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Texte 3: “Les colchiques” (Apollinaire, Alcools extrait n°1)

Le poème “Les Colchiques” est tiré du recueil Alcools écrit par Apollinaire en 1913. Il appartient au
cycle rhénan, qui concerne le séjour du poète en Allemagne, et traite de sa rupture avec Annie Playden, à
laquelle il a voué un amour sans retour pendant des années. Ce poème est situé symboliquement après la
“Chanson du Mal-Aimé” et peut apparaître comme un renoncement à un amour néfaste. Il s'agit d'un poème
aux tonalités lyrique et élégiaque (plainte amoureuse) qui met en rapport une fleur vénéneuse avec la femme
aimée. Comment Apollinaire détourne-t-il le topos littéraire de la femme-fleur pour évoquer l'amour-poison?

I. La mise en place du rapprochement entre la femme et la fleur toxique

Le titre : on attend par le titre "Les colchiques" un descriptif et une célébration de la nature, un tableau, attente
vite contrée dès le premier vers.
- v.1: “le pré”. C'est le lieu de la poésie bucolique, de l'amour courtois. (poésie du Moyen-Age, qui a donné
naissance au topos de la femme fleur). Ce lieu est immédiatement qualifié négativement par "vénéneux" qui
s’oppose à "mais joli en automne" dans une antithèse annonciatrice du reste du poème. Le poète semble
méfiant face au cadre idyllique.
- Pour confirmer l’impression de distance que le poète prend par rapport au lyrisme amoureux, on observe
l’utilisation des hiatus "le pré est" et “joli en automne". Dès le v.1 on a une dissonance.
- Au v.2 Le pré est en quelque sorte rendu à sa valeur prosaïque : lieu de pâturage pour les bêtes, puisque le
premier nom qui apparaît dans ce vers est "les vaches" suivi du verbe "paître''. Le participe présent "paissant"
indique une action dans la durée qui donne une impression de lenteur, de calme et de tranquillité.
-La lenteur est soulignée par l'assonance en [ã] : "paissant", "lentement", "s'empoisonnent".
La lenteur liée à l'empoisonnement souligne la cruauté. L'empoisonnement est une menace de mort distillée
par la lenteur, cruauté de fait qui va contre la douceur des sonorités (amorce d'allitération en [p].) C’est une
métaphore de la relation du poète avec Annie, qu’il considère comme toxique et qui l’empoisonne peu à peu.
- On a un passage du vers 3 au vers 4 sans coordination grammaticale. Cette absence de liaison est une
insistance sur le lien causal : le colchique est la cause de l'empoisonnement.
Le colchique est tout d'abord désigné par sa couleur : "'couleur de cerne et de lila" est une couleur renvoyant
aux yeux, plutôt négative car le cerne vient de la fatigue. Cette couleur de cerne prépare la comparaison du
vers suivant (v.5). L’ambivalence de cette fleur est soulignée par la seconde couleur: “lilas”, fleur parfumée du
printemps, qui a une connotation plus positive.
-v.5 débute par un rejet avec "y fleurit", verbe dont le sujet est "le colchique". On a une autre juxtaposition sans
liaison avec "tes yeux" qui commence une nouvelle idée, une nouvelle phrase = technique de collage en art
qu’affectionnait Apollinaire. (L’absence de liaison syntaxique (mais/ or…) s’appelle une asyndète). Elle permet
de mettre en avant la comparaison fleur/yeux.
- Le démonstratif “cette fleur-là” est limitatif, il réduit l’association traditionnelle de la femme à la fleur à cette
unique fleur toxique.
- La métonymie au vers 7 (synecdoque) “ma vie pour tes yeux s’empoisonne” réduit la femme aimée au seul
pouvoir destructeur du regard.
- Cette impression négative se retrouve dès le vers 6 avec “violâtre”, suffixe péjoratif qui déprécie la couleur.
- On a encore une double comparaison "comme leur cerne et comme cet automne”. Les colchiques sont définis
par leur couleur et aussi par la forme circulaire de leurs corolles. Ils rappellent la forme et la couleur des yeux.
La couleur caractérise aussi la saison pour le poète. C’est une association surprenante car les couleurs
traditionnellement associées à l’automne sont chaudes (orangé, marron…) et rarement le violet. On peut
comprendre l’automne métaphoriquement comme la fin d’un amour, la fin de cette relation caractérisé par la
toxicité des yeux de la femme aimée.
- "Lentement s'empoisonne" fait un écho au vers 3 pour former une analogie:
v.2 : "les vaches" – "s'empoisonnent".
v.3 : "ma vie" – "s'empoisonne"
Donc le poète s’identifie aux vaches. S’il accepte de s’empoisonner, il n’a pas plus de réflexion qu’un bovin. On
est donc dans l'anti-lyrisme.
II. Le rejet de cet amour-poison et le renoncement du poète

