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EXPLICATION LINÉAIRE : Baudelaire, « Une Charogne » (1857)

Lecture expressive du texte


INTRODUCTION
(Présentation de l’auteur et de l’œuvre) Selon Yves Bonnefoy, poète majeur du XXe, le recueil des Fleurs du mal est « le maître-
livre de notre poésie ». En effet, depuis sa 1e parution en 1857, qui a valu à Baudelaire un procès pour outrage à la morale
publique et aux bonnes mœurs, les FDM a révolutionné la poésie en renouvelant les thèmes et en introduisant la modernité
dans la tradition lyrique occidentale.
(Présentation du texte) Dans « Une Charogne », 27e poème de la section « Spleen et Idéal » des Fleurs du mal, Baudelaire ose
s’attaquer à des thèmes peu habituels en poésie. Il réalise ici le projet des Fleurs du mal (qui explique son titre) : faire du beau
avec du laid. Le poème reflète bien cette double tendance du poète à se diriger à la fois vers la fascination mélancolique pour le
mal et le laid (le « spleen ») et à tenter de s’élever plus haut vers une Beauté transcendante, « idéale ». Ce poème raconte la
rencontre, pendant une promenade amoureuse, avec une charogne. Le poème mêle le lyrisme amoureux à la découverte de ce
cadavre pourrissant. À partir d’un thème morbide, celui d’une « charogne » (corps en décomposition), le poète parvient
toutefois à écrire un poème d’amour en 12 strophes (ici réduit à 9 strophes) dans lequel Baudelaire fait alterner alexandrins et
octosyllabes et utilise des rimes croisées.
(Problématique) Comment le poète parvient-il à transformer l’immonde carcasse en objet poétique ? Nous démontrerons
comment le laid, l’horrible devient objet poétique et source de création.
(Mouvements du texte) 3 mouvements :
- Vers 1 à 16 : la découverte de la charogne
- Vers 17 à 24 : le cadavre en décomposition
- Vers 25 à 36 : les pouvoirs de la poésie

