titre, aveugle, dépourvue de sexuels et textuels, peurs croissantes de l'immigration,
« mauvaises intentions » anxiogènes, et incontrôlable par les agents qui des nouvelles pauvretés et des nouvelles délinquances,
opèrent dans le champ et qui n'ont qu'à se chercher des rationalisations.
drogue, cholestérol, contrôle du corps, du poids, etc.
26. Entre autres: Imaginaires de l'insécurité, Paris, Méridiens,
1983 ; Mémoires du social, Paris, PUF, 1986 ; Les ruses de la commu- Le lien entre phobie, ressentiment, séparatisme et
nication, l'euthanasie des sages, Paris, Pion, 1989. néopuritanisme 30 se noue dans ces obscurs amalga-
27. L'histoire moderne montre qu'il y a eu une discordance cons- mes — dans cet effet de «congerie», d'accumulation.
tante et tragico-comique entre les phobies d'une société et les mena-
ces qui pesaient réellement sur elle, et que ces phobies obsédantes Rien de plus pertinent pour juger de la conjoncture
empêchaient cette société d'aventure de bien voir !
28. Les montées de phobies sont antérieures d'au moins quinze ans
à l'identification du sida — cela pour qui poserait a priori la base 29. Qu'on ne dise pas que c'est moi qui fais l'amalgame !
réelle de ces peurs. Dans l'ordre des anxiétés sociales, c'est toujours 30. Sur la remontée du puritanisme, voir l'ouvrage de Bernard
l'idéologie qui semble au bout du compte engendrer le cauchemar Cohen, Tu ne jouiras point. Le retour des puritains, Paris, Albin
du réel. «Tant crie-t-on au loup qu'il vient», dit un vieux proverbe. Michel, 1992.
66 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 67
que cette maxime de Vladimir Jankélévitch : « La ran- utopies doucereuses autogestionnaires, les écologistes,
çon du purisme, c'est la phobie de l'Autre et c'est le enfin, tout récemment promis à la débandade... On
refus du devenir 31 . » voit tout de même que cette lucidité est à la fois hâti-
(L'esquisse que je brosse de la conjoncture ne vement iconoclaste, bien maussade et fort sélective —
cherche pas à situer des causes mécaniques, mais, de beaucoup moins bien armée pour rejeter le «capita-
façon plus floue, à identifier des données inductrices de lisme de la séduction 33 » et le ressentiment sous toutes
rancœurs et de replis.) ses ruses.
• Dans un tel contexte, le ressentiment apparaît • En longue durée, le ressentiment opère — dans
comme un nouvel opium des peuples : quelque moyen ar- le fictif et le mythique — contre le (en réaction au) dé-
tificiel et passager d'apaiser de grandes douleurs^ de rediri- senchantement, Entzauberunpf, selon le concept de
ger ses émotions frustrées vers des fantasmes consolateurs. Max Weber. Le ressentiment est intimement lié aux
• L'identitaire et la frilosité du repli sur les siens, vagues d'angoisse face à la modernité, à la rationali-
dans une société qui offre en spectacle de la dérive per- sation et à la déterritorialisation. La mentalité de la
verse, du transsexualisme et des schizoïdes en masse — Gemeinschaft (concept de Tônnies), homogène, chaude
mais ces pervers ne sont pas à imiter : ils sont les fous et stagnante, ayant tendance à tourner à l'aigre dans les
du roi d'un monde suspicieux et particulariste. Devant sociétés ouvertes et froides, rationnelles-techniques.
la gloire commerciale des Michael Jackson et autres, on Bntzauberung: le ressentiment qui recrée une solidarité
se dit que plus dure sera la chute. entre pairs rancuniers et victimisés et valorise le repli
• Autre thèse complémentaire ou plus nuancée — communautaire —gemeinschaftlich— apparaît comme
car je ne prétends faire autre chose que de confronter un moyen de réactiver à peu de frais de la « chaleur », de
des données concomitantes et de commencer à synthé- la communion dans l'irrationnel chaleureux alors qu'on
tiser — : la conjoncture des années 1980-1990 serait se trouve confronté à des mécanismes de développe-
marquée à la fois par des phobies renouvelées et aggra- ment sociaux ou internationaux anonymes et froids, des
vées et par un certain désenchantement lucide — une « monstres froids » incontrôlables, lesquels ne permet-
lucidité qui a emporté en France, par exemple, succes- tent justement pas de tactique ni de réussite collectives.
sivement: les gauchismes issus de Mai 1968, les vieux • Face à la privatisation néolibérale de grands pans
staliniens et le PCF, le PS et tous les « idéaux » de la des économies, les dépossédés et les frustrés réagissent
social-démocratie réformiste, les maoïsmes et autres en privatisant à leur tour — faible rétorsion — les
idéologies zélatrices de ce qu'un essayiste a appelé les mœurs, les valeurs et les cultures.
«chimères exotiques 32 », la «deuxième gauche» et les • Le ressentiment se nourrit de la peur — légi-
time — devant la tyrannie des anonymes et normalisan-
tes industries culturelles, devant la normalisation
31. Le pur et l'impur, Paris, Flammarion, 1978, p. 35.
32. A. Duhamel, Le complexe d'Astérix, Paris, Gallimard, 1985,
p. 57 : « Les chimères exotiques — la Chine populaire, Cuba, le Viet- 33. Voir Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, Paris,
nam — se sont disloqués. » Éditions sociales, 1981.

•m
68 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 69

planétaire en cours. Industries culturelles qui sauront Modernité et postmodernité


toujours récupérer quelques innocuités symboliques • La modernité sera ici définie comme cette
empruntées aux groupes tribaux pour les exhiber. période marquée par des tentatives dans une large
• Il faut cependant analyser et interpréter ces fan- mesure victorieuses pour tenir le ressentiment en res-
tasmes de réenchantement et ces réactions de ressenti- pect, pour le dépasser ou le métamorphoser en autre
ment et de repli en montrant que, loin de constituer chose : la modernité entendue sur les deux siècles de sa
une résistance efficace à la pression de la mondialisa- durée comme pensée des Lumières, du droit naturel et
tion, c'est-à-dire, en gros, de l'«américanisation» (ail- des Droits de l'homme, pensée de la citoyenneté,
leurs on dira de l'«occidentalisation») sous toutes ses comme idéologie « bourgeoise » du progrès, idéologie
formes, elles sont au contraire probablement une ruse positiviste de la science, « morale civique » de solida-
de l'adaptation au monde qui émerge et le moyen per- rité, mais aussi essor des doctrines socialistes révolu-
vers de mieux intégrer à la longue à la mondialisation tionnaires, de l'anarchie... : dans toute une diversité de
de la culture et à la redivision du travail global des dispositifs en conflit — en dépit du fait qu'ils décou-
groupes divers qui revendiquent leur spécificité imagi- laient de la même logique. La postmodernité serait
naire mais qui perdent par là même les moyens de faire marquée et définie a priori par le recul (conjoncturel
converger leurs desiderata en une perspective d'éman- ou durable ? ) des pensées de l'universel, de l'histoire
cipation générale et qui se rendent impuissants à se (l'histoire non comme un maëlstrom mais comme
mobiliser contre les grandes dynamiques infrastructu- quelque chose ayant un sens) et par l'évanouissement
relles — qu'ils choisissent d'ailleurs de ne pas voir, tout des « horizons de réconciliation ».
à leurs rancunes spécifiques. • Postmodernité et ressentiment. Les difficultés à
• Les grenouilles qui demandent un roi. Des tri- définir cette notion-étiquette de «postmodernité»
bus idéologiques chérissant leurs narcissiques différen- viennent du fait que, de toute façon, une définition
ces, ne concevant de solidarité qu'entre pairs parta- heuristique ne peut en être que négative : précisant la
geant d'identiques griefs et rebaptisant «aliénation» conjoncture par ce qui n'y opère plus, ce qui y fait
toute perspective d'alliance émancipatrice générale... défaut. La postmodernité est à voir comme ce qui se
On se demandait à qui ou à quoi pouvaient profiter ces met en place pour combler les vides, ou plus simple-
réalignements des luttes politiques. Qui peut gagner à ment, à la façon d'un liquide informe, pour occuper
une société renforçant les oppositions entre groupes, l'espace libre — comme réalité négative proliférante,
surveillant les frontières groupâtes, assurant les censu- comme épuisement du travail de déconstruction entre-
res internes à ces groupes, consolant les individus avec pris depuis le criticisme kantien (labeur aussi vieux
des mythes d'appartenance tout en les parquant en des donc que la modernité elle-même) ou comme rafisto-
glèbes symboliques et en les aliénant face aux autres ? lage incertain, « reconstruction » branlante, savoirs
On voit bien ce qui échappe à ces stratégies de repli et provisoires et morales provisoires qui durent sans pou-
de suspicion : les pouvoirs panoptiques, l'exploitation voir s'imposer. Et, pour ré-enchanter ce « monde glacé
économique, le marché national et multinational... des calculs égoïstes», on trouve les tribalismes du
70 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 71

ressentiment... Le ressentiment est une façon en effet • Une boutade désabusée : alors que le « dévelop-
de combler le vide. Certes, de ce point de vue, les pro- pement séparé» disparaît en Afrique du Sud, il triom-
grès d'idéologies du ressentiment qui vont de pair avec phe dans le monde entier, promu par les doctrinaires
le triomphe du relativisme et du scepticisme, peuvent des groupes à ressentiment.
s'expliquer à travers les échecs des dynamiques moder-
nes et modernisatriccs — y compris l'échec des mythes Le ressentiment dans la culture
consolateurs que recelaient les grands paradigmes sug- • Le relativisme culturel peut être interprété
gérant la transcendance du délaissement. Dans les pays comme une doctrine superficiellement rationalisée du
du ci-devant socialisme totalitaire, on voit (et on devait ressentiment dans la culture : on ira lire à son sujet et
s'attendre à voir) après la décomposition du système contre les sophismes qui cherchent à le légitimer l'essai
non pas éclore l'appétit d'émancipation universelle et d'Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée34. Je n'en-
d'harmonie civique, mais se substituer et proliférer des tends rien à Alban Berg ou à Boulez et j'apprécie vive-
mini-totalitarismes d'appartenance. ment Julio Iglesias, il faut que mes goûts valent les
• Affrontement des formes de fausse conscience. vôtres, qu'il n'y ait pas vraiment de différence, sinon...
Je pars de l'hypothèse que chaque conjoncture est Le relativisme culturel aujourd'hui, le bogdano-
marquée par la dominance de tels affrontements. visme russe au début de ce siècle reviennent à nier
Essentiellement, le conflit constitutif de la conjoncture l'objectivation intolérable des hiérarchies de fait que
contemporaine — une fois effacée l'antique notion procure la culture : il s'agit alors, par un retournement
« métaphysique » et ringarde de Bien public, par simpliste, de poser au contraire que tout vaut n'importe
exemple — s'établit entre le ressentiment, comme quoi, chacun dans son genre. Ce qui est sous-entendu
source identitaire des revendicateurs et des laissés pour dans la position du relativiste, c'est ceci : vous ne pou-
compte, et une sorte de nouveau darwinisme social vez chercher à démontrer que les arts et les lettres des
(sous des étiquettes comme celle du Libertarian Capi- plèbes et des « minorités » tribales et victimales se com-
talisai) mêlé d'hédonisme quiétiste, instruments de parent selon quelque critère général, car vous risquez
légitimation immanente (sans alibi ni supplément d'aboutir à la conclusion qu'elles ne sauraient venir à la
d'âme) des privilégiés et des « repus ». cheville des œuvres canonisées et chéries par les domi-
• Jobardise aujourd'hui et naguère. Au xixc, au nants ; vous ne pourriez donc vous livrez à cette com-
c paraison périlleuse sans réaffirmer la supériorité de vos
xx siècles, le bourgeois qui croit au Progrès, l'ouvrier
qui croit en la Révolution — tous deux vus aujourd'hui goûts et des leurs, partant votre supériorité sur nous —
comme des jobards ou des simulateurs. Au même titre vous n'oserez pas ! Avouez donc qu'il n'y a d'esthétique
tous les deux. Ce n'est pas que de tels mythes pourtant que tribale. Toi l'abstraction lyrique, moi la peinture de
aient fait place à une lucidité universelle, c'est que le chez Woolworth... À chacun son goût, tous légitimes.
petit homme est invité à s'installer à demeure dans Application caricaturale à l'esthétique du bon (et
l'irréel global (transformé en hyperréalité), dans un
réel de jeu électronique. 34. Paris, Gallimard, 1987.
72 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 73

crypto-ressentimentiste) précepte évangélique : «Ne que traditionnellement on nommait « individualisme »


jugez pas si vous ne voulez pas être jugé ». et qu'on ne doit pas confondre avec lui), le relativisme
(Bogdanovisme et doctrine du Proletkult: les doc- banalisé, l'hégémonie esthétique de l'industrie cultu-
trinaires du Proletkult partaient d'une de ces évidences relle, du kitsch et de la «beauté pécuniaire 35 », l'éthi-
paralogiques qui enchantent les dogmatistes : puisqu'il que consumériste sans obligation ni sanction.
n'est pas de culture « humaine » sur quoi ne s'étende Le « philistinisme » ci-devant bourgeois qui exas-
l'ombre d'une classe d'exploiteurs, passés ou présents, pérait tant les artistes du siècle passé, loin de reculer
il faut faire table rase de toute cette culture « bour- devant l'«éducation», a gagné en aplomb à mesure
geoise » dévaluée et qui n'a été qu'un instrument de qu'une axiologie du consommable se répand dans la
domination et d'évasion, et inventer de toutes pièces, culture. Ce «consommable» combiné à un esprit de
par dénégation, une culture prolétarienne qui s'y sub- croisades vertueuses, est le véritable commun dénomi-
stituera — simulacre culturel volontariste dont on sait nateur d'un souk d'axiologies lobbyistes qui se veulent
quels furent les dogmes et les produits.) leur propre critérium. L'art authentique et la pensée
• Le ressentiment culturel est du ressentiment à critique offensent plus que jamais et tous les militantis-
l'égard de l'innovation culturelle autant et plus qu'à mes contemporains, à gauche et à droite, ont pour but
l'égard de la canonisation, toujours réévaluable, des avoué d'en propager le mépris et de les extirper s'il se
œuvres du passé... Il est sans doute le plus répandu et peut.
le plus opiniâtre des ressentiments, en raison du déca- • Le relativisme culturel populiste comme celui de
lage croissant tout au long de la modernité entre les toutes les minorités croit partir de façon audacieuse à
« goûts publics » et les avant-gardes. D'où le para- l'assaut de valeurs canoniques — de ces valeurs canoni-
logisme éternel : « Je ne comprends pas, donc c'est sées par l'arbitraire de Maîtres usurpateurs — mais ce
idiot ! », qui, sous des formes souvent euphémisées qui fait horreur à ce relativisme c'est, tout autant que
mais toujours démagogiques, mettant les ignares le canon établi, le Noch-nicht (Ernst Bloch), ce qui
humiliés de votre côté, se retrouve indéfiniment dans invente et est à la recherche du « pas-encore-dit » et de
les jugements méprisants à l'égard de l'innovation, de l'avenir. Le relativisme ne cherche pas à dégrader la
la création dans les arts, la littérature, la philosophie. légitimité des esthétiques canoniques par une iconocla-
L'argument du ressentiment culturel est aussi fré- sie triomphante, mais par une révérence misérable qui
quemment de type utilitariste : «À quoi ça peut bien est sa limite de « conscience possible », pour les valeurs
servir?» (... certainement pas «aux larges masses» — du commercial ou pour le monologisme-monolithisme
style de L'Humanité face à l'« art bourgeois décadent » bien intelligible des esthétiques militantes.
vers 1955-1960).
Cette forme de ressentiment est extraordinaire-
ment stimulée aujourd'hui par l'égocentrisme grégaire
(autre oxymore pour caractériser le fait contemporain, 35. Pecuniary Beauty est une notion de Thorstein Veblen dans sa
voir « Tribalisme » — chose qui n'a guère à voir avec ce Jîjeory ofthe Leisure Class, New York, MacMillan, 1899.
Les idéologies du ressentiment 75

l'arbitraire des valeurs que reconnaît le monde


(fort bien ! ) et mépris pour ce qui fait la force
et le succès de ceux qui vous distancent ;
— inversion et autodafé, revanche symbolique : ce
que le siècle, le monde extérieur révère est dé-
valué alors que les mœurs et les façons d'être
Composantes, ethos du groupe stigmatisé sont substituées sur les
autels de la Tribu et dûment exaltées.
• Double procès de renversement des valeurs
auquel travaille le peuple du ressentiment : l'un cons-
Renversement des valeurs truit comme alibi légitimateur, transcendant à l'ordre
• Je ne veux pas me soumettre à la société établie du monde et à ses méchants démiurges, permettant ce
ni affronter les dures et injustes règles qu'elle impose renversement qui montre que l'état d'échec, de mé-
au succès, donc ceux qui y réussissent et ce faisant me prisé, de victimisé est — transcendantalement — un
distancent et me dominent sont illégitimes, ignobles, mérite; l'autre, découlant directement du repli identi-
immoraux et, ligués contre mes pareils, ils ne tirent les taire, du narcissisme frustré, légitimant exclusivement
moyens de leur réussite que de ce qu'ils m'ont volé '. ce qui est immanent aux «siens», disant non et encore
• Transmutation des valeurs : on désigne par là — non aux valeurs du monde et justifiant le programme
et ces opérations ou bricolages ad hoc sont plus ou de rancune à l'égard des «autres».
moins simultanés dans les pensées du ressentiment — : Inversion des valeurs : dévaluation et iconoclasie
— la dénégation de ce monde terraqué qui n'est des valeurs dominantes d'une part. Autovalorisation
pas le vrai, l'invention d'un point d'appui tran- des valeurs des dominés de l'autre ; fétichisation finale-
scendantal, d'un axiome consolateur et com- ment de celles-ci, refus hautain de critères généraux :
pensatoire ; fétichisme tribal auquel nous réfléchirons un peu plus
— la transmutation de la faiblesse en force, de loin (voir « Identités »).
l'échec et du stigmate en mérite ; mépris pro- • Partir d'une différence, celle qui vous stigma-
clamé bien haut à la fois pour les « richesses » tise, qui vous désignait à l'oppression et au mépris. Ne
et pour les « grâces », pour tout ce qui forme pas en faire une illusion intéressée ou sujette à caution
les avantages pondérables et impondérables du regard dominant ni s'en moquer comme d'une chi-
dont se parent les privilégiés (mépris ambiva- mère, au contraire, la revendiquer, l'adopter, s'en
lent et suspect, j'y reviens bientôt...) ; refus de enorgueillir. Cette différence où l'autre voit le stigmate
de notre servilité ou de notre inaptitude à l'égaler est,
1. Non seulement ils m'ont dépossédé, mais ils ont profité de leur sous une juste lumière, notre essence glorieuse et ina-
pouvoir usurpé pour mettre en place un système où je ne peux même
liénable. Essentialiser alors la différence, les petites
pas me reconnaître et promouvoir des valeurs qui me frustrent sans
que j'admette que je les envie. différences, surtout celles que séculairement le monde
76 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 77

extérieur méprise. Ne pas critiquer donc le stigmate sentiment. D'où la conséquence : le ressentiment s'ef-
comme le fantasme d'un point de vue illusoire. Le ché- force de ne voir dans toutes les valeurs prédominantes, à
rir pour le conserver à jamais, pour n'avoir jamais à se prétention universelle, que les seuls intérêts particuliers
fondre, à se dépasser en une citoyenneté ou en une de ceux qui, en tirant bien parti, s'acharnent à vous
humanité plus larges. déposséder de moyens de légitimation à votre mesure.
D'une façon ou de l'autre, toute la pensée ressenti- • Deux sortes de capitaux : le dominant possède
mentiste va vers du fantasme ontologico-biologique des biens, des pouvoirs, des relations, du savoir-faire,
aujourd'hui... Mais c'est un biologisme inconséquent qui du goût (il pense souvent: «des dons») et l'art
obéirait aux désirs narcissiques du groupe à grief et ten- d'exploiter ces avantages intelligemment. L'homme et
drait dans la transcendance un miroir complaisant à ses la femme du ressentiment possèdent du manque, de
efforts pour devenir tel qu'en lui-même sa rancune assou- l'aliénation, de la hargne, de la rancœur, des simulacres
vie le changera. Empowerment. La revendication égali- compensatoires, des paralogismes revendicatifs, des
taire n'est pas du tout recherche d'un principe de justice, conduites d'échec, mais cependant ils s'en font aussi un
elle devient un simple moyen de chantage pour escroquer capital, une vraie richesse — verba et voces pr&tereaqw
de la considération sans avoir à accepter des règles « géné- nihil—, et connaissent l'art de faire produire des «in-
rales » qu'on déclarera éternellement conçues par l'autre térêts » à ce patrimoine de simulacres et de négativités.
et donc pour lui. Il y a un corrélat: accepter une règle Ce capital est stable, enraciné — tout comme celui des
générale, ce serait vendre son « droit à la différence » pour dominants —, et lui aussi produit des intérêts, il
le plat de lentilles d'une intégration malaisée au monde apporte des bénéfices (... au sens freudien — voir plus
de la diversité et des compromis rationnels. loin : « Bénéfices secondaires»). L'homme du ressenti-
• Fabriquer les valeurs du groupe à partir des préju- ment voit fructifier le capital du ressentiment en inté-
gés mêmes de ceux qui vous ont stigmatisé : c'est à cette rêts. Il vit de ses intérêts, mais son capital ne diminue
transmutation que se ramène somme toute l'idéologie pas. Le ressentiment est une rente.
du féminisme «identitaire». La «féminitude» par celui- • Axiologie transmuée : réplique au regard de
ci construite se bornant à renverser terme pour terme l'autre. Parvenir à mépriser ceux qui vous méprisent (à
l'ancien paradigme misogyne et désormais survalorisant ce que nous pensons : ils nous méprisent en tout cas du
chez la femme: l'intuition, l'irrationnel, la «science seul fait qu'ils ne sont pas comme nous, qu'ils ne sen-
infuse », la vertu, l'appartenance à la nature, etc. tent pas comme nous et qu'à nos yeux ils jouissent de
• Tout ce que possède ou révère le dominant est quelque avantage qui indique qu'ils ne souhaitent pas
méprisable, jusqu'au jour où un des miens s'en em- se fondre avec nous — du reste nous ne voudrions pas
pare : alors — re-transmutation —, on apprécie parce d'eux). Nous donner les moyens de juger ceux qui
qu'on a pu s'annexer la chose. nous jugent. Se bricoler donc une axiologie ad hoc qui
• Valeurs : les valeurs du ressentiment sont à conce- permette cette rétorsion-transmutation.
voir comme un absolu tribalisé, ce sont des valeurs • Les idéologies du ressentiment, opératrices d'une
« quant à nous », désirables pour l'assouvissement du res- dénégation des valeurs établies, se présentent sur la scène
78 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 79

idéologique comme des entreprises de «haute mora- heureuse de ceux qui confessent avoir bénéficié et con-
lité », des entreprises de moralisation et de réarmement tinuer à bénéficier de privilèges et en souffrent sans pré-
moral — ce qui se traduit bientôt en pratique par: arro- tendre y renoncer3.
gance dogmatique, censure et apologie de la censure, On a pu lire une perspicace analyse d'une des
intimidation, persécutions, mise au pas des «libertins», formes contemporaines majeures de la mauvaise cons-
des libres-penseurs, des sceptiques et des dissidents. cience, Le sanglot de l'homme blanc, de Pascal Bruck-
• Ressentiment et vertu. Toute idée vertueuse, ner, critique de la mauvaise conscience tiers-mondiste
rappelons-le, est une idée qui veut mettre au pas. Or, des intellectuels de pays riches et de l'autoflagellation
les idéologies du ressentiment sont des idéologies ver- devant les catastrophes politiques et économiques du
tueuses, vertueusement intolérantes (intolérantes face à (ci-devant) Tiers-Monde. On voit ici la coopération de
la critique, à la dissidence internes notamment) qui deux fausses consciences liguées dans leurs récrimina-
s'autorisent de cette indignation leur tenant lieu de tions/culpabilités pour décourager la mise en question
dignité ainsi que de ses griefs pour prôner la perpétua- de leurs mythes complémentaires et des herméneuti-
tion du contentieux et le séparatisme identitaire, les- ques sophistiques qui servent à les conforter.
quels servent leurs propres fins. • Autre caractère axiologique du bricolage trans-
• Exiger dans son fantasme que le dominant mutatif des valeurs (caractère contradictoire qui vient
reconnaisse un jour ses torts, qu'il fasse amende honora- brouiller les analyses) : Y ambivalence des idéologies du
ble, déclare son imposture, avoue nuls et condamna- ressentiment, ambivalence qu'on verra révélée par
bles les avantages qui lui ont permis de dominer, et toutes sortes de symptômes et d'ambiguïtés, entre
qu'il déclare ne tenir que pour faux-semblants les qua- d'une part la claironnante proclamation de l'inversion
lités et les « grâces » acquises à vos dépens car elles ont des valeurs, et, en sous-main, la révérence non critique
assuré son succès dans cette société — laquelle ne fonc- à l'égard des ci-devant valeurs dominantes (de ces
tionne, il doit l'admettre, de façon partiale et truquée valeurs saisies superficiellement, dans leurs apparences
que pour lui et pour ses pareils. Qu'il dévalorise aussi et simulacres plutôt que dans leurs «profondeurs») et
ses valeurs puisque les maintenir comme des valeurs, d'autre part la tentative secrète de les singer, de se les
fussent-elles contingentes, reviendrait à objectiver, à approprier après retapage, de se parer des plumes du
légitimer, au moins dans l'ordre de l'immanence des paon, d'en révérer des ersatz pauvres... Le paradigme
règles sociales et des institutions en place, la condition ici est celui du Cargo Cuit de Nouvelle-Guinée comme
inférieure où se trouve le dominé.
• Répond en effet au ressentiment la mauvaise marque fortement le rapport de cette idée à celle du « malheur de la
conscience, schlechtes Gewissen2, et la conscience mal- conscience» chez Hegel (ch. I: «La conscience douloureuse»). À
consulter aussi, du même auteur, L'ironie, Paris, PUF, 1950.
3. Si, pour Nietzsche, la mauvaise conscience est une déformation
2. Etat de la conscience qui éprouve des remords ou des doutes maladive, écoulée sous le nom de morale pour amollir et abêtir les
graves sur la légitimité morale de ce qu'a fait l'agent. Voir V. Janké- subordonnés, il faut avouer qu'il n'y a plus guère de « maîtres» dans
lévitch, La mauvaise conscience (Paris, 1939), où le philosophe nos sociétés.
80 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 81

mythe compensatoire des Papous, dépossédés par le rait perspicacement Nietzsche; sous l'amour de la
retrait et la fermeture des bases militaires alliées après nature maltraitée, lisez la haine des hommes et de leurs
la Seconde Guerre mondiale. Il y a dans le travail axio- «industries».
logiquc dénégateur du ressentiment à la fois inversion C'est le triomphe du rousseauïsme banalisé —
(«nos stigmates sont notre gloire», «les premiers rousseauïsme dans le rapport qu'il établit entre dénon-
seront les derniers », etc.) et appropriation en douce de ciation des mœurs dégradées dominantes, valorisation
ce qu'on peut chiper, mais appropriation qui montre des humiliés et retour à une nature identifiée à la vertu.
l'impossibilité de s'approprier vraiment une axiologie • On commence à voir aujourd'hui sur quelles
qui vous «dépasse». pentes l'idéologie écologiste a glissé depuis son émer-
• Or, une révision « critique » des valeurs prédo- gence il y a quelque vingt-cinq ans pour rejoindre fina-
minantes se reconnaît, s'apprécie au fait qu'elle n'opé- lement les rêveries les plus réactionnaires et pour faire
rera jamais par renversement, jamais dans l'ambiva- alliance ici et là avec des nationalismes ou des régiona-
lence d'un refus ostentatoire accompagné d'une lismes de stagnation.
sournoise envie, mais par dépassement — avec dans la En 1993, Alain Mine faisait remarquer:
transcendance critique, le maintien intégral des valeurs
Ce n'est pas avec un nationalisme conquérant et
«dépassées ».
militaire que l'écologie entretient des relations de
bon voisinage, mais avec l'attachement à la terre, au
Transmutation des valeurs : la Nature et l'Origine passé, à l'identité qui expriment, même modernisés,
• Le principal moyen de valorisation des valeurs le vieil atavisme conservateur4.
dominées : elles seront dites toujours (c'est une cons-
tante trans-idéologique) plus proches de la Nature, de Le travail de la dénégation
l'Origine, alors que les valeurs dévaluées des dominants • Le ressentiment comporte en son noyau un sen-
seront montrées comme artificielles/artificieuses et timent de culpabilité et une médiocre estime de soi
coupées de ces Origines mythiques. D'où le rapport qu'il travaille à refouler sans cesse et qu'il projette sur
entre ressentiment et idéologies de retour aux champs, le monde extérieur. Cette remarque ne relève que de
aux temps révolus, aux communions avec la Nature. l'ABC de la psychologie, mais on ne voit pas qu'on
Cet état de nature qu'on oppose à l'état des choses. Et puisse s'en passer. Séquence psy: haine de soi, fragilité
cette identité fondée en nature... D'où le rôle à tout du moi collectif, dénégation et projection des senti-
faire des idéologies écologiques chez les nouveaux ments négatifs sur l'autre fantasmé, etc. Ressentiment
communiants du ressentiment: la Nature est avec et pychanalyse d'Adler, complexe d'infériorité. Aussi à
nous. rapprocher de la conception du complexe de castration
• L'écologisme comme une forme du ressenti- chez Freud. Voir donc le concept de dénégation, Ver-
ment ? Oui, comme un avatar travesti du ressentiment neinung. (Il faut peut-être, en suivant le Laplanche/
«classique». Sous l'amour des faibles et des morales
serviles, voyez et comprenez la haine des forts, suggé- 4. Le nouveau Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1993, p. 111.
82 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 83

