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Abastado Claude. Le «Manifeste Dada 1918» : un tourniquet. In: Littérature, N°39, 1980. Les manifestes. pp. 39-46.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1980_num_39_3_2133
Claude Abastado, Paris x.
1. Par facilité les références entre parenthèses renvoient aux pages de l'édition de 1963 : Les Manifestes
dada, Pauvert.
2. Pas toujours avec bonheur. Ainsi « les autres apparitions » devient « ou n'importe quoi d'autre »
(23); « proteste aux poings... » devient « protestation... » (33).
3. Il faut signaler particulièrement l'étude d'H. Behar dans les Annales de l'Université d'Abidjan,
série D, tome 6, 1973; et celle de R. Loureau dans Langages surréalistes et autres, Minard, 1974.
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Une gageure non tenue
Le projet
Les intentions de T. Tzara sont sans équivoque. Son projet est polémique :
« Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l'organisation sociale : démoraliser
partout [...]» (23); «Balayer, nettoyer...» (31). La cible est double : les
structures sociales et plus généralement toute forme d'institution; d'autre
part des catégories mentales, des modes de pensée. Cette destruction — ver
bale — prend la couleur et le ton passionnel du dégoût : le « dégoût dadaïste ».
T. Tzara rejette en bloc l'état, la famille, la religion, les académies...; tous
les systèmes : la philosophie, les sciences, l'esthétique... « Ainsi naquit Dada,
d'un besoin d'indépendance et de méfiance envers la communauté. Ceux qui
appartiennent à nous gardent leur liberté» (18), «Nous ne reconnaissons
aucune théorie » (18), « Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des
systèmes est celui de n'en avoir par principe aucun » (26). Il lance l'anathème,
sans distinction, contre la logique, « maladie organique », la dialectique,
« machine amusante », la psychanalyse, « maladie dangereuse », l'archéologie,
le futurisme et le cubisme, les prophètes et l'avenir, les compromis et la poli
tesse, etc.
Ces refus sont dictés par un autre système de valeurs. T. Tzara parle au
nom de l'individualité, de la spontanéité exaltée, de l'« intensité » vitale :
« [...] croyance absolue dans chaque dieu produit immédiat de la sponta
néité : dada [...] Respecter toutes les individualités dans leur folie du
moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthous
iaste [...] Liberté : dada, dada, dada, hurlement des douleurs crispées,
entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques,
des inconséquences : la vie » (34-35).
A cette philosophie doit correspondre un art libéré des canons esthé
tiques : « [...] tout le monde fait son art à sa façon [...] » (17), « Pour son
créateur [le tableau] est sans cause et sans théorie» (21), «[...] rayonne
mentssuprêmes d'un art absolu. Absolu en pureté de chaos cosmique et
ordonné, éternel dans la globule seconde sans durée, sans respiration, sans
lumière, sans contrôle» (21), «Œuvre de créateurs, sortie d'une vraie nécess
ité de l'auteur, et pour lui » (22), « L'art est une chose privée, l'artiste le fait
pour lui » (28).
Le piège
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pratiques sociales et use de formes de discours consacrées. Pour se battre
il prend position sur le terrain de l'adversaire; implicitement il reconnaît l'eff
icacité des institutions et des modes de pensée qu'il récuse. L'entreprise est,
sinon conformisme, du moins conformité.
Produire un manifeste suppose sa diffusion. T. Tzara n'en choisit pas
la forme au hasard. Il n'écrit pas un libelle ou une préface : ce sont des formes
d'un autre temps. Il organise un spectacle scandaleux pour des bourgeois
cultivés attachés à leurs traditions. Il en prolonge l'efficacité par la publication
dans une revue destinée à un public cosmopolite d'intellectuels; pour assurer
le financement de l'opération, il propose de Dada 3 deux éditions, l'une ordi
naire à 1,50 F, l'autre de luxe à 20 F à l'intention des bibliophiles (avec deux
gravures originales de Janco et un bois gravé de H. Arp).
Un manifeste, en tant qu'acte de communication, implique une structure
discursive conforme à certaines règles : le destinataire doit y reconnaître
qui parle, s'y reconnaître lui-même et retrouver un type de discours familier.
T. Tzara affirme : « Je parle toujours de moi puisque je ne veux convaincre,
je n'ai pas le droit d'entraîner d'autres dans mon fleuve, je n'oblige personne
à me suivre [...] » (17). Cependant l'espace de diffusion cerne un public :
les habitués d'un cabaret, les lecteurs d'une revue. Et le texte désigne expres
sément ceux que T. Tzara combat et ceux qu'il veut convaincre. Ce sont
d'ailleurs en partie les mêmes et l'emploi du pronom « on » permet les gliss
ements déictiques.
Parole transitive et message, le Manifeste se plie aux catégories de la
logique que signalent les articulations démonstratives : donc, puisque, pourt
ant, car, etc. La frontière n'est pas effacée entre le sens et le non-sens; et dès
lors la parole du non-sens, elle aussi, porte sens.
