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Maria Callas

Elle chantait comme personne mais n‘aimait pas sa voix. Cette


star mythique, héroïne de conte de fées, est morte il y a juste vingt ans.

” Diva Maria
l
a carrière de « la » Callas pourrait se résu—
mer en deux photos. Sur la première, qui
remonte à 1947, Maria Kalogeropoulos,
cadette d‘émigrés grecs fixés à New York,
quitte sa ville natale, pour chercher un engagement
en Italie. Accoudée au bastingage du paquebot,

COLL SEGALINI / SYGMA


boulotte et balourde, fagotée, voici Maria Cal—
las, version valise en carton.
Sur la seconde, prise à Monaco en 1959, la can—
tatrice embarque à bord du yacht d‘Aristote Onas—
sis, l‘armateur grec le plus riche de l‘univers. Visconti sur le plateau. Le cinéaste milanais aborde
Taille de guêpe, dans la splendeur de ses 35 ans, l‘opéra par fascination pour la personnalité dra—
c‘est la nouvelle Callas, version jet—set. La com— matique de Callas, qu‘il suit depuis ses débuts
pagne de croisière des Churchill et des Grimaldi. romains dans... Wagner. « La plus grande actrice
La princesse d‘un conte de fées social. depuis la Duse », répète le réalisateur de Senso.
Entre ces deux clichés, douze années de méta— Deux semaines de répétitions minutieuses, geste
morphoses spectaculaires ! De la femme, d‘abord, à geste, ont réglé la descente aux enfers de Violet—
qui, afin d‘imposer une image idéalisée d‘elle— ta, son agonie au milieu du tourbillon mondain.
même, suit un régime pour perdre le tiers de son Quelles artistes se brûlent ainsi à leur art, s‘offrent
poids, entre 1952 et 1954. « A partir du moment avec cette démesure, cette énergie spirituelle ? La
où vous acceptez de monter sur scène, vous avez Magnani dans les films de Rossellini, Edith Piaf
le devoir de ressembler à ce qu‘il faut être : une dans ses romances d‘amour. « Les gens ne sont
femme belle ! » pas dupes. Si le public s‘est attaché à moi, c‘est
Métamorphoses, aussi, de la cantatrice, qui, parce que je lui ai offert la vérité. »
après de modestes débuts aux arènes de Vérone, La vérité et la perfection. Si, après 1958, Callas
à l‘été 1947, a conquis de haute lutte les scènes s‘obstine à ne pas revenir au Metropolitan Opera,
internationales les plus prestigieuses — le Colon c‘est que le patron d‘alors, Rudolf Bing, ne peut lui
de Buenos Aires en 1951, la Scala de Milan dès garantir de répéter dans les décors de la représen—
l‘année suivante, le Met de New York quatre ans tation, ni lui assurer qu‘elle retrouvera chaque soir
plus tard, le Covent Garden de Londres en 1958. les mêmes partenaires. « J‘ai souvent crié, hurlé,
Forte de ses succès auprès du public, la diva exige mais pour obtenir plus de répétitions, pour tra—
des cachets faramineux, les plus élevés de la pro— vailler dans la meilleure mise en scène possible. Je
fession. Ses déplacements mobilisent des meutes me suis battue pour la beauté du spectacle. »
de photographes, ses conférences de presse sont Callas la tigresse, titre la presse à sensation.
suivies par les journalistes comme celles d‘un Non, Callas la dompteuse. Celle qui amadoue ses
chef d‘Etat. Plus qu‘une diva (« déesse »), Maria détracteurs, désarme les clans, ensorcelle les pu—
Callas devient une star idolâtrée, entre Marlène blics. Son secret ? Elle le tient du premier chef Avec Luchino
Dietrich et Marilyn Monroe. Un vox—symbole. d‘orchestre avec lequel elle a travaillé le bel canto Visconti, qui, fasciné
Métamorphoses, enfin, de l‘art lyrique. Au len— en Italie, Tullio Serafin : « I! m‘a enseigné l‘atta— par la personnalité
demain de la Seconde Guerre mondiale, l‘opéra que, c‘est—à—dire la façon de préparer une phrase dramatique de Callas,
est à bout de souffle : productions routinières, avant de la chanter. Cette phrase, vous la dites en mettra en scène La
décors vétustes, jeu conventionnel. Le tempéra— vous—même, son contenu se lit aussitôt sur votre Traviata à la Scala de
ment volcanique de Maria Callas transfigure la visage. Le public n‘a plus qu‘à suivre lorsque l Milan en 1955.
CECIL BEATON / CAMERA PRESS LODON

