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Vahinés et vanités
T
out allait très bien le 6 mars dernier, premier de Chavannes, études d’après nature, puis carton pré-
jour du colloque international organisé à paratoire, etc. Tout cela est fait de chic au bout de la
Tahiti par l’université de Polynésie française brosse, sur une toile de sac pleine de nœuds et rugosi-
autour du centenaire de la mort de Paul tés, aussi l’aspect en est terriblement frustre ».
Gauguin (le 8 mai 1903 à Hiva-Oa, île de l’ar- Le tableau (D’où venons-nous ?...), un long panorama
chipel des Marquises), tout allait donc très (plus de 3,70 mètres), se présente comme une allégo-
bien, Michel Butor venait, en ouverture, de disserter bril- rie de la vie, au symbolisme assez lourd et obscur (de la
lamment sur l’un des tableaux tahitiens du peintre fran- naissance à la mort, du cri au silence). Les influences
çais (D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons- de Puvis (la composition), de Cézanne (le paysage cen-
nous ?, 1897), lorsqu’à 10h30 l’excellente écrivaine Hors-série tral) ou de Manet (le contraste lumineux du drap blanc)
polynésienne Chantal Spitz traita le héros de « pédophile » se mêlent à la stylisation très primitive des corps chère
et de « raciste », écornant sérieusement l’hagiographie Gauguin à Gauguin, à ses couleurs puissantes où dominent les
en cours et suscitant une polémique inattendue. En abordant les rives bleus, les verts et les jaunes. Piochant dans la culture
de Tahiti, le peintre chrétienne et dans la tradition Maori, le sujet de l’œuvre
Le tableau D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? devient l’Indien, apparaît à ce point confus qu’il s’offre à toutes les inter-
Où allons-nous ? date du second séjour du peintre à Ta- le sauvage se débattant prétations. D’ailleurs, selon Gauguin lui-même, il s’agi-
hiti. Arrivé en 1895, Gauguin s’installe près de Papeete, dans un paradis rait de la traduction d’un rêve.
à Punaauia, là où se trouve aujourd’hui l’université de très artificiel.
Polynésie française. Lors de son premier séjour, entre Son œuvre gagne En 1873, alors qu’il était encore agent de change,
1891 et 1893, il avait vécu avec une jeune vahiné de en puissance, en éclat, Gauguin épouse Mette, une jeune Danoise. Il eut avec
14 ans, Tehe’amana, à présent mariée. Le peintre prend accoste aux rivages elle cinq enfants. Durant dix ans, il tenta de concilier la
donc une nouvelle concubine du même âge, Pahura. Dans de l’art moderne. Bourse et la peinture, mais finit par abandonner sa
ses bagages, il transporte son musée personnel : des re- En vente en kiosques, profession lucrative pour sa passion. Mette, femme
productions (phototypes et estampes) de Giotto, Raphaël, 100 pages, 7,20 €. stricte espérant une vie bourgeoise, préféra retourner
Botticelli, Cranach, Delacroix, Daumier, Hokusai, Puvis de vivre au Danemark, gardant une rancune tenace pour son
Chavannes, et des cartes postales pornographiques. mari responsable de ce revirement de situation. De son
Il arrive, écrit-il, en bonne santé, mais très vite la syphi- côté, Gauguin ne fit pas d’efforts pour revoir sa famille,
lis, l’alcool, l’eczéma et les problèmes cardiaques le mè- se contentant d’envoyer de nombreuses lettres, la plu-
nent à l’hôpital. Début 1897, il apprend la mort de sa part larmoyantes, auxquelles Mette répondit sèchement.
fille Aline. A la fin de la même année, il prétend avoir Dans la préface du livre restituant une partie de la cor-
tenté de se suicider, mais, écrit-il au peintre Daniel de respondance de Gauguin, Lettres à sa femme et à ses
Monfreid (père d’Henri), « j’ai voulu avant de mourir amis, publié en 1946 (éditions Grasset), l’historien d’art
peindre une grande toile que j’avais en tête, et durant Maurice Malingue se livre à un réquisitoire d’une violence
tout le mois j’ai travaillé jour et nuit dans une fièvre inouïe contre l’ingratitude de Mette incapable de com-
inouïe. Donc ce n’est pas une toile faite comme un Puvis prendre l’amour et le génie naissant de son mari. « Il 2
Contes barbares,
huile sur toile, 1902.
