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Texte

Rien en toi n’est jamais atteint,


il fallait des années peut-être pour que je le sache,
mais rien en toi n’est jamais atteint,
tu n’as pas mal
-si tu avais mal, tu ne le dirais pas, j’ai appris cela à mon tour-
et tout ton malheur n’est qu’une façon de répondre,
une façon que tu as de répondre,
d’être là devant les autres et ne pas les laisser entrer.
C’est ta manière à toi, ton allure,
le malheur sur le visage comme d’autres un air de crétinerie satisfaite,
tu as choisi ça et cela t’a servi et tu l’as conservé.

Et nous, nous nous sommes fait du mal à notre tour,


chacun n’avait rien à se reprocher
et ce ne pouvait être que les autres qui te nuisaient et nous rendaient responsables tous
ensemble,
moi, eux,
et peu à peu,c’était de ma faute,ce ne pouvait être que de ma faute.
On devait m’aimer trop puisque on ne t’aimait pas assez
et on voulut me reprendre alors ce qu’on ne me donnait pas,
et ne me donna plus rien,
et j’étais là, couvert de bonté sans intérêt à ne jamais devoir
me plaindre,
à sourire, à jouer,
à être satisfait, comblé,
tiens, le mot, comblé,
alors que toi ,toujours, inexplicablement, tu suais le malheur
dont rien ni personne, malgré tous ces efforts, n’aurait su
te distraire et te sauver.

Et lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu


nous abandonnas,
je ne sais plus quel mot définitif tu nous jeta à la tête,
je dus encore être le responsable,
être silencieux et admettre la fatalité, et te plaindre aussi,
m’inquiéter de toi à distance
et ne plus jamais oser dire un mot contre toi,
rester là, comme un benêt, à t’attendre.

Moi, je suis la personne la plus heureuse de la terre,


et il ne m’arrive jamais rien,
et m’arrive-t-il quelque chose que je ne peux me plaindre,
puisque, « à l’ordinaire »,
il ne m’arrive jamais rien.

Introduction

Jean-Luc Lagarce est un dramaturge, écrivain contemporain auteur de la pièce Juste la fin
du monde écrite en 1990, deux ans après avoir appris qu’il était atteint du sida et condamné.
Il décédera à l’âge de 38 ans.
Cette pièce est un huis-clos formé de cinq personnages, la mère, Louis, sa sœur Suzanne,
son frère Antoine et sa femme Catherine, la scène se passe dans la maison de la mère, un
dimanche. Louis, personnage principal revient dans sa famille après 12 ans d’absence pour
annoncer sa mort prochaine, il est malade du sida. L’allusion autobiographique se double
d’une référence tragique car rien ne se dit facilement dans le cercle familial, la parole se
cherche, se perd pour finalement ne révéler que les crises.
Notre passage est un monologue d’Antoine, situé à la scène 3 de la deuxième partie dans
lequel il s'adresse à son frère Louis dans une longue tirade.

Annonce de la problématique et du plan

En quoi cette scène révèle-t-elle la complexité d'une rivalité fraternelle ?

I] un frère faux, trompeur et hypocrite : du début à la ligne 14 "tu l'as conservé"


II] La construction du ressentiment d'Antoine de “et nous, nous nous sommes fait du mal” à
“te distraire et te sauver”
III] Lignes 36 à 45 : Antoine, un frère sacrifié
IV] Lignes 46 à la fin : Antoine, un frère impuissant

Analyse

I] un frère faux, trompeur et hypocrite : du début à la ligne 14 "tu l'as


conservé"

Antoine reproche à son frère Louis d'être un personnage faux, de tricher.


La première phrase "Rien en toi n'est jamais atteint" répétée deux fois, lignes 1 et 3, fait écho à
l'expression "de ne pas les laisser entrer" pour souligner l'idée que Louis est inaccessible,
intouchable et qu'il se sert du malheur pour se protéger des autres. Les propos d'Antoine
accentuent l'écart entre ce que Louis est vraiment et l'image qu'il donne de lui.

Le portrait repose sur la connaissance qu'Antoine a de Louis, "il fallait des années peut-être pour
que je le sache". C'est une connaissance de longue date valorisée par le complément
circonstanciel "des années", elle donne matière aux propos tenus d'Antoine et se confirme par
les verbes savoir et apprendre, "que je le sache", ligne 2 et "j'ai appris cela", ligne 5.
La perception qu'Antoine a de Louis fonctionne sur le principe de l'ironie dramatique : il aurait
toujours joué le malheur sans être réellement malheureux, sans être atteint, au moment même
où le public, lui, sait que ce malheur est réel, que la mort viendra et qu'il n'a pas pu l'annoncer :
cette ironie se traduit dans la remarque "si tu avais mal, tu ne le dirais pas". La tirade devient une
oraison funèbre cruelle et ironique, Antoine ignore qu'il s'agit d'un discours d'adieu.

Antoine poursuit sa tirade en mettant en avant la contradiction et l'hypocrisie de son frère par
l'emploi de phrases négatives qui nient le malheur réel de Louis : "Tu n'as pas mal". Le champ
lexical du malheur "une façon que tu as de répondre", "ta manière à toi", ligne 11, "le malheur
sur le visage", ligne 12, "un air de crânerie", ligne 13, insiste selon Antoine sur le choix volontaire
de Louis d'afficher son malheur et de construire ainsi ses relations avec les autres. L'idée se
confirme par le rythme ternaire, "tu as choisi ça, et cela t'a servi et tu l'as conservé", ligne 14.

