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l’entretien

mœbius production

18 TÉLÉRAMA 3168 | 29 SEPTEMBRE 2010


“J’ai très tôt
été attiré
par l’envers
du décor”

Mœbius
Personnalité double, fasciné par
le chamanisme, Jean Giraud-Mœbius

I
a fait entrer la BD française dans l’âge
adulte. Une exposition consacre son art.
Il y a toujours en Jean Giraud un gamin de 10 ans et demi. Le
même qui passait des heures à sa fenêtre à décrypter le vol des
hirondelles ou à jouer dans la rue avec les fils d’ouvriers italiens
de Fontenay-sous-Bois. Pape de la BD, idole du neuvième art,
à 72 ans, le petit banlieusard est devenu capital, mais le temps
n’a entamé ni sa gouaille, ni son enthousiasme. Créateur
de Blueberry, d’Arzach et de L’Incal, pilier de Pilote, cofondateur
de Métal hurlant : Jean Giraud-Mœbius est une icône de la culture
populaire mondiale. L’un des très rares artistes francophones
dont le nom sert de passeport un peu partout sur la planète,
chez tous les professionnels de l’image, qu’ils tiennent un crayon,
une caméra ou une console de jeux. De Miyazaki à George Lucas,
des auteurs de comics aux mangakas japonais, des nostalgiques
du western aux enfants de la science-fiction, l’Internationale
mœbiusienne ne compte plus ses membres. Alors qu’après
un purgatoire de plus de trente ans Arzach renaît enfin de ses
cendres, la Fondation Cartier consacre jusqu’en mars 2011 (!) une
exposition à Jean Giraud-Mœbius, à la mesure de ce génial rêveur
de formes et d’univers.
Un dessinateur de BD dans un lieu consacré à l’art
contemporain, c’est assez rare.
J’ai toujours eu la prétention démesurée et insolente d’être
un pont entre la BD et l’art. Les petits Mickeys, les nez cassés,
les grandes oreilles appartiennent à la même tradition que les
gravures rupestres ou les toiles exposées dans les musées <

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le dessinateur mœbius entretien