scène, qui redevient un autel sacré, une arène où


l‘interprète met sa vie en jeu.
Une date mémorable dans cette résurrection
d‘un genre moribond : La Traviata, de Verdi, à la
Scala de Milan, en mai 1955. Carlo—Maria Giulini
règne dans la fosse, le metteur en scène Luchino
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Le renom de Callas, lui, se maintient toujours.
Par un atout unique, reconnaissable entre mille :
la voix — naturellement sombre dans le médium,
rauque et douloureuse dans le grave, éthérée ou
électrisante dans l‘aigu. En fait, Maria Callas
possède trois voix. Comme trois instruments :
une flûte, un violon, une contrebasse. Les jours
fastes, ce trio insolite s‘harmonise sans heurts.
Les mauvais jours, la diva passe d‘un timbre à
l‘autre comme on rate une marche. La tragédien—
ne vole alors au secours de la cantatrice, et tire de
ces sautes de registre, dans les notes appuyées
notamment, des effets théâtraux imparables.
Se plaignant de posséder un organe « rebelle »,
Callas est rarement satisfaite d‘elle—même. « Vous
aimez ma voix ! Comment faites—vous ? », lance—
t—elle à un admirateur éberlué. En scène, elle glisse
à l‘oreille de ses partenaires : « J‘ai mal chanté,
n‘est—ce pas ? » Autant la tragédienne est sûre
d‘elle—même, autant la chanteuse doute. Jusqu‘à
ce qu‘elle ait trouvé non pas le son juste ou le beau
son, mais ce qu‘elle appelle le « son vrai ». Au
cours d‘une série de Traviata à l‘Opéra de Dallas,
le chef d‘orchestre Nicola Rescigno vient la trou—
ver dans sa loge, pour lui suggérer d‘attaquer au—
trement l‘aigu final de l‘air « Addio del passato »,
avant l‘effondrement de l‘héroïne. Callas rétorque :
« Cette note, je la raterai tous les soirs, parce que
c‘est comme ça qu‘on chante quand on meurt ! »
Ce timbre si personnel, ce phrasé si original lui
ont valu une carrière controversée. Les puristes
lui opposent Renata Tebaldi, une soprano italien—
ne désespérément placide en scène, mais au timbre
égal, onctueux. « On ne compare pas le cham—
pagne avec le Coca—cola ! », se moque la Grecque.
Mais, pendant des années, cette travailleuse achar—
née lutte chaque jour et note à note contre ses
registres désaccordés, son émission instable, coin—
cée dans les joues ou dans les sinus, son vibrato
trop large. « Si EMI devait commercialiser cet
enregistrement, on se ruinerait en comprimés
contre le mal de mer », lui assène Walter Legge,
roGer Pc

®— vous chantez. Il sait ce qui se passe en vous ! »


La cantatrice a joué comme personne de cette
communion avec ses auditoires, de ce magnétisme
qui retourne les préventions. « Dans la Médée de
Cherubini, se souvient un journaliste,
j‘ai com—
mencé à pleurer quand Callas s‘est immobilisée
Ci—dessus, dans face au public, et que derrière elle passait le cor—
Norma. « A partir du tège du mariage de Jason avec sa nouvelle épouse.
moment où vous On lisait sur son visage le passé, l‘angoisse de
acceptez de monter la femme délaissée dont la vie est saccagée. »
sur scène, vous Longtemps hostile, le poulailler de la Scala finira
avez le devoir de par rappeler la cantatrice pendant une demi—
ressembler à ce heure, à l‘issue de ses dernières apparitions. Pour
qu‘il faut être : une couper court à l‘ovation, l‘administrateur fait
femme belle. » baisser le rideau de fer, ironisant : « Les divas
Page de droite : avec passent, la Scala reste. » Que reste—t—il de la Scala
Pier Paolo Pasolini, aujourd‘hui, sinon un théâtre qui ne compte plus
en 1970. sur l‘échiquier des grandes institutions lyriques ?

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premier mentor de sa carrière discographique. Comme un muscle à jamais paralysé, sa voix ne
Cette carrière—là, aussi, est bien remplie, assu— répond plus. Callas est trop lucide pour ne pas
rant de confortables arrières à son éditeur : plus mesurer l‘ampleur irréversible des dégâts. Elle

anbisn
d‘une vingtaine d‘intégrales, en douze ans de s‘enferme dans une solitude amère, dans son
contrat exclusif chez EMIL. Les sorties panachent appartement—mausolée de l‘avenue Georges—Man—
ouvrages du grand répertoire italien (Verdi et del, à Paris, où elle réécoute ses anciens trophées.
Puccini), à la rentabilité commerciale assurée, et Lorsque à 53 ans, le 16 septembre 1977, la can—
redécouvertes du bel canto romantique suscitées tatrice s‘effondre à son domicile, frappée d‘un
par l‘art de Callas (Bellini et Donizetti), aux malaise cardiaque, c‘est un fantôme qui s‘éclipse.
retombées économiques plus incertaines. En stu— Comme si le destin abandonnait un jouet dont il
dio, la cantatrice témoigne du même profession— s‘était lassé prématurément. On songe à la mort
nalisme que sur scène : disciplinée, ponctuelle, de Violetta, dans La Traviata, à la réponse sans e consacrera
perfectionniste — jusqu‘à reprendre plus de quinze appel de la cantatrice au chef d‘orchestre Nicola e soirée Thema
fois une vocalise vétilleuse. Les prises de son Rescigno : « C‘est comme ça qu‘on chante quand Maria Callas,
rapprochées, la fidélité sonore du microsillon ser— on meurt. » C‘est aussi comme ça qu‘on meurt, dimanche 14,
vent autant les finesses de son chant que sa quand on a chanté comme Maria Callas. Mysté— partir de 19h30.
connaissance intime des œuvres : « Ce que chante rieusement. Silencieusement. Venu se recueillir suivre également,
Callas, assure un ancien souffleur de la Scala, devant sa dépouille, le chef d‘orchestre Georges r France Musique,
c‘est le fac—similé de la partition. Mais vivant ! » Prêtre se souviendra toujours : « Elle reposait même jour à 15
A partir des années 60, la voix de Callas accuse sur son lit de mort, apaisée, comme une toute ures, La tribune
les soubresauts de sa vie privée. Séparée de son petite jeune fille. » © Gilles Macassar France Musique.

