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A.

2 INT ERVI EW • VENDR EDI 22 SEPT EMBRE • APOSTROPHES • 21 H 30

Photo Claud e Pech.

Ses colères font les chro-


niques décapantes et pro-
vocantes de « Charlie
Hebdo » Mais lorsqu'il
écrit ses souvenirs de
petit Italien de Nogent-sur-
Marne, il les fait pousser au un rital
présent avec la tendresse
d'un jardinier des mots . à la main verte

■ Autant l'avouer : interviewer que vous imaginez énorme et dé- de colère , d'émerveillement et de
Cavanna dans son repaire de vastateur. Et puis vous trouvez un logique d'un enfant qui est par-
Charlie Hebdo, cela fait un peu grand type chaud et tendre, avec venu à ne pas vieillir.
peur. Affronter ce pourfendeur des yeux doux et rieurs et un sou- Un enfant qui vient de réaliser l'un
muscl é de la bêtise universelle, rire timide. Pas le moindre soup- de ses rêves : écrire un livre sur
ce grand bouffeur de médiocrité çon d'agressivité, pas le plus lé- son enfance, sur le bonheur à No-
et d'hypocrisie qui vous scalpe un ger roulement d'épaule du type- gent-sur-Marne, dans le quartier
ridicule en deux phrases, vous fait qui-parti-de-rien-est-arrivé-là-où - il des « • Ritals » , entre 1930 et
craindre le faux-pas qui va tout est. 1940 : « Ce bouquin, il y avait long-
gâcher, l'ânerie qui va vous échap- La gentillesse ; voilà. Avec der- temps que j'avais envie de le
per et qui va provoquer un rire rière , l'enthousiasme, la capacité faire . Ou temps de mon enfance

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-même je me rendais, nous nous
rendions tous compte que nous
vivions quelque chose de parti-
culièrement marrant, de très riche .
Depuïs l'âge de 16 ans, quel que
soit le boulot que je tasse , il n'y
a eu qu' un impératif, ramener la
;paye, assurer la croute. Et lorsque
•je me suis lancé dans des métiers
·aventureux oomme le dessin ou
Jaire des journaux, ça a été pire ,
"Je boulot a bouffé ma vie. Et puis
·un beau ïour, ça m'a pris et je me
·suis dit : « Pourquoi je n' écrirais
pas un truc qui me fait plaisir. »
•Ce qui m'a aidé aussi, c' est la
:mort de ma mère. Ça fait un sacré
·choc, ça secoue. Ça m'a replongé
dans ce climat à fond, très fort.
Si j'étais instruit, je te dirais : ça
a été une libération, ça a été la
soupape de sûreté, gnangnan-
gnan ...
T,~ peux marcher au plafond
'OÙ faire des galipettes
Alors Cavanna n'a pas eu besoin
'd 'écrire des « souvenirs ». Son
livre, sa chronique des « Ritals »
de Nogent, c'est un môme de
10 ans quelquefois, de 15 ans à
-d'autres moments qui le raconte,
au présent. On ne revit pas sa vie
·comme quelque chose de lointain,
ide nostalgique, que c'est loin tout
-ça et comme c'était chouette ; ça
vous saute tout de suite à la fi-
gure, avec sa charge toute fraîche 1 \
-de découverte, d 'émotion, d' indi-
-gnation, de sourire et de tranche
rigolade.
- Raconter au passé, c' est, que
tu le veuilles ou non, le ton de
1' artificiel. Le ton du récit : tu es
l(Jn spectateur, un mec qui rend et puis brusquement tu as un le plus exactement possible le lan-
,compte. Le présent est un ton vif. autre mec qui vient. gage parlé et même le langage
A l'école, on te fait remarquer que Et puis vas-y. Et tout ça fait de pensé dans l'écrit, si tu les res-
le narrateur passe du présent au telle façon que le gars qui te lit pectes bien, ça va aller tout seul.
Rassé pour donner un ton vif. Au ne s'y trompe jamais. Il te suit, il C'est un boulot d'artisan.
présent, en français, les verbes change de position avec toi. Si tu L'artisanat, il y tient Cavanna. Il
sont plus courts. Toutes les tour- connais ton boulot, le lecteur suit, fait son travail avec la syntaxe
nures deviennent plus vives, plus tout content. Il faut pas le méses- « comme un plombier-zingueur sait
précises. timer, le lecteur, il est prêt à se servir de son fer à souder ».
Ça y est, François Cavanna est toutes les aventures, à toutes les Humblement. Le style, c'est une
parti. Il s'anime, il brille de l'œil audaces, à condition que tu res- morale ; la grammaire c'est une
et du geste : la grammaire, la syn- pectes un minimum de règles qui joie, quand on joue à la peloter
taxe, la langue, la communication, sont celles de la grammaire. dans tous les sens, mais c'est
le travail des mots. Il dit, il répète : Mais tu peux jouer avec ces règles, aussi une exigence politique :
·« Je ne suis pas un romancier, je tu n'as pas besoin de les violer; - Ecrire, c' est difficile, parce que
ne suis pas un écrivain, je suis un tu jongles avec les deux points, je ~uis un perfectionniste. Je ne
journaliste », mais il s'envole, il avec les points de suspension, des me suis jamais emmerdé dans un
chante dès qu 'on lui parle du style virgules. C'est souple, tu peux te' boulot. Sauf le travail mécanique à
et de la langue frança ise : payer de ces acrobaties, tu peux l'usine, mais je suis parti. Il n'y a
- Tu es en train d' écrire, tu re- marcher au plafond, marcher sur rien de pire que de faire toute sa
lates un fait, d' un ton un peu aca- les mains, faire des galipettes, tu vie un travaille qui vous dégoûte.
démique, un peu speaker de la peux tout. J'ai fait des tas de boulot, maçon
télé, et puis d' un seul coup tu Tout est possible avec simplement bien sûr, et puis postier, employé
changes, tu te mets à interpeler le matériel officiel que tu as. Sans de bureau, j'y ai toujours, en fin
les lecteurs ; et dans la même truquer, sans forcer. Comme ces de compte, trouvé du plaisir parce
phrase - un point et une virgule règles-là ont été établies pour fa- que je le faisais bien.
- c' est le lecteur qui te réponds ; ciliter la lecture et pour transcrire Ecrire est une des choses que je ►

