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L’entretien

Juliette
Binoche “Les pensées inspirées
me font du bien.

O
Ça doit calmer une
souffrance en moi.”

Elle vit son métier d’actrice comme une vocation au sens spirituel. Un partage avec
l’autre – personnage, metteur en scène, spectateur. Et une quête personnelle.
On se souvient de l’avoir croisée sur le tournage de Rendez-vous, Steve Carell (l’oncle gay de Little Miss Sunshine). Demain,
d’André Téchiné. Elle était une débutante à la grâce infinie et au ce sera Désengagement, de l’Israélien Amos Gitai, dans le rôle
visage intensément photogénique. Vingt-deux ans plus tard, d’une mère cherchant sa fille, colon dans la bande de Gaza.
Juliette Binoche est une star : elle a tourné avec Leos Carax, qui Mais, ces jours-ci, elle tourne quand même dans Paris, de Cédric
fut son mentor, avec Jean-Luc Godard, Krzysztof Kieslowski, Klapisch : elle y incarne une assistante sociale à l’existence
Michael Haneke ; elle a reçu un oscar (pour Le Patient anglais) difficile, qui va retrouver un élan vital au contact de son frère
et accumule aujourd’hui des projets avec la crème des cinéastes malade, joué par Romain Duris. Des voyages, des rencontres,
internationaux. Mais, à 43 ans, elle est toujours cette fille simple des partages. Le mot est lâché : Juliette Binoche voit dans son
qui reçoit en jean et pull-over, part dans de grands éclats de rire, métier une quête spirituelle. Elle croit que le cinéma peut
se passionne et fait partager sa passion. « Je n’ai jamais mis des « transformer l’homme » et que la « révolution doit être
lunettes noires pour sortir, précise-t-elle, je n’ai jamais eu besoin individuelle et intérieure ». Explication du processus
de jouer un personnage quand ce n’était pas devant une caméra, en forme d’intime confession.
et les gens sont sensibles à cela. Ils me voient comme quelqu’un Où en êtes-vous aujourd’hui de votre parcours
d’accessible, et c’est vrai. » de comédienne ?
Elle dit aussi s’être « sentie à l’étroit dans le cinéma français ». Je réalise un rêve que j’avais à 20 ans : travailler sur un plan
Dont acte. Aujourd’hui sort Par effraction, de l’Anglais Anthony international avec des metteurs en scène de tous horizons.
Minghella, le réalisateur du Patient... Hier, elle achevait Le Je viens de tourner avec un Taïwanais, un Américain et un
Ballon rouge, de Hou Hsiao-hsien, et une comédie Disney avec Français, je vais travailler avec un Israélien, et j’ai des projets <

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juliette binoche L’entretien