2 s’abandonne aux amours ancillaires à Pont-Aven, 61 A voir mera que dans la mémoire polynésienne Gauguin n’a
écrit Malingue, s’installe à Paris avec une Javanaise Exposition “Gauguin- « enfanté que des anecdotes douteuses et imprécises ».
et, à Tahiti, des gamines endiablées envahissent son lit Tahiti, l’atelier des Ainsi, celle-ci, recueillie dans les années 40 par le roman-
chaque nuit, mais ses plus secrètes pensées vont pen- tropiques”, jusqu’au cier belge Albert T’Serstevens de la bouche d’une Mar-
dant de nombreuses années vers celle qui est sa fem- 19 janvier aux Galeries quisienne : « Quand il venait des jeunes filles, Koke [le
me. » Passons sur le terme « endiablées » pour préciser nationales du Grand surnom Maori de Gauguin] passait ses mains sur tout
que la « Javanaise » que Gauguin installe dans son ate- Palais, à Paris. Tous leur corps, à travers la robe, et il disait : il faut te peindre ! »
lier de la rue de Vercingétorix à Paris en 1894 se pré- les jours sauf mardi de Gauguin a donc besoin de ces femmes comme mo-
nomme Annah. Une photographie nous la montre un 10h à 20h, le mercredi dèles, et sans doute sexuellement pour l’énergie qu’elles
peu effrayée dans l’atelier du peintre. Elle a 13 ans. de 10h à 22h. lui donnent. L’essentiel de sa production artistique lors
Tél. : 01-44-13-17-17. de ses deux voyages en Polynésie les représente, debout,
Gauguin part donc une première fois pour Tahiti en allongées, de dos, de face, seules ou en groupe. Beau-
1891. Pourquoi Tahiti ? « Je pars pour être tranquille, coup, parmi ces œuvres, sont des dialogues avec d’autres
dit-il au journaliste Jules Huret, pour être débarrassé de œuvres d’autres peintres, avec l’Olympia de Manet (Te
l’influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l’art arii vahine, 1896), avec Delacroix, avec Degas, avec Cra-
simple, très simple ; pour cela j’ai besoin de me retrem- nach, avec, en somme, la peinture. Et encore une fois
per dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, Gauguin s’y montre paradoxal : à la fois obsédé par un
de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de art simple, primitif, et nouveau – ce qu’il cherchait déjà
rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de en Bretagne, la puissance structurante de la couleur –
mon cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art et fasciné par un certain classicisme qui transparaît
primitifs, les seuls bons, les seuls vrais. » dans ses compositions. Ou, pour paraphraser le peintre
Il convient de se méfier de ce que Gauguin dit et écrit. contemporain Gérard Garouste : l’Indien et le Classique.
Il excelle dans l’art d’apitoyer ses contemporains (et plus
tard Malingue et bien d’autres historiens d’art) sur son sort.
C’est avant tout un stratège toujours en quête d’argent, de
renommée, d’aide et de soutien. Il mêle sans cesse le vrai
et le faux. Il joue au romantique lorsque cela l’arrange –au-
cune preuve, par exemple, ne vient confirmer sa tentative
de suicide de décembre 1897. Il conspue « la civilisation
pourrie » sans pour autant s’engager politiquement. Ego-
centrique, orgueilleux, grande gueule, il aime provoquer et
choquer, et finit toujours par se fâcher avec ses amis – la
RMN