< nationaux : celle du dessin. Bien sûr, la BD est à l’origine le fruit A voir avec son inconscient… Evidemment, c’est
d’une culture populaire bouillonnante, une expression brute, une Exposition “Transe moins populaire et Mœbius a longtemps été
forme”, du 12 oct.
soupe primitive, mais avec le temps, ses critères graphiques ont au 13 mars, à la la danseuse de Giraud.
évolué et ont parfois rejoint ceux de l’art contemporain. Sur mes Fondation Cartier, La science-fiction est un de vos terrains de
261, bd Raspail,
cinquante années de travail, si j’essaie d’être vraiment honnête, il Paris 14e.
jeu favoris. Comment y avez-vous atterri ?
y a beaucoup de scories et peut-être une petite dizaine de dessins Tél : 01-42-18-56-50.Grâce à mon père. Mes parents ont divorcé
qui émerge et pourra un jour être posée à côté de ceux de Picasso, Catalogue de lorsque j’avais 3 ans, mais ils n’habitaient
l’exposition, 304 p.
Rembrandt, David et consorts, sans que l’on crie au scandale. 250 reproductions pas loin l’un de l’autre. A mes yeux, mon père
Pourquoi la BD a-t-elle aussi peu de reconnaissance officielle couleur et noir était quelqu’un d’un peu mythique, un fils
en France ? et blanc. Séance de famille en rupture avec son milieu,
de dédicaces à la
Parce qu’elle porte un péché originel : avoir travaillé pour les Fondation Cartier, un type qui brassait beaucoup et parlait bien.
enfants. Quand je suis arrivé dans le métier à la fin des le mardi 30 Je passais le voir quand j’en avais envie,
novembre.
années 1950, le mot d’ordre était : « Pas de vagues. » Tout le Arzak, tome 1,
« à la demande ». Un jour, j’avais 14 ans, il m’a
monde était dans le collimateur de la police, au moindre faux pas, L’Arpenteur, mis une revue dans les mains en me disant :
une image dérangeante, un dialogue pas clair, c’était la Mœbius « Tu vas voir, c’est nouveau, ça révolutionne
Productions/Glénat.
convocation au Quai des Orfèvres et le risque d’être suspendu, Exposition et vente la pensée, ça va te plaire. » Comme moi, il avait
au nom de la protection de l’enfance. Très naturellement, nous des planches cet emballement pour la nouveauté et l’écume
faisions des histoires de faux-monnayeurs, d’inventeurs farfelus. originales de des choses plutôt que l’érudition.
ce nouvel album,
Mais sous la surface lisse, il y avait des mouvements, des courants galerie Slomka, Effectivement, cela m’a beaucoup plu,
sous-marins, invisibles. Tout a changé la décennie suivante 3, rue Dante, et j’étais content d’aimer quelque chose qu’il
Paris 5e.
avec Pilote. Nous étions une phalange d’aventuriers fous, Gotlib, Tél : 01-43-29-43-29.
aimait. La SF est un genre essentiellement
Mandryka, Bretécher, Druillet qui prétendions changer le regard littéraire où, malheureusement, il ne se passe
porté sur la BD. Nous ne supportions plus qu’Hergé ou Jacobs plus grand-chose. Le merveilleux, la fantasy ont pris le dessus et
soient considérés comme des auteurs mineurs, nous voulions les grands auteurs Philip José Farmer, Jack Vance, Philip K. Dick
démontrer que notre « sous-genre » pouvait sans se renier ou Asimov ont quitté la scène. Il n’y a plus guère de Dean Koontz
accompagner les lecteurs dans l’âge adulte. Jusqu’alors, quand on qui m’excite encore. Le cinéma adapte, recycle, et il n’y a qu’en
devenait « grand », on brûlait symboliquement deux choses : les BD que la SF vivote encore. Mais je dois avouer qu’aujourd’hui
culottes courtes et les bandes dessinées. Grâce à nous, les adultes les seules BD qui me plaisent en matière de SF, ce sont les
d’aujourd’hui n’ont plus honte de faire leur coming out bédéphile. miennes. Les autres sont trop sérieuses ou trop sarcastiques : ça
On a du mal à croire que le dessinateur de Blueberry et dénonce, ça prévient, ça maudit et c’est très vite chiant.
celui d’Arzach puisse n’être qu’une seule et même personne. Il est vrai que, même dans vos vaisseaux spatiaux les plus
Dans cette aimable schizophrénie, où finit Jean Giraud somptueux, il y a souvent un truc qui fait tache, un gag
et où commence Mœbius ? hénaurme, une anomalie rabelaisienne. D’où vous vient ce goût
Blueberry, Jean Giraud, c’est mon côté cartésien, appliqué, pour les coussins péteurs ?
perfectionniste, enchaîné à la table de dessin, dévoué Toute notre génération a été ensemencée par la bande dessinée
aux scénarios de Charlier jusqu’à sa mort, en 1989. Aujourd’hui américaine. Nous avons pris de plein fouet les grands classiques,
encore, je peux passer des heures à compulser d’énormes Hal Foster et Alex Raymond, les géniaux dessinateurs de Tarzan,
pavés sur les rites amérindiens ou bien à fignoler des cactus Prince Valiant ou Flash Gordon, puis peu de temps après, tout
au troisième plan. Au départ, Mœbius n’était qu’un pseudo l’underground. Nous sommes tous les enfants de Robert Crumb
lorsque je signais des petites histoires dans Hara Kiri au début et plus encore du magazine satyrique Mad, où sévissait le grand
des années 1960, et puis rapidement, d’une manière quasi Bill Elder. Et ce courant de pensée, qui avait fait de l’irrévérence
pavlovienne, c’est devenu un signal. J’avais soudain la liberté de un art et un sport de combat, s’est toujours férocement
faire ce que je voulais, je n’étais tenu à rien. Une nouvelle identité positionné contre le monde techno et l’esprit de sérieux.