T. Tzara prétend ne parler qu'en son nom. Mais il se présente aussi
comme le porte-parole d'un groupe et il fait de ce groupe une entité en le
nommant. La recherche passionnée d'une identité entraîne l'alternance du
«je », du « nous » et du sujet collectif <r Dada » : « J'écris... je dis... je parle
toujours de moi... Dada est... Nous ne reconnaissons... Nous en avons assez
des académies... Dada naquit... Je dis : nous ne tremblons... » Ceux au nom
de qui s'écrit le manifeste ne représentent pas une institution; ce n'est ni le
comité d'une revue ni un cénacle; c'est un groupe informel, mouvant, mal
dénombré, nommé plus qu'identifié, animé d'un désir de fraternité et d'action;
aussi le discours programmatique est-il second par rapport au discours polé
mique; les fonctions conative et expressive l'emportent sur la fonction réfé-
rentielle.
La communication enfin ne se produit que si le discours est codé. L'au
diteur ou le lecteur doit en percevoir les intentions et reconnaître qu'il s'agit
d'un manifeste grâce à des signes certains réitérés : stéréotypes formels, uni
tés phraséologiques figées, figures de rhétorique. Or le texte de T. Tzara se
désigne par toutes les lois du genre :
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— L'affiche-programme du spectacle de la Meise, puis le titre dans
Dada 3 annoncent explicitement un manifeste.
— T. Tzara, en dépit des réticences, se présente comme un porte-parole;
il désigne les cibles de ses attaques et sollicite ceux dont il espère faire des
adeptes.
— Le Manifeste refait l'histoire, découvre à Dada des paternités incon
nues, justifie le mouvement comme un aboutissement. Contradictoirement il
développe l'idée de palingénésie, annonce des temps nouveaux, se donne
comme une parole inaugurale : « II nous reste, après le carnage l'espoir d'une
humanité purifiée » (17), « Voilà un monde chancelant qui fuit, fiancé aux gre
lots de la gamme infernale, voilà de l'autre côté : des hommes nouveaux »
(22). Le Manifeste en ce sens est doublement mythique.
— T. Tzara propose un programme, ou du moins expose un credo phi
losophique, politique et artistique. Seul le projet esthétique le préoccupe vra
iment ici, mais il rêve de changer l'existence et les structures sociales : un
manifeste comporte souvent cette dimension utopique. Le ton est dogmat
ique;les définitions s'offrent comme autant de vérités dernières : « Un tableau
est... », « Dada est... ».
— Les injonctions, les hyperboles, les anathèmes donnent au Manifeste
l'accent des prophéties.
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La révolte philosophique de Dada est celle de toutes les avant-gardes
au tournant du siècle. L'art que revendique le Manifeste s'inscrit dans l'esthé
tiquede la modernité. Toutefois il faut se défier d'un rapprochement d'idées
terme à terme. La nouveauté d'une pensée n'est pas dans le jamais-dit. Le
Manifeste met à jour une situation de conflit, des failles de l'idéologie, des
distorsions entre une doctrine et une pratique, des écarts entre un système de
valeurs et un état de faits; il retrouve une nouvelle cohérence de l'expérience et
de la pensée.
Lucidité
L'engrenage
T. Tzara met à jour les contradictions de son projet et tente de les maît
riser par l'entrelacs de trois discours : le discours manifestaire, un méta-
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discours de commentaire, un discours expérimental où il pratique l'irrationnel
et le non-sens.
L'isotopie métadiscursive ouvre le Manifeste : T. Tzara donne, sur le ton
du sarcasme, une définition générique des manifestes : c'est un projet idéolo
gique au service de l'invective et du lyrisme, dont la rhétorique est strictement
codée et qui tend à prouver toujours la même chose sans convaincre : « Pour
lancer un manifeste il faut vouloir A.B.C., foudroyer contre 1, 2, 3, s'énerver
et aiguiser les ailes pour conquérir et répandre de petits et de grands a, b, c,
signer, crier, jurer, arranger la prose et soutenir que la nouveauté ressemble
à la vie comme la dernière apparition d'une cocotte prouve l'essentiel de
Dieu » (13). T. Tzara insiste également sur le paradoxe d'un « manifeste dada »,
le piège de la réussite, le caractère déceptif de toute argumentation.
Cependant il écrit un manifeste dans le plus pur style de l'époque. Il
formule un programme de réforme universelle, l'argumenté, refait l'histoire,
vitupère, tente de convaincre et lance l'anathème. Il met en œuvre toutes les
stratégies que dénonce son métadiscours.
Pour sortir de l'ornière des stéréotypes, il utilise le Manifeste comme
champ d'expérimentation. Il substitue à la rationalité une pensée associative
qui mime la « spontanéité dadaïste ». Il interrompt une démonstration pour
céder au kaléidoscope des images les plus insolites : « Imposer son A.B.C.
est une chose naturelle, — donc regrettable. Tout le monde le fait sous la
forme de cristalbluff-madone, système monétaire, produit pharmaceutique,
jambe nue conviant au printemps ardent et stérile » (14), « Du refuge ouaté
des complications serpentines, il fait manipuler ses instincts » (15), « [...] la
joie montant en flèche vers les couches astrales, ou celle qui descend dans les
mines aux fleurs de cadavres et de spasmes fertiles » (17-18), « II s'agit d'une
fleur de papier pour la boutonnière des messieurs qui fréquentent le bal de la
vie masquée, cuisine de la grâce, blanches cousines souples et grasses » (30),
« Je proclame l'opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennorrag
ie d'un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique [...] » (33).