Pontalis, prendre plutôt le terme freudien Verleu- assumée là où le groupe identitaire voit son mérite et
gnung, « refus de la perception d'un fait s'imposant sa beauté.
dans le monde extérieur», «mensonge à soi-même».) • Dénégation du réel : dénégation notamment de
(Rappelons tout de même aussi au passage que la coexistence future inévitable avec l'Autre. Il faudrait
pour Adler, qui est systématiquement interprété à con- pouvoir convaincre (mais on essaierait bien en vain) les
tresens, tout progrès se ramène au fait que les humains innombrables séparatismes — nationalistes, sociaux,
se battent et se dépassent pour surmonter leur congé- sexuels — que, demain comme aujourd'hui, quoi qu'ils
nital sentiment d'infériorité. Le ressentiment, au con- fassent, se posera la question d'une coexistence ration-
traire, valorise un état de victimisé, le travestit en nellement acceptable avec leurs voisins-ennemis et qu'il
quelque chose de noble ou de méritoire sans y cher- est des tactiques qui ne portent que le repli pérennisé en
cher le point d'appui d'un dépassement.) des « retranchements » où le ressentiment se prépare à
• Au départ, on est mis en face d'une dénégation, indéfiniment entretenir sa rancune et à indéfiniment
d'un déni de l'état des choses, déni de soi-même et des reprocher au monde extérieur de ne pas accueillir sans
ruses de la raison sociologique — et aussi, dans ses tac- réserve sa « différence » et son exclusivisme.
tiques revendicatives, d'une dénégation (sentie comme • Dénégation : dénier le jugement des autres, nier
méritoire) du faisable et du possible —, tout ceci résul- sa propre condition actuelle et ses limites effectives, et
tant de la formulation in petto d'un dilemme peu enga- finalement nier son ressentiment comme tel ; car le res-
geant et vite refoulé : ou bien la bonne volonté, l'alié- sentiment conscient serait lui-même source de culpabi-
nation acquiesçante, et même encore l'acceptation, lité, laquelle, comme l'indique la psychanalyse, est alors
temporaire et sous réserve, de règles du jeu fixées par « projetée » en sentiment de persécution, sentiment à
l'Autre et par son Système, avec un faible capital à son tour source d'angoisse et obstacle à des gratifica-
miser et le risque d'échouer; ou bien le ressentiment, tions ouvertes au monde.
à rendement immédiat. • Repli identitaire et dénégation de la haine de
• La fable « Le renard et les raisins » : « Ils sont soi, travestie en haine du jugement extérieur sur soi.
trop verts et bons pour des goujats. Fit-il pas mieux Parmi les griefs que le groupe à ressentiment entretient
que de se plaindre. » Mais ceci n'est que du stoïcisme vis-à-vis des gagnants, des prospères et des puissants,
de la part du renard de La Fontaine, tant qu'on n'en figurent notamment tous les reproches qu'il pourrait
fait pas un principe collectif herméneutique général de se faire à lui-même en raison de ses insuccès dont il
revendications basé sur une dénégation. « Faire de attribue la faute aux autres quand il ne peut pas les nier
nécessité vertu » : ce syntagme figé est la formule même totalement.
de VUmwertung. Stoïcisme, si cela revient à reconnaî- • Il y a des conduites d'échec et des effets pervers
tre le monde, ses possibilités et la place qu'on y potentiels au bout de toute action sous influence
occupe. Ressentiment, si cela conduit à transmuer la d'idéologie. La persévérance idéologique consiste essen-
nécessité en vertu et le stigmate en valeur. Les autres tiellement dans ce que j'appelle le «travail de la déné-
continuent bien entendu à voir de la nécessité mal gation » portant sur l'action même dans le monde :
84 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 85

entre le monde empirique qui tire à hue et la foi idéo- «bonnes raisons» d'aveuglement et inspire des con-
logique qui tire à dia, l'idéologue opte sans hésiter, et duites d'échec qui perpétuent à leur tour le blocage du
contraint les siens à opter pour la préservation intégrale groupe au stade ressentimental.
coûte que coûte de sa foi, maquillant les démentis, fai- Bonnes raisons. Bien sûr ! Les groupes et les cul-
sant l'impasse sur les dérapages imprévus, truquant les tures dominés ont de « bonnes raisons » à l'échelle his-
résultats décevants, forçant les siens à serrer les rangs, torique d'avoir du ressentiment et trouvent des « béné-
diabolisant la critique et surtout la dissidence inté- fices secondaires » immédiats à s'y accrocher.
rieure, construisant comme image de l'Autre celle d'un
oppresseur et d'un méchant pour lui attribuer les Griefs, rancœur, esprit de vengeance
échecs et les mécomptes que son aveuglement obstiné • Ressentiment : l'être de ressentiment a essentielle-
procure aux siens. Ce travail de la dénégation est le fait ment la rancune pour ethos. Le ressentiment comme
majeur du «suivi» idéologique, le moteur de l'évolu- désir de revanche. Revanchard. Persécuteur-persécuté :
tion des grandes idéologies, de leur écart de plus en rancunier et hargneux. «Le désir de vengeance est la
plus profond avec une conscience juste et adaptée du plus importante des sources du ressentiment» (Max
réel et des possibilités de la praxis. Cela correspond Scheler 5 )... Mais c'est une vengeance différée par le cui-
aussi au stade où les moyens d'un but donné — la sant sentiment de son incapacité à prendre immédiate-
secte, le parti qui réunissaient les croyants en une ment l'avantage, vengeance exacerbée par de la rancœur.
action donnée sur le monde — deviennent la véritable Et tant pis qui j'écrase
fin, à préserver à tout prix. Ce processus se constate Et tant pis qui je broie
tout au long de l'histoire tant du communisme stali- Il me faut prendre ma revanche sur la honte.
nien que des intégrismes religieux.
Trois vers d'Aragon — plus ou moins hors con-
Sur ce terrain, où les données abondent, les syn- texte — qui marquent bien le rapport d'enchaînement
thèses cependant sont rares. honte —> rancune —> soif de vengeance. De la rancœur
L'évolution des pratiques collectives sous une à l'esprit de vengeance. Vindicatif par le souvenir per-
idéologie dénégatrice se conforme au vieil adage pétué des offenses et des affronts essuyés.
« Quos vult Iuppitcr perdere dementat» — « Ceux que • Haïr/envier le dominant, c'est mépriser les
Jupiter veut perdre, il les rend fous»; tout système valeurs du dominant, proclamer bien haut qu'on n'en
idéologique comporte un potentiel de « folie » — que voudrait pas pour soi, qu'on est bien comme on est,
déclenche la malencontre du réel. qu'on veut autre chose de plus moral, éthéré et élevé,
Il n'y a pas de doute que l'adhésion à l'idéologie quelque chose de désintéressé —toujours à découvert
du ressentiment est souvent ou toujours une tentative du soupçon que ceci n'est peut-être pas si vrai. L'obser-
de dépasser une condition mentale encore plus débili- vateur décèle facilement dans le discours de ressenti-
tante : le mépris de soi, la servilité pure et simple. Cette ment un sommaire « Ôte-toi de là que je m'y mette ! ».
émancipation partielle, empêtrée dans son aliénation,
perpétuée dans sa dénégation même, se donne de 5. L'homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1970, p. 16.
86 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 87
• Le ressentiment considère les groupes qui réus- jamais prescription. Il n'est pas de trop petit grief: il
sissent mieux dans une société que l'on juge faite par et n'approuve pas l'adage « De minima non curât
pour eux, à leur avantage, «à leur image», comme prœtor». Il se cherche un Juge transcendantal et bien
objets de haine et de revendications impossibles à satis- disposé, mais redoute de devoir étaler sa cause devant
faire. L'être de ressentiment reproche aux « grands » des arbitres qui sont peut-être tous à la botte des
non ce qu'ils lui ont fait ou lui font, mais ce qu'ils sont Autres.
et ce qu'ils font sans apparemment se soucier de lui, • Non seulement pétri de rancunes, mais — c'est
puisqu'ils ne sont et ne font quelque chose qu'à ses essentiel — de rancunes déniées comme telles : ce sont
dépens — tout ce qu'ils ont, ils le lui ont pris, ils l'ont les Autres qui Nous en veulent, qui Nous dépouillent,
dépossédé. D'où programmer l'espoir de leur « faire nous sommes des victimes (et nous le demeurerons à
rendre gorge». jamais) et donc bien incapables de vouloir nuire à qui-
• Reprocher aux autres d'être la cause de tous vos conque. Nous nous défendons. Au contraire, même,
malheurs et de l'être non pas seulement par l'oppres- nous nous laissons tondre, nous sommes des moutons,
sion qu'ils vous imposent ou que la structure média- le seul reproche que nous puissions nous faire entre
trice des institutions favorise, par des discriminations nous est de ne pas savoir haïr assez les dominants et
objectives qui s'opposent à votre libre développement leurs séides alors que nous aurions bien sujet de le
(tout ce qui précède n'est pas de l'ordre du ressenti- faire, de ne pas geindre et gémir assez fort. Encore un
ment), mais par les qualités qui découlent de leur posi- effort...
tion avantagée et de l'énergie mise à la défendre, par les • La rancune supporte tout pour s'assouvir ; dans
savoirs, les énergies, les supériorités morales (« noblesse le ressentiment, la soif de liberté n'est jamais si bien
oblige ») qu'ils ont développées, dont ils s'enorgueillis- étanchée que lorsqu'on parvient à attenter à celle des
sent et qui assurent et pérennisent leur succès. Par un autres.
glissement sophistique fatal à partir de là, mépriser • Le ressentiment, on le trouve aussi dans le rêve
pour elles-mêmes ces valeurs et vertus de la puissance et de passage à l'acte, le désir de vengeance, celui de faire
reporter son amour sur soi, en muant en vertus la ran- payer les grands, de « mettre le feu aux châteaux » etc. :
cune de la servilité. Parce que le dominant finit par non point tant réclamer justice, comme le droit de
mobiliser à son profit, infléchir à son image, accaparer nous élever jusqu'à eux, que réclamer qu'ils deviennent
et capitaliser à son avantage les richesses du monde, y comme nous pour changer — vivant dans nos cabanes et
compris les richesses « spirituelles » — la grâce, le goût, nos taudis, sales, incultes. Toute «supériorité» alors,
la beauté, l'esthétique des rapports sociaux —, dénier est jugée suspecte, incivique. La justice est conçue
toute valeur en soi à ces avantages, à ces impondérables comme lit de Procuste, comme «égalisation par le
dont on est privé. bas».
• Le ressentiment est processif, il a de lourds dos- Que l'on pense à Sylvain Maréchal et à certains
siers pleins de ses griefs, il craindrait d'en oublier, il les babouvistes lors de la Révolution française : il sera ver-
rappelle et les ressasse et ça remonte loin : il n'y a tueux d'interdire dans la société égalitaire de l'avenir
88 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 89
toute forme d'éducation « supérieure » de peur que les possibilités de vengeance in effigie, de vengeance sym-
qualités épanouies de quelques-uns ne viennent trou- bolique mais immédiate. C'est justement la dévalorisa-
bler la rigoureuse et sainte Égalité. Ou le «Tous à tion des valeurs dominantes. L'iconoclasie des valeurs
l'usine » de certains agitateurs ouvriéristes au tournant des autres. Les valeurs qui nous font ombrage et obs-
du siècle 6 ... tacle, nous pouvons au moins les mépriser, les profa-
Nous ne parviendrons pas à être comme vous, ner, les muer en quelque chose de bas, d'immonde. On
mais nous pouvons à tout le moins vous ramener au peut substituer aux dieux des dominants les fétiches de
commun dénominateur. L'homme de ressentiment fait sa tribu, initier les siens au blasphème salvateur à l'en-
de lui-même, dans sa vengeance, la mesure du monde. droit des dieux étrangers et à la révérence à l'égard des
C'est un peu le mythe de Circé avec les compagnons lares locaux. Le ressentiment n'est pas « prométhéen » :
d'Ulysse : tous transformés en cochons. il est trop risqué de voler le feu des dieux, adorons nos
Non pas s'émanciper ni «s'élever», dans la phra- propres lumignons !
séologie ancienne du volontarisme bourgeois, mais La seule vengeance à portée de main est affaire de
rêver de ramener tous les autres à partager votre propre mots, de symboles. Elle est à la fois prudente, conso-
bassesse et à goûter vos frustrations. Non pas affronter lante et profitable. Exécution in effigie, disais-je : il y a
la domination pour la supprimer, mais mettre en place donc un spectacle du ressentiment. Et parce qu'il se
des mécanismes de dénégation, de dissimulation des donne en spectacle, l'être de ressentiment a besoin
infériorités et des inégalités perpétuées. Or justement, d'un public extérieur qui approuverait ses autodafés,
ces infériorités se reconnaissent très bien a contrario admirerait ses cérémonies, applaudirait ses histrions et
par le zèle sophistique mis à nier qu'on en souffre. verrait de la grandeur dans leurs pitreries. C'est ici que
Mépriser de tout son fanatisme ce qu'« au fond de ça se gâte : en dehors des « siens », il ne rencontre que
soi-même » on sait ne pouvoir atteindre, ce à quoi on des observateurs réticents (et souvent la mauvaise
ne peut ni ne veut prétendre, mépris moins douloureux conscience des spectateurs leur met un bœuf sur la
que d'avoir à intérioriser l'infériorité qui résulte de langue).
cette impuissance à «s'élever» ou à avoir à entrer en • Ces vengeances symboliques ne sont pas les
lutte globale contre tout cela. moins efficaces pour les systèmes civiques (ré)organisés
• La pleine vengeance du groupe de ressentiment sur le principe de l'intimidation. C'est la formule
contre les « maîtres » est, par la nature des choses, dif- d'Orwell : censure et imposition symbolique, essence
férée. Son état actuel est l'impuissance. La vengeance du totalitarisme. La volonté « radicale » américaine dite
est «un plat qui se mange froid», dit la Sagesse des de «political correetness7», de «rectitude politique»,
Nations. Cependant, l'être de ressentiment dispose de de changer les mots et de censurer, d'intimider tous

6. Il serait facile de rappeler dans ce contexte les Khmers rouges et 7. Contre laquelle political correetness toutes les presses et tous les
l'« auto-génocide » cambodgien — les partisans de Pol Pot considé- journalistes ou presque semblent se récrier sans voir la logique à
rant que toute éducation et toute compétence méritaient la mort. l'œuvre et sans concevoir un moven d'v résister.
90 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 91
azimuts est aussi liée à la réaction idéaliste-nominaliste prises, de culpabiliser ceux qui sont en position domi-
en cours, au cratylisme triomphant des restes de maté- nante s'ils prêtent d'aventure l'oreille....
rialisme critique. • En vue de légitimer totalement son état de
• Remâcher. L'être de ressentiment remâche ses dominé et de victime, l'idéologue du ressentiment est
rancœurs. Il ne peut pas en sortir, elles l'obsèdent. Il entraîné à aggraver les choses, à accentuer de façon
ne pense qu'à ça. Le travail du ressentiment est inter- unilatérale l'oppression qu'il dénonce et il parvient
minable. On songe à la petite phrase de Gambetta : « Y paradoxalement à convaincre ses partisans d'une infé-
penser toujours, n'en parler jamais [de l'Alsace et de la riorisation hyperbolique, niant les avantages partiels ou
Lorraine].» Les patriotes français d'après 1871 n'ont les privilèges relatifs dont son groupe pourrait, aurait
pas suivi la seconde partie du précepte, ils en ont aussi pu tirer profit pour se mettre en valeur. Les idéologies
parlé énormément. victimales ont toutes ce caractère stratégiquement irra-
• On se souvient ici, du point de vue en contraste tionnel de renforcer à la fois la rancœur de leurs
des morales aristocratiques, que la clémence (voir le adeptes et le. sentiment d'infériorité du groupe.
Cinna de Corneille, par exemple) signalait le Prince • Un autre bénéfice secondaire est, pour le
vraiment noble. Ceci a rapport à la notion de sublime dominé-victime, réel ou fantasmé, de pouvoir se décla-
dans l'esthétique classique. L'être de ressentiment sait rer totalement innocent du cours des choses — comme
qu'il n'est pas noble et doit s'arranger pour faire du il se déclare déjà lui-même pure victime et non respon-
sublime avec de l'envie et de la hargne. Un de ses sable de lui-même à quelque titre que ce soit. Il se lave
sublimes est de prétendre venger la mémoire de ses les mains des désordres et des crimes qui se commet-
ancêtres et de ses collatéraux. Il entretient un esprit de tent au nom d'un ordre qu'il n'a pas voulu et que son
vendetta qui va bien avec l'horizon de pensée tribal. idéologie lui montre comme établie contre lui et ses
pareils. Il est irrévocablement et congénitalement
« Bénéfices secondaires » : innocent et désintéressé, n'ayant aucune part aux inté-
état victimal, déni de responsabilité rêts investis dans un ordre inique. On conçoit que la
• Responsabilité et dénégation : il y a au fond du victime ne se reconnaisse aucune complicité avec le
ressentiment un déport de responsabilité — c'est le bourreau, le volé aucune complaisance à l'égard de
grand bénéfice psychagogique du ressentiment : je n'ai l'usurpateur, l'esclave aucun intérêt commun avec le
aucune part à ma situation malheureuse tandis que les maître. Dans les idéologies victimales, la pureté de la
privilégiés usurpateurs sont responsables de tout et de victime est un axiome. En outre, l'état de victime est
son contraire. imprescriptible. Agréable privilège...
• Le ressentiment comporte les bénéfices secon- Or, justement, il n'en va jamais ainsi. L'esclave
daires (au sens freudien appliqué aux résistances de la même tire profit de la prospérité du maître s'il ne
névrose) de l'infériorité et de sa dénégation : le droit de reconnaît recueillir que les miettes du festin. Son inno-
se plaindre, de geindre, de se complaire, d'avoir tou- cence-impuissance, qui lui permet de se poser en sujet
jours une explication prête en cas d'échec de ses entre- moral, est une postulation abstraite. Mais quel confort
92 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 93

que de pouvoir en tout temps s'écrier, à propos de Un exemple qu'on trouve dans le féminisme victi-
quelque avantage que l'on bénéficie: «Je n'ai pas mal, épitomisé ici par les thèses développées dans le
voulu cela ! » best-seller américain The Beauty Myth, de Naomi Wolf:
• On reviendra sur la connexion entre le ressenti- je citerai ici le commentaire de la chroniqueuse Eve
ment et cet autre vice : l'ostentation ascétique et mora- Drobot. Elle décrit sarcastiquement
lisatrice. D'où les progrès dans nos contrées de ce the lovely and immaculately-groomed Naomi Wolf
qu'on nomme maintenant le néopuritanisme et making the interview rounds blaming men for the
P«angélismc exterminateur 8 ». existence of emorexia nervosa and bulimia and for
• État de victime : grief et innocence. Bien voir ce the enormous amounts of money vvomen like her-
que cela veut dire : l'innocence déduite du grief. Iden- self (i.e., those who can afford it) spend on clothes
tité victimale : pure et sans tache, recherche d'une par- and cosmetics 10.
thénogenèse identitaire, être soi en ne devant rien au La critique ajoute : « I found some of the statistics in
monde méchant. Identité qui permet de dire oui à soi- her book, The Beauty Myth, interesting, but I thought
même en disant non au monde 9 . she used them to dravv conclusions that were simply
• Victimisation, compassion pour soi-même, self- finger-pointing intellectual codswallop. »
pity — les êtres de ressentiment ne se voient pas seule- • Trouver l'estime de soi non en soi mais en for-
ment victimes d'un système abstrait désavantageux, mais çant (en espérant forcer) l'autre détesté et envié à con-
victimes de quelqu'un, d'un groupe responsable et donc fesser son abjection et son imposture... La «pensée»
punissable. On ne peut pas en effet punir un système (pas du ressentiment est articulée sur une comparaison ob-
plus qu'il n'est sage de faire battre de verges l'Océan), on sédante, mais déniée, maquillée, inversée.
ne peut que se battre pour l'éliminer ou l'amender. • Le problème de la responsabilité doit être posé
• Les exemples contemporains triviaux de renver- dans toute critique du ressentiment dans la culture. Il
sement des valeurs et de dénégation de responsabilité est plusieurs manières de concevoir la responsabilité —
par projection du blâme sur le groupe extérieur rempli- des conceptions juridiques étroites à celles, larges, des
raient une anthologie, et fort épaisse. Ce type idéolo- personnages de Tolstoï ou de Dostoïevsky, ou encore
gique est soutenu par une récurrence dans l'hégémo- à la vollendete Siindhaftigkeit de Fichte («l'ère de la
nie culturelle. culpabilité universelle»). Le topos du ressentiment
dans ce secteur prendrait la forme paralogique radi-
cale : en tant que victimes, nous ne sommes responsa-
8. Titre d'un essai «sur l'ordre moral contemporain» d'Alain bles de rien et tous ceux qui occupent une position
Gérard Slama, Paris, Grasset, 1993. On verra aussi sur la résurrection
du tribalisme, A. Mine, Le nouveau Moyen Âge, op. cit. meilleure, du seul fait qu'ils vivent et respirent, sont
9. On a étudié dans les idéologies de la Pureté — du christianisme responsables de leurs actes dans toutes leurs consé-
aux socialismes modernes en passant par les utopistes classiques — le quences ainsi que des nôtres... y compris des moyens
topos du vil argent — pas seulement l'argent exploiteur ou stérile des
«tripotages» financiers, mais l'argent comme signe et instrument de
la puissance. 10. ne Globe & Mail, 7 novembre 1992, p. C 10.
94 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 95

pénibles que nous devrons prendre pour mettre fin à Conduites d'échec
leurs privilèges. • « Conduites d'échec » : je n'entends pas dire par
• Se poser en sujet moral... prouver sa moralité là que le ressentiment ne puisse avancer ses pions et
principielle par les souffrances qu'on allègue avoir conquérir des positions. Je note seulement que l'aveu-
subies et en déclinant logiquement toute responsabilité glement partiel procuré par sa logique des valeurs et ses
possible envers un monde fait par et pour les autres. griefs le conduit à élire fréquemment des tactiques
Poser que le sujet moral est nécessairement un sujet irréalistes et à se renforcer par les conséquences
innocent, aux mains pures — immaculé, impeccable (au d'erreurs de jugement qu'il ne peut ni ne veut recon-
sens précisément théologique). Que le sujet moral n'a naître.
pas la connaissance intime du mal... L'être de ressenti- • Pour l'historien qui voudrait travailler avec le
ment et son Immaculée Conception ! C'est toujours concept de ressentiment, c'est le lien entre idéologies
un autre élément de l'irrationalisme chrétien qui a de ressentiment et conduites d'échec qui serait son
décidément la vie longue. objet essentiel, son problème le plus subtil en effet
• Le principal bénéfice «inavouable» de l'état de étant justement de distinguer le déroulement histo-
ressentiment est qu'il est un état intermédiaire entre une rique et la conscience que les agents en ont ou en ont
servitude insupportable et une liberté dure à assumer. eu. L'analyse de ce lien passe par la mise en lumière des
S'affranchir? Pas pleinement: l'état de ressentiment sophismes pratiques qui, déjà sur papier, si l'on peut
repose sur une formule qui affranchit surtout d'avoir à dire, montrent à l'œuvre un travail de dénégation du
assumer toute sa liberté — tout en feignant de secouer la réel, une prolifération des griefs comme horizon de
tutelle d'un « maître ». Reprocher au maître la servitude à conscience collective, etc.
laquelle il nous a soumis, mais nous garder de nous éman- • On verra une analyse de Françoise Gaillard des
ciper au point de n'être plus sous le regard oppresseur et échecs que s'infligent souvent, selon elle, les femmes
tutélaire du ci-devant maître. Conserver de l'ancien état de carrière :
de servitude l'ultime avantage de pouvoir agonir le ci- Alors se met en place, au moment même où elle [la
devant de ses griefs et de ses plaintes — et s'apprêter à femme de carrière] croit en conscience vouloir
reprocher au maître l'abandon où il vous laissera, le jour gagner, une sorte de logique de l'échec qui exprime
où il fera mine de décidément renoncer à sa maîtrise. sa peur devant une réussite où, à ses yeux, entre
quelque chose de l'imposture 12.
• On assiste à la fin ou à la dévaluation concomi-
tante, à VUmwertung d'une conception de l'éthique • L'être de ressentiment et les conduites d'échec
comme covariance de devoirs et de droits et comme incluses dans sa propre démarche : aller à l'avenir, mais
reconnaissance axiomatique de la dépendance mutuelle pour se venger des torts subis dans le passé et pro-
de tous et chacun. On consultera sur ce point les essais roger, perpétuer ainsi le passé qui vous faisait une
récents de Gilles Lipovetsky n .
12. États généraux des femmes 1989, Paris, Des femmes, 1990,
11. Par exemple Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, 1992. p. 224.
96 Les idéologies du ressentiment

communauté de malheur. Trouver dans les échecs pro-


bables de tactiques de cette sorte la preuve suréroga-
toire de la méchanceté des dominants, et la nécessité
de ne pas s'adapter à l'évolution qui leur a permis de
triompher et qui fait que ça ne marche toujours pas
pour vous.
• L'être de ressentiment semble souvent par Temporalité
exemple plus avide de victoires symboliques que con-
crètes : changer des mots, extorquer des excuses, cen-
surer des opinions divergentes, supprimer ou imposer
des symboles. Il semble préférer l'ombre à la proie 13 . Une pensée tournée vers le passé
• Conduites d'échecs : elles tiennent aussi au fait • Un rapport morbide au temps : l'avenir non
que le ressentiment subordonne des fins positives comme ouverture, émancipation, dépassement, mais
(volonté de justice, émancipation) à des fins toutes comme épuration des comptes rancuniers que l'on entre-
négatives (aimer sa bassesse, en vouloir aux «autres», tient avec le passé. L'avantage idéologique du passé,
les harceler, stimuler leur mauvaise conscience, en tirer c'est qu'on ne peut rien y changer. En effet, on ne voit
vengeance). pas bien comment il pourrait, comme tel, être vengé.
• Ressentiment et autopunition en même temps • L'être de ressentiment est tourné vers le passé
que la volonté de faire payer le dominant à tout prix. (quoique inscrivant sa rhétorique sur un avenir com-
Infantilement, on punit l'autre au prix même d'une pensatoire) — et un passé à mémoire longue, plein de
autopunition... Type exemplaire de ceci : la femme fri- reproches remâchés, du souvenir d'offenses qui se per-
gide selon l'analyse qu'en fait en tout cas Wilhelm Ste- dent dans la nuit des temps, dont chaque génération
kel. Non pas : je ne peux pas, mais: je ne veux pas, je réactive le grief car son identité tient à ces manque-
ne lui ferai pas ce plaisir14... On peut aussi penser au ments, à ces mortifications, aggravés par transmission,
petit garçon qui se tape lui-même dessus pour ainsi par « tradition » inculquée, et plein d'explications ad
« punir » sa mère de l'avoir précédemment puni. hoc des échecs de son propre groupe, échecs jamais
assumés car inassumables. Rien ne se «pardonne» (car
pardonner suppose de se concevoir sujet à part en-
tière), rien ne se surmonte, on traîne après soi un lourd
faix, un passé qui s'immisce dans toute action présente
et qui interdit de jamais en avoir fini.
13. Et ces luttes dans le symbolique, c'est bien pratique lorsqu'il La réminiscence obsédante de griefs anciens forme
s'agit de mobiliser des strates d'individus que ne rassemblent guère
d'intérêts matériels communs...
une socio-analyse interminable et jamais réussie, jamais
14. Die Gcschlcchtskàltc der Fraii, trad. franc. La femme frigide, liquidée. Un passé largement mythifié d'ailleurs qui
Paris, Gallimard, coll. « Idées», 1937, rééd. 1950. empêche (c'est la fonction du récit qu'on s'en fait) de
98 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 99
regarder en face sa condition présente et ses possibili- voir se reconnaître dans son propre avenir. Le ressenti-
tés objectives. ment est alors un mécanisme de défense et une expli-
• Dans le ressentiment fonctionne un paralogisme cation anticipée toute prête face au risque qu'on
temporel analogue à celui que Proust prête à Swann encourt de ne pouvoir y faire face. On verra, parmi
jaloux d'Odette : la joie de se figurer anticipativement bien d'autres, les travaux de Colette Guillaumin sur
le plaisir qu'on aura quand on n'aimera plus et qu'on l'antisémitisme, ultimement expliqué comme «peur
sera vengé enfin par le regret que les avanies qu'elle devant la modernité ». C'est pourquoi, je le répète, la
vous a fait subir inspireront à l'aimée — sans vouloir concomitance de processus accentués de mondialisa-
comprendre que ce jour-là on sera devenu autre et tion (des économies et des mœurs) et de résurgences
indifférent à une revanche qui sera devenue sans nationalistes partout dans le monde n'est pas pour
saveur. étonner.
• Éterniser. Parce que ce monde change, qu'il Face à la fluidité du temps et à la succession des
évolue selon une dynamique dont on ne contrôle pas « défis » que posent les conjonctures nouvelles, les
les rouages, vouloir ne pas changer, persister dans des idéologies du ressentiment se constituent comme des
fidélités et sentir méritoire la constance dans la pau- mécanismes de résistance. Résistance au devenir-autre.
vreté d'esprit. Persister à jamais dans son moi frustré : Dénégation de ces dynamiques qui semblent vous nier.
l'homme de ressentiment — populiste, « poujadiste », Le refus de faire le travail du deuil, l'essai de s'émanci-
nationaliste, tribun de groupes stigmatisés — est un per sans élaboration de la perte d'une partie de ce
malade qui ne veut pas guérir. qu'on est. Inculcation aux siens d'un Récit de résis-
• Mémoire truquée et sélective. On peut appli- tance permettant de fétichiser les valeurs antiques du
quer aux idéologies du ressentiment la formule groupe et de dévaluer d'avance les valeurs changeantes
fameuse sur les aristocrates revenant d'exil en 1815, d'un devenir difficile à maîtriser. Parmi les valeurs que
n'ayant «rien appris et rien oublié ». Les idéologies du chérit le groupe de ressentiment, il y a la valorisation
ressentiment sont certes obsédées par un passé reven- du refus de comprendre le dehors. Il est méritoire de
dicable, mais elles n'y retiennent que ce qui leur con- ne pas chercher à comprendre notamment le rapport
vient et sont dotées par compensation d'une capacité (qui pourrait tout de même bien exister) entre les
d'oubli sélectif fort pratique. valeurs dominantes et les facteurs qui ont assuré et
• L'objet de crainte et de frustration véritable qui assurent le succès des dominants.
se profile derrière les ressentiments nationalistes, ethni- • L'être de ressentiment ne peut désirer ni conce-
ques, minoritaires, c'est ordinairement la peur de voir l'avenir — l'avenir comme ouverture, délivrance,
modernisations menaçantes qui posent à la nation ou indétermination relative, dépassement, métamorphose
au groupe la nécessité d'une adaptation malaisée, du sujet (ce qui comprend aussi la possibilité de sa
l'insécurité devant ce qu'on ne contrôle pas et le risque «disparition»). Il est passéiste — et falsificateur du
pour le groupe d'éclater ou d'échouer, la perspective passé. C'est pourquoi son contraire et son remède est
pas moins déstabilisante de devenir autre, de ne pou- à trouver dans les seules pensées dialectiques, les
100 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 101

