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William Kliein

Deux expos, une rétrospective de


ses films, un livre. Rencontre musclée avec
un grand de la photographie.

vec sa tête d‘Indien et sa carrure de


footballeur américain, William Klein
a toujours brouillé les pistes. Né (en
1928) à New York, vers Harlem, de
parents hongrois, enfant fauché et bohème en
pleine Dépression, débarqué en GI à Paris en
1948, élève éphémère de Fernand Léger, William
Klein est le parfait outsider de l‘image. Il a été
peintre, il est cinéaste et photographe. Il a créé
un style, le chaos Kiein : photos saturées, bour—
rées à craquer de corps et de visages, composi—
tions décadrées, utilisation de l‘open—flash, flou et
gros grain, zoom et grand—angle. Il a inauguré
l‘essai photographique avec ses livres cultes sur
New York, Moscou et Tokyo. Il a photographié
les postulants au miracle de Lourdes, suivi Roland—
Garros, les enterrements de Sartre, de Tino, a
couvert les manifestations pour l‘école laïque, a
découvert Anémone, réalisé plus de deux cents
films de pub et s‘est fait offrir une bible dédica—
cée par Little Richard.
Enfant terrible de l‘Amérique, dénonçant la
politique américaine dans Loin du Vietnam, en
1966, caricaturant ses compatriotes dans Mister
Freedom, en 1968, William Klein avait toujours
été, jusqu‘aux années 80, boudé par son pays.
Aujourd‘hui, reconnaissance suprême, le futur
musée d‘Art moderne de San Francisco, construit

”‘Le casting
par Mario Bota, s‘apprête à l‘héberger sur unrétage Brazil. Vous vous rappelez le rôle de De Niro
entier. Paris, sa ville adoptive, lui consacre deux en plombier dissident qui fout la merde et qui
expositions, une rétrospective de ses films, accom— vient, comme Zorro, faire toutes sortes d‘inter—
pagnées de la sortie d‘un livre sur la mode et ses ventions contre le pouvoir ? Rushdie prétend que
coulisses. William Klein vit juste en face du jardin la représentation de ce qui attend le monde a
du Luxembourg, le veinard. toujours été ratée au cinéma, sauf dans Brazil.
Voilà un pays imaginaire qui existe vraiment.
TELERAMA : Télérama a récemment publié un « Moi, je me sens ”brazilien” », concluait Rushdie
portrait de Salman Rushdie que vous avez réa— dans son article. Quand je l‘ai rencontré, il m‘a
lisé. Un portrait de face, ce n‘est pas votre genre ? dit qu‘il se sentait plus que jamais « brazilien ».
WILLIAM KLEIN : Un portrait est la chose la plus Je trouve qu‘il est toujours ce pompier dissident
facile au monde à réaliser. Je n‘ai eu que dix qui fout la merde parce qu‘il est toujours debout.
William Kiein, minutes pour le faire, et plus de trente journaux Il a rigolé quand je le lui ai dit. Vous savez que
autoportrait récent. ont déjà publié la photo. Hop hop hop, ça part c‘est un type qui a beaucoup d‘humour. Je lui ai
comme des petits pains. C‘est un peu pute comme annoncé que je voulais faire une photo un peu
procédé... sexy. Je lui ai demandé : « Otez votre veste. » Il
a dit : « Je l‘enlève mais je ne vais pas plus loin »...
TRA : Vous n‘étiez pas impressionné par Rushdie ?
W.K. : Tout ceux qui veulent l‘interviewer lisent TRA : Pourquoi ce parti pris inhabituel d‘une photo
ses livres pendant la nuit. Moi, je me suis conten— quasiment anthropométrique ?
té de lire une critique qu‘il avait faite du film W.K. : Pourquoi le montrer avec une tête sata—

