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Claude Abastado

Le «Manifeste Dada 1918» : un tourniquet


In: Littérature, N°39, 1980. Les manifestes. pp. 39-46.

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Abastado Claude. Le «Manifeste Dada 1918» : un tourniquet. In: Littérature, N°39, 1980. Les manifestes. pp. 39-46.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1980_num_39_3_2133
Claude Abastado, Paris x.

LE «MANIFESTE DADA 1918»


UN TOURNIQUET

De 1916 à 1922, Tristan Tzara joue, à Zurich puis à Paris, un rôle de


rassembleur et de porte-parole du mouvement dada. Cette action culmine
avec le Manifeste Dada 1918, lu au cours d'un spectacle le 23 juillet au
Zunfthaus in der Meise, à Zurich, inséré en décembre dans la revue Dada 3,
enfin publié en 1924 à Paris chez Jean Budry avec six autres manifestes *.
Le texte de 1918 et celui de 1924 diffèrent. De l'un à l'autre de très nomb
reuses coquilles ont été corrigées, quelques expressions changées2. Surtout
la disposition des alinéas, la ponctuation, la place de certains blancs typo
graphiques ont été modifiées; et deux notes marginales ont été supprimées
— dont l'une, à la fin, avait valeur d'indication scénique : « crier, crier ». Le
texte de 1918 garde les traces de la lexis, d'une déclamation-spectacle à
plusieurs voix; celui de 1924 est plus « écrit ».
Ce manifeste ne prend son sens qu'inscrit dans le contexte de l'action
dada entre 1916 et 1922 : tracts, adresses, expositions, spectacles, scandales,
poèmes, etc. Il a, bien sûr, retenu l'attention des historiens et des critiques 3.
Mais ce qui m'intéresse ici, c'est « l'acte de parole », l'acte manifestaire dans
son projet et ses stratégies. Et c'est le piège dans lequel s'enferme T. Tzara
en écrivant un « manifeste dada », le tourniquet dont il ne peut sortir, dont il
ne peut même plus arrêter le mouvement. Le Manifeste Dada 1918 veut être
un « anti-manifeste », mais l'anti-manifeste joue parfaitement son rôle inst
itutionnel de manifeste.

1. Par facilité les références entre parenthèses renvoient aux pages de l'édition de 1963 : Les Manifestes
dada, Pauvert.
2. Pas toujours avec bonheur. Ainsi « les autres apparitions » devient « ou n'importe quoi d'autre »
(23); « proteste aux poings... » devient « protestation... » (33).
3. Il faut signaler particulièrement l'étude d'H. Behar dans les Annales de l'Université d'Abidjan,
série D, tome 6, 1973; et celle de R. Loureau dans Langages surréalistes et autres, Minard, 1974.

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Une gageure non tenue

Le projet

Les intentions de T. Tzara sont sans équivoque. Son projet est polémique :
« Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l'organisation sociale : démoraliser
partout [...]» (23); «Balayer, nettoyer...» (31). La cible est double : les
structures sociales et plus généralement toute forme d'institution; d'autre
part des catégories mentales, des modes de pensée. Cette destruction — ver
bale — prend la couleur et le ton passionnel du dégoût : le « dégoût dadaïste ».
T. Tzara rejette en bloc l'état, la famille, la religion, les académies...; tous
les systèmes : la philosophie, les sciences, l'esthétique... « Ainsi naquit Dada,
d'un besoin d'indépendance et de méfiance envers la communauté. Ceux qui
appartiennent à nous gardent leur liberté» (18), «Nous ne reconnaissons
aucune théorie » (18), « Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des
systèmes est celui de n'en avoir par principe aucun » (26). Il lance l'anathème,
sans distinction, contre la logique, « maladie organique », la dialectique,
« machine amusante », la psychanalyse, « maladie dangereuse », l'archéologie,
le futurisme et le cubisme, les prophètes et l'avenir, les compromis et la poli
tesse, etc.
Ces refus sont dictés par un autre système de valeurs. T. Tzara parle au
nom de l'individualité, de la spontanéité exaltée, de l'« intensité » vitale :
« [...] croyance absolue dans chaque dieu produit immédiat de la sponta
néité : dada [...] Respecter toutes les individualités dans leur folie du
moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthous
iaste [...] Liberté : dada, dada, dada, hurlement des douleurs crispées,
entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques,
des inconséquences : la vie » (34-35).
A cette philosophie doit correspondre un art libéré des canons esthé
tiques : « [...] tout le monde fait son art à sa façon [...] » (17), « Pour son
créateur [le tableau] est sans cause et sans théorie» (21), «[...] rayonne
mentssuprêmes d'un art absolu. Absolu en pureté de chaos cosmique et
ordonné, éternel dans la globule seconde sans durée, sans respiration, sans
lumière, sans contrôle» (21), «Œuvre de créateurs, sortie d'une vraie nécess
ité de l'auteur, et pour lui » (22), « L'art est une chose privée, l'artiste le fait
pour lui » (28).