pensées de la mutation et du devenir. Ce sont des pen- Réécriture de l'histoire


sées du décloisonnement, du mélange et, au bout du • Le concept d'histoire au singulier s'efface. On
compte, dans leur horizon utopique, de la réconcilia- voit s'affronter aujourd'hui des histoires incompossi-
tion. bles contées par des groupes renfermés sur leur point
• Par un double mésappréhension du présent, de vue. L'histoire n'a plus à chercher des documents
l'être de ressentiment ne voit pas le passé comme authentiques, elle doit être réécrite comme « thérapie
révolu ni l'avenir comme ouvert. de groupe » pour stimuler l'admiration de soi et ren-
voyer aux autres les torts et les échecs.
Perpétuation et persistance • Invention du groupe actuel à travers la réinven-
• Le ressentiment est à voir comme processus tion de cette histoire dont il se dit dépossédé :
interminable, indépassable, comme complaisance reprendre en main son histoire, une histoire oblitérée
même dans l'échec, justification de l'échec, anoblisse- jusqu'ici et qui servira à prouver qu'on a bien sujet de
ment de Pinfériorisation comme telle (et non comme se plaindre.
phase d'une émancipation), sacralisation statique des • Sur la réinvention du passé par les groupes, on
ses manières d'être et de ses valeurs — faisant du suc- relèvera l'invention récente de la thèse selon laquelle il
cès, de la grandeur, de la force, de la « gloire » (style n'y a pas de différence entre un fait et un mythe, que
Grand Siècle) selon les règles hégémoniques, un signe cette distinction ne peut émaner que des esprits les plus
de bassesse (morale), d'illégitimité transcendantale. réactionnaires. On peut prendre pour exemple la polé-
• «Demandez l'impossible»: compris en dehors mique là-dessus dans le milieu féministe des années
de tout lyrisme soixante-huitard, c'est une grande stra- 1980: «Depuis quand ne nous importe-t-il plus, à
tégie de perpétuation du ressentiment. L'être de nous en tant que féministes, que tel ou tel fait histo-
ressentiment ne peut que redouter de voir une partie rique soit réel ou mythique ? » s'exclame Ti Grâce
de ses griefs satisfaits, le privant de cause et le contrai- Atkinson polémiquant contre le féminisme différentia-
gnant à regarder sobrement sa place dans le monde. liste 1 . La réponse lui est venue: une telle préoccupa-
On peut repérer dans beaucoup de programmes reven- tion est en effet suspecte et téméraire.
dicateurs l'un ou l'autre point évidemment impossible • Puisqu'il s'agit de distinguer entre la réinterpré-
à satisfaire. Avec ce point au programme, on est sûr tation critique de l'histoire des dominés et les
que cela pourra continuer indéfiniment. manœuvres de ressentiment, voici deux cas opposés
• Le travail du ressentiment est interminable (et qui me semblent assez nets — dans les termes avec les-
profitable à ce titre pour tous les démagogues et pro- quels Éric Fassin, professeur à New York et chroni-
fessionnels du ressentiment cultivé pour lui-même). queur au Monde, les présente.
Impossible à éliminer, à compenser, à satisfaire, impos- Aujourd'hui, paraissent une encyclopédie des
sible de corne to termszvec les autres. Inextinguible. Le femmes noires, une étude sur les femmes, blanches
ressentiment est un tonneau des Danaïdes.
1. Nouvelles questions féministes, n'* 6 / 7 , 1984, p. 47.
102 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 103

et noires, dans le monde de la plantation, ou une déjà ancien du Sénégalais Cheikh Anta Diop, on se
histoire du lesbianisme aux États-Unis. Ces oubliés plaît aujourd'hui, aux États-Unis, à retrouver, sous
de l'histoire ne sont pourtant pas intégralement la Grèce, l'Egypte, et sous l'Egypte, l'Afrique noire.
déterminés par l'exclusion qu'ils ont subie : jusque La civilisation serait nègre d'origine. Le succès de
dans la domination, les dominés contribuent à défi- cette thèse, des librairies de Harlem aux clips vidéo
nir leur destin. Ainsi le monde de l'esclavage révè- du chanteur Michael Jackson (pourtant si peu
le-t-il une culture d'une richesse inouïe ; ainsi l'his- noir), rencontre d'ailleurs la plus grande méfiance
toire de la sexualité montre-t-elle des femmes dans les meilleurs départements universitaires
jouant du pouvoir qui s'exerce à leur encontre. d'études «afro-américaines». L'afrocentrisme ne
C'est ce renversement paradoxal que décrit un représente-t-il pas, en effet, une dangereuse dérive
mot: empowerment. de l'histoire des groupes, dès lors que, sortant du
cadre national, l'histoire ethnique qu'il propose
Il suffit pourtant de pratiquer un renversement des confond la culture et la race, en fondant la fierté
valeurs magico-dogmatique pour q u ' o n puisse parler d'être noir aujourd'hui aux États-Unis sur un jadis
d'une histoire ou d'une pédagogie du ressentiment : et un ailleurs, dont rapproche seulement une iden-
tité de peau 3 ?
Ainsi de la bataille des manuels scolaires, qui se livre
localement, et surtout dans des États comme celui Le ressentiment étalé et imposé suscite facilement
de New York ou de Californie, où les minorités l'alarmisme. Éric Fassin conclut sur ce terrain : « Le ris-
pèsent particulièrement lourd dans un système que réel que représente cette dérive n'indique pourtant
public largement déserté par la classe moyenne
pas la vérité de l'histoire nouvelle aux États-Unis 4 . »
blanche.... Faut-il s'en étonner? La tentation d'une
histoire réduite à la célébration des groupes — • Le passé est proprement devenu « imprévisible »
Noirs, Indiens, Chicanos ou Chicanas — est à la fin du xxc siècle, soumis à toutes les rectifications,
d'autant plus forte chez ceux qui sont abandonnés recyclages et autres révisions. Le concept — issu de
à eux-mêmes, à leur échec scolaire et à leur défaite groupuscules néo-antisémites du début des années
sociale 2 . quatre-vingt — de « révisionnisme historique » devrait
L'histoire enseignée devient ici un simple moyen (mais être indéfiniment étendu. Le passé revu et corrigé sert
ouvert à bien des perversions et à bien des effets inverses) à conforter la mémoire, mémoire de groupe, mémoire-
d'« affermir leur assurance (self-esteem) » par la vertu de contre.
la représentation. C'est ce que prônent du moins les • La perception du présent à travers l'histoire
pédagogues des minorités. Fassin ajoute, en prenant un (infléchie et remaniée) des avanies passées sert princi-
autre cas d'histoire réinventée, celui de l'ouvrage d'histo- palement à nier certaines dynamiques présentes qui
riographie noire spécieuse Black Athena : conduiraient à relativiser et à regarder un peu le cours
On comprendra de même le succès étonnant de du monde. Exemple classique : la thèse de la « proléta-
l'afrocentrisme, envers exact de l'eurocentrisme risation absolue» des classes salariées, récurrente dans
qu'il prétend justement renverser. Dans le sillage
3. Ibid., p. 23.
2. Le Monde, 18 mars 1993, p. 10. 4. Ibid.
104 Les idéologies du ressentiment

le socialisme révolutionnaire français pendant trois


quarts de siècle en dépit de tous les démentis, de Jules
Guesde à Maurice Thorez. L'Humanité, quotidien du
Parti communiste français, vers 1956, développe deux
certitudes militantes : la « paupérisation absolue de la
classe ouvrière française » et la tout aussi rapide « désin-
dustrialisation de la France»... Le ressentiment
• Aux rancunes nourries envers un passé «ag-
gravé » et non liquidable correspond l'aveuglement
comme identité et communauté
aux « effets pervers » (concept repris et développé ré-
cemment par Raymond Boudon) et le travail intermi-
nable de colmatage et de maquillage du réel auquel Un stade du miroir collectif
procèdent les idéologies du ressentiment. • Quiconque subit un échec, face à l'alternative
d'en attribuer la cause à autrui ou d'avoir à éprouver la
douleur supplémentaire de se le reprocher à soi-même,
préférera choisir la première solution : un autre est res-
ponsable, justement cet autre qui n'échoue pas ou qui,
de sa position de pouvoir, s'arroge le droit de sanction-
ner cet échec et de juger à travers lui de mon incapacité
à l'égaler. Mais ensuite — par une volonté accrue d'éloi-
gner l'hypothèse que cet échec ait pu être le mien —, je
dois me convaincre que mon injuste échec est catégoriel;
et alors l'injuste réussite d'autrui l'est également. D'où
le soupçon naît qu'il y a un système inique qui favorise
telle catégorie et défavorise injustifiablement telle autre
où je me vois figurer. D'où ensuite, la constitution men-
tale de cette catégorie stigmatisée et handicapée au nom
de laquelle (et non plus en raison de ma seule faillite) je
vais légitimer ma rancœur et formuler ma protestation.
Ce processus explique pourquoi le ressentiment est aus-
sitôt en quête de groupes, de tribus victimisées. Le res-
sentiment ne peut demeurer individuel.
• Ressentiment et narcissisme collectif. Narcis-
sisme de l'échec et du groupe stigmatisé. L'enferme-
ment identitaire comme self-détermination. S'installer
Les idéologies du ressentiment 107
106 Les idéologies du ressentiment
hystérique par ce trait nécessaire et suffisant : qu'il ne se
à demeure au stade du miroir. Du rapport du ressenti-
voit vraiment exister qu'en passant par le regard des
ment avec le complexe identitaire : un narcissisme de
autres \ pour pouvoir être, il doit chercher constam-
l'opprimé, compensation au retrait d'amour du monde
ment à paraître, à impressionner, à intimider, à exaspé-
extérieur, moyen de ne pas affronter les habitus scrvi-
rer même ; il ne peut se nourrir de son propre fond et
les et envieux qui résultent de l'oppression même,
se dépense en spectacles donnés aux adversaires et aux
volonté affirmée de s'émanciper un jour — mais en
badauds, de l'humiliation, de la rage, de la provocation
prétendant fantasmatiquement conserver les traits et
et de la rancœur... Dans cette hystérie passe tout le
les habitudes, les manières de voir qui résultent de
renforcement du ressentiment par lui-même : il doit se
l'oppression. Les exalter même, faute de pouvoir en
laisser définir par l'Autre alors qu'il n'en attend aucune
changer. En imposer la présence aux Autres, les obliger
bienveillance et qu'il en refuse la protection odieuse.
à feindre de me considérer. Par une inconséquence
• Pour prolonger ce rapprochement avec des
bien connue, décrier certes les valeurs des Autres, mais
notions analytiques: le moi de ressentiment est une
attendre cependant des Autres qu'ils me reconnaissent
sorte de «faux self» (Winnicott), de personnalité-
un jour et confessent voir ma grandeur et ma force —
simulacre, pleine d'entêtements, d'arrogances, de ran-
eux que je hais parce qu'ils me voient bas et faible et
cunes et d'hostilités — derrière laquelle se dissimule un
me le font depuis toujours sentir.
vrai moi fragile, grégaire et asservi. Je l'ai dit en
• Narcissisme collectif. Complaisance à soi-même, d'autres mots au début de cet essai : le paradoxe du res-
singulièrement à l'égard de ces traits que le monde sentiment, c'est qu'il est une tentative elle-même alié-
extérieur juge peu enviables ou misérables. Cultiver des née de dépasser l'aliénation de l'indignité pure et
valeurs complaisantes à l'égard des plus bas communs simple.
dénominateurs, des faiblesses et des sottises qu'on
• Le ressentiment, ce n'est pas le besoin de croire
entretient dans son cœur pour « siennes » et « nôtres ».
à une cause, mais celui de croire à sa propre cause, de
• S'aimer comme opprimé, dans son état d'op- croire à soi comme à la seule juste cause. Une idée de
primé, plutôt que se voir et se vouloir émancipé — justice rendue à soi-même qui va contre le vieil adage
c'est à dire devenu-autre. Narcissisme du manque, du droit « Nemo iudex in propria causa», « Que nul ne
exhibitionnisme de castration. S'aimer pour ce dont on soit juge dans sa propre cause ».
est privé. Si personne ne nous aime ni ne nous admire,
• Il y a un bonheur communautaire dans le ressen-
accordons-nous tout l'amour dont nous sommes frus-
timent: il est hargneux, certes, et frustré, mais il
trés. Si l'estime de soi caractérise Vethos aristocratique,
euphorise aussi ses partisans, il donne chaud au cœur,
proclamer qu'on n'est pas moins aristocrate à cet
il donne la chaleur de la solidarité à ceux qui se recon-
égard.
naissent dans son message, il permet des communions
• Le moi du ressentiment, narcissique et frustré, entre pairs et cousins mentalitaires ; on n'est plus seul
mais — on l'a remarqué — toujours également histrio- et on n'a plus honte, on se reconnaît entre ressenti-
nesque, peut encore se qualifier d'« hystérique » dans le mentistes à des manières d'être, à des connivences. On
contexte précis suivant : on peut caractériser un moi
108 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 109

trompe ensemble ses regrets et ses déceptions. Le res- effet des entités artificieusement créées à l'époque colo-
sentiment est grégaire, il crée des colonies de «moi» niale, assurent par exemple les historiens de l'Afrique
fragiles agglomérés. Un bonheur aussi se trouve dans le noire — cela veut dire qu'activement l'idéologie du res-
fait que le ressentiment est facile et payant: l'essayer sentiment cherche par le processus de tribalisation à con-
c'est l'adopter. Il s'apprend vite. trer la fluidité sociale, « interethnique », à endiguer les
• Les groupes dominants, ou — disons — les grou- interactions et les interpénétrations extérieures d'une
pes non obsédés par un grief, ont la latitude de ne pas part, et à dissimuler et à nier Y hétérogénéité du groupe
s'intéresser exclusivement à eux-mêmes, l'estime de soi ressentimentiste même. Celui-ci — en dépit de la rhéto-
leur étant acquise — ce qui leur laisse tout le temps de rique partagée par ses adeptes — peut être en effet peu
réfléchir au monde extérieur et éventuellement de le con- homogène, fort inégal de conditions et de mœurs —
quérir. Le dominé, l'être de ressentiment met au con- qu'on songe aux démagogies nationalistes confrontées à
traire tous ses efforts à s'aimer, corps et âme — à s'aimer la réalité sociale et économique ; dans le groupe, des rela-
dans sa différence méprisée dont il cherche à faire une tions de pouvoir existent ou s'établissent, que les doc-
plénitude et une singularité, mais cette tâche narcissique teurs et orateurs de la tribu s'acharnent à nier en procla-
consomme trop d'énergie pour qu'il puisse en investir mant l'unité essentielle et «organique» du corps tribal.
beaucoup dans la compréhension d'un monde qui lui • Valeurs tribales : aimer et légitimer son être, ses
échappe —, et cette déficience va bien sûr elle aussi tour- idiosyncrasies, ses fins et ses espoirs, mais non pas en
ner en grief additionnel contre les succès des autres. eux-mêmes : par comparaison dénégatrice et antagoni-
• Adhésion aisée des classes, des groupes, des sation des valeurs des «autres»; promouvoir des
milieux avantagés (ou dynamisés par un sentiment de valeurs qui font la nique, qui se vengent de celles des
progression collective) aux idéologies de l'universel, du autres, cherchent moins à s'imposer qu'à dévaloriser
progrès, etc. Les idéologies du ressentiment au con- celles des groupes cibles de la rancune collective.
traire sont à lire comme des «particularismes». «Nar- • Le ressentiment fait le groupe ethnique notam-
cissisme des petites différences» (Freud). En élar- ment, et la peur de disparaître qu'il avoue, les poli-
gissant le sens de ce mot, on pourrait dire que ces tiques de persistance et de containment du monde
idéologies sont toutes des «régionalismes». extérieur qu'il cherche à imposer ne sont autres que
l'expression de la peur d'avoir à renoncer à ce ressenti-
Identités et tribalisme ment qui le soude '.
• Tribalisme et ressentiment : le ressentiment est
premier, il est ce qui soude la tribu dont l'identité- 1. Sur la notion d'ethnicité et pour une typologie des conflits eth-
cohésion ne résulte que du ressassement collectif de niques contemporains, on verra l'irréprochable synthèse d'Eric
griefs et de rancunes. LE RESSENTIMENT FAIT LES TRI- Hobsbawm, « Qu'est-ce qu'un conflit ethnique ? », Actes de la recher-
che en sciences sociales, n° 100, décembre 1993. On trouvera égale-
BUS : VOICI L'ESSENTIEL DE MA THèSE. ment des analyses diverses mais proches des perspectives que je déve-
• Faire tribu: j'emploie le mot «tribu» ici comme loppe ici dans Nadia Khouri (dir.), Discours et mythes de l'ethnicité,
trope, mais, même au sens propre, les « tribus » sont en Montréal, ACFAS, 1992.
110 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 111

Ce qui revient à dire que les groupes ethniques ou • Narcissisme des petites différences dans les hai-
sociaux sont essentiellement structurés par l'envie et nes tribales d'aujourd'hui. On disait il y a quelques
non par Vagapè ou la communion avec les «siens». Ils années que la seule différence linguistique entre Serbes
sont extéro-déterminés, alors que tous leurs discours et Croates était l'alphabet cyrillique des uns, latin des
ne parlent que d'une «identité» collective qu'on se autres, parlant tous le même serbo-croate 2 . Voire !
donne à chérir et à défendre. • Encore sur ce thème des petites différences,
• Les regroupements idéologiques (sociaux, socio- dans une fameuse utopie satirique prophétique du
sexuels, nationaux) se forment par une revendication monde moderne : les factions politiques à Lilliput,
première, une «réclamation» face à un sentiment de selon Swift, les gros-boutistes et les petit-boutistes.
dépossession, par la dénégation/compensation partielle • Ressentiment et prétendue « identité » collec-
de celle-ci, et en même temps par le grief et la rancœur tive : vacuité des nationalismes et idéologies identitai-
à l'égard d'autres, censés avoir causé le préjudice et usu- res. Le discours national, quand il s'agit de verbaliser
fruitaires du « bien » dérobé. Ces groupes ethniques ou cette identité sur laquelle reposent toutes ses revendi-
sociaux ne se définissent donc pas à l'origine par une cations, est réduit à ne trouver rien de précis à dire, à
identité collective pleine (ils finissent certes par se brico- ne dire que des particularismes niais, des platitudes, des
ler un moi collectif), mais par un manque, une infériori- assertions fallacieuses, des tautologies, à asserter des
sation collectivement éprouvée et les revendications qui spécificités qui n'ont rien de spécifique, à faire fond sur
découlent d'une perte commune. On reconnaît cela des banalités indémontrables. En réalité, l'identité
sous de multiples avatars dans tous les tribalismes con- nationale, faute de pouvoir être décrite ou analysée, est
temporains (variantes populistes de Panticapitalisme, évoquée, assertée, réitérée en un «Nous» performatif;
racisme antiraciste, féminisme séparatiste, nationalismes elle est posée, elle est dite et redite, la propagande
et régionalismes, chauvinismes de clocher, activismes nationaliste la fait exister en communiant avec ses par-
des minorités, notamment des minorités sexuelles, rela- tisans dans l'évidence de l'assertion. Cette identité sans
tivismes culturels et intellectuels). contenu démontrable, ni verbalisable autre que celui
• Ressentiment et ethno/égocentrisme : tout d'un sentiment diffus, n'a d'autre réalité que son
ramener au tort subi, au manque et à sa dénégation absence même de délimitation qui la fait osciller entre
interminable. Nous et eux. Inconséquence fondamen- les deux modes de l'indémontrable, l'évidence subjec-
tale de la logique du ressentiment : nier totalement le tive et la chimère.
manque et revendiquer interminablement sa rétroces- • Les néotribalismes contemporains : les mots en
sion (ou la rétrocession d'objets substitutifs, métony- néo- ne servent pas seulement à désigner de l'effet de
miques), ne jamais laisser se refermer la blessure narcis- mode, ils comportent aussi la juste indication du fait
sique.
• Des pensées sans transcendance, des idéalismes 2. Et les Musulmans ou musulmans de Bosnie qui, en grande
immanents faisant du Nous collectif le fétiche de la majorité, étaient des athées totalement laïcisés et parlant le même
tribu. serbe que leurs voisins.
112 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 113
que les «idéologies n'ont pas d'histoire» (Patrick • Tribalisme : avec ses prêtres et ses docteurs, et le
Tort), qu'elles n'inventent rien de neuf: elles sont du groupe derrière eux comme chœur antique, parlant la
bricolage, du recyclage, du retapage, de la remise en langue de la tribu. Ne consentir à être représenté que
ordre de marche et au goût du jour. par quelqu'un des siens : de son groupe, de son ethnie,
Trait propre des idéologies : toujours-déjà obsolè- de son sexe...
tes et inadéquates. • À quoi reconnaître les siens ? Aux mêmes rancu-
• Non seulement souder la tribu, mais assurer sa nes. Un des nôtres, s'il n'est pas rancunier, c'est mau-
«reproduction à l'identique» [formule de Pierre- vais signe, il se prépare à nous renier...
André Taguieff, dans un autre contexte 3 ] de généra- • Identitaire ? Comment le ressentiment se
tion en génération. Le ressentiment s'inculque bien si construit-il un idéal du moi à partir de griefs à l'égard
on prend les gens assez tôt, avant qu'ils ne soient infec- des autres ? Certes, dans sa logique première et fonda-
tés par des idées de libération rationnelle et d'universa- mentale, le ressentiment est nécessairement du ressenti-
lisme. ment à l'égard d'autrui. Mais à une étape donnée,
• Les communautés de ressentiment comme l'analyse fait voir que l'autre diabolisé n'est au fond
groupes clos. Pas de prosélytisme possible ni d'intégra- qu'un simulacre, un prétexte, que ce n'est pas lui qui
tion : on ne peut qu'en être ou pas, congénitalement. « compte », que le ressentiment sert avant tout à pro-
Il vaut mieux en porter de naissance le stigmate visible. duire et à nourrir de l'identitaire — et que dans les dis-
On ne s'y inscrit pas, ne s'y rallie pas, on ne s'y intègre cours identitaires il y a toujours une part, une source
pas, car pour ce faire il faudrait pouvoir tout à coup res- de ressentiment. Le ressentiment alors « projette » en
sentir pleinement ces griefs, ces amertumes, ces humi- partie sur d'autres et notamment sur l'Ennemi hérédi-
liations qui soudent entre eux les sujets du ressenti- taire le malaise, la frustration à l'égard des «siens».
ment; il faudrait ne pas percevoir le ressentiment (« Projette» : et on peut évoquer l'ensemble des con-
comme du ressentiment et ne pas se trahir à cet cepts désignant des mécanismes de distorsion chez
égard — ce dont Voutsider est bien incapable. Freud: dénégation, projection, dissociation... Il s'agit
• Le ressentiment nationaliste est un patrimoine en effet de se séparer d'un «mauvais objet».)
(on a dit « capital et intérêts » plus haut) que les Tribalisme identitaire et fétichisation de ses valeurs
parents, sentant leur mort prochaine, lèguent comme et de ses croyances vont ensemble.
un trésor aux enfants. Le fétichisme des « tribus » : fétichiser des valeurs
• Le ressentiment a inventé un honneur identi- « à soi », extérioriser la tribu et ses rancœurs et les ado-
taire : la «fidélité» à une «appartenance». Les ama- rer tous ensemble. La fétichisation succède à l'inver-
teurs d'indices lexico-historiques se souviendront de la sion des valeurs : elle rend tabou toute comparaison et
fortune de ces mots dans les années trente. tout critère extérieur au groupe.
• On voit venir le « bon ménage » qu'entretien-
3. Pierre André Taguieff, La force du préjugé, Paris, La Décou- dront à court terme les séparatismes ethniques et
verte, 1988. l'extrême droite éternelle: «L'intégration plus ou
114 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 115

