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Explication linéaire 11 (Œuvre intégrale)

XCI. — LES PETITES VIEILLES

À Victor Hugo.

1 Dans les plis sinueux des vieilles capitales,


Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,
Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,
Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

5 Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,


Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus
Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.
Sous des jupons troués et sous de froids tissus

Ils rampent, flagellés par les bises iniques,


10 Frémissant au fracas roulant des omnibus,
Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;


Se traînent, comme font les animaux blessés,
15 Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ;
Ils ont les yeux divins de la petite fille
20 Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

Les Fleurs du mal, section Tableaux parisiens,


de Charles Baudelaire, 1861.
Charles Baudelaire (1821-1867) :
Influencé par le romantisme dont il est un continuateur, défenseur de la modernité et
de la recherche du beau.

Les Fleurs du mal :


Première publication en 1857, censuré pour « outrage à la morale ». (cf le travail sur
le sens du titre)

Tableaux parisiens :
Section qui dresse un portrait de la ville de Paris, changeante et se modernisant, à
l’époque d’Haussmann.

Les Petites vieilles :


• Poème publié lors de la seconde édition (1861).
• Poème en quatre parties, on étudie ici un extrait de la première (5 premières
strophes).
• 5 quatrains en alexandrin.
• Une rencontre fantomatique dans Paris, après les Sept vieillards.
• Personnages monstrueux mais qui suscitent l’affection du poète.

Singularité : nous nous demanderons…


… comment une rencontre monstrueuse et fantomatique permet au poète de sublimer
la misère et le passé parisien.

Trois mouvements :
• Une rencontre dans Paris — 1er quatrain
• Le portrait des vieilles — quatrains 2 à 4
• Fascination pour le regard — quatrain 5
• Titre du poème : adjectif «  petites  » (sens plutôt affectif) + adjectif substantivé
«  vieilles  ». Baudelaire offre un poème à la vieillesse, qui est un sujet peut
avantageux et qu’il met à l’honneur, cela correspond bien aux Fleurs du Mal.

I. Le poète dans Paris (premier quatrain)

Premier quatrain
• Description du cadre du poème : environnement urbain.
• « plis sinueux » désigne les ruelles encore labyrinthiques du vieux Paris (≠ bld
haussmanien).
• La métaphore «  plis sinueux  » dresse un parallèle entre la vieille ville et les
petites vielles, en comparant les ruelles aux rides : les «  petites vieilles  »
représentent le vieux Paris.
• « des vieilles capitales », Paris n’est pas directement nommé. Le pluriel sous-
entend une généralisation, comme si cela aurait pu se passer ailleurs, dans une
autre capitale. Reprise du terme « vieille ».

• Antithèse « horreur » / « enchantements » : le mot « horreur » est mis en relief par


l’apposition. L'esthétique baudelairienne se met en place (alchimie, boue/or).
La ville est le lieu de l’alchimie poétique.

• Expression du sujet poétique «  je  », au centre du quatrain, au centre de la ville.


Image du poète errant dans la ville, observant : « guetter ».

• Le poète est présenté dans un état de Spleen : « humeurs fatales » (cf étymologie
spleen) auquel il ne peut échapper : « obéissant », «  fatales ». Sujet lyrique.

• Périphrase « Des êtres singuliers  », COD de «  guetter  » : le poète cherche à


observer la particularité, l’originalité, la marginalité.

• Nouvelle antithèse : adj. «  décrépits  » (décomposition, boue, vieillesse) et


«  charmants  » (beauté mais aussi charme, magie : «  charmant  » rime avec
« enchantement ») pour qualifier « ces être singuliers ». (boue et or)
II.Le portrait des vieilles (quatrains 2 à 4)

Second quatrain
• Début du portrait des « petites vieilles », description de leur démarche.

• Présentées à travers la métaphore du «  monstre  » : le terme est répété deux fois


dans la strophe.

• Elles sont caractérisées par leur apparence difforme. Champ lexical de la


difformité : «  disloqués  », «  brisés  », «  bossus  », «  tordus  ». Personnages
déshumanisés. Ce réseau lexical introduit une dynamique vers le bas, vers le sol et
donc la boue, que l’on va retrouver dans les strophes suivantes.

• Les deux rejets («  Eponine ou Laïs !  » et «  Ou tordus, aimons-les !  »), avec les
exclamations à la césure permettent de casser le vers : difformité.

• Assonance en [i] (vers 5-6) : harmonie imitative d’un son strident. Un cri de
souffrance : on est face à une description cruelle qui frôle le fantastique.

• Antithèse entre « monstres » et « femmes » :


• L’antithèse insiste sur l’effet dévastateur de la vieillesse : ces femmes sont
devenues des monstres.
• Les deux termes sont placés en début en fin de vers.
• Opposition reprise avec «  Éponine (guerrière gauloise) ou Laïs (courtisane
grecque)  ». Opposition entre vertu et vice (les deux se côtoient dans
l’esthétique baudelairienne).

• L’impératif « aimons-les! » interpelle le lecteur, et sollicite chez lui un sentiment


de bienveillance. Il s’agit de le pousser à reconsidérer la laideur en terme de
valeur, car se sont des êtres humains (accentuée avec « femme » et « âme » à la
rime).
• Baudelaire est attiré par le laid, et l’horreur de la matière dans laquelle se
débat l’âme.

• Rappel de leur passé. Elles ont été des femmes : « jupons », « tissus », mais leur
féminité a connu une déchéance : « troués » et « froids ». Cette déchéance renvoie
à la vieillesse, et donc à la mort. Le chiasme grammaticale insiste sur cette fatalité.
• La répétition du terme « sous » invite le lecteur à renverser son regard, à aller
au-delà de l’apparence.
Troisième quatrain
• Le 3e quatrain est lié au précédent par un rejet (suite de la phrase) : « ils rampent ».