Mouvement 1 : la découverte de la charogne, v.1 à 16


1ère strophe
 Le poète s’adresse à la femme aimée : « rappelez-vous » (impératif), sur un ton amoureux « mon âme » (apostrophe et
déterminant possessif) => il invite tendrement sa dame à se souvenir d’un moment passé ensemble => cela laisse penser qu’il
s’agit d’un poème qui traite d’amour (galant ou précieux). Mais le passé simple « nous vîmes » annonce la surprise à venir.
 V.2 : le cadre est enchanteur propice à l’amour (« beau » - « si doux » => adjectifs mélioratifs et adverbe d’intensité « si »). Mais
la promenade amoureuse va contraster avec l’arrivée choquante d’un cadavre au vers suivant.
 V. 3 : cette charogne apparaît avec le repère spatial « Au détour d’un sentier » montrant que la découverte est soudaine et
inattendue. « une charogne infâme » => l’apparition contraste volontairement avec le début grâce à l’adjectif « infâme » qui
montre le dégoût du locuteur.
 Des antithèses apparaissent alors dans les rimes : « âme/infâme » ; « doux/cailloux » => il y a confrontation du beau et du laid.
 V.4 « lit » : peut désigner le lit de la rivière mais aussi le lit dans la chambre : il prépare la personnification de la carcasse en
femme allongée sur le dos qui va être développée à la strophe suivante.
2ème strophe
V. 5 : personnification et comparaison = la charogne est associée à la femme et à sa sexualité « les jambes en l’air » et cette
sexualité est débridée, comme le montre l’adjectif « lubrique ».
V.6 « brûlante et suant » : évoque la fièvre amoureuse ou la maladie (l’amour/la mort) dans une cascade de termes péjoratifs
« poisons » + « nonchalante et cynique » au V.7. La carcasse est ainsi personnifiée et associée au mal, au pêché.
V.7-8 : « ouvrait … son ventre » : l’imparfait « ouvrait » est le premier d’une longue série qui va structurer la description. Le
ventre évoque les viscères de la charogne mais fait aussi penser à la grossesse, et sa position à l’accouchement. Il y a là une
image paradoxale de la mort et de la fécondité (spleen et idéal / laid et beau / boue et or…)..
Vocabulaire des sens : « brûlante » et « exhalaisons » => Baudelaire donne à voir, toucher, sentir la mort. Elle n’est plus abstraite
mais prend une forme très concrète, et scandaleuse.
3ème strophe
 V.9 : les antithèses qui mêlent le haut et le bas, le beau et le laid se poursuivent : « soleil » / « pourriture » => le soleil
(hauteur) renvoie ainsi à la mort / la pourriture (bas) = il y a fusion du laid et du beau.
 V10 par ailleurs, « cuire à point » est une métaphore culinaire qui vise à choquer.
 V.11 : « grande Nature » : la Nature est personnifiée, grandie, glorifiée par l’adjectif grande et par la majuscule.
 V.12 : « ensemble, elle avait joint » : la nature (la vie) unit alors que la mort décompose.
4ème strophe
 V.13 : il y a à nouveau antithèse entre le haut « le ciel » et le bas « carcasse ». L’oxymore « carcasse superbe » : marque
l’union de la beauté (de l’or = « superbe ») et de l’immonde (de la boue = « carcasse »). Par cette oxymore, l’opposition du
haut et du bas se retrouve, comme mise en abyme, dans la charogne elle-même.
 V.14 : « comme une fleur » comparaison => le cadavre devient fleur, vie, beauté (La boue est transformée en or). Cette
comparaison renvoie au titre du recueil Les Fleurs du Mal. Il y a opposition entre le ton précieux « comme une fleur
s’épanouir » et le sujet = la charogne et la « puanteur » V15.
 V14 et V16 Antithèse à la rime « s’épanouir » / « s’évanouir » + paronymes (mots de sens différents mais de forme voisine)
=> union des contraires.
 V15 et V16 l’odeur pestilentielle est mise en avant par l’adverbe d’intensité « si forte ». Elle provoque un malaise chez la
femme aimée qui manque de « s’évanouir » ce qui est un motif amoureux traditionnel dont Baudelaire semble ici se
moquer…
 Le poème est provocateur car le lyrisme amoureux traditionnel (une promenade, dans la nature, au soleil, la femme aimée qui
s’évanouit…) est détourné au profit d’un cadavre en décomposition : image triviale de la mort. Dans le mouvement 2, cette mort
porte et donne la vie. Elle est source de fécondité.
Mouvement 2 : le cadavre en décomposition, v.17 à 24
5ème strophe
 Dans toute la strophe apparaît le champ lexical de la mort : « mouche », « putride », « noirs », « larves », « épais liquide »,
« haillons » => la mort est évoquée de façon très concrète par la putréfaction, décomposition d’un corps.
 La mort est évoquée dans les 5 sens. La vue « noirs » / l’ouïe « bourdonnaient » / l’odorat-le goût « putride » / le toucher
« épais liquide ». Ce qui la rend une fois de plus concrète.
 L’allitération en [r] V18 à 19 donne à cette vision un caractère grinçant.
 Dans toute la strophe on trouve des verbes de mouvement qui donne de la vie au cadavre : « bourdonnaient », « sortaient »,
« coulaient » + lexique de la vie : « ventre », « vivants » => Baudelaire rapproche à nouveau la mort et l’accouchement, la
fécondité. Le cadavre paraît vivant.
 V18-19 la versification amplifie cette impression de vie qui s’échappe avec par exemple l’enjambement.
 Dans toute la strophe, on relève des groupes nominaux au pluriel (le cadavre multiplie la vie) : « les mouches », « de noirs
bataillons », « de larves », « ces vivants haillons ».
6ème strophe
 V.21 et 22 le mouvement de la strophe 5 se poursuit dans la strophe 6 avec les verbes « descendait, montait », « s’élançait »
ainsi qu’avec la comparaison « comme une vague » et avec le complément circonstanciel de manière « en pétillant ».
 V.23 Cette charogne est le support d’une vie nouvelle qui prolifère, vie encore informe, à laquelle de nombreuses
métaphores vont donner de l’énergie : « souffle vague » V.23. Toutes ces images donnent une respiration à l’évocation du
cadavre qui commence à former un nouveau monde.
 V.24 le corps « vivait en se multipliant » = la vie créatrice triomphe de la mort.
=> Baudelaire donne une image paradoxale de la mort qui porte et donne la vie. On trouve ici son goût pour un rapprochement
des contraires, la mort et la vie, la beauté et la laideur.

