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Musiquemagazine

Rencontre à New York avec le saxophoniste Sonny Rollins

Le colosse au saxo agile


Rebelle de la scène jazz, il a tou- courant à grandes enjambées. En 1961, pour plomb dans la cervelle. Ma famille m 'a sou-
se ressourcer, échapper à la pression du mi- tenu. Elle appartenait à la classe moyenne et
jours refusé de soumettre sa car- lieu musical, développer sa technique, il quit- nous assurait une bonne éducation. Mes pa-
te la scène du jazz en pleine gloire. Après cet- rents ont payé des études de médecine à
rière aux pressions du show-busi- te retraite - sa période du " Bridge "• ainsi mon frère; moi, j'ai été au lycée, et après, j'ai
nommée parce qu'un journaliste l'avait sur- dû me débrouiller. •
ness. A 70 ans, il sort un nouvel pris jouant sur la passerelle pour piétons du C'est alors qu'il décide de devenir musi-
pont de Williamsburgh , qui relie Manhattan à cien , avec deux modèles en tête : Coleman
album. Plus libre que jamais. Brooklyn - , il est réapparu avec une coupe Hawkins, le père de tous les saxophonistes té-
de cheveux " mohawk "· Il était le premier mu- nors, qui avait une réputation internationale,
Le rendez-vous new-yorkais est fixé au SIR, sicien de jazz à proclamer ainsi son indépen- avait joué en Europe, était respecté partout
un studio de répétition qui se trouve sur la dance, sa différence. Le glorieux " Saxopho- comme musicien et comme homme; et Char-
52" Rue, non loin d'où habitait Thelonious ne Colossus •, celui qui avait aussi le premier lie Parker, de dix ans seulement l'aîné de Rol-
Monk. 52"" Street, c'est un thème de Monk, pris parti pour le combat des droits civiques lins, révéré comme un dieu par tous les jeunes
thème-signature du be-bop, que Bud Powell avec sa Freedom Suite, revenait, décidé à ne musiciens. De Coleman Hawkins, il prend le
a enregistré, le 9 août 1949, au cours de la plus jamais soumettre sa carrière, son ima- timbre, puissant et tendre tour à tour ; de Par-
première session à laquelle a participé Sonny ge, au contrôle du show-business. ker, il essaie de gagner la vélocité sur tous les
Rollins. Il avait 19 ans, et déjà son assurance Mais Sonny Rollins est un rebelle sage . tempos, et la mise en place aussi précise que
rythmique au saxophone ténor frappait fort, Dans son dernier disque, au titre positif, affir- souple. Si on passe ses premiers disques en
avec ce son puissant, rugueux, emporté. Au- matif, This is what 1do -qu'on peut entendre vitesse accélérée, on croit entendre Parker à
jourd 'hui, il en a 70 et donne rendez-vous en ainsi : " Voici ce que je fais (et si ça ne vous l'alto, et si on écoute les rares enregistrements
plein " be-bop land •. Pour le grand public fran-