“‘Blueberry’, Jean Giraud, c’est mon côté cartésien, appliqué, perfectionniste. Je peux passer des
heures à fignoler un cactus au troisième plan. Mœbius, c’est un solo de jazz, l’improvisation totale.”
et surtout un autre aspect de moi, tordu, courbé, mais non Et votre goût pour les jeux de mots vaseux et les calembours,
dissocié, à l’image du fameux ruban de Mœbius. Mais à bien c’est aussi à cause des Américains ?
y regarder, Mœbius n’est jamais loin de Giraud. Non, j’y ai pris goût en découvrant les Impressions d’Afrique
Pourtant, les lecteurs de Blueberry ne sont pas forcément ceux de l’écrivain surréaliste Raymond Roussel. C’est le premier
des albums de Mœbius ? et l’un des rares à m’avoir plongé dans l’énigme de l’écriture,
Ce sont des cow-boys et, par essence, ils ne comprennent pas bien sans objectif autre que l’écriture elle-même. Tous les autres font
les Indiens ! Au fond, le travail de Blueberry c’est de mettre des semblant parce qu’ils veulent être publiés et vendus. Roussel,
barbelés dans la prairie, d’installer le télégraphe et de faire lui, n’avait pas besoin d’argent, c’est un des seuls à avoir écrit dans
en sorte que les trains arrivent à l’heure. Mœbius, c’est le nuage un état de non-nécessité. On est au cœur de ce que pourrait être
de sauterelles, c’est Geronimo qui égorge tout sur son passage : une littérature vraiment déliée… J’aime sa façon de faire entrer
femmes, enfants, bétail et surtout les clichés et les idées les mots en collision, de provoquer des accidents de sens, de créer
reçues. Mœbius, c’est un solo de jazz, l’improvisation totale, sciemment de l’absurde. Il n’y a rien de mieux pour révéler des
la liberté de dessiner une case sans savoir ce qui va suivre. réalités cachées, enfouies : j’ai souvent essayé de faire ça en
Giraud a besoin d’un cadre, Mœbius travaille main dans la main dessinant, mais je m’incline devant les illustrations de Glen <

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le dessinateur mœbius entretien

< Baxter. En matière d’absurde, ce dessinateur anglais est un saint n’a pas changé grand-chose. Je n’ai aucune notion de philosophie,
et un sorcier. je n’ai pas appris à organiser ma pensée, à structurer mon
Où en êtes-vous avec le cinéma ? Vous avez collaboré à de monde intérieur, et quand je parle, ça part dans tous les sens.
nombreux blockbusters : Tron, Alien, Willow, Blade Runner, En revanche, cela m’a gardé extraordinairement vierge et sans
Abyss, Le Cinquième Elément… N’avez-vous jamais eu envie a priori. J’ai très vite été intéressé par l’étude de la croyance.
de passer derrière la caméra ? Je me suis nourri de toutes les miettes de la psychanalyse sans
Non. C’est une carrière bis, virtuelle, qui ne se fera jamais. jamais vraiment rentrer dedans, de psychothérapies diverses,
J’aurais bien aimé aussi être danseur ou grand musicien, mais de lectures sur les traditions ésotériques, la magie. J’ai été
je n’ai qu’une vie et, dans ces arts, l’engagement doit être total. initié au chamanisme, je me suis plongé dans la littérature
J’aime le cinéma, il me procure souvent plus d’émotion que du merveilleux, du rêve, de la légende. J’ai pratiqué le tai-chi,
la lecture d’une BD et, en ce la macrobiotique, l’instinctonutrition, etc. Et puis j’ai rencontré
sens, il m’apparaît comme le scénariste-sorcier Alejandro Jodorowsky avec lequel j’ai créé
une expression artistique plus L’Incal et qui surtout a été le premier de mes maîtres à penser.
aboutie. D’ailleurs, il n’y a pas Vous avez poussé tout cela assez loin. Vous avez même fait
de Renoir, de Fritz Lang, partie d’Izo zen à la fin des années 1970, une secte tournée
de Kurosawa ou de John Ford vers les mondes parallèles et les extraterrestres…
en BD, mais je préfère être Secte n’est pas le mot le plus approprié. Entre nous, nous
pigiste de luxe. Faire un film parlions plutôt de groupe. Et il n’était pas non plus question
m’angoisserait : trop de gens, d’argent. C’était avant tout une recherche collective dirigée par
trop de choses à gérer, Jean-Paul Appel-Guery, un type assez extraordinaire, un
la crainte aussi de perdre médium, un guide. Je me demandais parfois qui était prisonnier
le contrôle, de voir mon projet de l’autre… Lui avait l’obligation d’être intéressant, dès qu’il
initial se diluer dans le talent cessait, les gens se taillaient. Ce n’était pas des crétins, il y avait
des autres. de fortes personnalités.
Vous avez eu longtemps Vous dites être parti avant de « franchir les limites de la
recours au cannabis pour dignité humaine »…
nourrir votre inspiration, Oui, car la notion de travail spirituel, de perfectionnement mène
pourquoi avez-vous arrêté ? inexorablement au sentiment d’être une élite. Les grandes

