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Balzac, La Peau de chagrin (1831), partie I : « Le Talisman »

L’orgie chez le banquier Taillefer

[Amorce] On connaît Balzac comme un démiurge doté d’une force créatrice admirable incarnée dans la colossale
Comédie humaine. Il publie justement autour du thème de l'énergie vitale son premier succès, La Peau de chagrin, en
1831 : c’est un roman qui prendra place dans les « Etudes philosophiques » de l’architecture générale. Balzac y raconte
le destin tragique du jeune aristocrate désargenté Raphaël de Valentin, venu à Paris chercher la gloire et la fortune, sa
vie se trouvant bouleversée par la possession d’une peau magique qui réalise les désirs mais rétrécit à chaque fois.
Appelé « conte philosophique », le roman traite ainsi l’idée que la vie décroît en proportion des désirs satisfaits, et que
notre énergie vitale s’épuise d’autant plus vite que nous vivons intensément. [Situation extrait] À la fin de la première
partie « Le Talisman », Raphaël a repoussé son suicide, acquiert la peau de chagrin et rencontre par un curieux hasard
trois amis qui l’emmènent à une fête luxueuse donnée par le richissime et immoral banquier Taillefer, dans son superbe
hôtel particulier. Il s’agit d’un véritable banquet, où les meilleurs vins coulent à flot, et la soirée se poursuit avec l’arrivée
de courtisanes. L’affluence, le luxe, l’alcool, les étreintes donnent lieu à une scène de débauche que décrit ici le narrateur
au moment où l’hésitation de Raphaël et Emile entre rêve et cauchemar devient plus forte. [LECTURE]
Quelles sont les caractéristiques du tableau de la débauche peint par le narrateur ? Dans un premier mouvement, des
lignes 1 à 11, le narrateur fait de cette scène de puissance du luxe et de la débauche un tableau infernal, qu’il transforme
progressivement en moment esthétique : une œuvre d’art. Dans un second mouvement, le narrateur revient à Raphaël et
Emile, prisonniers des illusions de cette scène où la réalité tend vers le rêve.

I - Le narrateur fait une description d’ensemble de l’orgie, scène de puissance du luxe et de la débauche qui devient scène
infernale ; mais il transforme aussi cette scène en une œuvre d’art. (l.1 à 11)

• l.1 à 6 : la scène de débauche est une scène infernale.

Contempler en ce moment les salons, c'était avoir une vue anticipée du Pandémonium de Milton.
- Phrase programmatique : la mise en valeur du verbe et la précision temporelle (implication supposée du lecteur,
présence explicite du narrateur omniscient via le démonstratif) indiquent que Balzac va faire « une scène », à
laquelle il prétend donner l’aspect de l’œuvre de Milton, immense poète anglais : ambition et création artistiques,
annonce du travail sur la langue et mythification de sa propre œuvre. L’hôtel du richissime Taillefer (pluriel des
« salons) est donc le siège d’un pouvoir infernal : corruption morale de l’aristocratie (ce personnage a un passé
criminel : son opulence est née dans le sang et la lâcheté, cf. L’Auberge rouge). Raphaël, présenté comme un « ange
sans rayon » dès l’incipit, devait finir par s’y trouver.
- La référence donne d’emblée l’association entre paradis (mais perdu, œuvre de Milton) et enfer, ce dernier aspect
étant particulièrement frappant pour la scène : la débauche de l’orgie sera rendue dans son mouvement de chaos,
mais une grande beauté va se dégager de l’ensemble. Les plaisirs des sens, excessifs, conduisent à la capitale
chaotique de Satan.

Les flammes bleues du punch coloraient d'une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses
folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d'un feu
d'artifice.
- Confirmation du rapprochement, avec « flammes » et « infernale » : les assistants prennent une couleur fantastique
orangée, et bleue (comme, déjà, des cadavres). L’ivresse est excessive (adverbe « encore »), et le saladier de punch
apparaît comme un foyer (le rhum doit flamber ; on le consomme avec excès ; les flammes sont par ailleurs un écho
à l’énergie brûlée dans les excès de la débauche).
- Le déploiement de la phrase sur les « danses folles » mime celui de l’ « énergie » qui se dépense, qualifiée par
l’adj. « sauvage », qui vient renforcer l’adj. « folles », puisque l’humanité quitte les participants (qui sont en
Enfer…) ; il n’est question que de mouvements (« danses », « animaient », « excitaient ») et de « rires », de « cris ».
Les sons eux-mêmes sont très travaillés avant et dans la comparaison : assonance en [i] strident, en [f] pour
l’essoufflement des danseurs, et en [k] et dentales pour les « détonations ». Dépense brutale, brève, d’énergie,
comme des explosions mais généralisées. Quelque chose de primitif se réveille, dans une insistance sur la lumière :
les reflets des flammes sont relayés par les éclats des feux d’artifice = flammes infernales.
Jonchés de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient l'image d'un champ de bataille. L'atmosphère était
chaude de vin, de plaisirs et de paroles.
- Phrase cruciale qui dit le rapport entre la fête et la mort, bien mise en valeur par la répétition au début dans un
octosyllabe et rappelée à la fin (« champ de bataille »), par l’initiale identique [m], et l’écho des deux noms.
Antithèse entre les deux lieux confortables (placés au cœur des images de mort) et la comparaison finale. Le thème
de la mort, annoncé par l’enfer et la couleur bleue des cadavres, se développe.
- « Jonchés » implique un grand nombre de personnes, ce qu’exprimait déjà le pluriel plus haut : c’est une fête
immense ; déploiement fastueux. La débauche est une dépense d’énergie jusqu’au simulacre de la mort, et passant
par la destruction.
- La chaleur répète l’allusion aux flammes, puis l’embrasement des sens et des conversations, tandis qu’un rythme
ternaire, renforcé par les sonorités (p, l, r, z) des deux derniers noms, donne à cette phrase brève l’allure d’un résumé
complet, qui simplifie aux composantes essentielles d’une scène réelle, alors que la suite mettra l’accent sur la
dimension irréelle.

