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EXPLICATION LINEAIRE DE « MORS », de Victor Hugo (texte n°3 pour les 1G6)

Première partie : v.1 à v.5. Le poète-narrateur décrit une scène, une vision.
Un verbe de vision ouvre le poème : « je vis » (v.1). Le poète est donc lui-même témoin d'une scène,
comme souvent dans les Contemplations (le poète se promène et décrit ce qu'il voit et entend). Mais
rapidement, on sent qu'il ne s'agit pas d'une balade. Certes, le personnage central possède une faux, le
complément circonstanciel de lieu indique « dans son champ », et les participes présents (« moissonant et
fauchant ») appartiennent au domaine agricole. Mais on ne sait pas ce qu'elle moissonne, ce qu'elle fauche (il
n'y a pas de COD), et deux indices nous font sentir qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle « faucheuse ».
D'une part, l'auteur utilise le déterminant démonstratif « cette », plutôt que l'indéfini « une », et « cette
faucheuse » désigne soit quelqu'un présent sous nos yeux, soit une référence commune (cette ''fameuse''
faucheuse). Ce n'est donc pas une femme dans un champ. D'autre part, le titre latin du poème (« Mors »)
nous indique qu'il est probablement question de la mort. On peut donc en déduire que « cette faucheuse » est
la mort, sous son apparence allégorique de faucheuse des âmes. Cela se confirme à la fois par la périphrase
« noir squelette », qui désigne la faucheuse, par le champ lexical macabre qui est déployé dans les premiers
vers (« noir », « crépuscule », « ombre »), et par les sonorités qui accompagnent l'apparition effrayante. On
peut percevoir en effet trois « ch » très marqués dans les deux premiers vers (« faucheuse », « champ »,
« fauchant ») qui peuvent imiter le bruit de la faux qui chuinte dans l'air en s'abattant. De plus, la répétition
régulière de la voyelle ouverte « an » (« champ », « grand » « moissonant », « fauchant », « laissant ») peut
faire entendre les « grands pas » de la faucheuse (le « an » est à la fois très sonore et désagréable à cause de
la nasalisation). Ensuite vient une allitération en « s » dans le troisième vers, qui peut faire entendre le
sifflement de son passage, suivie dans le quatrième vers d'une allitération en « r », qui fait entendre l'effet
que produit son passage : « tout tremble et recule », et même les mots tressaillent. En revanche, le cinquième
vers est plus doux : il n'y a aucune occlusive, ce qui est remarquable, et on sent donc plus de légèreté, ce qui
va avec le sens des mots : nous sommes passés du « noir », du « crépuscule » (v.3) aux « lueurs », qui brillent
par contraste dans cette obscurité. Nous sommes également passés des verbes d'action (« elle allait »,
« moissonnant », « fauchant », v.2) à un verbe de perception « l'homme suivait des yeux ». Nous passons
donc logiquement du bruit de la faucheuse au silence des reflets sur la faux, comme si nous avions pris du
recul. Et en effet, le poète semble à l'abri : il se sert des deux hémistiches de l'alexandrin classique pour créer
une césure forte dans le premier vers : d'un côté « je », de l'autre « elle », qui d'ailleurs possède « son
champ », dans lequel le poète semble ne pas s'inclure. Pourtant, le champ de la mort ne semble pas avoir de
borne, puisque l'espace décrit dans le poème a toute l'immensité de « l'ombre » et du « crépuscule » en toile
de fond (vers 4), et on peut penser que le « champ » de la mort, c'est métaphoriquement la Terre tout entière :
il est donc étrange que le poète ne soit pas dedans. Il s'efface même complètement pour laisser place à un
autre témoin : « l'homme », dont on ne sait rien (il représente donc probablement l'espèce humaine). Cet
homme semble plus près de la faucheuse que le « je » : il est dans le tableau, tandis que le poète est
littéralement hors-champ. Contrairement aux poèmes de promenade, il s'agit plutôt ici d'une vision, au sens
prophétique du terme : le poète a accès à une autre dimension de la réalité, dans laquelle on peut
véritablement voir la mort. Mais le poète, tout comme « l'homme » du vers 5, est limité face à la mort à une
contemplation impuissante, et ne peut qu'espérer, en « suivant des yeux les lueurs de la faulx », que celle-ci
ne lui tombera pas sur le nez.
Deuxième partie : v.6 à v.10 : le poète-visionnaire énumère les métamorphoses du Temps.
Le passage suivant commence par un « et » qui indique la conséquence (comme dans « j'ai pris une
voiture et me voilà »). Nous allons donc assister aux conséquences du passage de la mort. En effet, jusqu'ici,
nous ne savions pas ce qu'elle moissonnait. On commence donc par une élévation progressive, grâce déjà à la
répétition du « triomphe » (comme ce n'est pas le même mot mais de deux mots d'une même famille, on dit
« un polyptote »), et ensuite grâce au sens du mot « arc » : les « arcs triomphaux » sont plus hauts que les
« triomphateurs », on s'élève. De plus, les sonorités sont tonitruantes, avec l'allitération en « t ». Mais cette
parade humaine, qui englobe dans son pluriel (les triomphateurs) les hommes les plus forts, rappelant les
empereurs romains qui revenaient de la guerre et passaient sous les arcs de triomphe, est bien la dernière
parade. Elle n'est présente que pour mieux se faire faucher. Ce qui est remarquable, c'est que c'est le son
« phaux » dans « triomphaux » qui, venant rappeler la « faux » à la rime, provoque la chute. Et pour illustrer
cette chute, Hugo fait littéralement tomber dans le vers suivant le verbe « Tombaient » : c'est ce qu'on appelle
un rejet (rejet dans le vers suivant). L'élan du vers triomphal est cassé, et le mot « tombaient » est mis en
valeur par sa présence inattendue dans le vers suivant. Et la phrase ne s'arrête pas là : le point-virgule nous
fait repartir sur une énumération des nombreuses victimes de la mort : « Babylone », « le trône », « les
roses », « les enfants », « l'or », « les yeux des mères ». Cette étrange liste est fortement symbolique :
Babylone représente la grande ville, « le trône » le pouvoir, « les roses » l'amour, « l'or » la richesse. Seuls
« les enfants » sont à prendre au sens propre, ce qui est intéressant à remarquer dans ce livre IV où Victor
Hugo construit le tombeau de sa fille Léopoldine. Et chacun de ces éléments subit l'action toute-puissante de
« elle », c'est-à-dire de la faucheuse, c'est-à-dire de la mort, et cette toute-puissance est soulignée par
l'imparfait du verbe « elle changeait », qui indique une action continue, ou répétée. Or cette action, c'est la
métamorphose de tout en son contraire, soulignée ici par un jeu d'antithèses. Première antithèse : Babylone
est devenue « désert », et cet exemple historique nous laisse méditer sur le fait que nos civilisations, que
nous croyons éternelles, sont mortelles. Ensuite, par un chiasme, le trône et l'échafaud se croisent et
deviennent interchangeables : celui qui régnait hier passera demain à la guillotine (probable référence à
l'exécution de Louis XVI), et les bourreaux d'hier seront les rois de demain (probable référence à la Terreur
qui s'ensuivit). Dans le vers suivant, nouvelle antithèse : les roses sont transformées en « fumier », ce qui est
à la fois vrai sur le plan scientifique et marquant sur le plan poétique (le « fumier » est odorant !). Puis l'or
est transformé en cendre, ce qui n'est pas possible physiquement, mais illustre symboliquement que toute la
richesse accumulée se dissout face à l'éternité. Néanmoins, les deux autres transformations sont différentes,
car les « oiseaux » et les « ruisseaux » ne sont pas connotés péjorativement, contrairement à la « cendre », à
l' « échafaud », ou au « fumier », liés à la mort. Au contraire, ils sont plutôt liés à la vie, à la nature, telle
qu'elle était présente dans la partie « Autrefois » des Contemplations. La métamorphose des « enfants en
oiseaux » est donc ici pleine d'espoir : les oiseaux, symboles des âmes innocentes, s'envolent pour gagner un
autre monde (un paradis ?), ou reviennent habiter celui-ci avec la légèreté chantante qu'on leur connaît (Hugo
a déjà écrit sa croyance en la réincarnation dans le poème III,1). En revanche, les parents, représentés ici par
les mères, demeurent seuls, non pas réduits en cendre, mais condamnés à pleurer : les « ruisseaux »
métaphorisent hyperboliquement les larmes qui ne peuvent s'arrêter de couler. Tout juste peut-on espérer que
ces « oiseaux » rencontrent ces « ruisseaux » (rencontre qui a lieu ici à petite distance grâce à la rime suivie),
et qu'ils reconstruisent à eux deux un printemps, ou l'une de ces scènes campagnardes, bucoliques dont les
premiers livres débordaient. Mais ce n'est pas vers cela que la suite du texte se dirige : l'espoir est réduit ici à
n'être qu'une faible lueur dans l'obscurité.

