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COMME ….

UN CHEVAL
FOU RETROSPECTIVE GERICAULT, jusqu‘au
6 janvier, Galeries nationales du Grand Palais à
Paris. Catalogue : 406 pages, 350 francs. A lire :
Un rêve de pierre, de Michel Schneider, éditions
Gallimard, 180 pages, 340 francs.
a tentation de résumer, de caricatu—
rer, de simplifier est forte : dire, par
exemple, que Théodore Géricault,
peintre passionné par les chevaux,
mourut à 33 ans des suites d‘une
chute de cheval. Ou bien que cet
homme mélancolique, fasciné par la mort,
par les chairs décomposées, par les sque—
lettes que l‘on voit affleurer sous la peau
translucide des mourants, eut les muscles,
puis les os rongés par la gangrène. Peut—
être suffirait—il de dire alors que Géricault est
cette Tête de cheval blanc peinte sans
doute en 1816 ; ou bien que Le Radeau de
la Méduse n‘est qu‘un immense autopor—
trait.
La tentation de résumer est forte car tout,
dans la vie de Géricault, concourt à faire de
lui un personnage mythique, l‘archétype de
l‘artiste maudit : la passion, la mélancolie,
l‘agonie, la brièveté de la vie et un tableau
gigantesque, démesuré, impossible, Le
Radeau de la Méduse. Oui, tout, même et
surtout ce que l‘on ignore, les grandes
zones mystérieuses entourant sa vie,
puisque Géricault, au contraire de son
contemporain Delacroix, n‘a pas tenu de
journal, et que l‘on sait peu de choses, si
« Monomane du vol d‘enfants. » peu de choses, sur sa vie privée.
Ce détail, pourtant, glané au hasard
d‘une lecture, et qui resurgit maintenant :
La tentation de résumer est forte. Mort à 33 ans t Géricault prenait grand soin de sa cheve—
lure blonde et se couchait chaque soir la
père du « Radeau
e
». Et le cheval. Toujours— le decheval. tête couverte de bigoudis, afin d‘ordonner
sa tignasseen boucles élégantes. Géricault
Pourtant, Géricault et son œuvre restent insaisissables, permanenté, cela a—+—il un quelqu‘intérêt 2
Le personnage demeure donc secret,
malgré les indices. Tentatives de reconstitution, à l‘heure — insaisissable. Sans doute, l‘était—il aussi
c — > pour ses contemporains. Il alternait, dit—on,
de la grande rétrospective au Grand Palais. les— périodes de grande euphorie et de
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>

« Tête de cheval blanc. »

grande dépression. Au creux des vagues tristesse et l‘absence décelées dans les Pas vraiment romantique, pas vraiment
les plus noires, dit—on aussi, il fut soigné, yeux du père retenant le corps de son fils néo—classique, pas vraiment réaliste, la
interné même, ce qui explique peut—être mort sur le Radeau de la Méduse. Pourquoi peinture de Géricault hésite, oscille, tou—
qu‘il accepta de peindre, entre 1819 et leurs deux regards, dans mon souvenir, se jours à la lisière de... Le mot étrange revient
1822, une série de portraits de Fous d‘un ressemblent—ils tant 2 souvent dans mon esprit et revient souvent
curieux réalisme. De ces portraits, on retient L‘être est insaisissable et sa peinture dans ce texte. Regardez Le Chasseur de la
l‘étrangeté des regards perdus en des lieux inclassable. Depuis la mort de Géricault, en Garde : le personnage et son cheval sem—
incertains. Un instant, j‘ai cru retrouver dans 1824, les historiens cherchent dans son blent superposés au fond indistinct de la
les yeux du Monomane du vol d‘enfants la œuvre une cohérence stylistique, un genre. bataille ; le personnage, lui—même, paraît|)»®

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nage hugolien Mazeppa. Avec, enfin, cette
Tête de cheval blanc, l‘autoportrait donc, à
supposer qu‘ils ne soient pas tous des frag—
ments d‘une même et unique figure : Géri—
cault lui—même.
Géricault toujours à la lisière de... ai—je
écrit plus haut, et c‘est ce que l‘on ressent
aussi devant son œuvre, comme s‘il se pla—
çait toujours dans un poste frontière où il y
aurait un temps précédant le tableau, ce
que regardent le Chasseur, le Cuirassierou
le père retenant le corps de son fils mort sur
Le Radeau de la Méduse ; le temps du
tableau, comme une attente angoissée ; et le
temps d‘après, ce qui menace, la catas—
trophe, la folie, la terreur, la mort, cette gigan—
tesque vague noire qui déferle sur le Rac?eau,
ne laissant aucune chance de salut.
Ainsi se présente le Radeau de la
Méduse, resté au Louvre à cause de sa
grande fragilité, l‘œuvre pour laquelle Géri—
cault travaillera sans relâche durant dix—huit
su se Ru ”
mois, vivant comme un reclus, visitant les
DR.

