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1ERE - SEQUENCE 2 : Manon Lescaut, Abbé Prévost, 1731

Parcours : personnages en marge, plaisirs du romanesque


« En quoi des personnages en marge peuvent-ils susciter notre intérêt dans un roman ? »

Lecture linéaire n°2 : l’évasion de Saint-Lazare

Texte à annoter

1 J’aperçus les clefs qui étaient sur sa table. Je les pris et je le priai de me suivre, en
faisant le moins de bruit qu’il pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure que nous
avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec un soupir : Ah ! mon fils, ah ! qui
l’aurait cru ? Point de bruit, mon Père, répétais-je de mon côté à tout moment. Enfin nous
5 arrivâmes à une espèce de barrière, qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais déjà
libre, et j’étais derrière le Père, avec ma chandelle dans une main et mon pistolet dans l’autre.
Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique, qui couchait dans une petite chambre
voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon Père
le crut apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna, avec beaucoup d’imprudence, de
10 venir à son secours. C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer1. Je ne le
marchandai2 point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. Voilà de quoi vous êtes cause,
mon Père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela ne vous empêche point
d’achever, ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis
heureusement et je trouvai, à quatre pas, Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa
15 promesse.
Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’il n’avait pas entendu tirer un pistolet. C’est
votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? Cependant je le remerciai d’avoir
eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare3 pour longtemps. Nous
allâmes passer la nuit chez un traiteur4, où je me remis un peu de la mauvaise chère que j’avais
20 faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoins m’y livrer au plaisir. Je souffrais
mortellement dans Manon. Il faut la délivrer, dis-je à mes trois amis. Je n’ai souhaité la liberté
que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse5 ; pour moi, j’y emploierai
jusqu’à ma vie.
L’Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1753

1. Balancer : hésiter. 2. Le marchandai : l’épargnai. 3. Saint-Lazare : prison qui accueillait des jeunes gens de bonne famille,
que des religieux étaient chargés de corriger de leur indiscipline. 4. Traiteur : restaurateur. 5. Adresse : ruse.
Lecture linéaire n°2 : l’évasion de Saint-Lazare

Eléments de correction
Éléments de contexte
Ce texte est extrait de Manon Lescaut, un roman publié par l’abbé Prévost d’abord en
Hollande en 1731, puis en France en 1734. Après avoir été censurée, l’œuvre sera revue, corrigée
et rééditée en 1753. Le roman raconte la passion dévorante de deux jeunes gens que socialement
tout sépare. Cet amour transgressif est très vite condamné par la société et entraînera les deux
amants dans de folles aventures. Punis pour leurs exactions, les amants ont été séparés et incarcérés
dans les prisons de Saint-Lazare et de l’Hôpital. Le jeune homme, qui ne songe qu’à libérer Manon,
doit pour cela s’évader d’abord. Il y parvient grâce à l’arme que lui a prêtée Lescaut, le frère de la
jeune femme, mais au prix du meurtre d’un domestique. Le roman d’aventures pose des questions
morales dès lors que la passion conduit des Grieux à braver toute autre loi que celle du cœur.

Lecture expressive du passage

Projet de lecture
• En quoi cette évasion marque-t-elle la déchéance définitive de des Grieux ?
OU
• Comment le récit d’une libération annonce-t-il une perpétuelle condamnation à la marginalité ?

Mouvements du passage – Annonce du plan pour répondre au projet de lecture


• l. 1 à 6 → récit d’une libération
• l. 7 à 15 → meurtre d’un domestique : marginalité progressive
• l. 16 à 23 → d’une évasion à l’autre

Lecture linéaire

Premier mouvement – récit d’une libération (l.1 à 6)


