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L’entretien

“Mes personnages ne sont

Sempé
pas minuscules, c’est
le monde qui est grand.”

U
Il s’avoue paresseux mais, à 76 ans, le dessinateur continue d’explorer la vie
quotidienne des gens. Et s’il la montre dérisoire, c’est pour mieux rire de lui-même.
Une mer de toits qui s’étale devant ses yeux, alors qu’il est assis lorsque j’y travaille qu’il s’avère qu’il doit être en plusieurs
à sa table de travail, au septième étage de l’immeuble parisien images, ou pas. Qu’il a besoin d’être accompagné d’un texte,
où il vit et a installé son atelier, Jean-Jacques Sempé affirme ne ou pas. Mais je n’ai pas d’idée prédéfinie. En tant que
pas la voir. Pas plus qu’il ne prête attention au monde qui dessinateur humoristique, mon travail consiste à exposer le
l’entoure, éternel rêveur qu’il est et demeure, aujourd’hui âgé mieux qu’il m’est possible une situation. Une ambiance.
de 76 ans. De son enfance, Sempé n’a jamais vraiment accepté Quelque chose qui a trait à la vie quotidienne des gens.
de parler. La seule chose ou presque que l’on en connaît, c’est C’est cela, ma contrainte. Le dessin humoristique est un genre
une date, un lieu de naissance : le 17 août 1932, à Bordeaux. très spécifique. Ce n’est ni du dessin politique, ni de la bande
Pour le reste, silence. Sa biographie, telle qu’il accepte de dessinée. C’est un genre sans repères : ce peut être, par exemple,
l’esquisser, commence en 1950, alors qu’il a 18 ans et arrive à un couple qui marche dans la rue, la scène a pu se produire
Paris. Plusieurs rencontres décisives : le dessinateur la veille ou un demi-siècle auparavant, on ne sait pas.

TOUT SE COMPLIQUE © 1963, BY SEMPÉ - ÉDITIONS DENOËL


humoristique Chaval (1915-1968), son maître ; René Goscinny, C’est ce qui m’a toujours charmé dans le dessin d’humour :
le complice, avec qui, en février 1959, il y a tout juste cinquante cette absence de repères, cette intemporalité. <
ans, il crée le personnage du Petit Nicolas. Suivront des milliers
de dessins, des collaborations prestigieuses – dans la presse Invité par
française, mais aussi notamment au New Yorker, pour lequel il
“Télérama”,
dessine des couvertures depuis 1978 –, une trentaine d’albums
Sempé a choisi
(1). Toute une vie de travail, le crayon à la main, et la création
les dessins qui
d’un univers poétique entre tous reconnaissable : le monde
de Sempé, familier et intemporel, peuplé d’individus qui nous accompagnent
ressemblent énormément, tiraillés entre des rêves sublimes les premières
et un quotidien dérisoire. pages de notre
Dessiner, pour vous, est-ce saisir un instant ou plutôt magazine.
raconter une histoire ?
C’est une question terrible ! En fait, quand je commence un
dessin, je n’ai pas d’idée préconçue sur ce qu’il doit être. C’est