moins forcée d'enfants d'immigrés est une dangereuse troupeau dont ils se sont faits les bergers. Ils se don-
utopie. Un enseignement adapté devrait être conçu nent les gants de les tancer avec un mépris censé être
pour chaque minorité ethnique» prônait dès l'origine éducateur et roboratif, eux qui ne sont décidément pas
Éléments (revue nouvelle droite d'Alain de Benoist, assez pénétrés de haine et d'hostilité à l'égard du
décembre 1975) qui notait, ravi de la rencontre, «[...] monde extérieur, qui se montrent incapables de couper
comme le réclament d'ailleurs les gouvernements les ponts, qu'on voit encore à plat ventre devant les
maghrébins». idoles dominantes. L'idéologue s'en exaspère, il agite
• Les cultures tribales essaient de dissimuler par sa férule : ce sont des pleutres, des mous, des résignés,
dénégations diverses l'origine de leur «identité» dans ils font de l'«à-plat-ventrisme» par crainte de devenir
le dépit et la rancune : elles singeront donc les modèles tels qu'en eux-mêmes enfin leurs Griefs doivent les
de prestige pour se bricoler un capital symbolique posi- changer — c'est-à-dire d'aller jusqu'au bout du ressen-
tif. Elles vont se doter d'une culture en simili, fétichi- timent. Un néologisme de la propagande antisémitique
ser un simulacre consolateur, et construire des pan- apparu vers 1890 a servi à dire cela : les Aryens se sont
théons où mettre «les leurs». Jouer au Prométhée au laissé «enjuiver»... Toute analyse de texte doctrinaire
petit pied. Voler le feu sacré. Instituer des Cargo Cuits: permettra de relever cette autoflagellation des siens,
singer les Grands, faire comme eux pour que les dieux dupés et soumis aux valeurs détestées des Puissants :
veuillent nous écouter. Se bricoler une identité qui soit «Que nous sommes naïfs et crédules 4 ! », etc.
la caricature, l'ersatz de l'identité dont se pare le domi-
nant, puis la chérir et l'exhiber. Tribalisme et pensée du soupçon
• On pourrait voir quelque chose de positif dans • Non seulement rancune à l'égard d'un Autre
le ressentiment tribal : il créerait de la solidarité, fût-ce oppresseur et imposteur, mais rancune diffuse, généra-
par le biais de la dénégation rancunière. Mais cette soli- lisée, à l'encontre de tous les autres que le ressentiment
darité tient surtout de la conspiration du silence. Il ne tend à amalgamer en un unique et malveillant Out-
faut pas avouer à un « étranger » nos faiblesses et nos group... — tous sont à divers égards coupables de ma
difficultés. Dans les grandes familles paysannes, si la misérable condition par le seul fait qu'ils semblent plus
cousine Hortense a mal tourné et travaille dans un bar satisfaits et semblent trouver leur compte là où je res-
sur le Vieux-Port, on la renie, on ôte sa photographie sasse mes frustrations et mes griefs.
de la grande salle, mais il ne faut pas qu'un citadin nar- Le ressentiment n'identifie pas seulement un
quois vienne vous parler d'elle, il serait bien reçu ! groupe dominant, il se crée des boucs émissaires mul-
• À ce repli sur l'amour de soi et des siens, au nar- tiples et la responsabilité des échecs de son groupe
cissisme entretenu des petites différences qui vous ren- retombera sur eux a priori.
dent à jamais séparé, inassimilable aux Autres, à tout ce La rancune du ressentiment est maximaliste. Elle
qui caractérise les cultures tribales dont je parle, il faut s'étend. Elle en vient à en vouloir au «système» tout
mettre un correctif. Les idéologues du ressentiment
montrent toujours de Vambivalence à l'égard de ce 4. Fore-Fauré, Face aux Juifs!, Paris, Savine, 1891, p. 39.
116 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 117
entier, puisqu'en accepter ne fût-ce qu'une partie de la L'Instinct de propriété tribale. Ceci m'/nous
logique reviendrait ipso facto à se juger en partie aussi appartient. Ce qui est à nous est nous. Gardez vos
responsable de sa malheureuse condition, de ses diffi- biens, vos valeurs, je garde les miens. Tout le reste :
cultés, et condamné à en sortir par ses propres efforts. vols, rapines, dois, empiétements et brigandages. Sur-
• Ressentiment et xénophobie. Soupçonner veiller le territoire symbolique.
d'abord tout groupe extérieur d'être au service, aux • Il faut placer ici la doctrine nouvelle de la Cul-
bottes du dominant, et épier les avantages que pour- tural appropriation. Elle fait son chemin en Amérique
raient acquérir ce groupe et dont fatalement il nous du Nord. De tels progrès et de telles «innovations»
dépouillerait, pour pouvoir se mettre à le haïr à son sont un indice des tendances que je caractérise dans cet
tour. ouvrage.
• Manichéisme : Nous vs les Autres. Vertu/Vice, « Il s'agit de soumettre à un contrôle vigilant
Victimes/ Bourreaux, Bénignité/Malignité, Légiti- l'artiste désireux d'emprunter des symboles, des gestes,
mité/Imposture. Des chaînes d'oppositions axiologi- des récits, des paroles, des formes, des saveurs, etc.
ques binaires... Voir plus loin le lien intime entre le appartenant à une culture qui lui est étrangère [je sou-
binarisme et certaine forme de rhétorique sous l'angle ligne] 5 .» Les organismes officiels canadiens ont déjà
de la fausse conscience. largement cédé à cette extravagante exigence de grou-
• Grandes explosions de paranoïa des communau- pes identitaires coalisés6.
tés idéologiques dans le moment où la discordance
entre ce que l'idéologie promettait et ce que la réalité 5. Robert Richard, qui analyse ce phénomène dans «Du droit à
apporte devient béante : il faut trouver dare-dare une l'appropriation culturelle», L'Impossible, n° 1, 1992, p. 46.
grande Explication — et des coupables. 6. « In fbrmulating a new policy on racial equality in the arts [...]
the Canada Council unleashed a debate on the rôle and définition of
• Ressentiment et contemptus mundi. Mais la con- quality which will percolate for years. It concerned the issue of cultu-
tradiction se répercute ici : le « mépris du siècle » ne rel appropriation, which can be described — usually pejoratively —
conduit pas l'homme de ressentiment à se faire ermite as the taking over or borrowing ofvoices and stories from cultures dif-
et à prier pour les iniques. Il méprise ce monde que férent from the artist himself [mes italiques]. The council officially
rejected the recommendation for "officiai guidelines" governing
d'autres ont fait à leur image et qu'ils gouvernent, mais cultural appropriation, but replied that juries were being given infor-
veut cependant y faire entendre ses griefs et trouver à mation on cultural appropriation, and were being expanded to bet-
s'y venger. ter reflect cultural and régional diversity [...]. How does one weigh
the Council's goal of " respect for other cultures" against a work.
which may be highly critical of other cultures, and yet be a superb
Le ressentiment et son territoire book? At its annual gênerai meeting, the Writers Union of Canada
• Ressentiment et territorialité — dans les natio- found a compromise on the issue in "resolutely reaffirming" the wri-
nalismes et les autres ressentiments, la collectivité va ter's freedom of imagination while condemning "cultural misappro-
priation. " Intriguing, whatever the heck it means. » Extrait de
s'obnubiler sur un « impératif territorial » concret ou Stephen Godfrey, «Finale 92. A National Crankiness. The Big
symbolique. Surveiller ses voisins et leurs empiéte- Squeeze. It's Not Only that People Would Radier Stay Home, or
ments, camper sur ses positions... Are Tired of Not Seeing Themselves Represented. It Is that They
118 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 119

• Rapprocher ladite doctrine de la doctrine dite trie biases. In its extrême, this mindset prefers the
notion that only the suffering sisterhood or the
féministe de l'appropriation discursive du corps des
oppressed brotherhood of blacks and native people
femmes. Seules celles qui ont, possèdent des seins, un can wage the war for equality. It also believes that
clitoris, un vagin, etc. ont droit de prononcer ces mots depiction of minorities should be the exclusive pré-
et de se référer à ces marques identitaires, à ces « proprié- serve of the members of those groupsx.
tés» (de s'y référer par un morphème possessif: mon,
Le journaliste conclut en citant a contrario le critique
notre...). Au contraire, tout discours — qu'il soit scien-
de littérature noire américaine Henry L. Gates Jr. : « In
tifique, médical par exemple, ou lyrique (plus encore s'il
the sane vvords of black académie Henry Louis Gates
est lyrique 7) — produit par ceux qui sont dépourvus de
of Harvard University, " What would we say to a per-
ces « biens », qui s'emparent sans titre de ces « biens » en
son who said that to teach Milton, you had to be
les nommant, qui en les nommant méditent assurément
Anglo-Saxon, Protestant, maie... and blind?"»
de s'emparer de ces propriétés incessibles par violence,
qui s'arrogent pour tout dire le droit d V» parler, est une • Le sens du « droit à la différence » se précise :
usurpation et une violence, à dénoncer au plus tôt. Il y droit seulement d'appartenir à des identités souverai-
a un degré de plus atteint dans cette version de Yinter- nes où il est interdit d'évaluer à sa façon et de douter.
dit puisqu'il s'agit de défendre une propriété biologique Le néorelativisme tribal modifie un peu la tactique
fondant une appropriation exclusive. de renversement des valeurs. Il multiplie les clôtures et
justifie autrement le mépris des valeurs dominantes et
• Sur la doctrine d'appropriation culturelle et de l'adoration de ce qui est à soi.
strict droit à la parole exclusiviste et tribal et sur • Principe de repli : Achille qui, frustré de sa part
l'extension de ce concept dans le féminisme « victimal » du butin, se retire sous sa tente. Corrélat du principe
(je crois qu'on peut situer aisément la variante idéolo- de repli : l'interdiction hargneuse faite aux membres du
gique désignée par cette catégorie) et dans les activis- groupe qui voudraient « s'en sortir » par leurs propres
mes de minorités ethniques, voir un article de la presse moyens, en laissant les autres derrière, l'exigence d'une
canadienne qui s'efforce de définir la « logique » censée solidarité statique, d'une fraternité dans le malheur
soutenir zt% théories : éternisé et l'exploitation subie et haïe, mais pour-
That refers to the thinking that white maies hâve voyeuse d'une identité pour laquelle on ne troquerait
manipulated history and ethnography to their own pas son émancipation.
advantage, and that too many académie and cultu- • Nationalismes. Tous comportent un rêve àiétan-
rel institutions remain mired in maie and Eurocen- chéité. L'identité politique qui est postulée comme
manque serait seule susceptible de dresser une digue
Want to Shoot the Messenger», Tlie Globe and Mail (Toronto), contre le vide, la déperdition menaçante.
cahier «The Arts», 26 décembre 1992.
7. Quelques écrits appuyés sur Foucault caricaturé soupçonnent
qu'il y a eu une alliance objective entre le Médecin et le Poëte
(Alfred de Musset, le Dr Charcot...) pour coloniser discursivement le 8. « Dissenting Voices», The Toronto Star, « Editorial », 12 avril
Corpsfémininà l'âge moderne. 1992, p. B 2.
120 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 121

• Mais le ressentiment, inconséquent, n'est pas Boétie parlait de «servitude volontaire»), un droit à
que repli sur «les siens». Il ne renonce pas à impres- l'apartheid, un isolationnisme fondé sur des différences
sionner le monde extérieur et à faire venir à résipis- de nature que les autres ne peuvent assez comprendre
cence les dominants. Il entend que ceux-ci finissent par ni assez révérer.
légitimer ses idéaux, sa culture et ses savoirs. Il n'exige • Tâche des nouveaux idéologues : tonner contre
pas que les gens du « dehors » les adoptent : ils sont quiconque suggère que toutes les différences fétichi-
trop différents de lui. Mais qu'ils leur rende hommage, sées par les autoproclamées minorités opprimées ne
par mauvaise conscience ou par diplomatie. Le ressen- sont guère plus que des maniérismes superficiels et
timent a besoin des maîtres et de leurs complices, non contingents — et dans bien des cas de pures chimères
pour briser ses chaînes mais pour qu'ils s'abaissent narcissiquement dorlotées et chéries, ou encore des
jusqu'à lui. Ce que dénote le mot «néotribalisme» ne dispositifs de dénégation du mépris ancien et de l'infé-
dit pas tout. La société contemporaine se mue en une riorité — : quiconque suggère ces sortes de choses veut
juxtaposition hostile de tribus revendicatrices, sour- nous dépouiller de notre essence éternelle reconquise,
cilleuses face aux empiétements de territoire. Mais ces non content de nous avoir dominés et dupés...
tribus veulent encore un statut, une légitimation • Là où l'analyse critique ne voit, ne peut voir
publics. L'université, la presse, les tribunaux, quelques l'unité de la tribu que dans son inversion-transmuta-
autres secteurs de ce qui demeure de la sphère tion des valeurs, dans ses griefs et sa rhétorique —
publique sont censés arbitrer entre leurs revendica- c'est-à-dire dans du (dé)négatif et du contingent —, la
tions. Tribu, elle, prétend se voir comme une plénitude de
• Le féminisme tribal. Il faut reprendre ici l'ana- tout temps bafouée mais enfin reconquise : elle trans-
lyse d'une inversion récente tout à fait spectaculaire de pose et maquille le caractère inépuisable de ses
la tactique argumentative et émancipatrice du fémi- rancœurs, de ses hontes et de ses griefs en l'exaltation
nisme. Inversion éthique et épistémique majeure. d'une particularité éternelle. C'est ici qu'on peut
Après avoir lutté depuis les Lumières — voir Olympe reparler du « fétichisme des petites différences », féti-
de Gouges, Mary Wollstonecraft, etc. — contre les pré- chisme qui joue un rôle essentiel: de petites différen-
jugés de naissance, de couleur, de sexe, et pour ces qui dans la rhétorique tribaliste deviennent d'énor-
F«accès au droit de cité», la «gauche» inversée mes choses, qui produisent des écarts abysmaux avec
orchestre aujourd'hui la fétichisation des différences en tous les Autres, qui sont hallucinées comme des réalités
une parodie de sociobiologie fort semblable à celle regorgeant de prégnance et de sens — choses que
qu'elle avait si pertinemment dénoncée dans le passé l'inversion des valeurs vous intime de chérir inlassable-
chez les racistes et les réactionnaires, — sauf que cette ment en affrontant — avec beaucoup de hargne — la
sociobiologie narcissique transfigure les anciens mépris goguenardise où l'indifférence des agnostiques. Les
en raisons de s'aimer. Après avoir haï raisonnablement «autres» se reconnaissent à ceci justement qu'ils ne
toutes les discriminations, elle prône au bout du voient pas bien ces différences essentielles que la Tribu
compte un apartheid volontaire (comme Etienne de la chérit.
122 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 123

• Autisme et solipsisme groupusculaire. Une posi- fâcheuse pour les déviants, les métissés, les atypiques et
tion du sujet collectif: seul avec ses valeurs face aux les agnostiques de toutes les Identités. Ici encore, cette
Autres, à tous les autres, hostiles ou envieux et dans réinvention du droit régresse le cours de l'histoire
tous les cas incompréhensifs. Un tel sentiment bien moderne. Cela finit par composer une sorte de space
intériorisé engendre sans peine de la paranoïa. opéra néoféodal... Ce qu'on veut aujourd'hui, ce sont
des égalités catégorielles— nouvel oxymore.
Les privilèges contre les droits • La notion d'absolutisme culturel est développée
• La montée du tribal aujourd'hui entraîne une chez Rhoda Howard 9 et synthétise parfaitement une
crise des légitimations sociales. J'ai évoqué plus haut — mutation culturelle en cours : la métamorphose de la
comme le trait décisif de la culture contemporaine — critique anthropologique relativiste en la thèse selon
la dissolution de la pensée des Droits en un marché de laquelle il convient d'approcher les nations et les eth-
«droits à la différence». Comment légitimer des nies (ou la planète tout entière) comme pure et simple
revendications particulières en refusant radicalement juxtaposition de « cultures » verrouillées, immuables,
les critères de valeur régnants ou tous autres critères en elles-mêmes leur propre et exclusif critère de sens et
d'application générale, en portant la suspicion sur de valeur et, pour ceux qu'elle s'attache ou qu'elle
toute « règle de justice » et en renvoyant aux vieilles réclame, la seule allégeance permise et la seule protec-
lunes les «horizons de réconciliation» (le «bonheur» tion. Ce qui est, de fait, à peu près le modèle social de
au XVIIIC siècle, le « progrès », etc.) ? la haute féodalité à l'absence près d'une «catholi-
• Suspicion à l'égard d'une conception des droits cité »...
de l'individu qui ne serait pas subordonnée à une allé- • C'est aussi, dans la diachronie de l'histoire intel-
geance de groupe. Exaltation de «droits collectifs» lectuelle moderne, le triomphe de l'idée même de la
qu'il faut comprendre comme droit de normaliser au droite nationale (barrésienne et maurrassienne), idée
nom des mythes collectifs et de supprimer les dissi- qui s'est revêtue de nos jours des haillons du progres-
dences. sisme trahi : la valeur éthique suprême est la culture et
• Or, les droits ne sont pas des avoirs ni des fiefs ; les traditions d'une société déterminée. La culture
ils ne peuvent que désigner une dynamique avec l'autre nationale contre l'invocation « abstraite » du droit et de
résultant en une règle de réciprocité. Les «droits à la la justice : sauf erreur, il y a cent ans, c'était la position
différence » sont conçus au contraire comme des avoirs des antidreyfusards — Barrés, Maurras, Drumont et la
statiques. Ligue de la Patrie française !
• Réinvention féodaliste du droit des personnes • Ce qui se découvre dans l'analyse des logiques
par le ressentiment tribal : des droits ne sont reconnus du ressentiment et ce que celles-ci comportent de
qu'attachés à une glèbe et soumis à une allégeance, à un
aveu d'appartenance, ces droits sont mérités par ceux
9. Voir par exemple son analyse intitulée «Cultural Absolutism
qui se réclament d'abord d'une protection tribale et à and the Nostalgia for Community», Human Rights Çhiartcrly,
ce prix. Précondition de l'obtention de droits très n" 15, 1993, p. 315-338.
124 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 125

crispation « conservatrice » de la part des opprimés et soupçon que le privilège obtenu par l'autre groupe
des défavorisés : le fait que les dominés ont encore et pourrait être excessif naît une dynamique de la suren-
en dépit de tout des intérêts à défendre le statu quo, à chère ; loin d'éteindre les litiges, les avantages parcellai-
défendre des valeurs familières de stagnation et à pré- res extorqués par les uns et les autres suscitent des
server d'aventure quelques avantages conquis sur plus envies et des craintes qui font naître de nouvelles
dominés qu'eux — et qu'ils non pas seulement pour contre-revendications qui peuvent être vues souvent
seul intérêt rationnel de s'émanciper par tous les comme des mesures conservatoires de sécurité face aux
moyens et de se développer matériellement et éthique- empiétements redoutés. Le topos ici est celui du Ton-
ment (au contraire de ce que l'anthropologie optimiste neau des Danaïdes.
du socialisme leur prête pour seul intérêt légitime • Les axiologies tribales, procédant à leur renver-
depuis plus d'un siècle). Ils tiennent à ces valeurs «tra- sement de valeurs sans l'appui d'une transcendance
ditionnelles» qui leur sont à la fois une défense contre religieuse ni d'un projet ou d'un mythe historiques
l'oppression et une justification de n'avoir pas à se sont très vulnérables au scepticisme radical (et hobbe-
remettre en cause, à se « dépasser », de la répugnance sianisme, « Homo homini lupus») qui n'a qu'à attendre
qu'on aurait à le faire et à laisser voir ainsi aux autres ce son heure.
renoncement à soi-même.
• Les Droits de l'homme sont présentés sur un D'un ressentiment l'autre
ton dénonciateur et victimisé comme un « Western • La tribu de ressentiment n'aime pas être con-
construct with limitcd applicabilité» — nouvelle for- frontée à d'autres tribus de même farine avec leurs ran-
mule tiers-mondiste à succès, si commode pour bien cunes et leurs revendications. Elle voudrait prétendre à
des régimes archaïco-policiers et pour leurs intellec- Y exclusivité dans l'état de protestataire et de victime. Et
tuels à tout faire, relayés par quelques intellectuels puis les rapports d'interdépendance dans la vie sociale
occidentaux voués à gémir les Sanglots de l'homme sont tels que les autres risquent de formuler des griefs
blanc. qui la visent et viennent brouiller son idée fixe ou en
• Éthique et droit du privilège. On voit d'abord offrir une caricature perturbatrice. La logique essen-
les dominants bénéficier d'injustes privilèges. Mais on tielle du ressentiment est telle que chaque identité
ne leur demande plus comme dans les autrefois socia- revendicatrice se conforme au même paradigme géné-
listes et égalitaristes d'y renoncer pour se fondre dans ral et présente mutatis mutandis les mêmes traits, mais
la masse — il ne doit plus y avoir de Nuit du Quatre- chacune, repliée sur ses obsessions et sur l'unicité de
Août : les « aristocrates » y perdraient sans doute, mais son déni de justice, voudrait avoir l'exclusive d'un récit
nous y perdrions aussi, nous y perdrions cette identité exemplaire de dépossession et de persécution qui per-
au nom de laquelle nos revendications sont inépuisa- drait de sa force au vent de la concurrence.
bles; d'où l'idée, le concept-oxymoron de privilèges • Deux ressentiments en face l'un de l'autre. Ils se
spéciaux généralisables à tous les revendicateurs au regardent avec malaise, en chiens de faïence. Ils se res-
coup par coup. Pas d'égal traitement. Mais, hélas, du semblent d'ailleurs, comme lesdits chiens de faïence.
126 Les idéologies du ressentiment

Mais les griefs de l'un relativisent ceux de l'autre (ce


qui déplaît à l'un comme à l'autre) et leurs rancunes se
caricaturent réciproquement.
• L'activiste du ressentiment découvre avec répro-
bation le ressentiment des autres prétendants à l'état de
victimes (il le reçoit avec indignation quand ce ressen-
timent le prend soudain pour cible) mais il ne recon- Rhétorique
naît pas en revanche la relativité de son propre ressen-
timent parce que celui-ci lui paraît découler de la
nature des choses. On songera à la parabole de la paille
et de la poutre... Des argumentations sophistiques
• Le ressentiment se définit depuis Nietzsche
• Quant à l'égalité qui s'établirait entre les tri- comme un « mode de production » des valeurs, comme
bus..., ce ne sont plus des égalités du tout, fondées un positionnement « servile » à l'égard des valeurs —
qu'elles devraient être sur une règle de justice com- mais c'est une production qui cherche à se fonder par
mune — impensable et spoliatrice — mais des rapports la voie de raisonnements paralogiques, d'argumenta-
d'intimidation réciproque (les chiens de faïence), des tions retorses et sophistiques. D'où l'importance cen-
donnant/donnant avec à leur principe l'allégation de trale pour mon propos de reconstituer une rhétorique
besoins et de desiderata inconciliables et incompossi- du ressentiment.
bles. Il ne faudrait pas d'ailleurs que sous prétexte de
• Les travaux — nombreux — en études rhétori-
nous reconnaître ses égaux un autre groupe ait l'into-
ques sur les paralogismes, les sophismes et les fallacies
lérable prétention de comprendre notre indicible carac-
se bornent souvent à dresser des taxinomies, des typo-
tère distinct en le diluant en fait dans des abstractions
logies immanentes d'« erreurs » de raisonnement, vou-
humanitaires dont nous n'avons que trop été les victi-
lues ou inconscientes ' sans poser d'abord qu'il existe
mes.
des ordres psychosociaux de regroupement, des dyna-
• Le ressentiment est fondamentalement antidé- miques spécifiques du dé-raisonnement— par exemple
mocratique car il ne peut ni discuter ni faire de com- les paralogismes du ressentiment : une « mauvaise rai-
promis, ni même accorder une place dans son pro- son » ne vient jamais seule.
gramme revendicateur au ressentiment des autres.
• L'avantage heuristique de l'analyse rhétorique,
c'est qu'elle va permettre au chercheur d'objectiver
partiellement le « diagnostic » de ressentiment, de

1. C'est bien ici une distinction — entre sophismes et paralogis-


mes — qui dans les analyses empiriques n'est pas facile à faire. Elle sup-
poserait qu'on voie bien les intérêts qu'il y a à croire à ce qu'on dit.
128 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 129

montrer que la qualification de pensée du ressentiment • La rhétorique du ressentiment, donc. Elle sert
à Tégard d'un secteur idéologique n'est ni gratuite ni deux fins concomitantes : en démontrant la situation
spéculative — quoique les dénégations qui opèrent présente comme injustice totale, persuader de l'inver-
dans cette pensée font que beaucoup des apodes sous- sion des valeurs qui se trouve à son principe et expli-
jacentes à sa sophistique soient refoulées de la surface quer la condition du groupe en renvoyant ad alteram
du discours, c'est-à-dire qu'elles exigent pour se déga- partent tous les échecs essuyés (en raison notamment
ger une lecture symptomale— lecture interprétant radi- du recours à des tactiques irréalistes pour la changer).
calement (avec les risques que cela comporte) des Seconde finalité : valoriser la position victimale et le
lacunes et des glissements d'idées « bizarres », de sin- mode d'être du dominé; dévaloriser les valeurs que
gulières inconséquences. Aboutissant à conclure que ce chérit le dominant et qui vous sont inaccessibles en les
qui est dit « en surface » ne se développe que pour montrant à la fois (cette simultanéité est déjà paralogi-
détourner l'esprit de certaines conséquences et de cer- que) comme chimériques, arbitraires, ignobles, usur-
taines inférences. (Voir à la fin de ce livre la partie pées et causatrices de préjudice. Valoriser ses propres
« Questions de méthode ») valeurs comme un donné, mais aussi toujours par com-
• Le lieu véritable d'une critique antisophistique paraison dissimulée avec les valeurs des « autres ». « Fal-
n'est ni dans la « pure » logique de raisonnements défec- sification du barème des valeurs », écrivait Nietzsche —
tueux, ni dans le seul secteur de la manipulation cynique mais, notons-le au passage, un tel barème existait donc
de raisonnements voulus trompeurs. Le domaine de la pour lui ?
sophistique correspond à celui de la conscience mysti- • Si le succès «séculier» n'est aucunement, en
fiée. La conscience mystifiée ne se complaît pas dans une bonne logique, la preuve nécessaire du mérite, la sophis-
illusion contemplative, les consciences mystifiées (mais tique du ressentiment tire de cette proposition néga-
parmi elles il y a sans doute toujours des aveugles com- tive la thèse que l'insuccès ici-bas est au contraire un
plets et des borgnes un peu roublards pour les mener) se indice dudit mérite.
liguent pour raisonner et déraisonner ensemble, et c'est • Une pensée à concevoir comme un enchaî-
sur ce terrain de la rhétorique persuasive qu'on peut nement logiquement immuable de stades rhétorico-
bien les voir, leur voir laisser apparaître toute la faiblesse dialectiques dans une relation de correctifs heurtés les
tortueuse de leurs «bonnes raisons». uns avec les autres : griefs, retournement de valeurs,
Les théories rhétoriques intemporelles et formelles dénégation, projection, autosatisfaction, etc. « Le
qui placent les faux raisonnements entre la simple et chaudron était déjà fendu quand je l'ai reçu; je l'ai
«innocente» erreur — par glissement subreptice, par rendu intact; et d'ailleurs je n'ai jamais emprunté ce
mauvaise appréhension des données — et le sophisme chaudron. » Ainsi s'énonce le vieux paralogisme du
délibéré, techniquement ourdi pour tromper quel- chaudron : trois arguments qui, pris isolément, seraient
qu'un, contournent ce fait central, historique et socio- possibles, plaidables et qui, s'ils étaient démontrés,
logique, qui superpose la sophistique aux faits de fausse vous disculperaient, mais dont la coprésence trahit une
conscience et d'aliénation. volonté trop brouillonne de rejeter toute responsabilité
130 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 131

pour le bris du fameux chaudron. L'argumentation du voit midi à sa porte», «Quand on veut noyer son
chaudron est nulle à force de vouloir trop prouver chien... ». Il ne manque pas de bons vieux dictons qui
l'innocence de dénonciateur. illustrent ses paralogismes. Il est vrai que la Sagesse des
Voyons maintenant: Je suis infériorisé, asservi et Nations ne le fait jamais qu'avec ironie tempérée
j'en souffre. Mon infériorité est ma gloire et mon d'indulgence.
mérite. — Les biens, les vertus et les talents dont se
parent les dominants et leurs séides sont sans la moindre Sophistique des règles de justice
valeur. — Ces biens, vertus, talents, ils nous les ont déro- • C'est ici une affaire de critique culturelle, mais
bés, ils en jouissent à nos dépens, nous les revendi- aussi un point de technique argumentative «juridi-
quons. — Nous sommes sans aucune responsabilité que » qui mériterait une analyse approfondie. Je ne
envers la condition où nous nous trouvons, tout blâme puis être que fort schématique.
doit s'adresser aux Autres. — Nous avons également nos Quels types de raisonnements sont ou peuvent être
valeurs et nos vertus qui valent bien celles des autres. — liés au sentiment de justice et à l'exigence de justice
Nous dénonçons l'ostracisme dont nous avons été frap- pour soi, pour les siens et/ou pour tous? Qu'est-ce
pés. — À chacun son axiologie et son développement qu'une exigence de justice pour soi, qui ne serait pas
séparé. — Notre rancune de victimes, de lésés doit exigence universelle d'un « À chacun son dû » ? Mais
s'étancher dans une prochaine revanche ; il faudra faire une justice qui ne «fait acception de personne», avec
rendre gorge aux usurpateurs et leur imposer d'autres le bandeau sur les yeux de la Iustitia romaine, peut-elle
règles du jeu. — Nous serons en droit de reprocher être absolument juste? Ne faut-il pas que le juge
encore aux dominants les moyens déplaisants que nous regarde en face chaque cas ? Quelles exigences poser
sommes contraints d'utiliser contre eux. — L'avenir entre la règle de justice et les conditions concrètes de
nous libérera de nos griefs. — Nous persisterons éternel- jouissance de la justice rendue ?
lement dans notre essence, c'est-à-dire dans cette Il faut partir de ce qu'on appelle la règle de justice
rancœur qui fait notre force et constitue notre être. au sens général : elle énonce qu'« il faut traiter de façon
C'est le raisonnement du chaudron, plus étendu identique des êtres et des situations essentiellement sem-
que jamais : une séquence heurtée de dénégations et de blables ». Or, cette règle doit à tout coup, pour pouvoir
contradictions autour d'un manque qui est mué en rai- s'appliquer, être appréciée et explicitée par d'autres
son d'être et qui n3est pas assumable pourtant. règles enchevêtrées qui relèvent de topiques diverses:
• Et encore, appartenant à la même « logique » : topiques de la qualité et de la quantité, du remédiable et
nous revendiquons le statut de victimes au nom de la de l'irrémédiable, des identiques, des comparables, des
justice, mais nous refusons tout arbitrage au nom réciproques et des complémentaires (justice commuta-
d'une justice qui transcenderait nos rancunes et nos tive), des plans homogènes et des hétérogènes, de la
particularismes. congruence distributive (règle d'«À chacun le sien» —
• Le ressentiment est humain (trop humain). ce qui peut s'interpréter en une logique particulariste),
«Vouloir le beurre et l'argent du beurre», «Chacun des commensurables et incommensurables, applications
132 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 133

qui relèvent d'inductions par les précédents (jurispru- apaise la rancune des abaissés). Il y a la justice «plé-
dence) ou de déductions par les principes généraux, — béienne » comme obligation de rentrer dans le rang et
règles absolues («naturelles» ou inhérentes) ou règles de «faire comme tout le monde», justice pour qui
soumises à réciprocité, à accord contractuel, à obligation toute liberté et toute différence sont suspectes. Il y a
(du type «Noblesse oblige», ou toute règle qui lie un aussi une conception de la justice comme punition des
droit à un devoir) ou à limitation inhérente (celles, qui autres, qui seront par force « mis à votre place » —
sont les plus courantes, où le droit de l'un s'arrête où imposition d'une inversion de rôle, réalisation du mun-
commence le droit de tous autres)... dus inversus dans la vengeance du dominé.
Justice exigée à l'origine, au point de départ, jus- Il y a certainement peu, il n'y a peut-être pas de
tice dite en termes modernes d'« Égalité des chances » situation de justice « naturelle » c'est-à-dire compor-
(celle qu'en principe l'école démocratique accorde à tant sentence a priori, accordée absolument comme
tous les enfants et qui a pour effet de légitimer dans la droit d'essence et en dehors d'un contrat social ad hoc.
«reproduction» sociale l'inégalisation progressive du « Égaux, pas de devoirs sans droits ! », chante-t-on dans
parcours scolaire) ou justice à l'arrivée — c'est-à-dire L'Internationale, après avoir cependant admis la réci-
avec obligation de résultats identiques quels que soient proque, celle mise de l'avant par le droit bourgeois —
les aléas. Justice corrective à l'égard de chances iné- «pas de droits sans devoir»... Or ici le ressentiment
gales. « Justice » à l'arrivée qui doit alors, pour aboutir avoue volontiers sa préférence pour des droits sans
à ses fins, imposer des handicaps (c'est un terme d'hip- devoir, c'est-à-dire sans obligation ultérieure d'inter-
podromes) aux meilleurs et aux avantagés. Justice cor- agir contractuellement avec les autres selon certaines
rective atavique parfois2. Potentiellement au moins, les règles et d'abandonner ses particularismes une fois jus-
concepts de justice et d'égalité qui semblaient conver- tice rendue.
gents, deviennent, dans ce dernier cas de figure, anta- (Aujourd'hui — on lira les essais de Gilles Lipo-
gonistes. Les notions-oxymores de justes inégalités et vetsky —, le narcissisme du droit sans devoir, de l'éthi-
d'égalisations injustes viennent ici rappeler une aporie que indolore 3 est devenu constitutif d'une culture
qui est depuis toujours dans toutes les pensées civiques molle, geignarde et philistine dominante. Voyez le lien
et sociales. que je suggérais plus haut entre ressentiment et narcis-
On sait qu'il y a, vieille comme le monde, une sisme grégaire.)
sophistique de l'égalité (l'égalité mécanique comme On peut reconnaître des exigences oratoires de
«lit de Procuste» qui est celle qu'affectionnent les justice qui tiennent directement à ce que j'ai décrit
réclamations du ressentiment, celle qu'on nomme dans la pensée du ressentiment comme dénégation
aussi, en étudiant diverses démagogies, cette «égalisa- préalable du monde empirique et du possible, et à la
tion par le bas» qui flatte l'inversion de valeurs et transmutation des valeurs. On songera notamment ici