« Le Radeau de la Méduse. »
morgues, peignant dans la puanteur des
cadavres en décomposition. On pourrait
grossièrement couper l‘œuvre selon une
»> étranger à la fureur, à la terreur de son che— s‘y ennuie, et en revient au bout d‘un an diagonale ; en haut à droite l‘espoir, loin—
val. L‘historien Michelet disait du Chas— pour se lancer dans l‘aventure du Radeau tain, improbable ; en bas à gauche la mort,
seur : « Il se tourne vers nous et pense ». de la Méduse. On aimerait trouver là le la folie, et la vague, pressante, imminente.
Vers nous ? Il nous ignore ! Il se tourne en signe d‘un engagement politique, d‘une Et puis ce père qui pense, son enfant mort
arrière, oui, en son arrière, vers lui, et fronde filiale, mais il semble qu‘il s‘agisse allongé sur ses genoux : une Pieta. A quoi
regarde, et pense. A quoi ? A quoi pense le plutôt de révoltes ponctuelles. Géricault pense—t—il 2 Pourquoi Géricault a—+—il, dans
père retenant le corps de son fils mort sur le aime, délaisse et passe à autre chose. Ainsi ses esquisses, travaillé à ce point ce couple
Radeau de la Méduse 2 de ses goûts picturaux : son admiration ini— dérivant sur une mer mortifère, dans la
Dans le catalogue de l‘exposition rétros— tiale pour Titien et Rubens se déplace vers lumière blafarde d‘un crépuscule maréca—
pective consacrée à Michel—AngeetCara— geux ?

LE LIVRE
Géricault, les auteurs vage, avant de se Quelques années plus tard, en 1821,
tentent une définition fixer sur les Anglais, Géricault sera atteint de phtisie. Puis il y
définitive de son art : Bonington et Cons— aura la chute de cheval, la gangrène, et la
« le réalisme subjec— Tous ceux qui ont lu La Semaine table, à la faveur d‘un mort. Il avait, dit—on, un corps d‘athlète. Il
fif », dû, disent—ils, à sainte peuvent parler de Géricault voyage à Londres en soignait sa chevelure. C‘était, dit—on aussi,
« la tension du réel et comme s‘ils l‘avaient vu, touché, 1820. Mais si le style un cavalier émérite. Un masque mortuaire
du sujet ». Réalisme comme s‘ils avaient croisé son change selon l‘intérêt et un portrait peint par Corréard nous mon—
subjectif 2 Pourquoi regard de dément et reniflé sa per— du moment, le sujet trent un visage émacié à peine masqué par
pas : l‘homme et pétuelle odeur d‘écurie. Cet esco— principal, lui, demeu— une barbe. Avant même de mourir, il res—
l‘œuvre suscitent la griffe en uniforme gris, qui s‘ébroue re : le cheval. semblait à un cadavre, rongé par la mala—
contradiction. au début du roman dans une cham— Le cheval, Géri— die ; il en profitait pour dessiner sa main
Cela correspond, brée de mousquetaires, c‘est lui. Ce cault va le peindre gauche ; jamais il n‘avait été aussi près de
sans doute, à l‘hu— cavalier, autant cheval que cavalier, dans tous ses états : ce qu‘il recherchait.
meur aléatoire du qui escorte la basse—cour de aussi bien le fou— Depuis, Le Radeau de la Méduse s‘as—
personnage. Né à Louis XVIII lorsqu‘elle fuit Napoléon, gueux destrier ac— sombrit. La peinture se dégrade, elle aussi
Rouen en 1791, fils de lui encore. Fils de famille qui se compagnant la capi— rongée par sa gangrène : les goudrons.
magistrat, Géricault déniaise à Rome. Jeune bourgeois tulation du Cuirassier Les fonds, dit—on, sont « instables » ; et je
ne s‘inscrit à l‘École qui espionne en pleine nuit une blessé, que le cheval pense à Géricault qui écrivait : « Je
des beaux—arts de assemblée de révolutionnaires. Géri— de trait massif entraî— cherche vainement à m‘appuyer ; rien n‘est
Paris qu‘en 1811. cault blessé, amoureux, soldat, nant une charrette qui solide, tout m‘échappe, tout me trompe. »
Royaliste, il s‘engage peintre parfois. Aragon mène ses semble chargée de Le tableau, aujourd‘hui intransportable, un
dans les mousque— 600 pages à folles brides, Alexandre tous les malheurs du jour sans doute disparaîtra, comme s‘il
taires de Louis XVIII Dumas, Cecil B. de Mille et Zola tout monde ; aussi bien s‘agissait, de la part du peintre, d‘une inten—
en 1814, pour se ensemble, et nous abandonne, cette incroyable série tion délibérée, et avec lui ce père pensif
découvrir par la suite brisés, dans un finale qui tord le de croupes (mais retenant de son bras le cadavre de son fils.
un enthousiasme ré— cœur. On a peut—être écrit dix livres pourquoi place—t—il un Il disparaîtra comme englouti par la vague
volutionnaire. Dépité comme celui—là dans le siècle. chevalde face au sein sombre, par la mer déchaînée, seule pré—
de n‘avoir pas été FRANÇOIS GRANON des — vingt—quatre sence symbolique féminine du tableau, et
reçu au concours de Louis Aragon, La Semaine sainte, Galli— culs 2), que le bour— rare présence féminine de l‘œuvre. Alors le
la Villa Médicis, il part mard, coll. blanche, 160 F. reau sur lequel est naufrage, enfin, sera total ®
pour Rome en 1816, attaché le person— OLIVIER CENA

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