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est dans la rue”
nique, comme le photographe Gilles Peres l‘a tos abstraites réalisées pour des architectes d‘inté— 1954, V° avenue,
fait ? Je pense que c‘est un type normal, Rushdie. rieur. C‘est à l‘occasion d‘une expo au Salon des New York. «Grâce
Il ne fallait pas le diaboliser. Franchement, je ne Réalités nouvelles, en 1954, que j‘ai rencontré au grand—angle,
savais pas du tout ce que j‘allais faire. Dès le Alexandre Liebermann, le grand directeur artis— j‘arrivais à assouvir
départ, on m‘avait monté la tête. Il fallait aller à tique de Vogue. Il m‘a proposé de collaborer à son ma boulimie de rues,
Londres, ne rien dire à personne, ne pas télé— journal et de financer mes photographies de New de gens, de gueules. »
phoner. J‘étais un peu emmerdé en découvrant le York. Qu‘il ne publiera d‘ailleurs jamais.
club anglais assez anodin où je devais photogra—
phier Rushdie. Je n‘avais pas de lumière et j‘ai TRA : Le genre d‘essai photographique sur une
demandé au type de Scotland Yard de me procu— ville n‘était pas courant à l‘époque. Votre Journal
rer des flashes. Avec les dix minutes qui me res— sur New York sinistrée a dû choquer, non ?
taient, j‘ai pu faire des photos convenables. W.K. : Il y a eu des réactions extrêmement viru—
lentes aux Etats—Unis. Les éditeurs ne voulaient
TRA : En 1954, vous commencez à vous intéresser pas sortir le livre. « Ce ne sont pas des photo—
à la photographie. graphies, me disaient—ils, c‘est de la merde » : ou
W.K. : Je faisais des photos de voyage, comme tout bien « Ce n‘est pas New York, ce sont des tau—
le monde, et je me suis rendu compte que, lorsque dis ». Le livre est sorti en France grâce à Chris
je les agrandissais, elles étaient meilleures que les Marker, qui travaillait au Seuil et qui a fait un
tirages effectués par le photographe du coin. chantage : « Si on ne le publie pas, je claque la
Mes premiers travaux, en professionnel, ont porte ! » Les Français ont aimé, parce que, pour
d‘abord été des panneaux cinétiques et des pho— eux, New York c‘est comme ça. lm

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sa place. Lui, on ne le voyait pratique—
ment jamais. Il passait le vendredi, ne
disait pas grand—chose. Avec quelques
élèves triés sur le volet, j‘avais l‘hon—
neur d‘agrandir ses tableaux. Lui, en
soulignant les contours avec son pouce,
il mettait la touche finale à l‘œuvre.
Pour ça, on touchait 200 francs, ça ne
payait même pas la toile ! Mais c‘était
un grand artiste. Il parlait du quattro—
cento, de Masaccio, de Fra Angelico, de
la Russie, de l‘Amérique.

TRA : Pourquoi alors étes—vous parti ?


