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CINEMA

Wiuuam Hurt
et ses doubles

— « Ce n‘est pas moi que vous voyez, mais mon travail. » —

Le film n‘est pas un chef—d‘œuvre. vous n‘évitez le ciel, le sexe, le fait à son obsession de se gommer lui—
La femme—araignée en souffre. d‘être vivant et de tenir debout. Mais même, de gommer la trace de la
Heureusement il y a William Hurt. parfois, au meilleur de mon art, je gomme, et la trace de cette trace...
suis là, je sens physiquement mes — La personnalité de l‘acteur, in—
0haracter, en an— pieds sur terre, et je suis en même siste—t—il, ce n‘est pas le cavalier, mais
glais, signifie personnage, rôle. Et temps hors de moi, capable de regar— le cheval. Ce n‘est pas l‘esprit, mais
William Hurt, doucement, avec une der de l‘extérieur, exactement comme un muscle. Or un muscle, justement,
obstination de missionnaire, ne parle vous, comme je veux que vous regar— se travaille. Et, finit, à l‘arraché, par
que de « caractériser », de « caractéri— diez. Et, comprenez cela, je ne veux procurer « le bon état », l‘effacement
sation ». De cet art étrange qui pas que vous me regardiez, moi, mais complet, qui est aussi la plus haute
consiste à être un autre à partir de que vous collaboriez à mon travail. expression de soi—même : !
soi. « Ce n‘est pas moi, précise—t—il, Que, dans la salle, vous soyez aussi —Je travaille très dur, je tâtonne
que vous voyez sur l‘écran, mais mon important que moi dans l‘accomplisse— dans le noir, comme un aveugle et
travail ». ment de ce travail qui consiste à parfois, rarement, je trouve l‘état. Ça
Ce travail, au cinéma, a fait de lui prendre l‘imagination au sérieux. y est, c‘est ça, je sors de moi. Je ne
un chercheur mystique, acharné à re— D‘où une sorte de gêne à se trou— cesse de m‘y préparer, d‘augmenter
pousser les frontières de la percep— ver, dans le bar d‘un hôtel parisien, mes chances d‘être là quand ça arrive.
tion (Au—delà du réel), un veilleur de en face d‘un individu qui n‘est plus le Il faut être là.
nuit obsessionnel (L‘Œil du témoin), travail de William Hurt, mais en prin— De ce travail continu (j‘écris le mot
un avocat poussé au crime (La Fièvre cipe William Hurt lui—même. Lui— moins souvent qu‘il ne le prononce,
au corps), un vétéran du Vietnam même, il faut le dire vite. Car il avec une sorte de gourmandise exta—
toxicomane (Les Copains d‘abord), change vite aussi, incroyablement tique), il parle comme un mystique :
aujourd‘hui, un homosexuel déchiré mouvant, versatile. « Même si je ne la connais pas, je sais
(Le Baiser de la femme—araignée), qui On commence par accommoder que la vérité existe. Et, que je sois sur
vient de lui valoir un prix d‘interpré— sur un type de 35 ans, cheveux mi— scène ou devant une caméra, que je
tation à Cannes). Il peut imposer une longs et barbe chaume, petites lu— marche, que je chante dans mon bain,
présence opaque, pesante, à la Mit— nettes cerclées de métal, plutôt beau, que je joue avec mon fils ou que je
chum, comme une fragilité inquiète, mais impossible d‘arrêter une image réponde à une interview, je le fais le
et même une absence. Au—delà du de lui, de fixer une expression qui ne mieux possible, conscient de ma res—
frégolisme, cet homme chamboule en soit aussitôt contredite par une autre. ponsabilité, de la vérité que doit expri—
profondeur, ordonne au gré du rôle, William Hurt n‘est pas en représenta— mer chacune de ces actions ».
tous les ‘atomes qui composent sa tion, n‘incarne pas le personnage Et, en bon mystique, il confesse
personnalité. Pour mieux la nier. convenu de l‘acteur qui, à la ville, être un athlète de l‘ascèse. Forcené
Mellone/Sygma

— Bien sûr, admet—il à regret, vous continue de jouer la comédie. Sim— de l‘entraînement, il sait à quelle
utilisez votre personnage en jouant, plement, il se transforme comme il hauteur placer la barre (« Vers la
vous ne pouvez l‘éviter, pas plus que respire, insaisissable, fidèle seulement quarantaine, je ferai peut—être quelque