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< Mais quand je m’installe à ma table de travail, je ne me dis pas l’humour et l’esprit : l’esprit consiste à rire et faire rire des
que je vais faire un dessin comme ceci ou comme cela, je prends autres, l’humour à rire de soi.
ce qui vient. Quand ça vient. Parfois, ça vient un peu tard. Certains de vos dessins sont-ils dès lors des autoportraits ?
Parfois, ça ne vient pas. Cela arrive, mais je ne m’en rends pas compte immédiatement,
Vous pouvez passer beaucoup de temps sur un dessin ? plutôt des années plus tard, lorsque je les revois par hasard.
Je peux parfois être obsédé par une vague idée, je ne sais pas A quoi vous reconnaissez-vous alors ?
pourquoi, et y penser très longtemps avant qu’elle n’aboutisse. A une certaine forme de vanité, de prétention ou de bêtise. C’est
Je cherche, je me lance, je m’arrête, je passe à autre chose, toujours embêtant, voire accablant, de se rendre compte que,
j’y reviens… Il y a deux semaines, j’ai fait un dessin auquel je parfois, on peut être très bête. La bêtise et la prétention sont très
pensais depuis cinq ou six ans. Régulièrement, je m’y mettais, proches, me semble-t-il, et il m’est arrivé d’être content de moi
mais je ne trouvais pas, je butais, et soudain j’ai trouvé. Mon alors qu’il n’y avait vraiment pas lieu de l’être. Un de mes dessins
interrogation était : lorsqu’un psychanalyste change de divan, représente un peintre qui regarde la toile qu’il vient d’achever
quel effet cela produit-il sur les gens qui se sont allongés sur ce d’un air très satisfait, tandis que derrière lui sa femme fait une
canapé pendant des années ? J’ai cherché sous tous les angles à moue extrêmement sceptique – ça, c’est tout à fait moi…
dessiner ce phénomène qui me semblait amusant, j’y repensais Vous avez pourtant une façon plutôt modeste de considérer
dès que je m’installais à ma table. J’ai finalement trouvé, votre travail. Vous ne parlez jamais d’œuvre, concernant ces
et j’étais très content. milliers de dessins que vous avez donnés…
Vous dites volontiers être très inattentif à ce qui vous Non, c’est une façon de parler qui ne me convient pas. Je suis
entoure. De quoi votre imagination se nourrit-elle ? tellement furieux envers moi parfois que je n’ai pas
Elle se nourrit de moi. Tout simplement. De la nécessité de faire l’impression du tout d’avoir fait une œuvre.
des dessins. Un jour c’est une forêt, un autre c’est une ville ; une A voir J’ai fait énormément de dessins, d’albums,
“Le Petit Nicolas”,
fois c’est un enfant, une autre ce sont de grandes personnes. exposition c’est mon métier et j’aime ça, mais du point
Cela dépend de ce à quoi je pense à ce moment-là. De ce qui se présentée à l’Hôtel de vue de la qualité, c’est très irrégulier,
de Ville de Paris,
passe autour de moi, je ne vois pas grand-chose, parce que j’ai la du 6 mars au 7 mai
hélas. Il y a nombre de dessins dont je ne suis
tête ailleurs, je pense toujours à autre chose. C’est mon défaut (entrée gratuite). pas satisfait du tout. Quand un dessin ne

des couvertures du “new yorker” dessinées par sempé. Il collabore avec la prestigieuse revue américaine depuis 1978.

depuis que je suis tout gosse : en quelque endroit où je me vous convient pas totalement, il vient un moment où vous le
trouve, même si je veux m’intéresser à ce qui se passe, même si lâchez quand même – sans cela, je n’aurais pas gagné ma vie.
j’ai l’air intéressé par ce qui se passe, ce n’est pas vrai, je ne suis Mais il n’empêche que vous voyez toujours les défauts. C’est la
pas vraiment là. Je suis plutôt rêveur de nature, mais je combats rançon de la chose imprimée : quand c’est fait, tant pis pour
cet aspect de ma personnalité. En essayant, dans mes dessins, vous si vous n’êtes pas content, le dessin est là, avec ses
d’être minutieux, de soigner les détails, pour être plus près de la imperfections.
réalité, au plus près du dessin idéal tel que je l’imagine. Et, dans Il y a des dessins dont vous êtes content, néanmoins ?
la vie même, si je n’étais pas allé contre cette tendance à la Disons qu’il y a des dessins sur lesquels je me suis acharné, et
rêverie, je n’aurais pas fait grand-chose. qui, petit à petit, sont devenus potables. Et aussi des choses que
Votre regard sur la vie et les individus est-il celui je suis content d’avoir osé tenter. Je me dis : c’est bien, tu as
d’un moraliste ? essayé de faire ce que tu ne savais pas faire. Rendre une
Je n’aime pas trop cette idée, il me semble qu’elle suppose un atmosphère particulière, ou l’expression d’un personnage. Les
jugement porté sur les autres, une condamnation de haut, et je dessinateurs que j’admire ont réussi, en quelques traits qui
ne suis pas comme ça. Je suis un humoriste, et dans ce terme, parfois représentent énormément de travail, énormément
auquel je tiens beaucoup, il faut entendre le fait que je ne d’ébauches jetées dans la corbeille à papier, à rendre la
m’exclus pas de l’humanité que je dessine. Je suis proche de personnalité de quelqu’un, sa démarche, son humeur. A mon
mes personnages, ils sont mes semblables. En me moquant petit niveau, je cherche à faire la même chose. Quand je dessine
d’eux, je me moque de moi-même. C’est la différence entre un bonhomme qui marche, je voudrais qu’on comprenne qu’il a