Le piège

Un tel projet est cependant contradictoire. T. Tzara rêve de table rase


mais pour y parvenir il passe par l'écriture manifestaire, donc se plie à des

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pratiques sociales et use de formes de discours consacrées. Pour se battre
il prend position sur le terrain de l'adversaire; implicitement il reconnaît l'eff
icacité des institutions et des modes de pensée qu'il récuse. L'entreprise est,
sinon conformisme, du moins conformité.
Produire un manifeste suppose sa diffusion. T. Tzara n'en choisit pas
la forme au hasard. Il n'écrit pas un libelle ou une préface : ce sont des formes
d'un autre temps. Il organise un spectacle scandaleux pour des bourgeois
cultivés attachés à leurs traditions. Il en prolonge l'efficacité par la publication
dans une revue destinée à un public cosmopolite d'intellectuels; pour assurer
le financement de l'opération, il propose de Dada 3 deux éditions, l'une ordi
naire à 1,50 F, l'autre de luxe à 20 F à l'intention des bibliophiles (avec deux
gravures originales de Janco et un bois gravé de H. Arp).
Un manifeste, en tant qu'acte de communication, implique une structure
discursive conforme à certaines règles : le destinataire doit y reconnaître
qui parle, s'y reconnaître lui-même et retrouver un type de discours familier.
T. Tzara affirme : « Je parle toujours de moi puisque je ne veux convaincre,
je n'ai pas le droit d'entraîner d'autres dans mon fleuve, je n'oblige personne
à me suivre [...] » (17). Cependant l'espace de diffusion cerne un public :
les habitués d'un cabaret, les lecteurs d'une revue. Et le texte désigne expres
sément ceux que T. Tzara combat et ceux qu'il veut convaincre. Ce sont
d'ailleurs en partie les mêmes et l'emploi du pronom « on » permet les gliss
ements déictiques.
Parole transitive et message, le Manifeste se plie aux catégories de la
logique que signalent les articulations démonstratives : donc, puisque, pourt
ant, car, etc. La frontière n'est pas effacée entre le sens et le non-sens; et dès
lors la parole du non-sens, elle aussi, porte sens.
T. Tzara prétend ne parler qu'en son nom. Mais il se présente aussi
comme le porte-parole d'un groupe et il fait de ce groupe une entité en le
nommant. La recherche passionnée d'une identité entraîne l'alternance du
«je », du « nous » et du sujet collectif <r Dada » : « J'écris... je dis... je parle
toujours de moi... Dada est... Nous ne reconnaissons... Nous en avons assez
des académies... Dada naquit... Je dis : nous ne tremblons... » Ceux au nom
de qui s'écrit le manifeste ne représentent pas une institution; ce n'est ni le
comité d'une revue ni un cénacle; c'est un groupe informel, mouvant, mal
dénombré, nommé plus qu'identifié, animé d'un désir de fraternité et d'action;
aussi le discours programmatique est-il second par rapport au discours polé
mique; les fonctions conative et expressive l'emportent sur la fonction réfé-
rentielle.
La communication enfin ne se produit que si le discours est codé. L'au
diteur ou le lecteur doit en percevoir les intentions et reconnaître qu'il s'agit
d'un manifeste grâce à des signes certains réitérés : stéréotypes formels, uni
tés phraséologiques figées, figures de rhétorique. Or le texte de T. Tzara se
désigne par toutes les lois du genre :

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— L'affiche-programme du spectacle de la Meise, puis le titre dans
Dada 3 annoncent explicitement un manifeste.
— T. Tzara, en dépit des réticences, se présente comme un porte-parole;
il désigne les cibles de ses attaques et sollicite ceux dont il espère faire des
adeptes.
— Le Manifeste refait l'histoire, découvre à Dada des paternités incon
nues, justifie le mouvement comme un aboutissement. Contradictoirement il
développe l'idée de palingénésie, annonce des temps nouveaux, se donne
comme une parole inaugurale : « II nous reste, après le carnage l'espoir d'une
humanité purifiée » (17), « Voilà un monde chancelant qui fuit, fiancé aux gre
lots de la gamme infernale, voilà de l'autre côté : des hommes nouveaux »
(22). Le Manifeste en ce sens est doublement mythique.
— T. Tzara propose un programme, ou du moins expose un credo phi
losophique, politique et artistique. Seul le projet esthétique le préoccupe vra
iment ici, mais il rêve de changer l'existence et les structures sociales : un
manifeste comporte souvent cette dimension utopique. Le ton est dogmat
ique;les définitions s'offrent comme autant de vérités dernières : « Un tableau
est... », « Dada est... ».
— Les injonctions, les hyperboles, les anathèmes donnent au Manifeste
l'accent des prophéties.