II] La construction du ressentiment d'Antoine de “et nous, nous nous


sommes fait du mal” à “te distraire et te sauver”

Loin de fonctionner comme un dénouement, cette tirade est focalisée sur le passé, elle ne
lutte plus pour un présent. Elle se focalise sur le mal fait par Louis.

Antoine s'associe à la famille par l'emploi de la première personne du pluriel "nous",


"notre" et le déterminant associé à l'adverbe, "tous ensemble". Mais dès la ligne 19, la
dissociation d'Antoine avec le reste de sa famille est marquée par les pronoms séparés par
une virgule, "Moi, eux". Désormais Antoine est associé au pronom de la première
personne jusqu'à la fin du deuxième mouvement, "ma faute", "me reprendre", "m'aimer". La
famille est représentée par le pronom indéfini "on" et Louis par la deuxième personne.

Antoine semble prendre en charge la culpabilité "ma faute" alors qu'au début du
mouvement, la culpabilité concerne toute la famille, "nous rendaient responsables tous
ensemble". Le champ lexical de la culpabilité domine et fait écho au poids du passé,
"n'avait rien à se reprocher", "responsables", lignes 15 et 16, "faute", "de ma faute", lignes
20 et 21.

"Peu à peu", ligne 20 insiste sur la gradation croissante de la culpabilité d'Antoine seul,
"c'était de ma faute, ça ne pouvait être que de ma faute". Dès la ligne 22, Antoine met en
avant l'expression du sentiment de n'être pas aimé et l'explique par "puisque" qui justifie le
détournement de tout l'amour familial sur Louis, mis en valeur par les antithèses, "trop",
"pas assez", "reprendre", "donnait pas". La tristesse de cet aveu est mise en avant par la
brièveté du vers et par la place finale du pronom indéfini "rien", ligne 26.

Le parallélisme des phrases lignes 22 à 25, "on devait m'aimer trop puisque on ne t'aimait
pas assez et on voulut me reprendre alors ce qu'on ne me donnait plus", souligne
l'opposition entre les deux frères : la mauvaise répartition de l'amour entre Louis et Antoine.
Ce dernier estime avoir été privé d'amour au profit de Louis. Sont ainsi nées des inégalités
comme le montrent les connecteurs logiques de cause "puisque" et de conséquence
"alors", lignes 22 et 24.
A la fin de ce deuxième mouvement, Antoine met en scène l'idée d'un bonheur forcé,
évoqué par l'énumération des verbes des lignes 29 à 31, "à ne jamais devoir me plaindre, à
sourire, à jouer, à être satisfait, comblé". Le groupe nominal "bonté sans intérêt" reflète le
sentiment d'inutilité d'Antoine. Au contraire, Louis est associé au malheur par la métaphore
"tu suais le malheur", les hyperboles "toujours", "rien ni personne", "sauver". Ce n'est
qu'une posture car Louis doit seulement s'appliquer à avoir l'air malheureux.

III] Lignes 36 à 45 : Antoine, un frère sacrifié

L'anaphore ternaire "lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu nous


abandonnas", marque le départ de Louis de la maison familiale avec une gradation et une
épanorthose qui traduisent la douleur de la famille.
Cette situation tragique transparaît à travers le champ lexical de la tragédie "admettre la
fatalité", "te plaindre", "m'inquiète".

L'immobilité de la famille suggérée après le départ de Louis à travers les expressions "ne plus
oser dire", "ne plus oser penser", "rester là", "t'attendre" connote l'idée d'une mort symbolique.
Antoine semble être condamné au silence, "être silencieux", ligne 40, "ne plus jamais oser dire
un mot", ligne 43 et à se soucier pour son frère Louis, "te plaindre", ligne 40, "m'inquiéter de toi à
distance", ligne 42.
La vie d'Antoine semble se vider. Le groupe verbal "rester là" traduit son immobilité, "comme un
benêt" ligne 45 évoque l'absence de pensée, "A t'attendre" suggère la posture de tous les
membres de la famille dans l'attente du retour de Louis.

IV] Lignes 46 à la fin : Antoine, un frère impuissant

Le vide de la vie d'Antoine est suggéré par l'antiphrase ironique de la ligne 46 "Moi je suis la
personne la plus heureuse de la terre".
Il se définit avec emphase "Moi je suis" en opposition à Louis, il en est l'antithèse puisque ce
dernier a monopolisé le droit au malheur.
Il se voit privé du droit de se plaindre et d'exprimer ses souffrances "c'est comme si il ne m'était
rien arrivé, jamais". Il insiste sur la banalité de sa vie par la répétition "il ne m'arrive jamais rien".
La tirade d'Antoine se termine comme elle a commencé par l'idée de "Rien".

Conclusion

Cette tirade reflète la complexité de la rivalité fraternelle. Antoine accable Louis de culpabilité
tout en le considérant avec amour et compassion. Louis est à la fois source de malheur et
d'amour pour toute la famille. Le ressentiment d'Antoine est aussi l'expression de l'attachement à
son frère.

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