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les bandes dessinées, mon père ri-
golant lorsque je fui lisais Bibi
Fricotin . Ça s' échappe par tous tes
bouts et l'histoire dont je voulais
parler ne tient plus finalement que
le cinquième ou le dixième du cha-
pitre.
Il restait un petit problème à ré-
soudre : comment le petit François
Cavanna, élève chahuteur, bavard ,
bagarreur, mais attentif et doué,
comment le petit Rital de la rue
des Jardins dont le savoir faisait
la fierté du quartier italien, com-
ment l'amoureux de l'école et des
livres autant que du dessin et des
► fais avec le plus de bonheur, mais filles, l'artisan qui sait le prix et
c'est pénible : je veux rendre exac- la peine du travail bien fait, com-
tement ce que je veux qu'on res- ment le journaliste qui martèle, en
sente. Qu' il s'agisse d' une convic- guise de professi on de foi, « je suis
tion ou - c' est encore plus com- rationaliste, totalement, absolu-
pliqué - d' une émotion, il faut ment rationaliste » est-il devenu
que tu parviennes, par un certain une sorte de maître à penser de
. nombre de signes, à ce que le la marginalité ?
gars se trouve, à un moment
donné, exactement dans l'état La marge
d'esprit où tu veux qu'il soit. Mais je ne l'ai pas choisie
à toi, ça demande un état de - On a fait un choix. On savait
grâce. bien qu' on n'a urait pas la majo-
Cet état de grâce, Cavanna le rité du public avec Charlie Hebdo.
trouve immédiatement dès qu ' il Qu' on n'a urait qu' un petit nombre,
s'agit de parler de son enfance. Il mais un petit nombre dont nous
semble que là l'artisan n'a pas un sommes nous-mêmes. Qu'est-ce
gros travail à fournir tant la ma- qui me plaît à moi ? Des choses
tière du récit, son ton , sa couleur, qui ne plaisent pas au plus grand
le pressent de partout, ne deman- nombre.
dant que son écriture pour revivre. Tu ne peux pas imaginer ce que
Le passé surgit par bouffées puis- ressentent les gens qui pensent
santes, vivantes, présentes ; et le autrement que toi. Je fais ce qui
talent consiste à ne pas laisser me plaît et je pense, j'espère qu'il
cette plante vivace se déssécher, à y a assez de types qui sont comme
avoir« la main verte » : moi et à qui ça plaira pour me
Une fugue à vélo faire vivre.
Tarzan et les bandes dessinées La marge, je ne l'ai pas choisie.
Il se trouve que lorsqu'on s'a-
---:- A ma grande surprise, ça c' est dresse aux gens un peu moins
fait tout seul. J'avais choisi le pré- bêtes et surtout à ceux qui ont ap-
sent pour ne pas relater les choses pris à se servir de leur intelligence,
mais pour les vivre, et je me suis on s'adresse à une minorité. Ce
aperçu que je redevenais ce que n' est ni une revendication, ni une
j'étais à ce moment-là : les sen- fierté, la marge, c'est un fait.
sations exactes. Des tas de dé-
tails que -j'avais oubliés me reve- C'est vrai pour la presse, c'est vrai
naient. J' avais décidé de raconter aussi pour les livres. Cavanna
un événement, en gros ; par exem- cherche des lecteurs, pas des
ple qu'avec mon copain Roger on prix littéraires. Et si l'on parle de
endormait son petit frère avec de lui pour le Renaudot, ça l' indiffère :
l'éther pour qu'il nous foute la - J'ai fait un bouquin. Je voudrais
paix. Bon. Et puis, les jeudis ma- qu'il se vende : ce qu'on fait, c' est
tins reviennent, je suis un jeudi pour que ce soit lu. Et puis, ça
matin et je revois la pièce. La pe- fait gagner des sous et j'en ai terri-
tite chambre à côté où dormait blement besoin. Ça, t'as pas be-
Néné, les rideaux à la fenêtre, la soin de le dire ... Et puis je m' en
lampe de chevet sur le coin du fous : il n'y a aucune fierté à tra-
cosy. Tout. Je sens l'odeur des vailler à l'œil. La gloire ? Ça ne
draps qu'on remue . Si bien qu'il y m'amuse pas. Cela me fait beau-
avait des tas de trucs que je n'a- coup plus plaisir d'être « Monsieur
vais pas prévus et qui se sont faits Charlie Hebdo » - s'il est vrai
tout seuls. qu'on a fait bouger quelque chose
Je pars pour raconter une histoire, dans la presse française - que
ma fugue à vélo par exemple, et d' être un auteur célèbre.
il y a des tas d'autres choses qui Propos recuelllls par
arrivent, qui envahissent - Tarzan, Pierre LEPAPE ■

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