W.K. : Je ne supportais plus la Russe, qui
disait tout le temps : « Yégeééé dit qu‘il
faut fairrre comme ça, qu‘il faut fairrrre
comme ci », etc. Je me suis mis à
peindre chez moi.
Pour ma première exposition, Lhote
et Léger m‘ont écrit des lettres de
recommandation. Des tartines chez
Lhote, du genre : « L‘art est difficile,
bien sûr vous avez du talent, mais,
comme tous les jeunes artistes, vous
êtes trop pressé. » Léger, lui, a écrit :
« Très costaud, vas—y ! » Je me rends
4 compte que je vivais avec les paroles
e) de Léger : « Il faut sortir de l‘atelier et
(9) descendre dans la rue. »
.
TRA : C‘est ce que vous avez fait ?
W.K. : J‘aime la foule. Je trouve, dans la
rue, un casting extraordinaire, distri—
bué par le hasard. C‘est pour moi une
Dans le studio d‘Issey Miyake à Tokyo en 1987. façon de pouvoir improviser rapide—
ment. A New York, c‘est plus facile
»— TRA : Après six ans de vie pari— TRA : C‘est là qu‘est née votre vocation qu‘à Paris. J‘ai fait une petite expé—
de photographe ? rience. Je me suis promené, une caméra
sienne, ça a dû être un choc de retrou—
ver New York ? W.K. : Je n‘y pensais pas. Je voulais être à l‘épaule, avec un panneau : « Sou—
W.K. : Vous vous souvenez de Radio peintre. Je me posais des questions du riez ! » A Broadway, les gens se sont
Days, de Woody Allen ? Un gosse à style : Gauguin avait—il raison d‘aban— marrés, mais à Paris, rien. Ils pensaient
New York, qui entend, comme dans donner sa famille pour se consacrer à sans doute que je voulais leur vendre une
un roman de Dostoïevski, les rumeurs l‘art ? Doit—on transgresser les règles de brosse à dents d‘occasion.
d‘une ville dramatique, brillante, dan— l‘art pour être artiste ?
gereuse et fantastique à la fois. Il ne TRA : Vous attendez que les gens entrent
connaît de la ville que ce qu‘il a lu dans TRA : Votre formation de peintre a été dans le champ ?
les journaux. très brève... Deux jours chez Lhote, trois W.K. : Non, je vais les chercher avec
Comme lui, j‘étais un gosse juif de semaines chez Léger, c‘est un peu léger ? mon grand—angle et je bouge tout le
Harlem qui passait sa vie dans la rue. W.K. : Comment savez—vous tout ça ? temps pour les rassembler dans le cadre.
Je ne vais pas vous faire pleurer, mais (Rires.) En 1948, après mon service Il y a une certaine jubilation à tomber,
je venais d‘un milieu modeste. Ma fa— militaire en Allemagne occupée, j‘ai tout d‘un coup, sur la composition par—
mille avait subi le krach et la grande obtenu une bourse de l‘armée pour faite. On a rapproché mes photos des
crise. J‘avais du temps à perdre. A poursuivre mes études à la Sorbonne. compositions de tableaux du Moyen
13 ans, je hantais, avec mes copains, le J‘ai opté pour les ateliers de Lhote et de Age. C‘est assez juste...
musée d‘Art moderne. On allait voir les Léger. Lhote était un théoricien qui
films de Fritz Lang à la cinémathèque, voulait systématiser l‘impressionnisme TRA : Dans la mode, vous êtes arrivé
les architectes brésiliens au deuxième et le cubisme. un peu comme un chien fou dans un
étage, le design, les photos de la Farm Plus tard, quand je suis arrivé chez jeu de quilles. Préférant
. l‘image
8e . floue
Security Administration, qui témoi— Léger, celui—ci a eu cette phrase pour à la netteté, le mouvement à la pose,
gnaient de la Grande Dépression dans commenter la mort de Bonnard le grain au piqué, introduisant l‘open—
le Middle West américain. C‘était génial. « L‘ange est mort, le salaud vit. » Le Jlash, le grand—angle qui ne fait pas de
Le MOma était conçu selon les prin— salaud, c‘était Matisse. Léger se fou— cadeau...
cipes du Bauhaus : peinture, design, tait pas mal d‘avoir des élèves dans son W.K. : Ces photos sont devenues
photo, cinéma, tout y était réuni, et en atelier : il avait une maîtresse russe qui aujourd‘hui les prototypes de clichés
plus on était tout seul là—dedans. gagnait sa vie en donnant des cours à de mode. Prenez le téléobjectif, ii®