2. Dans la Chine maoïste, le fait de n'accepter à l'université que 3. Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir. L'éthique indolore des
les fils et les filles de paysans pauvres et d'ouvriers. nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992.
134 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 135

aux argumentations de justice prétendant de nos jours d'avoir toujours raison (c'est le titre d'un amusant
(et d'ailleurs de tous temps) s'appuyer sur un état très opuscule de Schopenhauer), d'être inaccessible à
ancien des choses, sur une situation originelle (my- l'objection, à la réfutation comme aux antinomies
thique) qui aurait été transgressée, anéantie, refoulée et qu'on décèle chez vous, le tout formant un dispositif
qu'il faudrait restaurer. Ici la justice se rend inséparable inexpugnable et aussi une réserve inusable (voir encore
de cette réinvention du passé dont j'ai parlé plus haut ici certains nationalismes avec leur perpétuation déma-
comme une des tâches idéologiques du ressentiment. gogique) : on n'a jamais gagné, il demeure toujours
Elle se prête au dogmatisme de rejet et de suspicion des torts anciens qui n'ont pas été corrigés, des cicatri-
puisqu'elle exige qu'on fasse droit à son mythe si on ces qui rappellent le passé et ses misères, le groupe
veut la justice. La justice est alors comprise comme dominant est toujours là et — si on n'est pas parvenu
remise des choses en un ordre originel 4 — maxime à s'en débarrasser totalement, c'est-à-dire à l'annihi-
dont le présupposé est que le vrai et le juste furent à ler — il conserve toujours quelque supériorité, quelque
l'origine, que le bon et le meilleur sont dans ce que avantage qui en fait l'obstacle infini à la bonne image
l'ordre actuel des choses a détruit, et « raisonnement » qu'on voudrait avoir de soi.
commun, si on y regarde bien, aux ressentiments • Il y a quelque chose de diaboliquement simple
écologiques, nationalistes très souvent, féministes- dans les raisonnements du ressentiment. Dans la
identitaires (avec un mythique Règne des femmes logique «ordinaire», les échecs ouvrent la possibilité
avant le patriarcat) et activistes-minoritaires divers. de revenir sur les hypothèses de départ et de les corri-
C'est toujours le raisonnement quasi religieux qui ger. C'est même une des règles de la méthode scienti-
prétend trouver l'authenticité et le droit dans la trans- fique. .. Dans le ressentiment, les échecs ne prouvent rien,
cendance dénégatrice, Pantagonisation pure et simple au contraire, ils confortent ledit système, ils se trans-
du monde empirique. Et qui, réclamant justice, veut muent en autant de preuves surérogatoires qu'on avait
d'abord dévaluer en bloc ce monde «injuste». Il abso- depuis toujours raison et que décidément « les autres »
lutise l'adage qui récuse la justice de ce monde dévalué vous mettent encore et toujours des bâtons dans les
et en appelle de ses règles, en se mettant au service roues.
d'un monde à l'envers : «, Summum ius, summa iniu- Un système où les démentis de l'expérience ne ser-
ria». vent jamais à mettre en doute les axiomes, mais les ren-
force est un système inexpugnable par nature.
Dialectique éristique
• Dans le discours du ressentiment fonctionne Pratique de l'amalgame
une dialectique éristique sommaire, c'est à dire l'art • Rhétorique de l'amalgame. C'est un grand dis-
positif de simplification du monde. Ce qui peut encore
passer pour un avantage psychagogique. Le ressenti-
4. Effacement du long détour qui a conduit à l'état actuel — arti-
ment est manichéen, dénégateur, égocentrique, anti-
ficieux et imposteur — des choses. L'acte de justice même consistera
alors à dévaluer ce monde régi par un mauvais démiurge. dialectique (au sens hegelo-marxien comme au sens
136 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 137

aristotélicien). La principale de ces simplifications si qu'il méconnaît en lui : le raciste, par exemple, projette
pratiques de la pensée du ressentiment est la « règle de sur le groupe honni ses propres fautes et ses penchants
l'ennemi unique » avec son grand moyen argumentatif- inavoués.
discursif, l'amalgame. Il faut que l'ennemi n'ait Exemple. On rencontre sans peine dans le jargon
« qu'une seule tête » pour qu'on puisse espérer l'abat- antisémite de ces diatribes contre les Juifs qui prêtent à
tre d'un coup. Il faut que la diversité de ses opinions, ceux-ci le ressentiment même qui, à l'évidence, anime
de ses intérêts et de ses modes d'être ne soient qu'un l'idéologue des «Aryens». Ainsi de ce passage curieux
« rideau de fumée » qui cache une vaste conspiration. Il de J.-H. Rosny Aîné cité cum lande par Edmond
faut aussi qu'on puisse reprocher à n'importe quel qui- Picard dans sa Synthèse de l'antisémitisme :
dam de «l'extérieur», personnellement, tout le mal Le Sémite... est un vaincu surtout, un vaincu pas
qu'ora vous a fait, partant : qu'il vous a fait. « Si ce n'est assez inférieur au vainqueur pour se résigner, pas
toi c'est donc ton frère/Ou bien quelqu'un des assez proche pour se diffuser, plein d'une haine
tiens... » Qu'il confesse les crimes des autres et batte sa inextinguible justifiée par les lois de la concurrence
coulpe 5 ! ethnique et par l'amertume d'un abaissement que
la supériorité intellectuelle et l'accroissement nu-
mérique des peuples d'Europe semblent rendre
Raisonnements et projections irrémédiable 6.
• Les tactiques d'esquive et de brouillage rhétori-
que se compliquent : le discours du ressentiment pro- Des raisonnements par les conséquences
cède volontiers dans son rapport à l'Autre haï et • Le raisonnement par les conséquences est une
dénoncé par projection. Il faut entendre projection des grandes catégories de la logique ressentimentiste.
dans son sens classique. La projection est un cas parti- Raisonnement par les conséquences (l'expression est
culier de ce que j'ai appelé dénégation. Herméneutique ironique puisqu'il s'agit de décrire un antiraisonne-
par projection : « opération par laquelle le sujet expulse ment, une défense qui va à l'encontre des règles élé-
de soi et localise dans l'autre, personne ou chose, des mentaires de raisonner — mais justement...) 7 , c'est-
qualités, des sentiments, des désirs, voire des " objets ", à-dire la sorte de paralogisme suspicieux qui ne prend
qu'il méconnaît ou refuse en lui. Il s'agit là d'une en considération une donnée empirique ou une règle
défense d'origine très archaïque et qu'on retrouve à suggérée qu'après avoir rapidement calculé si elles
l'œuvre particulièrement dans la paranoïa. » ( Voca- seront favorables ou défavorables aux conclusions aux-
bulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis) Le quelles déjà irrévocablement on adhère. Si le calcul
sujet attribue à autrui les tendances, les désirs, etc., montre que les données nouvelles risquent de ne pas

5. Dans ces exigences rocambolesques, on peut déceler, sous des 6. Ouvrage publié à Bruxelles, Larcier, 1892, p. 63.
formes embryonnaires, le grand modèle'des procès staliniens avec ses 7. C'est l'analyse de ce phénomène qui ouvre le pamphlet bien
saboteurs « boukharino-trotskystes » recrutés à la fois par la Gestapo connu de Jean-Francois Revel, La cabale des dévots, Paris, Julliard,
et par l'Intelligence Service. 1962.
138 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 139
contribuer à la prospérité des thèses que le groupe ché- tal tout d'un tenant avec ses mœurs perverses : dans
rit, il est plus expédient de les disqualifier d'emblée, de tous ces cas et bien d'autres qui encombrent le siècle
poser par quelque manipulation langagière du new- vingt, les dénégations auxquelles conduisent ces raison-
speak local que noir c'est blanc, blanc c'est gris et que nements en dilemme n'ont guère servi, en fin de
ces données sont nulles et non avenues avant même compte et sauf erreur, le combat des groupes qui sont
d'être discutées. passés à l'acte et ont cherché à appliquer dans le réel
C'est notamment un genre de raisonnement par leur transmutations des valeurs.
les conséquences qui conduit à la recherche et à • Un raisonnement dénégateur de cette farine
l'invention d'un autre système de valeurs, de rationa- apparaît constamment aux USA aujourd'hui : il est pré-
lité, de morale, etc. que celui dont se réclament les sent derrière les revendications de groupes de pression
dominants. De deux choses l'une, en effet. Ou bien, au critiquant les nouveaux manuels devant toutes les com-
bout du compte, les valeurs recréées, réinventées par missions scolaires des États américains, comme insensi-
les idéologues des prétendus dominés ne seront à l'exa- bles à leurs valeurs, à leurs griefs et à leurs certitudes 8 .
men qu'un avatar, un retapage des valeurs présentées Dans ces batailles des textbooks, il faut relever aussi
jusqu'alors par les dominants comme universelles — l'autocensure inavouée des grands éditeurs scolaires
aboutissement fâcheux car ce serait concéder au domi- qui engagent trop de millions dans la production de
nant une certaine légitimité et humanité, une capacité ces ouvrages pour ne pas y supprimer tout ce qui pour-
d'avoir jusqu'à un certain point parlé au nom de tous rait sembler «insensible» à l'estime de soi des idéolo-
(et cela indiquerait en outre que la différence du gues automandatés des minorités.
dominé n'est pas aussi essentielle qu'il la présente). Ou
bien, et ce serait beaucoup mieux, les valeurs nouvelles Le sophisme de l'incommensurable
prendront le contre-pied des autres — auquel cas elles • Sophisme de l'incommensurable. J'en ai déjà fait
seront bien en effet opposées, radicalement différentes, état en parlant du «ressentiment dans la culture» plus
inouïes... la question restant de voir si ces contre- haut. Ce sophisme se développe comme suit. Compa-
règles, contre-raisons et contre-morales (qui prouve- rons deux objets de culture — la musique d'Alban
ront bien pour le groupe qui les adopte qu'il avait été Berg, les chansonnettes de Julio Iglesias : d'où provien-
dépossédé de ses biens axiologiques propres) vont per- nent donc les critères dont on pourrait se servir pour
mettre à ce groupe de faire son chemin et de concur- déclarer l'une de ces musiques meilleure, plus significa-
rencer victorieusement l'adversaire... tive pour l'humanité, plus «riche» que l'autre? Puis-
De la génétique mitchourino-lyssenkiste dans la que ces critères valorisent l'un de ces objets, affirmera-
«science prolétarienne» stalinienne, au mythe de la t-on, c'est qu'ils ne viennent, qu'ils ne découlent que
Femme-sorcière de tout temps immunisée contre la rai-
son et la science des phallocrates (dans le féminisme dit 8. Voir sur ces batailles récurrentes: David L. Kirp, «Textbooks
«culturel»), aux dénonciations islamistes-intégristes and Tribalism in California », Tlic Public Interest, n° 104, 1991,
des sciences et des techniques du Grand Satan occiden- p. 20-36.
140 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 141
de certains caractères de cet objet même et des goûts automatiquement une part de la haine qu'il comporte
et valeurs propres au petit groupe porté à le goûter et à qui «s'arrogera 9 » le droit de penser, de critiquer. Il
à le préférer, et ce au détriment des goûts (ainsi indû- considère que la critique, l'objection sont fatalement
ment dévalués) de ceux qui goûtent exclusivement l'affirmation impudente d'une supériorité usurpée.
l'autre. On tourne donc en rond. La pensée du ressentiment ne voit que des allégean-
Hâtons-nous de conclure, suggère le relativisme ces ou des volontés d'oppression. Alternative simple.
du ressentiment: toute comparaison et tout jugement Qui n'est pas avec nous et dans le moindre détail se
sont un coup de force. Ce sophisme de l'immanence range du côté des usurpateurs, de ceux qui de toute éter-
des valeurs à des autarcies éthiques ou esthétiques nité nous jugent, nous abaissent, nous privent de parole.
incommensurables, entre lesquelles toute comparaison On voit le dilemme : adhérer aveuglément à la transmu-
serait téméraire, apparaît insurmontable à bien des tation des valeurs ou bien, en la critiquant de quelque
esprits peureux. S'ils ne trouvent pas de conjectures façon que ce soit, se ranger avec les oppresseurs. Devant
rationnelles pour sortir de ces immanences juxtaposées, les idéologues du ressentiment, se poser des questions,
c'est pourtant faute de les avoir cherchées. c'est déjà blasphémer ; objecter, c'est s'exclure.
Ressentiment et dogmatisme vont ainsi de pair. On
Le sophisme de la témérité aborde parfois le dogmatisme de groupes et de partis
• Il y a quelque chose de téméraire à juger des comme répondant à des fins semi-rationnelles : unir les
grandes passions idéologiques, des militantismes ver- militants face à un ennemi puissant, assurer le respect
tueux et des modes intellectuelles, à imputer de des leaders, éviter le fractionnement... (Fins semi-
« fausse conscience » des idéologies censées défendre la rationnelles, je ne veux pas dire pleinement raisonna-
veuve et l'orphelin; cela fait procureur ou cuistre, bles ou humaines, mais pourvues de « bonnes raisons »
mauvais et dangereux esprit dans une société où règne au regard de fins plus générales.) Je crois qu'il faut
une sorte de pacte de bonne entente entre les idéolo- imputer comme première fin de la position dogmati-
gies à la mode. Ces idéologues montrent une mentalité que, le désir revanchard de bâillonner, de censurer,
à la fois policière et cléricale : celle qui pose que criti- d'humilier la réflexion — cette aristocrate —, bref: le
quer, c'est blasphémer, qu'objectiver des manières de désir d'obscurantisme. Pour lui-même et non comme
penser et de dire, c'est «manquer de respect», que instrument d'unanimité militante. Il y a un bonheur à
qualifier ou caractériser, chercher des causes et des réduire les mauvais esprits au silence et ce bonheur, les
fonctions, c'est faire preuve de témérité. esprits cléricaux l'ont ressenti à travers les siècles.
Les idéologues du ressentiment ont pour mission Comme les objecteurs et les dissidents ne sont
d'exiger le respect, au moins diplomatique, et d'intimi- jamais trop nombreux, connaissant le prix à payer, les
der s'il le faut. Le ressentiment est produit pour se tribus de ressentiment peuvent leur infliger des puni-
maquiller en autre chose, se rendre mal identifiable, se tions exemplaires. On peut signaler ici la réprobation
pourvoir d'alibis : qui prétend le deviner sous ses tra-
vestissements est téméraire. Le ressentiment réserve 9. C'est un mot de sa phraséologie...
142 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 143

automatique qui s'abat sur quiconque met en doute les d'une pédagogie déterminée, d'une inculcation cons-
statistiques «à la hausse» dont s'encombre la presse tante. On entre dans une culture qui prétend exalter la
des années 1980 et 1990 au service de son sensation - « liberté d'expression » sans plus tolérer la pratique de
nalisme vertueux. la liberté d'esprit. Autocensure, c'est une catégorie
Les groupes de ressentiment, eux, ne sont pas large : il faut y englober toutes sortes de discordances
composés de téméraires. Que non ! Leurs adhérents ne devenues normales, normalisées, entre ce qu'on sait, ce
sont pas portés à la critique, ils en perçoivent tous les qu'on pense et ce qu'on dit: pharisaïsme, hypocrisie,
dangers; ils se sont d'ailleurs entraînés à interpréter philistinisme, mauvaise foi et mauvaise conscience...
toute critique « contre eux » comme preuve a contrario L'autocensure est un des caractères des sociétés puri-
que leur transmutation des valeurs est bonne et juste, taines: celles-ci n'exigent pas vraiment la foi intérieure,
et qu'il faut faire bloc. Us redoutent peut-être l'étape la vertu ardemmment embrassée, ni la chasteté; elles
future des « illusions perdues » (on fera quelque jour, exigent une révérence apparente à l'égard des valeurs,
sans romantisme ni philistinisme, l'histoire intellec- une soumission apparente à la répression des «ins-
tuelle de l'après-guerre 1945-1990 sous cette perspec- tincts » et des mauvaises pensées.
tive des illusions perdues, qui sera aussi l'étude des L'analyse de la sophistique du ressentiment consiste
« retournements de veste » et des autocritiques omises pour moi à placer les faits ou les étapes psycho-idéologi-
et refoulées). ques dans une séquence «générative». Le ressentiment
Vers le dehors, l'idéologie du ressentiment pro- est premier; d'où la transmutation des valeurs; le repli
cède par intimidation. Pour ses membres, elle s'orga- identitaire ; la sophistique persuasive dont je fais mainte-
nise comme un fidéisme : elle exalte la foi et rabaisse nant le tour; le dogmatisme et le fidéisme enfin, expres-
l'examen 10 . Fidéisme : catégorie importante pour sions de l'«absolutisme de groupe» avec la répression
l'analyse de la culture émergente. Cette culture — à de la critique comme «insolence». Cette dénonciation
travers les moyens croissants de massification — dis- de la critique, assimilée à de vilaines et odieuses
pose d'autres procédés «soporifiques» destinés à manœuvres, cela s'appelle «brouiller les cartes», mais
assoupir la critique et à pervertir la révolte. Mais le c'est une technique sophistique éprouvée. Dans le mou-
fidéisme, qui est l'exigence commune à toutes les idéo- vement ouvrier d'autrefois, des leaders dogmatiques ont
logies tribales, a pour premier effet une banalisation et volontiers accusé d'«aristocratisme» les prétentions de
une normalisation de l'autocensure. Celle-ci est l'objet quelques-uns à la critique des «résolutions unanimes».
Le concept-injure d'« aristocratisme » fait bien apparaî-
tre le rapport direct du dogmatisme à l'inversion des
10. La condamnation vertueuse de certaines critiques «sans autre valeurs, laquelle met aussitôt en équation libre critique
forme de procès » : un bon sujet d'enquête : se demander ce qui,
dans telle société, est automatiquement suspect, ce qui permet de et supériorité usurpée !
condamner ou d'exclure sans « forme de procès », de faire l'écono- • Contre la tentation des raisonnements témérai-
mie d'un procès qui réclamerait enquête et examen. L'hégémonie
culturelle qui « oblige à dire » est aussi ce qui refoule incessammment
res, il y a ce grand dispositif psychagogique, qui
dans l'indicible, l'extravagant, l'obscène de certaines «opinions». aujourd'hui joue à plein : la mauvaise conscience, ses
144 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 145

révérences et ses tabous. Voyez le sophisme si répandu, • Parler entre soi, entre même ethnie, même sexe,
du journalisme militant aux travaux «savants», qui même identité — et se comprendre à demi-mots. Fina-
veut qu'une doctrine quelle qu'elle soit qui s'appuie lement communier dans la chaleur de l'implicite et du
sur quelque injustice probable — ou s'en réclame et malentendu. Tout nationalisme est par exemple plein
s'en justifie — doit bénéficier ipso facto de l'immunité de questions qu'il ne faut pas poser.
critique, qu'il faut l'excuser de tout : généralisations • L'arsenal rhétorique du ressentiment comporte
arbitraires, sophismes évidents, mystifications délibé- aujourd'hui l'interdit terroriste intimant aux « observa-
rées, mises au service d'une Cause aussi «pure»... teurs» de ne pas raisonner jusqu'au bout de leur
logique objectivante, de ne pas aboutir à des conclu-
sions qui feraient voir sous un éclairage trop net les
Une pragmatique tribale griefs tortueux, les manichéismes. Seul le dominé a
• L'être de ressentiment dévide des simulacres de droit de dénoncer, d'expliquer sa domination et d'y
raisonnements non tant pour convaincre le monde trouver remède " .
extérieur — dont il n'attend finalement rien de bon — L'être de ressentiment a horreur des objectiva-
que pour ressasser sa vérité aux oreilles des siens et dis- tions venues de l'extérieur qui seraient «insensibles» à
suader de toute velléité de critique les membres de sa sa «spécificité». Il faut toujours lui rendre hommage
tribu qui seraient tentés de raisonner « par eux-mêmes » d'abord, tenir compte de son hypersensibilité, de ses
ou qui pourraient avoir des doutes. Il leur interdit de susceptibilités d'écorché. Quand l'homme du ressenti-
s'écarter de la foi tribale et de se dérober à la discipline ment accepte de parler à quelqu'un à qui il suppose
de groupe. Convaincu de l'union néfaste et conspira- d'abord de la bonne volonté, il finit par devoir dire,
toire des autres, il exige des siens l'unanimité, la sou- défrisé : « Vous ne pouvez pas comprendre décidé-
mission sans murmure aux articles de sa foi. Le ressen- ment. » Apologie de Pincommunication : voir les tra-
timent est un trou noir, la lumière de la raison n'en vaux d'analyse du discours de Deborah Tannen — tels
ressort pas. « Qui n'est pas avec nous est contre nous » : du moins qu'ils ont été compris — concluant que les
grande formule inconditionnelle qui a été appliquée deux sexes ne parlent pas le même langage : Tou Just
avec de multiples variantes par tous les ressentiments. Don't Understand, best-seller américain en 1991-
Le coût de la dissidence est énorme. Il n'y a pas de dif- 1992.
férence pour les doctrinaires tribaux entre la critique de • L'habitude prise de comparer pour revendiquer
détail et l'apostasie totale. Ceux qui seraient tentés par puis du même souffle de nier qu'aucune comparaison
l'indépendance d'esprit doivent y penser à deux fois. soit intervenue devient une névrose collective prolon-
• Ressentiment et esprit d'orthodoxie: le ressenti- gée. Le ressentiment est à voir se répéter constamment
ment agglomère, il fait masse, tribu, troupeau, la doxa
de grief et de rancune sert de bergère à la masse mou-
11. Voir «... Un gauchisme naïf qui fait de chaque acteur le seul
tonnière : elle la rassemble et empêche qu'on aille bêler détenteur du vrai sens de ses conduites. » (J. Verdès-Leroux, Au ser-
à l'écart du troupeau. vice du Parti, Paris, Fayard/Minuit, 1983).
146 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 147

et se renforcer comme cause et dénégation immédiate nôtres, ne leur prêtez pas attention, vous risqueriez de
du collectif insuccès de ses entreprises. répliquer et vous seriez en fin de compte amenés à vous
• On peut lire sous-jacent à la logique du ressenti- voir avec quelque recul et à relativiser vos griefs. Vous
ment un dilemme par les conséquences que l'on refoule seriez peut-être amenés à voir aussi que d'autres
bien vite : celui-ci vous justifie de refuser obstinément peuvent avoir des griefs contre vous car (en dehors du
d'envisager de vous placer d'un autre point de vue. Les manichéisme idéologique) il n'y a pas de pures victimes
raisonnements du ressentiment doivent être butés, et de purs oppresseurs dans les relations politiques et
têtus, hargneux s'il faut. S'il n'en était pas ainsi, si toute sociales, il y a des relations, inégales certes, de dépen-
l'herméneutique du ressentiment était simplement dance réciproque et d'imposition de pouvoirs partiels.
ouverte à débat, alors j'aurais sans doute à reconnaître Le contentieux de l'un, si gros soit-il, n'invite pas à ne
avoir quelque part à mon propre malheur, certains de pas considérer le contentieux de son adversaire.
mes goûts et de mes dispositions et mon ressentiment D'autres pourraient plaider leurs griefs et vous inter-
même seraient susceptibles d'être diagnostiqués comme dire de vous boucher les oreilles.
des signes d'une condition aliénée, de peu de raffine- • N'avoir de compte à rendre qu'aux siens.
ment et de «grandeur», et alors seule la lutte dans le Devant tout jugement, toute invocation de valeur ou
monde empirique, en partie donc sur le terrain de de norme, se demander d'abord quelle est Y identité de
l'adversaire et non un programme de mundus inversus Pévaluateur. Appartient-il à notre groupe, nous
chimérique, pourrait m'émanciper, et de fait m'émanci- sommes prêts à l'écouter... Sinon, ce qu'il dit est
per d'abord de moi-même. De sorte qu'émancipé de d'emblée sans portée. Ses arguments les plus pressants
tout cela, je ne serais plus ce qui fait mon identité pré- ne sont que Pépiphénomène de l'hostilité dont son
sente, c'est-à-dire un nœud de rancunes. Et donc hélas, groupe nous poursuit et cela ne nous atteint pas.
je ne serais jamais vengé, moi, puisque mon moi futur • Qui n'est pas avec nous est contre nous. Et si
aurait dépassé, liquidé ce pour quoi je fais de l'avenir vous n'êtes pas, avant tout débat, avec nous, nous ne
auquel j'aspire une simple revanche du passé. discuterons pas. Voyons donc maintenant ce que vous
• Revenons sur le plan des dispositifs rhétoriques, aviez à dire...
au relativisme ou au séparatisme idéologico-tribal : un • Le ressentiment se sert de la rhétorique pour
jugement, une opinion valent, a priori, sans considérer justifier en fin de compte le fait qu'il ne veut pas discu-
leur contenu ou leur force, ce que vaut congénitale- ter puisqu'il ne peut souffrir d'avoir tort ou d'être mis
ment leur énonciateur. Et congénitalement on naît à en contradiction, signes que sa dialectique même serait
l'intérieur du, ou contre le peuple de ressentiment. vulnérable. Mais il veut bien tout de même se trouver
Dedans ou dehors. Audible donc ou inaudible. D'où des puissances tutélaires, des doctrinaires et des guides
l'argument adpersonam généralisé. Disqualifier l'argu- parmi les siens et faire remise de soi. Il a besoin de
mentateur extérieur pour faire l'économie d'une dis- porte-parole, de procureurs et de tribuns derrière les-
cussion oiseuse. Et dire aux siens: n'écoutez pas ces quels le peuple de ressentiment psalmodie en chœur
gens-là, bouchez-vous les oreilles, ils ne sont pas des antique, approuvant sans cesse.