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sempé entretien

tel âge, s’il est gai ou pas, s’il est pressé ou s’il a le temps, et A lire Cette angoisse que vous évoquez, a-t-elle
pourquoi. Dans le dessin, tout est explicite en principe. Je Par avion, de à voir avec une forme de mélancolie ?
Sempé, éd. Denoël,
voudrais mettre beaucoup de choses, parfois j’y arrive. Parfois, 90 p., 23 €.
La mélancolie est partout présente. Chez les
aussi, je mets des choses qui ne devraient pas y être : cela Chats, de Brigitte musiciens que j’adore, comme Ravel,
s’appelle de la lourdeur. Quand je suis lourd, je suis fou furieux Fontaine, dessins Debussy, Fauré ; chez les peintres que j’adore,
inédits de Sempé,
contre moi-même. éd. Les Belles comme Rembrandt. La mélancolie fait partie
C’est cela, le pire : la lourdeur ? de la vie. Parce qu’on se rend compte que tout
Lettres, 120 p., 17 €.
Oui. La maladresse, l’absence de poésie. Le fait d’être trop Le Petit Nicolas : est fragile : les relations humaines,
Le Ballon et autres
démonstratif, trop didactique, de surligner, de grossir le trait. Le histoires inédites, l’existence, la lumière même… C’est lié au
fait d’être assommant. Ce que j’appelle la légèreté, c’est une textes de René temps qui passe, ou au temps qu’il fait. Dans
Goscinny, dessins
forme d’épure. Mais c’est un peu prétentieux ce que je dis, non ? de Sempé, éd.
les œuvres de jeunesse de Mozart, il y a déjà
En pensée, je suis intarissable sur mon travail, mais en paroles, il Imav, 168 p., 19 €. de la mélancolie. La mélancolie fait partie de
est rare que j’assomme mes interlocuteurs avec cela. la création.
Avez-vous appris, en cinquante ans de dessin ? Etes-vous plus Avez-vous peur parfois de vous répéter ?
sûr de vous ? Bien sûr. La liste de mes peurs, elle est très longue. J’ai peur de
Je suis accablé par les dessins que je faisais lorsque j’avais 22 ou tout. De me répéter. D’être lourd. D’être sans intérêt. La peur est
23 ans et que je débutais. Je voyais bien, à l’époque déjà, que ce très répandue chez les hommes, il me semble que c’est le
n’était pas merveilleux, mais il fallait bien que je me débrouille, sentiment le plus partagé. Mes personnages ont peur souvent, ils
que je gagne ma vie, c’était une nécessité, j’avais besoin des sont écrasés par la vie. Ils ne sont pas minuscules, contrairement
1,50 franc qu’on me donnait alors contre un dessin. J’aurais fait à ce qu’on dit parfois, mais c’est le monde autour d’eux qui est
n’importe quoi pour vivre. grand. Mettons-nous au pied d’un arbre, ou d’un immeuble : le
Vous ne saviez pas dessiner alors ? fait est que le monde est plus grand que nous. Il y a là, sans
Non, je suis devenu dessinateur par hasard et par nécessité, doute, une métaphore de la fragilité de l’individu par rapport à
comme on dit. Parce qu’il fallait bien travailler. Ça n’a jamais été l’existence. Mais il vaut mieux que je ne sache pas si c’est cela
facile, et ça ne l’est pas non plus aujourd’hui. En réalité, je suis qui touche les gens dans mes dessins. Si je le savais, je pourrais
bien plus inquiet qu’il y a cinquante ans. En avançant en âge, on me mettre à me caricaturer moi-même.
se pardonne de moins en moins de choses. Parce que, lorsqu’on Vous avez beaucoup dessiné, travaillé tout au long
est jeune, on peut se dire qu’on se rattrapera dans les années à de votre vie.
venir. Alors qu’en vieillissant, c’est un peu fou de se dire ça. Je suis très paresseux, et comme tous les paresseux, je travaille
Vous n’avez toujours pas le sentiment de savoir dessiner ? énormément parce que je ne sais pas m’organiser. Peut-être que
Qu’appelle-t-on savoir dessiner ? On ne sait pas dessiner, on cela m’est même parfaitement impossible. J’entends parler avec
cherche toujours. Mais dessinateur d’humour, c’est bel et bien fascination et envie de certains écrivains, artistes ou
mon métier. Vous savez, à ce sujet, il existe une anecdote qui compositeurs qui travaillent de 8 heures à midi, puis font une
m’a déculpabilisé, si tant est que je me sentais culpabilisé pause pour déjeuner, avant de se remettre au travail jusqu’en fin
– mais oui, je l’ai été, j’étais complexé à l’idée que les gens se d’après-midi… Je suis très impressionné, mais pour moi ce n’est
disent : tiens, celui-là, il fait des dessins, et il s’imagine que pas du tout ainsi que ça se passe. Je travaille un peu tout le