→ Des G. prend en charge l’évasion : omniprésence du pronom de la première personne du
singulier « je » et succession d’actions au passé simple : « j’aperçus », « je les pris et je le priai ».
L’autre personnage, le Père, est relayé au second plan : « je le priai » => le pronom personnel « le »
est COD. Le bruit, mot répété trois fois dans l’extrait, est important dans la mise en œuvre de
l’évasion car il peut la mettre en péril. Il est d’ailleurs qualifié par le superlatif d’infériorité « le
moins » et suivi du verbe « pourrait » au conditionnel présent. Le gérondif « en faisant » marque la
simultanéité des actions. Ce passage montre la détermination de des Grieux et la rapidité de l’action.
→ Le Père est contraint d’écouter et de suivre les instructions de des Grieux. Le passif « il fut
obligé » montre qu’il n’a pas le choix, il ne peut faire autrement.
→ Le lecteur suit les étapes de l’évasion de des G. « à mesure que » renforce le suspense de la scène.
Le « je » fait place au « nous » : les actions se font donc à deux désormais, mais c’est tout de même
le Père qui va au-devant du danger « il ouvrait une porte ». L’avancée des deux hommes est rythmée
par de courts dialogues martelée par des phrases courtes, le verbe « répétait » à l’imparfait à valeur
de répétition (« il me répétait », « répétais-je ») et qui rendent compte de l’état d’esprit de chacun :
le désespoir du Père (exclamation + « soupir » + interjections « ah » X2 + apostrophe « mon fils »
+ question rhétorique « qui l’aurait cru ? ») et les supplications de des G. qui a peur qu’ils soient
entendus/repérés (phrase nominale + négation à valeur d’ordre : « point de bruit » + apostrophe
« mon Père »).
→ L’adverbe « enfin » montre que des Grieux commence à envisager la fin de l’évasion et sa liberté
prochaine. Les éléments « les clefs », « une espèce de barrière », « la grande porte de la rue » que
des G. cite au fur et à mesure de son récit, symbolisent son emprisonnement dont il devient maître.
Grâce à l’écart temporel, le « je » narrant met en évidence la naïveté du « je » narré : modalisateur
« je me croyais ». Le passage descriptif crée une pause qui renforce le suspense et témoigne d’une
tension palpable : polysyndète « et » « et », parallélisme « dans une main », « dans l’autre » +
« pistolet » = symbole du danger, risque encouru => annonce le drame à venir.
[Transition] Ce passage raconte une évasion qui se double symboliquement d’une libération de l’autorité paternelle,
qu’elle soit religieuse ou biologique.

Deuxième mouvement – meurtre d’un domestique (l.7 à 15)


→ La perspective d’une liberté prochaine est mise en péril par la présence d’un domestique. La
longue phrase va attiser le suspense de la scène : plusieurs actions vont être simultanées :
 la subordonnée circonstancielle de temps introduite par la locution conjonctive « pendant
que »
 « entendant » : participe présent
 « se lève et met » : présent de narration qui dramatise l’action
+ « s’empressait » = souligne l’inquiétude du Père, la subordonnée relative « qui couchait dans
une petite chambre voisine » = retarde l’action en créant une pause. Le bruit que redoutait
des Grieux a alerté le domestique.
→ Pendant un instant, le Père semble avoir un espoir de faire arrêter des Grieux. Mais cela n’est
qu’une illusion, comme l’indique le modalisateur « crut », l’adverbe de manière « apparemment »
et le CC de manière « avec beaucoup d’imprudence ». Le Père redevient sujet de l’action « il lui
ordonna » : son discours change de ton.
→ Le présentatif « c’était » à l’imparfait suivi du groupe nominal « puissant coquin »
(modalisateur qui tend à justifier l’acte de des Grieux) retarde l’action. L’enchaînement de verbes
d’action au passé simple « s’élança », « marchandai », « lâchai » : rend compte d’une scène
romanesque pleine de rebondissements. Le courage du domestique (absence d’hésitation : emploi
de la négation => préposition « sans ») est instantanément stoppé par la détermination de des
Grieux (négation totale « ne... point » + juxtaposition qui marque l’enchaînement des actions) qui
le tue aussitôt.
→ Le discours direct de des Grieux lui permet de justifier son action et plaide, d’une certaine
façon son innocence. « Voilà de quoi vous êtes cause » : il rend le Père coupable. Prétention
« fièrement ».
→ Le Père n’a donc plus le choix : il doit obéir à des Grieux et le laisser s’enfuir (« que cela ne
vous empêche point » = mort euphémisée « cela », négation totale « ne...point »). La conjonction
de coordination « mais » marque un retour à l’évasion. À la violence verbale s’ajoute une violence
gestuelle avec le gérondif « en le poussant ». « Il n’osa refuser » = soumission du Père.
→ Le « je » est de nouveau omniprésent dans la dernière phrase du mouvement : « je sortis », « je
trouvai », « m’attendait » = le Père est évincé. L’adverbe de manière « heureusement » souligne
l’issue positive de l’évasion et les retrouvailles avec Lescaut et deux autres marginaux.