<avec un Argentin, un Anglais, un Iranien, un Cambodgien. Pour On peut avoir du plaisir, en tant que cinéphile, à voir
moi, cela signifie vivre mon métier autrement, m’ouvrir à des une actrice belle…
visions et à des vies différentes. Aller vers l’autre fait que tout Le cinéma a évolué, il fallait que la femme sorte de son carcan.
devient possible. Et l’acteur doit être le lieu de tous les possibles. Dans Caché (2005), j’étais habillée comme un sac, et ça m’allait
Après votre oscar, en 1997, vous avez enchaîné avec de grosses très bien, c’était cohérent pour cette femme malheureuse et
productions comme La Veuve de Saint-Pierre, de Patrice embourgeoisée. Leos Carax ma dit que je n’aurais pas dû laisser
Leconte, ou Les Enfants du siècle, de Diane Kurys. Des choix Michael Haneke me filmer ainsi. Je me suis rappelé qu’au
contraints par la nécessité de faire des « films de prestige » ? moment de la sortie des Amants du Pont-Neuf (1991) un
Après l’oscar, je me cherchais, je suis peut-être allée vers un journaliste de Studio magazine avait écrit un article contre Leos,
cinéma qui me correspondait moins. Mais quand j’essaie de me l’accusant de m’avoir amochée. Mais ce n’était pas lui le
souvenir des projets qui m’étaient proposés, je ne suis pas sûre responsable, c’était moi ! Le personnage que je joue est plus
que j’aurais pu faire mieux. Aujourd’hui, je veux aller vers les important que mon image. L’intensité de la présence fait la
metteurs en scène avec qui j’ai vraiment envie de tourner. beauté. Dans Par effraction, la femme que j’interprète devient
Vous avez voulu échapper au statut de star ? belle quand le personnage de Jude Law commence à l’aimer.
Je n’ai pas voulu rentrer dans un chemin pré-établi, j’avais et j’ai Avant, c’est juste une couturière qui a mal au dos.
toujours envie d’inventer mon chemin, ma voie. Etre acteur, Comment entrez-vous dans un personnage comme celui-là ?
c’est savoir prendre les petites portes, pas forcément les grandes. Quand j’ai lu le scénario, j’ai été surprise de voir qu’il avait
Jouer dans un gros film comme Le Hussard sur le toit, cela doit beaucoup de points communs avec le parcours de ma grand-
aussi passer par une petite porte secrète. Après, on a son mère maternelle. Elle a fui la Pologne en 1939 et a traversé
nom sur de grandes affiches, mais c’est une autre histoire. l’Europe prisonnière des Allemands, puis des Russes, jusqu’à ce
Un artiste ne doit pas se préoccuper des entrées. qu’elle s’échappe et arrive dans le sud de la France avec son mari
Vos parents étaient acteurs, c’est ce qui vous et ses enfants. A Paris, elle a fini par les élever toute seule grâce
a donné la vocation ? à son métier de couturière. Cela fait beaucoup de clins d’œil au
C’est vrai qu’avec mes parents, le théâtre m’a touchée dès personnage de Par effraction, qui a fui la Bosnie et se retrouve
l’enfance. J’aimais alors la peinture, je dansais et j’en avais couturière à Londres. J’ai donc été liée à ma grand-mère

“LE HUSSARD SUR LE


TOIT”, de Jean-Paul
Rappeneau, 1995.

“CACHé”, de
“Mary”, d’abel Michael Haneke,
Ferrara, 2005. 2005.

besoin. J’avais la chance d’avoir des parents qui m’attiraient vers pendant le tournage. Mais faire naître un personnage,
une sensibilité artistique. Mais la soif de faire quelque chose c’est aussi trouver sa part tragique, toujours.
de cette sensibilité, la grande soif, elle vient d’un monde plus Tous les personnages sont tragiques ?
impalpable, plus mystérieux. Cette soif-là, elle ne s’explique pas. Tous ont une faille, une difficulté d’être, qu’ils peuvent parfois
Elle n’est pas raisonnée, et même pas raisonnable. masquer sous beaucoup de légèreté ! Si on ne trouve pas cette
Car c’est un poids d’être actrice. brèche, le personnage reste superficiel.
Quel est ce poids ? Rattacher un personnage à votre expérience personnelle,
Etre acteur, c’est beaucoup de doutes et de foi au départ, on est à votre histoire familiale, est-ce une méthode de jeu ?
jugé sur l’extérieur, et les castings sont parfois très humiliants. On part toujours de soi. Sinon, on partirait de quoi ? L’être
Même être reconnu ne nous protège pas. Face à la caméra, on ne que nous sommes est un point de départ pour toute création.
peut pas dire « je n’étais pas bien, mais, rappelez-vous, j’ai eu un Bien sûr, l’imaginaire doit nous porter encore au-delà,
oscar ! ». Face à la caméra, on est nu. Il faut que cela soit comme et c’est passionnant d’établir une rencontre entre ce
ça, il faut être dans l’oubli de soi pour faire émerger un qu’on est et ce qu’on peut imaginer, entre le monde visible et le
personnage. Je regardais, depuis ma voiture, les arbres sans monde invisible. Il faut trouver ce lien, ce passage exigu entre
feuilles, et je me disais que les acteurs sont comme eux : les deux. Quand on cherche sur ce chemin-là, on peut trouver de
ils doivent se dénuder tout en étant structurés. vraies lumières, des perceptions illimitées. En tout cas, en tant
Une structure dénudée, souple et forte. qu’actrice, j’ai besoin de chercher le lien entre la terre et le ciel.
Il y a aussi la séduction, la beauté... Recherchez-vous une élévation à travers votre métier ?
Mais, au départ, on doit s’oublier et partir de rien. La beauté On peut le dire ainsi, mais on peut aussi dire : lâcher les choses
s’échappera de moi, surgira d’une vérité, mais elle n’est pas sans importance, aller vers ce qui semble essentiel, ce qui nous
désirée. Si elle naît de la lumière, du maquillage, de la coiffure, ressemble le plus. Cela demande du courage et signifie parfois
c’est le boulot des autres, pas le mien. Certaines actrices refuser des films qui peuvent rassurer sur le moment,
prennent un miroir pour regarder comment la lumière tombe mais nous dévient de notre recherche.
sur elles, moi je ne pourrais jamais faire ça. Pour faire des choix en fonction des metteurs en scène ? <
DR