Troisième partie : v.11 à 18. Le poète-musicien fait entendre l'écho de la lamentation universelle.
• v.11-12 : tiret de dialogue, donc discours rapporté → Le « Je » n'a rien dit, la mort n'a pas parlé,
ni l'homme, ni les triomphateurs, etc. La seule parole du poème est ici, et ce sont les mères qui sont
capables de les prononcer, et c'est un cri.
• Impérarif : « Rends-nous » → C'est une exigence d'une collectivité humaine à quelqu'un → à la
mort ? Non, car elles demandent ensuite « pourquoi l'avoir fait naître » → marchandage avec Dieu
(c'est l'une des phases du deuil).
• Antithèse « mourir / naître » + question → ce n'est pas une question rhétorique, c'est une vraie
question, mais à laquelle il n'y a pas de réponse. Pourquoi naître si on doit mourir ensuite ? Question
métaphysique (au-delà de la physique), qui touche aux deux extrémités de l'existence humaine.
Universalité de cette question, d'où le « nous » du vers 11.
• Hyperbole : « Ce n'était qu'un sanglot » → Donne l'impression d'un sanglot unique qui s'élève de la
terre. Il y a harmonie, et même unisson (terme de musique : tous les instruments font la même note)
mais dans la douleur.
• Parallélisme et antithèse : « En haut, en bas » → permet de représenter l'ensemble de l'univers.

