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Texte à annoter
1 J’aperçus les clefs qui étaient sur sa table. Je les pris et je le priai de me suivre, en
faisant le moins de bruit qu’il pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure que nous
avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec un soupir : Ah ! mon fils, ah ! qui
l’aurait cru ? Point de bruit, mon Père, répétais-je de mon côté à tout moment. Enfin nous
5 arrivâmes à une espèce de barrière, qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais déjà
libre, et j’étais derrière le Père, avec ma chandelle dans une main et mon pistolet dans l’autre.
Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique, qui couchait dans une petite chambre
voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon Père
le crut apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna, avec beaucoup d’imprudence, de
10 venir à son secours. C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer1. Je ne le
marchandai2 point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. Voilà de quoi vous êtes cause,
mon Père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela ne vous empêche point
d’achever, ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis
heureusement et je trouvai, à quatre pas, Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa
15 promesse.
Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’il n’avait pas entendu tirer un pistolet. C’est
votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? Cependant je le remerciai d’avoir
eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare3 pour longtemps. Nous
allâmes passer la nuit chez un traiteur4, où je me remis un peu de la mauvaise chère que j’avais
20 faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoins m’y livrer au plaisir. Je souffrais
mortellement dans Manon. Il faut la délivrer, dis-je à mes trois amis. Je n’ai souhaité la liberté
que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse5 ; pour moi, j’y emploierai
jusqu’à ma vie.
L’Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1753
1. Balancer : hésiter. 2. Le marchandai : l’épargnai. 3. Saint-Lazare : prison qui accueillait des jeunes gens de bonne famille,
que des religieux étaient chargés de corriger de leur indiscipline. 4. Traiteur : restaurateur. 5. Adresse : ruse.
Lecture linéaire n°2 : l’évasion de Saint-Lazare
Eléments de correction
Éléments de contexte
Ce texte est extrait de Manon Lescaut, un roman publié par l’abbé Prévost d’abord en
Hollande en 1731, puis en France en 1734. Après avoir été censurée, l’œuvre sera revue, corrigée
et rééditée en 1753. Le roman raconte la passion dévorante de deux jeunes gens que socialement
tout sépare. Cet amour transgressif est très vite condamné par la société et entraînera les deux
amants dans de folles aventures. Punis pour leurs exactions, les amants ont été séparés et incarcérés
dans les prisons de Saint-Lazare et de l’Hôpital. Le jeune homme, qui ne songe qu’à libérer Manon,
doit pour cela s’évader d’abord. Il y parvient grâce à l’arme que lui a prêtée Lescaut, le frère de la
jeune femme, mais au prix du meurtre d’un domestique. Le roman d’aventures pose des questions
morales dès lors que la passion conduit des Grieux à braver toute autre loi que celle du cœur.
Projet de lecture
• En quoi cette évasion marque-t-elle la déchéance définitive de des Grieux ?
OU
• Comment le récit d’une libération annonce-t-il une perpétuelle condamnation à la marginalité ?
Lecture linéaire
La prison et la malchance condamnent des Grieux à commettre des exactions et à verser dans la marginalité. Il
accepte ce nouveau statut et se prépare à une nouvelle action hors la loi avec l’évasion de Manon.
[Transition] La passion de des Grieux le condamne à libérer celle qu’il aime afin que l’union qu’il réalise ici par les
mots et en intention s’accomplisse dans les faits.
Conclusion
Cet extrait est une scène d’évasion romanesque de des Grieux de Saint-Lazare. Cette
évasion en appelle une autre quelques pages plus loin à l’Hôpital. Ce passage, qui mélange action
et passion, montre que, par amour, des Grieux devient un marginal qui se libère des lois sociales
pour se condamner à une marginalité perpétuelle. Cette scène romanesque, placée sous le signe de
l’aventure et du sentiment, s’inscrit dans une longue tradition littéraire, tout en conservant sa
singularité. Malgré sa libération, des Grieux semble toutefois prisonnier de sa passion pour Manon
et condamné à jamais à la marginalité.
[Ouverture : le récit subjectif du crime de Meursault dans L’Étranger d’Albert Camus lorsqu’il tue l’arabe]