·~e voudrais communiquer le même sentiment


çais, Sonny Rollins est surtout connu à cau-
se de l'air The night has a thousand eyes, qu'il
joue en bossa-nova énergique et qui sert de
musique de générique à Bouillon de culture. de chaleur vivante, de joie, que me donnait Fats
Pour les amateurs de jazz, il est simplement
l'un des derniers géants. Waller quand je l'entendais dans mon enfance."
Il arrive sanglé, impeccable, dans un imper-
méable noir doublé de fourrure (certainement
artificielle : l'homme est écologiste), coiffé plaît pas, tant pis) " - , il joue ainsi une sorte de de Parker au ténor, on croit entendre Rollins.
d'un feutre sombre qu 'il gardera durant toute blues apaisé, Charles M., dédié à Charles Min- Ils sont frères de sang.
l'interview, enfoncé jusqu 'aux sourcils. lm- gus ... Et si on lui objecte que Charles Mingus Comme Parker et la plupart des musiciens
possible d'oublier ce regard intense, qu'il dis- était un révol té qui s'est beaucoup détruit lui- de son entourage carburent à l'héroïne, il en
simule souvent. sur scène , derrière des lu- même, Rollins répond sereinement : " Nous prend aussi. " Je me disais : "Pourquoi pas ?"
nettes noires. Il y a un mystère Rollins. Cet étions tous révoltés. Bird (Charlie Parker), Bud Le plaisir était intense, il y avait de la drogue
homme de ruptures, qui a longtemps joué (Powell), Max (Roach), et nous, les plus jeunes, partout, il suffisait de trouver l'argent. Une pre-
" contre " ce qu'il avait joué avant, garde de- aussi. Pourquoi ne l'aurions-nous pas été de- mière fois, j'ai quitté le milieu musical pour ne
puis près de qu inze ans le même type d 'or- vant une société qui non seulement ne nous plus être exposé à la tentation. Parker m 'y
chestre et sa musique ne bouge plus ... reconnaissait pas comme artistes, mais nous avait incité, il me suppliait d'arrêter. Je suis
En revanche , son énergie est intacte et excluait en tant que Noirs ? Il y avait une rage devenu gardien d'immeuble, je nettoyais les
l'homme a conservé son aura, l'a même sa- en nous tout à fait légitime. Chez Mingus, elle escaliers, les toilettes. J'ai compris alors que
vamment entretenue par sa façon de s' ha- était plus forte parce qu'il était extrêmement tout ce qu'on fait, on peut le faire bien ou de
biller, de se présenter sur le plateau en le par- sensible, avec un côté très gentil, et même façon négligente. Quand je suis parti, les gens
doux. Moi, j'étais plus arrogant. Très arrogant m'ont regretté. J'avais bien fait mon boulot. A
"-.1 A voir et à écouter même. Et pas très malin. A 20 ans, j'ai été quelqu 'un qui me demanderait pourquoi ar-
~ Concert : le 2 mai à Paris, arrêté alors que nous préparions avec des rêter le crack ou l'héra, je répondrais : · rrou-
à l'Olympia. Tél. : 01-47-42-25-49. copains, drogués comme moi, une attaque à ve ce que tu aimes faire et que tu peux faire
Disques : This ls what 1 do, main armée. Pour trouver l'argent de la do- bien. La vie est courte. Il y a un moment où il
1 CD Mllestone/WEA, fff (lire critique pe. Ils étaient plus âgés et plus avertis. C'est faut qu'elle contribue à quelque chose qui dé-
page 68) ; Définitif Sonny Rollins, à moi qu 'ils avaient donné l'arme à porter. passe l'individu, qui dépasse la satisfaction
1 double CD Fantasy/WEA, ffff. J'ai fait dix mois de prison, et ça m 'a mis du immédiate de ses plaisirs." "

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Pour le grand public français, il est l'auteur du générique de Bouillon de culture. Pour les amateurs de jazz, il est l'un des derniers géants.

Il hait la télévision parce qu'elle matraque un en temps, il donne un titre politique à un thème, sent comme j'ai reconnu mes a inés. Les jeunes
seul et même message : le profit, l'argent, le à un disque. Mais il ne veut pas " engager " sa musiciens, je les accueille, et je leur donne des
court terme. Le disque précédent de Roll ins musique. Il la préserve en menant, quand il conseils s'ils m 'en demandent. Quant au pu-
s'appelait Global Warming (« Réchauffement n'est pas en tournée, une vie fruga le, dans une blic, je voudrais lui communiquer le même sen-
global ») ; il dit qu 'il a honte d'être américain petite ferme au nord de New York, où il s'exer- timent de chaleur vivante, de joie, que me don-
quand il apprend que les représentants des ce dix heures par jour. " Ce que j'appelle mes nait Fats Waller quand je l'entendais à la radio,
Etats-Unis à la conférence sur la réduction des "rudiments ". Pour rester dans la course avec dans mon enfance . ..
polluants ont quitté la table, honte d'appartenir ces jeunes saxophonistes, comme James Car- Quand on quitte Sonny Ro ll ins, on se sent
à l'espèce humaine quand celle-ci semble vou- ter, Kenny Garrett, David S. Ware, Chris Patter, comme après l'un de ses concerts réussis :
loir suivre les Etats-Unis dans leur indifférence que je trouve formidables. Je ne me sens pas revigoré. Un sage combatif, cadeau rare •
au problème de l'effet de serre ... Musicien, il en compétition avec eux, parce qu'ils me consi- De notre envoyé spécial à New York,
ne se veut pourtant pas prêcheur. De temps dèrent comme un père, qu 'ils me reconnais- Michel Contat

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