Mouvement 3 : le cadavre en décomposition, V 25 à 36


7ème strophe
 V. 25 : conjonction de coordination « Et » + adverbe « pourtant » : marque une rupture, après le récit de la rencontre avec la
carcasse et sa description, le poète semble donner une morale. Le poète projette la femme aimée dans son futur « vous
serez »
 V. 25-26 : comparaison « semblable à cette ordure, A cette horrible infection » : la femme aimée est donc comparée au
cadavre en décomposition. De manière provocatrice, elle est rapprochée des termes très péjoratifs « ordure » et « horrible
infection ».
 V. 27 et 28 Le poète utilise des apostrophes amoureuses : « étoile de mes yeux », « soleil de ma nature », « mon ange »,
« ma passion » qui sont des clins d’œil à la poésie plus traditionnelle où la femme aimée est d’habitude valorisée… Or, ici, le
rapprochement avec la charogne est assez ironique ! Il y a donc un contraste entre les apostrophes amoureuses et la
comparaison avec le cadavre. Le rapprochement entre la femme aimée et le cadavre est choquant et provoquant.
8ème strophe
 V. 29 : par la phrase nominale exclamative « Oui ! » : le poète, insiste et semble se réjouir de la mort à venir
 V.29 « telle vous serez » (répétition du v.21) : confirmation de la comparaison et de la décomposition future de la femme.
 V.29 : « ô reine des grâces » : décalage entre le ton et le sujet => héroï-comique (ton noble pour sujet vulgaire / ton vulgaire
pour sujet noble : burlesque). Les Grâces sont dans la mythologie, les déesses de la beauté => or, on comprend que la
beauté est elle aussi périssable…
 V30 et 31 Deux connecteurs temporels « Après » et « Quand » qui marquent le passage de la vie à la mort et un complément
circonstanciel de lieu : « sous l’herbe et les floraisons grasses » : la femme sera enterrée, mais au-dessus de son corps en
décomposition, l’herbe poussera, et les fleurs s’épanouiront => l’idée à nouveau que la vie est liée à la mort.
 V.32 « Moisir parmi les ossements » = à nouveau une image choquante et une vision inattendue donnée de la femme
aimée…
9ème strophe
 V.33 L’adverbe « Alors » sonne la conclusion de poème. « ô ma beauté » est une nouvelle apostrophe lyrique. « dîtes » : est
un impératif présent qui montre que la mort devient de plus en plus proche et inéluctable.
 V.33-34 « la vermine qui vous mangera de baisers » : la mort est à nouveau sensuelle. La vermine n’accélère pas la
décomposition du cadavre mais le mange de baisers. L’image qui au départ devrait être repoussante devient agréable.
 V.35 première apparition du pronom « je » : le poète s’exprime pour la première fois à la première personne / « nous » du
début => la femme meurt et le poète demeure.
 V.35-36 « la forme et l’essence divine de mes amours décomposés » : le poète par opposition à la femme est du côté du divin
et de l’or grâce à la poésie. Baudelaire proclame la supériorité de l’art sur le monde matériel. La poésie traverse le temps.
L’artiste est celui qui recompose ce que la mort a décomposé, il unit (comme la vie) ce qui se désagrège.
 L’alchimie poétique opère : la décomposition de la femme aimée est transformée en poème, la boue en or.

CONCLUSION
(Synthèse) Dans ce poème, Baudelaire mêle les topos du lyrisme amoureux à l’apparition provocante d’une carcasse en
décomposition. Il refuse une poésie qui évoquerait un amour idéalisé et compare de façon scandaleuse la femme aimée au
cadavre. Face à cette poésie de sujets idéaux, il préfère son idéal poétique : cultiver ses fleurs du mal. La mort se montre alors
sous son vrai visage, un visage repoussant : un corps en putréfaction. Toutefois, le processus poétique transforme la charogne
en fleur, la mort prend vie. Le poète est l’alchimiste qui opère cette transformation de la boue en or.
(Ouverture) On peut rapprocher ce texte du tableau de Rembrandt, Bœuf écorché, dans lequel la mort est montrée dans ce
qu’elle a de plus violent mais est également transcendée par l’Art du peintre. On peut aussi penser au texte de Francis Ponge
« Le morceau de viande » dans Le Parti pris des choses où le poète transforme un aliment du quotidien en univers poétique.

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