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» que j‘ai employé parmi les pre— Pierre en leur disant : « Pas question de nait toujours gagnant à dix contre un
Photo miers : on ne peut plus traverser la place montrer cela aux Français. » Aucun parce qu‘il mettait ses adversaires K.—O.
de la Concorde, aujourd‘hui, sans voir des trois n‘a moufté. Et pourtant, pour en deux minutes. Pourtant, contre toute
des photographes armés de télés devant l‘opinion publique, les Dumayet, Des— attente, j‘ai gagné mon pari : Louis avait
leurs mannequins. J‘ai beaucoup impro— graupes, Lazareff, c‘étaient des héros... perdu. Harlem, toute l‘Amérique étaient
visé : la photo où l‘on voit une fille dans en deuil. Avec Linston—Clay, il y avait
la rue croisant des Marines en est un TRA : Dans vos films, il y a un casting du spectacle. D‘un côté Linston, le ma—
exemple. Les types étaient là par hasard. incroyable : Delphine Seyrig, Zouc, fieux ex—taulard, tueur à gages, contre
Je leur ai dit : « Vous voulez être sur la Gainsbourg, Topor, Rochefort, Noiret, Clay, la grande gueule.
photo ? O.K., pas de problème. » les Beatles et même Anémone pour son
premier rôle, dans Le Couple témoin... TRA : Comment l‘avez—vous rencontré ?
TRA : Avec des films comme Qui êtes— W.K. : Je cherchais une belle inconnue. W.K. : Au début, tout le monde, moi y
vous, Polly Maggoo ?, en 1965, ou J‘avais songé à Nathalie Baye : trop compris, le prenait pour un clown, pour
Mohammed Ali the Greatest, en /974, connue. Anémone me faisait marrer. un loser. Ses combats passés étaient à
vous faites figure de précurseur dans le Elle était moche, les cheveux sales, la limite du truquage et il gagnait tou—
cinéma indépendant. Pourquoi la télé— habillée comme au souk. Pas croyable, jours de justesse. A Miami, un soir,
vision ne fait—elle pas plus souvent appel
à vous ? « Pour ”Mister Freedom”, je cherchais une
W.K. : J‘ai fait plusieurs films pour Cinq
Colonnes à la une. L‘un d‘eux a été
héroïne pop. Delphine Seyrig, une copine,
censuré. Les trois Pierre (Dumaÿet, a lu le scénario et m‘a dit : Je le fais. »
Desgraupes, Lazareff) m‘ont demandé
de faire un reportage d‘une heure, à il fallait voir. Je l‘ai envoyée chez le dans un cocktail, un type m‘a repéré
Colmar et à Paris, sur les intentions de coiffeur, on l‘a maquillée. Les premiers avec ma caméra : « Si tu veux voir
vote avant le référendum de 1962. essais ont été formidables. Pour Mister quelque chose de vraiment bien, viens
Résultat : les gens avaient un mépris Freedom, je cherchais une héroïne pop. ce soir à la réunion de la commission
et une totale désillusion envers leurs J‘aurais pris aujourd‘hui une icône à de boxe. » J‘ai pu filmer ces seconds
élus. Le film devait passer à 20 h 30. la française, comme Vanessa Paradis. A couteaux du club d‘industriels qui for—
Le ministre de l‘Intérieur et le ministre l‘époque, j‘ai fait un essai avec Dalida maient ses supporters et que l‘on croyait
des Affaires étrangères ont demandé à — mais elle louchait terriblement —, sortis de la plume de David Goodis.
le visionner quelques heures aupara— Françoise Hardy, Sylvie Vartan, Ber—
vant. A la fin de la projection, les mi— nadette Lafont, qui était bien. Et puis TRA : Clay a—+il réagi au tournage ?
nistres se sont tournés vers les trois Delphine Seyrig, une copine, a lu le W.K. : Quand je suis revenu la seconde
fois aux Etats—Unis, pour son combat
contre Georges Frazer, il m‘a demandé
de visionner ce que j‘avais déjà filmé.
On a cherché un projecteur 16 mm, on
s‘est installés dans sa chambre d‘hôtel. Il
disait : « Qu‘est—ce que je suis beau. » Il
a fait monter des ice—creams, des steaks
et on a revu le film quatre fois. Cassius,
j‘aurais voulu être son ami. C‘était un
type génial, que j‘aimais vraiment. Il
confondait tous les Blancs. Il savait que
je venais de Paris et pourtant il me disait
toujours : « Hey England, viens voir ! »
J‘étais devenu son complice. C‘était fa—
cile, les journalistes sportifs aux Etats—
Unis étaient plutôt bas de gamme. Alors,
Cassius leur racontait n‘importe quoi et
ils gobaient. Lui me regardait, je me
marrais, c‘est comme ça qu‘il m‘a accepté.
Avec Mohammed Ali, je n‘ai pas voulu
filmer une saga politique. Ça l‘est
devenu. C‘est seulement au lendemain
« Petit déjeuner de gangsters », scénario et m‘a dit : « Je le fais. » Ce qui du combat qu‘il s‘est déclaré musul—
photo de mode prise en 1987. a surpris les spectateurs : Delphine, man. Tout le monde alors a eu une
Au premier plan, pour eux, c‘était Resnais. peur bleue @ Propos recueillis par
Jean—François Balmer. Nane L‘Hostis et Laurent Boudier
TRA : Votre plus belle rencontre, n‘est—
ce pas Cassius Clay, que vous avez filmé Un livre : Mode in and out (Seuil). 256
en 1964 ? pages, 490 F. Expos : Fnac Etoile,
W.K. : J‘ai toujours été obsédé par les 75017 Paris, jusqu‘au 23 avril; galerie
championnats du monde des poids Zabriskie, 37, rue Quincampoix, 75004
lourds. A 8 ans, j‘ai parié un cent sur Paris, jusqu‘au 7 mai. Courant mai,
Smelling contre Louis, que l‘on don— juin, rétrospective de ses films à Paris.

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