La prison et la malchance condamnent des Grieux à commettre des exactions et à verser dans la marginalité. Il
accepte ce nouveau statut et se prépare à une nouvelle action hors la loi avec l’évasion de Manon.

Troisième mouvement – d’une évasion à l’autre (l.16 à 23)


→ Le mouvement s’ouvre sur une phrase simple brève. L’emploi du pronom personnel « nous »
symbolise la fraternité et l’union dans cette famille de marginaux à laquelle des Grieux appartient
désormais. À travers le discours indirect, Lescaut revient sur le bruit qu’il a entendu. Aussitôt, dans
un discours direct, des Grieux se déresponsabilise de nouveau « c’est votre faute » + phrase
interrogative « pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? ». Cette attitude revendicative est nouvelle
chez le personnage, qui justifie ses exactions en montrant que la société et la Fortune l’obligent à
agir ainsi. L’adverbe « cependant » marque une opposition et met en évidence la reconnaissance de
des Grieux au regard de cette « précaution » et la nécessité de l’acte : préposition « sans » + locution
adverbiale « sans doute » pour pouvoir s’échapper de Saint-Lazare.
→ Retour à une vie « normale » tout de même marquée par l’univers sombre « la nuit » et les sévices
de la prison « je me remis », adverbe d’intensité « un peu », adjectif péjoratif « de la mauvaise
chère », et par l’impossibilité de des Grieux à profiter pleinement : adverbe de négation « ne » suivi
de l’adverbe « néanmoins ». La fin de l’extrait est marquée par la prédominance de la mort qui
annonce une fin tragique de l’histoire.
→ L’amour est passionnel et déchirant s’il n’est pas vécu à deux : la tournure impersonnelle « il
faut » souligne la nécessité d’aller libérer Manon. La liberté de des Grieux n’a de sens que pour
permettre celle de Manon (négation restrictive « je n’ai souhaité la liberté que dans cette vue »).
→ Des Grieux fait donc appel à ses « trois amis » : nouvelle amitié qui s’est construite dans la
marginalité. La subordonnée interrogative indirecte annonce une nouvelle transgression qui
reposera sur le vice « le secours de votre adresse ».
→ La seule limite sera la mort : emploi de l’hyperbole « mortellement », « jusqu’à la mort » = des
Grieux se présent comme un amant chevaleresque et galant. On voit ici s’exprimer le caractère
ravageur et aliénant de la passion amoureuse.

[Transition] La passion de des Grieux le condamne à libérer celle qu’il aime afin que l’union qu’il réalise ici par les
mots et en intention s’accomplisse dans les faits.

Conclusion

Cet extrait est une scène d’évasion romanesque de des Grieux de Saint-Lazare. Cette
évasion en appelle une autre quelques pages plus loin à l’Hôpital. Ce passage, qui mélange action
et passion, montre que, par amour, des Grieux devient un marginal qui se libère des lois sociales
pour se condamner à une marginalité perpétuelle. Cette scène romanesque, placée sous le signe de
l’aventure et du sentiment, s’inscrit dans une longue tradition littéraire, tout en conservant sa
singularité. Malgré sa libération, des Grieux semble toutefois prisonnier de sa passion pour Manon
et condamné à jamais à la marginalité.

[Ouverture : le récit subjectif du crime de Meursault dans L’Étranger d’Albert Camus lorsqu’il tue l’arabe]

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