i.
148 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 149
• Suite et fin des paralogismes du chaudron. Si nous ressentiment, dans une querelle sociale donnée, peut
n'avons pas réussi à vous égaler jusqu'ici, c'est que vous s'expliquer par de bonnes raisons immédiates : l'auto-
avez truqué les règles du succès. Car nous vous valons et critique est douloureuse et peut paraître démobilisa-
nous n'avons d'ailleurs pas à le démontrer. On peut dire trice ; le ressentiment donne des bénéfices idéologiques
encore mieux, si le succès des nôtres ne vient toujours immédiats; il s'inculque et se propage facilement; il
pas égaliser les situations : acceptez donc de rejouer toute fait masse, au contraire de propagandes plus nuancées
la partie avec un handicap que nous déterminerons, ou et complexes qui dépendent de l'effort rationnel de
créons des règles par lesquelles toute évaluation sera leurs éventuels adeptes.
téméraire. Décidons par exemple que quiconque fait
mine d'évaluer perdra la partie. Ou enfin: nous ne Pathos
sommes faits pour aucune de vos règles présentes ou • Le ressentiment — rapproché sémantiquement
futures, toutes nous frustrent et nous font ombrage car de rancune, envie, rancœur... — est dans le langage
nous ne sommes pas de la même espèce que vous. Nos ordinaire une passion mauvaise, douloureuse, pénible,
valeurs ne seront jamais les vôtres ni notre façon de rai- en quête d'exutoire. Mais pour Nietzsche et pour les
sonner. Quand vous nous aviez imposé quelque disposi- philosophes qui diversement ont retravaillé la notion,
tif discriminatoire, nous avions poussé les hauts cris, mais le ressentiment se définit d'abord comme une axiolo-
ce que nous voulons en fin de compte, c'est deux règles gie, inscrite dans une « vision du monde ». C'est un sys-
du jeu : une pour nous, une pour vous et les vôtres. Con- tème de valeurs étayé par une façon spéciale d'argu-
tinuons la partie à partir de là. menter sur la société et sur sa propre condition.
• De la sophistique argumentative à la falsification Or, ces deux approches ou ces deux conceptions
pure et simple, intimidation, manipulation propagan- sont en fin de compte inséparables. Le ressentiment est
diste, censure, désinformation : à mesure que le monde à la fois pathos et logos; la disjonction classique du
réfute vos calculs, vous inflige des défaites, métamorpho- pathos et du logos est inadéquate dans le cas de l'étude
ser au moins sur papier ces défaites en victoires — faute d'un phénomène synthétique comme le ressentiment.
de changer le monde, changer au moins sa transcrip- Mais quel rapport entre ce pathos et ce logos — entre
tion— ; réécrire le passé, réinterpréter le présent de frustration et argumentation ? L'être de ressentiment
façon à ce qu'il n'ait l'impudence d'infliger aucun juge et interprète, mais il le fait avec sa souffrance, sa
démenti aux doctrines du groupe. Une bonne part de déception et ses haines. Il argumente pour transmuer
l'histoire du « socialisme réel » passe par ces manœuvres. cette souffrance en quelque chose de tolérable — une
• Le ressentiment, s'il est peu rationnel, ne se vision du monde consolante — et pour divertir cette
motive pas moins en sous-main par de « bonnes rai- souffrance, détourner le traumatisme vers d'autres pas-
sons l2 ». Plus exactement, le choix d'une rhétorique du sions moins débilitantes — pitié pour les siens, senti-
ment de son mérite prouvé par ses échecs mêmes,
12. Voir la discussion de cette notion chez R. Boudon, L'art de se haine des victorieux et des possédants, iconoclasie des
persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1991. valeurs d'autrui. Il connaît à travers sa douleur et sa
150 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 151
frustration ; il n'argumente pas pour clarifier son rap- considération d'autres données, il se trouve mal, pousse
port au monde, mais pour anesthésier sa peine origi- des cris aigus, donne ainsi (peut-être s'en doute-t-il dans
nelle. des moments de lucidité fugaces) la mauvaise impres-
Il y a ici sûrement quelque chose de général à la sion que sa cause n'est pas si bonne qu'il faille la dé-
rhétorique, c'est-à-dire à l'univers du débat probable et fendre par tant de pathos et d'« hystérie ».
de la doxa: la passion dans la rhétorique des débats • Le pathos du ressentiment comme auto-intoxica-
publics, ce ne sont pas seulement ces « figures de pas- tion, enivrement entretenu dans l'âme de ses zélateurs
sions», ces simulacres émotionnels mis en discours, par sa propre propagande. « Ne prêche que des conver-
montrant la passion (donnant en spectacle la passion) tis... » Comme un homme toujours entre deux vins. Et
de l'orateur et stimulant les passions éveillées dans le ressentiment enivre ses zélateurs car « il ne met pas
l'auditoire. C'est justement aussi la passion comme ori- d'eau dans son vin».
gine de toute construction rhétorique, origine partiel- • Le privilégié se flatte volontiers d'être « en pos-
lement refoulée des arguments et des thèses auxquelles session de lui-même », son cthos de discussion est le
on croit. D'où vient la foi dans les idéologies ? D'une flegmatisme, alors que pour le subordonné asservi la
passion antérieure ou de la « schématisation » explica- revendication se mélange toujours de mélodrame ; le
tive et hortative du réel à laquelle elles procèdent?... dominé est « possédé » — d'où le pathos comme
La vraie source de la pensée sophistique n'est pas dans remède à une dialectique faible.
P«erreur de jugement» ou dans la volonté de forcer • Le pathos permet à la fois d'intimider l'adver-
consciemment un raisonnement fallacieux, elle est dans saire ou le témoin de ces gesticulations et de dissimuler
la «logique des sentiments» (pour reprendre le titre les déficiences du logos, de la dialectique, la difficulté à
d'un traité de Théodule Ribot paru au début de ce communiquer. Mais l'homme et la femme de ressenti-
siècle). ment soupçonnent que leurs adversaires jugent avec
• Le ressentiment se reconnaît donc à son style, à mépris et une ironie plus ou moins dissimulés, du haut
sa rhétorique de pathos: il fait des scènes, il étale sa de leur « supériorité » maudite qui trouve ici une occa-
colère, son humiliation, ses rancunes, ses revendications sion de plus de s'affirmer, toute cette « théâtralité » —
toujours insatisfaites, il ressasse les outrages subis, les et ce jugement, à bon droit soupçonné, renforce le res-
incompréhensions essuyées. Il ne souhaite pas faire sentimentiste dans son ressentiment. Il voulait que ses
preuve de sang-froid, ni accepter d'argumenter ses accès de rage attirent l'attention, impressionnent et
revendications et d'être peut-être acculé ainsi à exami- voici que l'adversaire lui fait sentir de façon cuisante
ner des compromis. Quand on n'est pas de son avis, il que les tactiques oratoires de grand pathos sont des
s'indigne, il étouffe à la moindre réserve; toute réti- indices non douteux de l'aliénation. Il doit se conten-
cence à endosser sa vision des choses le confirme dans le ter de parvenir au moins à exaspérer au bout du
fait qu'il est opprimé et isolé et que le monde alentours compte, à fatiguer la patience des autres.
ne lui veut que du mal. Si on lui demande de prouver La dialectique du ressentiment intimide. Elle cher-
hors de doute certains faits allégués ou de prendre en che à intimider. Avec son pathos et ses inconséquences,
152 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 153
elle place l'auditeur devant un dilemme embarrassant : nouveaux qui viennent s'ajouter aux anciennes rancu-
ou dire à la victime autoproclamée qu'elle raisonne nes. Pour l'homme de ressentiment, l'appétit vient en
comme un tambour percé — par cette outrecuidance, mangeant.
se voir placé aussitôt dans le camp des adversaires et
confirmer ainsi le ressentimentiste dans sa vision des
Littératures et sciences tribales
choses ; ou approuver du bout des lèvres, garder « de
Conrart le silence prudent», justifier cette prudence • La littérature du ressentiment, ce sont par exem-
ou cette condescendance par une sorte de pitié philan- ple les rodomontades lyriques des vaincus : UAiglon et
thropique. La logique barbare du ressentiment n'est- Chantecler de ce pauvre Edmond Rostand, trente
elle pas une preuve surérogatoire du fait que le peuple années encore après le Traité de Francfort. Médiocres
de ressentiment a bien été dépossédé? Il peut être chefs-d'œuvre ! Le ressentiment est brouillé avec le
méritoire de ne pas éplucher de trop près les dossiers et sublime et avec l'ironie, deux formes esthétiques pour
les réquisitoires de gens qui semblent avoir tant et de si sujets pleins. Son esthétique clinquante et emphatique
criants sujets de plainte. le trahit, c'est un pastiche de sublime, à l'éloquence
ampoulée et geignarde 13.
On peut lire dans les grandes tirades des doctrinai-
• On a vu paraître dans les années 1980 des litté-
res du ressentiment une intimidation explicite et une
ratures du ressentiment. Les littératures canonisées par
supplication muette : ne vous avisez pas de nous révé-
le « Système » et louées dans le vaste monde ne parlent
ler que nos théories n'ont pas le sens commun, cela
pas de nous ni de nos griefs, ou n'en parlent pas bien.
nous ferait trop de peine. Si d'ailleurs vous dites que
Cette indifférence nous fait ombrage, ce point de vue
nos convictions n'ont pas le sens commun, cela prouve
qui nous objective n'est pas sensible à nos valeurs.
que vous aussi vous placez du côté des dominants,
Nous aurons donc chacun notre propre littérature qui
donc, nous sommes bien d'éternels brimés et tout le
montrera le monde sous le point de vue exclusif de
monde est contre nous — et donc nos théories sur le
notre narcissisme identitaire. Cela fait penser à une
monde ont bien le sens commun ! Le dilemme ad
fameuse chansonnette des années "trente: «Quand un
hominem conforte sa logique inexpugnable.
vicomte / Rencontre un aut' vicomte / Qu'est c'qui
• Il y a un chantage implicite ou parfois explicite s'racontent? / Des histoir's de vicomtes... »
dans le militantisme du ressentiment. Rien ne pourra
• Littératures et esthétiques tribales: dans la mou-
nous lasser, alors si vous voulez l'apaisement et l'har-
vance des discours et doctrines identitaires, les littéra-
monie, cédez à nos revendications. Quand nous aurons
tures de particularisme « groupai » qui ont trouvé pre-
ce que nous voulons, nous vous ficherons la paix. Peu
neur depuis douze ans, aussi divers — quant au
importe que nos griefs vous paraissent mal fondés, fai-
talent — que Renaud Camus, Nicole Brossard,
tes-y droit et nous ne vous harcèlerons plus. On peut
céder à ce chantage pour découvrir que, le compromis
une fois conclu, rien n'est arrangé et tout recom- 13. Cela remonte haut : « Nous l'avons bu, votre Rhin allemand..
mence. Le compromis lui-même engendrç des griefs et autres rodomontades chauvines.
154 Les idéologies du ressentiment

A. Haley, le cinéma de racines et de réenracinement, de


la Communauté des États indépendants aux USA (le
cinéma militant ethno-activiste afro-américain par
exemple, celui de Spike Lee, Malcolm X, etc.)....
• Et des sciences tribales se mirent à pulluler —
par haine de toute quête d'objectivation universelle-
ment recevable et par horreur de la critique publique. Herméneutique
Par suspicion à l'égard de la tradition scientifique
même dans laquelle il y a toujours eu un ferment de
rébellion et de non-conformisme, et une volonté fon-
datrice de l'autonomie du champ scientifique de • Herméneutique du ressentiment: tout est ra-
n'avoir pas à se soumettre à la doxa — pas plus à ses mené au tort subi, et on parvient à voir la mani-
idées vertueuses qu'à ses ignorances. festation de ce tort dans tout ce qui est différent de soi,
• Sur la doctrine féministe des deux sciences, et qui est aussitôt perçu comme un privilège abusif.
science phallocratiquc et science féministe, on ira lire la L'être de ressentiment est devant le monde comme un
diatribe de la physicienne Françoise Balibar aux États obsessionnel devant une tache de Rorschach. Hermé-
généraux des femmes 1989, dénonçant cette thèse qui neutique sans surprise : l'être de ressentiment reçoit la
veut qu'il y ait ou qu'il faille inventer au plus tôt « à confirmation perpétuelle de ses axiomes et de ses soup-
côté de la science que nous connaissons, une science çons.
autre, une science féminine qui n'aurait pas les mêmes • Des herméneutiques simplistes. Axiome : que
pratiques que la science officielle, qui ne conduirait toute valeur prédominante et toute vérité établie ne
d'ailleurs pas aux mêmes résultats (!) et qui tiendrait sont que de l'intérêt travesti. D'où ces concepts polé-
son caractère différent de ce qu'elle serait pratiquée par miques de pur amalgame qui font l'économie d'une
des femmes 14 ». La chercheuse conclut en établissant critique et marchent bien dans l'idéologie américaine
ce lien entre ressentiment et conduite d'échec que j'ai des années 1980-1990, Eurocentrism, Americanocen-
signalé plus haut :«[...] c'est le plus sûr moyen de per- trism, Phallocentrism et autres de même acabit.
pétuer l'infériorité des femmes dans ce domaine [des • Rhétorique des sophismes et « folie raison-
sciences exactes].» nante». La psychiatrie, dès le siècle passé, identifie et
classe les «désordres mentaux sans déficit intellec-
tuel » — on pourrait dire : bien au contraire, il y a dans
les grandes constructions paranoïaques, dans les «déli-
res chroniques d'interprétation», une tendance patho-
logique à sur-raisonner, à pousser trop loin ses raisons et
14. États généraux des femmes 1989, Paris, Des femmes, 1990, raisonnements. Paranoïaque, l'être de ressentiment «se
p. 221. sent visé» constamment et ne croit jamais à l'innocence
Les idéologies du ressentiment 157
156 Les idéologies du ressentiment
expliquer que de tels groupes puissent être « retournés »
ou à l'indifférence de l'Autre, des autres. Il y a donc un et changer de cap du jour au lendemain 2 .
parallèle à faire entre son herméneutique rancunière et La question ne se place pas sur le terrain médical
des catégories de la psychopathologie, de la « folie rai- de la « folie raisonnante », mais sur celui, sociologique,
sonnante » (voir Antoine Porot, Manuel alphabétique du pouvoir des discours, pouvoir notamment sur des
de psychiatrie clinique), avec ses sous-catégories : « déli- groupes « déboussolés » et avides de grossières et con-
res de revendication, de quérulence, délires de préju- solantes « explications » à la mesure de leurs rancœurs.
dice...» Folie raisonnante: les formes du raisonne- Ces faits sociologiques là sont simplement isomorphes
ment, mais au service du délire. des faits désignés dans les catégories psychiatriques —
Les sociologues et les historiens font constamment «délires de revendication, de quérulence, délires de
ce parallèle — on n'a qu'à prendre comme exemples les préjudice... »
caractérisations psychopathologiques lancées «en pas- • Autisme et solipsisme groupusculaire. Une posi-
sant» sous la plume des historiens de l'antisémitisme '. tion du sujet collectif: seul avec ses valeurs face aux
Mais les historiens ne soutiennent pas théoriquement (à autres, à tous les autres, hostiles ou envieux et dans
ma connaissance) ces catégories de la « folie » idéologi- tous les cas incompréhensifs. Un tel sentiment intério-
que — par crainte peut-être de retomber dans les expli- risé engendre sans peine de la paranoïa.
cations sommaires d'un Le Bon et autres psychologues
• Les (il)logiques du ressentiment : on est souvent
« des foules » du début de ce siècle. Ce qu'il faut cher-
conduit à les qualifier en ayant recours aux termes dési-
cher à penser, ce sont les limites de l'effet-discours, ce
gnant les mécanismes psychonévrotiques que l'on per-
moment où des discours, portés par une hégémonie
çoit sous-jacents à ses paralogismes : Verleuffnuntf,
idéologique, dotés d'un pouvoir de séduction (d'impré-
dénégation, projection (j'en ai parlé plus haut), refou-
gnation), donnant force à des passions latentes, devien-
lement, mécanismes de défense... C'est que l'analyse
nent des forces historiques susceptibles de mouler les
freudienne, notamment, comporte une réflexion sur la
« attitudes » et les « mentalités » de beaucoup, de tout
rhétorique de la justification de soi.
un groupe, de toute une collectivité — en dépit d'une
Dans ses analogies avec la névrose (mais ne serait-il
marge de mauvaise foi et de restrictions mentales qui va
pas le noyau de beaucoup de névrose ? ) 3 , le ressentiment

1. Voir Michel Winock, Edouard Drumont & Cie (Paris, Seuil,


1982): Winock parle des antisémites en termes d'« aliénation men- 2. Parce qu'il y a cette marge de mauvaise foi, d'adhésion avec une
tale » et de « paranoïaques » dès la deuxième page — or, non : réserve inconsciente d'agnosticisme, les effets de conviction idéologique
Edouard Drumont était aussi « équilibré » que la plupart de ses con- ne s'identifient justement pas à autant de pathologies individuelles. Les
temporains (ce qui est peut-être un mauvais critère ! ). Ces mots sont hommes de ressentiment ne « croyent pas à leur mythe » (pour pasticher
lancés comme suggestions métaphoriques, comme d'inévitables cata- Paul Veyne) irrévwablement. Et les convictions les plus intransi-
chrèses qu'on ne veut pas assumer littéralement. Au reste, dans les geantes — qu'on songe aux maoïsmes, aux tiers-mondismes «de jeu-
qualifications psychopathologiques de dynamiques idéologiques, on nesse » — font place à l'acceptation aveugle du Monde où on réussit.
peut trouver plus violent; qu'on songe à Nietzsche qualifiant le 3. Voir Mélanie Klein, «Envy and Gratitude» (1957), dans l'ou-
nationalisme de « rage nationale », ce qui demeure tort pertinent vrage du même titre, Londres, Hogarth, 1975.
pour cette maladie de la raison.
158 Les idéologies du ressentiment

est hystérique, il est paranoïaque et il est obsessionnel,


il interprète monoïdéiquement, et pour cause : les
apparences sont contre lui, d'une part, et de l'autre il
lui faut traiter tous les événements du monde comme
se rapportant à son problème. Il se raconte les histoires
continuées de romans familiaux interminables. Il
cherche à nier que le monde apparent où il est peu soit Fondations
le vrai — c'est le monde d'un démiurge malveillant.

Différend et arbitre transcendantal


• Les vérités tribales d'aujourd'hui (en déshérence
de l'esprit religieux) cherchent désespérément ici-bas
un Arbitre transcendantal, équitable et bienveillant qui
leur rende totale justice, dont les règles de justice ne
favoriseront pas les Autres. Dans le doute, lesdites tri-
bus s'occupent à transformer tout litige en différend
(Jean-François Lyotard), c'est à dire à mettre en
cause — en portant plainte à un Tribunal chiméri-
que — les règles de droit censées être jusqu'alors appli-
cables au litige, en les déclarant insensibles à la « diffé-
rence » de leurs griefs et dès lors favorisant fatalement
l'autre partie. La Tribu ressentimentiste a de bonnes
raisons à partir de l'adage Summum ius, summa iniu-
ria et à ne pas sortir de là pour fonder sa récusation des
Juges de ce monde.
D'où le lugubre spectacle de la fin de ce siècle vue
à travers les journaux et les média : une société de liti-
ges et de différends, traînés sans répit du tribunal de
district à la Cour suprême. Avec en plus les statistiques
qui « prouvent » ce qu'on avance. Faute de critères
civiques partagés et d'espoirs communs, il ne reste que
l'éternelle et anonyme statistique qui objective la victi-
mité des victimes et qu'il est toujours méritoire de tri-
patouiller.
160 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 161

Tribalisme et relativisme tribalismes du ressentiment qui bruyamment crient


• Relativisme et tribalisme : le relativisme fournit haro sur quiconque vient parler de conciliation des
une légitimation sophistique aux axiologies tribales et points de vue ou de transcendance des valeurs3.
victimales, à la genèse particulariste de valeurs de repli • Les philosophies antimétaphysiques, antipositi-
et de dénégation. Il est devenu un principe cognitif vistes, relativistes, néopyrrhoniennes qui tiennent le
parfaitement approprié aux intérêts immédiats de la haut du pavé depuis vingt ans rencontrent leur vérité
position ressentimentiste. Égocentrique et monopho- sociale et historique avec les tribalismes du ressenti-
nique, l'idéologie du ressentiment trouve dans le rela- ment. C'est à ceux-ci qu'ils aboutissent. Et les penseurs
tivisme anthropologique et philosophique la justifica- relativistes contemporains tirent sans peine de la tradi-
tion de ses fétichismes. Paradoxe en effet et curieux tion critique radicale les doctrines du localism et de
aboutissement de l'histoire du criticisme et de la pen- la incommensurability parées des plumes postmo-
sée généalogique ' ! dernes — qui cèdent devant le cours des choses et le
• Le rôle de rhéteurs contemporains à effets légitiment d'avance (c'est ce que les philosophes à la
brillamment simplistes dans la propagande relativiste mode ont toujours fait).
jointe à la théorie purement oratoire de l'omniprésence • S'il n'y a à portée de ma connaissance que des
hyperbolique de l'oppression: «Toute langue est un apparences, si je ne peux rien dire du réel en dehors des
classement et [...] tout classement est oppressif [...] La discours et des simulacres qui le re-présentent ou qui
langue est tout simplement fasciste [etc.]» — Roland en tiennent lieu, alors — que je l'admette ! — tout vaut
Bar thés 2 . n'importe quoi et toute recherche de certitude doit
• Relativisme tribal : c'est une variante de Paxiolo- demeurer indéfiniment suspendue. (Ce sont ici de très
gie inversée du ressentiment; on n'en reste pas à un vieux tours philosophiques — sophistique, pyrrho-
renversement des valeurs, mais on aboutit à un nivelle- nisme, scepticisme radical, solipsisme —, mais cela
ment ne laissant subsister que des valeurs particulari- amuse les philosophes de voir que ça marche encore et
sées, locales mais absolues pour leurs zélateurs : à toujours auprès du bon peuple...)
chaque tribu ses valeurs, bonnes pour elle seule, devant Or, on va aujourd'hui très rapidement de ce scep-
être respectées par tous par souci de bon voisinage, ticisme radical (qu'il faut tout de même de la constance
mais non exportables — entre ces autarcies, nuls arbi- pour soutenir) à la préférence sentimentale absolue
trage ni hiérarchie possibles. pour le point de vue des Siens. J'ai mentionné plus
• Le relativisme doctrinaire (c'est bien là encore haut la notion pertinente d'« absolutisme culturel » —
un oxymore ambulant) permet un front commun des
3. La notion de «pluralisme» telle qu'on nous en bassine les
oreilles aujourd'hui est peut-être bien (comme me le fait remarquer
1. Voir aussi ce que je dis plus haut dans «Relativisme culturel Madeleine Jeay) constamment équivoque: accepter des «différen-
aujourd'hui ». ces », s'ouvrir, transcender, etc. — ou en reconnaître toute l'irréduc-
2. Leçon [inaugurale au Collège de France, 1977], Paris, Seuil, tibilité, se résigner à l'incommunicabilité par respect de ces particu-
larismes ineffables.
1977.
162 Les idéologies du ressentiment

d'un absolutisme de petit groupe, issu du relativisme


même. On fait de sa propre expérience, de son igno-
rance et de celles des siens la mesure de toutes choses.
Bonne occasion de répéter la maxime de Vico : Uuomo
ignorante si fa regola delVuniverso.
• Polémiquant contre les conjectures d'un Jean-
François Lyotard, Manoel Carrilho 4 fait voir une spé- L'Autre, les autres
culation hyperbolique et forcée dans la conception
qu'a celui-là de la communication humaine comme
d'une coexistence incompossible de règles de jeu hété-
ronomes — comme irréductibilité et intraduisibilité en • Le mouvement fondateur du ressentiment a
dernière analyse. D'ailleurs, remarque-t-il, Lyotard pour conséquence première le refus de Paltérité, de la
veut «convaincre» son lecteur: il semble admettre diversité et du multiple: «La morale des esclaves
donc la force et la nécessité d'une topique commune oppose, dès l'abord, un " non " à ce qui ne fait pas par-
dans l'acte même où il prétend démontrer l'impossibi- tie d'elle-même, à ce qui est " différent " d'elle, à ce qui
lité d'une covalidation des différends. Carrilho voit le est son " n o n - m o i " : et c'est ce non qui est son acte
travail rhétorique du discours philosophique répondant créateur 1 . »
au caractère problématologique de son activité et au
En valorisant ses valeurs « propres », le ressenti-
caractère conflictuel de ses expressions concomitantes
ment exalte du même coup le mérite qu'il y a à se res-
sans se laisser enfermer dans l'alternative : ou différends
treindre et à s'appauvrir.
irréductibles ou arbitrage transcendantal de la Raison.
Dire non au monde étranger et complexe, identi-
fier et aimer des valeurs tirées au ras de son expérience
particulière — il faut placer ici l'idéologie ou la phra-
séologie niaises, elles aussi en progrès, du «vécu», du
«dire son vécu»...
• L'Autre repoussoir, autre unidimensionnel,
investi du négatif, usurpateur. Conçu pour faire cou-
pure avec un «nous» tout aussi unidimensionnel.
• Que des dominants, ou du moins des privilégiés
relatifs, se rongent de ressentiment à l'égard de ceux
que, de fait, ils dominent, le cas n'est pas rare — et que
des majorités massives disposant de tous les leviers