Il serait d'autre part facile de montrer que le message de T. Tzara n'a


rien d'insolite en 1918, qu'il exprime des idées qui sont à l'époque monnaie
courante. On ne pense pas ce qu'on veut : une lourdeur idéologique impose
à T. Tzara les orientations de sa révolte.
— Le rêve de destruction radicale hante alors les imaginations et porte
un nom en-isme : nihilisme.
— Le rejet de la pensée rationnelle, c'est le « décervelage » d'A. Jarry; la
fascination de l'irrationnel remonte même bien plus haut dans l'histoire de
la pensée occidentale.
— L'exaltation d'une subjectivité unique et précieuse est un poncif des
idéologies du xixe siècle.
— L'idée d'art spontané, énigmatique, original, sans canons a priori, la
conviction que les artistes sont des visionnaires et une élite maudite, le refus
de toute critique constituaient déjà des axiomes des esthétiques romantique
et symboliste. Il n'est pas nouveau d'affirmer : « L'œuvre d'art ne doit pas
être la beauté en elle-même, car elle est morte » (16), « Une œuvre d'art n'est
jamais belle par décret, objectivement, pour tous » (17), « II y a une littérature
qui n'arrive pas jusqu'à la masse vorace » (22), « Une œuvre compréhensible
est produit de journaliste » (28), « L'artiste, le poète se réjouit du venin de la
masse condensée en un chef de rayon, il est heureux en étant injurié : preuve
de son immuabilité » (28), « La critique est donc inutile, elle n'existe que sub
jectivement, pour chacun, et sans le moindre caractère de généralité» (17).

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La révolte philosophique de Dada est celle de toutes les avant-gardes
au tournant du siècle. L'art que revendique le Manifeste s'inscrit dans l'esthé
tiquede la modernité. Toutefois il faut se défier d'un rapprochement d'idées
terme à terme. La nouveauté d'une pensée n'est pas dans le jamais-dit. Le
Manifeste met à jour une situation de conflit, des failles de l'idéologie, des
distorsions entre une doctrine et une pratique, des écarts entre un système de
valeurs et un état de faits; il retrouve une nouvelle cohérence de l'expérience et
de la pensée.

Une démarche panique

Lucidité

Ni dans son projet ni dans ses stratégies, un manifeste ne saurait être


l'inouï, l'impratiqué. T. Tzara qui en est conscient jalonne son message de
réflexions lucides et d'à parte ironiques à l'égard de sa propre entreprise.
Le projet même d'écrire un « manifeste dada » est contradictoire puisque
Dada est négativité alors qu'un manifeste veut être une action positive :
« J'écris un manifeste et je ne veux rien; je dis pourtant certaines choses, et je
suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les prin
cipes [...] » (14). Il ne reste dès lors qu'à donner la contradiction en spectacle :
«J'écris ce manifeste pour montrer qu'on peut faire les actions opposées
ensemble, dans une seule fraîche respiration; je suis contre l'action; pour la
continuelle contradiction, pour l'affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre
et je n'explique pas car je hais le bon sens » (14-15).
Le dogmatisme des déclarations manifestaires est une duperie : « II n'y
a pas de dernière Vérité » (25). La pensée est un jeu arbitraire : « On croit
pouvoir expliquer rationnellement, par la pensée ce qu'on écrit. Mais c'est
très relatif. La pensée est une belle chose pour la philosophie mais elle est
relative » (25). Le rêve d'un art nouveau est illusoire : « L'amour de la nou
veauté est la croix sympathique [...] Mais ce besoin est aussi vieilli » (14). Le
succès mène à l'embourgeoisement : « Les rimes sonnent l'assonance des
monnaies et l'inflexion glisse le long de la ligne du ventre de profil. Tous les
groupements d'artistes ont abouti à cette banque en chevauchant sur diverses
comètes. La porte ouverte aux possibilités de se vautrer dans les coussins et la
nourriture » (18).