“La mélancolie fait partie de la vie. Parce qu’on se rend compte que tout est fragile : les relations
humaines, l’existence, la lumière même… C’est lié au temps qui passe, ou au temps qu’il fait.”
c’est un métier ! L’anecdote est celle-ci : Matisse séjournait temps, de façon jamais très organisée – j’essaie de temps en
alors à La Colombe d’or, dans le Midi. Le patron faisait de la temps, puis j’oublie et j’abandonne.
peinture, montrait à Matisse ce qu’il faisait, et Matisse, très Le travail a-t-il été une contrainte, vous a-t-il empêché de
gentiment, regardait, puis ils en parlaient ensemble. Un jour, faire des choses ?
cependant, Matisse dit au patron de La Colombe d’or : « C’est Le travail est pour moi à la fois un luxe et une forme de lutte.
très bien ce que vous faites, mon ami, mais la peinture, c’est Bien sûr, quand vous travaillez beaucoup, vous devez mettre
affaire de spécialiste. » Cela ne voulait pas dire que ce que certaines choses de côté. J’aurais aimé faire du sport, davantage
peignait cet homme était mauvais, mais que la peinture, ou que je n’en ai fait. Apprendre des langues étrangères, être
bien on ne fait que ça, et on est spécialisé, ou bien on demeure polyglotte pour communiquer avec les autres – mais ça, je ne
un amateur. Eh bien, moi, je suis spécialisé dans le dessin peux pas, car lorsque j’étais enfant j’étais bègue, et le
d’humour : c’est mon métier, je ne fais que cela. bégaiement revient de façon épouvantable quand j’essaie
Vous vous sentez proche, néanmoins, de ce jeune dessinateur d’apprendre une langue. J’aurais aimé lire plus également, mais
de 22 ans qui débutait dans les années 1950 ? quand je lis aussi, je me sens un peu coupable de ne pas
Oui, très. J’ai gardé le même état d’esprit, mais je suis devenu travailler. En fait, durant toute ma vie, dès que j’ai fait autre
plus anxieux. Il y a une sorte de gaieté de la jeunesse qui fait chose que dessiner, je me suis toujours senti taraudé par le
que l’on combat plus facilement certains sentiments tels que la travail, comme une forme de culpabilité. C’est pourquoi je n’ai
peur et l’angoisse. J’étais très angoissé lorsque j’étais jeune, fait que cela p Propos recueillis par Nathalie Crom
mais ça n’a pas de rapport avec ce qu’est l’angoisse d’un homme PHOTO : ANTOINE LE GRAND POUR TÉLÉRAMA
mûr. Elle m’amuse et elle me fait peur, cette expression (1) Les albums de Sempé sont parus chez Denoël.
d’« homme mûr », elle évoque immédiatement à l’esprit un fruit Sempé sera présent au Salon du Livre pour une signature, le 14 mars à 14h30,
qui tient très peu, très mal à la branche… sur le stand Denoël.

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