4. Voir Manoel Maria Carrilho, Rhétoriques de la modernité, Paris, 1. Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris, Mercure
PUF, 1992. de France, p. 47.
164 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 165

trouvent à redouter des minorités n'est pas rare non • Supposer que les «autres» ne pensent jamais
plus. qu'à nous (pour nous nuire), se déterminent dans
Des majorités peuvent fort bien s'imprégner de toutes leurs décisions et leurs actes par rapport à nous.
ressentiment à l'égard d'infimes minorités : voir Cela caractérise fondamentalement la « gnoséologie »
l'exemple clé évoqué plus haut de l'antisémitisme. paranoïaque du ressentiment. D'où : le ressentiment —
• Il y a par exemple (mais c'est un grand et suffi- qui a la mémoire longue, on l'a dit — est LE GRAND
sant exemple ! ) un ressentiment misogyne qui est vieux ENTRETENEUR DES MYTHES DE RESPONSABILITÉ COLLEC-
comme le monde. TIVE PÉRENNE.
• On peut identifier dans tous les nationalismes Il est le grand inventeur, le fabulateur par excel-
modernes une rancune de la communauté majoritaire lence aussi des récits de conspiration. Les adversaires
à l'égard de ses propres minorités auxquelles le natio- qu'il se donne passent leur temps à ourdir des trames,
nalisme reproche divers avantages plus ou moins fan- ils n'ont de cesse de lui tendre des rets. Comme ces
tasmes et leur refus de se mettre au «commun déno- menées malveillantes ne sont guère confirmées par
minateur» — diabolisant par exemple la dynamique l'évidence de l'observation, il faut supposer une cons-
sociale et l'ambition qui stimulent certains minoritaires piration secrète — et se convaincre de son existence
du seul fait qu'ils ont eu à surmonter le handicap de aussitôt l'hypothèse envisagée. Et comme le ressenti-
l'appartenance même à une minorité. ment s'empêtre dans ses propres contradictions, qu'il
• L'Autre, fauteur du Tort premier, ennemi héré- subit la « malencontre du réel » (Lacan) et que ses
ditaire et source de ressentiment, est figuré comme une revendications demeurent peu intelligibles «à l'exté-
essence statique, transhistorique : il faut faire payer à rieur », cette conspiration se confirme constamment.
ceux d'aujourd'hui les torts qu'on m'a faits (nous a Idéaltype et modèle de cet imaginaire de la cons-
faits) il y a deux, trois générations. Si ce n'est toi, c'est piration : Les protocoles des Sages de Sion (voir l'histoire
donc ton frère ou bien quelqu'un des tiens... (hom- de ce faux) 2 .
mage, en passant, à la perspicacité sociologique du • Idéologies du ressentiment et « théories » du
fabuliste). L'être de ressentiment exige toujours de complot : cette connexion est très forte, elle est
ceux qu'il identifie comme représentants du groupe presque fatale dans la logique mythique parce qu'elle
autre qu'ils reconnaissent personnellement leurs torts est étayée par ces sortes de « bonnes raisons » qui
et les usurpations des leurs. Et qu'ils paient... Car s'il fondent les délires idéologiques. Puisque « tout le
n'y a pas de responsable in pr&sentia — aussitôt dési- monde » est contre nous, que personne ne nous com-
gné comme coupable par ses mérites apparents eux- prend, que les fauteurs de nos mécomptes et de nos
mêmes, par la position qu'il occupe au-dessus de échecs sont nombreux et divers, puisque les valeurs
moi —, alors ma frustration, mon infériorisation sont
irrémissibles car il ne s'agit pas de me donner les 2. Voir Ashley Montague, Warrant fur Génocide: The Myth ofthe
Jewish World-Conspiracy, New York, Harper & Row, 1967. Voir aussi
moyens de les dépasser, mais de pouvoir les lui repro- la remarquable synthèse qui vient de paraître de P.-A. Taguieff, Les
cher indéfiniment. protocoles des Sages de Sion, Paris, Berg International, 1992.
166 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 167
établies nous font invariablement ombrage et qu'elles contraire : la pensée du ressentiment raisonne et elle
ne dominent pourtant, selon nous, que par imposture, dévide même de longs raisonnements, mais elle le fait
il faut qu'une vaste organisation occulte soit derrière en partant d'un axiome indiscuté : ce monde où je sens
ces usurpations et ces avanies toujours recommencées. ma faiblesse et souffre de mes difficultés n'est pas le
D'ailleurs, pour que les valeurs d'autrui soient vrai. C'est pour n'avoir pas à revenir sur cet axiome
automatiquement dévaluées, il suffit de les montrer qu'elle mène ses raisonnements trépidants et tortueux.
comme n'étant que la face visible d'intérêts coalisés et C'est peut-être parce que, dans la pensée du ressenti-
inavouables (car, dans la pseudo-logique des « Purs », ment, il est impossible de désintriquer raisonnement et
valeurs et intérêts doivent être incompatibles, il ne doit délire que quelques penseurs contemporains molle-
y avoir de valeurs que désintéressées — autre paralo- ment sceptiques posent en axiome qu'il faille renoncer
gisme fondateur de la « morale» du ressentiment). désormais — sous peine de témérité — à distinguer rai-
• Vision conspiratoire du monde : du fait que cer- son et déraison.
tains sont en position avantagée et objets d'envie, on • L'être de ressentiment croit qu'il cherche à se
leur prête un projet de domination (il ferait beau voir débarrasser de la tutelle d'un maître abusif, usurpateur
que leur succès soit à quelque égard innocent1. ) et un et pas meilleur que lui, pire même, mais il a le besoin
but ultime d'hyperdomination, de dépossession, de essentiel d'un Maître pour indéfiniment diriger vers
dépouillement total des désavantagés. celui-ci sa rancune et ses revendications et indéfiniment
• Dénégatrice et suspicieuse, la pensée du ressen- lui reprocher de ne pas vouloir se mettre « à sa portée »
timent — plus généralement — est grande consomma- et à son niveau, et de se situer dans un plan du réel et
trice et productrice de certains « mythes 3 » : mythe du dans une dynamique du moi qu'il ne peut ambitionner
Grand Complot, mythes de l'Autre inlassablement d'émuler.
malfaisant, mythes des Origines et de l'Enracinement, • Quelles que soient les bases dans le réel, dans
mythe aussi du Sauveur, du Vengeur né ou à naître l'histoire concrète, de son sentiment de dépossession et
parmi les Siens. Mythes idéologiques et effet cognitif- d'oppression, l'idéologue du ressentiment fait du Maî-
fictionnel de ces mythes : celui d'être [conçus pour for- tre, dans son travail de mythification/mystification, un
mer] la Grande Explication de ce mundus inversus, de portrait hyperbolique, « délirant », et c'est à ce fan-
ce monde à l'envers où moi et les miens n'avons pas tasme nourri de rancunes qu'il adresse ses plaintes.
notre juste place. L'idéologie du ressentiment fait du privilégié une
Les politologues opposent ces mythes collectifs au entité hyperréaliste, plus réelle que le réel : elle ne veut
raisonnement bien conduit, au sens commun. Je vois le pas croire les porte-parole du monde extérieur qui lui
assurent qu'ils ne peuvent se reconnaître dans le Grand
Oppresseur que le ressentiment halluciné.
3. Voir Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, • Lacan sur le Maître et l'Hystérique : l'hystérique
Seuil, coll. « UH - L'Univers historique», 1987. Voir aussi Nadia
Khouri (dir.), Discours et mythes de l'ethnicité, Montréal, ACFAS,
n'a ni savoir ni pouvoir, mais un quasi-pouvoir qui
1992. résulte de cette déficience radicale même. Imposer son
Les idéologies du ressentiment 169
168 Les idéologies du ressentiment
Haine de la raison et de l'universel
manque et en faire un moyen de s'affirmer ou d'être
• Ce qui offense le plus les idéologues coalisés du
entendu et pris en charge.
ressentiment de nos jours, c'est la prétention de se
• Quoi que le prétendu dominant/privilégié ait
référer à des règles universelles (de justice ou de débat
pu faire ou fasse, on lui en fera grief. Cherche-t-il à
rationnel). Pour eux, ces règles sont toujours l'arbi-
imposer ses valeurs, ses institutions, ses manières de
traire travesti du pouvoir dominant, ayant pour fonc-
voir, sa bienfaisance? Il a tort, il fait preuve d'inso-
tion de brimer leurs différences et de relativiser leurs
lence, de condescendance et complote pour priver le
griefs. La question n'est jamais de décider si une règle
peuple de ressentiment de son identité. Lui interdit-il
est juste, mais de subodorer si elle nous profitera ou
l'accès auxdites valeurs ? Il a encore tort, bien évi-
non. Le ressentiment est « pluraliste » à sa façon, ce qui
demment. Prétend-il s'occuper d'eux? Il s'immisce.
lui donne une vague teinture de modernité pirandel-
Demeure-t-il indifférent et les laisse-t-il vivre à leur
lienne: «à chacun sa vérité». Chaque tribu est enfer-
guise ? Il les méprise. Aucune attitude ne pourrait satis-
mée dans ses règles de justice ad hoc, ses dogmes et sa
faire l'idéologie du ressentiment, laquelle ne cherche
dialectique. La haine de la raison et de l'universel
qu'à retrouver en toutes circonstances des preuves de
anthropologiques est même ce qui parvient de mieux
la malveillance des autres à son endroit.
en mieux à unifier tactiquement les ressentiments
Tout ce qui vient des autres nous blesse : leurs divers.
jouissances, leur égocentrisme, mais aussi leur pitié,
• À ce stade encore il y a un paralogisme à déce-
leur philanthropie. L'être de ressentiment, qui hait le
ler: dénoncer les valeurs établies ou reconnues comme
dominant pour la confiance en soi qu'il montre, pour
expression dissimulée des intérêts de certaines minori-
les avantages qu'il a acquis et le pouvoir qu'il exerce,
tés, puis légitimer ses propres valeurs par l'obnubila-
ne le méprise pas moins quand il fait aveu de mauvaise
tion rancunière de ses intérêts singuliers.
conscience, qu'il fait preuve de condescendance phi-
lanthropique à son égard. • L'être de ressentiment qui fonctionne selon la
logique du chaudron (voir « Rhétorique »), ne tient évi-
• Une part des erreurs de perception et d'appré-
demment pas à soumettre ses manières de voir et ses rai-
ciation du ressentiment revient à confondre le modifia-
sonnements à des critères universels de validité. Il a de
ble et l'immuable, ce qui peut changer et ce qui est
la suspicion pour les principes qui ne font « acception de
«dans l'ordre des choses». Attribuer à l'adversaire
personne» et se montreront insensibles à la «spécifi-
d'avoir ourdi des plans pour vous inférioriser alors
cité » de son « cas ». Il a sa sagesse ancestrale, sa justice
même qu'il s'agit de choses contre lesquelles «per-
tribale, sa raison particulariste et son contentieux.
sonne ne peut rien », mais qu'on a choisi de « verser au
• Haine de l'universel, haine de Y intégration —
dossier» à toutes fins utiles. Ne pas envisager le stoï-
mot autrefois progressiste et civique qui est devenu
cisme de la fatalité, ni mesurer les ruses de la longue
obscène, dans le « radicalisme » américain par exemple.
durée et les aléas de l'incontrôlable.
• L'être de ressentiment part en croisade contre la
raison — historiquement relative et imparfaite tant
170 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 171

qu'on voudra. Tout ressentiment réserve un quota de à une norme dont la prétention d'être admise et fondée
ses rancunes à ce qu'on appelle communément la rai- ne fait que renforcer la « violence symbolique » qu'elle
son, propriété des adversaires et instrument de leur exerce sur ceux qui ne la dominent pas.
pouvoir et de la légitimation qu'ils imposent de celui- La défense des valeurs établies correspond en prin-
ci. Il conclut donc volontiers des alliances avec les cipe à l'intérêt objectif des dominants (pris en bloc
divers irrationalismes à la mode, privés eux-mêmes de comme toujours et de bien entendu), puisque ceux-ci
la reconnaissance de leurs dogmes et de leurs thauma- les contrôlent et en bénéficient. À l'occasion, ils en
turgies, et il cherche dans l'irrationnel (lequel exacte- retiennent aussi ce qu'ils en veulent. Il n'est pas de
ment ? pas le dionysiaque à coup sûr) des instruments valeurs établies dont la maîtrise n'apporte certains
de légitimation de ses griefs : il est donc loin de cher- bénéfices, et cela est tout spécialement vrai des valeurs
cher à se faire le défenseur d'une raison plus englo- «spirituelles», dites «désintéressées». Cela ne veut pas
bante, moins tributaire d'intérêts transitoires. dire que ces valeurs ne sont que, ne se réduisent qu'à
• Les valeurs et principes donnés pour universels des intérêts, qu'elles sont coextensives à ces intérêts et
sont en effet nécessairement, dans leur contingence ne peuvent aller que dans l'intérêt de ceux qui en tirent
historique, ceux aussi des vainqueurs et des domi- leur succès — ni que rejeter en bloc les valeurs domi-
nants 4 : ils leur profitent. Que ce soient les sciences et nantes, fétichiser les mœurs des dominés et en glorifier
les techniques, les règles de droit, les «idéaux» l'état de victimes irresponsables corresponde à l'intérêt
moraux, les « grands principes » politiques, le savoir- « bien compris » de ces dernières.
vivre, l'orthographe ou la norme linguistique... Le res- • L'homme de ressentiment commence à savourer
sentiment tire de cet état de choses deux sophismes : sa vengeance en traitant en iconoclaste les grandes
que toute volonté de norme universelle est une menace Valeurs, qui ne sont que celles des dominants — leur
d'oppression et qu'il faut s'en défendre par le narcis- droit, leurs pratiques scientifiques, leur culture et leur
sisme tribal ; et que les valeurs dominantes étant déva- langue. Il se prouve son indépendance nouvelle en
luées, et la prétention des dominants de parler au nom refusant tout hommage à ceux-ci. Il dresse des autels à
de l'universel taxées d'imposture, il convient aux asser- ses petits fétiches à lui. Il exige que dans les temples on
vis de substituer maintenant à ces impostures leurs fasse une place, au moins égale, aux dieux de sa tribu.
sciences, leurs valeurs morales, leur savoir-vivre et leurs Il vient plein de défi avec ses rebouteux, ses porte-
normes culturelles. Ces valeurs deviennent des absolus, balle, ses amuseurs et ses pitres, ses tribuns et ses fai-
aussi valides que celles des « autres », puisqu'à elles- seurs de harangues : ce sont sa science et sa culture, qui
mêmes leur critère. En effet, on ne peut par exemple valent bien celles des autres.
parler de « faute d'orthographe », de pataquès, de jano- • Les oppositions binaires entre particularisme et
tisme, de sophisme ou de barbarisme qu'en se référant universalité, entre identitaire et cosmopolitisme décou-
lent elles-mêmes d'une fausse querelle, imposée par les
outrances des politiques du ressentiment. Ces opposi-
4. Â quelques décalages près entre le principe général et son appli-
tions absolues n'existent ou ne se figent que dans
cation adaptée aux intérêts en place.
172 Les idéologies du ressentiment

l'esprit de rancune et de suspicion: s'intéresser à la


diversité du monde n'exige pas au préalable de dissou-
dre schizoïdement en soi toute identité et d'abjurer
toute tendresse et fidélité aux «siens». (La réflexion
sur le divers permet cependant de se demander s'il y a
lieu de fonder une politique de l'identité et non une
simple poétique affective.) Dans la mesure où l'identi- Questions de méthode
taire de ressentiment est aussi, comme je l'ai dit, une
forme, inconséquente et malheureuse, de résistance à
la «globalisation», à l'envahissante culture commer-
ciale globale Muzak/McDonald, et que les idéologies • Ce que j'ai essayé de produire dans ces pages : une
identitaires confondent parfois, sophistiquement, cette phénoménologie et une heuristique du ressentiment
culture universelle appauvrie avec l'universalité de la accompagnées de réflexions et d'hypothèses sur la con-
raison critique et l'appétition vers une axiologie joncture culturelle contemporaine. Une généalogie de
humaine, l'être de ressentiment contraint ses adversai- l'identitaire et des prétendues valeurs «collectives» de la
res à penser un « universalisme pluriel » qui ne soit pas conjoncture présente : j'ai cherché à décomposer les
soumission au global des industries alimentaires, cultu- identités solidaristes et revendicatrices pour y faire voir la
relles et autres 5 . C'est un mérite par contrecoup que je dénégation d'échecs et le maquillage de rancunes
concède aux idéologies du ressentiment. qu'elles ont en commun. Il s'agit bien d'expliquer la
fausse conscience et l'idéologie par des intérêts, mais il ne
s'agit pas tant ici d'intérêts tangibles que d'intérêts psy-
chiques à collectivement maquiller, déguiser, trans-
muer. .. Intérêts psychiques et à cet égard fonctionnels —
parfois sentis comme «vitaux» — à «renverser» dans
l'idéologie les rapports qu'on a de fait avec les autres.
C'est-à-dire que je n'ai pas vraiment développé des
analyses et des études de cas (lesquelles montreraient
l'hétérogénéité des conditions où se développe du res-
sentiment, et la diversité des fonctions jouées par des
raisonnements du ressentiment dans des images collec-
tives et des idéologies revendicatives) ni voulu procu-
rer l'exposé d'une doctrine personnelle (d'hygiène ou
de morale civiques) distribuant le blâme et l'éloge.
5. Voir, par exemple, Pierre Hassner, «Vers un universalisme plu- À partir de cet idéaltype heuristique, il s'agissait
riel », Esprit, décembre 1992, p. 102-112. de montrer le bien-fondé, le potentiel et les difficultés
174 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 175

que présente l'application de la notion à l'analyse cul- • Je ne prétends évidemment pas qu'il n'y a pas de
turelle. sentiments personnels à la source de cet intérêt pour
Il y a un « mérite provisoire » (comme Descartes le ressentiment contemporain (voir mes « Contre-
parlait de morale provisoire) dans les critiques qui se propositions » ci-après), mais le travail que je présente
fondent sur le refus de l'«air du temps». Elles n'ont cherche à objectiver ces sentiments en les muant en
d'intérêt que parce qu'elles permettent une mise en sus- instruments heuristiques qui peuvent servir en d'autres
pens méthodique et sous réserve. Theodor W. Adorno mains.
et Max Horkheimer dans leur Dialektik der Aufklarung
posent comme principe heuristique de la critique cultu- Méthode du diagnostic et mises en garde
relle de « s'interdire même les derniers vestiges de can- • Des problèmes de méthode délicats se posent
deur à l'égard des habitudes et des tendances de dans le diagnostic de ressentiment. Le ressentiment —
l'époque». Et Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chambo- bien évidemment — ne s'énonce guère tel que je l'ai
redon et Jean-Claude Passeron, dans Le métier de socio- présenté, avec sa part patente de mauvaise foi, à la sur-
logue, intiment au jeune chercheur de « faire de la mau- face des discours. Parfois il affleure, mais généralement
vaise humeur contre l'air du temps une règle pour la il ne s'énonce en surface de doctrines d'ailleurs diver-
direction de l'esprit sociologique». «Le parti pris de ses que par des rationalisations, des dénégations, des
prendre à partie toutes les idées reçues 1 ... » projections et des distorsions qui lui confèrent l'appa-
Ma démarche se rattache à la conviction — confir- rence de la légitimité et du « bon sens ».
mée en dépit de tout par les «enseignements de l'his- L'analyse du ressentiment appelle donc une her-
toire 2 » — que la pensée critique, douloureuse toujours à méneutique du soupçon. Une telle herméneutique est
certains égards et parfois désolante, rend à moyen terme risquée à pratiquer — surtout face à des groupes idéo-
quelque durable service, qu'elle aide à « dominer la domi- logiques qui sont rompus à l'art du faux-fuyant et de la
nation 3 », qu'elle permet de faire par exemple le partage dénégation et sont portés à la «paranoïa». Il faut être
« stoïque » mais bénéfique entre ce qu'il est en mon pou- suspicieux par esprit critique face à des idéologies elles-
voir de changer et ce avec quoi il faut passer compromis mêmes suspicieuses et «interprétantes» par repli et
ou ce dont il faut reconnaître la permanence4. rancune remâchée...
Il faut ajouter — et ceci marque les limites de mon
exposé dans sa partie analytique — que les faits de res-
1. Le métier de sociologue, La Haye, Mouton, 1968, p. 102. sentiment dans la culture contemporaine ne s'expli-
2. L'histoire n'est pas une science prédictive, mais elle « enseigne »
parfaitement des choses a contrario et permet de falsifier bien des
queraient bien que confrontés aux autres formes de
sophismes — réactionnaires ou volontaristes — qui renaissent tou- fausse conscience et de jobardise collective qui font
jours cependant tel Protée. retour en cette fin de siècle. Disons que c'est ici un
3. Selon les mots de Pierre Bourdieu. programme de travail et que je propose pour le mo-
4. J'ai voulu dire certaines choses sur la conjoncture contempo-
raine sans me contorsionner dans le verbiage postmoderne qui dit
ment un instrument heuristique, important à mon
aussi parfois ces choses par codage, embrouillamini et concetti. sens — non pas une réponse passe-partout, mais des
176 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 177

moyens d'investigation qui me semblent permettre de des idéologies, aveux partiels, dissimulation, dénéga-
voir mieux certaines logiques à l'œuvre. tion... Lecture des idéologies par exemple par décom-
Pour des recherches ultérieures, la règle serait position de leurs éléments de consistance ontologique et
donc de ne pas isoler le ressentiment des autres types cognitive variable, et recherche des antinomies et des
psychologiques: aliénations diverses, bonne ou mau- apories constitutives ou fondatrices.
vaise consciences, haine de soi, puritanisme, contemptus • L'analyse et le diagnostic du ressentiment 5
mundi — types dont on l'a rapproché ici et là dans le trouve ses preuves partielles au niveau des discours
présent écrit. Il faudrait d'autant moins isoler le ressen- dans une stratégie de décèlement des apories profon-
timent que ces dispositifs psychosociaux sont synergi- des, des paralogismes latents, des divergences internes
ques, stimulateurs les uns des autres. Le ressentiment au champ observé, des polémiques et des dissidences
forme une position affective et cognitive qui, dans une que les plus orthodoxes s'efforcent de mater — enfin
topographie idéale, se complète d'autres «formes des discordances entre les pratiques et les discours (et,
simples » de fausse conscience : cynisme des repus, con- dans l'ordre de la croyance, les degrés qui vont de la foi
servatisme opposant ce qui est à ce qui pourrait être, du charbonnier à la mauvaise foi), des discordances
«darwinisme social» (transfigurant la «lutte pour la entre les intérêts idéologiques et les intérêts pratiques
vie » en principe légitimant la violence sociale), mais (pratiques de proximité, trajectoires sociales, tactiques
aussi double jeu, mauvaise conscience et conscience de réussite individuelle, ménagement des intérêts dits
malheureuse (assez propre aux dominants-dominés), «matériels»)... On cherchera aussi à exposer les
puritanisme de l'âme «pure», phobies sociales de dif- moyens d'intimidation, de censure de l'«examen 6 »,
férentes origines... d'illégitimation à l'œuvre dans telle idéologie.
• Il est toujours difficile — je l'ai dit en commen- Autre moyen de diagnostic discursif: voir résister
çant ce petit livre — de distinguer d'emblée dans cer- des stéréotypes et des clichés — c'est-à-dire noter ce
taines idéologies militantes — les unes réactionnaires, qui résiste à l'intégration de données nouvelles, à la
les autres posant au progressiste — la logique du res- polysémie, à l'adaptation aux conjonctures.
sentiment et la volonté d'ordre dans un cas, de justice • Il s'agit fondamentalement comme dans toute
et d'émancipation dans l'autre, derrière quoi elle se stratégie critique de partir à la recherche du mensonge
dissimule ou à laquelle elle se mêle. J'ai voulu extrapo- fondateur, ripcoiov \j/e\)ôoç.
ler Vidéaltype de la pensée du ressentiment en insistant • Autre forme de témérité nécessaire au chercheur
sur le fait qu'elle s'exprime (et n'existe au grand jour (j'ai averti que cette « témérité » est la cible des doctri-
que par cette expression) en une rhétorique particu- naires du ressentiment) : connaître et faire voir la
lière de l'argumentation (ou plus justement une sophis-
tique) et aussi dans un pathos de la plainte et de la 5. Les difficultés d'une analyse de cette sorte viennent du fait que
rancœur spécifiques. le chercheur se trouve face à une idéologie dont l'herméneutique
de rapport au monde est elle-même « paranoïde », soupçonnant
• Diagnostiquer du ressentiment, c'est s'efforcer P« autre » de toujours nuire et de vouloir sa perte.
de lire une logique sous-jacente : lecture symptomale 6. Comme disaient les colinsiens au siècle passé.
178 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 179

« généalogie » de certaines idées. Demander à une idée, deux à l'égard de l'opprimé autoproclamé qui l'ennuie
à un principe, à une thèse — parfois même à une phra- de ses plaintes unilatérales et de sa mauvaise foi.
séologie, à des choix de mots— : d'où cela vient-il ? Et • Le problème sociohistorique fondamental face
aussi : à quoi cela me fait-il penser ? Est-ce que je n'ai aux doctrines du ressentiment consiste à mesurer la dis-
pas déjà vu ces formules-là quelque part?... Il n'y a cordance entre le sentiment de handicap imposé, de
jamais d'idées neuves ni dans le ressentiment, ni dans désavantage subi, et la réalité empirique. À évaluer
les idéologies en général. L'idée que voici a déjà d'autre part la corrélation entre le handicap, la discri-
servi — accommodée dans une autre sauce idéologi- mination — ressentie e t / o u objective — et les griefs
que. C'est souvent très révélateur, beaucoup trop pour entretenus envers d'autres, identifiés comme responsa-
les doctrinaires et leurs partisans amnésiques. bles de vos difficultés et tirant profit de vos misères.
• Quand on parle de ressentiment — comme de (Seuls les pyrrhoniens et les relativistes considéreront
toute autre dynamique idéologique —, il ne faut évi- que telle enquête empirique est impossible et les amis
demment pas prendre celui-ci au mot. Il ne faut pas du ressentiment la jugeront sans doute «téméraire»
confondre la carte et le terrain : toute idéologie du res- selon ce terme favori des anciens inquisiteurs — terme
sentiment identifie — de façon manichéenne — des analysé dans la section « Rhétorique ».)
privilégiés, des « maîtres » et se connaît comme victime Dans la mesure même où les idéologies du ressen-
asservie et innocente de leur usurpation. Et certes la timent amalgament toujours et énoncent d'un seul souf-
domination est un fait sociologique essentiel, mais elle fle un handicap souffert et leur grief concomitant à
ne s'interprète pas directement en tort moral — on ne l'égard d'un ou de plusieurs Autres, la question fonda-
saurait passer d'un constat sociologique à un jugement mentale, mais malaisée dans toute recherche sur le
moral... En outre, dans le «réel sociologique», les «terrain», est de mesurer jusqu'à quel point et par
relations de domination ne sont pas nécessairement quelle médiations les groupes considérés prédominants
nettes et unilatérales. La victime, d'abord, peut victimi- ou privilégiés ont la responsabilité de cette condition
ser plus opprimé qu'elle. (D'où les mauvaises relations malheureuse, en sont pleinement causes et ont la fa-
entre le mouvement ouvrier et le féminisme dès le culté de la changer.
début de ce siècle, le prolétaire découvrant qu'il devait • Mais me dit-on, les griefs de certains, parfois,
quitter la confortable position d'accusateur impavide tout de même, sont fondés — il ne sont pas tous de
du capitalisme-vampire pour occuper la position simples allégations unilatérales, des dénégations de res-
d'accusé dans les rapports entre les sexes tels que per- ponsabilité ! — et nul n'est mieux placé que la victime
çus par les féministes.) La polarisation dominant/ pour dire le préjudice subi (car nul autre ne prendra
dominé, hyperbolisée dans tout discours de grief et de son parti avec autant de vigueur qu'elle peut le faire) et
revendication, dissimule généralement le vrai et com- pour exiger telle et telle réparation...
plexe aspect de rapports, inégaux sans doute à divers Je n'ai pas dit le contraire : j'ai montré, je crois, je
égards, de dépendance réciproque qui font que le « Maî- n'ai voulu en tout cas que faire voir le développement
tre » prétendu n'est pas sans griefs plaidables ni conten- contemporain d'une culture du ressentiment, de
180 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 181

cultures juxtaposées mais coactives, faites de nationalis- milieux micro-sociaux ; une critique idéologique et cul-
mes, d'ethnicismes, de tendances diffuses aussi, com- turelle n'est pas seulement une affaire d'hygiène men-
portant par exemple une « judiciarisation » de la tale même si certains termes dont elle est amenée à se
Société civile muée en une confrontation permanente servir sont des mots qui décrivent d'ordinaire des
de tribus idéologiques chérissant leurs seuls litiges par- défauts «moraux». Il s'agit d'une critique sociale et
ticuliers, réduisant leur être-au-monde à ces griefs — historique qui doit chercher à exposer et à expliquer un
culture qui s'installe sur les ruines des militantismes de ensemble complexe de mécanismes idéologiques en
progrès et de justice égalitaire. constante évolution, et c'est là une tâche exigeante
On ne dit nulle part dans ce livre : la domination, mais délimitée.
c'est dans la tête... Mais on met résolument en doute Uarrogance fatale de la pensée critique tient à ce
la thèse vertueuse qui pose que le désavantagé (de qu'elle ne peut se permettre de rendre un hommage
même que ses idéologues et ses porte-parole) a tou- appuyé à la souffrance, à ces difficultés de vivre que tra-
jours une juste conscience de sa domination, de son hissent les sophismes de l'amertume et les paralogismes
étendue et des moyens de son émancipation. consolateurs et compensateurs, aux « courts-circuits »
Et d'autre part, on met en doute a priori qu'il suf- de la logique émotionnelle. Qu'elle ne se laisse pas in-
fise qu'un groupe se déclare défavorisé ou opprimé (ce fléchir par eux et ne le peut.
qui, par exemple, fut et demeure le cas de tous les natio- La pensée critique est inhumaine à cet égard parce
nalismes — voir les démagogues chez les Serbes bos- qu'elle doit scotomiser, pour pouvoir progresser, le
niaques et autres) pour qu'il ait persuadé de sa thèse souhaitable, ne pas empathiser avec le douloureux, ne
sans plus d'examen et que la question de sa responsa- pas se laisser toucher par les pathos du. rage et les fantai-
bilité cesse de se poser. sies de consolation.
Au reste, quand même le ressentiment et la glori- • Je ne nie pas l'identité, le sentiment d'identité et
fication d'une identité humiliée pourraient être une d'appartenance comme une sorte (assez floue et diverse)
étape vers plus de dignité et plus de courage de la part de besoin anthropologique, mais je distingue l'identité
d'un groupe stigmatisé, débilité par la haine de soi ou conçue dans l'interaction avec le divers et l'autre et
aliéné — et ce, en dépit de la fausse conscience qu'il comme devenir (comme désir d'émancipation) et l'iden-
comporte —, l'analyse du phénomène mérite d'être tité-ressassement. Je distingue aussi l'identité comme
menée à bien. herméneutique existentielle — comme «poétique de
• La critique du ressentiment comme je l'ai con- soi» ou «musique intérieure», fort bien. Mais comme
çue n'est pas, et n'a pas à être, une critique moralisa- machine idéologique et doctrinaire, holà !
trice qui aboutirait à blâmer la rancœur, la dénégation, • Il y a un sens juste au polysémique sentiment
le narcissisme de l'infériorité et du manque, les fantas- d'identité: celui de dénoter la perception de ma fini-
mes de nivellement ou de vengeance, la peur et l'envie tude qui est de penser et de sentir dans un moment
de l'autre... De tels sentiments naissent constamment fugace de l'histoire et dans une société contingente.
et se développent dans la vie sociale générale et dans les Nécessaire conscience de cela s'il ne s'agit pas de
182 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 183