• l.6 à 11 : le narrateur transforme la scène de débauche en moment esthétique ; création d’une œuvre d’art

L'ivresse, l'amour, le délire, l'oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages, écrits sur les tapis, exprimés par le
désordre, et jetaient sur tous les regards de légers voiles qui faisaient voir dans l'air des vapeurs enivrantes.
- Phrase riche et développée où les pluriels suggèrent encore l’abondance, la profusion, lieux et participants.
L’omniscience du narrateur se lit dans les participes « écrits » et « exprimés » : Balzac se voit bien comme un
déchiffreur de sens cachés, et aussi dans le fait qu’il ait accès aux « cœurs » des convives, et à leurs yeux embués.
C’est la tâche qu’il assigne au romancier.
- Accumulation et gradation au début (« délire, oubli du monde » : déshumanisation qui se poursuit cf. sauvage et
morts supra), puis rythmes binaires (avec développement du second membre), qui expriment une totalité, et les
allitérations en [v] miment le caractère éthéré des « voiles » et des « vapeurs », pour dire que la vue se trouble dans
l’ivresse et la moiteur. Phrase au rythme en expansion. L’adjectif « enivrantes » revient sur le thème de l’alcool, et
associé à « vapeurs » insiste sur la dématérialisation ou la déréalisation qui commence.

Il s'était ému, comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une poussière brillante à travers laquelle se
jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques. Cà et là, des groupes de figures enlacées se
confondaient avec les marbres blancs, nobles chefs-d'œuvre de la sculpture qui ornaient les appartements.
- Etrange tournure impersonnelle, qui exprime peut-être la particularité du phénomène, son aspect à la limite du
fantastique : « s’était ému ». Insistance sur la lumière, dans la comparaison précise et la poussière « brillante ». En
même temps c’est l’image de l’inanité qui ressort (les grains de poussière traversés par la lumière), inanité que le
romancier là encore n’hésite pas à explorer, pour y voir « bandes, formes, luttes » ; son omniscience se retrouve
aussi dans le plus-que-parfait, qui marque l’antériorité d’une cause sur le phénomène. Les deux superlatifs créent
un rythme binaire en même temps qu’ils soulignent l’extraordinaire du rien. L’oscillation, l’hésitation entre le jeu
(« jouaient ») et la lutte est à rapprocher de l’ambiguïté entre la fête et la mort, et fait aussi allusion aux ébats sexuels.
- La phrase se rapproche de la peinture, par l’importance donnée encore à la lumière, (cf. plus haut « Colorer », «
teinte » : les êtres changeaient d’aspect, l.2) et par les adjectifs « capricieuses » (Goya et les Caprices ? réimpression
en 1821 et Delacroix en fait des études et copies en 1827) et « grotesques », le grotesque étant un genre pictural et
artistique (apparenté au baroque, essentiel dans ce passage si visuel).
- Nouvelle incursion dans l’art, cette fois de la sculpture (« groupes, figures, marbres, chefs-d’œuvre ») : la scène
que décrit Balzac doit rivaliser avec les autres arts picturaux. En même temps, on peut penser que ces personnes
risquent la pétrification dans leurs postures : elles deviennent des œuvres d’art certes, mais des choses aussi, comme
les autres qui « ornent » le lieu, ou des cadavres, immobiles.
- Pluriel systématique. Cette profusion rejoint le genre baroque, de même que le complément de lieu. Dans cette
phrase pas d’allusion à une dégradation vers l’animalité, mais de la beauté. La débauche des enlacements est
transformée en œuvre d’art.