A écouter... et à lire
On s‘en tient à la discographie officielle de Maria Callas, enregistrée
par son éditeur exclusif entre 1953 et 1965, EMI. Sus, donc, aux pirates
(bandes radio ou enregistrements live), inaudibles ou insupportables.
EMI tente aujourd‘hui de racheter les moins calamiteux (technique—
ment), avec des bonheurs divers : opération réussie pour Lucia di Lam—
mermoor, de Donizetti, dirigée par Herbert von Karajan, en 1955, à
Berlin (2 CD EMI 5 66 441—2). Opération ratée, en revanche, pour La
Traviata, de Verdi, dirigée par Carlo—Maria Giulini, à la Scala de Milan
(2 CD EMI 566 450—2) : le son est outrageusement nettoyé, bidulé par
les ingénieurs d‘EMI, au mépris de la musique. Il faut s‘y résigner : le plus
grand rôle de Maria Callas a échappé à un enregistrement digne de ce
nom ! Il reste de quoi se consoler avec l‘ensemble du catalogue — d‘au—
tant que beaucoup d‘ouvrages (Lucia, Norma, Tosca) ont été enregis—
trés deux fois pour cause de stéréo. La première version, en mono, est
généralement préférable.
KEYSTONE / SYGMA

Norma, de Bellini, dir. Tullio Serafin (2 CD EMI 566 428—2) ; La Son—


nambula, de Bellini, dir. Antonio Votto (2 CD EMI 556 278—2) ; Médée,
de Cherubini, dll’ Tulluo Serafin (2 CD EMI 556 435—2) ; Madame Butter—
mari (Giovanni Batista Meneghini, un potentat fly, de Puccini, dir. von Karajan (2 CD EMI 556
véronais de trente ans son aîné, qu‘elle a épousé 298—2) ; Tosca, de Puccini, dir. Victor De Sabata
à 25 ans), s‘éparpillant dans le sillage d‘Onassis, (2 CD EMI 556 304—2) ; Rigoletto, de Verdi, dir.
la sirène se noie. Sur les conseils de son nouvel Tullio Serafin (2 CD EMI 556 327—2) ; Le Trou—
entraîneur artistique chez EMI, Michel Glotz, elle vère, de Verdi, dir. Herbert von Karajan (2 CD EMI
change prudemment de braquet : répertoire plus 556 333 2). Quant à l‘enregistrement de la Car—
léger (l‘opéra—comique français, avec un enregis— men de Bizet (dir. Georges Prêtre, 2 CD EMI 556
trement de la Carmen de Bizet qui pulvérise les 581—2), il oscille entre génie et Grand—Guignol,
records de vente) dans une tessiture centrale sans : i avec un net penchant pour le second. En revanche,
risques. Elle qui se consumait, s‘économise désor— les trois cassettes vidéo des récitals de Maria
mais : quelques récitals avec orchestre, presque $
8— : Callas à l‘Opéra de Paris (MVD 991 258—3), au
plus de représentations sur scène. Lorsqu‘elle € — ; Covent Garden de Londres (MVD 491 283—3) et à
revient à son rôle fétiche, la prêtresse Norma, c‘est 8 à Hambourg (MVD 491 711—3) sont d‘indispensables
le krach vocal. Le 29 mai 1965, à l‘Opéra de Paris, trésors, à posseder absolument.
Maria Callas jette l‘éponge avant le dernier tableau Callas ayant été l‘une des femmes les plus photographiées, à la ville (par
du chef—d‘œuvre de Bellini. Hormis une 7osca à Life Magazine) comme à la scène (par Erio Piccagliani, à la Scala), prio—
l‘arraché, quelques semaines plus tard, au Covent rité aux livres d‘images : Callas, texte d‘Attila Csampai, éd. Schirmer—Mosel,
Garden de Londres, elle ne remontera jamais plus 272 p., 498 F. Sans oublier le joli livre—souvenir de la soirée Thema, sur
sur les planches d‘un théâtre. Arte : Passion Callas, de Claire Alby et Alfred Caron, éd. Mille et une nuits,
ARCHIVE PHOTOS FRANCE

Elle tente de renouer avec la scène par divers 142 p., 149 F.
biais : master—class à la Juilliard School de New
York, en 1971—1972, tournée sinistre de récitals
avec le ténor Giuseppe Di Stefano, en 1973—1974.
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