L'engrenage

T. Tzara met à jour les contradictions de son projet et tente de les maît
riser par l'entrelacs de trois discours : le discours manifestaire, un méta-

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discours de commentaire, un discours expérimental où il pratique l'irrationnel
et le non-sens.
L'isotopie métadiscursive ouvre le Manifeste : T. Tzara donne, sur le ton
du sarcasme, une définition générique des manifestes : c'est un projet idéolo
gique au service de l'invective et du lyrisme, dont la rhétorique est strictement
codée et qui tend à prouver toujours la même chose sans convaincre : « Pour
lancer un manifeste il faut vouloir A.B.C., foudroyer contre 1, 2, 3, s'énerver
et aiguiser les ailes pour conquérir et répandre de petits et de grands a, b, c,
signer, crier, jurer, arranger la prose et soutenir que la nouveauté ressemble
à la vie comme la dernière apparition d'une cocotte prouve l'essentiel de
Dieu » (13). T. Tzara insiste également sur le paradoxe d'un « manifeste dada »,
le piège de la réussite, le caractère déceptif de toute argumentation.
Cependant il écrit un manifeste dans le plus pur style de l'époque. Il
formule un programme de réforme universelle, l'argumenté, refait l'histoire,
vitupère, tente de convaincre et lance l'anathème. Il met en œuvre toutes les
stratégies que dénonce son métadiscours.
Pour sortir de l'ornière des stéréotypes, il utilise le Manifeste comme
champ d'expérimentation. Il substitue à la rationalité une pensée associative
qui mime la « spontanéité dadaïste ». Il interrompt une démonstration pour
céder au kaléidoscope des images les plus insolites : « Imposer son A.B.C.
est une chose naturelle, — donc regrettable. Tout le monde le fait sous la
forme de cristalbluff-madone, système monétaire, produit pharmaceutique,
jambe nue conviant au printemps ardent et stérile » (14), « Du refuge ouaté
des complications serpentines, il fait manipuler ses instincts » (15), « [...] la
joie montant en flèche vers les couches astrales, ou celle qui descend dans les
mines aux fleurs de cadavres et de spasmes fertiles » (17-18), « II s'agit d'une
fleur de papier pour la boutonnière des messieurs qui fréquentent le bal de la
vie masquée, cuisine de la grâce, blanches cousines souples et grasses » (30),
« Je proclame l'opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennorrag
ie d'un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique [...] » (33).
T. Tzara invente des mots — « cristalbluff-madone », « ventrerouges »,
« spéculative système », « saints jésus-appelant-les-petits-enfants » — . Plus sub
tilement il dépayse le langage, crée une opacité sémantique, des affaiss
ementsou des inflations de sens, par l'emploi des onomatopées — « chacun a
dansé d'après son boumboum personnel » (24) —, le jeu des homophonies —
« cuisine/cousine », « grâce/grasse » —, un lexique baroque marqué de gon-
gorismes — « Nous sommes ruissellements de malédictions en abondance tro
pique de végétations vertigineuses, gomme et pluie est notre sueur, nous sa
ignons et brûlons la soif, notre sang est vigueur » (19). La syntaxe est pauvre
— ce qui atténue les maillons logiques — mais maniérée par l'effet des inver
sions, des enumerations, des incises et des parenthèses : « [...] je suis aussi
contre les principes (décilitres pour la valeur morale de toute phrase — trop
de commodité; l'approximation fut inventée par les impressionnistes) » (14).