- v.8 On a une rupture entre les deux strophes qui annonce un changement possible de tonalité par une
impression de joie.
- "les enfants de l'école" montre une image du quotidien (prosaïque tout comme les vaches).
- On la présence du bruit "avec fracas" renforcé par les sonorités en [k] (fracas, avec, harmonica). Cette
allitération mise en valeur avec la rime donne une sonorité peu harmonieuse, renforcée par l’assonance en [a].
- Ils sont identifiés par leurs vêtements avec un hiatus : "de hoquetons". L'arrivée des enfants est donc
dissonance et rupture. Avec la synérèse également, "jouant" est une dissonance.
- Le vers 9 marque une autre activité des enfants : la cueillette qui relance la caractérisation des colchiques =
menace de mort donnée par le fait de cueillir. On a encore une allitération en [k] : cueillent – colchiques –
comme.
- On là encore une nouvelle caractérisation des colchiques qui sont comparés aux "mères" dans : "comme des
mères"
- Le comparant "mère" est caractérisé par les "filles de leurs filles " = filiation qui remonte le cours de la
génération = elles sont toutes porteuses de poison. Le poison est traditionnellement un mode d’action féminin
et des légendes sont nombreuses sur les sorcières et les empoisonneuses (voir Médée qui est originaire de
Colchide, d’où le nom de cette fleur). L’aspect maternel est détourné, de positif et rassurant il devient
dangereux. Cette plante est montrée comme entièrement féminine (mère = fille) alors qu'il s'agit d'UN
colchique.
- On a une reprise des yeux de la femme : "paupières" au v.11 qui rappelle la première strophe.
- Cependant le v.12 marque un rejet du poète pour l’image de cette femme. On a une répétition du verbe
"battent" qui donne une allitération en –b- et une idée de désordre. On peut y voir un hypallage: c’est la femme
qui est démente et non le vent.
- Dans la dernière strophe, on retrouve l’image du troupeau comme au début du poème mais cette image est
plus sereine. On a une impression de lenteur et de douceur donnée par le "tout doucement" et par l’assonance
en [ã].
- "gardien de troupeau" est aussi un détail prosaïque qui donne un cadre rural et montre un métier humble. Le
verbe "chante" fait écho à l'harmonica et au fracas de la strophe précédente en amenant de l'harmonie. Ce
verbe fait revenir le lyrisme, qui était la poésie chantée. On a un contraste quotidien / lyrisme : dissonance et
discontinuité voulues par le poète. Mais on a ici référence aussi aux pastorales, des histoires d’amour dans un
cadre champêtre très à la mode au XVIIe et XVIIIe siècle.
- Au v.14 l’'expression "tandis que" annonce une opposition et une rupture. Le mouvement des vaches et celui
du poète. Il s’éloigne de l’amour toxique et le fait en abandonnant toute tentative de lyrisme et d’élégance. Il
utilise le verbe “meugler” qui n’est gracieux ni dans sa signification, ni dans sa sonorité. Le poète tire sa
révérence avec ironie.
- On remarque au vers 15 la réapparition de certains termes dans ce vers comme le terme "automne" présent
uniquement à la rime durant tout le poème. On a donc un effet d'encadrement par sa place en fin de vers au
premier vers et au dernier. (épiphore: répétition en fin de vers).
- On a encore un aspect négatif donné par "mal fleuri" qui constitue presque un oxymore. Il associe le beau et le
laid. C’est une critique par rapport à la femme aimée (anciennement) qui termine le poème.
- sortie des vaches du pré = sortie de l'amour du poète. "abandonnent" "pour toujours" est mis en valeur par
l’effet de l’enjambement et insiste sur la promesse que se fait le poète qu’on ne l’y prendra plus. C’est une sorte
de serment anti-amour.

Ce poème qui montrait la plainte amoureuse finit par détourner totalement le lyrisme amoureux. Empli d’une
certaine ironie, on y trouve aussi une sorte d'engagement à se méfier de l'amour.

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