“Pour créer, tout artiste doit se mettre dans une transe légère, sortir de lui-même. Evidemment,
il ne s’agit pas de sortir d’un kilomètre, quelques millimètres suffisent, mais les enjeux sont de taille.”
Pour ne pas tomber dans la dépendance. J’ai découvert l’herbe religions ont trouvé la parade en se mettant au service des plus
lors de mon premier séjour au Mexique en 1955. Ça a ouvert pas humbles. La réponse, c’est saint Vincent-de-Paul, Mère Teresa,
mal de cadenas en moi et cela s’est avéré une formidable béquille les imams et les rabbins qui se mettent en dessous des fidèles.
pour ma perception. Pour créer, tout artiste doit se mettre dans Mais le groupe n’avait pas ce genre de garde-fou, la recherche
une transe légère, sortir de lui-même. Evidemment, il ne s’agit conduisait à la mise en pratique de toutes les transgressions, de
pas de sortir d’un kilomètre, quelques millimètres suffisent, tous les tabous. Imaginez les dégâts que cela peut faire sur les
mais les enjeux sont de taille. C’est ce petit déplacement qui esprits les moins préparés… Cela dit, c’est un leurre de penser
va différencier la répétition de formes ou d’idées prédigérées qu’on peut aller au bout de l’exploration du psychisme humain
d’une véritable création. Pendant longtemps, l’herbe m’a aidé en restant politiquement correct.
à atteindre cet état, mais à la longue, tout cela devenait trop Dans votre autobiographie, vous avez une
systématique, trop habituel. Alors j’ai arrêté, je me suis servi A lire jolie phrase : « Quand je suis arrivé en haut
Mœbius œuvres.
de ma frustration pour faire Inside Mœbius, une série plus Les années de la montagne magique, j’ai découvert qu’il
autobiographique. Je me suis aperçu depuis que je pouvais “Métal hurlant”. n’y avait pas de sommet, juste un chemin
atteindre ce satori artificiel sans recourir à des substances, juste L’intégrale des qui redescend en pente douce. » Finalement,
bandes dessinées
par une écoute attentive du monde, un état de conscience, une et illustrations à quoi ça a servi tout cela ?
forme de sagesse. Mais pas une sagesse étriquée avec morale parues chez Au fond de la pente douce, je me suis
Les Humanoïdes
et barbe blanche, une sagesse ouverte… associés de 1971
retrouvé devant un nouveau maître, auquel
Vous avez consacré une grande partie de votre vie à chercher à 1992 et l’intégrale je ne m’attendais pas : mon cancer, un
jean-françois robert pour télérama

d’autres voies, à explorer les mondes invisibles, la magie, de L’Incal, rééditée lymphome, la maladie de la modernité,
avec les couleurs
l’inconscient… Ce qui a beaucoup marqué et inspiré votre d’origine. de l’empoisonnement par les pesticides et
travail. Etait-ce le reflet des années 1970 ? Bibliographie les ondes radio. Ce nouveau maître exige que
Pas seulement. J’ai été très tôt attiré par l’envers du décor, sélective : je donne la mesure de tout ce que j’ai appris.
Blueberry
les capacités parapsychiques, le don de guérison, la voyance… (Dargaud), Les Tout mon cheminement a pris soudain
Tout ce que les sociétés modernes ont mis de côté. On ne nie Mondes d’Edena son sens, c’est lui qui me donne la force
(Casterman), Le
pas leur existence, tout le monde y a un jour été confronté, Garage hermétique
de faire, de continuer et surtout
mais si on veut être crédible socialement, parler de ces choses-là (Humanoïdes de ne pas me laisser aller à mourir, de ne pas
est à la limite de la bienséance. Moi, je n’ai pas ces tabous. associés), Inside céder à la tentation de tout résoudre d’un
Mœbius et 40 Days
J’ai eu la chance paradoxale de grandir dans un environnement dans le désert B coup, en refermant la porte P
largement acculturé et mon court passage aux arts appliqués (Stardom). Propos recueillis par Stéphane Jarno

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