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Des solécismes — « foudroyer contre », « abondance tropique », « ceux qui
appartiennent à nous » — et des barbarismes insolents menacent le système
de la langue.
Dans la composition d'ensemble du Manifeste la reprise des mêmes idées
jusqu'au ressassement, les dénombrements, les inventaires paniques suggèrent
une pensée qui ne mène nulle part, fermée sur soi, obsessionnelle.
Autour du Manifeste Dada 1918, T. Tzara multiplie les tracts, les décla
rations, les textes de toutes sortes qu'il nomme « manifestes »; le rythme de
cette production s'accélère jusqu'au 2 février 1920 où il organise le spectacle
de 23 manifestes clamés à plusieurs voix dont certains en simultanéité4.
Ce déferlement verbal tourne en dérision une entreprise désespérée :
«Nous savons sagement que nos cerveaux deviendront des coussins douill
ets, que notre antidogmatisme est aussi exclusiviste que le fonctionnaire et
que nous ne sommes pas libres et crions liberté » (9). T. Tzara dénonce la
prétention des manifestes : « Un manifeste est une communication faite au
monde entier, où il n'y a comme prétention que la découverte du moyen de
guérir instantanément la syphilis politique, astronomique, artistique, parle
mentaire, agronomique et littéraire [...] » (54). Il en démasque la composante
narcissique : «Trempez la plume dans un liquide noir avec des intentions
manifestes — ce n'est que votre autobiographie que vous couvez sous le
ventre du cervelet en fleur [...] Et vous voilà, vous, homme simple comme les
autres, après avoir trempé la plume dans l'encre, plein de prétentions...
d'AMBrnONS... d'oRGUEiL... voilà pourquoi vous crèverez tous... » (64-66). Il
condamne même à la limite toute parole puisqu'on ne peut se libérer du passé
de la langue et qu'un discours n'aboutit qu'à maintenir des traditions : « Plus
de paroles!... Ne parlez plus!... Plus de manifestes » (44), « Les plus grandes
erreurs sont les poèmes qu'on a écrits. Le bavardage a une seule raison d'être :
le rajeunissement et le maintien des traditions de la bible » (55), « Les vrais
dadas sont contre Dada s ».
Ces textes ont d'autre part un caractère expérimental et proposent une
pratique du non-sens. On y retrouve l'inflation délibérée de la forme aphoris-
tique (Proclamation sans prétention, 36-37), le choc insolite des mots (Manif
estede Monsieur Aa Vantiphilosophe, 38 sq) mais avec une syntaxe toujours
conforme à l'usage car T. Tzara n'opère jamais selon la recette qu'il donne
« pour faire un poème dadaïste », même dans l'exemple qui prétend illustrer
le procédé (62-63). Les phrases parfois composent un lacis et T. Tzara les dis
pose sur l'espace de la page selon des parcours typo-topographiques binaires
ou ternaires (Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer, V, 58). Certains
textes offrent, sous une limpidité de surface, des failles sémantiques irritantes

n° 13,4. mai
Voir1920,
Bulletin
réimpression
Dada n° M.
6, février
Place, 1920,
Paris. réimpression Université de Nice, 1976; revue Littérature,
5. Bulletin Dada n° 6, p. 3.

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ou inquiétantes (Comment je suis devenu charmant sympathique et délicieux,
75 sq); d'autres ne sont qu'un cri {Hurle, 74).
Finalement T. Tzara se tait, puis, après trois ans, fait acte de littérateur
en publiant une anthologie de manifestes : « coussin douillet ». De texte de
rupture, le Manifeste devient monument littéraire.

Qui-perd-gagne

Le tourniquet dada, c'est le jeu du qui-perd-gagne. La gageure n'est pas


tenue, mais l'opération réussit.
Si l'on mesure l'efficacité de Dada aux cris des adversaires, il est sûr que
l'action de T. Tzara a fait beaucoup crier et couler bien de l'encre. On connaît
les réactions de la presse bien pensante, du public, de la Société des Gens de
Lettres, des Associations d'Anciens Combattants, voire de la police pari
sienne et de son Préfet : c'est toute la petite histoire de Dada à Zurich et à
Paris. Mais — ce qui est plus intéressant et significatif— on sait que la revue
Dada, arrivant de Zurich, inquiétait G. Apollinaire; et que L. Aragon et
A. Breton, enthousiastes au début, prirent dès 1921 leurs distances avec le
mouvement. A. Breton, dans ses entretiens avec A. Parinaud, en 1952, parle
de « pauvres ruses de baraques foraines », de « niaiseries », de « lassitude »,
d'« inintérêt », d'« ennui 6 »; en fait quelque chose de violent, d'insolite, d'étrange
— d'étranger : la droite française parle de « métèques » — dans la pensée et le
discours de T. Tzara ébranlait, non le système social, mais les habitudes ment
ales et une tradition culturelle.
L'efficacité d'une action idéologique se mesure également aux transformat
ions qu'elle détermine. On connaît les cibles de T. Tzara : la culture officielle,
les cénacles et les académies, une esthétique dont les valeurs, aujourd'hui, sont
démonétisées. Mais il est impossible d'évaluer quelle fut la part de Dada dans
l'entreprise de subversion.
On peut créditer T. Tzara d'avoir contribué au triomphe d'un esprit nou
veau ou lui faire grief d'une infidélité à son projet.
Mais ce qui importe ici, ce sont les stratégies manifestaires que T. Tzara
met en œuvre, comme malgré lui, et qu'il analyse avec lucidité :
— Un manifeste crée une situation de crise, ou en profite, pour restruc
turerle champ idéologique.
— Il est un acte de légitimation, la recherche d'une identité collective et
une stratégie de conquête.
— Il opère et agit à condition de ne pas rester radicalement en marge des
institutions et de l'ordre du discours existant : le manifeste efficace est toujours
un « cheval de Troie ».

6. Breton, Entretiens, Gallimard, 1952, p. 64-66.

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