• Le pronom «  ils  » reprend le terme «  monstre  » : les «  petites vieilles  » sont


décrites au masculin, nouvelle marque de la déchéance de leur féminité.

• Métaphore filée de l’animal, qui poursuit l’image du monstre : «  rampent  », «


flanc ». Dynamique vers le bas : ces femmes sont plus proches de la boue que des
cieux.

• Dimension pathétique : ces «  petites vieilles  » sont maltraitées par ce qui les
entoure :
• Maltraitées par la nature (« flagellés », qui sous-entend des femmes battues).
Harmonie imitative pour mimer un vent désagréable : répétition du son [z]
(« bises iniques »), allitération en [s] et en [fl]
• Maltraitées par la ville moderne (« fracas roulant des omnibus ») : allitérations
en [r] et en [fr].
• La vision de Baudelaire de la ville est entre nostalgie et modernité.

• Dimension pathétique : elles semblent s’accrocher à ce qui semble être leur seul
bien :
• comparaison « reliques » : sens religieux ironique, connotation de vieillesse.
• «  brodés de fleur » représente la beauté passée, et « rébus » laisse planer une
certain mystère sur les vieilles (nécessité de les déchiffrer, d’aller au delà des
apparences).

Quatrième quatrain
• Parallélisme de construction par rapport à la strophe précédente : « ils rampent » /
«  ils trottent  ». Reprise du pronom personnel masculin qui renvoie aux
« monstres ».

• Nouvelle comparaison, qui réifie les vieilles : «  marionnettes  », accentué dans


désarticulation par la diérèse. On observe une gradation dans la déshumanisation.

• Poursuite de la métaphore filée de l’animal : «  trottent  », «  se traînent  »,


comparaison «  comme font les animaux blessés  ». Dynamique vers le bas.
« blessés » poursuit le registre pathétique.
• Cette déshumanisation des « petites vieilles » se poursuit :
• «  dansent sans vouloir danser  » marque une incapacité à gérer leur corps.
Dimension pathétique.
• l’apostrophe «  pauvres  sonnettes  » poursuit la réification (le mot rime avec
« marionnette ».
• Référence à la «  La Cloche fêlée  » (poème LXXIV), la «  sonnette  »
correspond à la vieillesse et au temps qui passe et est donc une composante du
spleen.
• « Où se pend un démon sans pitié » (cf « Au lecteur ») : imitation du marteau
de la sonnette qui pend. Tristesse de la condition de ces femmes. « sans pitié »
poursuit le registre pathétique.

III.Fascination pour le regard (dernier quatrain)

• Enchaînement par contre rejet : «  tout cassés / Qu’ils sont  ». Cet enchaînement
«  casse  » la structure traditionnelle du poème tout en imitant le sens du vers
(« cassés ») et en poursuivant l’esthétique de la dislocation.
• Une marque de la modernité de l’écriture de Baudelaire. L’alchimie permet
une exploration, une nouvelle écriture poétique

• La mention des «  yeux  » redonne de l’humanité à ces vieilles. Cependant, il y a


deux comparaisons effrayantes qui réifient ce regard :
• « perçants » et « vrille » : idée de pointe qui perce, de contrainte, et même de
douleur. Un regard qui attaque ce qu’il voit.
• « luisant » et « ces trous où l’eau dort dans la nuit » : image qui renvoie aux
égouts, au cloaque (= boue). Image paradoxale (antithèse entre « luisant » et
« nuit »), qui aide à construire l’univers fantastique (« l’eau dort » fait écho au
démon du vers 16). Image d’un bouche d’égout, d’une eau sombre où se
reflète (« luisant ») la lune, un lampadaire (« la nuit »).
• Dimension fantastique : ces yeux ont le pouvoir de pénétrer l’âme et le
pouvoir de changer la nuit en lumière = boue en or

• Ce reflet de lumière dans cette eau noire permet un renversement étonnant, on


passe d’un regard inquiétant à un regard d’enfant :
• Antithèse entre l’adjectif « divins » et « ces trous où l’eau dort dans la nuit ».
• Il y a toujours une lueur au fond du regard noir des «  petites
vieilles » (« perçants », « luisant »), que l’on retrouve dans celui de la « petite
fille » (l’adjectif « divins » peut signifier quelque chose de lumineux).
• Les vieilles sont transformées en «  petite fille  » (écho avec la répétition de
l’adjectif qualificatif « petite »). Le temps est inversé, Baudelaire fait surgir, dans
cette laideur, une certaine jeunesse (les deux verbes d’action « s’étonne » et « rit »
évoquent la vitalité), voire même de la beauté. Cela amplifie la fascination du
poète.

• Les yeux « luisants » des petites vieilles se retrouvent dans les yeux « divins » de
la petite fille, elle-même attirée par « tout ce qui reluit ». Ce reflet de lumière est la
marque d’un regard vif, attiré par ce qui brille comme lui : une image du regard du
poète.

• «  nuit  » rime avec «  reluit » : transmutation de la boue en or, la nuit devient


lumière.

• La poésie nouvelle transgresse les frontières entre les réalités : vieillesse/jeunesse,


mort/vie, beau/laid, démon/divin, nuit/lumière… boue/or. Transgression,
transmutation.

Conclusion
• Paris est le lieux parfait pour décrire le sale, le boueux : le lieu de la transmutation.
• Baudelaire parvient à tirer l’éternité de ce qui est transitoire : les vielles sont dans le
passé, elles sont les vestiges de celui-ci, mais sont aussi dans le présent puisqu’il
les observe, et dans le futur pour toujours grâce à cette poésie qui les immortalisent.

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