II - Le narrateur s’intéresse à nouveau à ses protagonistes Raphaël et Emile, prisonniers des illusions de cette scène où la réalité
se défait et tend vers le rêve.
Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et dans leurs organes, un dernier
frémissement, simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu'il y avait de réel dans les fantaisies
bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés.
- Omniscience du narrateur qui fait, lui, la différence entre réel et illusion ; le péril de cette fête est de jeter dans
l’illusion (« trompeuse », « simulacre ») toute-puissante Raphaël et Emile : cette omniscience est affirmée par la
subordonnée concessive, et par l’adjectif péremptoire « impossible ». « Fantaisies et tableaux » relèvent encore de
l’art pictural, et de l’art baroque (cf. épithètes) – l’adjectif surnaturel assume l’intrusion du fantastique dans le
réalisme du roman (cf. le talisman qu’est la peau).
- Deux fois deux rythmes binaires (le second annulant le premier : « impossible de reconnaître » > « conservassent…
lucidité trompeuse »)) insufflent à la phrase cette hésitation entre deux possibilités (« réel / possible » d’un côté
et, de l’autre, « bizarres / surnaturels », ce dernier adjectif renvoyant au fantastique). La figure de l’oxymore est
révélatrice aussi de cette dualité : « lucidité trompeuse ».
- Allitérations en [s] et [z] dans toute la phrase, et par exemple dans la relative qui met en valeur les passages
innombrables devant les regards (cf. adverbe « encore », et le résultat : « lassés » ; imparfait itératif). Il y a une
satiété à mettre sur le même plan que l’ivresse : une ivresse du regard, une forme d’hypnotisme et de
saturation ; c’est aussi l’annonce de l’endormissement et de l’engourdissement.

Le ciel étouffant de nos rêves, l'ardente suavité que contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle agilité
chargée de chaînes, enfin les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil, les assaillaient si vivement,
- Quatre sujets (des GN avec chacun une expansion), énumérés dans une gradation d’adverbes « surtout, enfin »,
donnent l’impression effectivement d’assaillir les personnages (réduits à de brefs pronoms personnels « les »,
« ils ») dans un groupe verbal minimal par rapport à l’ensemble. Le verbe reprend l’idée de combat du « champ de
bataille : après la « lutte » où le plaisir vainc les participants, ce sont les deux amis qui luttent entre réalité et
rêve.
- L’accent est mis sur l’irréalité que développaient déjà les dernières phrases : air chargé de vapeurs, poussière
brillante en suspension, groupes presque statufiés, perception affaiblie du réel ; le narrateur insiste sur la dimension
du « rêve », avec l’allitération [f / v] immatérielle et vaporeuse et d’autres jeux sonores (g-ch-g-ch), et une
expansion certaine. La dualité entre plaisir de la fête et danger latent se retrouve dans les groupes nominaux :
« ciel étouffant », « ardente suavité », « agilité / chaînes », et plus loin « jeux / cauchemar ». On retrouve là quelques
idées contraires de matérialité allant jusqu’à la douleur (« étouffant, ardent, chargée de chaînes ») appliquées à des
qualités positives : « suavité, agilité ».

qu'ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d'un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont
perdus pour l'oreille.
- La réalité s’est effacée devant la scène picturale et la scène rêvée. Balzac entretient l’ambiguïté entre rêve et
« cauchemar », et les deux subordonnées relatives finales, de même longueur et de même construction, en montrent
une caractéristique : le silence qui va de pair avec la saturation du visuel dans la perception onirique –aspect
fantastique.
- La subordonnée consécutive met l’accent sur le résultat, effectif, et donc sur la puissance du spectacle : celui-ci ravit
les deux personnages au sens étymologique, les arrache à la réalité. Le seul passé simple du passage (« ils prirent »)
montre clairement qu’une étape a été franchie.
- Cette longue phrase (l.15 à 19) montre l’accomplissement du phénomène, cerné et rendu par le narrateur
omniscient ; phrase d’analyse, avec le possessif « nos », plus général.

[Bilan] Ainsi, par la description qu’il fait de cette scène de débauche, le narrateur en souligne la puissance et le luxe,
et la transforme en œuvre d’art ; il montre dans un second temps que cette puissance prend ses personnages au piège
d’une confusion fantastique entre une réalité qui se défait et une illusion toute puissante. L’orgie dans le luxe fait entrer
les deux personnages dans un monde infernal, surnaturel ; le narrateur, lui, saisit l’occasion de créer, de faire œuvre
esthétique à partir de la débauche, en rivalisant avec le poète Milton et d’autres formes d’art.
[Ouverture] Balzac associe parfaitement dans ce passage son projet moral et philosophique, d’une part d’étudier la
société se livrant aux soirées de débauche où l’on dépense sans compter pour des plaisirs éphémères, et celui d’autre
part de faire œuvre d’artiste tant sont nombreuses les références aux arts.

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