T. Tzara invente des mots — « cristalbluff-madone », « ventrerouges »,
« spéculative système », « saints jésus-appelant-les-petits-enfants » — . Plus sub
tilement il dépayse le langage, crée une opacité sémantique, des affaiss
ementsou des inflations de sens, par l'emploi des onomatopées — « chacun a
dansé d'après son boumboum personnel » (24) —, le jeu des homophonies —
« cuisine/cousine », « grâce/grasse » —, un lexique baroque marqué de gon-
gorismes — « Nous sommes ruissellements de malédictions en abondance tro
pique de végétations vertigineuses, gomme et pluie est notre sueur, nous sa
ignons et brûlons la soif, notre sang est vigueur » (19). La syntaxe est pauvre
— ce qui atténue les maillons logiques — mais maniérée par l'effet des inver
sions, des enumerations, des incises et des parenthèses : « [...] je suis aussi
contre les principes (décilitres pour la valeur morale de toute phrase — trop
de commodité; l'approximation fut inventée par les impressionnistes) » (14).
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Des solécismes — « foudroyer contre », « abondance tropique », « ceux qui
appartiennent à nous » — et des barbarismes insolents menacent le système
de la langue.
Dans la composition d'ensemble du Manifeste la reprise des mêmes idées
jusqu'au ressassement, les dénombrements, les inventaires paniques suggèrent
une pensée qui ne mène nulle part, fermée sur soi, obsessionnelle.
Autour du Manifeste Dada 1918, T. Tzara multiplie les tracts, les décla
rations, les textes de toutes sortes qu'il nomme « manifestes »; le rythme de
cette production s'accélère jusqu'au 2 février 1920 où il organise le spectacle
de 23 manifestes clamés à plusieurs voix dont certains en simultanéité4.
Ce déferlement verbal tourne en dérision une entreprise désespérée :
«Nous savons sagement que nos cerveaux deviendront des coussins douill
ets, que notre antidogmatisme est aussi exclusiviste que le fonctionnaire et
que nous ne sommes pas libres et crions liberté » (9). T. Tzara dénonce la
prétention des manifestes : « Un manifeste est une communication faite au
monde entier, où il n'y a comme prétention que la découverte du moyen de
guérir instantanément la syphilis politique, astronomique, artistique, parle
mentaire, agronomique et littéraire [...] » (54). Il en démasque la composante
narcissique : «Trempez la plume dans un liquide noir avec des intentions
manifestes — ce n'est que votre autobiographie que vous couvez sous le
ventre du cervelet en fleur [...] Et vous voilà, vous, homme simple comme les
autres, après avoir trempé la plume dans l'encre, plein de prétentions...
d'AMBrnONS... d'oRGUEiL... voilà pourquoi vous crèverez tous... » (64-66). Il
condamne même à la limite toute parole puisqu'on ne peut se libérer du passé
de la langue et qu'un discours n'aboutit qu'à maintenir des traditions : « Plus
de paroles!... Ne parlez plus!... Plus de manifestes » (44), « Les plus grandes
erreurs sont les poèmes qu'on a écrits. Le bavardage a une seule raison d'être :
le rajeunissement et le maintien des traditions de la bible » (55), « Les vrais
dadas sont contre Dada s ».
Ces textes ont d'autre part un caractère expérimental et proposent une
pratique du non-sens. On y retrouve l'inflation délibérée de la forme aphoris-
tique (Proclamation sans prétention, 36-37), le choc insolite des mots (Manif
estede Monsieur Aa Vantiphilosophe, 38 sq) mais avec une syntaxe toujours
conforme à l'usage car T. Tzara n'opère jamais selon la recette qu'il donne
« pour faire un poème dadaïste », même dans l'exemple qui prétend illustrer
le procédé (62-63). Les phrases parfois composent un lacis et T. Tzara les dis
pose sur l'espace de la page selon des parcours typo-topographiques binaires
ou ternaires (Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer, V, 58). Certains
textes offrent, sous une limpidité de surface, des failles sémantiques irritantes
n° 13,4. mai
Voir1920,
Bulletin
réimpression
Dada n° M.
6, février
Place, 1920,
Paris. réimpression Université de Nice, 1976; revue Littérature,
5. Bulletin Dada n° 6, p. 3.
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ou inquiétantes (Comment je suis devenu charmant sympathique et délicieux,
75 sq); d'autres ne sont qu'un cri {Hurle, 74).
Finalement T. Tzara se tait, puis, après trois ans, fait acte de littérateur
en publiant une anthologie de manifestes : « coussin douillet ». De texte de
rupture, le Manifeste devient monument littéraire.
Qui-perd-gagne
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