m'enfermer dans cette finitude, de m'immerger dans necter des faits d'idéologie et de « mentalités » et des
ma contingence, mais s'il s'agit de sentir — contre tout dynamiques psychologiques (psychagogiques) caracté-
volontarisme et angélisme — que mon «ouverture à rielles ou névrotiques qui sont traitées souvent comme
l'autre » n'est aucunement acquise a priori. anhistoriques. Elle force à revenir sur la conception de
• Toute critique d'une idéologie ou de valeurs l'idéologie comme «fausse conscience». Elle appelle
dans la culture se fait nécessairement «de l'extérieur» : une «ethnographie idéologique», bien située dans des
une critique d'adhésion n'est pas une critique. Et la cri- moments successifs et des secteurs de la vie culturelle,
tique est nécessaire, même si elle s'adresse aux tenants sociale et historique : il y a un homme du ressentiment.
d'une plus ou moins juste cause. Si cette critique croit Aborder le ressentiment (et d'autres traits conco-
devoir juger — non immorales ou « inesthétiques » — mitants comme Pethnocentrisme, l'amour des «petites
mais irréalistes, étroites, contradictoires, aporétiques, différences» propres à Yin-group, etc.) comme faits
ouvertes à des perversions, les thèses et les tactiques de strictement psychologiques serait ramener la question à
l'idéologie analysée, on ne peut qu'exiger qu'elle four- des constantes du psychisme humain sans signification
nisse ses exemples et ses motifs. ni portée particulières. Mon objet était donc bien
Le ressentiment ne l'entend évidemment pas ainsi : l'analyse tf idéologies, de généalogies de la valeur et de
s'arroger le droit de critiquer sans adhérer au renverse- l'identité collective et de modes de raisonnement plus
ment des valeurs qui le fonde lui paraît une outrecui- ou moins fallacieux pour soutenir les sortes de visions
dance condamnable. Devant l'alternative — de deux du monde qui en résultent.
choses l'une : ou bien cette idéologie présente de tels • Le ressentiment doit être abordé comme un
défauts, de tels penchants, et il convient de les recon- tout, psychagogique et idéologique. Il n'est pas seule-
naître, ou bien la critique est abusive, présomptueuse, ment de l'esprit de revanche, ni de la simple dénéga-
mal documentée —, le ressentiment est organisé pour tion, ni du manichéisme, ni du narcissisme frustré, ni
n'envisager jamais que la seconde branche. de la «paranoïa» collective, ni du repli tribal..., ni une
juxtaposition de ces données qui seraient chacune auto-
Potentiel heuristique de la notion de ressentiment nome. Il forme une dynamique spécifique qui ordonne
• La notion de ressentiment forme ici un idéal- ces éléments et les compose.en nœud gordien de con-
type, c'est-à-dire qu'elle est l'ordonnancement et l'ac- tradictions et de dénégations. Il n'est pas non plus
centuation par la pensée d'un ensemble de faits obser- négatif dans tous ses stades pris isolément : la protesta-
vables, mais qui sont diffus dans des idéologies diverses tion de l'infériorisé, l'esprit de rébellion, la mémoire
et s'y présentent à divers degrés de condensation. C'est longue, la solidarité de groupe ne sont pas — dans
le travail préliminaire même de la critique historique l'abstrait des attitudes éthiques — des maux en soi.
d'extrapoler des paradigmes de cette nature pour ob- Mais dans ce que j'ai défini comme le ressentiment,
server des tendances et en juger. elles se corrompent toutes : la mémoire longue devient
histoire mythique d'un passé à venger, la rébellion res-
Un avantage de cette notion idéaltypique est
sassement de griefs, ainsi de suite. De même, « faire de
qu'elle est pertinemment hétérogène: elle invite à con-
184 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 185

nécessité vertu », transformer en choix une condition dans l'inversion des valeurs prédominantes, la création
de fait (sans renoncer à la modifier) peut être une ma- d'une culture de la rancune avec repli identitaire auto-
nœuvre, partiellement mensongère certes, mais néan- glorificateur.
moins saine et positive. (J'ai cherché d'ailleurs à distin-
guer du ressentiment le stoïcisme.) U n e catégorie de la « fausse conscience »
• Autre avantage de la notion de ressentiment : • J'ai rapporté le phénomène du ressentiment cul-
elle articule la récurrence d'une position face au social, turel à la catégorie générale de la fausse conscience qui
d'un ethos et de façons de raisonner, de positionner le est au centre de l'œuvre sociologique, que je trouve
sujet et d'interroger le monde dans un développement remarquable et qui est méconnue de Joseph Gabel.
de longue durée: depuis sa genèse dans le christianisme, En traitant de la fausse conscience comme d'une
dans les idéologies de la Primitive Église jusqu'à ses inculcation rhétorique plutôt que d'un fait men-
avatars successifs dans diverses idéologies politiques tal(itaire), je m'éloigne un peu de sa démarche. On
modernes. peut esquisser les grandes catégories de fausse cons-
Anhistorique en tant que psychagogie, le ressenti- cience marquées par la dominancc d'un mode d'aveu-
ment est un fait pleinement historique par les idéolo- glement sophistique :
gies multiples qui le portent et les conjonctures parti- ou ressentiment, dénégation de ce monde par
culières où il se répand. l'invocation d'une transcendante inversion des
Une théorie du ressentiment montre, si vous vou- valeurs ;
lez, la rencontre, l'action réciproque d'un discours et ou naturalisation et fétichisation du statu quo, le
d'une passion — et la résultante de ceci en une foi col- propre du réalisme conservateur, opposant invinci-
lective et en une psychagogie. C'est ici, à cette articu- blement ce qui est à ce qui pourrait être ;
lation, qu'on attend l'analyste idéologique, lequel ne ou volontarisme, niant les contradictions et les
saurait se borner à décortiquer l'immanence de lo- entropies pour se créer un réel planifiable et réédu-
giques discursives en renvoyant à l'expérience histo- cable à loisir ;
rique le constat que «ça marche » ou que ça a marché ou réification-scotomisation d'un monde trop
un temps et dans telles circonstances, mais que les complexe et trop fluide pour un conscience trop
charmes de telle idéologie n'agissent plus, que d'autres « étroite » — voir ce que le jeune Lukâcs rapportait
charmes plus puissants se sont mis à agir... au « roman de l'idéalisme abstrait » dont le type
• Expliquer des évolutions idéologiques par le res- pour lui était Don Quichotte 7 .
sentiment, ce n'est pas seulement y déceler de la fausse Dans l'analyse sociologique empirique, ces catégo-
conscience et des mythes, de l'inadéquation à l'empiri- ries ne se présentent jamais sous une forme simple et
que — car des mythes militants, il en est partout et de
toutes natures. C'est chercher à analyser une dynami- 7. Ce cas a quelque rapport avec ce que Joseph Gabel, dans La
que spécifique de dénégations et de compensations fausse conscience et dans Idéologies I, II, qualifie de «rationalité
cumulées dont le geste préalable et le proton pseudos est bureaucratique».
186 Les idéologies du ressentiment

pure, elles interfèrent ou se succèdent dans la même


idéologie — comme je l'ai signalé de la succession typi-
que volontarisme —> ressentiment, par exemple, au
début de cet ouvrage.
Dans les racismes notamment — avec leur dénéga-
tion de l'histoire et leur réification de l'autre — on
peut voir ces quatre formes de fausse conscience Contre-propositions
coopérer allègrement.
• « La fausse conscience est souvent — sinon tou-
jours — génératrice d'effets pervers pouvant, sur le
plan politique, se cristalliser dans des conduites d'échec Je choisis de changer de ton et d'attitude pour
de portée historique ; inversement, l'effet pervers est conclure ces réflexions. Pour l'analyste, le res-
pratiquement toujours sous-tendu par une forme de sentiment est à décrire, à objectiver dans ses
fausse conscience 8 ... » mécanismes et à expliquer si possible socio-
historiquement. J'ai tenté de le faire. À titre
personnel et pour l'« être civique » qu'est aussi
le signataire de ces pages, le ressentiment, tel
que je le comprends et le vois se développer,
est à redouter et à combattre.
• Pourquoi cette réflexion sur le ressentiment?
C'est tout d'abord qu'il me semble que ce que j'appelle
ressentiment est le grand ennemi du pluralisme et de
l'accueil à Paltérité, mais aussi — paradoxe redoutable —
qu'il s'insinue dans la pensée pluraliste et « altéritaire »
par le biais des griefs et des dénégations de certains
démagogues et à travers le relativisme de mauvaise cons-
cience et la tribalisation axiologique qui tendent à domi-
ner aujourd'hui dans beaucoup de secteurs culturels1.
• L'ultime argument en faveur du ressentiment
serait qu'il serait le moyen inévitable d'une tentative de

1. Mais il ne s'agit pas de se faire les sacristains des droits de


8. Joseph Gabel, «Effets pervers et fausse conscience», Cahiers l'homme transformés en garants du statu quo. Ni les amants lar-
internationaux de sociologie, 1987, p. 339-351. Le concept de fausse moyants de l'AItérité, amour souvent feint — mais de faire place dans
conscience vient de K. Mannheim, sauf erreur. sa vie pour un intérêt pour l'autre comme énigme, mouvance.

^m
î; Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 189

dominer la domination (ou une étape fatale pour y quel... ») et de cynisme vrai contre la « raison cynique »
parvenir). Ce peut être une étape fréquente, mais son (P. Sloterdijk).
coût est élevé, pour ses partisans... et pour ses victimes, Un certain réalisme cynique : se rappeler la der-
son taux d'échec est énorme, il bloque la critique et fait nière conversation de Carlos Herrera/Vautrin avec
régresser le groupe qui en écoute les suggestions. Lucien de Rubempré : « la société, c'est comme le jeu
• Puisqu'on a abusé dans ce petit écrit de dictons de la bouillote [belote]... », si tu acceptes de jouer la
et de proverbes, en voici un encore pour bien préciser partie et que tu répugnes pourtant à appliquer les
la cible de ces réflexions : « Qui se sent morveux qu'il règles, tu t'assures de perdre. Certes, tu peux choisir de
se mouche... » te retirer de la partie ou choisir de renverser les tables
• Tâche qui s'impose contre les partis de ressenti- des Vendeurs. Ce qu'on ne peut vouloir perpétuelle-
ment, découlant de tout ce qui précède : repenser la res ment, c'est le beurre et l'argent du beurre...
publica, le Common Good, le bien commun. Toute • Mais, avouons-le aussi, rien n'est devenu plus
pensée de la citoyenneté, de l'universel, de l'universa- philistin que cette religion postmoderne des droits de
lité de règles de justice, du dialogue, du cosmopolite et l'homme (pardon : des droits de la personne) qui
du pluriel non cloisonné est un antidote au ressenti- n'adore que de nobles principes — certes opposés par
ment qui ne peut jamais que ressasser des griefs parti- nature aux totalitarismes comme aux tribalismes, et
cularisants et trouve méritoire de s'y enfermer. Réci- c'est fort bien —, mais qui ne consent pas à voir
procité des perspectives, inséparable de l'exigence de d'abord les hommes et les femmes réels et le différen-
réflexivité : regarde et reconnais la diversité des points tiel entre leur condition et leurs droits posés en prin-
de vue et la diversité des positions (jusque dans leurs cipe. La rhétorique des droits de l'homme sert de plus
antinomies) qui forment dans leur tension la connais- en plus aisément à cacher les hommes dépossédés de
sance sociale. droits — du moins de droits susceptibles d'être par eux
• L'antidote du ressentiment, c'est la volonté de invoqués et exercés.
justice — d'une justice de portée universelle, c'est- L'universalisme abstrait: pas si abstrait dans sa
à-dire la volonté de lutter pour la justice «sans accep- logique profonde et ses limites, car il admet une « uni-
tion de personne », volonté qui implique que les inté- versalité » qui aurait été circonscrite une fois pour toutes,
rêts en place, y compris ceux des désavantagés relatifs hostile à la diversité, définissant une fois pour toutes des
ou des opprimés, soient dépassables, vus comme liqui- droits universels dans leur énoncé, mais garantis inégaux
dâmes. C'est l'anticipation d'un futur duquel seraient dans leur application — ceci d'une part.
bannis le litige même qui vous mobilise, le rapport de D'autre part, des idéologues identitaires qui bap-
force actuel, le moi décomposé et chéri que perpétue le tisent « diversité » et « différence » le non que leur
ressentiment. groupe, replié sur ses rancœurs et ses fétichismes, op-
• Contre le ressentiment et sa pénétration dans la posera indéfiniment au monde extérieur.
culture contemporaine de toutes parts : ranimer un peu • Penser l'universel non comme totalité statique a
de stoïcisme («Je veux le monde et je le veux tel priori, mais avec cependant une règle appliquée à tous,
190 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 191
celle de la réciprocité des perspectives, à savoir en ver- se sont fait jour, celles par exemple de philosophie prag-
sion évangélique : «Ne faites pas aux autres...» et en matiste, herméneutique, rhétorique. Le besoin d'obscu-
version jacobine : « Il n'y a pas de liberté pour les enne- rantisme contemporain ne peut arguer du fait que tout
mis de la liberté » et pas d'accueil tolérant logiquement s'écroule soudain imprévisiblement !
possible aux ennemis de principe du débat et de la tolé- • Si la rationalité a paru longtemps comme l'hori-
rance. zon (et le critère transcendantal d'évaluation) des pra-
• Il ne s'agit pas, par dégoût du tribal et des par- tiques argumentatives et des «jeux de langage», dans
ticularismes, de rêver d'un retour aux universaux méta- leur diversité et leur hétérogénéité, c'est des consé-
physiques. Certes les fondations, les fondements trans- quences d'avoir eu à renoncer à l'idée de la rationalité
cendantaux a priori des politiques de droit, des « sans couture », une et transcendantale, qu'il doit être
considérations d'universalité anthropologique, des sys- question. C'est l'enjeu même de toute argumentation
tèmes de valeurs, sont métaphysiques — c'est- que de chercher à établir un rapport des discours en
à-dire chimériques et indémontrables. À savoir: le présence à la vérité, mais le consensus à quoi la dialec-
Sujet individuel maître de soi, l'Humain, animal ratio- tique rhétorique veut et peut aboutir n'équivaut pas à
nis capax, la transcendance de la raison, celle des la conquête du vrai — tout au plus à une postulation
valeurs fondamentales (même et surtout laïques), le ou à une aspiration communes vers lui. La volonté de
Monde monologiquement et irrévocablement connais- raison validatrice, d'objectivation, la volonté de véri-
sable, susceptible d'être enserré dans la «toile d'arai- diction fondent sans doute la communication dans les
gnée des concepts 2 », l'identification du sens des sociétés humaines, mais Jùrgen Habermas, en posant la
choses à une direction — intentionnalité, Progrès, sens « norme » comme critère de l'argumentation, construit
de l'histoire... un simulacre idéal qui s'éloigne des situations réelles,
Il y a dans toute perspective universaliste à ce jour enigmatiques, opaques et irrésolues, un réel qui est
un triple coup de force optimiste : optimisme de la connu par conjectures, analogies, « tropes et figures »
connaissance, optimisme anthropologique (ne serait-ce et non exclusivement par des clarifications logiques qui
que de croire que les hommes peuvent être parfois ne sont pas à portée de pensée et de langage. Manoel
rationnellement guidés par leurs intérêts ! ), optimisme Carrilho 3 décèle une suspicion fondamentale de la part
des fins dernières. de Jiïrgen Habermas à l'égard de la rhétorique et plus
Ces fondements, cependant, que de vaillants épigo- encore (mais ici Habermas est en compagnie de
nes prétendant abattre en gesticulant, vacillent depuis presque tous les philosophes, classiques et modernes) à
toujours : la trinité critique moderne, Marx/Nietzsche/ l'égard d'une « grande rhétorique », d'une rhétorique
Freud les a sapés, elle a fait apparaître de façon cumula- restituée dans sa totalité, formée, en un continuum,
tive ces constructions comme des mythes, mais il est vrai d'une rhétorique des construits et des arguments, d'une
aussi qu'une ou plutôt des pensées non fondationalistes
3. Manoel Maria Carrilho, Rhétoriques de la modernité, Paris,
2. L'expression est de Nietzsche. PUF, 1992.
Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 193
192
Car l'ironie est la souplesse, c'est-à-dire l'extrême
rhétorique des passions et d'une rhétorique des figures
conscience. Elle nous rend, comme on dit, « atten-
et des tropes. C'est notamment dans la volonté de tifs au réel » et nous immunise contre les étroites-
« recoller » les deux morceaux — dialectique, figurai — ses et les défigurations d ' u n pathos intransigeant,
de la rhétorique, que la problématologie de Michel contre l'intolérance d ' u n fanatisme exclusif. Car il
Meyer4 ou de Carrilho dépasse radicalement les pers- y a une culture de l'universalité intérieure qui nous
pectives d'il y a trente ans, celles de Toulmin ou de maintient alertes et détachés*".
Perelman. D'autres chercheurs aujourd'hui ont montré Pour Jankélévitch, l'ironie est prise de conscience
que la conception traditionnelle de la pensée argumen- de la pluralité de la conscience elle-même, deuil eupho-
tative valide, « analytico-référentielle » (Tim Reiss), ne rique du solipsisme, de l'égocentrisme :
se soutient que par la mise à l'écart de la métaphore, de L'ironie, c'est la gaieté un peu mélancolique que
la métonymie, de la fiction et de la conjecture. « La phi- nous inspire la découverte d'une pluralité : nos sen-
losophie, pose au contraire Carrilho, est indissociable timents, nos idées doivent renoncer à leur solitude
d'un usage du langage où les dimensions tropologiques seigneuriale pour des voisinages humiliants, cohabi-
et argumentatives s'imbriquent de diverses façons et, en ter dans le temps et dans l'espace avec la multitude ;
principe, de manière indéfinie5.» Résumant le débat les nouveautés avouent leur vieillesse et tournent à
sur l'incommensurabilité des paradigmes (le débat de la confusion des naïfs7...
Kuhn vs Putnam) et rediscutant la «philosophie du dif- • On peut encore se demander si une vraie résis-
férend» (Jean-François Lyotard), Manoel Carrilho tance à la mondialisation et simultanément aux replis
développe sa conception du champ philosophique identitaires n'est pas à trouver aujourd'hui dans cer-
comme pluralisme conflictuel et montre bien du reste la tains textes littéraires — dans une conjoncture impro-
polysémie du concept de «relativisme». pre à l'art par ses rêves de réenracinement et ses fantas-
• Face à une nouvelle et peut-être durable forme mes « sentimentaux » de réenchantement au moindre
de la barbarie, il faudra que l'intellectuel critique se coût —, dans les livres de ces écrivains notamment qui,
prépare à une résistance indéfinie, sans bonne cons- venus d'autres cultures et d'autres langues maternelles,
cience dogmatique ni consolation de chimères volon- écrivent dans une des grandes langues de la planète,
taristes. Au ressentiment et aux tribalismes ne peut participent par là de plusieurs univers culturels et
s'opposer que P« intérêt émancipatoire » attaché à la vivent dans leurs créations des processus de déterrito-
volonté de connaître. Vironie aussi, dans les termes où rialisation, de devenir-autre qu'ils ne sont pas (pas
la pense le philosophe de la conscience et de la mau-
vaise conscience que fut Wladimir Jankélévitch, 6. Vladimir, Jankélévitch, L'ironie, Paris, Flammarion, 1979
m'apparaît comme un dispositif antiressentiment: [© 1964], p. 37. Nous soulignons.
7. Ilnd., p. 39. Les toutes dernières lignes de l'ouvrage : « Car le
hut de l'ironie n'était pas de nous laisser macérer dans le vinaigre des
sarcasmes ni, ayant massacré tous les fantoches, d'en dresser un autre
4. De la problématologie, Bruxelles, Mardaga, 1986. Cet ouvrage
à la place, mais de restaurer ce sans quoi l'ironie ne serait même pas
vient de paraître en Livre de poche Essais n° 4190.
ironique : un esprit innocent et un cœur inspiré. » (p. 199)
5. Manoel Maria Carrilho, op. cit., p. 122.
194 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 195

tous) tentés de penser en termes de frustration et de ment ce qui prétend justifier l'inégalité de naissance
ressentiment, de narcissisme identitaire, mais au con- et de chances, ce qui trouve de « bonnes raisons » ad
traire en termes d'ouverture, d'identité fluide non écla- hoc pour qu'elle perdure — mais il faut travailler à
tée, en termes d'authentique cosmopolitisme — chez extirper la sophistique du ressentiment même là où
qui enfin semble se réfugier une appétition vers l'uni- elle semble s'exprimer au nom de la justice. Parce
versel 8 . Qu'un romancier comme Saiman Rushdie ait qu'il n'y a en tout état de cause rien de bon à en
pu être condamné à mort pour des œuvres de fiction attendre.
en dit long sur l'impossible travail du deuil de sociétés • Le ressentiment est chimérique (niant que le
crispées sur l'imaginaire de leur enracinement 9 . monde empirique, avec ses valeurs, soit le «vrai ») —
• La littérature toutefois ne peut pas tout et sans mais il n'est pas et ne saurait être utopique, si l'utopie
doute elle « peut peu ». Ce qu'il faut aussi, c'est toujours implique une conjecture sur des alternatives avec
plus d'approfondissement sociologique et de travail pour horizon l'émancipation générale et l'harmonie
d'historien. Face à des idéologies au moindre coût et au ultime.
moindre effort qui nient, simplifient, maquillent inlassa- • Le «remède au ressentiment» est à la fois, en
blement le rapport des « leurs » au monde, le travail iro- effet, dans la réflexivité critique et dans l'esprit d'uto-
nique de l'écrivain a du bon avec son opacification pie. L'utopie non comme programme positiviste
ludique des discours de certitude et sa carnavalisation des envers l'avenir, mais comme conjecture sur les possi-
identités. Mais il faut encore que, de façon analytique et bles, et comme ouverture au pas-encore. Réflexivité :
non ludique cette fois, d'autres «horribles travailleurs» objectivation de soi, de ses passions, de ses amertumes
viennent montrer — encore et toujours — comment se et de ses illusions — cela ne revient pas à devoir y
génère l'événement selon les ruses de l'histoire, et com- renoncer, mais à les voir de temps en temps comme si
ment décidément il y a plus de choses sur terre et au ciel elles ne coïncidaient pas avec nous. Ce n'est pas très
que n'en rêvent les « grandes » idéologies, les « mouve- différent de cette «ironie» dont parlait Jankélévitch,
ments de masse » et les simulacres d'appartenance. cité plus haut. Distanciation, Verfremdungseffekt,
• S'il fallait poser un principe éthique qui guide disons. Avantages éthiques et esthétiques.
cette réflexion : il faut à la fois détester rationnelle- • Parvenir à regarder en fin de compte «d'un
regard sobre » son rapport au monde et aux autres. Ce
que suggère comme un aboutissement psychologique
8. Cette hypothèse forme le point de départ d'une recherche col- souhaitable de l'humanité le Manifeste communiste:
lective en cours avec la participation de Jean-François Côté, Simon « Ailes Stàndische und Stehende verdampft, ailes Hei-
Harel, Nadia Khouri et Régine Robin. Régine Robin l'a particuliè-
rement développée dans des articles récents, notamment de lecture lige wird entweiht, und die Menschen sind endlich
sociocritique de l'œuvre de Philip Roth. gezwungen ihre Lebensstellung, ihre gegenseitigen
9. La littérature s'est retrouvé ainsi un quasi-mandat conforme à Beziehungen mit niichternen Augen anzusehen I0 » :
son extériorité et à son énigmaticité moderniste : ironiser et déstabi-
liser les ethnicismes, les puritanismes et les rectitudes politiques con-
temporains. 10. Édition originale, Londres, 1848, p. 10.
196 Les idéologies du ressentiment

Tout ce qui était stable u et établi se volatilise, tout ce


qui était sacré se trouve profané et les humains sont
enfin forcés de considérer d'un regard sobre leur posi-
tion dans la vie et leurs relations mutuelles.
Montréal, mars 1992 - mars 1994

Notes bibliographiques
additionnelles1

ADORNO, Theodor W. et al., The Authoritarian Personality,


New York, Harper, 1950.
ALTMANN, Amandus, Friedrich Nietzsche: das Ressentiment
und seine Uberwindung verdeutlich am Beispiel christli-
cher Moral, Bonn, Bouvier, 1977.
AMSKLLK, Jean-Loup, Au cœur de Vethnie: ethnie, tribalisme
et Etat en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
ANSKLL-PEARSON, Keith, Nietzsche contra Rousseau, Cam-
bridge (Royaume-Uni), Cambridge University Press,
1991.
BETZ, Hans Georg, Postmodem Politicsin Germany: The Poli-
tics of Resentment, New York, St. Martin's Press, 1991.
BLOCH, Ernst, DasPrinzip Hoffnung, Berlin, Aufbau, 1954-
1959, 3 vol.
BounON, Raymond, L'art de se persuader des idées douteuses,
fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990.
BRUCKNKR, Pascal, Le sanglot de l'homme blanc, Paris, Seuil,
1983.
CRAWFORD, Alan, Thunder ofthe Right: The « New Right » and
the Politics of Resentment, New York, Panthéon, 1980.

1. Cette courte liste de titres ne cherche qu'à compléter ceux déjà


mentionnés dans le corps de l'essai et dans les notes. J'énumère pour
la bonne règle des ouvrages qui me semblent avoir servi à la réflexion
11. Littéralement: ce qui appartient aux États de l'Ancien Régi-
me — avec un jeu de mot sur « Stiindige », stable. en tel ou tel point de ce livre. Il ne s'agit donc d'aucune façon d'une
bibliographie.
198 Les idéologies du ressentiment Les idéologies du ressentiment 199

FEARNSIDE, W. W. et W. B. HOLTKR, Fallacy: The Counterfeit cal, Empirical and Policy Perspective, Hillsdale (New
of Argument, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1959. Jersey), Erlbaum, 1987.
FEHER, Michel, « L'universel au risque du culturalisme », MOHANTY, Satya P., «Us and Them», Michael Hays (dir.),
Esprit, décembre 1992. Critical Conditions. Regarding the Historical Moment,
FERRY, Jean-Marc, Les puissances de l'expérience : essai sur University of Minnesota Press, 1992.
l'identité contemporaine, Paris, Cerf, 1991. NOUAILHAC, A. M. et J. PIHAN, La peur de l'autre, les préju-
FROMM, Erich, The Sane Society, New York, Holt, Rinehart, gés: racisme, antisémitisme, xénophobie, Paris, Fleurus,
and Winston, 1970. Traduction française : Société aliénée 1972.
et société saine, Paris, Courrier du Livre, 1971. PAGLIA, Camille, Sex, Art, and American Culture, New York,
GABEL, Joseph, La fausse conscience, Paris, Minuit, 1962. Vintage, 1992.
, «Effets pervers et fausse conscience», Cahiers inter- REY, Jean-Michel, Enjeu des signes, lecture de Nietzsche, Paris,
nationaux de sociologie, 1987, p. 339-351. Seuil, 1971.
GRENIER, Jean, Essai sur l'esprit d'orthodoxie, Paris, Galli- RIHOT, Théodule, La logique des sentiments, Paris, Alcan,
mard, 1938. 1905.
GUILLAUMIN, Colette, L'idéologie raciste : genèse et langage ROHIN, Régine, Le roman mémoriel: de l'histoire à l'écriture
actuel, La Haye, Mouton, 1972. du hors-lieu, Longueuil, Le Préambule, 1989.
GUTKRMAN, Norbert et Henri LEFEBVRE, La conscience mysti- SCHELER, Max, Problemsofa Sociology of Knowledge [Trad. de
fiée, Paris, Gallimard, 1936. Die Wissenformen und die Gesellschaft], Londres, Rout-
L'identité, un mythe refuge ?, Strasbourg, Université des ledge & Kegan Paul, 1980.
sciences sociales, 1991. SCHOPENHAUER, [Arthur], L'art d'avoir toujours raison, ou:
KIERKEGAARD, Soren, The Présent Age, or The Différence bet- Dialectique éristique, trad. par H. Plard, Strasbourg,
ween a Genius and an Apostle, New York, Harper & Circé, 1990.
Row, 1962. SHEAFHER, Robert, Resentment Against Achievement.
KHOURI, Nadia (dir.), Discours et mythes de l'ethnicité, Understanding the Assault upon Ability, Buffalo (New
Montréal, ACFAS, 1992. York), Prometheus, 1988.
KLEIN, Melanie, Envy and Gratitude, London, Hogarth, STERNHELL, Zeev, Ni droite ni gauche: l'idéologie fasciste en
1975. France, Paris, Seuil, 1983.
LAFORGUE, D1 René, Psychopathologie de l'échec, Genève, Édi- SUGARMAN, Richard L, Rancor against Time: The Phenome-
tions du Mont Blanc, 1963. (l r c édition : 1941). nology of « Ressentiment », Hamburg, Meiner, 1980.
LEFEBVRE, Henri, voir Guterman. T ô N N I E S , Ferdinand, Gemeinschaft und Gesellschaft.
LEMPEREUR, Alain (dir.), L'argumentation. Colloque de Grundbegriffe derreinen Soziologie, Leipzig, s.n., 1887.
Cerisy, Bruxelles/Liège, Mardaga, 1991. VALADIER, Paul, Nietzsche et la critique du christianisme,
LéTOURNEAU, Jocelyn, avec la collaboration de Roger Paris, Cerf, 1974.
BERNARD (dir.), La question identitaire au Canada fran- WEBER, Max, Wirtschaft und Gesellschaft, Tubingen, Mohr,
cophone: récits, parcours, enjeux, hors-lieux, Sainte-Foy, 1922.
CEFAN, Les Presses de l'Université Laval, 1994. WINDISCH, Uli et al., Xénophobie ? Logique de la pensée popu-
MASTERS, John C. et William P. SMITH (dir.), Social Compa- laire, Lausanne, L'Âge d'homme, 1978.
rison, Social Justice and Relative Deprivation : Theoreti-

Vous aimerez peut-être aussi