TELERAMA N° 1847 — 5 JUIN 1985 15


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chose de grand »), et mesure lucide— — Simplement parce que j‘appar— n‘a rien à voir avec l‘appétit de gloire,
ment les difficultés : le risque d‘iden— tiens à la génération que décrit le c‘est plutôt comme de regarder le so—
tification par exemple, à un rôle. film ! Alors que ma jeunesse n‘avait leil avec quelqu‘un. On ne se connaît
« Quand un personnäge offre des res— rien à voir avec celle de Nick : je n‘ai pas, car personne ne connaît per—
semblances avec votre personne hu— pas vécu les manifestations, le militan— sonne. Mais l‘autre m‘est révélé,
maine, l‘effort doit être encore plus tisme. A l‘époque, je restais assis seul mieux que si nous nous regardions,
grand, pour ne pas lui en imprimer la dans ma chambre et je ne dis pas que par le fait que nos cœurs se brisent en
marque, pour garder la distance qui c‘était bien ou mal, seulement que même temps devant le lever du soleil.
fait de la caractérisation une forme de j‘aurais pu jouer n‘importe quel autre Un personnage de film ou de pièce,
compassion. » rôle du film. une forme d‘art peuvent briser le cœur
Aussi proteste—t—il, choqué pres— Oui, l‘acteur doit se gommer, n‘ex— ainsi. Et c‘est pour ce partage d‘émo—
que, quand on lui demande s‘il se hiber que son propre escamotage, tion que je travaille, que je cherche
sent personnellement proche de cer— n‘être rien, et n‘attendre de ce jeûne tellement à devenir un meilleur acteur.
tains héros qu‘il a incarnés. Pas plus mental qu‘une récompense. Et un homme meilleur.
macho qu‘homosexuel, ni plus — Quand vous faites une chose en Pourquoi un homme meilleur, si la
conformiste qu‘extravagant, ce grand étant convaincu d‘en approcher la vé— personne privée compte si peu ? Sou—
neutre, fanatisé par l‘ambition de l‘ef— rité et que les autres vous donnent rire derrrière les reflets des lunettes :
facement, s‘indigne comme d‘un re— raison, c‘est un choc bouleversant. Le « Parce que ça rend meilleur ac—
proche moral qu‘on ait pu l‘identifier succès du Baiser de la femme— teur... »
à Nick, l‘ancien du Vietnam des Co— araignée, film auquel je crois de toute Propos recueillis par
pains d‘abord. mon âme, me procure un choc, et ça EMMANUEL CARRERE

E BAISER DE LA FEMME—ARAÏGNEE
Deux conteurs dans un cachot
Brésil (1 h 55). Réal. : Hector Baben—
co; avec William Hurt, Raul Julia,
Sonia Braga.
Le scénariste Schrader
(pas Paul, son frère
Léonard), dit une chose
très juste au sujet du ro—
man de Manuel Puig
dont il a tiré Le Baiser
de la femme—araignée :
« Ma première impression fut que ce
livre était destiné à devenir un film.
La seconde, qu‘il n‘y avait aucun
moyen de l‘adapter. Dois—je préciser
que j‘ai trouvé ce paradoxe hautement Poa
stimulant ? »
— Sonia Braga dans une lourde machinerie. —
On comprend le pari, mais le film
n‘en démontre malheureusement que contraste dramatique. D‘un côté Va— femme fatale d‘un film de propa—
la vanité. Deux hommes, dans une lentin, le révolutionnaire pur et dur, gande nazie. Mais l‘évocation de ces
prison d‘Amérique latine, parlent. Le borné par les œillères de l‘idéologie. fantômes de pellicule qui, chez Puig,
roman transerit leur dialogue, les hé— De l‘autre Molina, l‘homosexuel in— libérait et structurait . l‘imaginaire,
ros n‘ont d‘existence que dans l‘es— tuitif, chorégraphiant son désarroi et n‘est plus qu‘une illustration redon—
pace magique de la parole. Leur sa suspecte générosité. dante, une trahison maniérée des
identité naît du verbe. Or, sauf La machine à fabriquer de la fic— pouvoirs de la parole.
avant—gardisme radical, écran noir, tion savamment agencée par Puig se Maniérée et, du reste, pas désa—
on ne peut filmer seulement le verbe. réduit du coup au cadre rhétorique gréable à regarder. On peut trouver
En incarnant, le cinéma gauchit, pa— d‘un « grand débat», d‘un conflit aux du charme à cette mise en scène ca—
rasite le dialogue par des couleurs étapes prévisibles : approches, séduc— ressante, frôleuse, d‘autant plus on—
d‘yeux et de cheveux, des expressions tion, trahison, réconciliation, sacri— doyante qu‘il s‘agit de l‘opposer aux
de visages, des déplacements de fice, bref toute la panoplie du théâtre aspérités du réel. C‘est pourtant le
COrpS. de boulevard à thèse. réel qui l‘emporte. Parce que, dans le
On pouvait jouer de cette faiblesse De cette déconfiture, la femme— réel, il y a le conteur, Schéhérazade
(car c‘en est une). Hector Babenco araignée fait les frais. Issue d‘une va— du cachot, et que c‘est William Hurt
s‘est contenté de figer la fluidité de gue série B des années 50, cette créa— qui joue le rôle. Face au probe mais
l‘improvisation dans une opposition ture fantastique est l‘une des héroïnes sommaire Raul Julia, il se montre
psychologique : tout de suite, on sait de cinéma dont Molina déroule la écrasant d‘autorité meurtrie et sauve
à qui on a affaire. Les personnages saga pour distraire son compagnon de l‘insignifiance ce catalogue de jo—
imposent leur bonne grosse épaisseur de cellule et s‘hypnotiser lui—même. Il liesses éparses et dépourvues d‘enjeu.
naturaliste, la lourde machinerie du y en a d‘autres, à commencer par la E. C.

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