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juliette binoche L’entretien

<Quelle est votre relation avec les cinéastes qui vous dirigent ? ou s’est-elle dessinée après des années de travail ?
Le rapport entre l’acteur et le metteur en scène me passionne, A l’adolescence, il y avait l’enthousiasme. L’énergie du feu follet,
c’est une collaboration à l’intérieur d’une même création et c’est l’idée que tout est possible sur scène, le bonheur du partage à
fascinant. J’ai pris plaisir à travailler avec des cinéastes plusieurs. Quand j’ai eu 18 ans, j’ai suivi le cours de Vera Gregh
étrangers parce que souvent ils ont plus naturellement le sens et c’est là que j’ai senti que je devais trouver quelque chose
du partage avec les acteurs. Chaque être humain a des thèmes d’autre… Je voulais jouer, prouver que j’étais actrice. Mais j’ai
fondamentaux qui le racontent, qui le dessinent, et je sais qu’un compris grâce à Vera que ça ne servait à rien, cette volonté-là !
de mes thèmes forts, c’est le besoin de partage. L’important est de laisser naître en soi le personnage, en
Le cinéma le permet-il spontanément ? Ou bien faut-il disparaissant soi-même. Je continue à penser que c’est bien ça,
imposer ce partage ? la recherche de l’acteur : comment baisser la garde, comment
Il faut le vouloir ! Pour moi, c’est un désir secret, presque une avoir le courage de devenir vulnérable. Les gens
prière. Au début de chaque film, j’ai l’envie profonde qu’avec le ne comprennent pas forcément, car il y a un décalage énorme
metteur en scène on entre dans l’intimité l’un de l’autre. Quand entre le moment où, pendant un tournage, on se met en
une femme fait l’amour avec un homme, il y a une intimité parenthèse soi-même pour devenir un personnage, où on n’est
partagée, et entre metteur en scène et acteur, il y a de cela aussi. plus rien, et le moment où le film sort et où on vous écoute
Après une prise, on peut se dire « on avait voulu ce moment-là et parler comme si vous étiez le dalaï-lama.
on l’a eu », c’est un partage incroyable et très sensuel. Bien sûr, Votre sensibilité croise-t-elle un sentiment religieux,
tout le monde est pressé par le temps sur un tournage, et parfois dans votre vie ou dans votre métier, par exemple
le metteur en scène intervient d’une façon un peu autoritaire, quand vous jouez Marie-Madeleine dans Mary,
parce qu’il a peur de ne pas y arriver. C’est alors à l’acteur de lui d’Abel Ferrara, en 2005 ?
redonner confiance, de lui dire « attends, écoute et regarde, et Les pensées inspirées me font du bien. Je pense au taoïsme, au
après on pourra travailler ensemble ! Mais si tu me dis ce qu’il soufisme, à la poésie ou aux textes bibliques. Cela doit calmer
faut que je joue avant de voir et d’écouter, tu te trompes ! » une souffrance en moi. J’étoufferais sans cela. Je ne crois pas au
Parfois, le partage tourne court. Quand Claude Berri vous matérialisme. Je ne crois pas que le corps et l’esprit soient
a remplacée par Carole Bouquet pendant le tournage séparés. Nous sommes des êtres incarnés, mais aussi des êtres
de Lucie Aubrac, en 1997, par exemple... du possible, et nos rêves nous le prouvent bien. Quand j’ai fait le