• Fricatives sifflantes « z » (pensez aux liaisons!) et « s » : « Des mains aux doigts osseux
sortaient » → monstruosité de ce mouvement fantastique.
• Sonorités désagréables : « grabats » → monstruosité.

• Personnification : « des mains sortaient » → Sans le reste du corps ! Êtres surnaturels, indéfinis
(déterminant indéfini : « des »)
• Allitération en « s » : « Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre » → Bruit du vent.

• Champs lexicaux de trois des cinq sens : la vue (« noirs », « sombre », « ombre », « nuit » →
monde sans couleur) ; l'ouïe (« criaient », « sanglot », « bruissaient » → monde bruyant) ; le toucher
(« mains », « doigts osseux », « froid », « frissonnant » → monde sec, hivernal). Pas de goût ni de
parfum → monde sans vie.
• Hyperbole « sans nombre » → impression d'infini. Ce que Hugo considère là, c'est l'ensemble des
morts depuis la nuit des temps.
• Allitération en « p » : « les peuples éperdus » → comme un bégaiement, qui va avec le sens de
« éperdus » (qui sont perdus, sans espoir)
• Pluriel « les peuples » singulier « la faulx » → toute-puissance de la mort face à l'humanité tout
entière (il suffit d'une faux pour tous ces peuples).
• Animalisation « Un troupeau » → diminution de la puissance humaine pour mettre en valeur la
puissance de la mort.
• Sens du mot « frissonnant » → mot souvent employé par Hugo pour le « frisson » métaphysique,
que l'on ressent lorsqu'on est face à l'infini, face à ce qui nous dépasse.
• Hyperbole « Tout » → récapitule la liste des v.6 à 10 et en ajoutant à la liste des victimes le reste de
la Terre.
• Accumulation : « deuil, épouvante et nuit » → un sentiment, une émotion et une perception. Trois
manières de percevoir le monde, qui s'accumulent dans le pessimisme.

Quatrième partie : v.19-20. Le poète-prophète voit au-delà de la mort.


• Complément circonstanciel de lieu : « Derrière elle » → ouverture d'un autre espace. On a eu
beaucoup de « sous » (« sous la faulx », « sous ses pieds »), on a eu « en haut », « en bas ». On peut
supposer que la mort sillonait le champ de droite à gauche (« moissonant et fauchant »). Tout
l'espace du tableau était soumis à la mort. Mais là il y a une troisième dimension, dans la
profondeur : « derrière ». On voit ce qui était caché jusque-là.
• L'avant-dernière rime était en « ui » (deux voyelles fermées) ; on finit par une rime en
« a » (voyelle ouverte) → élargissement. Ce qui était une impasse s'ouvre finalement sur un nouvel
espace.
• Antithèse : « nuit / flammes » : la flamme apparaît sur fond de nuit par effet de contraste.

• Connotations : « douces flammes » → sens de la vue (lumière) et du toucher (la douceur vient
contraster avec la sécheresse des « doigts osseux » ; la chaleur vient contraster avec le « vent
froid »).
• Oxymore : « baigné de flammes » → fusion de l'élément liquide et du feu → adoucit les flammes +
impression magique.
• Sens des mots : « le front baigné de douces flammes » → probablement une auréole. Ce n'est donc
ni de la flamme, ni de l'eau, mais quelque chose d'aérien, léger, autour du front, une énergie, un
rayonnement (rappelez-vous : « Tout a des rayons »). D'habitude c'est l'oeil qui rayonne, ici c'est
toute la tête → on s'approche de la source du rayonnement, du divin.
• Référence : « un ange » → être-messager (angelos = le messager, en grec), qui fait le pont entre la
Terre et le ciel. Lié dans différentes religions au paradis, à l'au-delà. Proche de l'oiseau (voir leçon
sur l'oiseau dans les Contemplations).
• Sens du mot : « souriant » → Etrange sourire que celui de cet ange devant le macabre spectacle.
S'oppose à « moissonant et fauchant », autres participes présents liés à l'être surnaturel qu'est la mort.
Contrairement à la mort, il n'agit pas. Soit il se moque (peu probable car il est valorisé), soit il sait ce
que l'on ne sait pas (mais le poème s'achève sans réponse, sans donner la parole à l'ange → au lecteur
de deviner).
• Métaphore : « la gerbe d'âmes » → Les corps sont tombés, mais les âmes se sont envolées jusqu'à
l'ange → espoir. L'image de la « gerbe » donne forme aux âmes, on peut mieux s'imaginer ce
bouquet. Il y a par cette métaphore un rapprochement entre le divin abstrait (l'âme, l'ange) et la terre
(la gerbe de fleurs coupées dans le champ). Permet de faire boucler le poème avec un retour à la
métaphore du « champ ». On pensait ce champ dévasté, il a finalement été cueilli, et sa beauté est
préservée.

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