“Le fait qu’on ait trouvé, caché sous le sable, un évangile de Marie-Madeleine est pour moi une
révolution totale : avoir la vision de Jésus à travers une femme, c’est fabuleux, mais on n’en parle pas.”
J’ai eu longtemps beaucoup de mal à parler film d’Abel, c’était important pour moi de dire
de cela, peut-être que je le raconterai un jour que Marie-Madeleine a eu auprès de Jésus un
dans un livre. Quand j’ai été virée du autre rôle que celui que les églises lui ont
tournage, je suis restée quinze jours sans attribué. Le fait qu’on ait trouvé, caché sous
pouvoir dire un mot. Je n’avais même pas été le sable, un évangile de Marie-Madeleine (1)
prévenue, tout s’était décidé dans mon dos et est pour moi une révolution totale : avoir la
il n’y a que deux personnes dans l’équipe qui vision de l’enseignement de Jésus à travers
ont été assez honnêtes pour m’en parler, une femme, c’est fabuleux, mais on n’en parle
l’habilleuse et la coiffeuse. J’ai cru pratiquement pas ! Quand j’ai lu le scénario
comprendre que Claude Berri me reprochait de Mary, j’ai vu que la retranscription de
d’en savoir trop sur Lucie Aubrac. C’est vrai l’évangile de Marie-Madeleine n’était pas
que j’avais fait trois mois de recherches, et bonne, car je connais son exégète français,
que j’étais même devenue très proche de Jean-Yves Leloup. Abel était étonné que
Lucie. Ma passion pour ce personnage et mon je sois au courant de cela, et il y a eu
envie de me donner ont été perçues comme une rencontre intéressante entre nous.
un problème. Quand j’ai vu le film, j’ai pensé Cela paraissait très naturel de faire ce film,
que la vie avait finalement bien fait les et en même temps extraordinaire, car
choses. Godard et Carax m’ont dit qu’ils étaient très contents se plonger dans l’intensité de Marie-Madeleine, c’est toujours
que je me sois fait virer ! « extra-ordinaire ».
Etre actrice relève-t-il d’un apprentissage permanent ? Votre désir de partage vient-il aussi de là ?
La curiosité ne m’a jamais quittée. Un jour je suis allée à Vienne Oui, le partage est spirituel ! Bon, j’ai expliqué les choses
voir Michael Haneke et je me rappelle lui avoir dit  : « Je me sens avec des grands mots, mais il en faut souvent moins pour que
seule dans ce métier, j’ai envie d’un regard neuf et qui me pousse ça puisse se passer, le partage entre acteur et cinéaste, entre
vers d’autres risques. » Il m’a alors parlé d’une femme, professeur acteur et spectateur. L’important, c’est que toutes les dimensions
d’art dramatique, qu’il considère comme un génie. C’est Susan de l’humain soient reliées en nous. C’est la grâce de l’éveil.
Batson, avec qui Nicole Kidman travaille pour tous ses films. L’humain est plus grand qu’on ne l’imagine p
Je suis allée la voir à New York et on se rencontre maintenant Propos recueillis par Aurélien Ferenczi
régulièrement. On parle, on fait des exercices très divers, et Frédéric Strauss
on échange, tout ce qu’on n’a pas forcément le temps de faire photos : Sarah Moon pour télérama
pendant un tournage. (1) Il s’agit d’un évangile apocryphe probablement rédigé au IIIe siècle.
Votre vision du métier était-elle en vous depuis toujours, Lire aussi la critique de Par effraction p. 50.

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